De quelques 2050 possibles
Alain Caillé
Dans Revue du MAUSS 2016/2 (n° 48),
48) pages 228 à 246
Éditions La Découverte
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ISSN 1247-4819
ISBN 9782707192233
DOI 10.3917/rdm.048.0228
De quelques 2050 possibles1
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Je voudrais tout d’abord remercier Patrice Parisé et le corps
des Ingénieurs des Ponts et des Eaux et Forêts de l’honneur qu’ils
me font en m’invitant à tenter d’imaginer devant vous ce à quoi
pourraient ressembler le monde en général et la France en particulier dans les années 2050, et à donner quelques indications sur
le rôle que pourraient alors jouer les grands corps de l’État. C’est
un honneur évidemment redoutable puisque, comme chacun sait,
il est difficile de faire des prévisions et notamment lorsqu’elles
portent sur l’avenir. Ce qui me rassure à moitié, c’est que, selon
toute vraisemblance, je ne serai plus là pour constater à quel
point je me serai trompé ! J’avoue avoir été surpris de recevoir
cette commande puisque ce qui m’est demandé là ressemble à
un exercice de prospective alors que je ne suis nullement prospectiviste, si par prospective on entend un travail de modélisation de scénarios intégrant des dizaines ou des centaines de
variables dûment quantifiées par des experts légitimes. Pour ma
part, mon seul titre à me lancer dans l’exercice demandé est de
n’être spécialiste de rien du tout mais seulement généraliste en
science sociale. En médecine, ce qu’on demande à un généraliste
c’est, bien sûr, d’ausculter son patient, mais surtout de bien le
connaître et d’avoir un certain flair. Comme le généraliste, je ne
1. Ce texte est la version écrite d’une conférence donnée le 19 mai 2016 à l’occasion
du tricentenaire de la fondation du corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées.
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pourrai pas faire mieux ici que d’exercer mon flair, pour vous
dire comment je sens, ou plutôt ressens ou pressens les évolutions
possibles qui nous attendent. Autant le dire tout de suite : mon
diagnostic n’est pas optimiste. On pourra aisément me taxer de
catastrophisme. J’espère seulement qu’on l’entendra au sens que
Jean-Pierre Dupuy a popularisé sous le nom de catastrophisme
éclairé : une certitude de la catastrophe à venir qui est la seule
chance que nous ayons qu’elle ne se produise pas.
Je vois se dessiner d’ici 2050 trois évolutions possibles, principalement, si l’on exclut l’éventualité, non nulle, d’une apocalypse
nucléaire. La première possibilité est celle d’un retour, sous des
formes nouvelles, des passions totalitaires du xxe siècle, que l’on
voit se déchaîner avec la montée en puissance de l’islamisme
radical, bien sûr, mais aussi avec le retour sur le devant de la
scène en Europe de partis politiques qui ne cachent qu’à moitié
les liens qu’ils entretiennent avec un passé fasciste ou fascisant.
La deuxième, qu’il est facile d’imaginer en se bornant à extrapoler
les grandes lignes de l’évolution des trente ou quarante dernières
années, est celle d’une hégémonie mondiale absolue du néolibéralisme ou, si vous préférez, d’un hypercapitalisme rentier et
spéculatif. Elle aboutirait à des inégalités cataclysmiques et au
triomphe de ce que j’appelle un totalitarisme à l’envers. Même
si on ne peut pas totalement exclure l’éventualité d’une dictature
ou d’un fascisme verts, il y a fort à parier qu’aucun de ces deux
systèmes politico-idéologiques ne sera en mesure de faire face
aux défis climatiques et environnementaux colossaux qui nous
attendent ou, plutôt, qui sont déjà là. La troisième possibilité,
la seule qui ne soit pas catastrophique, est celle d’un dépassement des idéologies politiques actuellement dominantes qui ne
sont plus en mesure de nous orienter, et d’une refondation des
idéaux démocratiques sur d’autres bases que celles qui ont prévalu jusqu’à présent. J’appelle convivialisme cette perspective de
dépassement. D’autres la nommeront autrement. Peu importe. Ce
qui importe, c’est de se persuader que ce n’est que dans une telle
perspective qu’il sera possible de mener une véritable politique
de développement durable parce qu’elle sera inscrite dans une
visée de démocratie durable. Durable parce que renouvelée en
profondeur.
Examinons pour commencer les deux scénarios catastrophiques.
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Le plus plausible a priori est celui de l’exacerbation du projet
néolibéral – appelons-le ainsi – que l’on, peut présenter de manière
idéal-typique comme suit. Il considère que les seuls sujets de droit
légitimes sont les individus en tant que tels, les individus réduits
à leur seule individualité, i. e. considérés indépendamment des
rapports sociaux dans lesquels ils vivent, de leurs croyances religieuses, des cultures auxquelles ils appartiennent, des valeurs qui
les meuvent, etc. Ainsi dépouillés de toutes leurs caractéristiques
proprement sociales, ces individus ne sont pas vus autrement que
comme des Homo œconomicus (HE) « mutuellement indifférents »
(selon la formulation de John Rawls), uniquement intéressés à la
maximisation de leur intérêt propre. Un intérêt propre réduit à
l’intérêt économique, lui-même réduit au seul intérêt monétaire
et financier. Entre de tels individus réduits au statut d’HE, le seul
mode de coordination légitime et efficace est le marché, et plus
précisément le marché financier, voire spéculatif. En tout état de
cause, dans cette vision, le seul objectif général qui s’impose est
celui de créer le plus de valeur possible pour l’actionnaire.
Pour saisir toutes les implications et les enjeux de ce néolibéralisme, il faut se demander d’où il procède et vers quel monde il
nous dirige, i. e. ce qu’il y a en amont et en aval de lui.
Le néolibéralisme crée à l’échelle mondiale des sociétés qui
ne sont plus à proprement parler des sociétés puisque, pour le
dire dans les termes de Karl Polanyi, elles se retrouvent encastrées (embedded) dans l’économique. En d’autres termes, elles
se présentent comme une forme inversée du type de société qui
s’était mis en place après la Deuxième Guerre mondiale et qui,
toujours selon Polanyi, parlant de Grande transformation, avaient
permis de conjurer les horreurs totalitaires en réencastrant l’économique dans le social. Le déclencheur de cette mutation, de ce
désencastrement, a sans doute été le choc pétrolier de 1974 et la
fin du pétrole bon marché qui ont commencé à rendre difficile le
financement des protections sociales acquises. Plus précisément,
sans qu’on s’en aperçoive, et on commence d’ailleurs tout juste
à s’en apercevoir clairement aujourd’hui, quarante ans après, il a
fallu commencer à renoncer peu à peu à faire reposer l’adhésion
aux valeurs démocratiques sur la perspective d’un enrichissement
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Le scénario du totalitarisme à l’envers
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régulier pour tous année après année. À la perspective et à l’espoir
d’un enrichissement collectif et partagé. Puisqu’il n’allait plus
pouvoir se réaliser pour tous, il allait falloir faire en sorte qu’il
fonctionne pour un certain nombre, puis pour un petit nombre et
que, pourtant, tous s’en accommodent à peu près.
Une bonne illustration de l’ampleur de ce bouleversement est
donnée par une étude récente du Centre de recherche économique
du Levy Institute de l’État de New York2 qui montre qu’aux ÉtatsUnis, de 1973 à 2014, les revenus des 90 % les moins riches ont
diminué de 10 % (en dollars de 2014) (gains en capital compris),
alors qu’ils ont augmenté de manière importante pour les 10 %
les plus riches, parmi lesquels il faut encore distinguer entre les
riches, les très riches et les ultra-riches. En 2014, les 10 % les
plus riches gagnent près de 50 % des revenus totaux (ce qui veut
dire que l’autre moitié va aux 90 % qui restent). Parmi eux, les
1 % les plus riches captent en 2014 autour de 21 % des revenus,
et les revenus des 0,01 %, explosent, pour devenir près cinq fois
supérieurs à leur niveau de 19803.
Ce qui rend difficile l’analyse du monde actuel, de notre monde,
c’est le divorce, ou mieux, l’écart abyssal, qui existe entre ce
qu’il affirme être son idéal, son idéal du moi collectif en quelque
sorte, et son idéal effectif. L’idéal proclamé reste en effet l’idéal
démocratique d’un enrichissement collectif partagé par tous. Mais
son idéal dominant véritable, nous venons de le voir, est en réalité celui de l’enrichissement du petit nombre, dont on veut faire
croire ou se persuader qu’il permettra, un jour ou l’autre, le retour
à la dynamique de l’enrichissement collectif. Le type de société
dominant dans les riches pays occidentaux conserve des formes
de démocratie, mais il en a perdu la substance. Il correspond bien
plutôt à une forme sociale, politique et idéologique, inédite dans
l’histoire, que je propose de qualifier de totalitarisme à l’envers,
ou encore de parcellitarisme.
Voilà qui rend nécessaire de revenir brièvement sur cette notion
de totalitarisme, si controversée mais si essentielle pour comprendre
2. Citée par Jean Gadrey sur son site web.
3. À l’inverse, entre 1947 et 1973, selon Paul Krugman (in The Conscience of
a Liberal) le revenu réel des ménages avait augmenté de 116,1% pour le cinquième
le moins riche et de 84,8% seulement pour le cinquième le plus riche.
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les drames qui se sont joués au xxe siècle et, peut-être, ceux qui
nous attendent à nouveau. Nous avons trop oublié que le xxe siècle
a été celui des totalitarismes, i.e. des tentatives de pallier les ratés
ou les manques de la démocratie en sacrifiant les individus sur
l’autel d’une entité collective fantasmatique et hypostasiée : le
prolétariat, le parti, la race ou l’État total. Ces totalitarismes se
sont déployés là où les grands récits hérités ne faisaient plus sens
pour une majorité d’hommes et de femmes devenue « en trop »
dans les cadres symboliques hérités où ils ne trouvaient plus leur
place. Faute d’une place qui fasse sens, comme l’a si bien montré
Hannah Arendt, ils étaient devenus en trop, comme les marchandises en trop, invendables, qui s’accumulent en vain lors des crises
de sous-consommation. Ces hommes et femmes en trop allaient
être rassemblés et resymbolisés dans le partage d’un nouveau grand
récit imposé en surplomb : communisme, nazisme, fascisme. Il
s’agissait de produire du commun en éliminant, en exterminant tout
ou partie des anciens dominants ou de ceux dont on croyait qu’ils
l’avaient été, en affirmant que c’étaient eux qui étaient « en trop ».
La forme sociopolitique qui a commencé à se mettre en place
à partir des années 1980-1990 et qui risque de culminer en 2050
fonctionne rigoureusement à l’inverse de ces totalitarismes d’hier,
même si elle présente tout un ensemble de traits communs avec eux.
Il ne s’agit plus de rassembler à tout prix les individus dans l’État, le
parti et l’idéologie, au prix de leur individualité, mais, au contraire,
de dissoudre l’État et les idéologies généralisantes – et, au-delà,
toutes les institutions – dans l’ordre économique, où n’existent que
des individus, des HE. Dans les totalitarismes d’hier, tout ce qui
concernait l’individu et non le collectif était illégitime, à proscrire
et à éliminer. Dans le cadre du parcellitarisme, à l’inverse, c’est
tout ce qui est de l’ordre du commun et du général qui est réputé
illégitime et qui se voit réduit en parcelles. En parcelles indéfiniment décomposables, séparables ou recomposables en fonction
des besoins de l’instant, puisque le temps n’existe plus vraiment
et que seul importe l’instant. Le néolibéralisme représente la face
visible de cette réalité plus profonde qu’est le parcellitarisme.
Il est la traduction économico-politique de cette forme sociale
multidimensionnelle plus générale dont la caractéristique la plus
saillante est peut-être qu’à la recherche d’un sursens, propre aux
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totalitarismes d’hier, elle substitue la fragmentation permanente
du sens, le sous-sens.
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D’abord l’accentuation des inégalités actuelles, déjà ahurissantes mais qui paraissent encore supportables à l’opinion publique.
J’ai cité à l’instant les chiffres relatifs aux États-Unis. À l’échelle
de la planète, les tout derniers chiffres d’Oxfam, parfois critiqués
mais très généralement acceptés, sont pour 2015 les suivants :
62 personnes possèdent autant que les 50 % les plus pauvres au
monde, soit 3 milliards et demi de personnes, et 1 % possèdent
davantage que les 99 % restants. Ce qui est important à noter, c’est
la tendance. En 2009, les mêmes 1 % ne possédaient « que » 44 %
de cette richesse et non un peu plus de 50 % comme aujourd’hui.
En extrapolant simplement cette progression arithmétique, en 2050
les 1 % les plus riches posséderaient 84 % de la richesse mondiale. Combien de multimilliardaires posséderaient autant que les
50 % les plus pauvres ? Ils étaient 62 en 2015, mais 388 en 2010.
En extrapolant, là encore, ils ne seraient plus qu’une poignée en
2050. Restons-en à l’idée que 90 % de la richesse mondiale – de
la richesse marchande et monétaire mondiale – sera appropriée par
environ 10 % de la population, soit les riches, les très riches, les
ultra-riches et leurs dépendants, bonnes à tout faire ou hommes
de main.
Le deuxième point à noter est étroitement lié au premier. Dans
les pays riches, et notamment aux États-Unis, le moteur premier
de la concentration de la richesse et de l’accroissement des inégalités est la numérisation de l’économie. Avec le développement de
l’intelligence artificielle et de la robotisation, ce sont des millions
ou des dizaines de millions d’emplois qui sont condamnés à disparaître assez prochainement dans les pays riches, et même dans des
pays émergents comme la Chine, y compris des emplois qui étaient
jusqu’ici l’apanage des classes moyennes, comme les métiers de
la comptabilité, du journalisme, du droit ou de l’enseignement.
Selon la toute dernière étude de l’université d’Oxford, 57 % des
emplois actuellement existant dans l’OCDE sont susceptibles d’être
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Qu’implique sa généralisation possible aux alentours de 2050,
ou avant ? Énormément de choses, bien sûr, dont je ne retiendrai
ici que les quatre points suivants.
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automatisés, 69 % en Inde et 77 % en Chine4. Certaines études
annoncent pour la France la disparition de 3 millions d’emplois
détruits d’ici 2025 du fait de l’automatisation5. L’économiste en
chef de la Banque d’Angleterre, Andrew Haldane, estime à quinze
millions les emplois susceptibles d’être automatisés à plus ou moins
brève échéance.
Sans une réorganisation drastique de l’économie et de la société,
il est donc à craindre qu’en 2050, et même avant, une bonne partie
de l’humanité (la moitié ? les deux tiers ?) ne soit en 2050 devenue
inutile sur le plan économique. Quelle révolution anthropologique
vertigineuse ! On aura là une production en masse d’hommes et
de femmes en trop. Cette production d’humains économiquement
inutiles, dont le chômage de masse qui existe dans de nombreux
pays est le signe annonciateur, permet de mieux comprendre les
ressorts intimes du totalitarisme à l’envers. Puisqu’il n’est plus
possible de faire participer les surnuméraires symboliques d’un
sens démocratique commun partagé, alors autant faire éclater le
sens de la vie en une multiplicité d’instants éphémères et de lieux
interchangeables qui sont autant de « non-lieux », comme les
appelle l’anthropologue Marc Augé. C’est cette parcellisation du
sens qu’analysaient, dans des visées et des styles bien différents,
Cornelius Castoriadis lorsqu’il diagnostiquait une « montée de
l’insignifiance », ou Pierre Bourdieu dénonçant le Tittytainement,
l’hégémonie du fun, de la dérision et de l’entertainment.
Le troisième fait fondamental à prendre en compte est que cette
domination mondiale d’un capitalisme rentier et spéculatif aura
rendu largement impossibles ou inefficaces les luttes indispensables
contre le réchauffement climatique, la pollution et l’épuisement
des ressources minières, halieutiques ou énergétiques essentielles.
Non que cet hypercapitalisme soit incapable de se verdir et de faire
naître tout un ensemble d’innovations écologiques dont nous avons
encore à peine l’idée. Un personnage comme Elon Musk, inventeur
de PayPal et de la voiture électrique Tesla, est, par exemple, représentatif d’un capitalisme entrepreneurial puissamment imaginatif.
4. <www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/reports/Citi_GPS_Technology_
Work_2.pdf>.
5. <www.clubic.com/pro/emploi-informatique.clubic.com/actualite-735601etude-robotisation-emploi-roland-berger.html>.
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On a vu fonctionner il y a quelques jours le premier prototype de
son TGV solaire supersonique, en projet depuis 2012, destiné à
circuler à plus de 1 000 km/h dans des tubes spéciaux. Mais, par
nature, ce capitalisme ne peut se lancer que dans des innovations
technologiques rentables, au moins potentiellement, et il s’opposera
avec succès à toutes les mesures que les États voudront prendre pour
imposer des normes qui risqueraient de faire chuter le PIB. À titre
d’illustration, je me contenterai de citer cette donnée mentionnée
par Nicolas Hulot : 650 milliards de dollars de subventions sont
accordés dans le monde aux énergies fossiles, alors que le coût
qu’elles représentent pour l’environnement et la santé dépasse
4 000 milliards annuels. Et la décision récente du Parlement européen de plus que doubler le taux de pollution aux particules fines
admissible est éloquente6. Et ne parlons pas du TaFta et du Ceta7
qui visent à interdire aux États d’interdire les activités économiques
rentables qui seraient dangereuses pour l’environnement, la morale
ou la santé. La conclusion s’impose : dans ce premier scénario, nous
n’échapperons ni au réchauffement climatique, ni aux pénuries, ni
à la multiplication des cancers ou maladies en tous genres causés
par la pollution de l’environnement.
Voici qui m’amène au quatrième et dernier point, qui synthétise
les trois précédents. Dans le monde néolibéral parcellitaire qui
s’affirme et qui a des chances d’être absolument hégémonique
vers 2050, l’humanité risque fort de se retrouver divisée en deux
grands blocs ou, plutôt, d’un côté, entre le petit bloc des dix pour
cent évoqués tout à l’heure, et, de l’autre, le restant, divisés en de
multiples groupes, sous-groupes, souvent en luttes les uns contre
les autres. Une bonne illustration de cet état possible était donnée
récemment par l’excellente série d’Olivier Marchal, diffusée sur
Canal+, « Section zéro ». Elle met en scène la coexistence plus
que conflictuelle entre ce que la série nomme la Ville haute et
6. En octobre 2015, les vingt-huit États membres de l’Union et la Commission
ont décidé d’accorder des « marges de tolérance » aux constructeurs automobiles sur
les émissions limites de pollution de leurs véhicules. Ils les ont autorisés à dépasser les
normes d’émissions de NOx de 110 % à partir de septembre 2017, puis de 50 % à
partir de janvier 2020 et au-delà (Le Monde.fr, 28 octobre 2015) .
7. TaFta (Transtlantic Free Trade Area) : « grand marché » transatlantique ÉtatsUnis-Union européenne. Ceta (Comprehensive Economic and Trade Agreement) :
accords commerciaux Canada-Union européenne. (Ndlr.)
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la Ville basse. Développons cette fiction. La ville haute, ce sera
une sorte d’archipel de gated communities dans laquelle seront
réfugiées toutes les puissances hégémoniques, à l’abri de tous les
risques – pour parler comme Ulrich Beck. Dans les villes basses,
au contraire, on trouvera toute la misère du monde : les travailleurs
pauvres surexploités et les inutiles surméprisés, les petits et les
moyens truands, les autochtones, les natifs du lieu, et d’innombrables migrants, réfugiés climatiques ou politiques. Pour les seuls
réfugiés climatiques, une évaluation toute récente produite par
une ONG accréditée auprès de l’ONU donne froid dans le dos
puisqu’elle prévoit, d’après les données du Giec, qu’en 2050 un
milliard d’urbains, principalement en Asie, seront menacés par la
montée des eaux suite au réchauffement climatique.
Entre les deux villes, il est possible qu’il subsiste quelques passerelles et un semblant de monde commun, même si cette possibilité
est sérieusement menacée par les projets du transhumanisme, qui
risquent de produire prochainement une scission radicale entre
humains augmentés et humains ordinaires. Peut-être survivra-t-il
encore malgré tout quelques formes de démocratie apparente : des
élections, des partis, un relatif pluralisme des médias. Une des
forces de la série d’Olivier Marchal est de laisser entendre que
la police localisée en ville basse – ou on ne sait trop où –, est en
droit habilitée à intervenir partout, y compris en ville haute. Mais
on comprend très vite que cette habilitation est illusoire et que la
police officielle doit à tout moment s’incliner devant les milices
privées de la Ville haute. De la même manière, on peut imaginer
qu’il subsistera des agences publiques en droit indépendantes, des
grands corps de l’État (ou de ce qu’il en restera), chargés de réunir et
de produire une information objective sur tous les sujets possibles,
la santé, le PIB, l’environnement, l’éducation, la police, etc., mais
qu’à tout moment il leur faudra s’incliner face aux intérêts privés
dominants. Sans compter que leurs membres seront en permanence
soumis à la tentation de la corruption.
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J’en viens maintenant au second scénario catastrophique, celui
d’un retour actualisé aux totalitarismes d’hier, sur lequel je serai
beaucoup plus rapide parce que, instruits par l’histoire, nous savons
mieux de quoi il retourne. Ici encore, les analyses de Karl Polanyi
nous sont précieuses. Son objectif premier dans l’écriture de La
Grande transformation, publiée en 1944, était de comprendre les
raisons du basculement dans le totalitarisme. Sa réponse, on s’en
souvient, était que les hommes ne pouvant pas supporter de voir
leur destin régi par les forces impersonnelles et imprévisibles
du marché autorégulé – de l’économique désencastré du rapport
social – cherchaient refuge dans le retour à des communautés
humaines fantasmatiques leur donnant l’illusion de pouvoir exercer
leur liberté collective. Si sa thèse est juste, alors nous avons de
sérieuses raisons de redouter une nouvelle explosion de passions
totalitaires, puisque les diktats des marchés financiers spéculatifs,
gérés à la nanoseconde près par des ordinateurs interconnectés, sont
infiniment plus impersonnels, tyranniques, imprévisibles et cruels
encore que le vieux marché autorégulé du libre-échange classique.
Que des forces puissantes, potentiellement totalitaires, soient en
train de naître en opposition à l’hégémonie des marchés spéculatifs,
nous en avons de nombreux indices. Le cas le plus spectaculaire est
bien sûr celui de Daech (ou d’Al-Qaida, Al-Nosra, Boko-Haram,
etc.), qui n’est d’ailleurs pas « potentiellement totalitaire », mais
déjà intégralement totalitaire, de part en part. Comme s’il faisait
vivre en terre d’islam, avec un siècle de retard, les passions totalitaires nées en Europe. Du totalitarisme, pour le dire en une phrase,
Daech reproduit la matrice constitutive : une combinaison explosive de nihilisme radical, de condamnation et de rejet sans appel
de tout ce qui existe, au nom de l’aspiration à un paradis à la fois
terrestre et posthume, dans l’ici-bas et dans l’au-delà. Comme les
totalitarismes d’hier, il s’adresse et parle à ceux qui, se sentant en
trop et se jugeant considérés comme des moins que rien au sein
de l’ordre social dominant, veulent devenir plus que tout en se
fondant dans un grand tout hégémonique. Il n’est pas impossible
que l’islamisme radical triomphe, au moins temporairement et
dans certaines régions du globe, et n’instaure cet immense empire
(le califat) que Boualem Sansal décrit sous le nom d’Abistan dans
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Le scénario du retour du même : le totalitarisme à l’endroit
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son beau livre, « 2084 », écrit en écho et en hommage au « 1984 »
d’Orwell. L’Abistan, écrit Sansal, est ainsi nommé d’après le nom
du prophète Abi, « délégué » de Yölah sur terre. Son système est
fondé sur l’amnésie et la soumission au dieu unique. Toute pensée
personnelle est bannie et un système de surveillance omniprésent
permet de connaître les idées et les actes déviants. Officiellement,
le peuple unanime vit dans le bonheur de la foi sans questions8.
Mais d’autres formes de totalitarisme classique ou de dictatures
populistes (au mauvais sens du terme) sont susceptibles de renaître
ailleurs. Il est frappant de constater que, d’ores et déjà, un peu partout dans le monde, les partis traditionnels et modérés de gauche
ou de droite commencent à voler en éclats et se retrouvent en très
grande perte de vitesse. Ces partis classiques entendent tempérer
le Marché par l’État ou l’État par le Marché. En Autriche, ils n’ont
même pas été présents au second tour de l’élection présidentielle.
En Hongrie, en Pologne ou en Slovaquie, on assiste à la montée
en puissance d’une extrême droite nationaliste et xénophobe pré
(ou post) fascisante. À côté de Donald Trump aux États-Unis ou
d’un Rodrigo Duterte, nouveau président élu des Philippines, qui
se vante des mille sept cents assassinats qu’il a commis et de ceux
qu’il s’apprête à commettre encore, Berlusconi apparaît rétrospectivement comme un enfant de chœur intellectualiste.
Inutile de détailler davantage. Deux points seulement doivent
être soulignés ici. Le premier est que la lutte entre le totalitarisme à
l’envers et le totalitarisme classique de Daech, la lutte de Djihad vs.
Mac World comme le signalait déjà, il y a une vingtaine d’années,
le politologue Benjamin Barber, est largement spéculaire, chacun
empruntant à l’autre une partie de ses armes et trouvant dans l’autre
la raison d’être et la légitimité de son combat. Par rapport à cette
lutte centrale, la renaissance possible des totalitarismes classiques
en Europe apparaît elle aussi spéculaire et complémentaire. Elle
fait intervenir au moins un troisième type d’acteur en réaction
aux deux autres, créant ainsi un champ géostratégique tripolaire
mouvant qu’on pourrait nommer Retour du refoulé nationaliste
vs. Djihad vs. Mac World.
La deuxième considération est que, bien entendu, pas plus que
le totalitarisme à l’envers, l’islamisme radical ou le nationalisme
8. Je cite simplement la quatrième de couverture du livre.
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résurgent ne seront en mesure de faire face aux défis environnementaux, puisque toute lutte en ce sens sera toujours subordonnée,
non plus aux impératifs de la rentabilité financière, cette fois, mais
à ceux de la rentabilité idéologique.
J’arrête ici la présentation de mes deux scénarios catastrophiques pour me demander maintenant quelles sont les chances
de voir triompher un troisième scénario, un scénario qui laisserait
toutes ses chances à une refondation des idéaux démocratiques.
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Les deux scénarios, ou plutôt, les deux scénarios plus un que
je viens de présenter, décrivent des états du monde possible vers
2050, mais des états qu’il n’est possible d’imaginer que parce
qu’ils représentent le prolongement de situations ou de tendances
déjà fortement présentes et actives aujourd’hui. J’ai exclu de cet
exercice d’anticipation l’éventualité qu’on retrouve vers 2050, à
peu près en l’état, le système de la démocratie actuellement en
vigueur. Celui-ci, je viens de le suggérer, apparaît désormais à
bout de souffle. Les électeurs, en un mot, sont de moins en moins
partants pour participer au jeu de l’affrontement droite/gauche
classique ou à ses variantes, et se détournent soit vers l’abstention,
massivement, soit vers la droite ou la gauche extrêmes, soit vers
des candidats se proclamant hors système. Nous sommes désormais très éloignés de la certitude, partagée par à peu près tous
les analystes et les politologues à la fin du xxe siècle, qu’assez
rapidement la formule de la démocratie occidentale, caractérisée
par le couplage du capitalisme et de la démocratie parlementaire,
allait s’imposer sur toute la planète. Très loin, en d’autres termes,
de la fin de l’histoire prophétisée par Fukuyama. Ce à quoi nous
assistons, au contraire, c’est, bien plutôt, à l’échec répété de toutes
les tentatives d’instaurer la démocratie là où elle n’était pas déjà
en place, à commencer par l’échec jusqu’à présent des révolutions
arabes, sauf, espérons-le, en Tunisie. Il faut se demander pourquoi
les apologies ou les défenses classiques de la démocratie ne font
plus recette et cèdent de plus en plus de terrain face aux pulsions
extrémistes, totalitaires ou dictatoriales.
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Le scénario vertueux : refondation
(convivialiste ?) de la démocratie
S'émanciper, oui, maiS de quoi ?
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La raison la plus évidente réside dans le grand découplage en
passe d’être consommé entre démocratie et bien-être matériel.
Nous l’avons vu avec les données américaines, depuis deux ou trois
décennies déjà, la démocratie ne tient plus sa promesse d’apporter
à tous une prospérité matérielle toujours plus grande, d’année en
année. Or, dans l’attrait que la démocratie occidentale a exercé et
exerce encore, en Europe de l’Est par exemple, il est difficile de
décider de la part qui revient au désir de démocratie en tant que
telle, au désir de liberté, ou au seul désir de bien-être matériel.
Longtemps, les deux ont semblé devoir aller nécessairement de
pair. C’est ce couplage qui a puissamment contribué à calmer
les passions totalitaires dans l’après Deuxième Guerre mondiale
en Europe, et à produire un début d’universalisation de la norme
démocratique. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans les pays
riches, la croissance du PIB n’est plus guère au rendez-vous, et ne
reviendra sans doute plus de manière significative. Quand elle est
là, elle profite surtout ou exclusivement au petit nombre. Même
dans les pays émergents elle décline, quand elle ne devient pas
négative, comme au Brésil. En tout état de cause, elle ne pourra
pas se poursuivre longtemps de manière significative sans mettre
définitivement en péril les équilibres environnementaux. Je parlais à
l’instant du découplage entre démocratie et croissance. Doublé d’un
découplage entre croissance et emploi, il tend à devenir structurel.
En revanche, un autre grand découplage devient, lui, de plus en
plus improbable. Il s’agit du découplage entre croissance de la production marchande et croissance de la production matérielle, avec
tout ce que cette dernière implique de ponction sur les ressources
de la planète et de dégradation du climat et de l’environnement.
En un mot, il devient de plus en plus impossible d’espérer que le
retour de la croissance du PIB permette de réparer les dégâts de la
croissance, et notamment les dégâts environnementaux.
La seconde raison du déclin de l’idéal démocratique classique est
l’obsolescence des grands discours ou des grands récits politiques
de la modernité : le libéralisme, le socialisme, le communisme ou
l’anarchisme. Aucun d’entre eux ne fait encore suffisamment sens
aujourd’hui. Et cela pour deux raisons principales.
La première est que tous les quatre, malgré les conflits violents
qui les ont opposés, partagent peu ou prou le même postulat anthropologique : celui que le problème principal de l’humanité est la
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rareté matérielle, l’insuffisance des moyens de satisfaire les besoins.
À les en croire, c’est en raison de cette pénurie de biens que les
humains se combattent. Le seul espoir d’arriver à un état de paix
perpétuel serait donc d’accroître la production jusqu’à la satiété
finale. Aujourd’hui encore, dans le cadre du jeu politique institué,
l’argument premier que donne chaque parti de gouvernement à ses
électeurs est celui de sa compétence pour faire revenir la croissance.
Or, le postulat anthropologique sous-jacent à cet argumentaire est
doublement fautif. Il l’est, tout d’abord, parce que, nous venons
de le voir, l’idéal de satiété qu’il laisse miroiter est doublement
inaccessible. Il est inaccessible parce que la croissance n’est plus
vraiment au rendez-vous et parce qu’elle est écologiquement ruineuse. Mais il l’est aussi parce que le vrai défi pour l’humanité
n’est pas tant de mieux satisfaire ses besoins que de maîtriser
l’illimitation de ses désirs, son inclination à la démesure, à l’hubris.
Les luttes principales depuis une cinquantaine d’années, on le voit
bien, sont moins des luttes pour la répartition des richesses que des
luttes de reconnaissance. Parce que le besoin est toujours encastré
dans le désir de reconnaissance, il est infini si, comme l’affirmait
Durkheim, il n’est pas limité par un principe moral.
La seconde grande raison de l’obsolescence des quatre grands
discours de la modernité est leur incapacité à préciser l’échelle à
laquelle il faut viser la réalisation de l’idéal démocratique : la commune ? la région ? l’État-nation ? les aires culturelles ou religieuses ?
la planète ? L’expérience du monde actuel atteste que le principe de
l’État-nation est loin d’être caduc, même en Europe, où l’on assiste au
retour du refoulé nationaliste à l’Est et aux poussées indépendantistes,
nationaliste elles aussi, à l’Ouest, en Espagne ou au Royaume-Uni.
Mais il est clair qu’il ne peut pas se suffire à lui-même.
En tirant les conclusions des analyses que je viens de présenter, on voit s’esquisser les données du problème qu’il nous faut
affronter pour nous donner une chance d’échapper aux deux plus un
scénarios catastrophe. Il nous faut élaborer un nouveau grand récit
montrant la désirabilité d’une société démocratique de prospérité
sans croissance ou, plutôt, car il ne faut pas diaboliser le PIB, d’une
société de prospérité « même sans croissance », selon les termes de
l’économiste Tim Jackson, même si celle-ci devait ne pas revenir.
Il nous faut cesser de laisser croire que le seul moyen de régler
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tous les problèmes sociaux – école, santé, justice, environnement
etc. – c’est de pouvoir distribuer toujours plus de pouvoir d’achat
monétaire. Si nous attendons ce retour de la croissance, comme
d’autres attendaient Godot, pour répondre à ces questions et imaginer une société plus harmonieuse, alors nous serons la proie des
totalitarismes à l’endroit ou à l’envers. Cette société de prospérité
même sans croissance ne pourra être édifiée que dans la pleine
conscience de la finitude et de la fragilité de la planète Terre, d’une
part, et que dans la conviction que le premier problème à affronter
est celui de la lutte contre la propension humaine à l’hubris, au
désir de toute-puissance.
À quels critères devrait répondre un nouveau grand récit crédible permettant de placer ses espoirs dans une société démocratique de prospérité sans croissance ?
Il faut, tout d’abord, si nous voulons échapper au jeu de bascule
entre totalitarismes à l’endroit et à l’envers qu’il fasse droit au souci
du collectif comme à celui des individus. Qu’il n’hypostasie et ne
fétichise ni l’individu ni le collectif. Il faut par ailleurs qu’il repose
sur des principes aisément universalisables ou pluriversalisables.
Des principes qui ne soient en réalité que l’explicitation des valeurs
qui animent déjà tous ceux à travers le monde qui recherchent ou
mettent en œuvre des pratiques alternatives au néolibéralisme. Des
pratiques qui inventent un monde postnéolibéral démocratique.
La meilleure chance pour cela est d’opérer une synthèse en
forme de dépassement (Aufhebung) des quatre grands discours de
la modernité, libéralisme, socialisme, anarchisme ou communisme,
en montrant comment ils s’inscrivent dans la continuité du message
des grandes religions universalistes. En entreprenant de tester leurs
marges d’accord possible, les intellectuels de bords idéologiques
très divers réunis dans la rédaction du Manifeste convivialiste9 ont
dégagé quatre principes fondamentaux dans lesquels ils se reconnaissent tous et qui leur semblent avoir une portée universelle, ou
universalisable. Sans qu’ils en aient eu conscience, il apparaît que
chacun de ces principes énonce en réalité la valeur cardinale d’un
des quatre grands discours de la modernité politique :
9. Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, Le Bord de l’eau,
Lormont, 2013.
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Quelles sont les chances qu’une telle refondation de la démocratie puisse s’opérer sur des bases postcroissantistes ? Pour qu’elles
deviennent réelles, il faut que cette refondation puisse satisfaire
à trois conditions.
Il faut d’abord montrer qu’il est possible à chacun d’accéder
à de meilleures conditions de vie, y compris matérielles, dans le
cadre de sociétés ayant renoncé à l’idéal de la croissance pour la
croissance, plutôt qu’en plaçant tous les espoirs dans une croissance du PIB qui ne vient pas. Une des raisons de penser que cela
est possible est que de nombreuses études attestent que même les
riches vivent mieux dans un monde moins inégalitaire.
Mais il faut également montrer comment les multiples expériences qui essaient de bâtir un mode de vie postnéolibéral qui
se cherchent un peu partout font système. Elles le font en faisant
intervenir un troisième acteur dans le rapport entre le Marché et
l’État : la société civique organisée. La société civique diffère de
la société civile en cela qu’elle ne se borne pas à rechercher la
satisfaction de ses besoins de manière autonome, uniquement pour
elle-même, mais qu’elle le fait sous contrainte d’un souci du bien
commun. La société civique associationniste – celle des communs,
diraient certains aujourd’hui – n’est opposée ni au Marché ni à
l’État mais à l’hypertrophie de l’un ou de l’autre, et au risque de leur
hégémonie sur l’existence sociale. À la menace qu’ils ne diluent
le rapport social dans la marchandise ou dans la réglementation.
Mais il faut surtout et d’abord peut-être, c’est la troisième
condition, prendre conscience que le combat principal est à mener
contre l’hubris, la démesure, l’aspiration à la toute-puissance, qu’il
s’agisse de la toute-puissance financière ou de la toute-puissance
idéologique. Dans ce combat-là, où il y va de la survie au moins
morale et peut être aussi physique de l’humanité, il faut parvenir à
provoquer un sursaut ou un éveil de la conscience morale à l’échelle
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Le principe de commune humanité est au cœur du projet communiste. Le principe de commune socialité au cœur du projet socialiste. Le principe de légitime individuation reprend l’inspiration
primordiale de l’anarchisme, et le principe d’opposition maîtrisée,
l’idée que le but du politique est de permettre aux humains de
s’opposer sans se massacrer, est ce qui définit le libéralisme bien
entendu.
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planétaire. La tâche peut paraître hors de portée. Elle est pourtant
envisageable si l’on cesse de jouer les religions ou les discours de
la modernité les uns contre les autres, et que l’on se met en position de mobiliser la meilleure part du libéralisme, du socialisme,
du communisme ou de l’anarchisme. En mobilisant également la
meilleure part des traditions religieuses. Ce qui est d’autant plus
plausible qu’à y regarder de près, s’il y a au moins un élément
commun à toutes les religions c’est précisément la lutte qu’elles
mènent contre le désir de toute-puissance, contre l’hubris. Et, très
concrètement, la dernière encyclique du pape François, Laudate
si, peut être considérée comme entièrement convivialiste dans
son esprit. La même chose est vraie de la déclaration faite peu de
temps après la publication de cette encyclique par des centaines
d’autorités religieuses musulmanes. Et ce n’est pas le Dalaï-lama
qui les démentira. Reste à donner beaucoup plus de force, d’écho et
de visibilité à toutes ces convergences. Probablement en lançant un
mot d’ordre planétaire de lutte contre les inégalités et la corruption,
ce qui implique de définir un niveau de revenu et/ou de patrimoine
maximum au-delà duquel on sort des limites de la commune humanité et de la commune socialité. Et, symétriquement, la définition
d’un niveau de ressources minimal que tout État devrait garantir à
ses citoyens. C’est la misère qui, comme la richesse hors-norme,
doit être décrétée illégale10.
Conclusion
Deux mots seulement en conclusion. Le premier pour dire
que personne ne peut savoir lequel des scénarios que je viens
d’esquisser l’emportera, et d’autant moins qu’il faudrait examiner
également toutes les formes de composition ou de combinaison
possibles entre les types idéaux que j’ai essayé de dégager ici dans
leur pureté la plus grande. La Chine, par exemple, marie des formes
10. Je ne donne ici que quelques indications très cursives. On trouvera beaucoup
plus de détails et de précisions dans la Revue du MAUSS semestrielle, n° 43, « Du
convivialisme comme volonté et comme espérance », 1er semestre 2014 ; Alain
Caillé et al., Le Convivialisme en dix questions, Le Bord de l’eau, Lormont, 2015 ;
Alain Caillé et les Convivialistes, Éléments d’une politique convivialiste, Le Bord
de l’eau, Lormont, 2016.
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d’exploitation hypercapitalistes dignes du xixe siècle avec un type
de domination politique communiste. Elle est une bonne candidate
au mariage ou à l’hybridation d’un totalitarisme classique et d’un
totalitarisme à l’envers. Mais il faut aussi faire entrer en ligne de
compte l’existence dans nombre de pays de dictatures militaires
ou/et religieuses classiques, qui ne correspondent à aucune des
deux formes de totalitarisme distinguées ici.
Le second pour dire que, dans les deux premiers scénarios,
les institutions étatiques, les administrations et donc, en France,
les grands corps de l’État, se retrouveront asservis aux intérêts
financiers ou idéologiques et instrumentalisés par eux. Dans le
troisième scénario, au contraire, la haute fonction publique pourra
et devra jouer un rôle absolument central, mais à la condition de
renouveler l’image qu’elle a d’elle-même et qu’elle donne de son
rôle. Traditionnellement, en France, la haute fonction publique
s’est vue comme à la fois le tuteur et l’instituteur de la société,
sachant mieux qu’elle ce qui était bon pour elle et ayant tendance,
pour son bien, à agir et à décider à sa place. Dans le cadre de la
société convivialiste à bâtir – appelons-la ainsi –, son rôle sera tout
différent. Montesquieu, on s’en souvient, voyait dans la séparation et l’équilibre des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire,
la clé de voûte du bon régime politique. Il faut généraliser son
propos. Le critère d’une société convivialiste aboutie sera le bon
équilibre enfin trouvé entre le Marché, l’État et la société civique
associationniste. Les grands corps de l’État ne seront plus alors
les agents privilégiés de l’exécutif, mais les viviers d’experts,
impartiaux (et incorruptibles) ouverts à la critique et à la remise
en cause, au service aussi bien de l’État que des entreprises et des
citoyens associés. Ils constitueront un des rouages essentiels d’une
démocratie dialogique. Ils ont été dans les années 1970-1980 les
acteurs premiers de la modernisation de la France. Pour que le
scénario vertueux ait des chances de triompher en 2050, peut-être
faudrait-il qu’ils deviennent sans tarder ceux de sa convivialisation.
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