Smaranda VULTUR
L’aliment porteur de culture ou « dis mois ce que tu manges et je te dirai qui tu es».
Comment les spécificités culinaires se constituent-elles, en fonction de quels critères, par rapport à quels cadres de référence ? Sont-elles le résultat d’un choix ou plutôt l’effet du partage social, d’une mémoire commune et de la pression de nouvelles circonstances sociales et historiques qui réorientent nos habitudes et nos attentes ? De quelle manière et pourquoi l’aliment devient-t-il tellement important à l’intérieur d’une telle dynamique? Comment, à travers quelles pratiques, est-il investi de valeurs qui dépassent de loin sa fonction biologique, nutritive et le transforment en messager de désirs, de sentiments, de demandes et de questions ? Comment est-ce qu’on arrive à lui attribuer des valeurs identitaires, de la catégorie de celles qui hiérarchisent une société, identifient un groupe, définissent une situation, signalent une crise?
Quels sont les liens qui se nouent entre nous et les autres en passant par ce qu’on mange, quand, où et comment ?
C’est autour de ces questions que mon projet va se développer, en tenant compte d’un contexte précis, celui d’une région de la Roumanie, le Banat. Les études de cas sur lesquelles sera fondée la discussion de cette problématique, seront choisies en fonction de leur pertinence pour ce type de questionnement, mais elles nous permettront aussi de multiplier les contextes afin de faire surgir de nouvelles questions et d’élargir et enrichir la problématique de départ.
La région historique du Banat semble être un terrain idéal pour aborder le rôle de la cuisine dans la reconstruction des identités dans une Europe en plein devenir. Cette région se singularise en effet par l’entrecroisement d’un modèle culturel de type central européen (de source allemande, autrichienne et hongroise) avec un modèle balcanique (de source serbe, bulgare et turque), et ensuite, par l’existence de tendances cosmopolites, se manifestant surtout dans les milieux urbains et ressenties par diverses catégories sociales comme un facteur de promotion. La concurence entre les différentes traditions ethniques spécifiques à la région passe souvent par des compétitions au niveau symbolique. Celles-ci ont favorisé l’ouverture vers les traditions gastronomiques françaises ou italiennes, mais ont aussi induit une attention spéciale accordée aux traditions directement avoisinantes. Les cahiers de recettes de cuisine écrits en plusieurs langues en sont une preuve et constituent le lieu d’échange interculturel par excellence.
Cadre et argument théorique du projet (description générale)
Je pars de l’idée que l’aliment peut devenir, dans certaines circonstances, un indice sensible des changements intervenus dans les modes de vie et les représentations. La cuisine, par tout ce qu’elle implique (produits alimentaires, techniques de préparation et pratiques de consommation etc.) est porteuse de valeurs et de significations qui peuvent nous apprendre beaucoup de choses sur la relation de l’homme à la nature et à la société dans laquelle il vit.
Comme tous les aspects de la vie des Roumains, la cuisine a connu des transformations importantes, non seulement les seize dernières années, mais aussi avant 1989. Le communisme, modifiant l’accès aux ressources, suite, entre autres, à la déprivatisation des biens (cf. aussi la collectivisation, les déportations etc), a influencé la relation de l’homme à la nourriture et sa façon de la penser, en lui limitant en même temps l’accès à certains types de relations sociales. La réduction dramatique de l’offre au début des années ’80, la soi-disant « rationalisation de la nourriture », (une forme parmi d’autres de contrôle de l’individu), ont contribué, après la relative aisance des années ’70, à une réduction significative de la consommation et à un changement brutal des pratiques alimentaires (y compris la remise en circulation des recettes de cuisine de l’époque de guerre, l’utilisation d’aliments et d’ingrédients de substitution). La pénurie de la fin de l’époque de Ceauşescu se voit remplaçée aujourd’hui par une explosion de l’offre et de la consommation qui multiplient les possibilités de choix, le lien entre la consommation et l’identité devenant ainsi plus serré et surtout plus visible. Dans ce contexte, les pressions du global sur le local deviennent de plus en plus importantes et la tension qui se crée entre les deux tend à intégrer les oppositions traditionelles.
Les enjeux identitaires
Les anthropologues s’accordent à penser que la cuisine et la nourriture font partie des traits identitaires forts, ceux qui disparaissent parmi les derniers chez les populations emigrées ou exilées, par exemple.
Je me propose d’étudier en conséquence les enjeux identitaires et les liens sociaux qui passent par la cuisine, dans un contexte régional au caractère pluriéthnique, celui du Banat. Je vais tenir compte ( 1) de la diversification interne de la cuisine banataise, due à la grande variété locale et éthnique ( ou religieuse dans certains cas) et à la tradition interculturelle de la région, mais aussi (2) des rapports de cette cuisine à celle d’autres régions de Roumanie, à ce qu’on définit généralement comme la « cuisine nationale » et à ce qu’on perçoit comme « manger globalisant ».
Pour compléter les informations nécessaires à une étude plus approfondie de la problématique esquissée plus haut et pour pouvoir introduire une perspective temporelle comparative nous allons faire appel à des sources écrites, comme les chroniques ou les récits de voyages, les cahiers de cuisine, les livres de recettes culinaires utilisés par plusieurs générations, les proverbes et les expressions, les anecdotes concernant les habitudes culinaires des Banatais, les réponses aux questionnaires (il y en a un pour la région de Caraş dattant de 1850) etc.
L’identité qui passe par la cuisine, ainsi que la difficile question de la « spécificité » - ce qu’on choisit de manger, pourquoi, quand, comment - seront donc étudiées en termes de différences entre Soi et l’Autre, et ce sous les aspects suivants : rapports temporels (qui supposent une comparaison entre ce qu’on mangeait autrefois et ce qu’on mange aujourd’hui, ainsi que la détermination des modalités permettant de définir un « autrefois »), rapports à l’espace, construits á différentes échelles, mais aussi rapports à des groupes qui négocient leurs frontières en fonction de leurs nourritures. On retrouve ces négociations à tous les niveaux, du local à l’echelle de l’Europe, une Europe en plein devenir, lieu d’une mise en commun des mémoires, souvent des plus contradictoires.
Une attention spéciale sera accordée dans ce contexte aux relations sociales qui se construisent autour de la production et de la consommation des aliments et autour de la transmission des savoirs et des pratiques culinaires. Les valeurs qui sont négociées à travers ces pratiques seront mises en évidence dans un cadre large qui permet de souligner des enjeux divers, d’ordre social (rapport à d’autres groupes, aux membres du même groupe, images de soi), affectif (une culture de l’intimité, des souvenirs etc.) ou même politique (des rapports de pouvoir et de concurrence). Les liens entre les habitudes culinaires et le contexte naturel et économique seront aussi mis en évidence.
Dès mes premières recherches de terrain dans le Banat et dès les premiers mois de travail d’un groupe de recherche que j’ai dirigé à la Fondation La Troisième Europe, j’ai pu constater l’importance sociale et culturelle que le fait de « bien manger » a pour les gens de la région. L’idée qu’ils se font de leur identité regionale passe indubitablement par la cusine et par les valeurs qui lui sont associées : l’hospitalité, l’affection, le prestige social, le partage de certains valeurs et états d’esprit, le souvenir commun. Cette attitude se reflète dans des proverbes et des expressions (« Bănăţeanu-i om şi la masă-i domn » ou la valorisation de la femme dans ces termes : Albă, grasă şi frumoasă/ « blanche, grasse et belle »), dans des anecdotes, mais aussi dans l’importance que la gastronomie et ce que lui est associé prend dans les récits de vie des gens du Banat.
Les sources et la méthodologie de travail
Une source importante de notre travail sera l’archive d’histoire orale de la Fondation « La Troisième Europe » qui représente le résultat d’un travail de terrain de plusieurs années du « Groupe d’histoire orale et d’anthropologie culturelle » que j’ai dirigé et au travail duquel j’ai participé directement (entre 1998 et 2006). L’archive contient des récits de vie de personnes appartenant à plusieurs générations et aux plus importants groupes éthniques de la région, ce qui permet de mettre en évidence les différences entre ces catégories, mais aussi d’importantes différenciations qui se structurent autour de l’opposition entre le local et le global, le sacré et le profane, le quotidien et le festif. Je vais tenir compte aussi des catégories spécifiquement culinaires, comme le cru et le cuit, le végétal et l’animal, la diversité des goûts (aigre, sucré etc.) et des pratiques d’associations et de combinaison des aliments. La diversité sociale et religieuse fera elle-aussi partie du cadre d’évaluation des valeurs et des représentations qui passent par la nourriture et la cuisine. Mais comme je l’ai souligné ci-dessus, une attention spéciale sera accordée aux aliments, aux plats et aux pratiques qui sont porteurs de valeurs identitaires fortes pour le Banat (comme par exemple la préparation et la conservation du porc, le rachiu, les pâtes spécifiques, les gâteaux de type central européen, l’utilisation des fruits comme ingrédients etc.)
L’étude des discours des personnes qui entre 1951 – 1956 ont subi le déplacement forcé au Bărăgan (dans la partie sud est de la Roumanie), et dont j’ai recueilli plus de 120 récits de vie entre 1991 et 1997, montre combien la question de l’identité régionale, passant par ce type d’identifications peut devenir importante dans une situation de crise. Ce que l’Autre - vu par l’autochtone - mange, devient le cadre d’une négociation d’images et d’une reflexion sur soi-même qui entraîne des questions d’ordre politique ou social.. D’où l’attention spéciale qui sera accordée dans les analyses comparatives aux graisses et aux ingrédients, qui sont considérés par les anthropologues comme les principaux facteurs de différenciation entre les cuisines.
Les pratiques de transmission des savoirs liés à la cuisine dans la famille, dans les voisinages ou dans les communautés feront aussi l’objet de notre étude, ainsi que les conduites destinées à créer des liens sociaux par l’intermédiare de l’acte même de manger ensemble.
2. Un autre cas intéressant que je me propose d’analyser est celui d’une communauté de Banatais qui vit en France, à La Roque sur Pernes, communauté pour laquelle la question de l’identité banataise est une question de reconstruction mémorielle depuis un demi-siècle et est devenue aussi un emblème touristique. Dans quelle mesure la cuisine devient-elle un enjeu dans cette dynamique de mémoire et dans quelle mesure les rapports qui s’établissent aujourd’hui entre les cuisines banataise et provençale nous permettent-ils de saisir des négociations d’ordre identitaire ?
Comparant cette situation avec celle du Banat d’aujourd’hui nous pouvons saisir les rapports complexes qui s’établissent à travers la nourriture et ses modes de préparation et de consommation entre le lieu d’origine, le lieu d’adoption et les conduites ou stratégies d’insertion.
3. Un troisième type de sources interrogées sera constitué par des discussions avec des femmes qui ont une longue expérience dans le domaine de la cuisine, jusqu’à en faire un vrai (ou second) métier ou une passion, ainsi qu’avec des femmes qui occupent dans les communautés des positions ou des rôles spécialisées (préparation des plats pour des noces, cérémonies des morts etc) ou qui s’assignent elles- mêmes un tel rôle. Cette étude nous permettra de nous poser certaines questions : est-ce qu’autour de la cuisine on assiste à la création d’une société de femmes ? Selon quels principes fonctionne-t-elle ? Quel est le rôle que l’homme occupe par rapport à cette situation ? Est-ce qu’il y a une répartition générique des rôles ? Quelles sont les pratiques et les formes de transmission courantes dans certains milieux ? Par cette voie la question de l’identité est remise en discussion dans une autre perspective que celles déjà mentionnées.
4. Ma propre expérience d’enfance liée au voyage pendant les vacances d’été de Timişoara, donc du Banat, dans un village de la zone de Muscel, me permettra de discuter les différences entre les cuisines, mais aussi la façon dont on se situe par rapport à la nourriture. L’analyse des rapports entre le Banat de plaine et celui de montagne engage les mêmes possibilités d’étude des différences. La liaison entre la mise en valeur de la cuisine comme pratique identitaire et d’autres pratiques au caractère identitaire sera, elle- aussi, interrogée.
J’ai conçu le projet comme un travail extensif, mais, en cas de besoin, il peut être réduit et focalisé uniquement sur un ou une partie seulement des aspects mentionnés, en fonction des contraintes d’un travail d’équipe.
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