Academia.eduAcademia.edu

De quelques 2050 possibles

2016, Revue du MAUSS

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Article disponible en ligne à l'adresse Article disponible en ligne à l'adresse https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2016-2-page-228.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s'abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. 1. Ce texte est la version écrite d'une conférence donnée le 19 mai 2016 à l'occasion du tricentenaire de la fondation du corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées.

De quelques 2050 possibles Alain Caillé Dans Revue du MAUSS 2016/2 (n° 48), 48) pages 228 à 246 Éditions La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2016-2-page-228.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) ISSN 1247-4819 ISBN 9782707192233 DOI 10.3917/rdm.048.0228 De quelques 2050 possibles1 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Je voudrais tout d’abord remercier Patrice Parisé et le corps des Ingénieurs des Ponts et des Eaux et Forêts de l’honneur qu’ils me font en m’invitant à tenter d’imaginer devant vous ce à quoi pourraient ressembler le monde en général et la France en particulier dans les années 2050, et à donner quelques indications sur le rôle que pourraient alors jouer les grands corps de l’État. C’est un honneur évidemment redoutable puisque, comme chacun sait, il est difficile de faire des prévisions et notamment lorsqu’elles portent sur l’avenir. Ce qui me rassure à moitié, c’est que, selon toute vraisemblance, je ne serai plus là pour constater à quel point je me serai trompé ! J’avoue avoir été surpris de recevoir cette commande puisque ce qui m’est demandé là ressemble à un exercice de prospective alors que je ne suis nullement prospectiviste, si par prospective on entend un travail de modélisation de scénarios intégrant des dizaines ou des centaines de variables dûment quantifiées par des experts légitimes. Pour ma part, mon seul titre à me lancer dans l’exercice demandé est de n’être spécialiste de rien du tout mais seulement généraliste en science sociale. En médecine, ce qu’on demande à un généraliste c’est, bien sûr, d’ausculter son patient, mais surtout de bien le connaître et d’avoir un certain flair. Comme le généraliste, je ne 1. Ce texte est la version écrite d’une conférence donnée le 19 mai 2016 à l’occasion du tricentenaire de la fondation du corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Alain Caillé 229 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) pourrai pas faire mieux ici que d’exercer mon flair, pour vous dire comment je sens, ou plutôt ressens ou pressens les évolutions possibles qui nous attendent. Autant le dire tout de suite : mon diagnostic n’est pas optimiste. On pourra aisément me taxer de catastrophisme. J’espère seulement qu’on l’entendra au sens que Jean-Pierre Dupuy a popularisé sous le nom de catastrophisme éclairé : une certitude de la catastrophe à venir qui est la seule chance que nous ayons qu’elle ne se produise pas. Je vois se dessiner d’ici 2050 trois évolutions possibles, principalement, si l’on exclut l’éventualité, non nulle, d’une apocalypse nucléaire. La première possibilité est celle d’un retour, sous des formes nouvelles, des passions totalitaires du xxe siècle, que l’on voit se déchaîner avec la montée en puissance de l’islamisme radical, bien sûr, mais aussi avec le retour sur le devant de la scène en Europe de partis politiques qui ne cachent qu’à moitié les liens qu’ils entretiennent avec un passé fasciste ou fascisant. La deuxième, qu’il est facile d’imaginer en se bornant à extrapoler les grandes lignes de l’évolution des trente ou quarante dernières années, est celle d’une hégémonie mondiale absolue du néolibéralisme ou, si vous préférez, d’un hypercapitalisme rentier et spéculatif. Elle aboutirait à des inégalités cataclysmiques et au triomphe de ce que j’appelle un totalitarisme à l’envers. Même si on ne peut pas totalement exclure l’éventualité d’une dictature ou d’un fascisme verts, il y a fort à parier qu’aucun de ces deux systèmes politico-idéologiques ne sera en mesure de faire face aux défis climatiques et environnementaux colossaux qui nous attendent ou, plutôt, qui sont déjà là. La troisième possibilité, la seule qui ne soit pas catastrophique, est celle d’un dépassement des idéologies politiques actuellement dominantes qui ne sont plus en mesure de nous orienter, et d’une refondation des idéaux démocratiques sur d’autres bases que celles qui ont prévalu jusqu’à présent. J’appelle convivialisme cette perspective de dépassement. D’autres la nommeront autrement. Peu importe. Ce qui importe, c’est de se persuader que ce n’est que dans une telle perspective qu’il sera possible de mener une véritable politique de développement durable parce qu’elle sera inscrite dans une visée de démocratie durable. Durable parce que renouvelée en profondeur. Examinons pour commencer les deux scénarios catastrophiques. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) de queLqueS 2050 poSSibLeS 230 S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Le plus plausible a priori est celui de l’exacerbation du projet néolibéral – appelons-le ainsi – que l’on, peut présenter de manière idéal-typique comme suit. Il considère que les seuls sujets de droit légitimes sont les individus en tant que tels, les individus réduits à leur seule individualité, i. e. considérés indépendamment des rapports sociaux dans lesquels ils vivent, de leurs croyances religieuses, des cultures auxquelles ils appartiennent, des valeurs qui les meuvent, etc. Ainsi dépouillés de toutes leurs caractéristiques proprement sociales, ces individus ne sont pas vus autrement que comme des Homo œconomicus (HE) « mutuellement indifférents » (selon la formulation de John Rawls), uniquement intéressés à la maximisation de leur intérêt propre. Un intérêt propre réduit à l’intérêt économique, lui-même réduit au seul intérêt monétaire et financier. Entre de tels individus réduits au statut d’HE, le seul mode de coordination légitime et efficace est le marché, et plus précisément le marché financier, voire spéculatif. En tout état de cause, dans cette vision, le seul objectif général qui s’impose est celui de créer le plus de valeur possible pour l’actionnaire. Pour saisir toutes les implications et les enjeux de ce néolibéralisme, il faut se demander d’où il procède et vers quel monde il nous dirige, i. e. ce qu’il y a en amont et en aval de lui. Le néolibéralisme crée à l’échelle mondiale des sociétés qui ne sont plus à proprement parler des sociétés puisque, pour le dire dans les termes de Karl Polanyi, elles se retrouvent encastrées (embedded) dans l’économique. En d’autres termes, elles se présentent comme une forme inversée du type de société qui s’était mis en place après la Deuxième Guerre mondiale et qui, toujours selon Polanyi, parlant de Grande transformation, avaient permis de conjurer les horreurs totalitaires en réencastrant l’économique dans le social. Le déclencheur de cette mutation, de ce désencastrement, a sans doute été le choc pétrolier de 1974 et la fin du pétrole bon marché qui ont commencé à rendre difficile le financement des protections sociales acquises. Plus précisément, sans qu’on s’en aperçoive, et on commence d’ailleurs tout juste à s’en apercevoir clairement aujourd’hui, quarante ans après, il a fallu commencer à renoncer peu à peu à faire reposer l’adhésion aux valeurs démocratiques sur la perspective d’un enrichissement © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Le scénario du totalitarisme à l’envers 231 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) régulier pour tous année après année. À la perspective et à l’espoir d’un enrichissement collectif et partagé. Puisqu’il n’allait plus pouvoir se réaliser pour tous, il allait falloir faire en sorte qu’il fonctionne pour un certain nombre, puis pour un petit nombre et que, pourtant, tous s’en accommodent à peu près. Une bonne illustration de l’ampleur de ce bouleversement est donnée par une étude récente du Centre de recherche économique du Levy Institute de l’État de New York2 qui montre qu’aux ÉtatsUnis, de 1973 à 2014, les revenus des 90 % les moins riches ont diminué de 10 % (en dollars de 2014) (gains en capital compris), alors qu’ils ont augmenté de manière importante pour les 10 % les plus riches, parmi lesquels il faut encore distinguer entre les riches, les très riches et les ultra-riches. En 2014, les 10 % les plus riches gagnent près de 50 % des revenus totaux (ce qui veut dire que l’autre moitié va aux 90 % qui restent). Parmi eux, les 1 % les plus riches captent en 2014 autour de 21 % des revenus, et les revenus des 0,01 %, explosent, pour devenir près cinq fois supérieurs à leur niveau de 19803. Ce qui rend difficile l’analyse du monde actuel, de notre monde, c’est le divorce, ou mieux, l’écart abyssal, qui existe entre ce qu’il affirme être son idéal, son idéal du moi collectif en quelque sorte, et son idéal effectif. L’idéal proclamé reste en effet l’idéal démocratique d’un enrichissement collectif partagé par tous. Mais son idéal dominant véritable, nous venons de le voir, est en réalité celui de l’enrichissement du petit nombre, dont on veut faire croire ou se persuader qu’il permettra, un jour ou l’autre, le retour à la dynamique de l’enrichissement collectif. Le type de société dominant dans les riches pays occidentaux conserve des formes de démocratie, mais il en a perdu la substance. Il correspond bien plutôt à une forme sociale, politique et idéologique, inédite dans l’histoire, que je propose de qualifier de totalitarisme à l’envers, ou encore de parcellitarisme. Voilà qui rend nécessaire de revenir brièvement sur cette notion de totalitarisme, si controversée mais si essentielle pour comprendre 2. Citée par Jean Gadrey sur son site web. 3. À l’inverse, entre 1947 et 1973, selon Paul Krugman (in The Conscience of a Liberal) le revenu réel des ménages avait augmenté de 116,1% pour le cinquième le moins riche et de 84,8% seulement pour le cinquième le plus riche. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) de queLqueS 2050 poSSibLeS S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) les drames qui se sont joués au xxe siècle et, peut-être, ceux qui nous attendent à nouveau. Nous avons trop oublié que le xxe siècle a été celui des totalitarismes, i.e. des tentatives de pallier les ratés ou les manques de la démocratie en sacrifiant les individus sur l’autel d’une entité collective fantasmatique et hypostasiée : le prolétariat, le parti, la race ou l’État total. Ces totalitarismes se sont déployés là où les grands récits hérités ne faisaient plus sens pour une majorité d’hommes et de femmes devenue « en trop » dans les cadres symboliques hérités où ils ne trouvaient plus leur place. Faute d’une place qui fasse sens, comme l’a si bien montré Hannah Arendt, ils étaient devenus en trop, comme les marchandises en trop, invendables, qui s’accumulent en vain lors des crises de sous-consommation. Ces hommes et femmes en trop allaient être rassemblés et resymbolisés dans le partage d’un nouveau grand récit imposé en surplomb : communisme, nazisme, fascisme. Il s’agissait de produire du commun en éliminant, en exterminant tout ou partie des anciens dominants ou de ceux dont on croyait qu’ils l’avaient été, en affirmant que c’étaient eux qui étaient « en trop ». La forme sociopolitique qui a commencé à se mettre en place à partir des années 1980-1990 et qui risque de culminer en 2050 fonctionne rigoureusement à l’inverse de ces totalitarismes d’hier, même si elle présente tout un ensemble de traits communs avec eux. Il ne s’agit plus de rassembler à tout prix les individus dans l’État, le parti et l’idéologie, au prix de leur individualité, mais, au contraire, de dissoudre l’État et les idéologies généralisantes – et, au-delà, toutes les institutions – dans l’ordre économique, où n’existent que des individus, des HE. Dans les totalitarismes d’hier, tout ce qui concernait l’individu et non le collectif était illégitime, à proscrire et à éliminer. Dans le cadre du parcellitarisme, à l’inverse, c’est tout ce qui est de l’ordre du commun et du général qui est réputé illégitime et qui se voit réduit en parcelles. En parcelles indéfiniment décomposables, séparables ou recomposables en fonction des besoins de l’instant, puisque le temps n’existe plus vraiment et que seul importe l’instant. Le néolibéralisme représente la face visible de cette réalité plus profonde qu’est le parcellitarisme. Il est la traduction économico-politique de cette forme sociale multidimensionnelle plus générale dont la caractéristique la plus saillante est peut-être qu’à la recherche d’un sursens, propre aux © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) 232 de queLqueS 2050 poSSibLeS 233 totalitarismes d’hier, elle substitue la fragmentation permanente du sens, le sous-sens. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) D’abord l’accentuation des inégalités actuelles, déjà ahurissantes mais qui paraissent encore supportables à l’opinion publique. J’ai cité à l’instant les chiffres relatifs aux États-Unis. À l’échelle de la planète, les tout derniers chiffres d’Oxfam, parfois critiqués mais très généralement acceptés, sont pour 2015 les suivants : 62 personnes possèdent autant que les 50 % les plus pauvres au monde, soit 3 milliards et demi de personnes, et 1 % possèdent davantage que les 99 % restants. Ce qui est important à noter, c’est la tendance. En 2009, les mêmes 1 % ne possédaient « que » 44 % de cette richesse et non un peu plus de 50 % comme aujourd’hui. En extrapolant simplement cette progression arithmétique, en 2050 les 1 % les plus riches posséderaient 84 % de la richesse mondiale. Combien de multimilliardaires posséderaient autant que les 50 % les plus pauvres ? Ils étaient 62 en 2015, mais 388 en 2010. En extrapolant, là encore, ils ne seraient plus qu’une poignée en 2050. Restons-en à l’idée que 90 % de la richesse mondiale – de la richesse marchande et monétaire mondiale – sera appropriée par environ 10 % de la population, soit les riches, les très riches, les ultra-riches et leurs dépendants, bonnes à tout faire ou hommes de main. Le deuxième point à noter est étroitement lié au premier. Dans les pays riches, et notamment aux États-Unis, le moteur premier de la concentration de la richesse et de l’accroissement des inégalités est la numérisation de l’économie. Avec le développement de l’intelligence artificielle et de la robotisation, ce sont des millions ou des dizaines de millions d’emplois qui sont condamnés à disparaître assez prochainement dans les pays riches, et même dans des pays émergents comme la Chine, y compris des emplois qui étaient jusqu’ici l’apanage des classes moyennes, comme les métiers de la comptabilité, du journalisme, du droit ou de l’enseignement. Selon la toute dernière étude de l’université d’Oxford, 57 % des emplois actuellement existant dans l’OCDE sont susceptibles d’être © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Qu’implique sa généralisation possible aux alentours de 2050, ou avant ? Énormément de choses, bien sûr, dont je ne retiendrai ici que les quatre points suivants. S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) automatisés, 69 % en Inde et 77 % en Chine4. Certaines études annoncent pour la France la disparition de 3 millions d’emplois détruits d’ici 2025 du fait de l’automatisation5. L’économiste en chef de la Banque d’Angleterre, Andrew Haldane, estime à quinze millions les emplois susceptibles d’être automatisés à plus ou moins brève échéance. Sans une réorganisation drastique de l’économie et de la société, il est donc à craindre qu’en 2050, et même avant, une bonne partie de l’humanité (la moitié ? les deux tiers ?) ne soit en 2050 devenue inutile sur le plan économique. Quelle révolution anthropologique vertigineuse ! On aura là une production en masse d’hommes et de femmes en trop. Cette production d’humains économiquement inutiles, dont le chômage de masse qui existe dans de nombreux pays est le signe annonciateur, permet de mieux comprendre les ressorts intimes du totalitarisme à l’envers. Puisqu’il n’est plus possible de faire participer les surnuméraires symboliques d’un sens démocratique commun partagé, alors autant faire éclater le sens de la vie en une multiplicité d’instants éphémères et de lieux interchangeables qui sont autant de « non-lieux », comme les appelle l’anthropologue Marc Augé. C’est cette parcellisation du sens qu’analysaient, dans des visées et des styles bien différents, Cornelius Castoriadis lorsqu’il diagnostiquait une « montée de l’insignifiance », ou Pierre Bourdieu dénonçant le Tittytainement, l’hégémonie du fun, de la dérision et de l’entertainment. Le troisième fait fondamental à prendre en compte est que cette domination mondiale d’un capitalisme rentier et spéculatif aura rendu largement impossibles ou inefficaces les luttes indispensables contre le réchauffement climatique, la pollution et l’épuisement des ressources minières, halieutiques ou énergétiques essentielles. Non que cet hypercapitalisme soit incapable de se verdir et de faire naître tout un ensemble d’innovations écologiques dont nous avons encore à peine l’idée. Un personnage comme Elon Musk, inventeur de PayPal et de la voiture électrique Tesla, est, par exemple, représentatif d’un capitalisme entrepreneurial puissamment imaginatif. 4. <www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/reports/Citi_GPS_Technology_ Work_2.pdf>. 5. <www.clubic.com/pro/emploi-informatique.clubic.com/actualite-735601etude-robotisation-emploi-roland-berger.html>. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) 234 235 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) On a vu fonctionner il y a quelques jours le premier prototype de son TGV solaire supersonique, en projet depuis 2012, destiné à circuler à plus de 1 000 km/h dans des tubes spéciaux. Mais, par nature, ce capitalisme ne peut se lancer que dans des innovations technologiques rentables, au moins potentiellement, et il s’opposera avec succès à toutes les mesures que les États voudront prendre pour imposer des normes qui risqueraient de faire chuter le PIB. À titre d’illustration, je me contenterai de citer cette donnée mentionnée par Nicolas Hulot : 650 milliards de dollars de subventions sont accordés dans le monde aux énergies fossiles, alors que le coût qu’elles représentent pour l’environnement et la santé dépasse 4 000 milliards annuels. Et la décision récente du Parlement européen de plus que doubler le taux de pollution aux particules fines admissible est éloquente6. Et ne parlons pas du TaFta et du Ceta7 qui visent à interdire aux États d’interdire les activités économiques rentables qui seraient dangereuses pour l’environnement, la morale ou la santé. La conclusion s’impose : dans ce premier scénario, nous n’échapperons ni au réchauffement climatique, ni aux pénuries, ni à la multiplication des cancers ou maladies en tous genres causés par la pollution de l’environnement. Voici qui m’amène au quatrième et dernier point, qui synthétise les trois précédents. Dans le monde néolibéral parcellitaire qui s’affirme et qui a des chances d’être absolument hégémonique vers 2050, l’humanité risque fort de se retrouver divisée en deux grands blocs ou, plutôt, d’un côté, entre le petit bloc des dix pour cent évoqués tout à l’heure, et, de l’autre, le restant, divisés en de multiples groupes, sous-groupes, souvent en luttes les uns contre les autres. Une bonne illustration de cet état possible était donnée récemment par l’excellente série d’Olivier Marchal, diffusée sur Canal+, « Section zéro ». Elle met en scène la coexistence plus que conflictuelle entre ce que la série nomme la Ville haute et 6. En octobre 2015, les vingt-huit États membres de l’Union et la Commission ont décidé d’accorder des « marges de tolérance » aux constructeurs automobiles sur les émissions limites de pollution de leurs véhicules. Ils les ont autorisés à dépasser les normes d’émissions de NOx de 110 % à partir de septembre 2017, puis de 50 % à partir de janvier 2020 et au-delà (Le Monde.fr, 28 octobre 2015) . 7. TaFta (Transtlantic Free Trade Area) : « grand marché » transatlantique ÉtatsUnis-Union européenne. Ceta (Comprehensive Economic and Trade Agreement) : accords commerciaux Canada-Union européenne. (Ndlr.) © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) de queLqueS 2050 poSSibLeS S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) la Ville basse. Développons cette fiction. La ville haute, ce sera une sorte d’archipel de gated communities dans laquelle seront réfugiées toutes les puissances hégémoniques, à l’abri de tous les risques – pour parler comme Ulrich Beck. Dans les villes basses, au contraire, on trouvera toute la misère du monde : les travailleurs pauvres surexploités et les inutiles surméprisés, les petits et les moyens truands, les autochtones, les natifs du lieu, et d’innombrables migrants, réfugiés climatiques ou politiques. Pour les seuls réfugiés climatiques, une évaluation toute récente produite par une ONG accréditée auprès de l’ONU donne froid dans le dos puisqu’elle prévoit, d’après les données du Giec, qu’en 2050 un milliard d’urbains, principalement en Asie, seront menacés par la montée des eaux suite au réchauffement climatique. Entre les deux villes, il est possible qu’il subsiste quelques passerelles et un semblant de monde commun, même si cette possibilité est sérieusement menacée par les projets du transhumanisme, qui risquent de produire prochainement une scission radicale entre humains augmentés et humains ordinaires. Peut-être survivra-t-il encore malgré tout quelques formes de démocratie apparente : des élections, des partis, un relatif pluralisme des médias. Une des forces de la série d’Olivier Marchal est de laisser entendre que la police localisée en ville basse – ou on ne sait trop où –, est en droit habilitée à intervenir partout, y compris en ville haute. Mais on comprend très vite que cette habilitation est illusoire et que la police officielle doit à tout moment s’incliner devant les milices privées de la Ville haute. De la même manière, on peut imaginer qu’il subsistera des agences publiques en droit indépendantes, des grands corps de l’État (ou de ce qu’il en restera), chargés de réunir et de produire une information objective sur tous les sujets possibles, la santé, le PIB, l’environnement, l’éducation, la police, etc., mais qu’à tout moment il leur faudra s’incliner face aux intérêts privés dominants. Sans compter que leurs membres seront en permanence soumis à la tentation de la corruption. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) 236 de queLqueS 2050 poSSibLeS 237 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) J’en viens maintenant au second scénario catastrophique, celui d’un retour actualisé aux totalitarismes d’hier, sur lequel je serai beaucoup plus rapide parce que, instruits par l’histoire, nous savons mieux de quoi il retourne. Ici encore, les analyses de Karl Polanyi nous sont précieuses. Son objectif premier dans l’écriture de La Grande transformation, publiée en 1944, était de comprendre les raisons du basculement dans le totalitarisme. Sa réponse, on s’en souvient, était que les hommes ne pouvant pas supporter de voir leur destin régi par les forces impersonnelles et imprévisibles du marché autorégulé – de l’économique désencastré du rapport social – cherchaient refuge dans le retour à des communautés humaines fantasmatiques leur donnant l’illusion de pouvoir exercer leur liberté collective. Si sa thèse est juste, alors nous avons de sérieuses raisons de redouter une nouvelle explosion de passions totalitaires, puisque les diktats des marchés financiers spéculatifs, gérés à la nanoseconde près par des ordinateurs interconnectés, sont infiniment plus impersonnels, tyranniques, imprévisibles et cruels encore que le vieux marché autorégulé du libre-échange classique. Que des forces puissantes, potentiellement totalitaires, soient en train de naître en opposition à l’hégémonie des marchés spéculatifs, nous en avons de nombreux indices. Le cas le plus spectaculaire est bien sûr celui de Daech (ou d’Al-Qaida, Al-Nosra, Boko-Haram, etc.), qui n’est d’ailleurs pas « potentiellement totalitaire », mais déjà intégralement totalitaire, de part en part. Comme s’il faisait vivre en terre d’islam, avec un siècle de retard, les passions totalitaires nées en Europe. Du totalitarisme, pour le dire en une phrase, Daech reproduit la matrice constitutive : une combinaison explosive de nihilisme radical, de condamnation et de rejet sans appel de tout ce qui existe, au nom de l’aspiration à un paradis à la fois terrestre et posthume, dans l’ici-bas et dans l’au-delà. Comme les totalitarismes d’hier, il s’adresse et parle à ceux qui, se sentant en trop et se jugeant considérés comme des moins que rien au sein de l’ordre social dominant, veulent devenir plus que tout en se fondant dans un grand tout hégémonique. Il n’est pas impossible que l’islamisme radical triomphe, au moins temporairement et dans certaines régions du globe, et n’instaure cet immense empire (le califat) que Boualem Sansal décrit sous le nom d’Abistan dans © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Le scénario du retour du même : le totalitarisme à l’endroit S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) son beau livre, « 2084 », écrit en écho et en hommage au « 1984 » d’Orwell. L’Abistan, écrit Sansal, est ainsi nommé d’après le nom du prophète Abi, « délégué » de Yölah sur terre. Son système est fondé sur l’amnésie et la soumission au dieu unique. Toute pensée personnelle est bannie et un système de surveillance omniprésent permet de connaître les idées et les actes déviants. Officiellement, le peuple unanime vit dans le bonheur de la foi sans questions8. Mais d’autres formes de totalitarisme classique ou de dictatures populistes (au mauvais sens du terme) sont susceptibles de renaître ailleurs. Il est frappant de constater que, d’ores et déjà, un peu partout dans le monde, les partis traditionnels et modérés de gauche ou de droite commencent à voler en éclats et se retrouvent en très grande perte de vitesse. Ces partis classiques entendent tempérer le Marché par l’État ou l’État par le Marché. En Autriche, ils n’ont même pas été présents au second tour de l’élection présidentielle. En Hongrie, en Pologne ou en Slovaquie, on assiste à la montée en puissance d’une extrême droite nationaliste et xénophobe pré (ou post) fascisante. À côté de Donald Trump aux États-Unis ou d’un Rodrigo Duterte, nouveau président élu des Philippines, qui se vante des mille sept cents assassinats qu’il a commis et de ceux qu’il s’apprête à commettre encore, Berlusconi apparaît rétrospectivement comme un enfant de chœur intellectualiste. Inutile de détailler davantage. Deux points seulement doivent être soulignés ici. Le premier est que la lutte entre le totalitarisme à l’envers et le totalitarisme classique de Daech, la lutte de Djihad vs. Mac World comme le signalait déjà, il y a une vingtaine d’années, le politologue Benjamin Barber, est largement spéculaire, chacun empruntant à l’autre une partie de ses armes et trouvant dans l’autre la raison d’être et la légitimité de son combat. Par rapport à cette lutte centrale, la renaissance possible des totalitarismes classiques en Europe apparaît elle aussi spéculaire et complémentaire. Elle fait intervenir au moins un troisième type d’acteur en réaction aux deux autres, créant ainsi un champ géostratégique tripolaire mouvant qu’on pourrait nommer Retour du refoulé nationaliste vs. Djihad vs. Mac World. La deuxième considération est que, bien entendu, pas plus que le totalitarisme à l’envers, l’islamisme radical ou le nationalisme 8. Je cite simplement la quatrième de couverture du livre. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) 238 de queLqueS 2050 poSSibLeS 239 résurgent ne seront en mesure de faire face aux défis environnementaux, puisque toute lutte en ce sens sera toujours subordonnée, non plus aux impératifs de la rentabilité financière, cette fois, mais à ceux de la rentabilité idéologique. J’arrête ici la présentation de mes deux scénarios catastrophiques pour me demander maintenant quelles sont les chances de voir triompher un troisième scénario, un scénario qui laisserait toutes ses chances à une refondation des idéaux démocratiques. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Les deux scénarios, ou plutôt, les deux scénarios plus un que je viens de présenter, décrivent des états du monde possible vers 2050, mais des états qu’il n’est possible d’imaginer que parce qu’ils représentent le prolongement de situations ou de tendances déjà fortement présentes et actives aujourd’hui. J’ai exclu de cet exercice d’anticipation l’éventualité qu’on retrouve vers 2050, à peu près en l’état, le système de la démocratie actuellement en vigueur. Celui-ci, je viens de le suggérer, apparaît désormais à bout de souffle. Les électeurs, en un mot, sont de moins en moins partants pour participer au jeu de l’affrontement droite/gauche classique ou à ses variantes, et se détournent soit vers l’abstention, massivement, soit vers la droite ou la gauche extrêmes, soit vers des candidats se proclamant hors système. Nous sommes désormais très éloignés de la certitude, partagée par à peu près tous les analystes et les politologues à la fin du xxe siècle, qu’assez rapidement la formule de la démocratie occidentale, caractérisée par le couplage du capitalisme et de la démocratie parlementaire, allait s’imposer sur toute la planète. Très loin, en d’autres termes, de la fin de l’histoire prophétisée par Fukuyama. Ce à quoi nous assistons, au contraire, c’est, bien plutôt, à l’échec répété de toutes les tentatives d’instaurer la démocratie là où elle n’était pas déjà en place, à commencer par l’échec jusqu’à présent des révolutions arabes, sauf, espérons-le, en Tunisie. Il faut se demander pourquoi les apologies ou les défenses classiques de la démocratie ne font plus recette et cèdent de plus en plus de terrain face aux pulsions extrémistes, totalitaires ou dictatoriales. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Le scénario vertueux : refondation (convivialiste ?) de la démocratie S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) La raison la plus évidente réside dans le grand découplage en passe d’être consommé entre démocratie et bien-être matériel. Nous l’avons vu avec les données américaines, depuis deux ou trois décennies déjà, la démocratie ne tient plus sa promesse d’apporter à tous une prospérité matérielle toujours plus grande, d’année en année. Or, dans l’attrait que la démocratie occidentale a exercé et exerce encore, en Europe de l’Est par exemple, il est difficile de décider de la part qui revient au désir de démocratie en tant que telle, au désir de liberté, ou au seul désir de bien-être matériel. Longtemps, les deux ont semblé devoir aller nécessairement de pair. C’est ce couplage qui a puissamment contribué à calmer les passions totalitaires dans l’après Deuxième Guerre mondiale en Europe, et à produire un début d’universalisation de la norme démocratique. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans les pays riches, la croissance du PIB n’est plus guère au rendez-vous, et ne reviendra sans doute plus de manière significative. Quand elle est là, elle profite surtout ou exclusivement au petit nombre. Même dans les pays émergents elle décline, quand elle ne devient pas négative, comme au Brésil. En tout état de cause, elle ne pourra pas se poursuivre longtemps de manière significative sans mettre définitivement en péril les équilibres environnementaux. Je parlais à l’instant du découplage entre démocratie et croissance. Doublé d’un découplage entre croissance et emploi, il tend à devenir structurel. En revanche, un autre grand découplage devient, lui, de plus en plus improbable. Il s’agit du découplage entre croissance de la production marchande et croissance de la production matérielle, avec tout ce que cette dernière implique de ponction sur les ressources de la planète et de dégradation du climat et de l’environnement. En un mot, il devient de plus en plus impossible d’espérer que le retour de la croissance du PIB permette de réparer les dégâts de la croissance, et notamment les dégâts environnementaux. La seconde raison du déclin de l’idéal démocratique classique est l’obsolescence des grands discours ou des grands récits politiques de la modernité : le libéralisme, le socialisme, le communisme ou l’anarchisme. Aucun d’entre eux ne fait encore suffisamment sens aujourd’hui. Et cela pour deux raisons principales. La première est que tous les quatre, malgré les conflits violents qui les ont opposés, partagent peu ou prou le même postulat anthropologique : celui que le problème principal de l’humanité est la © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) 240 241 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) rareté matérielle, l’insuffisance des moyens de satisfaire les besoins. À les en croire, c’est en raison de cette pénurie de biens que les humains se combattent. Le seul espoir d’arriver à un état de paix perpétuel serait donc d’accroître la production jusqu’à la satiété finale. Aujourd’hui encore, dans le cadre du jeu politique institué, l’argument premier que donne chaque parti de gouvernement à ses électeurs est celui de sa compétence pour faire revenir la croissance. Or, le postulat anthropologique sous-jacent à cet argumentaire est doublement fautif. Il l’est, tout d’abord, parce que, nous venons de le voir, l’idéal de satiété qu’il laisse miroiter est doublement inaccessible. Il est inaccessible parce que la croissance n’est plus vraiment au rendez-vous et parce qu’elle est écologiquement ruineuse. Mais il l’est aussi parce que le vrai défi pour l’humanité n’est pas tant de mieux satisfaire ses besoins que de maîtriser l’illimitation de ses désirs, son inclination à la démesure, à l’hubris. Les luttes principales depuis une cinquantaine d’années, on le voit bien, sont moins des luttes pour la répartition des richesses que des luttes de reconnaissance. Parce que le besoin est toujours encastré dans le désir de reconnaissance, il est infini si, comme l’affirmait Durkheim, il n’est pas limité par un principe moral. La seconde grande raison de l’obsolescence des quatre grands discours de la modernité est leur incapacité à préciser l’échelle à laquelle il faut viser la réalisation de l’idéal démocratique : la commune ? la région ? l’État-nation ? les aires culturelles ou religieuses ? la planète ? L’expérience du monde actuel atteste que le principe de l’État-nation est loin d’être caduc, même en Europe, où l’on assiste au retour du refoulé nationaliste à l’Est et aux poussées indépendantistes, nationaliste elles aussi, à l’Ouest, en Espagne ou au Royaume-Uni. Mais il est clair qu’il ne peut pas se suffire à lui-même. En tirant les conclusions des analyses que je viens de présenter, on voit s’esquisser les données du problème qu’il nous faut affronter pour nous donner une chance d’échapper aux deux plus un scénarios catastrophe. Il nous faut élaborer un nouveau grand récit montrant la désirabilité d’une société démocratique de prospérité sans croissance ou, plutôt, car il ne faut pas diaboliser le PIB, d’une société de prospérité « même sans croissance », selon les termes de l’économiste Tim Jackson, même si celle-ci devait ne pas revenir. Il nous faut cesser de laisser croire que le seul moyen de régler © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) de queLqueS 2050 poSSibLeS S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) tous les problèmes sociaux – école, santé, justice, environnement etc. – c’est de pouvoir distribuer toujours plus de pouvoir d’achat monétaire. Si nous attendons ce retour de la croissance, comme d’autres attendaient Godot, pour répondre à ces questions et imaginer une société plus harmonieuse, alors nous serons la proie des totalitarismes à l’endroit ou à l’envers. Cette société de prospérité même sans croissance ne pourra être édifiée que dans la pleine conscience de la finitude et de la fragilité de la planète Terre, d’une part, et que dans la conviction que le premier problème à affronter est celui de la lutte contre la propension humaine à l’hubris, au désir de toute-puissance. À quels critères devrait répondre un nouveau grand récit crédible permettant de placer ses espoirs dans une société démocratique de prospérité sans croissance ? Il faut, tout d’abord, si nous voulons échapper au jeu de bascule entre totalitarismes à l’endroit et à l’envers qu’il fasse droit au souci du collectif comme à celui des individus. Qu’il n’hypostasie et ne fétichise ni l’individu ni le collectif. Il faut par ailleurs qu’il repose sur des principes aisément universalisables ou pluriversalisables. Des principes qui ne soient en réalité que l’explicitation des valeurs qui animent déjà tous ceux à travers le monde qui recherchent ou mettent en œuvre des pratiques alternatives au néolibéralisme. Des pratiques qui inventent un monde postnéolibéral démocratique. La meilleure chance pour cela est d’opérer une synthèse en forme de dépassement (Aufhebung) des quatre grands discours de la modernité, libéralisme, socialisme, anarchisme ou communisme, en montrant comment ils s’inscrivent dans la continuité du message des grandes religions universalistes. En entreprenant de tester leurs marges d’accord possible, les intellectuels de bords idéologiques très divers réunis dans la rédaction du Manifeste convivialiste9 ont dégagé quatre principes fondamentaux dans lesquels ils se reconnaissent tous et qui leur semblent avoir une portée universelle, ou universalisable. Sans qu’ils en aient eu conscience, il apparaît que chacun de ces principes énonce en réalité la valeur cardinale d’un des quatre grands discours de la modernité politique : 9. Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, Le Bord de l’eau, Lormont, 2013. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) 242 de queLqueS 2050 poSSibLeS 243 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Quelles sont les chances qu’une telle refondation de la démocratie puisse s’opérer sur des bases postcroissantistes ? Pour qu’elles deviennent réelles, il faut que cette refondation puisse satisfaire à trois conditions. Il faut d’abord montrer qu’il est possible à chacun d’accéder à de meilleures conditions de vie, y compris matérielles, dans le cadre de sociétés ayant renoncé à l’idéal de la croissance pour la croissance, plutôt qu’en plaçant tous les espoirs dans une croissance du PIB qui ne vient pas. Une des raisons de penser que cela est possible est que de nombreuses études attestent que même les riches vivent mieux dans un monde moins inégalitaire. Mais il faut également montrer comment les multiples expériences qui essaient de bâtir un mode de vie postnéolibéral qui se cherchent un peu partout font système. Elles le font en faisant intervenir un troisième acteur dans le rapport entre le Marché et l’État : la société civique organisée. La société civique diffère de la société civile en cela qu’elle ne se borne pas à rechercher la satisfaction de ses besoins de manière autonome, uniquement pour elle-même, mais qu’elle le fait sous contrainte d’un souci du bien commun. La société civique associationniste – celle des communs, diraient certains aujourd’hui – n’est opposée ni au Marché ni à l’État mais à l’hypertrophie de l’un ou de l’autre, et au risque de leur hégémonie sur l’existence sociale. À la menace qu’ils ne diluent le rapport social dans la marchandise ou dans la réglementation. Mais il faut surtout et d’abord peut-être, c’est la troisième condition, prendre conscience que le combat principal est à mener contre l’hubris, la démesure, l’aspiration à la toute-puissance, qu’il s’agisse de la toute-puissance financière ou de la toute-puissance idéologique. Dans ce combat-là, où il y va de la survie au moins morale et peut être aussi physique de l’humanité, il faut parvenir à provoquer un sursaut ou un éveil de la conscience morale à l’échelle © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) Le principe de commune humanité est au cœur du projet communiste. Le principe de commune socialité au cœur du projet socialiste. Le principe de légitime individuation reprend l’inspiration primordiale de l’anarchisme, et le principe d’opposition maîtrisée, l’idée que le but du politique est de permettre aux humains de s’opposer sans se massacrer, est ce qui définit le libéralisme bien entendu. S'émanciper, oui, maiS de quoi ? © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) planétaire. La tâche peut paraître hors de portée. Elle est pourtant envisageable si l’on cesse de jouer les religions ou les discours de la modernité les uns contre les autres, et que l’on se met en position de mobiliser la meilleure part du libéralisme, du socialisme, du communisme ou de l’anarchisme. En mobilisant également la meilleure part des traditions religieuses. Ce qui est d’autant plus plausible qu’à y regarder de près, s’il y a au moins un élément commun à toutes les religions c’est précisément la lutte qu’elles mènent contre le désir de toute-puissance, contre l’hubris. Et, très concrètement, la dernière encyclique du pape François, Laudate si, peut être considérée comme entièrement convivialiste dans son esprit. La même chose est vraie de la déclaration faite peu de temps après la publication de cette encyclique par des centaines d’autorités religieuses musulmanes. Et ce n’est pas le Dalaï-lama qui les démentira. Reste à donner beaucoup plus de force, d’écho et de visibilité à toutes ces convergences. Probablement en lançant un mot d’ordre planétaire de lutte contre les inégalités et la corruption, ce qui implique de définir un niveau de revenu et/ou de patrimoine maximum au-delà duquel on sort des limites de la commune humanité et de la commune socialité. Et, symétriquement, la définition d’un niveau de ressources minimal que tout État devrait garantir à ses citoyens. C’est la misère qui, comme la richesse hors-norme, doit être décrétée illégale10. Conclusion Deux mots seulement en conclusion. Le premier pour dire que personne ne peut savoir lequel des scénarios que je viens d’esquisser l’emportera, et d’autant moins qu’il faudrait examiner également toutes les formes de composition ou de combinaison possibles entre les types idéaux que j’ai essayé de dégager ici dans leur pureté la plus grande. La Chine, par exemple, marie des formes 10. Je ne donne ici que quelques indications très cursives. On trouvera beaucoup plus de détails et de précisions dans la Revue du MAUSS semestrielle, n° 43, « Du convivialisme comme volonté et comme espérance », 1er semestre 2014 ; Alain Caillé et al., Le Convivialisme en dix questions, Le Bord de l’eau, Lormont, 2015 ; Alain Caillé et les Convivialistes, Éléments d’une politique convivialiste, Le Bord de l’eau, Lormont, 2016. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) 244 245 © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) d’exploitation hypercapitalistes dignes du xixe siècle avec un type de domination politique communiste. Elle est une bonne candidate au mariage ou à l’hybridation d’un totalitarisme classique et d’un totalitarisme à l’envers. Mais il faut aussi faire entrer en ligne de compte l’existence dans nombre de pays de dictatures militaires ou/et religieuses classiques, qui ne correspondent à aucune des deux formes de totalitarisme distinguées ici. Le second pour dire que, dans les deux premiers scénarios, les institutions étatiques, les administrations et donc, en France, les grands corps de l’État, se retrouveront asservis aux intérêts financiers ou idéologiques et instrumentalisés par eux. Dans le troisième scénario, au contraire, la haute fonction publique pourra et devra jouer un rôle absolument central, mais à la condition de renouveler l’image qu’elle a d’elle-même et qu’elle donne de son rôle. Traditionnellement, en France, la haute fonction publique s’est vue comme à la fois le tuteur et l’instituteur de la société, sachant mieux qu’elle ce qui était bon pour elle et ayant tendance, pour son bien, à agir et à décider à sa place. Dans le cadre de la société convivialiste à bâtir – appelons-la ainsi –, son rôle sera tout différent. Montesquieu, on s’en souvient, voyait dans la séparation et l’équilibre des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, la clé de voûte du bon régime politique. Il faut généraliser son propos. Le critère d’une société convivialiste aboutie sera le bon équilibre enfin trouvé entre le Marché, l’État et la société civique associationniste. Les grands corps de l’État ne seront plus alors les agents privilégiés de l’exécutif, mais les viviers d’experts, impartiaux (et incorruptibles) ouverts à la critique et à la remise en cause, au service aussi bien de l’État que des entreprises et des citoyens associés. Ils constitueront un des rouages essentiels d’une démocratie dialogique. Ils ont été dans les années 1970-1980 les acteurs premiers de la modernisation de la France. Pour que le scénario vertueux ait des chances de triompher en 2050, peut-être faudrait-il qu’ils deviennent sans tarder ceux de sa convivialisation. © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) de queLqueS 2050 poSSibLeS © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113) © La Découverte | Téléchargé le 03/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 52.90.47.113)