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Aujourd'hui et demain, on vous propose un « livetweet » du colloque « Transferts culturels : France et Orient latin, XIIe-XIIIe siècles », un gros colloque international co-organisé par @EstelleIngrandV et Martin Aurell. Suivez le thread ! ⬇️🙂 #histoire #medievaltwitter
Le colloque se tient au @CESCM_7302 de Poitiers (co-organisé avec @Stanford). Bon il fait gris et au niveau température on a juste l'impression d'être mi-octobre, mais à part ça, tout va bien... 😉
J'interviens vendredi matin (c'est Florian [Besson] aux manettes, au passage) et vu que c'est vraiment un colloque pile dans mon sujet de recherche (d'où ma présence #logique #cestlematin), je me suis dit que ce livetweet pouvait vous intéresser...
Ici, le programme du colloque : 24 intervenant.e.s sur trois jours ! Je raccourcis évidemment les interventions pour ne pas multiplier les tweets. N'hésitez pas à poser des questions que je relaierai aux intervenant.e.s !
En introduction, @EstelleIngrandV rappelle à quel point l'étude des transferts culturels (passage d'un objet/d'un concept/d'une idée d'un contexte à un autre et transformations sémantiques que cela entraîne) est actuellement travaillée, dans toutes les périodes et les espaces.
Première intervention : Jaroslav Folda (@UofNorthFlorida), spécialiste de l'art des croisés, qui va parler de l'architecture gothique en Orient latin : imitation, interaction, transfert. L'art croisé est enrichi en permanence par des apports très divers et des influences locales
On peut distinguer plusieurs phases : une phase de pure imitation (les artistes de l'Orient latin copient le style gothique occidental), puis d'appropriation, qui aboutit à la création d'un style oriental, original. Celui-ci va même en retour influencer des artistes occidentaux
Un exemple : les Latins en Orient agrandissent et reconstruisent le Saint-Sépulcre. Ils imitent des modèles gothiques français et espagnols, mais ne se contentent pas d'imiter : ils expérimentent, ils inventent (tout en respectant les grands principes du style gothique)
Exemple encore plus précis : l'entrée du Saint-Sépulcre (à gauche), achevée vers 1149, semble clairement inspirée par la Porte des Forgerons de Santiago de Compostelle (à droite)...
Mais elle ressemble aussi à la "Porte Dorée" de Jérusalem : ces portes traduisent ainsi une influence locale, et peut-être qu'un certain nombre de maçons/d'architectes étaient musulmans ou chrétiens d'Orient. Le chantier a donc forcément été un laboratoire, pendant des années
Ces dynamiques d'imitation/réinvention ne s'observent pas que dans l'architecture : ainsi de cette Bible enluminée à Acre vers 1250 (BnF ms. Arsenal 5211), ramenée par Louis IX en France, qui traduit à la fois l'influence occidentale et l'imitation de modèles byzantins
Les différents styles se mélangent : on a un style "franco-byzantin" et un "byzantino-vénitien", reconnaissables aux couleurs, aux techniques, aux motifs. L'Orient latin se fait creuset culturel où les différences influences fusionnent pour créer quelque chose de neuf
On peut même parfois retracer des carrières individuelles, comme celle du "Maître de Paris-Acre", un enlumineur qui a travaillé d'abord à Paris puis à Acre et dont le style se nourrit et intègre les différents courants artistiques des endroits où il a travaillé
Après une pause, on reprend avec @adrianboas2 qui va parler de l'acclimatation des populations franques dans les Etats latins d'Orient, en se centrant sur la vie quotidienne. Ces populations adoptent en effet de nombreuses pratiques locales
Un exemple, bien mis en valeur par les fouilles archéologiques : le bain. Central dans la civilisation arabo-musulmane, les bains sont vite repris par les Latins. Selon une chronique, les Latins en Orient vont aux bains trois fois par semaine
Ce transferts culturel ne va pas de soi et les Occidentaux comprennent assez mal cette pratique. Au début du XIIIe siècle, Jacques de Vitry se moque ainsi de ces Latins d'Orient qui sont "plus habitués aux bains qu'aux batailles" : le bain est vu comme une pratique peu virile
Mais les bains que les Latins font construire, notamment dans leurs châteaux, le sont avec des techniques venues d'Occident : magnifique exemple de transfert culturel croisé (une pratique orientale, appropriée par des Occidentaux, dans un lieu fabriqué à l'occidentale)...
Même mélange entre influences orientales et traditions occidentales dans l'organisation des villages, les tours fortifiées en milieu urbain, les cours intérieures des demeures, les rues couvertes (qui existent encore notamment à Jérusalem)
Les Latins reprennent également des rites locaux, notamment le rituel du "Feu Sacré" (chaque année, le samedi saint avant Pâques, Dieu allume miraculeusement une bougie dans le Saint-Sépulcre)
Pour mieux pénétrer les marchés économiques locaux, les Latins frappent dans un premier temps des monnaies dites "d'imitation", c'est-à-dire qui ressemblent à des dinars fatimides. Ce qui joue un rôle clé dans la réintroduction en Occident d'un monnayage d'or au XIIIe siècle
Très nombreux exemples d'emprunts et d'adaptations, de l'architecture des châteaux aux pointes de flèches, en passant par la décoration du verre, le travail de l'argent ou encore les techniques hydrauliques
Je cite parce que c'est beau : "le fait de s'adapter et d'évoluer est essentiel pour qu'une société survive". Contrairement à ce que l'historiographie a longtemps dit (Le Goff...), l'Orient latin a été un centre majeur des échanges culturels entre Orient et Occident
En question, Nicolas Prouteau (spécialiste de la fortification en Orient) rappelle qu'il est important de ne pas oublier ou sous-estimer l'influence arménienne, notamment pour ce qui est des fortifications et de l'architecture
On enchaîne avec Olivier Hanne (@SaintCyrCoet et @TELEMMe) qui travaille sur Adélard de Bath (v. 1080-V. 1152), un savant anglais qui se rend en Sicile puis à Antioche pour y traduire des textes de l'arabe, et est connu pour sa profonde "arabophilie"
Esprit curieux, passionné d'astronomie, Adélard invite à aller - littéralement - voir chez les Grecs : "ce que nous n'avons pas en Occident, la science grecque te l'enseignera". Ce n'est que progressivement qu'il en vient aux textes arabes
A Antioche entre 1109 et 1116-1126, il apprend l'arabe sur place. Adélard y traduit notamment les Eléments d'Euclide. Très probablement connecté à Harrân, ville au sud d'Edesse connue pour son école de traduction (du grec vers l'arabe/l'arménien/le syriaque) et de médecine
Adélard voyage et se procure de nombreux manuscrits, notamment médicaux et astronomiques. La Syrie du nord est clairement un milieu extrêmement dynamique où les textes et les savoirs circulent entre les communautés ethniques/religieuses/linguistiques
Revenu à Bath, il insiste sur le fait que la "modernité" est du côté de la science arabe (studia arabica) : les Arabes lui ont appris à utiliser sa raison (ratio), et à remettre en question les autorités (auctoritates), une "muselière" qui empêche de penser #espritcritique
Rappelons qu'une grande partie des connaissances astrologiques qu'Adélard attribue aux "Arabes" (il faudrait dire arabophones car souvent ce sont des chrétiens d'Orient) viennent eux-mêmes de l'Inde. Ces transferts de savoir mettent ainsi en contact des espaces très éloignés
Quid de sa traduction ? Il traduit littéralement, parfois un peu maladroitement mais souvent d'une façon très juste ; par contre, dans sa traduction des Eléments d'Euclide, il contracte les axiomes et privilégie les exemples, alors que les manuscrits arabes font l'inverse
Par rapport à l'arabe, dont les phrases sont longues, Adélard réduit les phrases, cherche des formules claires et percutantes, sans trop déformer le texte (notamment sans ajouter le verbe "être", très rare en arabe).
Il y a parfois des erreurs (il traduit planète par étoile). Et, quand il ne connaît pas un terme, il le transcrit tel quel de l'arabe : exemple, il écrit "il faut connaître ses shamali et ses junubi" = shamal, le nord, et junub, le sud, deux mots que visiblement il ne connaît pas
Pause déjeuner : on reprend vers 14h !
On reprend le colloque "Transferts culturels France-Orient Latin" au @CESCM_7302 avec Abbès Zouache, spécialiste d'histoire militaire, qui va parler d'al-Harîrî, un historien mort après 1520 qui rédige (en arabe) une grande histoire des croisades
Pourquoi ce texte, rédigé plusieurs siècles après la fin de la présence latine en Orient ? Question complexe car on ne sait quasiment rien de l'auteur : on n'a que quelques manuscrits autographes, presque tous partiels.
Le texte n'a été que très peu diffusé et n'a jamais été vraiment étudié ; Abbès Zouache est d'ailleurs en train de le traduire. Al-Harîrî maîtrise mal la chronologie des croisades ; et en réalité il ne parle pas que des croisades, plutôt d'une l'histoire globale du Proche-Orient
al-Harîrî choisit d'insister sur l'hostilité entre les Francs et les musulmans. On peut penser qu'il veut raviver la mémoire de l'invasion franque, à une époque où l’ascension des Ottomans bouleverse à nouveau les équilibres du bassin méditerranéen
Stéphane Boissellier (spécialiste notamment du Portugal) prend la parole pour se demander si l'on peut comparer les élites religieuses en chrétienté et en Islam. Une question qui s'inscrit dans une longue tradition de comparaison entre religions (Mircea Eliade, Mark Cohen, etc).
Peut-on comparer les sources ? D'un côté les gestae (récits sur les vies des évêques) de l'autre les tabaqat-s (recueils de vies de savants). Il y a des différences majeures : objectif hagiographique/recherche d'authenticité ; travail de commande/pas de commanditaire
Mais on peut également pointer des points communs : intentions pieuses ; même perspective d'histoire sainte providentialiste ; valorisation de la tradition ; dimension locale de ces textes, souvent rédigés à l'échelle d'une ville ; volonté de transmettre des biographies.
Au-delà, ces textes montrent bien qu'on partage, entre Islam et Occident, une certaine vision de l'histoire et de la façon de la raconter : "la biographie est l'atome de l'histoire" (je cite Stéphane Boisselier), et, en particulier, les biographies des dirigeants
Et, derrière la vision de l'histoire, ces textes, aussi différents soient-ils, reflètent une même dynamique sociale : la domination d'une élite religieuse, qui maintient sa position notamment grâce à son monopole sur l'écrit (poke @peloux_fernand que ça devrait intéresser !)
Même si c'est ambigu de parler de "clergé" pour le monde musulman, ces sources montrent qu'on a bien des élites cléricales dans les deux mondes, qui forment de puissants lobbys dans les sociétés médiévales, voire même prennent/incarnent le pouvoir
La fonction principale de ces textes (gestae et tabaqat-s) est donc largement la même : légitimer la domination sociale de cette élite cléricale, qui encadre la société laïque et fait face, dans les deux mondes, à des problématiques très similaires
On écoute maintenant Robert Kool (@IsraelAntiquity), grand spécialiste des monnaies de l'Orient latin, qui parle des deniers que l'on retrouve dans le royaume de Jérusalem
Au moment de la première croisade, le système monétaire occidental repose sur le denier d'argent, une pièce qui pèse environ 1,7g et se compose d'au moins 90% d'argent. Chaque pouvoir local frappe sa monnaie : fragmentation monétaire qui reflète la fragmentation politique
Les croisés s'adaptent très rapidement à un système économique radicalement différent, basé sur une monnaie d'or (le dinar). La quantité des monnaies d'or en circulation est énorme, sans aucune comparaison avec l'Occident, ce qui nourrit l'idée des "richesses de l'Orient"
Les rois de Jérusalem commencent alors à frapper une monnaie d'or, d'abord imitée des dinars fatimides, puis originale. C'est un privilège royal très surveillé : seul le roi a le droit de frapper monnaie. L'économie des Etats latins s'adapte à l'abondance d'une monnaie d'or.
Comme en Occident, les pièces permettent au pouvoir de se mettre en scène : ex. de ces deniers d'argent représentant la Tour de David, puissante forteresse de Jérusalem. Leur diffusion dans tout le royaume est bien prouvée par les trouvailles archéologiques
Le système économique des Etats latins s'inspire aussi de pratiques purement occidentales : petite monnaie de plomb, qui a probablement une valeur très minime. Bref, on a un mélange entre des pratiques occidentales et orientales, mélange qui crée quelque chose de neuf
Les découvertes récentes (notamment sur le site d'Athlit) permettent de faire des calculs : 25-40 % des monnaies viennent de l'étranger (dont 10-20 % de France). C'est une proportion massive qui souligne à quel point l'économie des Etats latins était liée à l'Occident
Dernière intervention de la journée avec Sébastien Gasc, qui va lui aussi parler de monnaies, cette fois à une échelle méditerranéenne. Les monnaies d'imitation sont également attestées dans la péninsule Ibérique : Alphonse VIII frappe par exemple un dinar d'or (dit alphonsin)
Ces pièces sont un bel exemple de la construction d'identités plurielles : sur ce dinar, frappé en arabe, Alphonse est désigné comme "l'émir des catholiques" (reprise de la formule "émir des croyants" sur les pièces musulmanes) et le pape est "l'imam de l'Eglise du Messie"...
Les imitations sont avant tout un moyen de faire des économies : les Occidentaux gardent les coins (utilisés pour frapper les pièces) quand ils conquièrent une ville musulmane. Puis on continue à imiter pour être sûr que les locaux utiliseront la monnaie...
Les monnaies d'imitation permettent de tenir un véritable discours politique. Ainsi de ces monnaies frappées par le normand Tancrède, alors régent d'Antioche (1104-1112), sur lequel il est représenté coiffé d'un turban et barbu, autrement dit comme un émir musulman
Fin de la première journée de ce colloque « Transferts culturels France-Orient latin » ! Merci d'avoir suivi/partagé/posé des questions, on reprend demain matin ! On parlera transferts linguistiques et textes littéraires... #teasing
On reprend le colloque « Transferts culturels France-Orient latin » au @CESCM_7302 de #Poitiers (installé dans un hôtel particulier très classe... Bon en vrai il pleut et il fait toujours 8° mais ça reste classe 😉). Et on écoute Laura Minervini (@UninaIT) qui parle de manuscrits
Spécialiste de la langue française d'outremer, Laura Minervini rappelle qu'on connaît plusieurs scriptoria en Orient latin, notamment à Acre, actifs à partir de 1250 (le patronage de Louis IX ayant joué un rôle clé)
Ces ateliers produisent des textes religieux ("la Bible de l'Arsenal"), normatifs (Livre des Assises de Jean d'Ibelin), des chroniques (Guillaume de Tyr). Le tout en français, dans une scripta (= façon d'écrire + langue dans laquelle on écrit) propre à l'Orient latin
C'est vraiment un champ de recherche qui reste encore largement à explorer. On ne sait pas notamment pourquoi on n'a (quasiment) pas de manuscrits de romans : est-ce que les ateliers d'Orient n'en produisaient pas ? Et si oui, pourquoi ? Beaucoup reste à faire... !
(ce colloque est en train d'exploser ma liste de "Les trucs sur lesquels il faudrait vraiment travailler". Là par exemple je viens de rajouter "faire une édition critique des Assises des Bourgeois de Jérusalem". Des volontaires... ? 😉)
On passe à Cyril Aslanov (@univamu), lui aussi spécialiste de la langue, qui va traiter du cas des contacts et des échanges entre ancien français et arménien.
Le moyen arménien s'avère très perméable à d'autres langues. Dans un contexte de contacts étroits entre Francs et Arméniens, de nombreux mots d'ancien français passent en arménien, notamment du vocabulaire juridique (defendre, plaidier,...) ou politique (baron, sire, burgeis)
Evidemment ces mots sont adaptés : baron devient par exemple parun (բարոն). La plupart de ces mots ne sont plus employés en arménien contemporain.
Par contre, aucun mot arménien ne passe en ancien français. La relation est donc asymétrique, et on peut se demander dans quelle mesure cela reflète l'équilibre politique et géopolitique de la région. (au passage, Cyril Aslanov vient d'inviter à traduire Proust en grec ancien 😉)
Assez souvent, on voit que les mots sont pensés du français à l'arménien via l'arabe : c'est ce qu'on appelle une médiation. L'ancien français lui-même fait la médiation pour des mots qui passent du latin à l'arménien
On passe à la communication de Cinzia Pignatelli (@UnivPoitiers) qui aborde deux guides de pèlerinage (en latin), cités par Gervais de Tilbury dans ses Otia imperialia (vers 1210)
Ces guides détaillent trois itinéraires différents de pèlerinage en Terre sainte. Certains sites sont cités plusieurs fois mais les trois itinéraires divergent. Gervais de Tilbury compile plusieurs manuscrits, les mêlant et les intercalant mutuellement (normal à l'époque)
L'un de ces manuscrits est probablement le ms. FR 9113 (BNF), une traduction par un certain "maître Harenc d'Antioche", qu'on identifie avec "Jean d'Antioche", actif à Acre vers 1280's
Cet auteur/traducteur en Terre sainte est connu par plusieurs autres textes. Il n'hésite pas à couper, à amplifier, à gloser sur les textes. Il maîtrise assez mal le latin (et ses gloses sont souvent très maladroites)
Pardon, erreur de ma part : Jean d'Antioche traduit le texte de Gervais de Tilbury, pas l'inverse (comme l'auront relevé les plus attentifs d'entre vous). En le traduisant, il le complète et le précise, vu qu'il vit en Terre sainte
L'importance des erreurs (exemple "Jésus chevaucha sur les eaux du lac de Tibériade", ou confusion entre une fontaine et une... prostituée) laissent planer le doute sur l'identité du traducteur : est-il un clerc ou non ?
Maintenant intervient Adberrazak Halloumi (@ahalloumi), qui travaille sur Le Livre de l'Eschiele Mahomet : un texte à l'origine arabo-musulman, racontant la montée du Prophète Muhammad au ciel (le mirâj), qui devient un texte polémique occidental
Issu du Coran (sourate XVII, 1), le récit de la montée de Muhammad au ciel, depuis le Rocher de Jérusalem, se fixe peu à peu entre le XIe et le XIIIe siècle (contribuant notamment à faire de Jérusalem une ville sainte de l'islam, ce qui n'était pas le cas originellement)
Ce texte est traduit de l'arabe en espagnol (vers 1254, à la demande d'Alphonse X) puis de l'espagnol en français (en 1264). Les traducteurs chrétiens en comprennent mal la nature et disent que c'est, pour les musulmans, un texte sacré au même titre que le Coran #râté #tryagain
La traduction, réalisée par Bonaventure de Sienne, est faite pour que le texte puisse être reçu et compris d'un lectorat chrétien, quitte à s'éloigner largement du texte. Quand "Mahomet" voit le trône de Dieu, Bonaventure change ainsi le texte en copiant l'Apocalypse de St Jean
Ces changements peuvent avoir une raison polémique : il s'agirait de montrer que l'islam ne fait que recopier l'Ancien Testament, donc que ce n'est pas une "vraie" religion. La traduction d'un texte musulman ne suffit donc pas à parler de "tolérance" (concept mal adapté au MÂ)
Et il est très probable qu'un musulman aurait trouvé cette traduction totalement inacceptable. Notamment parce qu'elle met en doute l'authenticité du récit, voire même du Coran...
Le Livre de l'Eschielle Mahomet est donc un exemple d'un double transfert, inscrit dans un objectif polémique (= prouver les mensonges de Mahomet), même si finalement ce résultat n'est que partiellement atteint, car il a contribué à faire connaître l'islam en Occident
On reprend (après une pause repas ^^) avec Catalina Girbea qui aborde les transferts culturels dans les chansons de geste de la croisade (ce qu'on appelle le "cycle épique"). Mais... y a-t-il des transferts culturels dans ces textes ? *suspens insoutenable*
La Chanson d'Antioche et la Chanson de Jérusalem présentent un monde polarisé : chrétiens VS sarrasins, sans aucune porosité entre deux mondes qui s'entretuent.
En revanche, la Chanson des Chétifs (rédigée une vingtaine d'année après la première croisade, donc vers 1120) présentent un monde beaucoup plus poreux. Chrétiens et Sarrasins peuvent devenir amis, se rencontrer, échanger, et partagent des mêmes pratiques (notamment le duel)
Pure fiction ? Pas forcément, car de tels partages et échanges sont également attestés dans la célèbre autobiographie d'Usâma ibn Munqidh. La chanson de geste, fictive (les chevaliers affrontent un dragon nommé Satanas) traduit donc une certaine réalité sociale et culturelle
Ce texte utilise également un certain nombre de motifs qu'on trouve à la fois dans des textes occidentaux, byzantins et arabes (notamment le motif du duel asymétrique). Les différentes cultures partagent un certain nombre de points communs, qui facilitent des transferts culturels
On peut même aller plus loin : dans certaines chansons de geste, les Sarrasins sont plus nobles, plus honnêtes, moins violents ou cruels que les chrétiens. Certes, le monde oriental est fantasmé, mais le reflet qui en est donné n'est pas toujours caricatural
On passe à l'intervention de Bill Burgwinkle (@Kings_College) qui aborde la façon dont le voyage en Orient a pu influencer des auteurs ou des artistes médiévaux, dans leur façon d'écrire ou dans les motifs qu'ils introduisent
Dans les textes rédigés en Orient, le regard s'inverse souvent : c'est l'Europe qui devient "l'outremer" (alors que dans les textes rédigés en Occident c'est l'Orient qui est outremer)
Le Prose Tristan est centré sur le monde anglosaxon : mais l'auteur rappelle que la famille de Tristan est relié aux croisades et parle en permanence de la (re)conquête de la Méditerranée. Sans surprise, cette version semble avoir été rédigée à Acre
Marisa Galvez (@Stanford) intervient sur les chansons de croisade (Jehan de Fourni et Marcabru). Plusieurs traduisent une vraie tristesse du départ et de la séparation, quand le croisé quitte sa femme/son amante
Ce faisant, ces textes portent une vraie ambivalence autour de la croisade, qui n'est pas vraiment présentée comme quelque chose de positif... Les textes donnent également une voix à ces femmes abandonnées
"Sa chemise qu'ot vestue / M'envoia por embracier / La nuit quant s'amor m'arguë / La met delez moi couchier" (La tunique qu'il portait/ il me l'a envoyée pour que je l'embrasse/ la nuit par l'amour de lui taraudée/ près de moi je la mets) Guiot de Dijon, Chanterai por mon corage
Jehan de Furni, un chevalier chypriote, s'inspire de ces poèmes occidentaux (c'est le moment "transferts culturels") pour rédiger un long texte (La Disme de Penitanche), un poème pleurant le sort de la Terre sainte, détenue par les Sarrasins
Jehan reprend (et ce faisant adapte et transforme) des textes occidentaux, notamment des "prières pour Chypre" que l'on récitait à Paris à ce moment-là
Au cœur des chansons d'amour ou des prières récitées à Paris, on "entend" donc la Terre Sainte, son éloignement, mais aussi, du coup, sa paradoxale proximité
Avant-dernière conférence, en visio, par Johannes Junge Ruhland (@Stanford), qui va parler d'un manuscrit en particulier : le London British Library Additional 15268, un manuscrit de l'Histoire ancienne jusqu'à César, copié à Acre vers 1280
Il s'agit d'une "histoire universelle" qui va de César à l'époque contemporaine. Comme souvent, le manuscrit comporte de nombreuses preuves "d'oralité" : "comme vous pouvez le voir, comme vous pouvez l'entendre...". Preuves qu'il était lu à voix haute devant un public
Ce manuscrit est souvent vu comme l'exemple d'un "crusader style" (je laisse en anglais car "style croisé" fonctionne assez mal), à la fois très différent des normes occidentales et qui insiste lourdement sur l'identité chrétienne, comme une surenchère
Mais les choses sont plus complexes. Le manuscrit évite en réalité de trop s'inscrire dans un contexte oriental et il est vraiment difficile de savoir pour qui / pour quoi il a été écrit (à des fins de prédication ? Vraiment pas sûr)
Assez souvent, le manuscrit laisse le choix entre plusieurs versions de l'histoire, ou dit clairement qu'il ne sait pas ce qu'il s'est "vraiment" passé. Est-ce une façon de laisser l'auditoire/le lecteur choisir entre plusieurs histoires/plusieurs identités ?
(je rends mal justice à l'intelligence et à la complexité de l'intervention..) Le manuscrit peut ainsi être considéré comme un agent, témoin de transferts culturels en lui-même, mais qui ne se contente pas de porter un message entre un émetteur et un récepteur
Au-delà, attention à ne pas réduire les transferts culturels à "un objet venant d'ailleurs est absorbé et réinterprété". Ils ont des impacts à moyen et long terme, parfois bien différents des intentions des passeurs culturels
Dernière intervention avec @MaeLyonsPenner (en visio !) qui travaille sur l'Ordene de Chevalerie, un poème qui raconte la relation entre Hugues de Tibériade et Saladin : capturé par le second, le premier finit par devenir un ami du sultan
Le chevalier chrétien entreprend alors de "civiliser" le sultan, en lui inculquant à la fois des valeurs chrétiennes et des valeurs chevaleresques. Dans un échange très apaisé (totalement impensable "dans la vraie vie")
Hugues essaye même de convertir le sultan et lui explique ensuite l'adoubement, en détaillant la façon "dont l'on fet les chevaliers". Il explique notamment à quoi servent les différents objets associés à la cérémonie
Evidemment, le poème ne s'adresse pas vraiment à Saladin, mais à un public français, au début du XIIIe siècle. Il s'achève par l'échec de la tentative de conversion : Saladin récompense le chevalier en or, mais reste fidèle à sa foi
La conversion par l'éducation semble donc impossible : la leçon du texte, c'est qu'on ne peut pas mener quelqu'un au christianisme par des mots. Or ce poème est rédigé en France au début du XIIIe siècle, à un moment où on s'inquiète beaucoup de la diffusion de l'hérésie "cathare"
Et donc on peut penser que ce texte instrumentalise l'histoire des croisés en Orient pour mieux légitimer l'organisation de croisades plus proches : de même qu'on ne peut pas convertir Saladin, on ne pourra pas (re)convertir les cathares. La seule solution est l'affrontement
Derrière un texte qui semble mettre en scène des transferts culturels apaisés en Orient latin, entre un chevalier et un sultan très courtois, on devine donc de profondes tensions sociales et religieuses internes à la chrétienté et, in fine, un appel à la violence...
La journée de colloque "Transferts culturels France-Orient latin" s'achève (avec dix minutes d'avance ! #thisneverhappens). Suite et fin demain matin ! Merci de l'avoir suivi/partagé/d'avoir posé des questions, c'est un bel usage de Twitter 👍 !
On reprend notre colloque ; c'est moi qui parle donc je ne livetweete pas en même temps 😉 Pour info, je parle des "antitransferts culturels" en Orient latin, c'est-à-dire de la façon dont les Latins qui s'y installent s'éloignent peu à peu de l'Occident
Se crée peu à peu une nouvelle identité locale : les barons d'Orient valorisent le fait d'être "nés de la terre", et considèrent de plus en plus les Occidentaux comme des étrangers. Ce qui engendre incompréhensions et tensions mutuelles, voire des violences
Camille Rouxpetel (spécialiste des chrétiens d'Orient, @UnivAngers) aborde le cas de Guillaume de Tyr, célèbre historien de l'Orient latin. Son magnifique texte est très utilisé mais il faut veiller à diversifier les points de vue pour échapper au discours dominant du conquérant
Guillaume entretient des relations complexes avec les chrétiens d'Orient (eux-mêmes très divers : melkites, nestoriens, jacobites, arméniens etc). Lui-même est un vrai Latin d'Orient, né et vivant en Orient. Dans son texte, il aborde le site d'Emmaüs Nicopolis, lieu biblique
A l'époque, les conquérants latins créent un nouveau site (Kariat al-'Inab, Abû Gosh) identifié à Emmaüs (à tort, car trop proche de Jérusalem par rapport à ce qu'en dit la Bible). Ce qui participe de leur conquête à la fois du territoire et de la mémoire biblique
Guillaume de Tyr propose une vision beaucoup moins lisse, rapportant la tradition de la "source miraculeuse" d'Emmaüs, qu'il tire d'un historien grec (alors que lui-même ne lit pas le grec : transmission orale ? Traduction ?). Différentes mémoires des lieux s'opposent
Il y a donc à ce moment deux sites d'Emmaüs, l'ancien (biblique) et le nouveau (franc). Dans les chartes, le mot "terre d'Emmaüs" peut renvoyer à l'un ou à l'autre #superpratique
Les relations entre communautés chrétiennes, qui à la fois se partagent et se disputent les lieux saints, sont complexes (et évoluent avec le temps). Camille Rouxpetel en a bien parlé dans un article :
journals.openedition.org/mefrm/1932
En 1101, le "miracle du feu sacré" ne marche pas : catastrophe ! En réaction, Baudouin Ier entre à Jérusalem avec ses insignes royaux, ce que le patriarche Daimbert tentait d'interdire. Or ce retard est probablement fabriqué grâce à l'appui des Melkites... #intrigues
Les groupes en présence sont donc poreux. Les Francs, Latins d'Orient, savent intégrer les traditions qui les ont précédé. Les chrétiens d'Orient savent s'allier aux Francs et sont de vrais acteurs politiques... Les Etats latins d'Orient se nourrissent de cette complexité
@EstelleIngrandV aborde l'épigraphie de l'abbaye de Notre-Dame de Josaphat : on conserve 20 inscriptions connues entre 1112 et 1187, ce qui en fait l'un des sites les plus riches. Ces inscriptions contribuent à l'appropriation par les Latins du l'Orient
Ces inscriptions montrent des transferts culturels, à la fois de la France vers l'Orient et de l'Orient vers la France. Par exemple, une inscription à la gloire de la Vierge, qui parle à la fois aux Occidentaux (la Vierge en conquérante) et aux Orientaux (place de saint Basile)
Ces inscriptions sont ancrées dans la liturgie latine (occidentale, donc), mais restent audibles et compréhensibles pour les communautés orientales. Rappelons que les reines Morfia (arménienne) et Mélisende (sa fille) sont enterrées là : c'est un lieu de contact(s)
On devine également des transferts artistiques : l'une des fresques de l'abbaye est clairement exécutée par des artistes/artisans byzantins (enduits avec des inclusions de craie)
Les transferts se font dans les deux sens : l'une des inscriptions que Foucher de Chartres dit avoir lu sur les portes du Saint-Sépulcre se retrouve dans une église d'Ariège (Daumazan-sur-Arize), preuve de circulations multiples, portée par des manuscrits et des pèlerins
Et on a aussi des transferts de reliques, comme ce coffret reliquaire conservé à Saint-Sernin (#Toulouse) : la relique (fragment de la Sainte croix) est envoyée par l'abbaye de Notre-Dame de Josaphat, le coffret fabriqué dans les ateliers de Limoges
Je dois (malheureusement) filer prendre un train, vous n'aurez donc pas la fin de ce colloque (désolé mais j'habite loin 😉). Il restait encore trois communications...
Dans l'ordre : Clément de Vasselot va parler du roi Guy de Lusignan et de la façon dont il a mis en scène son pouvoir ; Martin Aurell du terme de « Poulains », désignant les Latins d'Orient ; et Steven Isaac du rôle des femmes dans les guerres saintes (coucou #Brienne)
Plusieurs des interventions du colloque ont été filmées et seront ensuite disponibles sur le site de l'université de Poitiers : je l'annoncerai sur ce compte. La publication des actes est prévue pour septembre 2020 environ, chez @EditionsCG !
Merci d'avoir suivi ce livetweet du colloque « Transferts culturels : France et Orient latin, XIIe-XIIIe siècle » (co-organisé par le @CESCM_7302 et @Stanford) ! 👍🙏🙂 #histoire #MedievalTwitter #agregationinterne
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