La Lecture de l'hypertexte

de Christian Vandendorpe Universit d'Ottawa (Canada)

Surfer dans un labyrinthe ? Organiser l'information en fonction du client ? Vers des pratiques nouvelles

Surfer dans un labyrinthe ?

La conjonction de l'ordinateur et de l'Internet, outre qu'elle acclre la mutation de notre civilisation vers une conomie axe sur l'information et la connaissance, est en train de modifier en profondeur notre environnement. Nous n'entrons dj plus en contact avec nos contemporains de la mme faon qu'il y a seulement dix ans. Et notre rapport au texte et la lecture est galement en train de se modifier. Ces changements se manifestent notamment dans les mtaphores que nous utilisons pour rendre compte de l'exprience du Web et de l'activit qui s'y dploie. Or les mtaphores n'ont rien d'innocent : ce sont elles qui nous permettent d'apprhender le monde et de structurer des domaines entiers de notre exprience (1) . Deux images reviennent constamment lorsqu'il est question du Web : le labyrinthe et le surf. Ainsi juxtaposs, ces deux rseaux mtaphoriques ne manquent pas d'apparatre contradictoires et produisent des rsonances tranges. Un examen de leurs points de jonction devrait nous permettre de cerner certains aspects fondamentaux de la potique et de la pratique de l'Internet. La mtaphore du surf rend bien compte de la rapidit du lecteur qui se dplace travers des masses de documents. Elle voque la fois l'activit musculaire lie au maniement d'un pointeur omniprsent et la technique consomme de l'expert qui russit se maintenir sur la crte de la vague en suivant les courants. En mme temps, cette mtaphore convient bien l'aspect fragment de l'information disponible sur le Web et qu'on ne peut trop souvent apprhender que superficiellement. L'image du labyrinthe a fascin l'esprit humain depuis la nuit des temps (2). On peut mme parler cet gard d'un archtype qui, pour notre culture, trouve son origine dans le mythe du Minotaure - cet homme face de taureau que Minos avait fait enfermer dans une structure construite par Ddale afin de dissimuler la honte que l'amour coupable de sa femme avait attire sur lui et sa famille. Ds l'origine, le labyrinthe est ainsi pos comme le symbole de la complexit auquel ne peut s'affronter un individu dont l'intelligence est encore enserre dans la glu de l'animalit. Seul un hros pleinement humain, Thse en l'occurrence, aid par le fil d'Ariane de la prudence fminine, pourra venir bout du labyrinthe et du monstre qui y est tapi, prisonnier. En matire de labyrinthe, il faut considrer, autant que la figure, l'exprience qui y est rattache. Comme le dit Michel Foucault, Le labyrinthe n'est pas le lieu o l'on se perd, mais

le lieu d'o l'on sort toujours perdu (3) : ce qui importe, c'est plus l'effet produit par le labyrinthe que la figure en tant que telle. Et cet effet cognitif peut provenir d'analogues plus ou moins virtuels. La structure physique du labyrinthe a essaim depuis longtemps dans d'autres arts, tels la peinture et le texte littraire, ce dernier ayant pris la relve de l'architecture en tant que structure la plus apte symboliser la complexit. Le parcours initiatique auquel taient soumis les jeunes dans certaines tribus primitives n'a donc pas disparu de notre civilisation : tout un chacun peut en faire l'exprience en lisant des rcits complexes et ouverts des interprtations multiples. Cette exprience devient aujourd'hui plus commune. En jouant sur l'interactivit, l'ordinateur peut recrer sur cran l'exprience combine du labyrinthe architectural et du labyrinthe textuel, dans des univers virtuels de plus en plus complexes : les jeunes y trouvent des dfis de taille en s'identifiant des hros qui affrontent des monstres tapis dans l'inconscient collectif. Si l'on considre les reprsentations du labyrinthe, deux grands types sont en concurrence dans l'imaginaire. Le premier est celui du labyrinthe voie unique, qui a domin les arts visuels durant tout le Moyen ge. Mme si la littrature mdivale tait bien au courant de l'existence de labyrinthes bifurcations, c'est toujours le labyrinthe voie unique que l'on trouve dessin sur le parvis des cathdrales, Chartres par exemple, ou qui est reproduit en peinture (4). On en a un bel exemple dans le dessin d'un manuscrit de la bibliothque de Munich montrant Thse aux prises avec le Minotaure. Ces circuits sans aucun embranchement exeraient une vritable fascination sur la mentalit mdivale imprgne de christianisme. Sans doute parce qu'ils constituent une allgorie transparente du parcours que doit effectuer le chrtien pour arriver au Ciel. Pris dans ce genre de labyrinthe, ce dernier n'a en ralit aucun choix faire : seule importe la persvrance, l'obstination dans la marche et la foi en Dieu. On reconnat cependant qu'il s'agit bien d'un labyrinthe au fait que, ds que l'on essaie de suivre des yeux ou des doigts un tel parcours, on ne peut s'empcher d'prouver un sentiment de confusion et de frustration en voyant s'loigner rgulirement le centre dont on croyait d'abord s'tre rapproch. Il y a donc bien un lment commun entre ce type de labyrinthe qui se replie sur lui-mme en circonvolutions interminables et la frustration communment engendre par l'exprience du Web, o la page dont on croyait s'tre rapproch peut disparatre nouveau de l'horizon, entranant l'usager cliquer d'autant plus fivreusement qu'il a l'impression de ne pas se rapprocher du but vis. Pourtant, considr sur le plan de son architecture, le labyrinthe mdival voie unique ne saurait convenir comme mtaphore du Web, d'abord parce qu'il a un centre alors que l'Internet n'en a pas. Celui-ci a mme t conu expressment sous la forme d'une structure dcentralise. Avec ses centaines de milliers d'ordinateurs interconnects, l'Internet relve d'une architecture redondante et distribue, apte rsister un ennemi qui voudrait atteindre le centre vital des communications : n'ayant pas de centre, il ne peut tre dtruit. C'est donc plutt au labyrinthe bifurcations que correspond l'Internet. Dans celui-ci, le voyageur doit sans cesse choisir entre des embranchements, des portes, qui mnent d'autres embranchements, d'autres pices et d'autres portes. Des programmes informatiques peuvent en fournir des ralisations fort impressionnantes sur demande (5).

De mme, sur une page Web, l'usager est-il sans cesse somm de faire des choix et d'orienter son parcours en cliquant sur des liens hypertexte. Des critiques ont d'ailleurs attribu Jorge Luis Borges, grand amateur de labyrinthes, l'intuition esthtique de l'hypertexte et son potentiel littraire (6). Celui-ci a en effet imagin, dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent , publi en 1941, qu'un lettr chinois avait crit un roman chaotique et illisible, comparable un labyrinthe de symboles ou encore un invisible labyrinthe de temps . L'incohrence apparente de cette uvre fictive sera finalement leve par un personnage du rcit, vieil rudit anglais qui dcouvre que, dans ce roman, tous les dnouements possibles d'une mme action sont envisags par le narrateur et juxtaposs : Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilits se prsentent, l'homme en adopte une et limine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts'ui Pn, il les adopte toutes simultanment. Il cre ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifrent aussi et bifurquent. De l, les contradictions du roman. (7) L'hypertexte est effectivement une faon de proposer des parcours multiples pour une mme intrigue, la faon de la collection de fiction interactive pour jeunes Un livre dont vous tes le hros . Il faut cependant signaler une diffrence capitale : partir du moment o il clique sur tel lien plutt que sur tel autre, le lecteur d'un hypertexte ou d'une fiction interactive choisit une suite l'exclusion des autres. Ignorant celles-ci, il ne peut donc pas prouver le chaos mental du lecteur de Ts'ui Pn. L'exprience que procure l'hypertexte se situe ainsi un niveau beaucoup plus superficiel que celui qu'envisageait l'crivain argentin. Elle provient de la conscience du ddale de pages par lequel on est pass plutt que de la confusion vertigineuse de devoir traiter mentalement des donnes smantiquement contradictoires. Des hyperfictions littraires ont toutefois tir des effets intressants de cette situation, tant au plan visuel qu' celui de l'enchanement des fragments. Le plus connu est Afternoon, de Michael Joyce, conu pour le MacIntosh et qui remonte 1987. Du ct franais, les premires hyperfictions sont 20% d'amour en plus de Franois Coulon et Sale Temps de Frank Dufour et al., parues sur CD-ROM en 1996. Sur le Web, on peut consulter du ct qubcois Le Nud, hyperfiction qui joue sur la dynamique des liens, les aspects visuels et la fragmentation du rcit ( http://www.total.net/~amnesie/ ). En gnral, bien loin de pitiner, l'usager d'un site Internet tend dployer une activit fbrile et visant sa propre fin plutt que l'tablissement d'une vue d'ensemble du site, comme on le fait avec un roman. Le dcoupage du texte en units minimales renforce une attitude d'crmage et encourage slectionner dans la masse textuelle les seuls lments qui correspondent un besoin d'information, ce qui tend dporter l'activit de lecture tout entire sur son versant pragmatique. tel point que la ncessit de cliquer tend devenir omniprsente et que la lecture proprement dite peut tre relgue l'arrire-plan comme un phnomne secondaire. Sur un autre registre, on pourrait dire que le surfeur du Web est dans la position d'un automobiliste qui, circulant dans une ville nouvelle, est trop occup reprer son itinraire pour pouvoir jouir du paysage. Il ne feuillette mme plus : il effleure peine la surface des donnes, en zigzaguant entre des vagues toujours renouveles d'informations. Pousse la limite, une telle pratique, qui exacerbe le libre choix du lecteur, pourrait aboutir paradoxalement une ngation de la lecture, car celle-ci implique dans son essence d'aller la rencontre de l'autre et de se mettre son coute, au moins pour un moment. En modifiant l'attitude principale de lecture, on modifie aussi la prsence au monde et la faon d'entrer en rapport avec les autres. Par ailleurs, la libert thorique que l'hypertexte procure au lecteur en

l'mancipant de la soi-disant linarit du texte est parfois bien malmene dans le monde virtuel, ainsi que nous le verrons plus loin. La mtaphore du surf trouve aussi son ancrage dans le colossal amoncellement de donnes rendu accessible par Internet, un rythme qui va en s'acclrant. Une compagnie amricaine qui, depuis les dbuts du Web vers 1993, se spcialise dans l'archivage lectronique, Internet Archive ( http://www.archive.org/ ), avait ainsi recueilli la fin de 1999 une collection de pages qui s'levait 15 traoctets, soit mille disques durs de 15 gigaoctets. Et cette masse continuait s'accrotre de plus de 100 gigaoctets de donnes par jour. Or nous ne sommes qu'au tout dbut de l'Internet. En fait, tout ce qui avait jusqu'ici t confi au papier et qui tait confin dans des bibliothques est en train de migrer massivement vers le support lectronique. titre d'exemple, la Bibliothque nationale de France a dj numris et mis en ligne plus de 70 000 documents, soit 15 millions de pages. Par son immensit et son mouvement incessant, le Web rejoint ainsi notre exprience de l'ocan, d'o la mtaphore du surf tire galement sa part de vrit. Nous sommes donc dj bien engags dans une mutation massive vers une civilisation de l'information, c'est--dire une civilisation o la source premire de cration de richesse, pour les individus comme pour les tats, ne rsidera plus dans l'extraction de matires premires, ni dans les industries de transformation, mais dans le traitement de symboles et d'informations relies la production du savoir. Le problme est que cette mutation se fait une vitesse acclre, alors que les supports matriels sont encore en pleine volution et que des standards sont peine tablis qu'ils deviennent obsoltes. Comment seront les crans en 2020 ou 2050 ? Peut-tre sera-t-il possible alors de juxtaposer des panneaux de cristal liquide aussi facilement que des miroirs et d'installer ainsi des crans couvrant des tables ou des murs entiers. On pourrait alors dcider de recourir la mtaphore de la carte plutt qu' celle du bureau - beaucoup trop limitative pour aider les usagers circuler dans le monde virtuel et y localiser des donnes. Il suffirait de cliquer sur un point de cette carte du monde pour afficher ici les trsors du Louvre, l une salle de concert de la Nouvelle Orlans ou la Scala de Milan, le quartier des affaires de New York ou un lupanar de Pigalle. On pourrait ainsi redonner une dimension spatiale aux divers types de donnes, en tenant compte de leur localisation dans l'univers physique. Le monde virtuel deviendrait un double digital du monde rel, avec tous les avantages que cela entranerait au plan du reprage de l'information. Mais ne rvons pas ! C'est sur des crans qui mesurent en moyenne 17 pouces de diagonale que nous en sommes aujourd'hui rduits faire passer l'information, au moyen d'un navigateur assez rigide, qu'il n'est pas possible d'adapter aux besoins spcifiques d'une tche de consultation donne. Dans ces fentres qui ne sont gure plus que d'troites lucarnes, nous arrivent des informations de tous les types et de tous les genres textuels : formulaires, brochures, magazines, manuels, textes de fiction... Sans compter la vido, la radio, les ventes aux enchres, les boutiques et les entrepts Bref, tout ce que l'ingniosit humaine a pu concevoir sera tt ou tard accessible sur cran. Le format hypertexte est donc une ncessit. Cela implique une rduction de la dimension spatiale du texte au profit de la temporalit marque par la succession sur cran de ses fragments constitutifs. Le problme majeur devient alors celui de l'organisation et de la hirarchisation des donnes dans une structure intuitive o l'usager puisse rapidement trouver le segment d'information qui l'intresse. Si la liste de liens dpasse quelques lments, le lecteur passe trop de temps lire des informations non pertinentes. Pour viter un dfilement interminable de ces listes,

comparable au droulement d'un papyrus, les pages d'accueil des grands journaux disposent leurs titres dans des sous-menus, comme le fait MSNBC ( www.msnbc.com ) ou, mieux encore, sous des rubriques agences en plusieurs colonnes et, idalement, en damier, comme le fait par exemple Le Monde ( http://www.lemonde.fr/ ). Ce format convient certes fort bien la lecture du magazine, dont il ne fait que reprendre le modle. Mais, pour quantit d'autres domaines, une architecture adquate est chaque fois recrer, au coup par coup. Et les expriences en la matire se font souvent au dtriment des lecteurs.

Organiser l'information en fonction du client ?

Avec l'expansion des rseaux, le monde informatique a massivement adopt une mtaphore selon laquelle des serveurs parleraient des clients. Comme lesWebmasters sont souvent issus du monde de l'informatique, il n'est pas tonnant que se soit impose dans certains milieux une approche dite oriente clients. Celle-ci part du principe que les usagers qui surfent sur le Web se regroupent en catgories de clients auxquels correspondent des catgories d'informations prcises. Il suffirait donc d'organiser l'architecture d'un site en fonction de ce principe pour rendre la navigation aise tous les usagers. L'ide a sduit bien des responsables de sites au Canada, mais parfois avec des rsultats plus que mitigs. Examinons donc cette philosophie de plus prs. A l'entre d'un site conu en fonction de ce principe, tel celui d'une universit canadienne, l'internaute se trouve ainsi plac devant une ronde de boutons tiquets Chercheurs , Grand public , Candidats , tudiants , Personnel , Anciens , Employeurs : soit les diverses catgories de personnes susceptibles d'accder ce site.

Mme s'il semble logique de penser que l'tudiant qui va sur un site universitaire y cherche d'autres types d'informations que le professeur ou l'employ, il faut malheureusement reconnatre que cette maquette a gar bien des usagers et que beaucoup de clients ne s'y reconnaissent pas d'emble. Il faut en chercher l'explication dans une rflexion sur la psychologie et la phnomnologie de la lecture.

Le lecteur qui arrive sur un site cherche spontanment des termes qui renvoient des contenus ou des informations objectives. Pour un site universitaire, ce seront vraisemblablement des rubriques comme Cours, programmes, horaires - Admission, inscriptions - Facults et dpartements , etc., pour reprendre ici les catgories de sites universitaires de type classique (8). C'est la mme chose quand on fait une recherche dans une bibliothque ou dans Altavista. Ce que le lecteur pose comme requte, ce sont des donnes objectives qui satisferont ses besoins d'information. Au lieu de ce mouvement naturel, l'approche oriente client oblige l'usager commencer par se dfinir. Est-il tudiant ou employeur, chercheur ou candidat, ancien ou grand public ? Un tel impratif d'auto-identification constitue un dtour entre l'usager et sa requte et peut mme susciter, un degr subliminal, un certain inconfort. C'est un peu comme de devoir s'arrter l'entre d'un difice scuris afin de s'identifier auprs du prpos. En plus d'allonger le chemin parcourir, cette dmarche est profondment contraire au fonctionnement naturel. En matire d'information, en effet, le lecteur se comporte comme une virtualit pure, une rceptivit totale. Il ressemble au rveur de Freud qui n'a pas d'ge, ni de dfinition nette. Demander l'internaute de s'identifier un client dtermin, c'est le contraindre questionner prcisment ce qu'on ne questionne normalement pas directement, savoir le contexte de rfrence du sujet. En somme, c'est le forcer examiner quelle casquette il porte. Une telle approche repose sur le principe qu'un usager de l'Internet ne s'intresse qu'au domaine d'information prcis correspondant son identit professionnelle. C'est supposer que le professeur va sur un site pour y trouver des informations en tant que membre du Personnel . Ne serait-il pas intress lire une description de cours, tout comme un tudiant? Ou consulter la liste des professeurs d'un dpartement ? Ou vrifier l'horaire des cours ? Ou mme sa propre description de cours ? Un chercheur ne peut-il pas tre aussi tudiant ou candidat ? Pour mieux apprhender ce qu'une telle dmarche a d'impraticable, il suffit d'imaginer un systme de bibliothque qui serait conu de la mme manire, avec autant d'entres diffrentes qu'il y a de catgories de clients . En fait, on peut avancer qu'une approche ainsi conue va l'encontre d'une dmarche vritablement respectueuse des clients . Elle est mme lgrement paternaliste, car elle prsuppose que le gestionnaire du site connat mieux les besoins du client que le lecteur lui-mme. Certes, les responsables du site en question ont tent de compenser les problmes que pose leur approche en affichant dans le centre de la page un sous-menu correspondant au bouton slectionn par le pointeur de la souris. Ainsi, l'effleurement du bouton Personnel entrane l'affichage du sous-menu Services administratifs - Publications - Au palmars - Reprsentation du personnel, etc. . Voil des contenus objectifs, dira-t-on ! Mais ces contenus objectifs arrivent aprs un moment d'garement. En outre, ils sont prsents sous la forme d'une mini-fentre inerte, induisant en erreur l'internaute qui, croyant qu'il s'agit l d'un vrai menu, dplacera le pointeur sur l'lment de contenu qui l'intresse pour voir celui-ci s'effacer aussitt, dans un jeu de chat et de souris. En somme, ce que nous apprend cet exemple choisi parmi d'autres, c'est la ncessit de tester tout nouveau modle auprs des usagers et de prter la plus grande attention leurs ractions. Ce sont les habitudes de lecture, en dfinitive, qui devraient guider les diteurs du site Web en vue d'une ergonomie et d'une convivialit maximales.

Vers des pratiques nouvelles

Certes, en matire de lecture, de nouvelles pratiques sont aussi en train de s'installer et nul ne niera que la lecture se fait toujours plus fluide et plus porte zapper - encore que le journal et le magazine nous aient habitus une attitude d'crmage parfois extrmement rapide et superficielle. Il est cependant une constante, lorsqu'on examine l'volution des supports du texte au fil des sicles, c'est l'importance croissante donne la libert du lecteur. En passant du rouleau de papyrus au cahier cousu en parchemin (le codex), le livre a progressivement introduit de nouveaux repres permettant au lecteur de mieux contrler son activit. Au fil des sicles on a ainsi vu apparatre la sparation entre les mots, la ponctuation, la marque de paragraphe, l'alina, la pagination, les titres de chapitre, les index, etc. Toutes ces innovations ont contribu dmarquer toujours davantage l'activit visuelle de la lecture par rapport l'activit d'coute. Autant celle-ci infode l'auditeur la parole du conteur, autant celle-l lui donne une souveraine libert : libert de sauter des paragraphes, de retourner en arrire, de dterminer d'un coup d'il la masse du texte lire, de retrouver rapidement un lment lu grce aux annotations, la pagination, d'identifier les thmes traits grce l'index. Bref, au fur et mesure que le livre devenait un objet de masse, grce l'imprimerie, il s'est aussi fait de plus en plus maniable, facile lire et, en un mot, convivial. Cette convivialit repose sur un ensemble de techniques fort sophistiques mises au point par les diffrentes professions du monde de l'dition. Du directeur de collection au pressier et au relieur, en passant par le maquettiste, le typographe et le correcteur d'preuves, les mtiers du livre ont derrire eux des sicles de raffinement. Le choix d'une police de caractre, la disposition du texte sur la page, la qualit de l'encrage sont autant d'lments que ne remarque mme pas un il non averti, mais qui sont en fait l'objet de dcisions mrement rflchies, assujetties des normes rigoureuses et visant faire du livre un objet maniable et qui se lise bien. cet gard, comme on est peine sorti de l'poque primitive o la machine communiquait avec les humains au moyen de listings imprims sur des feuilles perfores d'un format peu commode, il est bien naturel que l'ordinateur ait encore apprendre de la convivialit du livre. condition que l'informaticien s'efface pour laisser parler le spcialiste en dition et en ergonomie de la lecture. Loin de nous l'ide de dnigrer l'ordinateur ou de ngliger ses points forts. La technologie de l'hypertexte est puissante car elle repose sur une interaction avec le lecteur, au contraire du papier, qui est un objet inerte. Toutefois, comme toute technologie nouvelle, il faut apprendre la matriser. Or, l'tre humain aux prises avec un nouvel outil tend ressembler l'enfant qui vient de dcouvrir le marteau et pour qui soudainement tout a besoin d'tre martel. Et avec les capacits offertes par l'interactivit, les possibilits de drive sont nombreuses : elles recoupent en fait la liste des atouts spcifiques de l'ordinateur. Tout ordinateur tant aujourd'hui dot d'une carte de son, certains croiraient pcher contre le multimdia en n'exploitant pas la dimension sonore, sous quelque forme que ce soit. C'est ainsi que l'on trouve encore aujourd'hui des sites qui dclenchent un morceau de musique tapageuse au moment o l'on y pntre, comme dans une foire - ce que fait aussi Windows 98 lors de son installation. Cela nous renseigne certes sur le bon fonctionnement de notre carte de son et sur les gots musicaux de l'administrateur du site ou du programmeur. Mais un effet sonore non dsir est une intrusion de l'espace priv. Comment savoir, en effet, si l'internaute n'est pas en train d'couter sa propre musique ou s'il n'est pas allergique tel ou tel genre?

L'autre tentation est de confiner l'usager une portion d'cran fort congrue afin de lui imposer la prsence de bandeaux horizontaux faisant la publicit du site Web ou de ses divers sponsors. Mme un journal comme Le Monde rserve une bonne partie de l'cran d'accueil son identification et ses bandes publicitaires. Heureusement, ce bandeau de tte n'est pas fixe, comme c'tait le cas de la page d'accueil de Microsoft France, dans les annes 1997-98, o l'usager en tait rduit faire dfiler les informations utiles dans une troite meurtrire horizontale pratique entre deux pais bandeaux fixes. Outre ces cas de confiscation brutale de l'espace de travail, un autre problme est celui du cliquage incessant et gratuit auquel est souvent contraint l'usager. Cette pratique trouve sa source la fois dans le problme pistmologique dj voqu que pose toute organisation d'informations complexes, ainsi que dans la conception mme de ce que doit tre un parcours sous hypertexte. En dpit de sa jeunesse, en effet, l'hypertexte paie un lourd tribut un double atavisme. D'une part, il drive d'un article fondateur d Vannevar Bush qui, ds 1945, avait imagin dans As we may think un systme d'organisation du savoir en micro-lments de faon ce que la structure objective recoupe la structure associative que nous avons dans la tte et que tous les lments puissent en tre interrelis et annots (9). D'autre part, la ralisation informatique de cette intuition au milieu des annes 80 a t doublement contrainte, tant par la petite dimension des crans de l'poque que par le faible dbit des rseaux. Cet hritage a ancr une conception extrmement fragmente de l'hypertexte, qui s'est impose au dtriment de l'unit et de la cohrence du texte. Surtout, en faisant de la souris la figure emblmatique de ce nouveau mdia, on a encourag la prolifration de clics smantiquement inutiles et qui font bon march du temps du lecteur. Bien des sites ne laissent ainsi accder leur menu principal qu'aprs avoir fait passer par des pages d'accueil ( www.alire.com ), des splash screens et autres animations plus ou moins spectaculaires par lesquelles un infographe veut taler son savoir-faire . Les grands journaux et les sites importants ont renonc pour leur part soumettre l'usager ces dtours inutiles et le mettent directement en prsence de la table des matires. La dimension visuelle est une autre composante importante des nouvelles critures. En fait, l'ordinateur renforce et consacre la rupture entre l'oral et l'crit (10). La mutation laquelle on assiste aujourd'hui est aussi importante que celle qui avait accompagn l'expansion de l'crit dans des socits barbares. Ivan Illitch, s'interrogeant sur les enluminures qui illustraient les livres du Moyen Age, les attribue la ncessit de recourir toutes les ressources de l'image pour attirer de nouveaux lecteurs. De mme, le Web, avec l'accent mis sur les icnes, les couleurs, les fonds colors, veut sduire des couches de nouveaux usagers. Pour le nouveau travailleur de l'information , la page Web doit d'abord tre un spectacle et compenser la rigidit de l'cran et la froideur de la machine par une maquette visuelle attrayante et tape l'il, qui se dmarque de la neutralit traditionnelle de l'imprim. Le dfi majeur du texte sur ordinateur est de rinventer, dans le cadre de l'cran, les divers outils tabulaires dont la prsence dans le livre nous est devenue si naturelle qu'on ne les aperoit plus. On ne prte gure attention au fait que, sur papier, le texte est normalement dispos dans des colonnes assez troites et que l'il est guid par des marges o il peut se reposer en dbut et en fin de ligne. Sur des crans de 19 pouces et plus, la disposition du texte au kilomtre peut devenir gnante, le lecteur risquant sans cesse, au cours des sautillements oculaires, de perdre la ligne ou il se trouvait. Un autre problme est celui du contrle de la masse de texte lire. Avec le livre, le lecteur sait toujours d'un coup d'il o il en est et peut grer son activit de lecture en fonction du

temps disponible. Il en va autrement quand tout le texte est dispos en une colonne trs longue et que le seul repre disponible est celui de la dimension du curseur dans la barre de dfilement. Pour compenser ce problme, certains magazines limitent la hauteur de la colonne de texte un ou deux crans et placent au bas de la page des chiffres pointant sur les pages suivantes, comme le fait par exemple Wired. Si le codex a mis des sicles sortir du format impos par le papyrus, et seulement quelques dizaines d'annes trouver sa forme dfinitive aprs l'invention de l'imprimerie, il est certain que le texte sur cran arrivera assez vite maturit. Le chemin parcouru en vingt ans est dj considrable. Dans une civilisation o des centaines de millions de personnes passent de six douze heures par jour devant des crans, tout inconfort de lecture, toute faille au plan de l'ergonomie se paie par des frustrations rptes et des millions d'heures perdues. La voie la plus prometteuse semble bien tre d'intgrer l'hypertexte les repres tabulaires qui ont fait le succs du livre. Aprs quelques annes d'hsitation, ce mouvement est aujourd'hui bien entam. L'adoption rcente du XHTML par le W3C tendra aux fureteurs Web les possibilits d'une organisation tabulaire du texte. Quant au livre lectronique, qui repose sur le protocole OEB (Open EBook) driv lui-mme du XML, il promet, lui aussi, de renouer avec une forme d'organisation des donnes proche du livre et du magazine, et beaucoup plus riche que l'hypertexte des temps hroques, avec ses liens non typs et sa fragmentation gratuite. D'autres progrs pourront intervenir, notamment en ce qui concerne les modes d'interaction entre le lecteur et l'ordinateur, qui pourraient tre plus souples, plus intuitifs. cet gard, des chercheurs qui travaillent une nouvelle interface pour le Mac envisagent de supprimer la souris au vocabulaire trop limit pour la remplacer par une tablette acceptant des gestes smantiquement plus riches, l'instar du Palm Pilot.On aura compris que je questionne ici l'hypertexte partir d'un point de vue de lecteur. Mais ce nouveau mdia se prte videmment d'autres postures de la part de l'usager. Celui-ci peut en effet tre spectateur, comme au cinma ou, sous une forme plus mditative, dans une galerie d'art. Il peut aussi tre interacteur , selon le terme employ par Janet Murray (11) pour dsigner le statut d'un usager surtout intress produire sur cran des vnements visuels intgrs un jeu ou un rcit interactif. Cette dernire posture interpelle surtout les jeunes - ou le ct enfant des adultes -, pour qui, ainsi que l'avait dj remarqu Valry dans ses carnets, s'il y a un anneau, on tend le tirer, une porte, l'ouvrir, une manivelle, la tourner [] (12). C'est ce plaisir de l'interaction qui a fait le succs de jeux comme Myst et Riven (13). Chacune des postures dans lesquelles on vise placer l'usager possde ses propres contraintes, qui doivent tre tires au clair et consciemment assumes par les constructeurs de tout hypertexte. Veuton crer un site dont la fonction propre soit avant tout d'ordre fonctionnel, esthtique ou ludique ? Quelle que soit l'orientation choisie, il faudra s'assurer dans chaque cas d'obtenir la coopration de l'usager, en envoyant d'entre de jeu des signaux non-quivoques sur la posture requise. A ce moment-l, les labyrinthes les plus inextricables pourront tre assums comme des dfis et attaqus avec le mme enthousiasme que l'on met rsoudre un puzzle ou une grille de mots-croiss. La fascination qu'exercent toutes ces figures ne doit pas faire oublier que l'exprience correspondante n'est enrichissante que si elle est voulue par le sujet. Un labyrinthe impos est une prison; il n'est de libert que dans des choix motivs.

Notes

1. George Lakoff et Mark Johnson, Les mtaphores de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1985. Retour 2. Voir notamment : Jacques Attali, Chemins de sagesse, Fayard, 1996; Paolo Santarcangeli, Le livre des labyrinthes. Histoire d'un mythe et d'un symbole, Gallimard, 1974. Retour 3. Cit dans Jacques Attali, p. 139. Retour 4. Pour une tude de cette incohrence apparente entre reprsentation textuelle et reprsentation visuelle, voir Penelope Reed Doob, The idea of the labyrinth from classical antiquity through the Middle Ages, Ithaca, Cornell Univ. Press, 1992. Retour 5. Ce labyrinthe bifurcations provient du site http://www.billsgames.com/mazegenerator/ Retour 6. Voir notamment Stuart Moulthrop, Forking Paths : An interaction after Jorge Luis Borges, discut dans G. Landow, " What's a Critic to Do?: Critical Theory in the Age of Hypertext ", in G.P. Landow, Hypertext Theory, Baltimore & London, The Johns Hopkins University Press, 1994. Retour 7. Jorge-Luis Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent , Fictions, dans uvres compltes, I, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1993, p. 506. Retour 8. Voir par exemple : http://www.ulaval.ca/ Retour 9. Vannevar Bush, As we may think, Atlantic Monthly, no 176 (July 1945), p. 101-108. http://www.theatlantic.com/unbound/flashbks/computer/bushf.htm Retour 10. Voir C. Vandendorpe, Du papyrus l'hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Montral, Boral et Paris, La Dcouverte, 1999. Retour

11. Janet Horowitz Murray, Hamlet on the holodeck: the future of narrative in cyberspace, New York et Londres, Free Press, 1997. Retour 12. Paul Valry, Cahiers, I, Paris, Gallimard, Pliade, p. 227. Retour 13. Voir l-dessus La lecture de l'nigme , Alsic, vol. 1, no 2, dcembre 1998, p. 115-132. http://alsic.univ-fcomte.fr Retour 2000

Voir dans l'encyclopdie de l'Astrolabe:

L'Avenir de la lecture interactive Critique de la lecture informatique George Landow et la thorie de l'hypertexte L'Hypertexte LHypertexte: une lecture sans fin Varits de l'hypertexte