pour-une-histoire-globale-du-fait-religieux-contemporain

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 24

MÉLANGES

Pour une histoire globale du fait


religieux « contemporain »
Charles MERCIER

Dans une rencontre en février 2018 à l’université Notre Dame


(Indiana, États-Unis) 1 consacrée à l’étude du catholicisme global de
la fin du XVIIIe siècle à nos jours, les participants s’accordaient pour
considérer que l’histoire du catholicisme n’était intégrée qu’à la marge
dans l’histoire globale. Ce constat pourrait être étendu à l’histoire des
autres confessions et aurait sans doute pu être formulé en France, en
Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni.
Je voudrais, dans les lignes qui suivent, explorer les raisons de la
faible interpénétration des travaux d’histoire religieuse et d’histoire
globale portant sur les deux cent cinquante dernières années. Je parti-
rai principalement d’exemples pris dans le champ historiographique
anglo-saxon, puis francophone, en posant le postulat discutable qu’il
y a une convergence transnationale des historiographies religieuses
portant sur les périodes postérieures à la fin du XVIIIe siècle, générale-
ment regroupées en France sous le terme d’« époque contemporaine ».
D’un côté l’histoire globale, qui s’est structurée à partir des
sciences économiques et politiques, semble peu intéressée par les faits
religieux, jugés peu explicatifs des phases les plus récentes de la globa-
lisation (partie I). De l’autre, l’historiographie religieuse, qui a cherché
à séculariser ses démarches, apparaît méfiante vis-à-vis d’une histoire

1. Cet article a été rédigé à l’issue d’un séjour de recherche aux États-Unis à
l’hiver et au printemps 2018, comme chercheur invité au Cushwa Center de l’Uni-
versity of Notre Dame, puis au Berkley Center de Georgetown University, avec le
soutien financier de l’Institut universitaire de France. Je remercie vivement les profes-
seurs Kathleen Sprows Cummings et José Casanova, qui ont parrainé ces invitations,
et ont nourri ma réflexion sur l’histoire globale du fait religieux.

Revue historique, 2019, no 692, p. 959-982


960 Charles Mercier

globale parfois ordonnée à une sorte de théologie de la convergence


(partie II). Les rares travaux d’histoire globale spécifiquement consa-
crés au phénomène religieux semblent justifier, en raison de leur trou-
blante proximité avec la world theology, ces appréhensions (partie III).
Du fait de ces représentations, la grande majorité des historiens du
fait religieux contemporain s’inscrivent, quand leurs travaux de
recherche les amènent à traverser les frontières nationales, dans le
paradigme de « l’histoire transnationale » et non dans celui de l’his-
toire globale (partie IV). Ce positionnement « humble » n’est pas sans
mérites, mais je voudrais défendre, à partir d’une analyse de quelques
travaux pionniers, l’idée selon laquelle l’appropriation du « global »
par les historiens du fait religieux contemporain pourrait être
féconde : elle leur permettrait non seulement d’enrichir la conversa-
tion sociale et académique, mais aussi d’analyser à nouveaux frais les
dynamiques du religieux dans le passé récent de l’humanité (partie V).

L’HISTOIRE GLOBALE, UNE HISTOIRE PEU ACCUEILLANTE


AU FAIT RELIGIEUX CONTEMPORAIN ?

On peut expliquer la faible connexion entre l’histoire religieuse


contemporaine et l’histoire globale, par les conditions de structuration
de ce sous-champ disciplinaire.
Quand le discours sur le global se cristallise dans le monde acadé-
mique anglo-saxon à la fin des années 1980 et au début des années
1990 2, dans un contexte de chute de l’URSS, d’augmentation expo-
nentielle des flux commerciaux et d’invention du world wide web 3,
ce sont les sciences politiques et plus encore les sciences économiques
qui sont en pointe 4. L’importation du concept « global » dans le
champ historique s’effectue à partir de cette matrice. Bruce Mazlich
raconte que le projet de se demander en quoi consisterait une histoire
globale lui est venu en participant, en 1988, à un séminaire « global

2. Stéphane Dufoix, « Les naissances académiques du global », in Alain Caillé et


Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte,
2013, p. 37.
3. Alain Caillé et Stéphane Dufoix, « Introduction : le moment global des
sciences sociales », in Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des
sciences sociales, op. cit. (n. 2), p. 11.
4. Antony Gerald Hopkins, « Globalization : An Agenda for Historians », in
Antony Gerald Hopkins (ed.), Globalization in World History, New York, Norton &
Company, 2002, p. 2.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 961

issues » dirigé par un économiste du développement 5. Dans le livre


qu’il coédite en 1993, Conceptualizing global history 6, la globalisation,
définie comme le processus par lequel la terre fonctionne de plus en
plus comme une seule société, est présentée comme la résultante des
progrès technologiques. Dans la contribution de l’autre coéditeur du
livre, Raalf Buultjens, la globalisation est référée aux innovations du
second vingtième siècle dans les domaines des transports et des com-
munications. Ce sont elles qui sont à l’origine de la multiplication
des flux économiques et de l’effacement des frontières politiques, de
l’affirmation des multinationales et de l’affaiblissement des États-
nations. Si Buultjens reconnaît que les religions, qui postulent l’unité
de la famille humaine, ont pu, par le passé, être des forces globalisa-
trices, à travers notamment les élans missionnaires de l’Antiquité, du
Moyen Âge ou de l’époque moderne, il considère qu’elles ont échoué
là où le satellite a réussi 7.
Globalization in World History, publié en 2002, est également directe-
ment relié à la discussion universitaire sur la globalisation initiée par
les économistes. Le coordinateur du livre, Anthony Hopkins, lui-
même spécialiste d’histoire économique et d’histoire coloniale,
regrette que les historiens soient absents de ce débat, laissant les spé-
cialistes d’autres disciplines spéculer sur la profondeur historique de
la globalisation 8. Il voit dans l’histoire globale, définie comme l’his-
toire de la globalisation, une chance pour rééquilibrer un champ his-
toriographique qui a délaissé l’économique et le politique au profit
du culturel 9. Si le culturel en général et le religieux en particulier ne
sont pas absents de Globalization in World History, ils ne sont néanmoins
pas centraux, notamment pour la période contemporaine. Hopkins
considère que l’étude des religions est pertinente pour la compréhen-
sion de ce qu’il appelle la globalisation archaïque, c’est-à-dire anté-
rieure à 1600 10.
5. Bruce Mazlich, « An Introduction to Global History », in Bruce Mazlish et
Ralph Buultjens (ed.), Conceptualizing Global history, Boulder, Westview Press, 1993,
p. 22.
6. Bruce Mazlish et Ralph Buultjens (ed.), Conceptualizing Global history, Boulder,
Westview Press, 1993.
7. Ralph Buultjens, « Global History and the Third World », in Bruce Mazlish
et Ralph Buultjens (ed.), Conceptualizing Global History, op. cit. (n. 6), p. 71-81.
8. Antony Gerald Hopkins, « Globalization : An Agenda for Historians », art.
cit. (n. 4), p. 2.
9. Antony Gerald Hopkins, « The History of Globalization and the Globalization
of History », in Antony Gerald Hopkins (ed.), Globalization in World History, op. cit. (n.
4), p. 16-17.
10. « Before the modern era […] globalizing networks were created by great
kings and warriors searching for wealth and honor in fabulous lands, by religious
wanderers and pilgrims seeking traces of God in distant realms, and by merchant
962 Charles Mercier

Le livre d’Akira Iriye, également publié en 2002, Global Community :


the Role of International Organizations in the Making of the Contemporary World,
constitue un troisième exemple de la marginalité du religieux dans le
champ de l’histoire globale portant sur la période contemporaine. Iriye,
spécialiste d’histoire diplomatique, importe le global en histoire à partir
des travaux des sciences politiques sur les acteurs diplomatiques trans-
nationaux 11. Depuis les années 1970, des politistes ont théorisé le
concept d’une société civile planétaire, formée d’organisations non
gouvernementales qui mondialisent les enjeux politiques et éthiques 12.
Dans son enquête pour historiciser l’apparition de cette communauté
globale, Iriye exclut les institutions religieuses 13. Son choix participe
implicitement d’une pensée séculière moderne qui relie la création d’un
espace universel transcendant les frontières nationales au cosmopoli-
tisme des Lumières 14 et à la pensée libérale 15, et non aux grandes tra-
ditions religieuses qui seraient du côté des particularismes. Il s’explique
aussi par l’hypothèse utilitariste posée en introduction : pour qu’une
société civile globale émerge, il a fallu, selon Iriye, que les nations et les
peuples « [trad.] soient fortement conscients qu’ils partageaient cer-
tains intérêts et objectifs par-delà les frontières nationales et qu’ils pour-
raient mieux résoudre leurs nombreux problèmes s’ils mettaient en
commun leurs ressources et coopéraient plutôt que s’ils en restaient à
des efforts unilatéraux 16 ». Ce cadre théorique est cohérent avec le
courant dominant des relations internationales au début des années

princes and venturers. » Antony Gerald Hopkins, « Globalization : An Agenda for


Historians », art. cit. (n. 4), p. 4.
11. Akira Iriye, Global Community : The Role of International Organizations in the Making
of the Contemporary World, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 4.
12. Ibid., p. 7-8.
13. Iriye met en avant des raisons pragmatiques pour justifier son choix : le sujet
étant encore peu défriché, il lui faut circonscrire l’analyse pour qu’elle demeure
faisable, ibidem, p. 2.
14. C’est par exemple le cas de Hopkins qui date l’émergence d’une société civile
globale au XVIIIe siècle. Voir Antony Gerald Hopkins, « The History of Globaliza-
tion and the Globalization of History », art. cit. (n. 9), p. 14.
15. De manière significative, Iriye pointe, dans son premier chapitre consacré
aux origines de la communauté globale, le fait que le capitalisme et les organisations
non gouvernementales ont en commun d’être idéologiquement structurés par la
pensée libérale qui valorise les droits, les initiatives et les libertés individuelles contre
l’autorité de l’État, voir Akira Iriye, Global Community, op. cit. (n. 11), p. 13.
16. « For both intergovernmental organizations and international nongovern-
mental organizations to emerge, nations and peoples had to be strongly aware that
they shared certain interests and objectives across national boundaries and that they
could best solve their many problems by pooling their resources and effecting trans-
national cooperation, rather than through individual countries’ unilateral efforts. »
Ibid., p. 9.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 963

2000 : selon une approche « réaliste libérale 17 », les acteurs sont vus
comme mus par la volonté de maximiser leur intérêt plutôt que par des
considérations idéologiques ou utopiques 18.

À ce stade de la réflexion, Le tournant global, à l’opposé du tournant


culturel, serait peu propice à l’historiographie religieuse contemporaine.
L’histoire globale semble s’être constituée sous l’impulsion d’historiens
se rattachant à l’histoire économique, coloniale ou des relations inter-
nationales, à partir de concepts forgés par les sciences économiques et,
subsidiairement, par les sciences politiques. Marquée par une perspec-
tive utilitariste, dans sa version marxiste chez les uns 19, libérale chez les
autres 20, elle semble peu intéressée par le fait religieux.

L’HISTOIRE GLOBALE, UNE HISTOIRE À FINALITÉ RELIGIEUSE ?

On peut aussi raconter les choses autrement et inverser la proposi-


tion : l’historiographie religieuse contemporaine serait peu à l’aise
avec les perspectives de l’historiographie du global, non pas parce que
celle-ci serait techniciste et économiste, mais, au contraire, parce
qu’elle serait trop religieuse. Dans un contexte où les historiens
contemporanéistes du religieux, à l’image de l’ensemble du champ
des sciences sociales des religions, ont cherché à séculariser et à objec-
tiver leur étude du fait religieux 21, le caractère religieux de l’histoire
globale leur apparaitrait déroutant.
Qualifier l’histoire globale de religieuse est paradoxal étant donnés
les exemples précédemment choisis. Mais cela devient crédible si on
la réfère non pas seulement aux sciences économiques et politiques
mais aussi à la longue tradition de l’histoire universelle, actualisée au
vingtième siècle dans la « world history », fortement imprégnée de
17. Robert Frank, « Histoire et théories des relations internationales », in Robert
Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, Puf, 2012, p. 45.
18. Vincent Viaene, « International History, Religious History, Catholic History :
Perspectives for Cross-Fertilisation », European History Quaterly, vol. 38, no 4, 2008,
p. 578.
19. Alain Caillé, « L’effet méta-disciplinaire du tournant global en science
sociale », in Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des sciences sociales,
op. cit. (n. 2), p. 428.
20. Antony Gerald Hopkins, « The History of Globalization and the Globaliza-
tion of History », art. cit. (n. 9), p. 21-22.
21. Charles Mercier, « Intellectuels catholiques ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire
intellectuelle, no 34, décembre 2016, p. 109-124.
964 Charles Mercier

spiritualité 22. Je voudrais tenter de défendre cette hypothèse qu’une


certaine histoire globale serait implicitement religieuse en revenant
au livre programmatique de 1993, Conceptualizing Global History. Ralph
Buultjens y défend ces deux propositions : A/ La globalisation maté-
rielle doit s’accompagner d’une globalisation spirituelle :
[trad.] Sans être accompagnée par une conscience rédemptrice, la mon-
dialisation de la technologie et des systèmes peut favoriser la diffusion
mondiale de n’importe quel élément, positif ou négatif. La conscience
globale est nécessaire pour que la mondialisation donne naissance à une
civilisation supérieure 23.
B/ Dans la mesure où les religions et la science ont échoué à créer
cette globalisation spirituelle, il revient à l’histoire de relever ce défi.
Cela doit précisément être le but de l’histoire globale que développer
« [trad.] une appréciation grandissante de la fraternité de l’humanité et
de la valeur universelle de la vie » à partir de la connaissance du
passé 24. Buultjens assigne à l’histoire globale une fonction remplie par
les religions depuis ce que Karl Jaspers a appelé l’âge axial 25 : promou-
voir les conceptions de l’humanité comme une seule famille habitant
une même terre 26.
Cette similitude de buts se traduit par une homologie entre les récits
de cette histoire globale et les récits des « grandes religions », notam-
ment ceux produits par les théologiens chrétiens du vingtième siècle. Ils
partagent un même vocabulaire : dès 1947, le théologien presbytérien
Henry van Dusen écrivait que « [trad.] pour la première fois dans le
long millénaire, un âge global enveloppe toute l’humanité dans un
même vêtement 27 ». Ces récits reposent par ailleurs sur des postulats

22. Les figures les plus marquantes en sont l’historien britannique Arnold Toynbee,
qui fait paraître les douze volumes de A Study of History entre 1934 et 1961, et l’historien
américain William McNeill, auteur entre autres de The Rise of the West : A History of Human
Community (1963) et A World History (1967). Voir Chloé Maurel, Manuel d’histoire globale :
comprendre le global turn des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2014, p. 18-28.
23. « Unaccompanied by a redeeming consciousness, the globalization of techno-
logy and systems may simply advance the worldwide spread of anything, positive as
well as negative. Global consciousness, then, is the agent needed to point globaliza-
tion in the direction of higher civilization. » Ralph Buultjens, « Global History and
the Third World », art. cit. (n. 7), p. 73.
24. « Growing appreciation of the fraternity of humankind and the universal
value of life », ibidem, p. 73-74.
25. Thomas F. Banchoff et José Casanova (ed.), The Jesuits and Globalization : Histo-
rical Legacies and Contemporary Challenges, Washington DC, Georgetown University
Press, 2016, p. 3.
26. Il rejoint ce faisant les préoccupations de William McNeill.
27. « For the first time in the long millennia, a global age has wrapped all
mankind within a single garment of destiny and has willed for them a common
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 965

analogues, empiriquement invérifiables, mais qui organisent la collecte


des faits. Le présupposé d’une certaine global history selon lequel l’huma-
nité partage un destin commun, par-delà les singularités apparentes des
trajectoires des différentes aires culturelles 28, consonne avec le principe
teilhardien de convergence et avec son idée de « planétisation » : les dif-
férentes civilisations tendent à se synthétiser et à constituer un tout
organique vers lequel convergent les différents apports spirituels 29. En
ce sens, si, comme le note José Casanova, l’histoire globale est une nou-
velle philosophie de l’histoire, la globalisation remplaçant le progrès
comme force immanente 30, c’est une philosophie de l’histoire qui
consonne avec la théologie chrétienne alors que celle du XIXe siècle s’en
était émancipée. Partageant un même lexique et les mêmes prolégo-
mènes, l’histoire et la théologie globale se retrouvent également dans
des démarches analogues :
[trad.] Les historiens globaux racontent des histoires, écrit Neva
Goodwin, dans lesquelles tous les humains sont invités à s’identifier,
plutôt que des histoires visant à éveiller la conscience de groupe de
quelques-uns 31.
Pour ce faire, l’histoire globale doit notamment, plaide Ralph
Buultjens, donner toute sa place au Tiers-monde :
[trad.] Le développement d’une nouvelle cosmologie de l’histoire exige
de mettre au jour la plus grande part de l’histoire du Tiers-Monde et de
l’intégrer dans une histoire globale. En faisant ceci et en évaluant ce
résultat, nous développerons probablement la conscience dont a besoin
notre nouvelle civilisation globalisée 32.
fate. » Henry P. Van Dusen, World Christianity : Yesterday, Today, Tomorrow, New York,
Abingdon-Cokesbury, 1947, p. 13.
28. Raymond Grew, « An Overview », in Bruce Mazlish et Ralph Buultjens (ed.),
Conceptualizing Global History, op. cit. (n. 6), p. 232.
29. Sarah Shortall, « “The Heart of Matter” : Science, Decolonization, and the
Rise of Planetary Catholicism », texte d’une présentation faite dans le cadre du
colloque « Political Catholicism » à New York University en décembre 2015 ;
Claude Cuénot, Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Club des éditeurs, 1958.
30. « Both are conceived similarly as meaningful, teleological, immanently
driven, and forward advancing processes. » José Casanova, « Religion, the New Mil-
lennium, and Globalization », Sociology of Religion, vol. 62, no 4, 2001, p. 422-423.
31. « Global historians present stories with which all humans are invited to iden-
tify rather than stories aimed to arouse the group consciousness of some. » Neva R.
Goodwin, « The Rounding of the Earth : Ecology and Global History », in Bruce
Mazlish et Ralph Buultjens (dir.), Conceptualizing Global history, op. cit. (n. 6), p. 29.
32. « Thus, the development of a new cosmology of history requires uncovering
much of the Third World’s history and integrating it into a global history. In doing
this and evaluating this result, we will likely develop the consciousness that our new
globalized civilization needs. » Ralph Buultjens, « Global History and the Third
World », art. cit. (n. 7), p. 74.
966 Charles Mercier

Ce principe d’inclusion de l’ensemble de l’humanité, et notam-


ment celle du Sud, dans le récit du passé présente des affinités frap-
pantes avec la théologie « world christianity » en contexte
protestant 33 ou la théologie de la Libération en contexte
catholique 34.

HISTOIRE OU THÉOLOGIE GLOBALE DU RELIGIEUX ?

Cette proximité entre la global history se situant dans le sillage de la


world history et la théologie apparaît dans les travaux relativement
rares 35 spécifiquement consacrés au phénomène religieux. J’appuie-
rai ici l’analyse sur le chapitre « l’empire des religions » du livre The
Birth of the Modern World que Christopher Bayly a consacré à l’histoire
globale du XIXe siècle 36. L’historien britannique vise à y mettre au
jour et à y expliquer les dynamiques communes à toutes les « grandes
religions » sur la période 1780-1914 : expansion au-delà de leurs fron-
tières initiales, formalisation plus forte des dogmes et des rites, institu-
tionnalisation de l’autorité, développement des pèlerinages, utilisation
des nouveaux moyens de communication 37… Pour chacun de ces
changements, Bayly mobilise des exemples piochés dans les différentes
traditions religieuses qui lui permettent d’accréditer l’idée de la
convergence globale. Ainsi, concernant l’institutionnalisation plus
grande de l’autorité religieuse, il met en regard la mise en place par
les Églises protestantes de commissions doctrinales chargées d’unifier
la doctrine à l’échelle mondiale, le renforcement du pouvoir du pape

33. Dale T. Irvin, « World Christianity : An Introduction », The Journal of World


Christianity, 2008, vol. 1, p. 1-2.
34. Ian Linden, Global Catholicism : Towards a Networked Church, London, Hurst &
Company, 2012, p. 293.
35. Abigail Green et Vincent Viaene, « Introduction : Rethinking Religion and
Globalization », in Abigail Green et Vincent Viaene (ed.), Religious Internationals in the
Modern World, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 3. Malgré son titre (John
L. Esposito, Darrell J. Fasching et Todd Vernon Lewis, Religion & Globalization : World
Religions in Historical Perspective, Oxford, Oxford University Press, 2008), ce manuel
d’introduction à l’histoire des religions traite l’histoire de chacune des religions
séparément.
36. Bayly se rattache à « l’école de Cambridge », qui a cherché à historiciser
davantage le phénomène de la globalisation. Voir Vincent Viaene, « International
History, Religious History, Catholic History », art. cit. (n. 18), p. 582.
37. Christopher Alan Bayly, The Birth of the Modern World : 1780-1914 : Global
Connections and Comparisons, Malden, Blackwell, 2012, p. 325-365.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 967

par la promulgation de l’infaillibilité pontificale, l’accroissement du


rayonnement de la grande mosquée d’al-Azhar sur le monde sunnite,
la montée en puissance au sein de l’hindouisme et du bouddhisme
des groupes des jeunes laïcs éduqués chargés par les pouvoirs colo-
niaux de représenter leur communauté 38. Cette confluence est expli-
quée d’une part par le fait que, dans le cadre de la globalisation
politique et économique générée par la colonisation, les clergés et les
simples fidèles (dont Bailey souligne l’agentivité) soient confrontés à
des environnements similaires, marqués par les mêmes défis (déliaison
de la relation avec les pouvoirs politiques) et les mêmes opportunités
(circulation facilitée des idées et des personnes). La convergence est
aussi analysée comme un effet de la mise en contact généralisée des
grandes religions du fait des missions et des migrations. Mises en
compétition, les religions s’adaptent en se faisant des emprunts réci-
proques. Le fait que les religions asiatiques aient adopté des formes
se rapprochant de celles du christianisme, du judaïsme et de l’islam
au cours du XIXe siècle est analysé comme une stratégie des élites
bouddhistes et hindoues. Elles s’approprient les modèles de structura-
tion doctrinale et communautaire des Églises chrétiennes pour mieux
contrer leurs offensives 39. Selon Bayly, l’histoire globale « [trad.]
révèle un nouveau modèle de causalité, invisible pour les historiens
spécialistes d’une région ou d’un pays, ou d’une seule tradition reli-
gieuse 40 », dans lequel le destin des religions est interrelié.
La démarche est étonnamment proche de celle de Wilfred Smith
dans son essai d’histoire comparée des religions publié en 1981,
Towards a world theology. Son projet consiste à chercher dans les traces
du passé l’assise empirique permettant de construire théologiquement
l’idée de l’unité et de la cohérence de l’histoire religieuse de l’huma-
nité : malgré l’extrême diversité des formes de la foi, les différentes
religions seraient reliées et interdépendantes 41. Pour montrer l’inter-
connexion de l’histoire religieuse de l’humanité, il raconte comment
Tolstoï s’est converti dans les années 1870 suite à la lecture d’un
conte russe, traduction chrétienne d’une fable musulmane, elle-même
importée de l’hindouisme via le bouddhisme. La vie spirituelle d’un
écrivain russe du second dix-neuvième siècle est donc influencée par
une histoire forgée des siècles plus tôt en Inde. Mais elle influence en
retour l’Inde, dans la mesure où le récit de la conversion de Tolstoï

38. Ibid., p. 338-340.


39. Ibid., p. 340-343.
40. Ibid., p. 332.
41. Wilfred Cantwell Smith, Towards a World Theology : Faith and the Comparative
History of Religion, Philadelphia, Westminster Press, 1981, p. 3-5.
968 Charles Mercier

impressionne le jeune Gandhi lors de son séjour en Europe : il rapa-


trie dans son pays les idéaux de non-violence et d’ascétisme qui
avaient circulé grâce au conte 42. Smith raconte aussi comment le
rosaire, vu comme typiquement catholique romain, est à l’origine un
exercice de piété musulman ayant des origines bouddhistes. Ce sont
les croisades qui ont permis l’importation de la pratique en contexte
chrétien 43. Comme pour Bayly, selon Smith, l’histoire des religions
est beaucoup mieux comprise si les différentes confessions sont saisies
comme « [trad.] les brins d’un ensemble encore plus complexe 44 » :
« L’histoire globale de l’humanité, écrit-il, est probablement la façon
dont Dieu a vu l’histoire depuis le début 45. »

Qu’elle traite ou non de religion, cette histoire globale qui vise


non seulement à révéler mais aussi à accélérer la globalisation des
esprits 46, apparaît extrêmement stimulante et en même temps très
problématique, comme le reconnaît d’ailleurs le dernier contributeur
de Conceptualizing Global History, Raymond Grew. Si l’histoire globale
vise à produire le nouveau grand récit dont a besoin le monde globa-
lisé, qui soit à la fois inclusif, en donnant une place à toute l’humanité
dans sa diversité, et unitaire, en mettant au jour le destin commun
des habitants du monde, ses promoteurs doivent reconnaître que sa
finalité est politico-religieuse 47. Elle est par conséquent vulnérable à
mettre les faits au service de la cause en « [trad.] privilégiant toute
manifestation d’interconnexion, aussi fade soit-elle, sur la distinctivité,
fût-elle créative » et en accueillant prioritairement « les histoires
d’accommodations et de pacifications » 48. « La communauté des

42. Ibid., p. 6-11.


43. Ibid., p. 11-12.
44. « As strands in a still more complex whole », ibidem, p. 6.
45. « The global history of mankind is presumably the way that God has seen it
all along. » Ibid., p. 18.
46. « Thinking in terms of global history, which requires an interdisciplinary and
truly global approach (especially by including scholars from different “worlds” and
intellectual cultures), can make essential contributions to the creation, establishment
and spread of a global consciousness as a prerequisite for global action. » Manfred
Kossok, « From Universal History to Global History », in Bruce Mazlish et Ralph
Buultjens (ed.), Conceptualizing Global history, op. cit. (n. 6), p. 104.
47. Ce faisant, les contributeurs de Conceptualizing Global History renouent avec
l’histoire politiquement engagée, comme le note note Ramond Crew : « Those who
embrace the idea of global history must concede from the first that their history is
redolent of politics, that it cares about policy, and that it hopes to have some
influence on both. » Raymond Grew, « An Overview », art. cit. (n. 28), p. 232.
48. « Global history will be subject to special pressures to compensate for past
wrongs […], to privilege any evidence of interconnectedness, no matter how bland,
over distinctiveness, no matter how creative ; to treat all conflicts of values and
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 969

croyants a des normes d’appartenance différentes de celles de la com-


munauté universitaire 49 » prévient-il. La critique d’une histoire orien-
tée par la volonté de trouver de la convergence a été notamment faite
à Robert Bayly, accusé de pousser trop loin ses parallèles sans les
expliquer suffisamment 50. De fait, l’exemple développé plus haut
concernant le renforcement concomitant des structures institution-
nelles des grandes religions au cours du XIXe siècle ne convainc pas
totalement, notamment parce qu’elle mobilise des éléments inégale-
ment probants. Le renforcement du rayonnement d’Al-Azar peut
attester d’une intensification de la circulation théologique au sein du
monde sunnite mais plus difficilement d’une organisation religieuse
renforcée. Même si les faits sélectionnés étaient tous pertinents par
rapport à l’argument, il n’en resterait pas moins que l’administration
de la preuve, qui ne repose que sur un processus d’exemplification
très léger du fait de la nécessité de synthétiser des faits nombreux,
demeurerait fragile 51. Comme l’écrivait Marrou, l’historien « trouve
ce qu’il cherche », les données en histoire étant tellement nombreuses
qu’elles « se prêtent complaisamment à sa démonstration et s’accom-
modent également de tout système » 52. Le problème semble démulti-
plié en histoire globale dans la mesure où le chercheur se retrouve à
gérer les traces du passé à l’échelle planétaire.

UNE HISTOIRE CONTEMPORAINE TRANSNATIONALE


DU RELIGIEUX

Peut-être parce qu’ils ne se retrouvaient ni dans son versant théolo-


gique, ni dans son versant économique, relativement peu d’historiens

interests as mistaken and always subject to resolution ; and to welcome narratives of


accommodation and pacification. » Idem.
49. « The community of believers tends to have different standards for member-
ship than the community of scholars. » Idem. Dans le même volume, Wolf Schäfer
exprime lui aussi ses réticences par rapport à une histoire globale qui serait dévouée
à une cause politique, aussi noble soit-elle. Wolf Schäfer, « Global History : Historio-
graphical Feasability and Environmental Reality », in Bruce Mazlish et Ralph Buult-
jens (dir.), Conceptualizing Global history, op. cit. (n. 6), p. 50.
50. David A. Bell, « This is What Happens When Historians Overuse the Idea
of the Network », New Republic, oct. 2013 ; Vincent Viaene, « International History,
Religious History, Catholic History », art. cit. (n. 18), p. 583.
51. Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 291-292.
52. Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1959, p. 188.
970 Charles Mercier

contemporanéistes du religieux se sont mis à arpenter les massifs de


l’histoire globale.
Il me semble que, très majoritairement, quand ces derniers se
placent à l’échelon supranational, ils s’inscrivent dans un paradigme
alternatif à celui de l’histoire globale, que Pierre-Yves Saunier et
d’autres ont nommé « histoire transnationale ». Contrairement à
l’histoire globale, celle-ci n’est pas focalisée sur l’étude du processus
de mondialisation. Elle s’intéresse aux contacts entre communautés
politiques et groupes sociaux ainsi qu’aux circulations et aux réseaux
qui leur sont liés, mais sans systématiquement référer ces connexions
au processus actuel de mondialisation 53. Différente par son objet, elle
l’est aussi par sa démarche. Alors que les historiens globaux partent
souvent de théories du global, les historiens transnationaux se veulent
plus pragmatiques : ils observent les faits et les sources documentant
des circulations sans système interprétatif prêt à l’emploi 54. Enfin, le
récit transnational revendique une certaine « modestie » : il n’est pas
conçu sur le mode de la méta-narration mais, plutôt, de l’enquête
conduite à partir de sources originales dans un cadre précisément
délimité 55.
Soucieux d’éviter un risque d’« hubris sous-disciplinaire », Saunier
précise que l’histoire transnationale préexiste à sa conceptualisation
et que beaucoup d’historiens ont fait ou font de l’histoire transnatio-
nale sans le savoir 56. C’est vrai des historiens du religieux, au sujet
desquels Florian Michel relève, pour la France, que l’intuition du
transnational a précédé d’une bonne vingtaine d’années la diffusion
de l’emploi du terme dans les années 1990 57, diffusion qui se fait
relativement plus lentement qu’en Belgique ou qu’en Suisse comme
l’ont récemment noté Bruno Dumons et Christian Sorrel 58. On peut
remarquer qu’en 1996, le colloque « le coreligionnaire étranger »
qu’organise l’Association française d’histoire religieuse contempo-
raine, et qui sera publié un an plus tard sous le titre Religions par-
delà les frontières, n’utilise pas le mot alors que l’objectif, étudier les
représentations de celui qui est étranger mais partage une même foi,

53. Pierre-Yves Saunier, Transnational History, Houndmills, Palgrave MacMillan,


2013, p. 1-4.
54. Ibid., p. 125.
55. Ibid., p. 117.
56. Ibid., p. 3-4.
57. Florian Michel, « L’affirmation transnationale de la culture catholique fran-
çaise (années 1920 – années 1960) », Revue historique, no 679, septembre 2016, p. 609.
58. Bruno Dumons et Christian Sorrel, « Introduction au dossier “Approches
transnationales du catholicisme contemporain” », Chrétiens et sociétés. XVIe-XXIe siècles,
no 24, décembre 2017, p. 99-107.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 971

pouvait pleinement relever de la problématique transnationale 59. Aux


États-Unis, c’est au cours de la même période qu’émerge une
approche transnationale du passé religieux récent, d’abord au sein de
l’historiographie du judaïsme, avec la publication, à l’orée des années
1990, de l’enquête d’Aron Rodrigue sur l’Alliance israélite univer-
selle 60. Dans les années 2000, l’approche est adoptée dans l’historio-
graphie du protestantisme et de l’islam, notamment pour l’étude du
versant religieux de la lutte contre l’esclavage 61. Le transnational fait
également son apparition dans l’historiographie du catholicisme.
Kathleen Cummings remarque que la publication en 2004 du livre
de Peter D’Agostino, Rome in America : Transnational Catholic Ideology from
the Risorgimento to Fascism 62 y marque un début d’inflexion par rapport
à la tendance qui dominait depuis les années 1960 63. Sous l’effet
conjugué du concile Vatican II et des développements de la nouvelle
histoire sociale, les historiens américains du catholicisme cherchaient
majoritairement à raconter l’expérience américaine du catholicisme
par le bas, à partir de la vie des simples fidèles, en insistant sur sa
spécificité nationale et sur son autonomie vis-à-vis de Rome 64. À
rebours de cette perspective internaliste, le livre de D’Agostino
montre, à partir d’archives italiennes et vaticanes, que les catholiques
américains, quelles que soient leurs origines ethniques, défendaient
jusqu’à la fin des années 1920 le pouvoir spirituel et temporel du
pape et condamnaient ses adversaires protestants, juifs et libéraux.
Cette nouvelle histoire transnationale du catholicisme n’est pas pour

59. Michel Lagrée et Nadine-Josette Chaline (dir.), Religions par-delà les frontières,
Paris, Beauchesne, 1997.
60. Aron Rodrigue, French Jews, Turkish Jews : The Alliance Israélite Universelle and
the Politics of Jewish Schooling in Turkey, 1860-1925, Bloomington, Indiana University
Press, 1990.
61. Alan Lester, « Humanitarians and White Settlers in the Nineteenth
Century », in Norman Etherington (ed.), Missions and Empire, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 2005, p. 64-85 ; William G. Clarence-Smith, Islam and the Abolition of
Slavery, Londres, Hurst & Company, 2006.
62. Peter R. D’Agostino, Rome in America : Transnational Catholic Ideology from the
Risorgimento to Fascism, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004.
63. Kathleen Sprows Cummings, « Frances Cabrini, American Exceptionalism,
and Returning to Rome », The Catholic Historical Review, vol. 104, no 1, avril 2018,
p. 18.
64. Ibid., p. 17. Vincent Viaene (« International History, Religious History, Catho-
lic History », art. cit. [n. 18], p. 579) repère le même type de causalités pour
l’ensemble de l’historiographie religieuse des années 1960. Ce constat amène à
nuancer l’idée de « recherches anglo-saxonnes et nord-américaines, plus ouvertes
dans la manière d’envisager un catholicisme détaché des cadres nationaux », formu-
lée par Bruno Dumons et Christian Sorrel, « Introduction » au dossier ‘‘Approches
transnationales du catholicisme contemporain’’ », art. cit. (n. 58).
972 Charles Mercier

autant un retour à la vieille histoire ecclésiastique, qui racontait


l’expérience catholique par le haut, le pape prenant des décisions
relayées par les évêques et appliquées par les fidèles. Les catholiques
américains sont pleinement protagonistes de la constitution de la
question romaine dont ils se servent comme marqueur d’identité 65.
Aux États-Unis comme ailleurs, cette histoire renouvelée de la
papauté, attentive aux pratiques, aux croyances profondes, et à l’agen-
tivité des simples fidèles, utilisant un modèle multilatéral et non pas
pyramidal, constitue sans doute un premier pôle identifiable de l’his-
toriographie religieuse contemporaine transnationale que je n’ai pas
la place d’analyser ici en profondeur mais sur lesquels existent déjà
de précieuses synthèses 66. L’histoire des missions chrétiennes, qui s’est
renouvelée d’une manière analogue à l’histoire de la papauté, repré-
sente un deuxième pôle. Partant d’une histoire édifiante centrée sur
les missionnaires européens, des universitaires ont développé, à partir
des années 1970, une approche multipolaire de la missiologie, revalo-
risant le rôle des populations du Sud non seulement dans le processus
de réception et d’inculturation des modèles 67 et des matériels 68
exportés par le Nord, mais aussi dans la transformation des mission-
naires occidentaux 69 et des espaces dont ils proviennent 70. La
convergence entre l’historiographie anglo-saxonne et francophone
d’une part, protestante et catholique d’autre part est frappante. Je
renvoie là aussi aux synthèses existant sur la question 71.
À côté de ces rameaux surgis du tronc de la vieille histoire ecclé-
siastique, le verger de l’histoire religieuse contemporaine transnatio-

65. Peter R. D’Agostino, Rome in America, op. cit. (n. 62), p. 1-6.
66. Jean-Dominique Durand, « Rome », in Bruno Dumons et Christian
Sorrel (dir.), Le Catholicisme en chantiers : France, XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses univer-
sitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2013, p. 197-222 ; Vincent Viaene, « Interna-
tional History, Religious History, Catholic History », art. cit. (n. 18), p. 592-594.
67. Jean-Claude Baumont, Jacques Gadille et Xavier de Montclos, « L’Exporta-
tion des modèles de christianisme français à l’époque contemporaine. Pour une
nouvelle problématique de l’histoire missionnaire », Revue d’histoire de l’Église de France,
vol. 63, no 170, 1977, p. 5-23.
68. Isabel Hofmeyr, The Portable Bunyan : A Transnational History of the Pilgrim’s Pro-
gress, Johannesburg, Wits University Press, 2004.
69. Ellen Fleischmann, « “I Only Wish I Had a Home on This Globe” : Transna-
tional Biography and Dr. Mary Eddy », Journal of Women’s History, vol. 21, no 3, sept.
2009, p. 108-130.
70. Ian R. Tyrrell, Reforming the World : The Creation of America’s Moral Empire, Prin-
ceton, Princeton University Press, 2010.
71. Vincent Viaene, « International History, Religious History, Catholic
History », art. cit. (n. 18), p. 590-592 ; Régis Ladous, « Jacques Gadille et la mission
de l’Église », in Jean-Dominique Durand et Régis Ladous (dir.), Histoire religieuse :
histoire globale, histoire ouverte : mélanges offerts à Jacques Gadille, Paris, Beauchesne, 1992,
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 973

nale abrite aussi des arbustes qui sont comme des boutures de
l’histoire des relations internationales plantées dans un terreau d’his-
toire religieuse. Le modèle des réseaux multipolaires y est utilisé pour
étudier les différents types de circulations et de connexions transnatio-
nales au sein des sphères religieuses, qu’elles aient une finalité poli-
tique 72, philanthropique 73, théologique 74, intellectuelle 75 ou
spirituelle 76. Si les historiens du protestantisme, du judaïsme et de
l’islam ont été pionniers dans cette voie 77, ceux du catholicisme ont
commencé à rattraper leur retard comme le montre l’article récent
de Cécile Vanderpelen-Diagre 78.

AXES D’UNE HISTOIRE GLOBALISÉE DU RELIGIEUX


CONTEMPORAIN

Ce choix du label « d’histoire transnationale », plutôt que celui de


« l’histoire globale », par la plupart des historiens du religieux
contemporain qui regardent au-delà des frontières, apparait à double
tranchant : il a sans doute permis d’éviter les chausse-trappes d’une
histoire globale qui serait en fait la projection sur l’ensemble du
monde de catégories occidentales 79. Mais, d’un autre côté, il rend
p. 11-50 ; Claude Prudhomme, « Le Catholicisme hors de France », in Bruno
Dumons et Christian Sorrel (dir.), Le Catholicisme en chantiers, op. cit. (n. 66), p. 223-241.
72. Emiel Lamberts (ed.), The Black International, 1870-1878 : The Holy See and
Militant Catholicism in Europe, Leuven, Leuven University Press, 2002.
73. Abigail Green, « Rethinking Sir Moses Montefiore : Religion, Nationhood,
and International Philanthropy in the Nineteenth Century », The American Historical
Review, vol. 110, no 3, 2005, p. 631-658.
74. Olivier Chatelan, « Les circulations intra-ecclésiales Europe-Amérique latine
au XXe siècle : un repérage dans l’historiographie francophone récente », Chrétiens
et sociétés. XVIe-XXIe siècles, no 24, décembre 2017, p. 133-145.
75. Florian Michel, La Pensée catholique en Amérique du Nord : réseaux intellectuels et
échanges culturels entre l’Europe, le Canada et les États-Unis (années 1920-1960), Paris,
DDB, 2010.
76. Charles Mercier, « Les évêques canadiens et la Journée mondiale de la jeu-
nesse de 2002 : essai d’histoire transnationale et politique du catholicisme »,
Recherches sociographiques, vol. 58, no 3, 2017, p. 603-627.
77. Vincent Viaene, « International History, Religious History, Catholic
History », art. cit. (n. 18), p. 586.
78. Cécile Vanderpelen-Diagre, « National, International, Transnational ?
Quelques tendances de l’historiographie du catholicisme contemporain », Chrétiens
et sociétés. XVIe-XXIe siècles, no 24, décembre 2017, p. 109-118.
79. Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident
(XVIe-XVIIe siècle), Paris, Seuil, 2011, p. 58.
974 Charles Mercier

peu audible l’histoire transnationale du religieux contemporain dans


la conversation académique et citoyenne qui s’est structurée, qu’on le
déplore ou non, autour du global. C’est la raison qui m’amène, dans
cette dernière phase de la réflexion, à tenter de présenter deux axes de
développement d’une histoire globalisée du religieux contemporain.

Un premier axe consisterait à discuter les hypothèses des historiens


de la globalisation qui, comme cela a été mentionné ci-dessus, margi-
nalisent la dimension religieuse. Pour ce faire, les historiens du fait
religieux contemporain pourraient davantage s’appuyer sur les
travaux des sociologues de la religion qui, dans l’espace anglo-saxon,
se sont emparés du sujet dès les années 1980, bien que leur produc-
tion ait été ignorée par les historiens globaux 80.
Au risque de schématiser ces apports et de rapprocher indûment
des pensées qui ont chacune leur singularité, on peut les regrouper
en deux pôles. Dans le premier figurent des contributions qui étudient
comment la mondialisation nourrit et transforme les religions. José
Casanova défend l’idée selon laquelle l’affaiblissement des souveraine-
tés nationales libère les religions du corset étatique et leur permet de
se constituer de nouveau en forces transnationales 81. Dans la mondia-
lisation, ce sont les forces du marché plus que les tutelles politiques
qui configurent les formes religieuses. Pour Olivier Roy, celles qui
réussissent déconnectent, à l’image du wahhabisme ou du pentecô-
tisme, le message des cultures particulières qui l’ont vu naître pour
en produire une version standardisée facilement exportable 82. Dans
la même veine, Philipp Berryman fait du pentecôtisme un produit de
la mondialisation, dont le fonctionnement en réseau est analogue à
celui des entreprises globales comme Benetton : coopération horizon-
tale entre les établissements franchisés, adaptation permanente des
produits pour satisfaire les consommateurs, hiérarchie souple, forma-
tion à tous les niveaux 83… Manuel Vásquez et Marie Marcquardt, à

80. Roland Robertson, « Antiglobal Religion », in Mark Juergensmeyer (ed.),


Global Religions : An Introduction, Cary, Oxford University Press, 2003, p. 122-123 ;
Thomas J. Csordas, « Introduction : Modalities of Transnational Transcendence »,
in Thomas J. Csordas (ed.), Transnational Transcendence : Essays on Religion and Globaliza-
tion, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 11.
81. José Casanova, « Religion, the New Millennium, and Globalization », art. cit.
(n. 30), p. 424-425 et id., « Globalizing Catholicism and the Return to a “Universal”
Church », in Susanne Hoeber Rudolph et James P. Piscatori (ed.), Transnational Reli-
gion and Fading States, Boulder, Westview Press, 1997, p. 121-143.
82. Olivier Roy, La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil,
2008.
83. Phillip Berryman, « Churches as Winners and Losers in the Network
Society », Journal of Interamerican Studies and World Affairs, vol. 41, no 4, 1999, p. 21-34.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 975

la suite de Roland Robertson, ont emprunté au vocabulaire commer-


cial le terme de « glocalisation » pour caractériser la manière dont
les religions adaptaient leur produit global aux coutumes locales 84.
D’autres universitaires comme David Lyon et Michael Budde
montrent comment les grandes religions imitent les industries cultu-
relles en développant le merchandising à l’échelle mondiale 85. Comme
Disney vend des produits dérivés à partir des héros de ses films,
l’Église catholique a commercialisé, par contrat avec une société cali-
fornienne, des cartes à puces et des pièces de monnaie à l’effigie de
Jean-Paul II 86. C’est selon une autre perspective que Peter Beyer
défend la thèse selon laquelle la globalisation stimule les religions :
selon le sociologue canadien, la mise en contact généralisée des
cultures et des traditions produit un effet de relativisation. Cette désta-
bilisation suscite soit une réaction religieuse fondamentaliste, qui va
utiliser les outils de la mondialisation pour essayer de défendre ou de
répandre la culture perçue comme menacée, soit une réaction reli-
gieuse œcuménique, cherchant la réconciliation des diversités par la
valorisation du pluralisme 87.
C’est en raison de ce dernier phénomène que les religions ne sau-
raient être réduites à des forces d’opposition à la mondialisation 88.
Elles sont même, pour certains sociologues, et c’est le deuxième pôle
autour duquel s’organise la réflexion sociologique sur religions et glo-
balisation, des forces déterminantes dans le processus de globalisation
subjective comme objective. En permettant, pour reprendre les mots

84. Manuel A. Vásquez et Marie F. Marquardt, Globalizing the Sacred : Religion


Across the Americas, New Brunswick, Rutgers University Press, 2003, p. 57.
85. David Lyon, Jesus in Disneyland : Religion in Postmodern Times, Cambridge, Polity
Press in association with Blackwell Publishers, 2000 ; Michael L. Budde, « Embra-
cing Pop Culture : The Catholic Church in the World Market », World Policy Journal,
vol. 15, no 1, 1998, p. 77-87.
86. Manuel A. Vásquez et Marie F. Marquardt, Globalizing the Sacred, op. cit. (n.
84), p. 190-192.
87. Peter Beyer, Religion and Globalization, Londres, Thousand Oaks, 1994, p. 31.
Robert Wuthnow avait défendu en 1980 une thèse analogue mais donnant plus de
place aux facteurs économiques que culturels : selon lui, la mondialisation provoque
un réveil religieux chez ceux dont elle menace le mode de vie. Les mouvements
anabaptistes naissent au XVIe siècle chez les paysans prospères victimes du dévelop-
pement du commerce européen (Robert Wuthnow, « World Order and Religious
Movements », in Albert Bergeson (ed.), Studies of the Modern World-System, New York,
Academy Press, 1980, p. 61).
88. Comme c’est le cas dans John Micklethwait et Adrian Wooldridge, A Future
Perfect : The Challenge and Promise of Globalization, New York, Random House Trade
Paperbacks, 2003, p. 265-270. Pour un examen du rôle des religions dans le mouve-
ment anti-mondialiste, voir Roland Robertson, « Antiglobal Religion », art. cit. (n.
80).
976 Charles Mercier

de Roland Robertson, de penser le monde comme « une seule


place 89 », elles légitiment et nourrissent l’effacement des frontières
politiques et économiques. Pour Ivan Strenski, la promotion du libre-
échange repose sur une foi quasiment religieuse dans la capacité des
marchés ouverts à favoriser la sociabilité entre humains. Il relie cette
conviction à la théologie élaborée par Francisco de Vitoria au XVIe
siècle : le dominicain avait légitimé, au nom du droit de libre passage
qui existait au commencement du monde, la possibilité pour les Espa-
gnols de commercer avec les Indiens 90.
Ces travaux peuvent permettre aux historiens du fait religieux
contemporain de légitimer l’étude de la dimension religieuse de la mon-
dialisation et, ce faisant, d’enrichir les modèles explicatifs de l’histoire
globale en introduisant d’autres causalités que la technologie ou l’éco-
nomie 91. Abigail Green et Vincent Viaene s’y réfèrent pour insérer,
dans l’historiographie très séculière de la société civile globale, l’étude
des internationales religieuses. L’apport propre des historiens consiste à
mettre à l’épreuve du déroulé historique les conclusions des sociologues
de la religion, souvent présentées sur un mode intemporel, soit pour les
consolider, soit pour les nuancer. Les contributions rassemblées par
Green et Viaene étayent empiriquement, pour les XIXe et XXe siècles,
les thèses de Beyer ou de Robertson sur la contribution des religions à
la globalisation mentale et politique 92. L’article qu’Amira Bennison a
publié en 2002 sur les rapports entre l’universalisme musulman et la
mondialisation occidentale permet de présenter la diversité, dans le
temps et dans l’espace, mais aussi en fonction des catégories sociales,
des réponses musulmanes à la globalisation impulsée par l’Europe puis
les États-Unis 93. Le livre de John McGreevy sur les jésuites au
XIXe siècle constitue un troisième exemple de la complémentarité entre
les approches historique et sociologique. En privilégiant la narration
d’histoires de petits événements impliquant un ou plusieurs jésuites, il
étudie à hauteur d’hommes la manière dont un ordre religieux façonne
la globalisation 94. Sa contribution au livre dirigé par Thomas Banchoff
89. Roland Robertson, « Globalization, Modernization and Postmodernization :
The Ambiguous Position of Religion », in Roland Robertson et William R.
Garett (ed.), Religion and the Global Order, New York, Paragon House, 1991, p. 283.
90. Ivan Strenski, « The Religion in Globalization », Journal of the American Academy
of Religion, 2004, vol. 72, no 3, p. 631-652.
91. Raymond Grew, « An Overview », art. cit. (n. 28), p. 233.
92. Abigail Green et Vincent Viaene, « Introduction : Rethinking Religion and
Globalization », art. cit. (n. 35).
93. Amira K. Bennison, « Muslim Universalism and Western Globalization », in
Antony Gerald Hopkins (ed.), Globalization in World History, op. cit. (n. 4), p. 74-97.
94. John T. McGreevy, American Jesuits and the World : How an Embattled Religious
Order Made Modern Catholicism Global, Princeton, Princeton University Press, 2016.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 977

et José Casanova sur les jésuites et la globalisation montre comment la


collecte des faits du passé enrichit la théorisation sociologique 95.

Au-delà de l’analyse de la contribution des religions à la mondiali-


sation, le global peut aussi, et ce serait un deuxième axe, permettre
aux historiens du fait religieux de repenser leur objet d’étude et pas
uniquement, comme chez Bayly ou Smith, sur le mode de la conver-
gence entre les différentes familles spirituelles. Le global, en tant que
catégorie d’observation 96, permet de complexifier et d’affiner les
modèles explicatifs.
L’appréhension du fait religieux à l’échelle globale a amené les
sciences des religions à remettre en cause l’idée selon laquelle les dyna-
miques religieuses de l’Europe se propageaient à l’ensemble de la planète.
C’est ainsi que le paradigme de la sécularisation, qui associe modernité
et marginalisation sociale du religieux 97, a fait place, en sociologie des
religions, à celui de la diversité, ce qui indique à la fois l’impossibilité de
trouver un seul modèle explicatif valable pour le monde entier 98, et la
reconnaissance de l’extrême variété des évolutions du religieux contem-
porain 99. En histoire contemporaine, le global peut également permettre
de renouveler l’approche de cette question 100. À travers un jeu d’échelles
entre l’espace mondial, l’espace atlantique et l’espace continental, l’histo-
rien belge Patrick Pasture a dégagé les spécificités qui expliquent pour-
quoi, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’« Europe a cessé d’être
chrétienne 101 » alors que les États-Unis le restaient et que le monde sem-
blait devenir plus religieux 102.
95. Thomas F. Banchoff et José Casanova (dir.), The Jesuits and Globalization, op. cit.
(n. 25).
96. Peter Beyer, « Observing Religion in a Globalized World : Late-Twentieth-
Century Transformations », in Volkhard Krech et Marion Steinicke (dir.), Dynamics in
the History of Religions between Asia and Europe : Encounters, Notions, and Comparative Perspec-
tives, Leiden, Brill, coll. « Dynamics in the history of religions », 2012, p. 413.
97. Jean-Claude Monod, La Querelle de la sécularisation : théologie politique et philosophies
de l’histoire de Hegel à Blumenberg, Paris, France, Librairie philosophique J. Vrin, 2002.
98. Steve Bruce (dir.), Religion and Modernization : Sociologists and Historians Debate the Secu-
larization Thesis, Oxford, Clarendon Press, 1992 ; José Casanova, Public Religions in the
Modern World, University of Chicago Press, 1994 ; José Casanova, « Religion, the New
Millennium, and Globalization », art. cit. (n. 30), p. 426.
99. Peter Beyer, « Observing Religion in a Globalized World », art. cit. (n. 96),
p. 427-433.
100. Raymond Grew, « An Overview », art. cit. (n. 28), p. 237.
101. Pour paraphraser le titre d’un livre qui a renouvelé le débat sur la déchristia-
nisation, mais dans une perspective essentiellement française (Guillaume Cuchet,
Comment notre monde a cessé d’être chrétien : anatomie d’un effondrement, Paris, Seuil, 2018).
102. Pasture, Patrick, « Dechristianization and the Changing Religious Land-
scape in Europe and North America since 1950 : Comparative, Transatlantic, and
Global Perspectives », in Michael Gauvreau et Nancy Christie (ed.), The Sixties and
978 Charles Mercier

Même si Neva Goodwin considérait, dans Conceptualizing Global


History, que l’histoire, pour être globale, devait saisir toutes les religions
dans le même récit 103, le global comme niveau d’analyse se révèle
cependant aussi fécond pour étudier une religion en particulier. The
Next Christendom de l’historien américain Philippe Jenkins 104, le dossier
sur l’histoire musulmane comme histoire globale dans le Journal of
Global History 105, Global Catholicism de l’historien britannique Ian
Linden 106 ou, tout récemment, l’article de Denis Pelletier, « Nais-
sance d’un catholicisme global 107 » en témoignent. Chacun à leur
façon, ces universitaires décentrent leur récit. Jenkins contextualise et
relativise le moment occidental du christianisme, entre le XVe siècle
et 1950, en racontant l’histoire des christianismes non européens du
premier millénaire et en analysant le glissement du centre de gravité
vers le Sud depuis 1950. Le numéro thématique de Global History
désarabise l’histoire de l’islam en y insérant les musulmans d’Asie et
d’Afrique. Cette intégration des périphéries délaissées par l’historio-
graphie permet de faire apparaître de nouvelles confluences : Pelletier
note que sur les cinquante dernières années, le catholicisme, a vécu
un tournant minoritaire aussi bien en Afrique et en Asie, où il consti-
tue « une minorité en expansion », que dans les pays d’ancienne
catholicité, où il constitue « une minorité en devenir », ce qui consti-
tue un changement notable au regard de l’histoire 108. Linden
remarque que la remise en cause du célibat des prêtres dans les
années 1970 se joue à la fois en Zambie, au Cameroun, en Europe
et en Amérique du Nord 109. Mais l’approche globale dévoile aussi
des divergences : Jenkins pointe la bifurcation qui, selon lui, s’est
opérée depuis les années 1960 entre les christianismes du Nord, évo-
luant vers le libéralisme, et ceux du Sud, évoluant vers le conserva-
tisme et le fidéisme. Si le christianisme est un système interdépendant
à l’échelle du globe, les dynamiques démographiques pourraient selon

Beyond : Dechristianization in North America and Western Europe, 1945-2000, Toronto,


University of Toronto Press, 2013, p. 367-402.
103. Neva R. Goodwin, « The Rounding of the Earth : Ecology and Global
History », art. cit. (n. 31), p. 29.
104. Philip Jenkins, The Next Christendom : The Coming of Global Christianity (2002),
Oxford, Oxford University Press, 2011.
105. William Gervase Clarence-Smith, « Editorial – Islamic History as Global
History », Journal of Global History, vol. 2, no 2, juillet 2007, p. 131-134.
106. Ian Linden, Global Catholicism, op. cit (n. 34).
107. Denis Pelletier, « La naissance d’un catholicisme global », in Alain Dieckhoff
et Philippe Portier (dir.), L’Enjeu mondial : religion et politique, Paris, Presses de Sciences
Po, 2017, p. 23-34.
108. Ibid., p. 25.
109. Ian Linden, Global Catholicism, op. cit. (n. 34), p. 265.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 979

lui entraîner une nouvelle contre-réforme impulsée par le Sud 110.


Dans une autre perspective, Linden raconte l’évolution du catholi-
cisme depuis Vatican II comme celle d’un réseau ecclésial polycen-
trique dont les dynamiques contradictoires ne sont pas toutes régulées
par Rome. Il caractérise l’Amérique latine et l’Asie comme des
espaces depuis lesquels se diffusent des théologies alternatives propres
au Sud 111.

CONCLUSION

Le tournant global des sciences sociales représente, pour reprendre


les mots d’Alain Caillé et de Stéphane Dufoix, une tentative pour
penser le « moment global » que nous vivons 112. La participation
accrue des historiens du fait religieux contemporain à cette entreprise
représenterait peut-être une opportunité, parmi d’autres, pour renfor-
cer la position de leur spécialité dans un champ académique où, après
la période faste des années 1980-1990, l’histoire religieuse contempo-
raine semble aujourd’hui menacée d’une certaine marginalisation,
malgré la qualité des travaux publiés.
Cette relégitimation, pour qu’elle soit solide, suppose d’aller au-
delà de l’appropriation « cosmétique » d’une mode intellectuelle
venue d’outre-Atlantique, à laquelle il conviendrait de sacrifier pour
gagner un regain de visibilité. L’histoire globale du fait religieux, prise
au sérieux, suppose non seulement une réflexion épistémologique et
théorique approfondie, mais aussi la propre globalisation de ceux qui
souhaitent s’y engager, par intensification de leurs connexions supra-
nationales et, sans doute, par basculement vers l’anglais comme

110. Philip Jenkins, The Next Christendom, op. cit. (n. 104), p. 6.
111. Ian Linden, Global Catholicism, op. cit. (n. 34), p. 293. Denis Pelletier porte un
regard un peu différent, voyant dans les théologies de la Libération des réceptions
des théologies européennes d’Avant-Guerre : « L’effet d’innovation est alors d’autant
plus sensible qu’il est pour partie en trompe-l’œil, du fait que ces théologies sont
largement héritières des démarches initiées par l’avant-garde des théologiens euro-
péens qui ont ‘‘préparé’’ l’aggiornamento au cours des décennies précédentes. Elles
alimentent en réalité un système de transferts culturels réciproques au sein d’un
espace transatlantique depuis longtemps ouvert à la culture européenne, et Rome
n’aura guère de mal à mobiliser contre elle un arsenal théorique et disciplinaire forgé
contre le modernisme chrétien (encyclique Pascendi, 1907), puis le progressisme »
voir Denis Pelletier, « La naissance d’un catholicisme global », art. cit. (n. 107), p. 33.
112. Alain Caillé et Stéphane Dufoix, « Introduction : le moment global des
sciences sociales », art. cit. (n. 3).
980 Charles Mercier

langue de communication. Elle requiert de ses artisans qu’ils intensi-


fient leur commerce avec les historiens du fait colonial et post-colonial
ainsi qu’avec les historiens du fait économique. Par-delà les frontières
internes à la discipline historique, l’étude de la mondialisation
suppose une coopération renforcée avec les autres sciences des reli-
gions, y compris la théologie, engagées plus précocement dans ce
chantier 113, et pourvoyeuses de théories dont il revient aux historiens
du fait religieux de confronter les hypothèses aux matériaux des
archives. Comme l’écrit l’historien allemand Hans-Henrich Nolte au
sujet de l’étude des religions dans la globalisation : « [trad.] Les histo-
riens ont besoin des sociologues pour construire leurs récits, et les
sociologues, comme les théologiens, ont besoin des historiens pour
connaître les faits 114. » De manière peut-être plus « disruptive »,
l’objet global constitue une invitation pour les historiens du fait reli-
gieux contemporain à prendre langue avec les spécialistes des sciences
politiques et économiques, afin d’engager des conversations inédites,
et proposer des perspectives complémentaires sur un processus trop
souvent étudié de manière unidimensionnelle 115.

113. Voir, entre autres, pour la France : Jean-Pierre Bastian, Kathy Rousselet et
Françoise Champion (dir.), La Globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, 2001 ;
François Gauthier, « La Religion à l’heure de la mondialisation : au-delà de la divi-
sion public-privé », in Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des
sciences sociales, op. cit. (n. 2), p. 155-185 ; Christophe Grannec et Bérengère Massi-
gnon (dir.), Les Religions dans la mondialisation : entre acculturation et contestation, Paris,
Karthala, 2012 ; Philippe Portier, « Postface », in Fatiha Kaoues, Chrystal Vanel et
Vincent Vilmain (dir.), Religions et Frontières, actes du colloque Religions sans frontières
organisé par l’EPHE, Paris, 2 et 3 décembre 2010, Paris, CNRS éditions, 2012,
p. 199-205.
114. « Historians need sociologists for constructing historical narratives, and […]
sociologists, just as theologians, need historians for learning about the hard facts. »
Hans-Heinrich Nolte, Religions in World and Global History : A View from the German-
Language Discussion, Francfort, Peter Lang Edition, 2015, p. 19.
115. Une version de travail de ce texte a été présentée en introduction de la
journée annuelle de l’Association française d’histoire religieuse contemporaine
(AFHRC) le 29 septembre 2018. Co-organisée avec Olivier Chatelan et Florian
Michel, elle avait pour thème « Histoire globale et histoire religieuse contempo-
raine : quel dialogue ? ». Merci à eux pour cette aventure partagée dont cet article
n’est qu’un jalon.
Pour une histoire globale du fait religieux « contemporain » 981

Charles Mercier est maître de conférences à l’université de Bordeaux


(LACES 7437) et membre junior de l’Institut universitaire de France au sein
duquel il conduit un projet de recherche sur « Jeunes, religions et globalisation ».
Publications récentes : René Rémond, Biographie : une traversée du XXe siècle, Paris,
Salvator, 2018 ; « Les travaux consacrés au destin de la sociologie catholique du
catholicisme en France : considérations introductives », Études d’histoire religieuse
[Canada], vol 84, no 1-2, 2018, p. 95-106 ; « Les évêques canadiens et la
Journée mondiale de la jeunesse de 2002 : essai d’histoire transnationale et
politique du catholicisme », Recherches sociographiques [Canada], LVIII, 3, 2017,
p. 603-627.

RÉSUMÉ

Cet article vise à explorer les raisons de la faible connexion entre l’historiographie
religieuse et l’histoire globale dans les recherches portant sur les périodes allant de
la fin du XVIIIe siècle à nos jours (regroupées en France sous le terme d’« époque
contemporaine »). D’un côté l’histoire globale, qui s’est structurée à partir des
sciences économiques et politiques, semble peu intéressée par les faits religieux,
jugés peu explicatifs des phases les plus récentes de la globalisation. De l’autre, l’his-
toriographie religieuse, qui a cherché à séculariser ses démarches, semble méfiante
vis-à-vis d’une histoire globale parfois ordonnée à une sorte de théologie de la
convergence. Dans leur très grande majorité, quand les historiens du fait religieux
contemporain dépassent les frontières nationales dans leurs travaux de recherche,
ils privilégient le paradigme de « l’histoire transnationale » et non celui de l’histoire
globale. Tout en reconnaissant les mérites de ce positionnement « humble », l’auteur
plaide pour une histoire globalisée du fait religieux contemporain, qui mettrait à
l’épreuve des sources les théories sociologiques du religieux globalisé, qui discuterait
les hypothèses des historiens de la globalisation, et qui analyserait à nouveaux frais
les dynamiques du religieux dans l’histoire récente de l’humanité.
Mots-clés : Époque contemporaine, histoire globale, histoire transnationale, his-
toire religieuse, sociologie religieuse, théologie.

ABSTRACT

Global History and Religious History : which Relationships ?

This article aims to explore the reasons for the poor connectivity of religious
historiography and global history in the researches covering periods from the late
eighteenth century to the present (gathered under the name of “contemporary era”
in France). On the one hand, global history, which has been structured from works
in economics and politics, seems not interested in religious matters, which are consi-
dered irrelevant for the explanation of the most recent phases of globalization. On
the other hand, religious historiography, which has sought to secularize its appro-
aches, seems suspicious of a global history that is sometimes theologically grounded,
assuming for instance that humanity is converging. The rare works of global history
specifically focused on religion seem to justify, by their disturbing proximity to world
982 Charles Mercier

theology, these apprehensions. In their vast majority, when historians of contempo-


rary religion cross the national borders in their study works, they mobilize the para-
digm of “transnational history” and not that of global history. While acknowledging
the merits of this “humble” positioning, the author pleas for a globalized history of
religion in the contemporary era, that would test the sociological theories of the glo-
balized religion, discuss the hypotheses of the historians of globalization, and analyze
in new ways the dynamics of the religion in the recent history of humanity.
Keywords : Contemporary era, Global History, Transnational History, History of
religion, Sociology of religion, Theology.

Vous aimerez peut-être aussi