Donc, ma thèse porte sur la frontière franco-allemande entre 1871 et 1914, lorsque la frontière n’était pas le Rhin, mais « la ligne bleue des Vosges », lorsque l’Alsace-Lorraine était allemande.
Mais attention, ma thèse n’est pas une thèse sur l’Alsace-Lorraine ! Vorsicht !
Mes recherches portent sur la construction des identités et de la souveraineté à la frontière, en partant des acteurs locaux et non des États, à la frontière française et allemande la plus chaude du XIXe siècle.
Petit fil pour expliquer la différence entre Alsace-Lorraine et Alsace-Moselle suite à une question :
Ce qui me permet de faire ma transition : en 1871, la nouvelle frontière « négociée » à Francfort ne consacre pas l'annexion de toute la Moselle — et encore moins de toute la Lorraine — et de toute l'Alsace.
Cette frontière, j'en ai fait la genèse : toute l'Alsace n'est pas annexée puisque une partie du Haut-Rhin — l'actuel Territoire de Belfort — est resté français. Et pour la Lorraine, c'est légèrement plus compliqué.
Une grande partie de la Moselle, et une petite partie de la Meurthe a été annexée, ainsi qu'un tout petit bout des Vosges ajouté à ce qu'on appelle aujourd'hui le Bas-Rhin. Oui, l'Alsace d'aujourd'hui a annexé un bout de Lorraine !
Les Allemands ont mis les bouts de Meurthe et de Moselle ensemble => actuelle Moselle ; le petit bout des Vosges avec le Bas-Rhin => Bas-Rhin actuel ; et le Haut-Rhin s'est séparé de Belfort et de ses environs.
Les Français de leur côté avaient conservé une langue de Moselle, un bout de Meurthe complètement atrophié, et un bout d'Alsace pas plus grand qu'un arrondissement.
C'est ainsi qu'est né le Territoire de Belfort appelé longtemps « arrondissement subsistant du Haut-Rhin » : « Gniark, toute l'Alsace n'est pas allemande ! ». Mais c'est aussi l'invention d'un nouveau département : la Meurthe-et-Moselle. 
La forme bizarroïde de ce département en comparaison avec les autres en France s'explique en raison de la frontière franco-allemande entre 1871 et 1914. La carte administrative de l'Est de la France trouve son origine en 1871, heureusement les noms ont changé !
Lothringen (Lorraine) est aujourd'hui la Moselle, Unter-Elsaß (Basse-Alsace) le Bas-Rhin, et l'Ober-Elsaß (Haute-Alsace) le Haut-Rhin. Mais en fait tout ceci est bien intéressant, mais comment ça s'est passé pour les populations l'imposition de cette nouvelle frontière ?
Et bien, précisément, j'ai travaillé sur les fonctionnaires et militaires français et allemands qui se sont tapés 250 kilomètres de frontière plusieurs fois et qui l'ont bornée, du Luxembourg à la Suisse en passant par les Vosges.
Grâce des archives que personne n'a jamais utilisé jusqu'à présent — elles étaient mal classées, donc introuvables, c'est pour ça 😬 — j'essaye de restituer comment les habitants ont « fait avec » la nouvelle frontière, et je peux vous dire qu'ils n'étaient pas contents !
Ils pétitionnent, font des réclamations, demandent des dérogations locales pour pouvoir traverser la frontière sans se faire embêter par les douaniers allemands et français, etc.
Certains écrivent même directement au Président de la République, ou même à des gouvernements étrangers pour échapper à l'annexion. Dans un petit village perdu aux confins de la Lorraine, les habitants demandent la démission du maire qui « collabore » avec les Allemands.
Le village en question continue d'écrire à chaque élection présidentielle au Président de la République pour réclamer les bois situés sur la commune avant 1871, qui désormais sont dans une autre commune. #OnLacheRine
que personne n'a jamais utilisées*
La délimitation d'une frontière est un travail très long, ce n'est pas quelque chose de réglé définitivement par le traité de paix. Ça peut prendre des années, et dans certains cas, des siècles !
Dans le cas de la frontière franco-allemande, ça a pris 6 ans environ, ce qui est déjà rapide, mais cela a pris des années pour la frontière mexicano-américaine. Autrement, l'abornement seul s'est fait rapidement en 1 an ou presque : plus de 5 500 bornes étalonnent la frontière.
En voici une que vous pouvez facilement croiser en randonnée, particulièrement dans les Vosges 😀 De l'autre côté, il y a un « D » qui indique le côté allemand, c'est-à-dire l'Alsace aujourd'hui. La frontière a une matérialité !
Ici commence l'Alsace-Lorraine entre 1871 et 1918 !
Une petite borne dans les bois — comme il y en a beaucoup.
Au delà des bornes, j'ai démontré que l'établissement de la souveraineté allemande et le (ré)établissement de la souveraineté française se sont réalisés avec le concours des populations locales, afin qu'elles finissent par accepter la frontière ou du moins « faire avec ».
La souveraineté n'est pas une essence c'est un processus social et politique, et aussi puissant soit-il, l'État doit composer avec les populations sur lesquelles il exerce son pouvoir.
Par exemple, comment faire pour que les populations arrêtent de dégrader les bornes ? Il faut négocier avec localement, et clairement les États sont incapables d'empêcher les dégradations : il n'y a pas un gendarme derrière chaque borne !
Régulièrement, les autorités allemandes d'Alsace-Lorraine se plaignent des dégradations : déplacement, destruction, burinage d'une lettre, et c'est sans compter sur le gel dans les Vosges qui fissure la pierre !
Et c'est là où j'en arrive à THE anecdote. #teasing
Parmi les dégradations, celles des enfants sont intéressantes. Les garçons bouviers (entre 10 et 14 ans) font bouser les vaches sur les bornes. Mieux, ils se soulagent eux-mêmes de la petite ou de la grosse commission dessus. #TrollDeLuxe
Lorsqu'ils sont Français, les gendarmes admonestent les enfants, mais ne les poursuivent pas, soit ils sont trop jeunes, soit franchement who cares? Mais les autorités allemandes ne sont pas du tout du même avis et demandent des condamnations.
Parfois, cela génère des tensions qui montent jusqu'à l'échelon diplomatique. Lorsque le gouvernement allemand a besoin de prétexte pour faire avancer tel ou tel dossier, cela peut être utilisé.
Restituer le sens profond d'enfants déféquant sur des bornes n'est pas évident : sont-ils des patriotes ? de joyeux potaches ? manipulés ? etc.
J'ai la trace de manipulation par des adultes, qui poussent les enfants à dégrader les bornes car savent qu'ils n'auront pas de problèmes avec la police et la justice.
On peut aussi penser que les enfants aiment leur pays, le petit, la Lorraine en l'espèce ici, le grand, la France (c'est plus rarement l'Allemagne).
Aucune raison particulière, ce sont des enfants. Circulez, il n'y a rien à voir.
Il ne faut pas surestimer la signification de ces dégradations — extrêmement nombreuses et la plupart du temps plus graves — mais on ne peut que rarement évacuer la dimension patriotique. La frontière est une blessure pour les habitants.
Les enfants témoignent de quelque chose d'ambiant. Et les dégradations sont plus nombreuses quand les autorités allemandes cherchent à limiter les visites de Français en Alsace-Lorraine : des familles se voient coupées de leurs proches. Peut-être que je reviendrai dessus + tard.
Ce qui est certain, c'est que la frontière est un lieu à part, un lieu contesté, et investi symboliquement par les populations locales, mais pas seulement.
