Si j'essaie de ressaisir en une phrase
l'argument de ce séminaire sur "les Relations de la scène
aux images" , on pourrait le trouver dans cette question : la technique
moderne qui pouvait reproduire (et déformer) un moment unique (pictural,
théâtral, mais aussi réel et matériel) n'est-elle
pas en train de se donner les moyens de produire son propre réel
et de le transformer indéfiniment, jusqu'à faire disparaître
la notion même d'original? En d'autres termes, la technique, autrefois
capable de reproductibilité, deviendrait maintenant capable de
transformabilité, capable d'informer par elle-même du réel.
Quelles peuvent en être les conséquences, artistiques mais
aussi politiques, pour les arts de la scène?
Dans les années trente, Walter Benjamin posait déjà
cette question de l'art au temps de la technique. Sans doute, il aura
été le précurseur et l'interprète à
la fois d'une société qui ne peut se penser qu'à
travers les mailles et les gestes de la technique moderne, c'est-à-dire
de cette technique qui peut se reproduire indéfiniment (elle-même
et, avec elle, le monde qu'elle sert et conditionne à la fois).
Sans doute il aura été l'un des premiers à voir combien
les inventions techniques (la photographie, le cinéma -- mais nous
pouvons aujourd'hui prolonger la liste : la télévision,
la vidéo, l'ordinateur, la télécopie, les réseaux
internet,
) allaient déterminer et influencer l'art créé
par la communauté des hommes. Il est aussi le premier à
pressentir que cet art techniquement déterminé va marquer
la société contemporaine dans des proportions quasi-irreprésentables
-- qu'il va la transformer de façon irréversible.
Sa réflexion sur l'art moderne se condense dans un essai célèbre,
l'OEuvre d'art à l'époque la reproductibilité technique,
qui a fréquemment fait l'objet de mal-entendus. On a souvent lu
ce texte comme un chant de regrets devant la disparition du théâtre
comme art socialement dominant. Ou alors on interprète son analyse
du cinéma comme un éloge de la modernité, voire comme
le programme d'une utopie fondée et organisée par l'expansion
du cinéma éducateur et formateur du corps social.
La lecture de la première version de ce texte, inédite en
France, ainsi que des notes de travail préalables à cette
première mouture permet de comprendre cette disparité des
interprétations. Cette première rédaction montre
clairement que l'art à l'époque de la reproductibilité
- l'art de notre époque - est à la fois le signal du plus
grand des dangers - l'anéantissement de l'humanité - et
l'amorce du plus grand des changements - la révolution, en son
sens politique. Cette hypothèse m'oblige à lire un large
extrait du chapitre de ce texte intitulé Le Dadaïsme
:
"Le rapport social mis en oeuvre par le dadaïsme consiste à
provoquer un choc. Ses manifestations garantissaient en effet une distraction
véritablement violente, parce qu'elles plongeaient l'oeuvre d'art
au coeur d'un scandale. Celle-ci se devait surtout de satisfaire à
une exigence : provoquer un scandale public. D'apparence visuelle séduisante
ou de figure sonore persuasive, l'oeuvre d'art devient projectile. Elle
repousse celui qui contemple. Et de ce fait, l'oeuvre d'art est sur le
point de renouer pour le présent avec cette qualité traumatisante
qui a toujours été la plus indispensable pour l'art dans
les grands moments de transformation de l'histoire. Cette idée
que tout ce qui est perçu comme évident nous arrive comme
projectile - c'est-à-dire la formule de la perception onirique
qui comprend en même temps la face traumatique de la perception
artistique - a été mise en scène à nouveau
frais par les dadaïstes. Ce faisant, ils ont favorisé la demande
de cinéma dont l'élément distrayant est lui aussi
essentiellement traumatique, notamment parce qu'il repose sur des changements
de lieux et de plans (Einstellung) qui envahissent par à-coups
celui qui contemple. Le film a donc délivré l'effet de choc
physique que le dadaïsme tenait pour ainsi dire enfermé dans
son emballage moral. Dans ses oeuvres progressistes, surtout celles de
Chaplin, il a rassemblé les deux effets de choc sur de nouveaux
gradins. Si l'on compare la toile sur laquelle les films sont projetés
et celle sur laquelle se dépose la peinture, l'image, sur la première,
se transforme alors qu'elle ne bouge pas sur la seconde. Celle-ci invite
le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s'abandonner
au gré de ses associations. Devant un plan de cinéma, la
chose est impossible. A peine l'a-t-il saisi qu'il s'est déjà
transformé. Le plan ne peut être fixé, comme c'est
le cas d'un tableau ou d'une chose réelle. [...] Le cours des associations,
pour celui qui contemple les images d'un film, est immédiatement
interrompu par leur transformation. C'est là que réside
l'effet de choc du film qui, comme tout effet de choc, ne peut être
saisi que par une attention renforcée. Le film est la forme d'art
qui correspond au danger de mort accentué dans lequel vivent les
contemporains. Il correspond aux transformations profondes de l'appareil
perceptif - à ces transformations qu'éprouve, à l'échelle
de l'existence privée, tout piéton dans la circulation des
grandes villes et, à l'échelle de l'histoire mondiale, tout
homme prêt à se battre contre l'ordre social actuel."
Aux moments essentiels de transformation de l'histoire, l'art est un mouvement,
une réalité en mouvement que l'on ne peut fixer, ni reserrer
en un point fixe et unique. Elle est projectile, distraction,
transformation, inassignable et fuyante. Mais ce moment de
la plus grande transformabilité de l'oeuvre correspond, pour les
hommes de ce temps, au moment du plus grand danger. Certes, Benjamin n'avait
pas en vue la transformabilité de l'oeuvre par-delà l'intention
de tout auteur - même s'il n'a jamais de pourfendre l'idée
d'auteur, de créateur et de génie. Non qu'il s'agirait pour
lui de liquider ces notions du champ de l'art ; il importe plutôt
de mettre en garde contre les effets pré-fascistes de ces concepts
tant qu'ils ne sont pas contrôlés et organisés par
l'espace collectif des hommes. Benjamin avait en vue le cinéma
comme un espace de vision collective capable d'organiser la perception
commune de l'existence humaine. Quelle est la nature de cette organisation
de la société que Benjamin espère voir se développer
par le médium filmique?
***
La technique -- à la fois chance et menace pour l'art des hommes
et leur survie. Il s'agit donc pour Benjamin d'une question essentiellement
politique : comment le théâtre est-il agi par les images
et comment leur réagit-il? Cette formule et cette question indiquent
une préoccupation constante dans le théâtre qui se
fait aujourd'hui. Il est donc important de lire les essais où Benjamin
élabore cette idée (des textes malheureusement peu accessibles
en langue française, voire détournés de leur charge
première), sans sombrer dans la nostalgie, ni dans l'utopie techniciste,
pour ensuite les éprouver -- les mettre à l'épreuve
-- dans le travail des scènes contemporaines (Müller, Gabily,
le Théâtre du Radeau).
Qu'est-ce que l'aura?
"L'expérience de l'aura repose sur la traduction de la manière,
jadis habituelle dans la société humaine, de réagir
au rapport de la nature à l'homme. Celui qui est regardé
-- ou qui se croit regardé -- lève son regard, répond
par un regard. Faire l'expérience de l'aura d'une apparition (phénomène?)
ou d'un être, c'est se rendre compte de sa capacité de lever
les yeux, ou de répondre par un regard. Cette capacité est
pleine de poésie ; là où un homme, un animal ou un
être inanimé, sous notre regard, ouvre son propre regard,
il nous entraîne d'abord dans le lointain. Son regard rêve,
nous attire dans son rêve. L'aura, c'est l'apparition d'un lointain,
aussi proche soit-il. Les mots eux-mêmes ont leur aura. Kraus les
a décrit très précisément : "De plus
près on regarde un mot, de plus loin il nous regarde en retour."
Tant qu'il y aura encore du rêve, il y aura toujours de l'aura dans
le monde. Mais l'oeil éveillé ne désapprend pas la
force du regard quand le rêve s'est complètement éteint
en lui. Au contraire, ce n'est qu'alors que son regard devient vraiment
fort. Il cesse de ressembler au regard de la bien-aimée qui lève
les yeux sous le regard de son amant. Il commence à ressembler
davantage au regard par lequel le méprisé répond
à celui qui le méprise et par lequel l'opprimé répond
à celui de l'oppresseur. De ce regard, le lointain est totalement
éradiqué. C'est le regard de celui qui s'est réveillé
de tout rêve, celui du jour comme celui de la nuit. Cette capacité
à jeter ce genre de regard peut émerger par étape
(graduellement). Elle le fait lorsque la tension entre les classes a dépassé
un certain degré. Il s'ensuit qu'il est intéressant pour
celui qui appartient à l'une des deux classes, celle des oppresseurs
ou celle des opprimés, de regarder l'autre classe. Mais être
l'objet d'un tel regard est ressenti par les autres comme quelque chose
de pénible et de dommageable. C'est ainsi que se forme cet état
où l'on se prépare à parer le regard de l'adversaire
de classe. Cette mobilisation est surtout menaçante chez ceux qui
constituent la majorité. Il en résulte une antinomie. Les
conditions dans lesquelles vit la majorité des exploités
s'éloignent de plus en plus de celles de la minorité qui
prédomine. Plus s'accroît l'intérêt de ces derniers
à contrôler les premiers, plus la satisfaction de cet intérêt
devient précaire. Ceux qui tirent profit du travail du prolétariat
ne s'exposent plus guère au regard des prolétaires. Les
regards qui les attendent là menacent d'être de plus en plus
méchants et, dans ces conditions, la possibilité d'étudier
tranquillement les membres des classes inférieures sans faire l'objet
en retour d'une étude de leur part, est de la plus haute importance.
Une technique qui rend ceci possible a quelque chose d'immensément
rassurant, même si elle est employée à d'autres fins.
Elle peut dissimuler à plus longue échéance comment
la vie dans la société humaine est devenue périlleuse.
Sans le film, on ressentirait la perte de l'aura à un degré
qui ne serait plus supportable."
***
Ces notes apparaissent comme une double définition, celle de l'aura
et celle de sa disparition. Remarquons tout d'abord que le lexique utilisé
correspond exactement à la description de l'aura telle que Brecht
la consigne dans son Journal de Travail -- l'aura, rêve diurne,
comme réponse du regard . Nous avons donc la confirmation que Brecht
connaissait le travail de Benjamin dans sa phase embryonnaire. L'articulation
de l'aura sur le regard et le rêve montre clairement qu'il se réfère
au texte "primitif". Et pourtant le jugement péremptoire
et sans appel qui clôt cette description se rapporte explicitement
à la conception tardive de l'aura, lorsque celle-ci est pensée
en termes de pure et simple disparition, pour cause de reproductibilité
généralisée. Si nous prenons au sérieux la
lettre du texte, il apparaît que Brecht restitue la pensée
de Benjamin au prix d'une torsion logique. Si "l'espoir d'être
regardé par ce qu'on regarde crée l'aura", il n'y a
aucune raison de penser qu'elle disparaît au cinéma. En revanche,
ce qui peut disparaître, au cinéma, c'est le regard de l'oeuvre
qui se pose sur le spectateur et impose un certain type de regard en retour.
Et ce qui peut apparaître, dans les films, c'est un nouveau regard
sur les rapports qu'entretiennent les hommes, un regard "naturel"
capable de voir que les rapports de classe ne répondent à
aucune nécessité de nature. Le jugement portée par
Brecht dans son Journal montre clairement qu'il condamne l'aura primitive
sur la base de ce qu'elle deviendra ultérieurement : la qualité
intrinsèque d'une oeuvre et non plus celle du rapport constitutif
de l'oeuvre. Or, s'il était resté "fidèle"
à cette première étape du texte, Brecht n'aurait
pas pu dire que le cinéma produit l'extinction et l'évanouissement
de l'aura. Il aurait plutôt reconnu (plus tôt, avant qu'il
ne soit trop tard) que le film est une résistance aux dangers qui
naissent quand l'aura décline. Quelle est donc la spécificité
du phénomène auratique, pour qu'il soit à la fois
souhaitable et dangereux qu'il disparaisse? Les notes de travail de Benjamin
constitue un matériau précieux sans lequel cette question
reste inenvisageable. La première partie du texte porte spécifiquement
sur "l'expérience de l'aura", définie comme une
"traduction" ou une transcription du comportement humain dans
les rapports entre l'homme et la nature. L'aura est d'origine strictement
humaine. L'aura détermine une certaine manière spécifiquement
humaine, c'est-à-dire sociale, de se rapporter à l'autre,
même si par la suite ce rapport peut se transporter vers un élément
non-humain, "un animal, un être inanimé". Mais
cette attribution de l'aura à toute chose reste profondément
humaine, parce qu'elle accorde à l'autre le pouvoir de me répondre,
de retourner mon adresse. L'aura traduit une manière sociale de
réagir à ce que la nature, essentiellement humaine, inflige
à l'homme. Ce qui suppose un "langage", du moins un médium
commun. Ce médium est le "regard". Je me rapporte à
l'autre en le regardant et sa réponse consiste à lever le
regard sur moi. Je confère une aura à un être dès
le moment où, le regardant, je lui octroie le pouvoir de me regarder
à son tour. Ce langage est bien celui du désir pour l'autre.
C'est d'ailleurs le sens que Pétrarque attribue à l'aura
lorsqu'il y retrouve une femme, Laura, un être toujours à
distance et fait d'éclats insaisissables : la gloire du laurier
(Lauro), le brillant de l'or (oro), la clarté de l'aurore (aurora)
. A une aura, ce qui me répond et ce qui me fait répondre.
Mais le rapport par regards réciproques ne suffit pas à
définir l'expérience de l'aura. Il manque encore la dimension
onirique de ce regard qui répond. L'aura d'un être tient
non seulement dans sa capacité à nous répondre, mais
surtout dans son pouvoir de rêver et de nous entraîner dans
le lointain de son rêve : "son regard rêve, nous attire
dans son rêve". Son aura repose donc sur cet étrange
pouvoir de nous absorber dans le lointain, de nous faire oublier qu'il
est là, devant nous -- le pouvoir d'aveugler la vision. L'aura
d'un être produit un rapport qui brise tout rapport, un rapport
déréalisé qui enchaîne celui qui regarde dans
le rêve de l'autre, un rêve qu'il provoque lui-même
en le regardant. Le monde rendu possible par le regard est comme prisonnier,
entraîné dans l'univers onirique de ce qui est regardé.
Benjamin évoque à ce propos l'aura des mots, telle que Karl
Kraus la décrit : "De plus près on regarde un mot,
de plus loin il nous regarde en retour". Cette formule évoque
cette étrange expérience que font les enfants en répétant
un mot indéfiniment, jusqu'à ce qu'il se vide de son sens
et devienne absolument étranger, porteur d'un monde qui l'éloigne
radicalement de son sens commun. Une fois posé que l'aura est un
jeu de regards qui rêvent, Benjamin en arrive, logiquement, à
l'instant du réveil, à la disparition de l'aura. L'oeil
éveillé, celui dont "le rêve s'est complètement
éteint", pose un regard dénué de toute aura.
Mais il ajoute immédiatement : "l'oeil éveillé
ne désapprend pas la force du regard, quand le rêve s'est
complètement éteint en lui. Au contraire, ce n'est qu'alors
que son regard devient fort." L'éveil, la sortie de l'aura,
n'est pas la suppression du regard mais au contraire le moment où
il devient véritablement regard. La perte de l'aura découvre
les véritables possibilité de l'aura : le pouvoir de répondre.
C'est l'expérience de l'aura qui engourdissait les potentialités
réelles de l'aura, la véritable réponse du regard.
Benjamin developpe cette idée en opposant deux types de regard.
D'un côté le regard de la bien-aimée qui s'éveille
sous l'oeil bienveillant de son amant, mais qui lui répond par
le regard du sommeil. De l'autre, le regard du méprisé qui
répond à celui de l'oppresseur de façon de plus en
plus menaçante. "De ce regard, le lointain est totalement
éradiqué." L'aura de la belle -- Pour appréhender
cette distinction, il faut comprendre que l'aura, bien qu'accordée
à celui que l'on regarde, émane directement de celui qui
regarde et n'existe qu'à être produite par lui. C'est bien
celui qui regarde qui confère à l'autre le pouvoir de lever
les yeux. Ce qui suppose un dédoublement de l'aura, une répartition
égale sur les deux parties en présence (ou en absence, en
sommeil). L'amant qui regarde la belle lui confère une aura, c'est-à-dire
le pouvoir de lever les yeux sur lui, et rien que sur lui. Elle s'éveille
et ouvre les yeux pour les refermer sur son image, cette image d'amant
dans laquelle lui-même se trouve enfermé.. Le regard de la
belle est un rêve, qui n'est autre que celui "de" l'amant.
Le regard aveuglé (sans force et finalement sans regard) du dormeur
naît en réalité du regard de celui qui amorce le rapport
et regarde en premier. L'aura du prolétaire -- Accorder au prolétariat
le pouvoir de l'aura (le pouvoir de répondre par un regard, c'est-à-dire,
notamment, par les droits syndicaux, le droit de vote ou ceux de l'Homme)
signifie qu'on lui fait "croire" qu'il est dans une position
de supériorité. Or, toute la force pernicieuse de l'aura
réside dans sa capacité à faire illusion sur le lieu
véritable du pouvoir. Certes, celui qui répond parce qu'il
a une aura se trouve en position de force, puisqu'il attire dans son rêve
celui qui le regarde, mais en dernière analyse, son existence n'est
au fond que celle d'un rêve, entièrement dicté par
celui qui le regarde et qui commande sa réponse. L'aura suppose
donc un régime d'inégalité, qui n'existe qu'à
masquer le sens réel de la subordination. Dans l'univers de l'aura,
n'est pas maître qui veut -- même celui qui en a tous les
signes extérieurs. L'aura véritable, comme lieu de pouvoir,
revient à celui qui la provoque et la met en scène, qu'il
soit prêtre, propriétaire foncier, directeur d'une manufacture
ou d'une chaîne de télévision. C'est lui qui guide
les regards et les subordonne à sa seule volonté. C'est
pourquoi Benjamin dit souvent que l'aura d'un homme se mesure à
son irrésistible pouvoir d'attirer le regard sur lui. Le prolétariat
qui rêve et s'oublie ne s'éveille qu'au rêve de la
bourgeoisie. A partir de cette idée, qui fait singulièrement
résonner notre situation actuelle, nous percevons le tour politique
que Benjamin donne à ce concept dans la suite du texte. Le réveil
de l'opprimé -- L'oeil éveillé n'est donc possible
qu'en supprimant l'aura, c'est-à-dire en détruisant toute
possibilité de répondre au regard par un regard qui rêve,
pour instaurer, comme seule réponse, le regard de celui qui découvre
l'escroquerie. C'est ce qui a lieu quand les opprimés subissent
des formes d'exploitation qui dépassent un certain seuil. Dès
ce moment, le regard de ceux qui les oppriment n'arrive plus à
les endormir. A ce stade, le regard du bourgeois ne parvient plus à
donner aux prolétaires le pouvoir de lever des yeux qui rêvent.
Ils renvoyent alors à l'oppresseur une image sans fiction, un miroir
de plus en plus menaçant : les regards qui attendent l'oppresseur
"menacent d'être de plus en plus méchants". Leurs
yeux se réveillent de tout rêve et menacent celui qui les
y avait plongé. Le bon père de famille se révèle
être un tortionnaire, aux yeux de ses enfants.. Il reçoit
cette image parce qu'ils le regardent en plein jour, l'oeil éveillé.
Telle est l'acuité d'un regard "vraiment fort". La minorité
qui domine se devait de trouver une parade à cet écroulement
de l'aura, trouver une nouvelle source d'aveuglement. Paradoxalement,
c'est la disparition de l'aura elle-même qui la fournit : il s'agit
de regarder les opprimés sans s'exposer en retour à leur
oeil éveillé, à l'acuité d'un regard qui se
mobilise pour "parer le regard de l'adversaire de classe". Il
s'agit de mener jusqu'à son terme cette disparition de l'aura,
de supprimer tout regard, toute exposition au regard de l'autre -- interdire
toute réponse : "Ceux qui tirent profit du travail du prolétariat
ne s'exposent plus guère au regard des prolétaires."
La stratégie nouvelle consiste à regarder sans être
vu. Il s'agit de regarder et d'endormir le prolétaire hors de toute
présence, sans qu'il puisse regarder en retour . Il existe des
techniques pour cela. La technique est même le médium absolu
de cette stratégie : regarder l'autre sans être regardé.
Marx déjà le disait, il fallait la médiation de la
technique pour masquer la nature véritable des rapports de productions.
Seule la technique pouvait rendre possible l'abstraction du travail humain.
Le film et l'image reproduite constituent le paradigme de cette stratégie.
La reproduction de la réalité permet de savoir ce qui se
passe, d'étudier et de contrôler celui qui doit l'être
sans qu'il puisse exercer le moindre regard en retour. "Elle peut
dissimuler à plus longue échéance comment la vie
dans la société humaine est devenue périlleuse. Sans
le film, on ressentirait la perte de l'aura à un degré qui
ne serait plus supportable." La technique qui a provoqué la
perte de l'aura et qui a généralisé la menace qu'elle
fait peser sur ceux qui vivaient et dominaient grâce à l'expérience
auratique, cette même technique, pour ces mêmes gens, a quelque
chose "d'immensément rassurant". La force d'une telle
remarque apparaît lorsque nous mettons en rapport la gigantesque
amplification de la "technique" dans le monde de la production
et la stupéfiante disparition, dans les dernières décennies,
des rapports de classe -- ou en tout cas du discours sur ces rapports.
La fragilité de la minorité dominante, toujours plus puissante,
mais toujours plus minoritaire, explique la nécessité et
l'urgence d'une telle occultation des rapports de classe. Plus la bourgeoisie
a intérêt à contrôler le prolétariat,
plus la réalité d'un tel contrôle s'avère précaire.
Car l'accroissement et l'accumulation des richesses pour une minorité
produit, comme contre-poids, l'accentuation de la misère pour la
majorité des travailleurs. L'existence de tels rapports inversement
proportionnels ne peut que transparaître dans un monde qui sort
de son rêve (et dont l'éveil, nouveau paradoxe, crée
en même temps les nouvelles conditions de son exploitation). Ceux
qui dominent se devaient donc, pour maintenir leur domination, de se voiler
aux yeux éveillés du prolétariat. C'est la technique,
le film, "qui rend ceci possible". Le film a pour mission de
désamorcer le regard du prolétariat en état de "mobilisation",
prêt à "parer le regard de l'adversaire de classe".
En évitant le regard immédiat et le rapport direct à
l'autre, ceux qui dominent interdisent toute réponse de la part
de ceux qu'ils médiatisent. Cette critique conçue en 1935
s'adresse, avant la lettre, à la télévision et à
ce que l'on nomme aujourd'hui "les médias". Face à
une image filmée, le spectateur n'est plus devant celui qui le
domine mais devant sa trace, son empreinte, son signe absent. Quelle que
soit la réponse du spectateur, celui qu'il regarde ne le regarde
pas. Le regard de l'image reproduite n'est pas un regard. Personne ne
peut lui répondre, sinon en se laissant entraîner dans son
rêve. Dans ce cas de figure "télé-visuelle"
(qui mêle intimement l'unicité et l'universalité),
la perte de l'aura interdit le regard mais maintient l'absorption dans
le rêve. L'image sans aura du cinéma ne cesse de rêver
et de m'entraîner au loin avec elle. Par aileurs, les techniques
de diffusion de l'image et de l'information permettent un véritable
contrôle des dominés, sans que ceux-ci aient la moindre possibilité
de répondre au regard qui se porte sur eux en une image qui les
captive. La perte de l'aura, liée à l'essor de la technique,
perd sa dimension menaçante (et révolutionnaire) par cette
même technique qui interdit tout rapport et toute réponse
entre les hommes. Faut-il alors condamner le film, le placer définitivement
au rang de dangereux instrument idéologique? C'est ici que Benjamin
opère l'ultime renversement, qui apparaît explicitement dans
la dernière formule du texte : "Sans le film, on ressentirait
la perte de l'aura à un degré qui ne serait plus supportable."
Pour qui cette perte n'est pas supportable, qui est en droit de se plaindre
de la perte de l'aura? La logique du texte ne permet qu'une seule réponse
: le "prolétariat", qui se retourne contre l'insupportable,
la bourgeoisie. Face à un monde où les rapports cessent
d'être auratiques, où les hommes ne sont plus pris dans les
rêves de ceux qui les dominent, la bourgeoisie n'a pas d'autre choix
que de renverser et de retourner cette arme contre elle-même, en
réintroduisant l'aura dans des rapports qui s'en défont.
D'où le cinématographe, cette structure qui ne peut fonctionner
qu'à l'intérieur même de la logique dominante induite
par le capital. D'où l'image reproduite comme nouvel opium du peuple,
un opium d'autant plus efficace qu'il se reproduit indéfiniment
et qu'il peut, en droit -- et ce droit est aujourd'hui un fait -- contaminer
le monde dans sa totalité. Or, cette stratégie du renversement
est aussi celle de Benjamin. Si le cinéma est le médium
sans aura investi par le capital pour parer les "effets pervers"
de la perte d'aura, alors ce médium lui-même doit pouvoir
se renverser une nouvelle fois. Et à défaut d'opérer
ce renversement, la pensée livre cette arme au camp adversaire,
le camp de ceux qui dominent, sans se rendre compte qu'elle porte en elle
la possibilité de leur destruction. Benjamin retravaille cette
intuition dans des fragments de la même époque qu'il a intitulé
: "Sur l'aura et sur le travail de la reproduction en général".
Sur l'aura et le travail de la reproduction en général (I)
"-Tu connais Les Pélérins d'Emaüs
de Rembrandt? Au moins par la reproduction? - Oui. J'ai jeté un
coup d'oeil au tableau, le dimanche où j'ai traversé le
Louvre en courant ; mais c'est par la reproduction que je le connais le
mieux. Jules Romains. Crime de Quinette , p. 174. La beauté
du film est une beauté non auratique. Cette beauté non auratique
se distingue de la beauté auratique en ce qu'elle va de paire avec
une netteté poussée à l'extrême. Sa beauté
est en communication avec la science. La beauté mathématique
pourrait être son modèle. La fonction propre du cinéma
est de présenter les choses nettoyées de l'aura décomposante
(en décomposition). C'est le film qui, entre autres, restitue le
naturel menacé au plus profond par la perte de l'aura, qui nous
restitue le "paysage". Si la beauté est la promesse du
bonheur, c'est le film qui est l'unique promesse qui nous ait été
donnée dans les temps d'une impitoyable lutte des classes."
Cette note éclaire d'un jour nouveau l'incise du texte précédent
: "une technique qui rend ceci possible (la neutralisation de l'adversaire
de classe) a quelque chose d'immensément rassurant, même
si elle est employée à d'autres fins." Nous comprenons
quelles peuvent être les "autres fins" d'une technique
qui interdit et neutralise le regard de l'autre. Elle peut en effet se
renverser et mettre son pouvoir de neutralisation au service des opprimés.
Les techniques de reproduction peuvent "présenter les choses
nettoyées de l'aura en décomposition". Telle est la
seule arme dont nous disposions dans cette impitoyable lutte des classes.
Il ne s'agit pas de restituer l'aura, mais au contraire de se débarrasser
de l'aura que l'époque sans aura nous livre à l'état
de putréfaction. Le vrai danger est bien celui d'une aura qui revient
à même l'absence d'aura et dont le retour ne peut être
que celui de la pourriture. L'aura qui revient ne peut qu'annoncer l'époque
d'une putréfaction absolue. Le film nous met en garde devant un
tel retour en énonçant la restitution du "naturel",
la réémergence du "paysage". Que faut-il entendre
par cette formule? Loin de tout retour à la nature, Benjamin a
en vue la mise en oeuvre d'un monde véritablement naturel, d'une
nature socialisée capable de maintenir véritablement les
rapports entre l'homme et la nature. La restitution du "naturel"
menacé par l'aura comme par sa perte suppose que le monde s'éveille,
qu'il ne se perde ni dans le rêve (auratique), ni dans l'enfermement
et le contrôle d'une société sur le pied de guerre
(sans aura). Le film est une "promesse de bonheur", une arme
politique redoutable, parce qu'il est à la fois capable de dissiper
le rêve et de maintenir le regard, de soutenir un regard sur l'insoutenable.
C'est en ce sens qu'il restitue le naturel : le véritable paysage
des rapports entre les hommes. Le cinéma (et l'on pense ici à
la danseuse sur la vitre ou aux bourgeois qui courent derrière
le corbillard en fuite dans "Entr'acte", le film de René
Clair) est capable de montrer aux opprimés ce que leurs oppresseurs
ne peuvent révéler qu'en se neutralisant comme oppresseurs.
Le cinéma peut donner aux prolétaires un nouveau regard
sur la bourgeoisie, qui devient alors l'objet d'une étude minutieuse,
"mathématique", dont elle ne se relèvera pas.
Voilà la promesse de notre époque, la seule, une promesse
dangereuse parce qu'elle fraye les mêmes chemins que l'ennemi et
n'a de sens qu'à les prendre à rebrousse-poil. Une promesse
qu'il n'est pas facile d'entendre, parce qu'elle est souterraine et sans
concession. Une promesse que Serge Daney prend au sérieux quand
il affronte le monde télévisuelle d'aujourd'hui. C'est toute
l'ambiguïté d'une pensée attentive au danger comme
à la force de la reproduction. Elle rejoint la thèse pour
le moins problématique des deux techniques. La "seconde technique"
(les médium de la reproduction) produit un monde composé
d'autant d'éléments naturels hostiles. Or, cette nouvelle
"nature" s'est constituée dans la maîtrise et l'asservissement
de la "première nature". Mais comment contrôler
et subjuguer les forces sociales devenues "élémentaires"?
Par quels voies peut-on, sans risque de dévoyement, humaniser les
rapports collectifs, pour faire apparaître une harmonie de l'homme
et de la nature, une nature techniquement composée, seule capable
d'asservir mais aussi de libérer l'homme? Grâce au film et
à "l'entraînement" qu'il propose, la technique
devenue naturelle et la nature techniquement developpée peuvent
se transformer en "paysage", devenir un espace collectivement
habitable, et non le champ d'une incessante bataille à mener. Par
la technique, par cette même technique qui détruit et asservit,
le film peut redonner une "nature" à un monde qui vit
de sa disparition, une nature essentiellement technique et capable, par
conséquent, de vivre en harmonie avec les hommes. Le cinquième
feuillet, à partir d'une remarque de Baudelaire, souligne cette
ambiguïté inconciliable et nécessaire pour une pensée
proprement politique du cinéma.
Sur l'aura et le travail de la reproduction en général (II)
"L'argumentation suivante qui date de l'époque de la décadence
de la sculpture est très révélatrice. Face à
la sculpture, en partant du point de vue de la peinture, Baudelaire manie
exactement les manières de penser qui concernent aujourd'hui la
peinture vue à partir du cinéma. Un tableau n'est
que ce qu'il veut ; il n'y a pas moyen de le regarder autrement que dans
son jour. La peinture n'a qu'un point de vue ; elle est exclusive et despotique
: aussi l'expression du peintre est-elle bien plus forte. Baudelaire.
Oeuvres II. p. 128 (Salon de 1846). Immédiatement avant (p. 127/128)
: Le spectateur qui tourne autour de la figure peut choisir certains
points de vue différents, excepté le bon. La photographie
au service de la propagande. L'invention de la photographie marque le
début d'une évolution au cours de laquelle les facteurs
déterminants pour le jugement de ce qui est visible tombent de
plus en plus hors du domaine du visible. La photographie d'une usine en
pleine activité dit moins sur ceux qui y sont employés que
la photographie équivalente d'une propriété foncière.
Et, de façon analogue, une suite de photographies d'une entreprise
de bureaux dit beaucoup moins sur la vie des employés que, par
exemple, une photo sur le sort des soldats." Ce fragment prend tout
son sens si nous le comparons à cette réflexion de Brecht,
issue de l'ensemble de textes qu'il a consacré au cinéma
de 1922 à 1933 : "Ce qui complique encore la situation [des
arts reproductibles] c'est que moins que jamais, la simple "reproduction
de la réalité" ne dit quoi que ce soit sur cette réalité.
Une photographie des usines Krupp ou de l'A.E.G. ne nous apprend pratiquement
rien sur ses institutions. La réalité proprement dite a
glissé dans son contenu fonctionnel. La réification des
relations humaines, par exemple à l'usine, ne permet plus de les
restituer. Il faut donc effectivement "construire quelque chose",
"quelque chose d'artificiel", "de posé". L'art
est donc tout aussi nécessaire ; mais la vieille notion d'art,
celle qui part de l'expérience, est devenue caduque. Car celui
qui ne donne de la réalité que ce qui peut en être
vécu ne reproduit pas la réalité. Il y a longtemps
qu'on ne peut plus la vivre dans sa totalité." La paternité
du texte de Benjamin devient évidente : il s'agit d'une véritable
citation de l'argument de Brecht. Cette même idée est d'ailleurs
explicitement reprise dans la Petite histoire de la photographie. Cette
parenté donne une clarté inattendue sur les intentions de
Benjamin. La photographie n'est pas hors de l'art, mais plutôt le
lieu où l'art joue le combat pour la liberté, celle de l'art
comme celle des hommes. La photographie est devenue un appareil d'Etat,
un instrument politique qui masque la réalité, précisément
parce qu'elle prétend dire la réalité. Or, la réalité
des modernes se définit par sa réification. Ce qui veut
dire que la photographie qui prétend "réaliser"
cette réalité réifiée ne peut que la réifier
une seconde fois, manquer la réalité humaine consumée
pour que l'image puisse exister. Celle-ci est donc le résultat
d'une création, un masque qui apparaît en occultant les conditions
de son apparition : les facteurs qui permettent de juger de ce qui est
visible quittent le champ du visible. Cette évolution retrouve
d'une autre manière le phénomène de l'aura. Mais
celle-ci prend une forme plus retorse encore, qui justifie l'accusation
de propagande qui ouvre la note de Benjamin. La photographie utilise l'aura
des oeuvres à des fins de propagande, parce qu'elle entérine
le caractère fonctionnel de la réalité. Les relations
humaines ne sont plus restituables par une image qui se contente de rendre
compte d'une réalité qui se contredit elle-même. L'image
photographique est donc propagande à une double titre. D'une part,
parce qu'elle imite servilement une réalité qui se fait
passer pour ce réel ultime qu'elle n'est pas, et d'autre part,
parce qu'elle est rendue possible par cette même réalité,
qui ne cesse de se déguiser derrière le masque de la beauté
: la réalité de la marchandise. Le "créateur"
d'images photographiques est le dernier héritier d'un monde fondé
sur le combat, qui survit grâce à son pouvoir de cacher sa
violence guerrière, par l'éclat étourdissant de la
mode notamment. La photographie est cette forme de marchandise qui nie
l'essence réelle de toutes les marchandises et leur confère
une apparence naturelle, c'est-à-dire intouchable. Mais cette thèse
sur la photographie, commune à Brecht et Benjamin, contient son
propre renversement : parce que la photographie est "créatrice"
et mystificatrice, elle est capable de produire sa propre "contrepartie
légitime" : "l'art de démasquer ou la construction"
. Cette formule témoigne d'une fidélité absolue au
concept d'aura que nous avons mis en place. Déjouer l'aura suppose
de la jouer contre elle-même, de montrer ce qui, par elle, se construit,
de révéler "l'archi-constructibilité" du
monde et son envers nécessaire, le pouvoir de construire contre
le monde existant. Ce pouvoir, inévitablement destructeur, assigne
à l'art une place essentielle, une mission de connaissance qui
seule peut montrer ce que font les hommes. L'intuition de Benjamin est
au fond celle-ci : le débat sur la force de propagande (réelle
et incontestable) des arts du reproductible ne peut plus être lu
"aujourd'hui sans déplacer légèrement l'accent"
. C'est d'ailleurs cette stratégie qu'il avait adopté pour
contrer les attaques virulentes de Baudelaire à l'égard
de la photographie. Baudelaire reproche aux appareils de reproduction
de limiter l'art à une pure et simple reproduction de la nature
et de vouloir se substituer à "l'Art" dans l'exécution
de cette tâche, alors que l'art, selon lui, loin de reproduire la
nature, a pour tâche d'en dire la vérité. En ce sens,
la reproduction n'a pas d'autre fonction que celle d'une servante, entièrement
soumise à cette mission de l'art. Dans ce débat, la position
antithétique consistait à reprendre l'argumentation de Baudelaire
à propos des rapports de la sculpture et de la peinture, mais pour
la retourner contre lui : la reproduction est bien plus forte et supplante
toutes les formes d'art antérieures parce qu'elle énonce
un point de vue unique sur les choses, un point de vue qui élimine
tout choix, et donc toute forme d'erreur. Un point de vue despotique qui
aliène le peuple -- répondaient les pourfendeurs du cinématographe.
Face à cette polémique, l'attitude de Benjamin est tout
autre, "légèrement déplacée". Elle
revient à dire que le cinématographe et l'ensemble des techniques
de reproduction n'ont de sens qu'en révélant les conditions
de leur lisibilité. C'est pourquoi la photographie devient un instrument
de propagande dès le moment où les critères de jugement
du visible échappent eux-mêmes à toute visibilisation.
Si le reproductible conserve son aura, il impose une vue despotique, mais
s'il renonce complètement à l'aura pour devenir "humainement
plus proche", il s'impose tout autant, avec la même violence,
mais de façon plus massive encore, puisqu'il atteint l'univers
entier. La nécessité d'une sortie de cette alternative apparaît
très clairement dans les trois notes en bas de page (qui, une fois
de plus seront dévoyées dans la dernière version
de l'essai) rédigées par Benjamin en français et
consignées elles aussi dans les archives de la Bibliothèque
nationale. Nous allons conclure ce travail par l'analyse des transformations
de ces "notes en bas de page", qui donnent l'ultime confirmation
de cette pensée implicite que Benjamin a retenue dans l'intimité
de son écriture.
1. Le comédien et l'homme politique. La première note du
dixième chapitre de la dernière version est célèbre.
Vingtième appel en bas de page de l'édition allemande, elle
compare les changements provoqués par les techniques de reproduction
dans la politique et dans l'art. Ces modifications de comportement tiennent
à la nécessaire et universelle exposition de l'homme politique
et de l'homme de comédie. Cette nécessité de l'exposition
des hommes "publics" change la nature de leur fonction. Parce
qu'ils s'exposent, ils se rapprochent du public. Plus ils savent maîtriser
ce nouveau "rôle", plus grande sera leur emprise sur le
public. Ceux qui sortent vainqueurs de cette sélection par l'exposition
sont la star et le dictateur. Telle est en substance le sens de cette
note dans la dernière version, comme l'indique le dernier moment
de l'argumentation : "Compte tenu de la différence des buts
poursuivis, l'interprète de film et l'homme d'Etat subissent à
cet égard des transformations parallèles. Elles aboutissent,
dans certaines conditions sociales déterminées, à
les rapprocher du public. D'où une nouvelle sélection, une
sélection devant l'appareil ; ceux qui en sortent vainqueurs sont
la star et le dictateur." Or, il existe dans les archives de la Bibliothèque
nationale des fragments, vraissemblablement issus de la traduction effectuée
en collaboration avec Klossowski, et notamment des essais de traduction
de certaines notes. A propos de la note qui nous occupe, Benjamin prévoyait
une chute complètement différente : "La radio et le
film transforment non moins radicalement que la fonction des interprètes
dramatiques la fonction de celui qui, comme l'homme politique, s'interprète
lui-même devant les appareils enregistreurs. La tendance de cette
transformation est, sans préjudice de leur tâche respective,
la même pour l'interprète de l'écran que pour l'homme
politique. Elle vise à l'exposition de comportements contrôlables,
voire transmissibles dans des conditions sociales déterminées
telles que le sport tout le premier les avait exigées dans certaines
conditions naturelles. Il en résulte une sélection nouvelle.
Sélection par l'appareillage. D'où le champion sportif,
la star et le dictateur sortent vainqueurs." Même si le texte
s'achève sur l'idée d'une sélection esthétique
et politique de l'homme public, nous nous trouvons devant une toute autre
stratégie. Tout d'abord, l'homme public n'est pas pure exposition,
il est interprète de lui-même. Il n'est pas marionnette de
la technique, mais celui qui, par la technique, est capable de s'interpréter
lui-même. Ce geste réflexif d'interprétation interdit
de penser que le cinéma réifie celui qu'il capte. Par ailleurs,
il ne vise pas tant à rapprocher "l'interprète"
de son public (ce que produit par essence la disparition complète
de l'aura) qu'à lui transmettre, à lui faire accepter et
recevoir des modes de comportement qu'il a pu contrôler au préalable,
par la technique. Cette transmission n'est pas autoritaire, mais fondée
sur l'acceptabilité. Un comportement est transmissible s'il est
acceptable par le public et son acceptabilité est évaluée,
mesurée, par l'homme public grâce aux appareils. Le contrôle,
en dernière analyse, est aux mains de celui qui interprète.
Mais comment expliquer alors qu'il engendre la star et le dictateur, deux
figures qui hypnotisent (et produisent) les masses plus qu'elles ne les
éveillent? Les techniques de reproduction engendrent ces figures
"despotiques" précisément lorqu'elles mettent
en scène la proximité avec le public, lorsqu'elles suscitent
l'identification avec leurs moyens techniques à l'échelle
d'un peuple. Pour le dire autrement , la figure du dictateur naît
de la fusion de l'interprète, de la technique et du public. Quand
l'interprète devient une pure machine à identifier, quand
cette identification en passe par le médium de la reproduction
et quand cette reproduction maintient l'unicité du comédien
(et donc son aura), alors c'est le dictateur qui sort vainqueur. Cependant,
une telle collusion, même si elle implique le cinéma au premier
chef, ne doit pas pour autant faire oublier qu'il a ce pouvoir "insidieux"
de reveiller l'humanité de son engourdissement historique. Tel
est l'enjeu que développent les deux notes suivantes.
2. L'homme et l'accessoire
Dans le neuvième chapitre de la version définitive, Benjamin
consacre une note au problème de l'accessoire dans le cinéma.
La thèse centrale énonce un double rapport entre l'homme
et la chose. D'une part, "l'acteur devient accessoire de scène"
et d'autre part, "les accessoires eux-mêmes jouent le rôle
d'acteurs" . Après avoir évoqué l'importance
pour l'espace cinématographique d'une horloge ou d'autres appareils
permettant de mesurer le temps (ce que le temps de la scène, au
théâtre, interdit formellement), Benjamin conclut par ces
mots, dans la traduction de Gandillac : "Le film est donc le premier
moyen artistique qui soit en mesure de montrer la réciprocité
entre la matière et l'homme. A ce titre, il peut servir très
efficacement à une pensée matérialiste." La
"traduction" française de cette note consignée
à la Bibliothèque nationale nous enseigne avec beaucoup
plus de précision ce qui se joue dans la "pensée matérialiste"
: "Le film représente le premier moyen artistique susceptible
de montrer dans quelle mesure la matière sait insidieusement se
mêler au jeu de l'homme. Pour cette raison, le film peut être
un excellent moyen d'expression de représentation matérialiste."
Le film n'est plus pensé comme un instrument au service du matérialisme
("Instrument" dans la version allemande), mais comme ce qui
exprime avec le plus de précision ce qui se joue dans une pensée
de la matière. Le cinéma est donc le premier médium
à faire apparaître le matérialisme dans l'art, c'est-à-dire,
finalement, le premier à matérialiser l'art. Que faut-il
entendre par là? Non pas un jeu réciproque et harmonieux
entre l'homme et son monde, mais l'entrée insidieuse de la matière
dans le jeu humain. A l'encontre de ce qui, dans la dernière version,
apparaît finalement comme une position idéaliste, Benjamin
annonce que le matérialisme est une lutte à mener dans le
jeu des hommes et que cette lutte ne peut qu'être insidieuse. La
reconnaissance de la matière est un combat qui suppose de s'avancer
masqué. Le film est le premier de ces masques.
3. L'héritage de Hegel
Cette conception du matérialisme s'éclaire davantage si
nous nous reportons à une petite note sur Hegel, qui, dans la traduction
de Benjamin, a le mérite de proposer un vocabulaire plus rigoureux
que celui de Gandillac et qui permet d'entendre rétrospectivement
la dette et la distance de Benjamin à l'égard de Hegel :
"L'esthétique idéaliste ne pouvait guère tenir
compte de cette polarité [du culte et de l'exposition]. Son concept
du Beau, en embrassant ces deux pôles comme une unité en
devait nécessairement négliger la différence. Cependant,
cette différence s'annonce aussi explicitement que le permettait
ses conceptions générales : Depuis longtemps déjà,
lit-on dans son Cours sur la Philosophie de l'Histoire, on possèdait
des images ; la piété en demandait de bonne heure, mais
la beauté de ces images ne lui importait nullement ; elle la jugeait
plutôt gênante. Car la beauté de la parfaite image,
si elle ne manque pas d'un élément matériel, est
pourtant essentiellement spirituelle. Par contre, ce qui compte dans la
piété, c'est le rapport du croyant avec une chose - cette
piété n'étant qu'une torpeur de l'âme dont
la spiritualité est absente [...] Ainsi les Beaux-arts [...] se
sont formés au sein de l'Eglise, bien qu'ils se soient émancipés
du principe de cette dernière. G.F.W. Hegel. Werke IX. Berlin
und Leipzig, 1837, p.414." Par cette référence à
Hegel, Benjamin veut montrer, d'une part que le monde cultuel s'attache
à une pure matière dont la beauté et, par suite,
la spiritualité propre sont absentes. La piété, empêtrée
dans le rapport à la chose matérielle, produit donc une
torpeur de l'âme, l'aveuglement propre à l'aura de l'oeuvre.
D'autre part, il retient de Hegel que les Beaux-arts, même s'ils
s'émancipent de l'Eglise (et non "de l'art" comme le
dit, par erreur, la traduction de Gandillac, qui devient parfaitement
incompréhensible) et deviennent par suite pur espace d'exposition,
n'en gardent pas moins un rapport à la matière, même
s'ils sont "essentiellement spirituels". C'est d'ailleurs pour
cette raison qu'ils prennent leur source dans le monde cultuel : les Beaux-arts
nient "l'élément matériel" là où
les images de la dévotion niaient la beauté spirituelle.
Il s'agit d'une pure et simple inversion qui produit nécessairement
la même torpeur. D'où la nécessité, pour atteindre
au réveil de l'humanité, de ne pas négliger la différence
et de sacrifier l'unité qu'aucune pensée de l'identité
n'a jamais pu tenir jusqu'à son terme. D'où la nécessité
de prendre au sérieux, c'est-à-dire ensemble, les deux pôles,
du cultuel et de l'exposition, de la chose et de la beauté, de
la matière et de l'esprit, de l'aura et de sa perte. D'où
la tâche matérialiste qui nous enjoint de ne pas négliger
la différence et d'assumer l'insidieuse entrée de la matière
dans le jeu social, artistique et spirituel de l'humanité. Toute
pensée matérialiste se joue à ce prix. Retraduit
dans les termes de l'aura, cette prise en compte de la différence
suppose une double injonction (paradoxale) de l'aura comme de la perte
de l'aura. D'une part, l'aura apparaît comme ce qui m'assigne d'autorité
une place dans le monde et m'impose de le construire à partir de
ses directives.. Mais d'autre part (et cette autre part a lieu dans le
même temps, sinon, à nouveau la différence se trouve
"négligée") l'aura est la possibilité d'une
réponse, le signe que quelque chose me répond, me fait face
et me résiste. En un mot, l'aura atteste mon existence d'homme
dans le monde. La perte de l'aura révèle la même tension
: elle neutralise d'un côté l'illusion et la "torpeur"
que l'aura produit sur les hommes mais elle interdit, dans le même
temps, la réponse de l'opprimé à l'oppresseur. Comme
l'aura, l'absence d'aura est ambivalente, composée de deux faces
contradictoires. Il faut remarquer que cette logique du "en même
temps" répond scrupuleusement à la conception marxienne
de la dialectique, lorsque celle-ci tente de se démarquer du poids
de Hegel : "Dans sa configuration rationnelle, elle [la dialectique,
déchargée de son poids hégélien] est un scandale
pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce que dans
l'intelligence positive de l'état de choses existant elle inclut
en même temps l'intelligence de sa négation, de sa destruction
nécessaire, parce qu'elle saisit toute forme faite dans le flux
du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce qu'elle
ne s'en laisse conter par rien, parce qu'elle est dans son essence, critique
et révolutionnaire." Benjamin reprend à son compte
cette logique du "en même temps". D'où ce constat
: en supprimant la double dimension de l'aura, les hommes s'éveillent
à la réalité d'un monde sans coulisse. Mais ce même
levier d'émancipation permet à celui qui domine d'éteindre
le regard de celui qu'il opprime. Celui-ci (le prolétaire), dans
un monde sans aura, ne peut plus (et peut-être bien souvent ne veut
plus -- tant la levée du voile est effrayante) répondre
au regard de celui qui le regarde. Il perd alors tout rapport à
lui-même, à l'autre, au collectif, à la mort. La lutte
s'engourdit dans le rêve, par un retour de l'aura dont "on"
affuble chaque individu. En ce sens, le monde d'après l'aura glisse
vers une rétribution individuelle de l'aura. L'aura d'après
l'aura n'est plus ce qui fonde et aveugle en même temps le collectif,
elle devient maintenant l'auxiliaire performant du monde marchand, qui
donne forme et légitimité à l'individu comme producteur
et consommateur singulier. Mais ce monde d'après l'aura peut (et
doit) retenir autrement la polarité de l'aura et de sa perte. La
reproduction technique qui s'est fait l'évident complice de cette
dérive individualiste est la seule arme qui puisse déjouer
une telle évolution et mettre un terme à cette dépolitisation
-- la seule expression d'une véritable pensée "matérialiste"
qui ne néglige pas la co-existence originaire de l'aura et de sa
perte. C'est à nouveau Marx qui fraye le chemin, un chemin qu'il
fallait mener plus loin. Dans son projet sur les passages parisiens, Benjamin
retrancrit cette phrase de Marx, extraite d'une lettre à Ruge du
mois de spetembre 1843 : "La réforme de la conscience consiste
seulement en ceci qu'on réveille le monde [
] du rêve
qu'il fait sur lui-même" . L'aura n'est pas un fait de nature
immuable. Elle se fait et se défait dans le rapport à l'autre.
Elle n'est pas une propriété des phénomènes,
mais ce qui arrive à ceux que l'homme regarde et dont il espère
un signe en retour. Ceux-ci à leur tour, par leur regard, peuvent
attendre de l'homme une réponse. L'aura est un rêve qui s'offre
à l'autre, une promesse faite à l'inconnu, une mise incertaine
qui prend nécessairement le risque de perdre et de manquer celui
qu'elle attend. Benjamin savait que l'aura fait rêver, mais il savait
aussi que dans le même temps elle aiguise le regard. Il savait que
sa disparition allait museler le prolétariat, mais il savait aussi
que sans aura le monde apparaît dans sa plus terrible nudité
et appelle un retour salvateur de la matière. Le réveil
du rêve du monde n'est pas une sortie du monde. Quoi de plus étrange,
quoi de plus dérangeant, quoi de plus décisif que de voir
sa propre image, surtout lorsqu'elle nie l'humanité? |