Racisation
En sociologie, la racisation est le processus par lequel certaines personnes sont assignées à une catégorie raciale (à comprendre comme une construction sociale, et non une réalité biologique). Certains auteurs français distinguent « racisation » et « racialisation ».
« Racialisation » et « racisation », dans les espaces anglophones et francophones
[modifier | modifier le code]Alors que le mot race ne désignait jusqu'au milieu du XIXe siècle que des groupes « descendants d'un même ancêtre ou d'une même famille[1] », le racisme repose sur le postulat — reconnu aujourd'hui comme dénué de pertinence biologique — d'une division de l'espèce humaine en races bien distinctes et d'une hiérarchie entre elles. Cette idéologie raciste a disparu du champ scientifique, où elle n'avait fait qu'une courte apparition (Gobineau, Hitler), ainsi que du discours politique dans la seconde moitié du XXe siècle[2]. Cependant, cette disqualification n'a pas signifié la fin du racisme[3],[2]. Si les « races » humaines n'existent pas, le racisme et ses discriminations fondées sur une double logique d'hostilité et de domination est bien réel[2]. Colette Guillaumin écrit [4]:
« Non, la race n’existe pas. Si, la race existe.
Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités »
Racialisation
[modifier | modifier le code]Le terme « racialisation » apparaît dans le vocabulaire anglais à la fin du XIXe siècle sous la forme de son contraire — déracialisation —, utilisé principalement pour déplorer le métissage[5]. Ce terme « racialisation », utilisé aujourd'hui dans le monde anglophone, apparait dans l'ouvrage Les Damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon, qui est le premier à dénaturaliser le sens de la « race »[5]:
« Le nègre, qui n’a jamais été aussi nègre que depuis qu’il est dominé par le Blanc, quand il décide de faire preuve de culture, s’aperçoit que l’histoire lui impose un terrain précis et qu’il lui faut manifester une culture nègre. Et il est bien vrai que les grands responsables de cette racialisation de la pensée sont les Européens qui n’ont cessé d’opposer la culture blanche aux autres incultures. »
Au XIXe siècle, les francophones utilisent les deux termes, « racialisation » et « racisation », quelquefois avec des nuances de sens[6]. Dans tous les cas, il s'agit de la construction de la race comme catégorie sociale, et des processus d'assignation et de domination associés[5],[6]. Ces catégories sociales sont susceptibles d'évoluer. Ainsi, aux États-Unis, les immigrés irlandais ont d’abord été victimes de racisme, et donc racisés, puis progressivement incorporés au groupe dominant : ils sont donc « devenus blancs »[6],[7].
La « racialisation » a été définie de diverses manières[6] : comme le processus qui conduit à la formation de groupes raciaux[8],[9], puis comme l'assignation d'un groupe social à une catégorie raciale (Racial formation theory (en))[10], ou bien comme le processus de formation de frontières entre des groupes construits comme racialement différents[11].
Racisation
[modifier | modifier le code]En France, le mot « racisation » apparaît dans l'ouvrage L'idéologie raciste (1972) de la sociologue Colette Guillaumin[6],[12],[13]. Elle développe une conception relationnelle du racisme en insistant sur l'existence de rapports de domination. Pour elle la « racisation » désigne l'assignation à un statut minoritaire : les individus du groupe majoritaire et dominant « racisent » lorsqu'ils nomment et catégorisent. En effet, selon Colette Guillaumin, la construction sociale qu'est le racisme est essentiellement le fait des groupes majoritaires, qui tendent à nier l'individualité de ceux qui appartiennent aux groupes minoritaires[14]. La race « est justement ce qui permet au majoritaire de s'auto-identifier et d'affirmer sa permanence »[14]. Les catégories raciales ont été créées de manière à justifier diverses formes d'exploitation et de discrimination envers des groupes perçus comme différents du groupe dominant au sein d'une société donnée[15]. Dans le processus de racisation, l'individu est racisé lorsqu'il est perçu comme appartenant à un groupe altérisé, celui-ci étant alors considéré comme homogène[2],[16]. Véronique de Rudder insiste aussi sur l'idée que c'est le raciste qui a inventé la race, et non la race qui a servi de prétexte au racisme[17], en écho à Jean-Paul Sartre qui affirme que « c’est l’antisémite qui fait le Juif », et Franz Fanon qui écrit que « c’est le Blanc qui crée le nègre[18] ». Elle observe dans l'évolution du vocabulaire de la langue française une prégnance de plus en plus forte de la réduction de l'autre à son identité ethnique, puis raciale : elle estime que le slogan « black-blanc-beur » — malgré l'optimisme et l'euphorie qu'il exprimait à l'origine — illustre à sa manière ce phénomène, par lequel l'identité ethnique est réduite à une simple couleur. Elle voit dans ce processus le passage d'une ethnicisation à une racisation, ce qui ouvre la voie à un racisme basé sur la couleur de la peau humaine[19].
Pour certains auteurs français les termes « racialisation » et « racisation » sont utilisés indifféremment. Au contraire, Christian Poiret définit la « racialisation » comme la « face mentale du racisme » (le processus de définition de la situation), et le deuxième comme sa « face matérielle » (les pratiques qui en résultent)[20],[6].
Le mot « racisé » entre en 2018 dans le Robert, qui lui donne la définition suivante: « personne touchée par le racisme, la discrimination »[21].
Médias
[modifier | modifier le code]Le processus de racisation peut être alimenté par les médias, dans la mesure où ceux-ci contribuent à la diffusion de stéréotypes et influencent ainsi l’opinion publique, ou du moins l'opinion de certains groupes culturels. Ces opinions et stéréotypes peuvent devenir institutionnalisés, débouchant sur une forme de « racisme systémique »[22]. Par exemple, le sociologue Marcello Maneri s'emploie à montrer comment le discours médiatique italien essentialiserait l'immigré et renforcerait l’idée d’une « urgence sécuritaire » en publiant à intervalles réguliers des sondages sur le sentiment d’insécurité des Italiens. Il note aussi que le traitement médiatique de certains faits divers déclencherait des paniques morales qui auraient des effets bien concrets sur la criminalisation des étrangers comme le renforcement des activités policières visant à contrôler le territoire et une production législative qu'il juge « gravement discriminatoire vis-à-vis des étrangers »[23].
Utilisation politique du terme « racisé » et controverses (France)
[modifier | modifier le code]Dans les années 2010, le mot « racisé » a fait son apparition, utilisé comme adjectif ou comme substantif, dans le vocabulaire de divers groupes politiques français, pour désigner les personnes victimes de « racisme systémique »[24],[16],[25].
Atteinte à l'idéal universaliste français
[modifier | modifier le code]La journaliste Louise Tourret souligne que ce concept est utilisé par des militants pour désigner simplement les non-blancs dans leur ensemble. Critiquant le terme, elle lui reproche notamment de ne pas prendre en compte le métissage et juge que le concept de personne « racisée » est à la fois mal défini et trop focalisé sur la couleur de peau, négligeant le fait que « le malheur, c’est essentiellement de naître pauvre et de vivre dans un quartier victime de ségrégation, pas avec certaines caractéristiques physiques »[26].
En octobre 2017, Anne Rosencher (de L'Express) range l'expression « racisé » dans la même catégorie que « « inclusif » (qui garantit que personne ne soit exclu par la norme dominante), « intersectionnel » (au croisement de plusieurs luttes), « cisgenre » (dont le genre ressenti correspond à celui de sa naissance)… », et considère que ces termes « consacrent une nouvelle façon de voir la société comme un catalogue de minorités. Une sorte de saucissonnage identitaire, qui met à la question l'idéal républicain, lequel consiste au contraire à considérer le citoyen comme « l'homme sans étiquette », selon la formule de Régis Debray ». L'écrivaine d'origine iranienne Abnousse Shalmani, qui y voit une atteinte à l'universalisme, souligne : « Avant, on ne me demandait jamais ce que je pensais de telle ou telle chose en tant que 'femme racisée'. Aujourd'hui, la participation au débat de la cité est livrée avec test ADN. Votre genre, votre sexualité, votre religion et votre couleur de peau définissent si vous êtes ou non une minorité souffrante ayant voix au chapitre »[24].
Racisation vs. stigmatisation
[modifier | modifier le code]Stéphane Beaud et Gérard Noiriel regrettent que le terme racialisation s'impose au détriment de celui de stigmatisation, qui, selon eux, ne s'inscrit pas dans « une logique identitaire visant à enfermer les individus dans des catégories »[27],[28],[29],[30].
Non-mixité
[modifier | modifier le code]Fin 2017, le terme a été médiatisé en France, notamment du fait de son emploi dans des ateliers organisés en « non-mixité » — réservés aux personnes non blanches — par SUD Éducation, et qui dénonçaient un « racisme d'État » en France. Dans le cadre de la polémique autour de ces ateliers, le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer classe le terme racisé parmi « les mots les plus épouvantables du vocabulaire politique »[31], qui « véhiculent un racisme »[32]; sa plainte en diffamation[33] est classée sans suite[34]. La LICRA juge que le mot est une « résurgence raciste qui vise à assigner à des groupes une identité victimaire »[31]. Libération publie peu après une tribune d'une « militante féministe et antiraciste » défendant le terme racisé ainsi que d'autres concepts condamnés par le ministre, car ils seraient des « outils intellectuels et politiques nécessaires à la lutte contre le racisme »[35] ; Le Figaro répond en publiant une tribune de Naëm Bestandji, « militant laïc et féministe », qui voit dans ce vocabulaire un symptôme de « l'invasion des thèses néoracistes, véhiculées par les Indigènes de la République, dans les universités françaises et défendues dans les colonnes de Libération »[36].
Novlangue
[modifier | modifier le code]Sarah-Jane Fouda, dans une chronique pour Le Monde, classe le substantif « racisé » comme un élément de la « novlangue » du discours antiraciste, masquant la pluralité des trajectoires personnelles : « À l’origine, un concept sociologique, utile à l’étude du racisme structurel mais qui, une fois entré dans la novlangue ordinaire, brille de sa nouvelle indigence. Des « personnes racisées » aux « racisés », la novlangue substantive le lexique universitaire, essentialisant par là même le mot qui devait non seulement éviter ce piège mais rendre dicible la réalité sociale du racisme. De fait, dans sa nouvelle acception, le mot ne renvoie plus au processus de racisation mais réduit la personne à une identité fixe, à « l’être racisé.e ». Autrement dit, on ne se fait pas raciser, on est un ou une racisé.e »[37].
Notes et références
[modifier | modifier le code]- [https://www.littre.org/definition/race Littré, art. race.
- Mélusine, « «Blanchité», «racisé», «racisme d’État» : M. Blanquer, ces concepts sont légitimes dans le débat public », Libération, (lire en ligne).
- Jean-Luc Primon, « Ethnicisation, racisation, racialisation: une introduction », Faire Savoirs, no 6, (lire en ligne, consulté le ) :
.« La « race », dont il est question dans les analyses en termes de racialisation ou de racisation, n’a pas le statut de catégorie objective, mais fait référence à une idée construite, qui n’a pas de réalité dans l’ordre biologique, mais en garde une dans l’ordre social, en ce sens qu’elle fait partie de l’expérience de la vie de nombreuses personnes. »
- Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : L’idée de nature, Paris, iXe, , 240 p. (ISBN 979-10-90062-31-3), p. 211.
- Didier Fassin, « 6. Ni race, ni racisme. Ce que racialiser veut dire: », dans Les nouvelles frontières de la société française, La Découverte, (ISBN 978-2-7071-7453-6, DOI 10.3917/dec.fassi.2012.03.0147, lire en ligne), p. 147–172
- Solène Brun et Claire Cosquer, Sociologie de la race, Armand Colin, , 126 p. (ISBN 978-2-200-63339-4, lire en ligne)
- (en) Noel Ignatiev, How the Irish Became White, Paris, Routledge, , 288 p. (ISBN 9780415963091).
- Reeves, British Racial Discourse: A Study of British Political Discourse About Race and Race-related Matters (Comparative Ethnic and Race Relations), Cambridge University Press,
- Micheline Labelle, Un lexique du racisme : Étude sur les définitions opérationnelles relatives au racisme et aux phénomènes connexes, Montréal/Paris, CRIEC/UNESCO, , 49 p. (lire en ligne), p. 35 :
.« Racialization. The social processes by which a population group is categorized as a race. »
- Michael Omi et Howard Winant, Racial Formation in the United States, Ney-York, Routledge, , p. 64
- Malik Hamila, « Sarah Mazouz, La République et ses autres. Politiques de l’altérité dans la France des années 2000: Lyon, ENS Éd., coll. Gouvernement en question(s), 2017, 300 pages », Questions de communication, no 35, , p. 404–406 (ISSN 1633-5961 et 2259-8901, DOI 10.4000/questionsdecommunication.20213, lire en ligne, consulté le )
- Colette Guillaumin, « L'idéologie raciste. Genèse et langage actuel », Collection IDERIC, vol. 2, no 1, (lire en ligne, consulté le ).
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- L'An V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte, , p. 29
- Véronique De Rudder, « Identité, origine et étiquetage », Journal des anthropologues. Association française des anthropologues, , p. 31-47 (ISSN 1156-0428, lire en ligne, consulté le ).
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.« Si les « races » humaines n’existent pas, des groupes racisés existent, constitués d’individus qui tendent à être traités comme l’incarnation de leur groupe d’appartenance et doivent donc apprendre à « faire avec » »
- Queer, antisystème et rançongiciel entrent dans le dictionnaire, L'Obs, 14 mai 2018.
- (en) Herbert J. Gans, « Racialization and racialization research », Ethnic and Racial Studies, vol. 40, no 3, , p. 341-352 (DOI 10.1080/01419870.2017.1238497, lire en ligne).
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- « A Paris, un cortège de tête animé veut repolitiser la Marche des fiertés », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
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- « « Race et sciences sociales », de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel : de la « lutte des classes » à la « lutte des races », et inversement », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
- Didier Fassin, « Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle - AOC media », sur AOC media - Analyse Opinion Critique, (consulté le )
- Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, « Pour une éthique de la discussion – réponse à Didier Fassin - AOC media », sur AOC media - Analyse Opinion Critique, (consulté le )
- "Ateliers en non-mixité raciale" : un syndicat d’enseignant crée la polémique, Europe 1, 21 novembre 2017.
- Blanquer porte plainte contre un syndicat qui a utilisé l'expression «racisme d’État» , Libération, 21 novembre 2017.
- « Blanquer porte plainte contre un syndicat qui a utilisé l'expression «racisme d'Etat» », sur Libération (consulté le )
- « «Racisme d'Etat» : la plainte de Jean-Michel Blanquer contre un syndicat classée sans suite », sur Libération (consulté le )
- Mélusine, militante féministe et antiraciste, « “Blanchité”, “racisé”, “racisme d'État” : M. Blanquer, ces concepts sont légitimes dans le débat public », Libération, 23 novembre 2017.
- Naëm Bestandji, « "Blanchité", "racisé", "racisme d'État" : ces concepts qui légitiment le néoracisme », Le Figaro', 27 novembre 2017.
- « Non-souchiens ou racisé.e.s : la novlangue des dévots de la race », Le Monde, 26 décembre 2017.
Voir aussi
[modifier | modifier le code]Bibliographie
[modifier | modifier le code]- Didier Fassin (dir.) et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? : Représenter la société française, Paris, La Découverte, , 280 p. (ISBN 978-2-7071-5851-2)
- Suzie Telep, « Racialisation », Langage et société, no Hors série, , p. 289 à 292 (DOI 10.3917/ls.hs01.0290, lire en ligne)