Le spectre de la crise financière française de 1983.
Influences et solidarités européennes
Laurent Warlouzet
To cite this version:
Laurent Warlouzet. Le spectre de la crise financière française de 1983. Influences et solidarités
européennes. Vingtième siècle. Revue d’histoire, Presses de Sciences Po, 2018, 138 (2), pp.93.
10.3917/ving.138.0093. hal-02915242
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Le spectre de la crise financière française de 1983
Influences et solidarités européennes
Laurent Warlouzet
Version auteur de: Laurent Warlouzet, " Le spectre de la crise financière française de
1983. Influences et solidarités européennes", in Vingtième Siècle. Revue d'histoire,
2018/2, n° 138, pp. 93-107.
DOI : 10.3917/ving.138.0093
Cet article procède à la relecture des mécanismes qui ont conduit au tournant de la
rigueur de mars 1983, dont il propose de déconstruire l’interprétation historiographique
qui a jusque-là prévalu et qui insiste sur la rupture nette opérée à cette occasion. Pour
Laurent Warlouzet, les décisions prises par le gouvernement français relèvent moins de
l’influence néolibérale britannique que d’une convergence franco-allemande et de
contraintes liées au contexte difficile dans lequel se trouve alors l’économie française.
Le « tournant de la rigueur » constitue l’expression consacrée pour désigner les décisions
prises par le gouvernement français en mars 1983 : dévaluer tout en restant dans le Système
monétaire européen (SME) grâce à un plan d’économies. La voie européenne promue par
Jacques Delors, ministre de l’Économie et des Finances, l’emportait alors sur les tentations
protectionnistes, incarnées en particulier par le ministre de l’Industrie Jean-Pierre
Chevènement. L’événement a longtemps été interprété comme un tournant radical, et parfois
lu comme l’adoption du néolibéralisme par le gouvernement français. On doit cette
interprétation, influente, à Bruno Théret et Bruno Jobert 1.
Pourtant plusieurs historiens, notamment Michel Margairaz, ont remis en cause cette
notion de rupture brutale, ce dernier lui préférant l’idée de « virage », soit une inflexion dans
un processus complexe, au sein duquel coexistaient plusieurs approches économiques prises
1
Bruno Jobert et Bruno Théret, « France : la consécration républicaine du néolibéralisme », in Bruno Jobert
(dir.), Le Tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 21-86. Pour une analyse historique
complète des différentes interprétations françaises des événements de 1983 depuis l’origine, voir Matthieu Fulla,
« État de la question, historiographie », communication lors du colloque organisé par Olivier Feiertag et Michel
Margairaz et intitulé « Une histoire du tournant de la rigueur », les 25 et 26 mars 2013 à Paris.
1
en compte par le gouvernement depuis 1981 2. De même, dans une brillante synthèse
consacrée à la France des années 1980, Ludivine Bantigny relativise la rupture de 1983, en
soulignant que la ligne de l’austérité budgétaire s’était exprimée dès l’automne 1981 3. Dans
sa notice pour l’Histoire mondiale de la France, François Denord reprend à son compte ces
nuances en soulignant que « parler de “tournant” se révèle, à bien des égards, exagéré 4 », car
le débat entre les deux gauches a été constant au sein du Parti socialiste depuis les
années 1970. Enfin, dans sa thèse de doctorat consacrée à la politique du travail de 1981 à
1984, Matthieu Tracol adopte la même perspective à partir d’une analyse fouillée utilisant des
sources nouvelles, notamment le fonds Mauroy 5.
Le poids symbolique de l’alternative de 1981 dans l’histoire de France justifie cette
multiplication de travaux aux thèses convaincantes, adoptant du reste une perspective
majoritairement française. Cette contribution se propose de les compléter par une perspective
européenne afin d’évaluer, d’une part, l’originalité de la trajectoire française en Europe, et,
d’autre part, le rôle de l’Europe dans le processus de décision, qu’il s’agisse de la
Communauté économique européenne (CEE) d’alors ou des gouvernements nationaux pris
individuellement 6. La « contrainte extérieure », dont le poids a été souligné par l’analyse de
Jean-Charles Asselain, sera ainsi incarnée par des acteurs concrets 7.
L’article vise ainsi à montrer qu’un tournant véritable eu lieu en mars 1983 en termes de
convergence avec les politiques économiques majoritaires au sein de la CEE, et ce du fait de
la relation franco-allemande, plus que d’une pression de la Commission européenne ou de la
Grande-Bretagne thatchérienne. L’engagement européen du président Mitterrand était
2
Michel Margairaz, « L’impératif économique : l’ajustement périlleux entre relance, réforme et rigueur », in
Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand : les années du changement, 19811984, Paris, Perrin, 2001, p. 333-343 ; Michel Margairaz, « Les décideurs de la politique économique et
financière des années 1970-1980 », communication lors du colloque organisé par Olivier Feiertag et Michel
Margairaz et intitulé « Une histoire du tournant de la rigueur », les 25 et 26 mars 2013 à Paris.
3
Ludivine Bantigny, La France à l’heure du monde : de 1981 à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 2013, p. 32.
4
François Denord, « 1983 : la rigueur des temps », in Patrick Boucheron (dir.), Nicolas Delalande, Florian
Mazel, Yann Potin et Pierre Singaravélou (coord.), Histoire mondiale de la France, Paris, Éd. du Seuil, 2017,
p. 723.
5
Matthieu Tracol, « La Rigueur et les réformes : histoire des politiques du travail et de l’emploi du
gouvernement Mauroy (1981-1984) », thèse pour le doctorat en histoire, Université Paris-I, 2015, p. 14.
6
Cet article s’inscrit dans un travail plus large sur la mutation des politiques économiques ouest-européennes
face à la mondialisation de 1973 à 1986 : Laurent Warlouzet, Governing Europe in a Globalizing World :
Neoliberalism and its Alternatives following the 1973 Oil Crisis, Londres, Routledge, 2018.
7
Voir l’article de Jean-Charles Asselain dans ce numéro.
2
antérieur à 1983 8, mais il n’était pas visible du fait de l’originalité de la trajectoire
économique française en Europe. Ce hiatus disparaît en mars 1983, ouvrant la voie à la
renaissance d’un couple franco-allemand efficace. Par ailleurs, cette contribution s’attache à
inscrire le « tournant de la rigueur » dans la transition des politiques économiques et sociales
occidentales, d’une dominante keynésienne à une optique plus libérale. Si la politique
néolibérale se définit par la volonté de s’attaquer à l’État-providence, à l’image de la politique
thatchérienne d’alors, alors la crise de 1983 ne donne pas lieu à un tournant néolibéral, mais
plutôt à une convergence vers des politiques de libre-marché adaptées au défi de la
mondialisation, sans être incompatibles avec des politiques sociales 9.
À l’appui de cette thèse ont été mobilisées des archives permettant d’étudier les quatre
acteurs principaux, les gouvernements français, britannique et allemand (y compris les
archives de la Bundesbank), ainsi que les archives de la Confédération européenne des
syndicats (CES), afin d’apporter un éclairage sur le débat transnational au sein de la gauche
européenne.
Tout d’abord, l’article insiste sur l’originalité de la relance conduite par le président
Mitterrand dans l’Europe de la période 1981-1983. Ensuite, il souligne l’ampleur de la crise
financière que connaît le gouvernement français en 1983. Enfin, il affirme le caractère
déterminant de la relation franco-allemande dans la résolution de la crise.
L’originalité de la relance Mitterrand en Europe
En 1981, l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand produit une rupture majeure sur le plan
politique, avec le retour de la gauche au pouvoir après vingt-trois années d’absence. Les
réformes sociales sont très nombreuses, avec une augmentation des salaires et des minima
sociaux, une réduction du temps de travail (cinquième semaine de congés payés annuels et
passage du temps de travail hebdomadaire de quarante à trente-neuf heures) et une relance des
8
Georges Saunier, « Le gouvernement français et les enjeux économiques européens à l’heure de la rigueur,
1981-1984 », in Éric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir.), Milieux économiques et
intégration européenne au
XXe
siècle : la relance des années quatre-vingts (1979-1992), Paris, CHEFF, 2007,
p. 109-146.
9
Sur cette distinction entre politique de libre-marché et politique néolibérale, la seconde étant une variante
radicalisée de la première caractérisée par la volonté de réduire l’État-providence, voir L. Warlouzet, Governing
Europe in a Globalizing World…, Londres, Rouledge, 2017, p. 7-8 et 32-35. Cette définition est sensiblement
différente de celle adoptée dans une approche plus proche de l’histoire des idées : François Denord, « Néo-
3
embauches dans la fonction publique. La logique est sociale mais aussi économique car ces
réformes doivent soutenir une politique de relance qui vise à résorber le chômage, en
constante progression depuis le premier choc pétrolier de 1973. Avant cette date, le taux de
chômage était inférieur à 3 % de la population active alors qu’il dépasse 7 % en 1981 et 8 %
en 1982.
En complément, les nationalisations doivent servir à réorganiser le tissu industriel français
autour de champions nationaux spécialisés, alors que les groupes privés s’épuisent en
concurrences intestines ruineuses. Pour les nouveaux responsables socialistes, le contreexemple est donné par l’approche de l’équipe précédente, celle du président Valéry Giscard
d’Estaing et du Premier ministre Raymond Barre, qui ont prétendu mener une politique
libérale tout en aidant massivement des entreprises privées finalement perçues comme
inefficaces, en particulier dans la sidérurgie 10. Le gouvernement britannique travailliste n’a-til pas nationalisé en 1977 deux secteurs en déshérence, la construction navale (British
Shipbuilding) et l’industrie automobile (British Leylands) ? L’intervention publique paraît
ainsi constituer, pour les responsables socialistes, non seulement un choix idéologique, mais
aussi une solution efficace face à un patronat incompétent.
Par ailleurs, il faut noter qu’à l’échelle européenne, les responsables socialistes disposaient
d’une certaine marge de manœuvre. Ainsi, une enquête française conduite en 1979, dans le
cadre du débat européen sur l’aménagement du temps de travail, révèle que la durée annuelle
du travail en France était, en 1977, de 1 900 heures contre 1 820 heures au Royaume-Uni,
1 750 h en République fédérale d’Allemagne (RFA) et en Belgique, 1 540 heures en Italie et,
à titre de comparaison, 1 700 heures aux États-Unis et 2 100 heures au Japon 11. Parmi les
pays voisins, seuls les Pays-Bas connaissent une durée légèrement supérieure, avec
1 940 heures De même, en termes de déficits, la gestion prudente de l’austère Raymond Barre
a permis de préserver des marges de manœuvre, et ce malgré une mini-relance à l’extrême fin
de son mandat. En 1979 et en 1980, le déficit de l’administration centrale est légèrement
inférieur en France par rapport à l’Allemagne de l’Ouest (voir le document 1). Ainsi, au
libéralisme et “économie sociale de marché” : les origines intellectuelles de la politique européenne de la
concurrence (1930-1950) », Histoire, économie et société, 27 (1), 2008, p. 23-34.
10
Voir le constat globalement critique mais nuancé de la Commission du bilan présidée par François Bloch-
Lainé : Commission du bilan, La France en mai 1981 : forces et faiblesses, Paris, La Documentation française,
1981, p. 128-134, notamment p. 131 pour la sidérurgie.
11
Archives nationales (AN) françaises, 5AG3/915, note du conseiller technique Olivier Fouquet à la
présidence de la République, 9 mars 1979 ; note du ministère du Travail, 6 mars 1979.
4
tournant de 1980, le gouvernement français paraît plus vertueux que son homologue
allemand, une situation rare dans l’après-guerre 12. La Bundesbank se plaint encore des
déficits allemands au début de l’année 1981 13. Au-delà de ces deux pays, les déficits sont
plus importants encore en Grande-Bretagne, aux États-Unis et surtout en Italie.
1. Solde des administrations publiques en pourcentage du PNB 14
L’intensité de la relance Mitterrand fait débat. Elle a certes été significative, mais moins
importante financièrement que la relance Chirac de 1975. Cependant, à la différence de cette
dernière, elle crée des charges permanentes par le biais des réformes sociales, des
nationalisations et de la création d’emplois publics 15. Le fait que la relance ait été consacrée
aux trois quarts à la consommation, et seulement pour un quart à l’investissement 16, est aussi
l’objet de débat. Les responsables socialistes comptaient sur une reprise économique rapide
mais, dès juillet 1981, l’OCDE revoit à la baisse ses prévisions 17. Surtout, la relance française
intervient après huit années de crise économique qui ont démontré le caractère structurel de la
12
Sur les difficultés financières allemandes, voir L. Warlouzet, Governing Europe in a Globalizing World…,
op. cit., p. 20 et 145.
13
Archives de la Bundesbank, B 330/11165, réunion du Zentralbankrats du 19 février 1981.
14
Source pour la période 1977-1982, FMI, Rapport annuel 1984, Washington, 1985, p. 5 ; pour la période
1983-1986, FMI, Rapport annuel 1987, Washington, 1988, tableau 1.
15
Jean-Charles Asselain, « L’expérience socialiste face à la contrainte extérieure », in Serge Berstein et al.
(dir.), François Mitterrand…, op. cit., p. 400 et 429 ; voir aussi l’article publié dans ce numéro.
16
Robert Salais, « De la relance à la rigueur », in Serge Berstein et al. (dir.), François Mitterrand…, op. cit.,
p. 476-505.
17
Claude Beaud, Chocs et entrechocs de l’économie mondiale, 1973-1987, Paris, Sedes, 1988, p. 144.
5
crise. La dépression est encore amplifiée par le deuxième choc pétrolier de la fin de l’année
1979 qui relance l’inflation et l’augmentation du chômage, tout en diminuant la croissance.
Son impact est magnifié par la décision du nouveau président de la Réserve fédérale étatsunienne, Paul Volcker, prise en 1979, d’augmenter massivement les taux d’intérêt afin de
briser l’inflation. Tous les autres pays sont obligés de suivre, ce qui contribue à dégrader la
conjoncture. Alors que le recours à la relance keynésienne semblait un réflexe naturel dans
l’Europe de 1975, il ne l’est plus en 1981, comme le montrent les exemples des politiques
conduites par les trois pays grands voisins, Grande-Bretagne, Allemagne et Italie, et comme le
suggèrent les réflexions de la Confédération européenne des syndicats.
Le Royaume-Uni offre le contraste le plus saisissant avec la France. Margaret Thatcher,
devenue Premier ministre en 1979, impose une politique d’austérité budgétaire radicale, et de
taux d’intérêt élevés afin de lutter contre l’inflation. Cette politique entraîne des protestations
massives en 1980-1981, y compris de la part du patronat qui se plaint de taux d’intérêt trop
élevés, et suscite de sérieux doutes au sein même du parti conservateur 18. En effet, les
résultats ne sont pas au rendez-vous à court terme, en termes de croissance, de chômage, ni
d’inflation, avec un pic à 21,9 % en mai 1980 (en rythme annuel). Dans le domaine de la
politique industrielle, la mutation est plus progressive car les privatisations massives
n’interviennent qu’après sa réélection de 1983.
En Allemagne, le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt, issu de l’aile
modérée du SPD, associe l’impératif de la préservation de la remarquable compétitivité des
entreprises allemandes, par un contrôle de l’inflation et des équilibres budgétaires, à des
relances keynésiennes ciblées depuis 1975 qui portent en général plus sur l’investissement
que sur la consommation 19. Cette politique s’interrompt aux lendemains du second choc
pétrolier, qui provoque une récession très aiguë et un déficit de la balance des paiements. La
dégradation de la conjoncture provoque la publication d’un rapport alarmiste sur le déficit
budgétaire, qui pousse Schmidt à lancer en décembre 1981 un vaste programme
18
Keith Middlemas, Power, Competition and the State, vol. 3 : The End of the Postwar Era : Britain since
1974, Basingstoke, Macmillan, 1991, p. 350 ; David Parker, The Official History of Privatisation, vol. 1 : 19791987, Londres, Routledge, 2009, p. 70.
19
Tim Schanetzky, Wirtschaftspolitik, Expertise und Gesellschaft in der Bundesrepublik 1966 bis 1982,
Berlin, Akademie Verlag, 2007, p. 273 ; Wolfgang Neumann et Henrik Uterwedde, Industriepolitik : ein
deutsch-französischer Vergleich, Leverkusen, Leske, 1986, p. 66.
6
d’assainissement des finances publiques 20. La crise économique et les divisions entre le SPD
et le FDP provoquent finalement la chute du gouvernement et l’arrivée au pouvoir du
gouvernement Kohl, à la tête d’une nouvelle coalition CDU – CSU-FPD. Face à l’ampleur du
déficit budgétaire, le gouvernement prend immédiatement des mesures d’« urgence » fondées
sur des économies budgétaires ciblées. Toutefois, la rupture est plus forte dans le discours que
dans les faits. Le gouvernement prévoit toujours quelques mesures de soutien aux
investissements et à la construction immobilière à la fin de l’année 1982 21. Si la transition est
progressive, Kohl poursuit une politique de réduction du déficit public, qui passe de 3,7 %
PIB en 1981 à un peu plus de 1 % en 1985 22.
En dehors des gouvernements, les réflexions au sein de la CES convergent également vers
l’idée que toute tentative de relance keynésienne de manière unilatérale et centrée sur la
consommation dans un monde ouvert serait illusoire. En 1977, la CES s’exprime ainsi : « La
CES reconnaît que l’interdépendance des économies de la Communautés est maintenant telle
que la plupart des pays ont moins de possibilité de décider seuls des politiques économiques
de management de la demande qu’ils entendent poursuivre, et que de toute façon ces
politiques de management de la demande ne parviendront pas à réstaurer le plein emploi dans
un délai raisonnable sans effets inacceptables sur l’inflation ou sur la balance des
paiements » 23. » La CES réaffirme cette position en 1980, tout en encourageant des mesures
ciblées, notamment à destination des plus bas salaires 24.
Pour autant, il ne faut pas considérer les années 1981-1983 comme dominée par le
paradigme néolibéral. Les résultats macroéconomiques britanniques restent extrêmement
20
Hélène Miard-Delacroix, Le Défi européen de 1963 à nos jours, Villeneuve-d’Ascq, Septentrion, 2011,
p. 26 et 65.
21
Reimut Zohlnhöfer, Die Wirstchaftspolitik der Ära Kohl : eine Analyse der Sclüsselentscheidungen in den
Politikfeldern Finanzen, Arbeit und Entstaatlichung, 1982-1998, Opladen, Leske, 2001, p. 71-81.
22
Archives du ministère des Affaires étrangères français, Europe/Allemagne, 6760, note de l’ambassade de
France en RFA, hiver 1986.
23
Traduction de l’auteur de : « The ETUC recognizes that the interdependence of Community economies is
now such that many countries have less freedom to decide unilaterally what demand management policies they
should pursue, and that in any event these policies by themselves will not now restore full employment in an
acceptable length of time without unacceptable effects on inflation or the balance of payments. » (AN
britanniques, « Unemployment : Structural Problems and Policy Implications », note de la CES en vue de la
rencontre du 9 février 1977.)
24
Archives de la CES, 1480, déclaration de la CES, Conseil européen Luxembourg, note du 19 novembre
1980.
7
incertains, et ne constituent en aucune mesure une référence en Europe. En 1983 et 1984, le
chômage est plus élevé au Royaume-Uni qu’en France ou en Allemagne. La croissance y est
supérieure mais cela peut être attribué aux revenus du pétrole de la mer du Nord, qui
commencent à affluer. La réélection de Thatcher en 1983 est souvent attribuée au sentiment
patriotique né de la guerre des Malouines bien plus qu’à ses résultats économiques. Même au
sein de l’administration conservatrice, le doute est souvent de mise. Un officiel constate ainsi
en juin 1984 que l’insistance britannique mise sur la libéralisation « contraste dans une
certaine mesure avec la pente générale des politiques économiques de certains Etats-membres
vers des interventions publiques croissantes 25 ». En 1986, le premier livre de Peter Hall, l’un
des créateurs de l’école des « variétés de capitalismes » se conclut par une formule prudente :
« Les changements induits par Thatcher sont loin d’être permanents26 ». Ainsi, si la politique
française de relance économique soutenue, et reposant largement sur la consommation, est
originale en Europe, y compris au sein de la gauche, elle ne s’oppose pas à une pratique
néolibérale dominante car la Grande-Bretagne thatchérienne ne brille pas par ses résultats. Ce
sont les difficultés internes à la France qui modifient la donne : en conduisant à une situation
très instable, elles menacent en effet de dégénérer en crise financière nationale.
La France, au bord de la crise financière
Un État est en crise financière lorsqu’il éprouve de grandes difficultés à financer ses dépenses.
Pour les décideurs français de 1981-1983, trois contraintes spécifiques doivent être prises en
compte 27. Tout d’abord, le financement des dépenses publiques par le moyen apparemment le
plus simple, la création monétaire (solution dite de la planche à billet) est insatisfaisante. Elle
est associée, en particulier en Allemagne mais pas seulement, à l’hyperinflation de 1923, ou à
la situation de pénurie prévalant avec la création du deutschmark, une monnaie forte et peu
inflationniste, en juin 1948. De plus, la période hitlérienne est associée, dès avant le second
conflit mondial, à des manipulations monétaires incessantes pour camoufler l’inflation,
25
Traduction de l’auteur de: « Somewhat at odds with the general drift of economic policy in some member-
states towards increased public intervention » (AN britanniques, procédure FOIA, MWB021/1, note P. Martin,
12 juin 1984).
26
Traduction de l’auteur de: « The changes Thatcher has inspired are still far from permanent. » (Peter Hall,
Governing the Economy : The Politics of State Intervention in Britain and France, New York, Oxford University
Press, 1986, p. 130.)
27
En général, voir Harold James, International Monetary Cooperation, Washington, International Monteray
Fund, 1996.
8
notamment par un non-remboursement de certaines dettes et par les privations alimentaires,
sans parler des prélèvements sur les populations dominées 28. L’exemple allemand constitue
l’exemple extrême de diffusion d’une mentalité anti-inflationniste dès avant 1973, décennie
durant laquelle ces idées se diffusent dans l’espace européen. Des sondages montrent que
cette préoccupation touche de nombreux segments de la population occidentale et pas
seulement les élites 29. La CES réclame régulièrement une lutte accrue contre l’inflation après
1973 30. Une inflation trop importante est considérée comme problématique car elle crée une
forte incertitude chez l’ensemble des agents économiques, dissuadant l’investissement et la
consommation. L’inflation peut affecter le pouvoir d’achat si les revenus n’augmentent pas
assez vite, ainsi que l’épargne si les taux d’intérêt réels sont négatifs.
Faute de pouvoir recourir massivement à la création monétaire, car cela entraînerait une
inflation importante, la seule solution reste donc d’emprunter, soit en interne auprès de ses
concitoyens, soit à l’extérieur, comme c’est le cas de la France pour partie.
Plus généralement, ces contraintes financières s’imposent à tous les pays, capitalistes
comme communistes, et ne sont pas le résultat d’un choix idéologique. Les manipulations
monétaires destinées à masquer des déficits budgétaires provoquent des conséquences
négatives patentes partout, y compris à l’Est. En Pologne par exemple, elles aboutissent à des
hausses prix massives pour les produits alimentaires qui ont nourri les troubles de 1980. La
République démocratique allemande (RDA) choisit au contraire de subventionner
massivement certains produits pour éviter l’inflation, au prix d’un endettement croissant
envers l’Ouest, et donc d’une dépendance stratégique 31.
28
Frédéric Clavert, Hjalmar Schacht, financier et diplomate, 1930-1950, Bruxelles, Peter Lang, 2009.
29
Stefan Eich et Adam Tooze, « The Great Inflation », in Anselm Doering-Manteuffel, Raphaël Lutz et
Thomas Schlemmer (dir.), Vorgeschichte der Gegenwart : Dimensionen des Strukturbruchs nach dem Boom,
Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2016, p. 181.
30
Archives de la CES, 2066, note envoyée par Walter Braun le 25 octobre 1974 ; 1480, déclaration CES,
Conseil européen, Luxembourg, 1er-2 décembre 1980, note du 19 novembre 1980.
31
Christoph Starzec et François Gardes, « Inflation in Poland in the 1970s between Official Figures and the
Reality : Virtual Price Approach », et André Steiner, « State Price Policy in the German Democratic Republic in
the 1970s and 1980s », in Michel P. Chélini, Laurent Warlouzet (dir.), Slowing Down Prices : European
Inflation in the 1970s, Paris, Presses de Sciences Po, p. 191-211 et 85-103 ; Étienne Peyrat et Kristy Ironside,
« The Communist World of Public Debt (1917-1991) : The Failure of a Counter-Model ? », in Nicolas Barreyre
et Nicolas Delalande (dir.), A World of Debt : The Global Politics of Public Debts from the Late 18th Century,
Cambridge, Cambridge University Press, 2018 (à paraître) ; Stephen Kotkin, « The Kiss of Debt : The East Bloc
Goes Borrowing », in Niall Ferguson, Charles S. Maier, Erez Manela et Daniel J. Sargent (dir.), The Shock of the
Global : The 1970s in Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 2010, p. 80-93.
9
Un second élément réside dans l’instabilité grandissante du système financier international.
La fin du système de Bretton-Woods, entre 1971 et 1976, provoque le passage des cours fixes
au cours flottants. Cela se traduit par une forte instabilité des monnaies. Or, un État a plus de
mal à convaincre des créanciers extérieurs de lui prêter de l’argent si sa propre monnaie est
instable et tend à baisser. Plus généralement, les marchés financiers non régulés gagnent en
importance durant cette décennie 32.
Enfin, le dernier élément à considérer est l’impact financier de la crise économique qui
sévit depuis presque une décennie en 1983. Les prix du pétrole ont décuplé en dix ans,
produisant un transfert massif de richesse vers les pays exportateurs d’hydrocarbures. Les
recettes fiscales diminuent, cependant que les dépenses sociales connaissent une forte
progression, encore accentuée par l’augmentation de l’espérance de vie. Se pose alors la
question du financement des dépenses sociales, débat lancé en France dès le début des années
1980 33.
La question n’est pas seulement théorique car le Royaume-Uni et l’Italie, deux pays riches
et voisins de la France, sortent tous deux de crises financières récentes. Le gouvernement
britannique fut touché en 1976. Ses déficits n’étaient pourtant pas massifs mais comme il
empruntait largement en monnaie étrangère pour se financer, la baisse de la livre (liée
notamment à la forte inflation britannique) augmenta considérablement le coût de
refinancement en 1976. En décembre 1976, après de longues négociations, le Royaume-Uni
obtint un financement exceptionnel du Fonds monétaire international (FMI) de 2,5 milliards
de livres 34. L’intervention du FMI est donc importante mais pas massive. Son impact est
surtout politique. Le Royaume-Uni étant un pays riche et une ancienne grande puissance,
recourir au FMI fut une humiliation car l’organisation internationale imposa des coupes
budgétaires impopulaires 35. À partir de ce choc, la politique macro-économique britannique
évolua vers une priorité donnée à l’équilibre budgétaire et à la maîtrise de l’inflation.
En Italie, la crise du début de l’année 1977 est tout autant économique et financière que
politique. Avec une inflation qui s’établit à 19 % en rythme annuel, une crise politique liée au
renforcement du Parti communiste italien qui séduit près de 35 % des électeurs et un déficit
32
Éric Helleiner, States and the Reemergence of Global Finance : From Bretton Woods to the 1990s, Ithaca,
Cornell University Press, 1994.
33
Pierre Rosanvallon, La Crise de l’État-providence, Paris, Éd. du Seuil, 1981.
34
Alec Cairncross, The British Economy since 1945, Oxford, Blackwell, 1995, p. 216-217.
35
Catherine Schenk, The Decline of Sterling : Managing the Retreat of an International Currency, 1945-
1992, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 371 et 378.
10
budgétaire massif (11 % du PIB), le pays a besoin de soutien international 36. Il reçoit d’abord
un prêt de la CEE puis un prêt du FMI en 1977. En échange, l’institution internationale
demande des mesures d’économies. Le plan Pandolfi de 1978 est une concrétisation de cette
conversion à des politiques plus austères 37.
Pour éviter de subir ces contraintes internationales, tous les pays de la CEE, sauf la
Grande-Bretagne, ont formé en 1978 le SME 38. Celui-ci constitue un engagement à défendre
la stabilité des parités monétaires en Europe. Le but est d’éviter toute fluctuation excessive,
susceptible de perturber le commerce (notamment par des dévaluations compétitives), le
financement des déficits, et de créer une forte incertitude dissuadant les agents de consommer
et d’investir. Le SME repose sur l’engagement de chaque État à défendre la parité de sa
monnaie, afin de s’assurer qu’elle reste dans la marge de fluctuation étroite. Si les acteurs de
marché perdent confiance dans une monnaie et spéculent sur sa baisse, l’État concerné a trois
solutions. La première consiste à obtenir le soutien de ses partenaires du SME pour défendre
la parité originale, ce qui signifie concrètement un engagement des autres banques centrales
européennes à acheter la monnaie visée. La seconde impose de négocier avec ses partenaires
un nouveau cours pivot plus bas, ce qui constitue une dévaluation concertée. En pratique, les
deux premières solutions sont souvent combinées : une dévaluation concertée est négociée et
les États s’engagent à défendre la nouvelle parité en intervenant sur les marchés au besoin. La
dernière solution est de sortir du SME, ce qui constitue une humiliation politique, mais aussi
un enjeu financier car alors les taux d’intérêt du pays dévalué augmentent.
Ainsi les responsables français se trouvent-ils en 1981-1983 dans un environnement
international dégradé. La solidarité du SME continue de protéger la France contre la défiance
des marchés, mais les tensions sont vives. En effet, la relance française étant largement fondée
sur la consommation, elle se traduit avant tout par une relance des importations. Dans le
même temps, les exportations ne progressent pas car les produits français sont peu compétitifs
et car les clients de la France subissent toujours la conjoncture déprimée consécutive au
36
Barbara Stallings, « The IMF in Europe : Inflation fighting in Britain, Italy and Portugal », in Richard
Medley (dir.), The Politics of Inflation : A Comparative Analysis, New York, Pergamon Press, 1982, p. 86-90 ;
AN britanniques, PREM 16/851, draft record of the European Council, La Haye, 29 novembre 1976.
37
Francesco Petrini, « The Politics of Inflation and Disinflation : The Italian Case », in Michel-Pierre Chélini
et Laurent Warlouzet (dir.), Slowing Prices Down : Adaptation of States and European Economical Actors to the
Inflationary Fever in the 1970s, Paris, Presses de Sciences Po, 2016, p. 115-141.
38
Emmanuel Mourlon-Druol, A Europe made of Money : The Emergence of the European Monetary System,
Ithaca, Cornell University Press, 2012.
11
second choc pétrolier. Par ailleurs, les mesures de relance augmentent massivement le déficit
budgétaire et la dette, le tout dans un contexte de taux d’intérêt élevés qui rendent les
emprunts coûteux. Le franc est dévalué à deux reprises, en octobre 1981 et en juin 1982 car
les marchés n’ont plus confiance dans cette monnaie assise sur un État qui accumule les
déficits. La baisse du franc ne profite pas aux exportations françaises, et a trois conséquences
négatives. D’abord, elle augmente le prix des importations, et contribue ainsi à relancer
l’inflation. Ensuite, elle augmente les taux d’intérêt car il faut attirer en France des capitaux
qui fuient le pays en raison des déficits publics. Enfin, elle rend l’emprunt à l’étranger plus
coûteux. Or l’État français doit se financer majoritairement sur les marchés étrangers. Un
dernier risque de ces dévaluations à répétition réside dans le déclenchement d’une spirale
incontrôlée de dépréciation monétaire cumulative et auto-entretenue. Pour qu’une dévaluation
soit efficace, elle doit donc être associée à un plan d’économie budgétaire et de lutte contre
l’inflation qui témoigne de la volonté de l’État d’asseoir sa monnaie sur des fondamentaux
sains.
En France, la volonté de mener une politique sociale plus économe sur le plan budgétaire
est tangible au sommet du pouvoir dès le début, en 1981, et se traduit par la nomination de
Jacques Delors comme ministre de l’Économie et des Finances. Dès le 10 juin 1981, il définit
l’action gouvernementale en des termes prudents : « rigueur dans la solidarité et vigilance
dans la relance », mais il n’est alors pas un poids lourd du gouvernement 39. La deuxième
dévaluation de juin 1982 lui offre une occasion de réagir. Delors adosse la dévaluation à un
plan de blocage des prix et des revenus destiné à briser l’inflation (il ne concerne pas le smic,
ni le minimum vieillesse ni les allocations familiales), ainsi qu’un plan d’économies visant à
limiter le déficit budgétaire à 3 % de la richesse intérieure produite chaque année (le PIB) 40.
La référence à un déficit proche de 3 % date en fait du Conseil des ministres du 15 mars
1982 41. Elle constitue une référence de principe à un déficit modéré. De manière
significative, plusieurs responsables de premier plan, Robert Lion, le directeur de cabinet du
Premier ministre Pierre Mauroy, et Christian Sautter, secrétaire général adjoint de l’Élysée,
font explicitement référence à l’épouvantail de la crise britannique de 1976 dans des
documents internes 42. La crainte de l’humiliation que constituerait un appel au FMI était
réelle.
39
L’Année politique, économique et sociale en France : 1981, Paris, Éd. du Moniteur, 1982, p. 399.
40
L’Année politique, économique et sociale en France : 1982, Paris, Éd. du Moniteur, 1983, p. 513-515.
41
M. Tracol, La Rigueur et les réformes…, op. cit., p. 530.
42
Ibid., p. 533 ; M. Margairaz, « L’impératif économique », op. cit., p. 340.
12
Cependant ces mesures se révèlent insuffisantes car la France a du mal à se financer sur les
marchés internationaux. Certes, à un peu plus de 3 % du PNB, ses déficits restent relativement
modérés surtout si l’on tient compte du fait que des pays comme les États-Unis, le Japon, ou
surtout l’Italie ont des déficits bien plus élevés. Les difficultés françaises proviennent d’une
combinaison de facteurs externes, comme les taux d’intérêt très élevés, et internes : la dette
française augmente massivement entre 1981 et 1983, surtout sa partie flottante 43. Elle est
largement issue de financements extérieurs. De fait, Paris est l’un des principaux emprunteurs
mondiaux sur le marché international des capitaux en 1982 et en 1983 44. Le gouvernement
utilise le financement par les euromarchés en septembre 1982, puis il parvient à convaincre
l’Arabie Saoudite de lui consentir un prêt 45.
Pourtant, au début de 1983, la situation se dégrade encore en raison du différentiel
croissant entre la France et l’Allemagne, tant en termes de besoins de financement que de
rythme d’inflation. Sur le plan politique, le contraste entre la victoire électorale de Kohl et la
défaite socialiste aux municipales lance la spéculation contre le franc français en mars
1983 46. Une troisième dévaluation en trois ans se profile. Deux possibilités se présentent
alors, entre lesquelles Mitterrand hésite. La première option, défendue par de nombreux
ministres comme Bérégovoy, Chevènement ou Fabius consiste à dévaluer le franc
massivement en sortant du SME 47. Cette politique devrait se combiner pour les plus radicaux
avec un retour au protectionnisme (d’où la dénomination d’« Albanais » associée à certains).
Cela fait écho aux réflexions de nombreux experts économiques socialistes ayant préparé
l’alternance de 1981, et qui restaient souvent dans un cadre de référence national 48.
L’avantage d’une dévaluation massive serait de rendre les exportations françaises moins
43
Olivier Feiertag, « Finances publiques, “mur d’argent” et genèse de la libéralisation financière en France
de 1981 à 1984 », in S. Berstein et al. (dir.), François Mitterrand…, op. cit., p. 434-437.
44
Michael Loriaux, France after Hegemony : International Change and Financial Reform, Ithaca, Cornell
University Press, 1991, p. 233-235 ; L’Année politique, économique et sociale en France : 1982, op. cit., p. 534.
45
Olivier Feiertag, « La France, le dollar et l’Europe (1981-1989) : aux origines globales de l’euro »,
Histoire@Politique : politique, culture et société, 19, janvier-avril 2013, pp. 128-142, ici p. 135.
46
L’Année politique, économique et sociale en France : 1982, op. cit., p. 382.
47
P. Favier, M. Martin Rolland, La décennie Mitterrand. 1, Les ruptures (1981-1984), Paris, Seuil, 1990, p.
441-443 ; voir notamment le témoignage de Pierre Bérégovoy dans Éric Roussel, François Mitterrand : de
l’intime au politique, Paris, Robert Laffont, 2015, p. 410 ; Vincent Duchaussoy, La Banque de France et l’État
(1978-1984) : enjeux de pouvoir ou résurgence du mur d’argent ?, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 104-105.
48
Mathieu Fulla, Les Socialistes français et l’économie (1944-1981) : une histoire économique du politique,
Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
13
chères et donc plus compétitives. L’optique est donc clairement « néomercantiliste » : l’accent
est mis sur le développement industriel y compris par des accrocs au libre-échange
international. Cette approche a connu un certain succès mondial dans les années 1970, mais
elle ne s’est jamais imposée car la plupart des dirigeants du monde capitaliste restaient
marqués par le contre-exemple des années 1930 : la crise de 1929 a été aggravée par le
protectionnisme monétaire et commercial, qui, en retour, a contribué à nourrir les dérives
autoritaires 49.
Les opposants à cette voie du repli national développent trois types d’argument. Tout
d’abord, si la France adopte le protectionnisme, alors les marchés extérieurs se fermeront aux
produits français. Un risque d’escalade de mesures de rétorsion se profile. Par ailleurs, une
dévaluation augmente le prix des importations, et donc l’inflation, ce qui risque d’annuler
rapidement l’avantage compétitif donné par la dévaluation. Par ailleurs, il faudrait que les
producteurs français soient suffisamment compétitifs pour profiter de cette situation. Enfin,
une dévaluation massive et non coordonnée avec les partenaires européens risquerait d’aboutir
ainsi à une baisse du franc massive et incontrôlée. Cela accentuerait encore les difficultés de
financement en monnaie étrangère car il faudrait plus de franc français pour emprunter la
même somme en dollar. Les taux d’intérêt risquent d’augmenter très fortement, étranglant
ainsi un peu plus les entreprises, les ménages et l’État français, ce qui irait à l’encontre des
objectifs de ceux qui veulent sortir du SME précisément pour faire baisser les taux français.
Le risque est donc que la France se retrouve obligée de mendier un prêt au FMI.
La seconde option, défendue par Jacques Delors, et par certains conseillers de François
Mitterrand, comme Élisabeth Guigou (conseillère pour les relations économiques extérieures)
ou Jean-Louis Bianco (secrétaire général à la présidence de la République), consiste à
restaurer l’équilibre des finances publiques et à rester dans le SME, faute de quoi la France
devra recourir aux aides du FMI, et perdra son indépendance 50. Ce second camp l’emporte
finalement. Si ce débat franco-français est maintenant bien connu, il reste à en considérer la
dimension européenne et particulièrement franco-allemande.
49
Sur la persistance de la référence à la crise des années 1930, voir L. Warlouzet, Governing Europe in a
Globalizing World…, op. cit., p. 23, 31-33, 79, 142 ; sur le réflexe néomercantiliste, voir ibid., p. 28-32 et 215.
50
P. Favier et M. Martin Rolland, La Décennie Mitterrand…, op. cit., p. 461 ; É. Roussel, François
Mitterrand…, op. cit., p. 411-414.
14
Une résolution franco-allemande
En mars 1983, l’alternative est claire, entre le protectionnisme et le repli sur soi d’une part, et
la voie de la coopération internationale d’autre part. Cette dernière passe par l’obtention d’un
engagement allemand (du gouvernement comme de la Banque centrale) à défendre le franc.
Cependant, les partenaires de la France ne lui accordent leur soutien qu’en échange de
l’adoption de politiques de stabilité efficaces. L’étude des archives montre que cette pression
politique se renforce au fur et à mesure des difficultés françaises. Dès la première dévaluation
d’octobre 1981, Mitterrand affirme à Schmidt qu’il est résolu à réduire le déficit et à lutter
contre l’inflation 51. Les Allemands apportent leur soutien en intervenant sur les marchés, et
en acceptant que la dévaluation française soit incluse dans une opération de réalignement de
plus grande ampleur, la plupart des monnaies européennes étant dévaluées contre le
deutschmark et le florin néerlandais. Pour Paris, cela permet de relativiser les difficultés
françaises et, pour Bonn, cela permet de garder la France dans le jeu européen et de limiter ses
tentations protectionnistes 52. En avril 1982, Helmut Schmidt écrit à Karl-Otto Pöhl, le
président de la Bundesbank, à propos du SME. Il y défend un renforcement de la convergence
des politiques économiques par une surveillance accrue de la balance des paiements et de la
dette extérieure 53. La situation française est certainement à l’origine de ces préoccupations
car Paris dévalue de nouveau en juin 1982. À cette occasion, de nouvelles discussions se
tiennent entre Schmidt et Mitterrand 54. Ce dernier réaffirme son engagement de réduire les
déficits et l’inflation mais il peut dorénavant s’appuyer sur un premier et récent train de
mesures d’économie et de blocage des prix et salaires. La désindexation des salaires s’impose
également. Cette période est considérée comme une rupture par Thomas Piketty car elle
marque la fin d’une période débutée en 1968 caractérisée par une progression du salaire
minimum supérieure à celle du salaire moyen 55.
En janvier 1983, le Premier ministre français Pierre Mauroy rencontre le nouveau
chancelier Helmut Kohl et lui affirme que la France mène aussi désormais une politique
51
AAPD, 1981, doc. 290, note sur un entretien Schmidt-Mitterrand in Latché, 8 octobre 1981, p. 1557-1559.
52
Archives du ministère des Affaires étrangères allemand, ZW/124.417, note AA/412, Boll, 9 octobre 1981.
53
Archives du ministère des Affaires étrangères allemand, ZW/178.868, lettre d’Helmut Schmidt à Karl-Otto
Pöhl, 22 avril 1982.
54
AAPD (Akten zur Auswärtigen Politik der Bundesrepublik Deutschland), 1982, doc. 196, note sur des
entretiens entre François Mitterrand et Helmut Schmidt, 29 juin 1982, p. 1039-1041.
55
Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, p. 457.
15
d’« austérité » 56. Par ailleurs, les relations sont meilleures entre Mitterrand et Kohl qu’avec
son prédécesseur Schmidt. Toutefois, malgré ces démonstrations de bonne volonté, les
tensions franco-allemandes sont tangibles en mars 1983, au plus fort des difficultés
financières françaises. Le 16 mars, le secrétaire d’État allemand à l’économie Otto Schlecht
demande à ce que la prochaine réunion européenne soit consacrée au renforcement de la
coordination des politiques économiques, par une lutte accrue contre les déficits budgétaires
et contre l’augmentation du coût du travail 57. La France n’est pas mentionnée mais elle
constitue certainement la cible principale. Paris contre-attaque brutalement. Le 19 mars, lors
de la réunion des ministres des Finances de la CEE, Jacques Delors refuse toute dévaluation et
estime que c’est à la RFA de supporter seule le poids de la réévaluation 58. Il fait peser le
risque d’un retrait de la France du SME et l’adoption de mesures protectionnistes. Cette
rhétorique agressive de Delors, pourtant considéré comme un modéré, frappe les dirigeants de
la Bundesbank comme en témoignent les documents internes 59. Cela démontre l’intensité de
la crise. En parallèle, Mitterrand demande à Kohl des mesures pour relancer la demande
interne. C’est un retour à la théorie de la « locomotive » allemande de 1978 60. L’ambassadeur
allemand à Paris se montre très critique envers cette stratégie qui consiste à faire passer la
RFA pour un « bouc-émissaire » et conseille de s’y opposer 61.
Les débats à Bonn sont difficiles. Le 18 mars 1983, lors d’une réunion associant, entreautres, Helmut Kohl, Hans-Dietrich Genscher (ministre des Affaires étrangères), Gerhard
Stoltenberg (ministre des Finances) et Karl-Otto Pöhl (Bundesbank), Stoltenberg (qui revient
d’un voyage incognito à Paris où il a rencontré les responsables français) insiste sur
l’importance d’un geste d’aide de la RFA car il a peur que la menace française de quitter le
SME ne soit réelle 62. Delors lui a confirmé que, pour des raisons politiques, le risque de
mesures protectionnistes existait à défaut de mesures allemandes de soutien. Le ministre des
56
AAPD, 1983, note sur des entretiens entre Helmut Kohl et Pierre Mauroy, 20 janvier 1983, p. 72.
57
Archives du ministère des Affaires étrangères allemand, B2/249, lettre de Otto Schlecht à Hans-Werner
Lautenschlager, 16 mars 1983
58
AN britanniques, PREM 19/1027, telex UKREP, 20 mars 1983.
59
Archives de la Bundesbank, compte rendu des Zentralbankrats des 17 mars et 7 avril 1983.
60
Archives du ministère des affaires étrangères allemand, B2/249, lettre de Mitterrand à Kohl, 16 mars
1983 ; sur cette tentative de relance concertée derrière la « locomotive allemande » : Laurent Warlouzet,
Governing Europe, op. cit., p. 144-5.
61
AAPD, 1983, doc. 68, télégramme de l’ambassadeur à Paris prénom Herbst, 16 mars 1983.
62
Archives du ministère des Affaires étrangères allemand, ZW/178.875, note du chef de la chancellerie,
18 mars 1983.
16
Finances exclut toutefois que le deutschmark supporte seul le coût du réalignement monétaire.
Kohl est sur cette ligne. Otto von Lambsdorff défend également le SME, sans doute car il sert
à garantir un minimum de discipline. Pöhl est moins pessimiste : une sortie de la France du
SME ne serait pas dramatique et, de toute façon, Paris n’a pas intérêt à mener une politique
protectionniste. Kohl reste cependant sur une ligne plus européenne : la RFA apportera son
soutien à l’opération monétaire mais uniquement si la France consent à des efforts. Le
21 mars 1983, Kohl envoie une lettre à Mitterrand où il souligne l’importance des mesures
que la France vient de prendre pour lutter contre l’inflation 63. Il insiste également sur la
nécessité de lever les obstacles aux mouvements des marchandises et des capitaux. Ainsi, la
RFA accepte d’aider la France uniquement parce que cette dernière s’engage à prendre des
mesures d’austérité et renforce son engagement libre-échangiste 64. Paris accepte finalement
une dévaluation du franc français mais demande en échange une forte réévaluation du
deutschmark et un prêt de la CEE 65.
L’opération monétaire finalement décidée le 21 mars 1983 a une portée européenne :
toutes les monnaies sont concernées 66. Le deutschmark est réévalué de 5,5 %, tandis que
quatre monnaies sont réévaluées plus modestement, et que trois, dont le franc français, sont
dévaluées. Ainsi, les difficultés françaises sont noyées dans une opération européenne. En
parallèle, la Bundesbank baisse légèrement ses taux et vend des deutschmarks pour limiter la
réévaluation de la monnaie allemande 67. Enfin, la CEE accorde au même moment, et en
complément, un prêt de 4 milliards d’écus à la France, contre le respect du programme
d’austérité annoncé à Paris en même temps que la dévaluation. C’est le prêt le plus important
accordé par la Communauté dans le cadre de cette procédure d’aide en cas de crise de la
balance des paiements ; seules l’Italie et l’Irlande y avait eu recours auparavant 68. Le viceprésident de la Commission européenne, le Français François-Xavier Ortoli joue un rôle
63
AAPD, 1983, doc. 110, lettre d’Helmut Kohl à François Mitterrand, 21 avril 1983.
64
Kenneth Dyson et Kevin Featherstone, The Road to Maastricht : Negotiating Economic and Monetary
Union, New York, Oxford University Press, 1999, p. 316-317.
65
AN britanniques, PREM 19/1027, telex UKREP 20 mars 1983 ; PREM 19/1028, brief, economic and
social situation, Treasury, 16 mars 1983.
66
AAPD, 1983, doc. 74, note de Steinkühler, 23 mars 1983.
67
H. Miard-Delacroix, Le Défi européen de 1963 à nos jours, op. cit., p. 66.
68
Claude Wolff, Mécanisme des emprunts communautaires destinés au soutien de la balance des paiements
des États membres de la Communauté, rapport de la Commission économique et monétaire, Parlement européen,
4 mars 1985, p. 8 et 14.
17
important pour l’obtention de ce prêt 69. Malgré les critiques du commissaire européen KarlHeinz Narjes, un chrétien-démocrate allemand, la Commission se montre tolérante sur les
mesures de restriction des changes prises par la France en 1983 70. Elle avait adopté la même
attitude lorsque la France avait pris des mesures exceptionnelles de défense du franc après
Mai 68 71.
Le versant français réside dans une série de mesures d’économies budgétaires annoncée
par le ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors le 25 mars 72. Les taxes sur
l’alcool et le tabac sont augmentées cependant qu’un emprunt obligatoire est levé sur les
contribuables les plus aisés. Pour éviter les fuites de capitaux, un contrôle des changes strict
est établi, cependant que les dépenses des Français à l’étranger sont drastiquement limitées.
Après cette décision, la conversion des élites socialistes à une politique de maîtrise de
l’inflation est nette. Certes, des inflexions avaient déjà eu lieu en 1981-1982 car le président
Mitterrand menait de concert plusieurs politiques, parfois contradictoires. L’ambiguïté restait
de mise. À partir de mars 1983, le choix est net. Les opposants sont marginalisés, comme
Jean-Pierre Chevènement qui démissionne justement le 23 mars 1983 pour protester contre
cette nouvelle orientation.
Le spectre d’une crise financière en 1983 a convaincu une majorité des élites socialistes
que le rapprochement avec la RFA sur le plan monétaire était la seule solution pour diminuer
les taux d’intérêt et l’inflation, considérés comme deux préalables à la relance économique.
Ainsi, lorsque le problème épineux des montants compensatoires monétaires revient sur le
devant de la scène à la fin de l’année 1983, le conseiller agricole du président Mitterrand et
futur ministre de l’Agriculture, Henri Nallet, est on ne peut plus explicite : « Le meilleur
moyen [de] parvenir [à leur démantèlement] est d’en supprimer la cause, c’est-à-dire
69
Archives de la Commission européenne, procès-verbal du Conseil, Conseil minefi, 16 mai 1983 ; procès-
verbal de la Commission, spécial, 692e session, 11 mai 1983 ; Éric Bussière et Ivo Maes, « Economic and
Monetary Affairs : New Challenges and Ambitions », in Éric Bussière et al. (dir.), The European Commission,
1973-86 : History and Memories of An Institution, Bruxelles, Commission européenne, 2014, p. 310 ; Laurence
Badel et Éric Bussière (coord.), François-Xavier Ortoli : l’Europe, quel numéro de téléphone, Paris, Descartes et
Cie, 2011, p. 185-187.
70
Archives du ministère des Affaires étrangères français, DECE 1909, note PM, 25 avril 1983.
71
Laurent Warlouzet, Le Choix de la CEE par la France : les débats économiques de Pierre Mendès France
à Charles de Gaulle (1955-1969), Paris, CHEFF, 2011, p. 405-407.
72
Voir le détail de ce plan dans L’Année politique, économique et sociale en France : 1982, Paris, Éd. du
Moniteur, 1983, p. 387-389.
18
l’inflation qui est supérieure à celle de notre principal partenaire, l’Allemagne 73. » Par
ailleurs, ce risque de crise financière a contribué à convaincre une partie des responsables
socialistes de l’intérêt de la libération des mouvements de capitaux 74. Le but est d’obtenir des
marchés financiers plus liquides, et donc d’éviter au gouvernement français de se retrouver de
nouveau face à un risque grave de crise financière en mars 1983, alors même que ses déficits
étaient relativement modérés. Le mouvement de conversion à la libération des mouvements
de capitaux se produit d’ailleurs à peu près au même moment au FMI 75.
La crise de 1983 résulte donc bien de difficultés monétaires et financières concrètes, et pas
seulement d’un arbitrage politique. Les déficits ne sont pas une vue de l’esprit mais bien une
contrainte réelle, comme l’exemple des pays de l’Est le prouve. Le risque de crise financière
était réel car l’État français peinait à se financer 76. Il aurait très bien pu avoir recours au FMI
comme le Royaume-Uni en 1976 ou l’Italie en 1977. Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’aucune
alternative n’était possible, comme l’ont montré la situation de ces deux pays voisins. À
l’humiliation aurait pu succéder soit des réformes néolibérales radicales, comme à Londres
avec Thatcher à partir de 1979, soit un repli protectionniste mais qui n’aurait sans doute pas
empêché la dépendance extérieure, comme l’ont montré la trajectoire des pays d’Europe de
l’Est dans les années 1980. Il est également possible d’imaginer une trajectoire italienne
d’économie à deux vitesses, dont les déséquilibres sont atténués par un endettement massif.
L’origine des tensions résulte d’un décalage entre les conjonctures de la France d’une part,
et de celles de ses principaux partenaires européens d’autre part. Alors que Paris relance, ses
voisins restent mirés dans une dépression consécutive au second choc pétrolier. Le clivage est
également idéologique, entre une gauche socialiste française séduite par une relance purement
nationale et par un réflexe néomercantiliste, face à d’autres élites de la gauche européenne
(notamment au SPD et à la CES) qui insèrent leurs réflexions dans le cadre de la
mondialisation économique. Certes, la crise française a été accentuée par certains choix
radicaux effectués en 1981, notamment la nationalisation à 100 % et le choix d’une relance
73
AN françaises, 5AG4/EG 34, note d’Henri Nallet, conseiller technique à la présidence de la République,
8 novembre 1983
74
Cette thèse est au cœur du livre de Rawi Abdelal, Capital Rules : The Construction of Global Finance,
Ithaca, Cornell University Press, 2007 ; voir notamment sa discussion dans la section « débat sur un livre » de la
revue Monde(s) : histoire, espace, relations, 13, mai 2018.
75
Jeffrey Chwieroth, Capital Ideas : The IMF and the Rise of Financial Liberalization, Princeton, Princeton
University Press, 2010, p. 147-149.
76
O. Feiertag, « La France, le dollar et l’Europe... », art. cité, p. 18 ; id., « Finances publiques... », art. cité,
p. 445-446.
19
largement fondée sur la consommation. Cependant ces choix n’étaient pas forcément
incohérents en mai 1981, alors que la politique industrielle du gouvernement précédent
n’avait pas donné satisfaction. Par ailleurs, la rigueur barriste offrait de confortables marges
de manœuvres financières, la France étant alors en meilleure posture que l’Allemagne
fédérale.
La crise s’est résolue dans un cadre européen, moins du fait de la Grande-Bretagne
thatchérienne (dont les résultats économiques ne sont pas meilleurs que ceux du continent),
que de par l’influence du gouvernement ouest-allemand, tant du social-démocrate Schmidt
que du chrétien-démocrate Kohl. Tous deux restent ancrés dans la culture anti-inflationniste
allemande, nourrie par une histoire tourmentée. Bonn maintient un dialogue constant avec
Paris pour associer assistance monétaire et réformes structurelles en France. La relation
franco-allemande s’articule avec la dimension européenne du SME, même si la Commission
européenne joue alors un rôle relativement secondaire. Les élites socialistes françaises font un
choix conscient et affirmé de convergence vers les politiques de stabilité prônées par
l’Allemagne. Ainsi, la référence des 3 % de déficit public est-elle adoptée dès 1982 car elle
traduit un objectif susceptible de ne pas entraîner de problème de financement des dépenses
de l’État. En mars 1983, la volonté de rester dans le SME et de conforter l’axe francoallemand est considérée comme une solution rationnelle pour baisser les taux d’intérêt, et
ainsi faciliter le financement tant de l’État que de l’économie française. Plus que d’un
tournant « néolibéral » (selon le sens défini en introduction), il s’agit d’un retour à
l’orthodoxie budgétaire destinée à pérenniser les avancées sociales du début du septennat, à
défaut de pouvoir les renforcer comme cela était prévu initialement. L’orientation est libreéchangiste plus que néolibérale.
La résolution du problème financier entraîne une rupture forte sur le plan international
avec la confirmation sans équivoque du choix de l’Europe comme voix de l’influence
mondiale, alors qu’une incertitude persistait dans ce domaine. À défaut de l’adhésion à une
politique de stabilité, l’intervention du FMI aurait pu conduire à une humiliation française, et
à un déclassement inédit depuis la restauration du crédit international de la France par le plan
Rueff mis en œuvre par Charles de Gaulle à la fin de l’année 1958. Dans les deux cas, pour
De Gaulle comme pour Mitterrand, la dévaluation et le rétablissement des équilibres
budgétaires ont été guidés par une volonté d’influence mondiale, qui passe par un
renforcement de la coopération européenne. À chaque fois, la rigueur conditionne la grandeur.
Laurent Warlouzet
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Laurent Warlouzet est professeur d’histoire à l’Université du Littoral-Côte d’Opale
(ULCO). Agrégé d’histoire, il a été postdoctorant à l’Institut universitaire européen de
Florence (IUE/EUI) et à la London School of Econnomics and Political Science (LSE).
Spécialiste d’histoire de l’Europe occidentale (France, Royaume-Uni, Allemagne, Union
européenne), en particulier sous l’angle des politiques économiques et sociales, il vient de
publier : Laurent Warlouzet, Governing Europe in a Globalizing World : Neoliberalism and
its Alternatives following the 1973 Oil Crisis (Routledge, 2018).
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