Dossier Pedago Theatre

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Le théâtre

Dossier pédagogique établi par


Cécile Pellissier
Professeur de Lettres
Introduction
Qu’est-ce que le théâtre ?
En 2014, Benoît Lambert et Hervé Blutsch imaginaient, à l’intention d’un jeune
public, une « causerie délirante » intitulée Qu’est-ce que le théâtre ? qu’ils ont créée au
théâtre de Dijon. Les deux comédiens intervenants – des professionnels du théâtre donc – se
risquaient durant 55 minutes au jeu de l’auto-analyse critique du genre, en abordant
joyeusement des questions aussi variées et inattendues que « S’ennuie-t-on toujours au
théâtre ? » ou « Faut-il avoir du talent pour être spectateur ? ».
L’objectif avoué des deux auteurs était de briser, par le rire, les idées reçues qui
entravent parfois la consommation de cette forme particulière d’art, afin d’aller à la rencontre
du public. En tentant de mettre au jour les rouages de l’art dramatique, ils sont parvenus à
renouer avec une pratique déjà ancienne née à l’âge baroque, à savoir celle du « théâtre dans
le théâtre » tel que l’avaient imaginé Corneille (L’Illusion comique, C&P n°44) ou Molière
(L’Impromptu de Versailles ou Le Malade imaginaire, C&P n°73). Mais ils ont surtout voulu
rendre sa place au spectateur, en tout cas lui en attribuer une, souveraine, et particulièrement
au spectateur inexistant ou occasionnel, qui ne va jamais au théâtre ou qui en garde des
souvenirs d’ennui profond ou d’incompréhension absolue.
Comme l’ont si bien envisagé et mis en lumière Benoît Lambert et Hervé Blutsch, il
n’est pas évident pour certains de lire une pièce et d’entrer ainsi dans le jeu du théâtre, de
comprendre l’argument, de déceler les enjeux et d’accepter de croire en la fable. C’est ce que
ne manque pas d’ailleurs de signifier malicieusement Jean-Claude Grumberg, par
l’intermédiaire de son personnage Suzanne Zonzon, à la fin de sa petite pièce Mange ta main,
(Courtes pièces à lire et à jouer, C&C n°139) ou encore Yasmina Reza qui s’amuse à
démonter la structure initiale de sa pièce dans Trois versions de la vie (C&C n°147), sans lui
faire perdre pour autant la force de son dénouement.

Qu’est-ce donc que le théâtre ? À cette grande question, il conviendra de donner en


quelques lignes les principales réponses.

I. Un spectacle
D’abord et avant tout, le théâtre est un spectacle. Pour qu’il y ait théâtre, nul besoin de
texte écrit et même de paroles dites : déjà le mime suffit.

Mais pour qu’il y ait théâtre, il faut aussi un espace, celui-là même que l’on désigne
parfois précisément par le mot « théâtre ».

Et l’histoire du théâtre, dans l’espace-temps de ses débuts, est justement


spectaculaire…

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1. Un peu d’histoire
À l’origine, le mot théâtron désignait effectivement le lieu de la représentation ; ce qui
s’y déroulait était né des pratiques religieuses de la Grèce antique. D’abord rituel en
l’honneur du dieu Dionysos (composé uniquement de danses, de chants et de processions), le
spectacle originel a progressivement accordé une place de plus en plus importante aux poèmes
récités par un groupe de personnes, le chœur. Il s’est ensuite intégré aux fêtes qui célébraient
l’unité de la cité d’Athènes, a modifié peu à peu sa structure, plus aboutie, et organisé sa
cohésion à partir du VIe siècle avant J.-C. Des lieux spécifiques furent aménagés et des formes
plus complexes adoptées. Ainsi, le chœur commença par dialoguer avec un personnage
parlant seul face à lui, puis fut placé dans un lieu distinct, l’orchestre, alors que le personnage
se retrouvait isolé sur ce qui devint progressivement la scène. D’autres personnages l’ont
ensuite rejoint, ce qui permit un échange entre eux (sous forme de dialogue comportant des
questions et des réponses). Les genres s’établirent alors, s’éloignant progressivement de la
forme liturgique initiale. Ainsi naquirent la tragédie, évoquant les épisodes célèbres de la
mythologie et de l’histoire de la cité, puis la comédie, faisant la satire de son actualité
politique et sociale.

Rome hérita du modèle grec pour créer ses spectacles tout en y incluant des « jeux »
faits de mimes, de chants et de danses.

L’Europe médiévale s’est ensuite réapproprié l’idée originelle en associant une


valeur spirituelle en même temps que pédagogique et didactique au spectacle, qui devint
alors un moyen attractif de raconter au peuple les épisodes de la vie de Jésus et des saints, à la
manière des fresques ou des chapiteaux de colonnes dans les édifices religieux. Ainsi sont nés
au XIIIe siècle les drames liturgiques, interprétés dans les églises ou sur leur parvis. En effet,
tout en accordant beaucoup d’importance à l’écrit – et particulièrement, évidemment, à
l’Écriture sainte – la civilisation médiévale était avant tout liée à l’oralité. L’auteur donnait sa
voix, et toute œuvre, même destinée à être conservée sur manuscrit, était lue au public à haute
voix. Les jongleurs racontaient donc les vies des saints dans les églises, mais récitaient
également les chansons de geste et les fabliaux dans les tavernes et les châteaux. Ils
pratiquaient la danse et le mime, associant la parole aux gestes (parfois outrés), ce qui
provoqua d’ailleurs l’ire des religieux et des moralistes qui dénoncèrent le mime comme un
péché et les joueurs comme des pécheurs promis à l’enfer. Cela peut expliquer le fait que nous
n’ayons finalement que très peu de traces écrites des œuvres du théâtre médiéval, dont les
rares représentants ne doivent probablement leur existence qu’au fait que leurs auteurs étaient
des poètes reconnus vivant dans des milieux littéraires très dynamiques et protégés, comme
les confréries, et particulièrement celle d’Arras. On a ainsi conservé Le Jeu de saint Nicolas
de Jean Bodel, représenté vers 1200, Le Jeu de la Feuillée (1276), Le Jeu de Robin et Marion
d’Adam de la Halle et Le Miracle de Théophile (vers 1260) de Rutebeuf. Ces œuvres,
rescapées, de ce qui dut être foisonnant, témoignent d’une riche vie théâtrale
malheureusement perdue, mais dont on peut apprécier l’importance et la probable vitalité, et
imaginer la diversité.

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Le XIVe siècle rencontra des difficultés politiques et sociales telles que les jongleurs se
virent contraints de limiter leur champ d’action. Les plus lettrés et les meilleurs musiciens
cherchèrent avant tout à rentrer au service des grands seigneurs en devenant leur menestrel,
c'est-à-dire le poète-musicien officiel chargé de leurs divertissements. Les grands fléaux du
Moyen Âge (les guerres, qui alourdirent les impôts, et surtout la peste qui apparut en 1348 et
revint par vague tous les dix ans) perturbèrent les activités festives qui se firent plus rares.
Pourtant, des pièces de théâtre furent mises par écrit dans des manuscrits qui leur étaient
réservés et commencèrent à constituer ce que l’on peut désigner par le nom de répertoire.
Parmi elles, on distingue principalement les miracles. Le plus célèbre de ces manuscrits, les
Miracles de Nostre Dame par personnages, s’inspire des miracles narratifs de Notre-Dame
qui existaient déjà. L’argument en est très simple : un personnage est en proie à des malheurs
exceptionnels, dont il est parfois responsable parfois victime innocente. Il supplie, se lamente,
prie Notre-Dame qui intervient au moment critique et rétablit la vérité en châtiant les
coupables et en récompensant les fidèles. Seule ou accompagnée de Dieu, elle descend alors
du paradis escortée par les anges qui chantent en son honneur. Dans ces pièces, les effets de
scène sont autant recherchés que le langage. Le genre du miracle dramatique connut un très
grand succès, avant d’être supplanté par les mystères au XVe siècle.

Malgré les graves difficultés qui marquèrent les premières décennies du XVe siècle
(l’épidémie de peste qui s’étend, la guerre contre les Anglais…), l’activité théâtrale perdura
sous forme notamment de jeux organisés par les villes dans le cadre des fêtes et des foires.
Les textes de théâtre furent de plus en plus confiés à l’écriture, et le manuscrit se trouva
progressivement relayé par l’imprimé. Le théâtre en France devint alors avant tout un
divertissement. Rattaché à la fête – particulièrement à la période de la « fête des fous » (entre
Noël et l’Épiphanie) et à celle du carnaval durant lesquelles la parole peut se libérer – il vécut
ses plus belles heures entre 1450 et 1550. Le public de cette époque, parfaitement réceptif,
permettait en effet la diversité. Les transgressions, les audaces et donc la satire étaient
autorisées et ouvraient la porte au jeu. Il ne reste malheureusement pas beaucoup de traces de
ces spectacles variés, d’autant plus qu’il n’existait encore que très peu de ce que l’on pourrait
comparer à des professionnels du spectacle, la plupart des acteurs étant des amateurs recrutés
selon les besoins, ou bien des élèves des Collèges (comme le Collège de Navarre, à Paris), ou
encore des membres de confréries ou autres « sociétés joyeuses », comme celle des Confrères
de la Passion, à Paris.

Dans l’ensemble de cette intense production du théâtre médiéval, on retiendra le dit,


forme ancienne du monologue dramatique, inspiré du « cri » qui permettait au marchand de
vanter sa marchandise. La plupart de ces dits étaient parodiques (tels les « sermons joyeux »
calqués sur la structure du vrai sermon et qui appellent à faire ripaille…). Il évolua ensuite
vers le dialogue, qui fit intervenir les mêmes personnages que dans les monologues mais en
les réunissant et en les opposant afin de les faire rivaliser dans le même registre. C’est ce que
l’on retrouve finalement actuellement, sous une forme modernisée, dans les sketches
monologues de Raymond Devos (Sens dessus dessous) ou dans les incroyables « diablogues »
et « autres inventions à deux voix » de Roland Dubillard (Courtes pièces à lire et à jouer,
C&C n°139).
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On retiendra également les moralités, pièces généralement de grandes dimensions
nécessitant un dispositif théâtral complexe, qui présentaient des allégories incarnées par des
acteurs afin de rendre explicite ce qui ne se voit pas dans la réalité quotidienne. La moralité
représentait ainsi ce qui est bien et ce qui est mal, énonçait ce qui est vrai, éclairait et
instruisait le public en s’appuyant sur l’exégèse biblique. Par exemple, l’Omme Pecheur
(Tours, fin du XVe siècle) rencontre d’abord Conscience, Raison, et Franc Arbitre, puis
Sensualité qui le tente et le présente à trois ennemis séducteurs, Chair, Monde et Diable.
Apparaissent ensuite Maladie et Mort, qui le ramènent à la raison, puis Contrition, Pénitence
et Confession qui l’aident à grimper sur l’arbre des vertus et à atteindre la demeure de
Persévérance qu’il ne quitte plus pour rejoindre le Paradis. Les scènes qui constituaient les
moralités étaient nombreuses et pittoresques, et pouvaient parfois adopter un registre
comique. Mais elles cherchaient avant tout à rappeler à chacun son devoir en critiquant les
vices afin de l’aider à se préparer au moment décisif de la mort pour qu’il choisisse sa voie en
parfaite connaissance de cause.

On citera également les mystères, pièces à sujet religieux ou hagiographique de vastes


dimensions, dont le thème le plus exploité était la Passion du Christ. Ainsi, les grandes
Passions requerraient généralement quatre jours de spectacle, et les Actes des Apôtres, joué à
Paris en 1541, se répartirent en quarante séances durant tout un été. Le spectacle était colossal
et se préparait plusieurs mois voire plusieurs années à l’avance, nécessitant l’intervention de
divers artisans qui construisaient et ornaient le théâtre, les gradins, les loges, la scène et les
décors. Le théâtre, qui ne devait servir qu’une fois et pouvait accueillir jusqu’à 5 000
personnes, était circulaire ou rectangulaire et édifié sur une place publique assez vaste. Les
dessous de scène, auxquels on avait accès par des trappes, permettaient des apparitions et
disparitions, et les effets spéciaux devinrent au fil du temps de plus en plus complexes et
élaborés, de même que les costumes qui permettaient au public de reconnaître immédiatement
à quelle catégorie appartenait tel ou tel personnage.

La sottie, très brève, cherchait avant tout à faire rire. Ses personnages, des sots, étaient
costumés comme des fous de cour : bonnet à longues oreilles où pendaient des grelots,
pourpoint multicolore, qui permettaient de les reconnaître au premier coup d’œil. Ce vêtement
était essentiel car il permettait de la distinguer de la farce, où il indiquait le statut social. Les
sots étaient également caractérisés par le nom qu’ils portaient (Sotin, Teste-Creuse,
Estourdi…) et par leur attitude (pirouettes, cabrioles, ou au contraire complète apathie). Ils
parlaient une langue particulière (le lourdois ou foulois) qui mimait le désordre mental et
récitaient à toute allure des vers sans rapport entre eux en multipliant les jeux de mots avec
une prédilection pour l’obscène.

La farce, quant à elle, est le seul genre théâtral du Moyen Âge qui ait survécu au XVIe
siècle et que l’on continue actuellement à lire et interpréter régulièrement. Au sens large, le
mot « farce » désignait à cette époque n’importe quelle pièce courte, mais on l’associa très
rapidement à la forme comique d’un type de pièce qui ne nécessitait que peu de décor, peu
d’acteurs et durait très peu de temps (une demi-heure au plus). Cela impliquait simplicité et
efficacité, c’est-à-dire une action et des répliques s’enchaînant rapidement. On y trouvait aussi
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des passages obligés (comme des coups de bâton et/ou des « coups de pieds au cul ») qui
arrivaient le plus souvent au dénouement et constituaient la chute (dans les différents sens du
terme), ainsi que des cachettes les plus inconfortables et extraordinaires (un tonneau, des
latrines…) et des travestissements remarquables. Le benêt y était à l’honneur et les bourgeois
se faisaient rouler. L’univers de la farce est finalement sombre : car on ne s’y rencontre pas
pour des idéaux mais pour s’affronter, afin de satisfaire des besoins élémentaires : manger,
dormir, boire, faire l’amour... Les personnages agissent à l’inverse de la morale et sont
dominés par la force brutale, la ruse et le mensonge. La farce nie donc tout ce que
représentent les spectacles sérieux, mais ne se met pas pour autant au service d’une idéologie
puisque son univers n’est pas cynique : elle ne prétend que faire rire le public et lui offrir un
moment de repos, de « divertissement » entre une moralité et un mystère. Le classique du
genre est La Farce de Maître Pierre Pathelin (C&C n°11), dans laquelle Guillemette et son
paresseux avocat de mari se font fort de rouler le marchand Guillaume avec l’aide du berger
Thibaud Agnelet qui y trouve aussi son compte en trompant à son tour joyeusement les deux
filous.

Le XVIe siècle métamorphosa radicalement le théâtre. Même si le public continuait


d’apprécier les genres en place, certains de leurs aspects subissaient des attaques. De la part
du clergé, d’abord, qui s’opposait aux mystères, les accusant de dénaturer les textes religieux
du fait de l’inculture des comédiens et de la large part donnée aux superstitions et aux semi-
blasphèmes. De la part des gens cultivés et bien-pensants, ensuite, qui s’insurgeaient contre la
vulgarité des farces trop grossières à leur goût. Parallèlement, l’humanisme savant
s’intéressait à l’Antiquité et s’en inspira pour produire des genres nouveaux en donnant au
théâtre un caractère plus littéraire que spectaculaire. On prit ainsi l’habitude de publier les
textes des pièces, qui pourraient désormais être aussi bien vues que lues. On édita d’abord le
théâtre antique, puis peu à peu les textes médiévaux. Le théâtre se tournait désormais vers la
littérature, s’offrant également à la lecture comme l’ont revendiqué au XIXe siècle certains
romantiques tels Alfred de Musset, excluant toute représentation de son Lorenzaccio (C&C
n°45) pour conjurer sa hantise de l’échec lors de la représentation ; ou encore Victor Hugo
avec son Théâtre en liberté (C&C n°103), composé de pièces et saynètes injouables au
moment où il les écrivit du fait de la censure.

Le répertoire théâtral en langue française se constitua donc peu à peu,


parallèlement à l’évolution du public dont le goût se formait, pour une partie, à une certaine
culture. Des règles d’écriture s’établirent selon des normes de plus en plus précisées.
Influencés par la Pléiade, les spectateurs instruits se tournèrent vers les auteurs antiques, que
l’on venait de redécouvrir en même temps que les amphithéâtres romains et leurs techniques
de fonctionnement. Les goûts évoluèrent, les publics également. La Réforme et les conflits
religieux compliquèrent encore les choses, protestants et catholiques s’opposant en discutant
âprement sur la finalité et la fonction du théâtre. Il n’était pas aisé pour les auteurs de plaire à
tous, et il convenait de toute façon d’observer la décence, sous peine de censure.

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Alors que les genres traditionnels, considérés comme grossiers et sans intérêt,
déclinaient lentement, les Grands, quant à eux, se distrayaient de grands spectacles qui
servaient leur propagande (par exemple lors des Entrées de ville) où ils trouvaient du plaisir.

En ce qui concerne les lieux, on exploita de plus en plus les grands espaces couverts,
particulièrement les salles de jeu de paume (d’environ 30 mètres de long sur 10 mètres de
large) que l’on surmontait d’une tribune d’un côté. Il fallait, pour chaque représentation y
« monter » le spectacle (scènes, loges, gradins, décors…) et l’espace sur la scène, étroit,
obligeait les acteurs à jouer frontalement. Pendant très longtemps, de ce fait, le lieu de l’action
fut juste indiqué par la mention « la scène se passe à… ». Il n’existait alors à Paris qu’une
seule salle fixe et équipée, celle de l’Hôtel de Bourgogne, construite en 1548 dont les
Confrères de la Passion avaient la jouissance et qu’ils louaient à d’autres troupes. On peut
ainsi comprendre que la règle sur l’unité de lieu, révélée par la redécouverte d’Aristote, fut
aussi fortement liée à des questions pratiques et à l’étroitesse des salles. Parallèlement, des
troupes professionnelles, suffisamment fournies d’hommes et de femmes pour pouvoir
proposer des pièces à nombreux rôles, se constituaient et se déplaçaient en province.

Le goût pour l’archéologie, les éditions d’œuvres antiques et la redécouverte des


amphithéâtres romains orientèrent évidemment les lettrés vers le genre dramatique prééminent
dans l’Antiquité, la tragédie. Le premier texte dont l’argument peut s’en approcher est de
Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant, joué en 1550 à Lausanne. Inspirée d’un mystère
connu, cette pièce est centrée sur le cas de conscience d’Abraham à qui Dieu ordonne de
sacrifier son fils, et qui comporte un prologue, un épilogue et des chœurs. On doit la première
tragédie écrite en français, Cléopâtre captive, à Jodelle en 1553. Celle-ci a été représentée
au collège de Boncourt à Paris pour célébrer les victoires d’Henri II. Elle est découpée en cinq
actes, a une certaine unité de lieu, de temps et d’action et se termine par la mort de Cléopâtre
qui l’a préférée à l’humiliation. Elle se caractérise aussi par le choix du « haut style » cher à la
Pléiade.

La comédie prend également le pas sur la farce médiévale, tout en conservant encore
dans ses débuts, ses principales caractéristiques. Ainsi Eugène, de Jodelle (1552) met en scène
l’abbé Eugène contrarié dans ses amours avec la belle Alix, alors que Les Contens, d’Odet de
Turnèbe (1584) présente des quiproquos et des rebondissements dans une pièce plus
structurée, inspirée de la comédie latine et italienne, où l’on retrouve un capitan, un valet rusé,
des parents idiots s’affrontant sur le thème du cocuage et des mariages arrangés. La tragi-
comédie (terme alors employé pour désigner une pièce dont le dénouement est heureux),
genre d’une tendance neuve, comporte quant à elle un sujet plutôt sérieux, des péripéties
nombreuses et des personnages héroïques. Elle trouve son apogée au XVIIe siècle.

La pastorale dramatique est issue des pastorales poétiques italiennes elles-mêmes


inspirées de Virgile, Théocrite et Catulle. Appelées également églogues, elles présentaient des
dialogues, de deux à quatre voix, inspirés par une idylle amoureuse. Elles plongeaient les
spectateurs dans un monde de rêverie et dans un cadre pastoral, dans un passé utopique et
rustique où tout semblait doux et heureux. Elles servaient de première partie ou de

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compléments de représentations tragiques. La première pastorale française, La Soltane, de
Bounin, fut publiée en 1561.

Les ballets furent très en vogue à la cour. Ils mettaient en scène des personnages aux
costumes extravagants et rutilants, interprétés le plus souvent par des princes, voire le roi lui-
même, qui devaient être magnifiquement valorisés. Les thèmes étaient souvent galants mais
évidemment glorieux, et tous les registres étaient possibles. L’importance du plaisir et de la
surprise éprouvée par le public était essentiellement reconnue comme critère de qualité, et la
beauté du spectacle, l’ingéniosité des effets, l’originalité des décors et des costumes
constituaient l’attente principale des spectateurs privilégiés qui pouvaient y assister.

Enfin, des troupes de commedia dell’arte furent appelées à plusieurs reprises à la


Cour par Catherine puis Marie de Médicis, en 1577 et 1613-1614. Le public français
rencontra alors les personnages typiques de la comédie italienne, et surtout l’interprétation
particulière de ce type de spectacle basé sur l’improvisation à partir d’un canevas. L’influence
allait être importante.

Tout en s’appuyant sur des genres antiques très normés qu’il sut rénover et réinventer,
le théâtre du XVIe siècle fut donc extrêmement créatif. Comme le public connaissait
généralement le sujet des pièces qui s’inspirait de la mythologie ou de la Bible, il put au fil du
temps en apprécier davantage les finesses de l’écriture des auteurs, eux-mêmes guidés par
l’esthétique de l’école de la Pléiade. Ainsi, la nécessité du travail littéraire s’impose et ouvre
la porte à l’ère de la théorisation. Au début du XVIIe siècle, le théâtre est désormais un art, en
même temps qu’un genre littéraire affirmé et un spectacle. Il est devenu un phénomène
européen, initié par l’Italie et les redécouvertes humanistes : c’est en effet en Italie que se
sont élaborés les genres neufs comme la Commedia dell’arte et la pastorale et que se sont
construites les premières salles spécialisées. L’Espagne est alors en plein Siècle d’or, avec,
entre autres, Calderòn et Lope de Vega surnommé « el monstruo » du fait de l’abondance de
son œuvre. L’Angleterre également, avec des auteurs de premier plan tel le grand Shakespeare
qui produit avec succès de nombreuses tragédies (Roméo et Juliette, C&P n°8) et comédies
(Le Songe d’une nuit d’été, C&P n°38 ) sur des thèmes variés, antiques ou modernes sans
avoir à se soucier des « unités » françaises. La tragi-comédie, qui regroupe absolument toutes
les pièces à sujet sérieux, non religieux, avec une action suscitant la crainte mais sans
dénouement mortel y est le genre en vogue. En France, Robert Garnier (1545-1590) puis
Alexandre Hardy (1570-1632) et Jean de Rotrou (1609-1650), s’inspirant parfois de leurs
contemporains étrangers, ouvrent la voie aux grands auteurs dont on a depuis conservé
durablement les noms en mémoire : Corneille, Racine et Molière. Leurs créations alimentent
déjà la fameuse querelle des « Réguliers », partisans du modèle aristotélicien (et donc de la
tragédie), et des « Irréguliers », favorables à la multiplicité des lieux des moments et des
intrigues (comme dans la tragi-comédie). Ainsi, en 1636, Le Cid de Corneille (C&P n°3)
provoqua de vives discussions malgré son grand succès parce qu’on lui reprochait des fautes
de morale et surtout de vraisemblance.

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À partir de 1630, le théâtre français accueille trois genres de public : la Cour et les
nobles, grands amateurs de ballets et de pastorales, qui ne regroupent finalement que quelques
milliers de personnes ; les « doctes », lettrés, cultivés et théoriciens, attachés à la tradition et
aux formes imitées de l’Antiquité, à peine plus nombreux ; enfin, les spectateurs « de la
Ville », c’est-à-dire de Paris, comprenant les petits nobles, bourgeois, artisans, commerçants
et étudiants, relativement nombreux, cultivés mais non savants à proprement parler. C’est ce
public parisien hétéroclite, recherchant la qualité associée au délassement, friand de pièces
spectaculaires et animées en même temps que de textes bien écrits que Rostand met en scène
dans le premier acte de Cyrano de Bergerac (C&P n°55). C’est également lui qui tend
progressivement vers le modèle de l’ « honnête homme » tel que le définit Philinte dans Le
Misanthrope de Molière (C&P n°23). C’est lui qui fait le succès ou l’insuccès des pièces et
permet que s’établisse l’institution théâtrale, parce qu’il paye (plutôt cher) les spectacles à des
troupes qui se professionnalisent. Ainsi celle de L’Illustre théâtre de Molière, d’abord
itinérante dans les années 40, et les troupes permanentes de L’Hôtel de Bourgogne ou du
Théâtre du Marais, et celle de la Comédie italienne. Les acteurs, même célèbres et adulés,
continuent d’être rejetés par l’Eglise, qui les condamne parce qu’ils excitent les passions, et
leur refuse même les sacrements, soutenue en cela par certains auteurs croyants intransigeants
tels le janséniste Blaise Pascal ou Bossuet. Les querelles et les censures agitent la vie
théâtrale : l’une des plus célèbres fut celle qui frappa en 1664 Le Tartuffe de Molière (C&P
n°32). Jean Racine, malgré sa rigueur et son respect affirmé des règles de la tragédie classique
(Andromaque, 1667, C&P n°46) ne fut pas épargné : on lui reprocha d’abuser de la
sentimentalité et de trop donner à voir le jeu des « passions » (Britannicus, 1669 ou Phèdre,
1676).

Cependant, les gens de théâtre du milieu du XVII° siècle rêvent de créer un spectacle
« complet », unissant tous les arts, qui comblerait les attentes de tous les publics. On cherche
donc à associer la qualité littéraire et le spectaculaire : les « pièces à machines » (comme
Médée, de Corneille, C&C n°93) et les comédies-ballets (Le Bourgeois gentilhomme, de
Molière, C&P n°19) qui mêlent texte, musique et danse font fureur. Elles se prolongeront par
la suite dans d’autres genres, en particulier l’opéra.

Molière, qui fut l’auteur comique majeur de son époque et dont la dimension satirique
reste prégnante, permet alors à la comédie d’acquérir un genre propre reconnu en y inscrivant
son souci des unités, de la vraisemblance et de la bienséance (L’Ecole des femmes, C&P n°42,
Le Misanthrope, C&P n°23). Mais il écrit aussi des pièces enjouées, proches des comédies
latines (L’Avare, C&P n°1) et italiennes (Les Fourberies de Scapin, C&P n°11) ou des farces
françaises (Le Médecin malgré lui, C&P n°15, Le Médecin volant, C&P n°31, Les Précieuses
ridicules, C&P n°2). Homme de théâtre complet, il sut renouveler les genres comiques et
permit aux hommes de son temps de s’interroger sur la fonction de la comédie en particulier
et du théâtre en général, tout en proposant une réflexion critique « en acte » de son œuvre (La
Critique de l’Ecole des femmes, L’Impromptu de Versailles).

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Au XVIIIe siècle siècle, les modèles élaborés tout au long du siècle précédent
persistent. Cependant, l’idée dominante de la philosophie des Lumières, diffusée par
L’Encyclopédie, est que le théâtre se doit d’être une « école du peuple ». Il alimente donc de
grandes discussions concernant essentiellement son utilité (Lettre à d’Alembert, Rousseau,
1758) et l’engage dans une voie nouvelle. Les débats portent également sur la validité et le
classement des auteurs récents étant donné qu’il est désormais admis que les règles
classiques des unités et les auteurs antiques (tel Sophocle, avec par exemple Antigone, C&P
n°17) sont des références. C’est la querelle des « Anciens » et des « Modernes » démarrée
en 1680 et qui se prolongera au cours des premières décennies du siècle, en portant davantage
désormais sur les genres nouveaux et particulièrement l’opéra. L’histoire littéraire nationale
se développe, les auteurs du XVIIe siècle siècle commencent à être considérés comme des
« classiques » et entrent dans les répertoires des grandes troupes européennes, notamment
celui de la très officielle Comédie-Française qui détient le monopole des œuvres dramatique
en langue française à partir de 1680. Ces considérations aboutirent à de nouvelles approches
concernant l’enseignement littéraire : il sera finalement admis que les auteurs de théâtre du
e
XVII siècle siècle (Les Modernes) avaient porté au plus haut degré de perfection la littérature
dramatique et qu’ils seraient désormais étudiés en classe.

C’est pourquoi les auteurs dramatiques du XVIIe siècle furent imités. Voltaire, par
exemple, écrivit de nombreuses tragédies en suivant le modèle de Racine (Zaïre, 1732,
Mahomet, 1741…), qui lui valurent une gloire en son temps bien supérieure à celle qu’il
obtient désormais avec ses contes. Dans le genre tragique, Crébillon s’inscrit également dans
cette lignée, alors que Jean-François Regnard et Alain-René Lesage exploitent la veine du
registre comique. Marivaux prend également pour modèle les comédies classiques en
privilégiant les intrigues sentimentales (La Double inconstance, C&P n°45, Le Jeu de l’amour
et du hasard, C&P n°16) sans ignorer la critique sociale (L’Île des esclaves, C&C n°64).
Parallèlement, le comique populaire connaît un regain : les comédiens italiens, chassés de
France en 1697, reviennent à Paris en 1716 ; le théâtre de foire se développe et présente des
parodies de pièces jouées dans les salles officielles. Du fait de la censure, les représentations
parlées (pièces à textes) y sont finalement interdites, la Comédie-Française détenant le
privilège des représentations en français. Les pièces chantées subissent le même sort, l’Opéra
en ayant l’exclusivité. On inventa alors les pièces à écriteaux qui donnaient à lire au public,
au moyen de panneaux, le texte de la chanson qu’il était interdit d’interpréter sur scène mais
pouvait être dit et chanté par les spectateurs. Un nouveau genre naquit ainsi, mêlant
pantomime et chanson. En 1715, une troupe s’en fit la spécialiste et prit le nom d’Opéra-
Comique.

De nouvelles salles voient progressivement le jour à Paris : Théâtre Nicolet (qui


deviendra Théâtre de la Gaîté), l’Ambigu-Comique, les Variétés… Parallèlement, en
province, de nombreux théâtres sont érigés. L’opéra devient un genre majeur. Les
représentations, inspirées de thèmes mythologiques, sont somptueuses et Mozart devient
l’artiste emblématique, composant à partir de pièces de son temps comme celles de
Beaumarchais (Le Mariage de Figaro, 1778), lequel inspirera également plus tard et entre

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autres Rossini en 1816 avec une pièce qui remporta un très bon succès, Le Barbier de Séville
(créée en 1775, C&P n°26).

Les théoriciens, auteurs et critiques, poursuivent la réflexion et s’interrogent sur la


portée de l’art scénique : Diderot publie son Paradoxe sur le comédien (1770) en insistant
sur l’importance de la technique, on s’interroge sur la question de l’illusion. La comédie se
fait de plus en plus moralisante avec Destouche, ou larmoyante avec Nivelle de la Chaussée.
Mais c’est surtout le drame qui innove : Diderot le situe entre la comédie qui ridiculise les
vices et la tragédie qui montre les conséquences néfastes et irrémédiables de la passion. Le
drame selon Diderot s’intéresse davantage aux devoirs et à la vertu et aux valeurs familiales
(Le Fils naturel, 1757). Cependant, ce nouveau genre, inspiré de la redécouverte de
Shakespeare par Voltaire, ne perdurera pas.

En abolissant le système des privilèges, la Révolution fait disparaître les salles


officielles en 1791. Mais elle donne en même temps un statut de citoyens aux acteurs et
permet aux auteurs d’être propriétaires de leurs œuvres en leur accordant la reconnaissance
artistique et littéraire et la liberté de publier. De ce fait, de nouvelles salles se créent en
nombre, et les tragédies sont considérées d’une autre façon : on tente de montrer ce qui, dans
le passé, aide à penser le présent. Les pièces sont envisagées avec un sens politique et
éducatif développé, ce qui modifie leur interprétation par des acteurs investis, tel le grand
Talma (1763-1826).

Parallèlement, les théâtres de Boulevard (nommés ainsi parce qu’ils se trouvent à la


périphérie de Paris) vont progressivement se développer. Ils proposent des « petits
spectacles » de marionnettes, acrobates ou parades à des prix modiques, ou bien des
pantomimes (genre apporté à son apogée par le mime Debureau) et des vaudevilles (pièces
légères incluant des parties chantées) ou des mélodrames, aux sujets sombres et douloureux
(Victor ou l’enfant de la forêt, de Pixérécourt, 1799), dans lesquels le crime et les
malversations dominent. C’est d’ailleurs ce type de pièces, abondant d’assassinats et d’actes
violents, qui donnera son nom au Boulevard du crime désignant le lieu des théâtres de
périphérie. L’acteur fétiche Frédérick Lemaître interprétant le brigand Robert Macaire est le
maître en ce domaine.

Le théâtre littéraire du XIXe siècle° siècle se nourrit du drame imaginé au XVIIIe siècle.
Le jeune dramaturge Victor Hugo le théorise dans sa préface à sa pièce Cromwell (1827) en
l’insérant dans les trois âges qui, selon lui, organisent la littérature. Il lui attribue la liberté de
genre (aussi bien poésie que prose), celle des extrêmes (le grotesque et le sublime), la teneur
historique en même temps qu’universelle, les possibles mélanges de registres et
l’émancipation des règles classiques, aussi bien pour la forme que pour le fond…Il le désigne
comme révélateur d’une « tragédie moderne », qui prendra le nom de drame romantique. Il
fait jouer Hernani en 1830, et est suivi de près dans sa conception du théâtre par d’autres
dramaturges tels Alfred de Vigny (Le More de Venise, 1829). Parallèlement, ces auteurs dits
romantiques s’essayent à la comédie, dont certaines laissent une grande part à la mélancolie,
basculant parfois dans le drame (On ne badine pas avec l’amour, de Musset, C&P n°9). Ce

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théâtre, de l’avis même de leurs auteurs, se donne comme des « œuvres à lire » avant tout, tel
Un spectacle dans un fauteuil revendiqué en 1635 par Musset qui le fait paraître sans plus
d’état d’âme dans La Revue des Deux Mondes et interdit toute tentative de représentation.

Mais le XIXe siècle est aussi celui du public bourgeois, qui cherche à se divertir en
fréquentant l’Opéra-Comique ou les théâtres privés des grands boulevards afin d’assister à des
comédies de mœurs comme celles de Casimir Delavigne (L’Ecole des vieillards, 1823). Le
genre comique en vogue est surtout le vaudeville, dont les représentants les plus révélateurs
sont d’abord Eugène Scribe (L’Ours et le Pacha, 1820) puis Eugène Labiche (Un Chapeau de
paille d’Italie, 1851) et enfin Georges Feydeau (La Dame de chez Maxim’s, 1899). Il s’agit de
pièces légères « bien faites », au rythme endiablé, basées sur des quiproquos et scandées
d’abord par des parties chantées que le public reprenait en chœur. Le drame bourgeois, plus
sérieux et moralisateur, valorise les vertus sociales et le « bon sens » fondateur de la société
bourgeoise. Ainsi, Le Gendre de M. Poirier d’Emile Augier en 1854, ou La Dame aux
camélias, d’Alexandre Dumas fils, en 1852, mettent en avant les prérogatives et priorités de la
famille bourgeoise.

Cette période, très riche et novatrice pour le théâtre français, fut aussi celle qui vit la
prépondérance de l’opéra dont Verdi est alors l’auteur majeur. Il s’inspire du théâtre
contemporain (ainsi Rigoletto, créé en 1851, est l’adaptation du Roi s’amuse de Victor Hugo
paru en 1832, et La Traviata, en 1853 celle de La Dame aux camélias de Dumas fils).
Georges Bizet remporte un grand succès avec Carmen en 1874.

L’opérette fait également fureur durant le Second Empire. Compositeurs et auteurs


s’associent pour proposer des œuvres pleines d’allégresse dont les thèmes principaux sont les
plaisirs en tous genres. Jacques Offenbach, associé à Henri Meilhac et Ludovic Halévy,
triomphe dans le genre (La Vie parisienne, 1866).

La fin du XIXe siècle est marquée par un progrès fondamental pour le théâtre et le
spectacle en général : l’éclairage à l’électricité, qui modifia toute la conception du jeu et
permit au metteur en scène, nouveau venu dans le monde du spectacle, d’en développer les
possibilités et la conception même. L’acteur n’étant plus éclairé uniquement de façon frontale,
le noir pouvant se faire dans la salle, l’esthétique de la représentation se modifia sensiblement.
André Antoine (1858-1943), considéré comme le premier metteur en scène français, proposa
à ses acteurs des idées d’interprétation extrêmement novatrices qui influencèrent durablement
les décennies à venir : il fut l’un des premier à libérer le jeu de l’acteur des conventions
établies depuis des siècles afin de donner au spectateur l’impression qu’il assistait à la
présentation d’une « tranche de vie » de chacun des personnages. Prônant le naturalisme,
l’exactitude théâtrale, il n’hésita pas à aller au-delà du réalisme, ce qui ne laissa pas de
choquer le public, provoquant parfois de véritables scandales (Les Bouchers, 1888). Jules
Renard (Poil de Carotte, 1900, C&C n°6) et Georges Courteline (La Cruche, C&C n°114)
furent ainsi mis en scène par Antoine dans son « Théâtre Libre ». Parallèlement, les œuvres
des symbolistes telles Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck (1893) profitent des progrès
techniques et s’approprient les effets de lumière et la musique feutrée pour renforcer

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l’impression d’irréalité. Quelques particularités marquent la fin du siècle : ainsi, Lugné-Poe
monte en 1896 Ubu roi d’Alfred Jarry(C&C n°17), une pièce étrange, « fantaisie de potache »
parodique et satirique. Quant à Edmond Rostand, il connait son heure de gloire et un immense
succès en 1897 grâce à Cyrano de Bergerac (C&P n°55), sorte de tragi-comédie dite
« héroïque » interprétée avec brio par Coquelin cadet (1848-1909), l’un des artistes les plus
connus de son temps.

Le rôle nouveau du metteur en scène ouvre la voie aux interprétations et expériences


diverses de la première moitié du XXe siècle, période que l’on désigna comme étant celle de
leur règne absolu. Ainsi, le Cartel des quatre, regroupait quatre metteurs en scène disciples
de Jacques Copeau (1879-1949) qui recherchait la qualité littéraire où le jeu soit au service du
texte (comme il le proposa dans sa création de L’Echange, de Paul Claudel en 1914). Charles
Dullin (1885-1949), Louis Jouvet (1887-1951), Gaston Baty (1885-1952) et Georges Pitoëff
(1884-1939), qu’il influença fortement, décidèrent de se consulter afin de mettre leurs
compétences et leurs forces réunies au service d’un théâtre littéraire de qualité. Ils montèrent
des œuvres classiques mais aussi des pièces d’auteurs contemporains comme Jean Giraudoux
(Ondine, C&C n°163) ou Jean Anouilh (Humulus le muet et Le Bal des voleurs, C&C n°110,
L’Hurluberlu, C&C n°127) et également Jules Romains (Knock ou le triomphe de la
médecine, 1923). Durant la même période, les pièces « surréalistes » occupèrent également le
devant de la scène : Les Mamelles de Tirésias (1917) de Guillaume Apollinaire, qualifiée de
« drame burlesque », les œuvres de Roger Vitrac (Victor ou les enfants au pouvoir, 1928) et
celles d’Antonin Artaud (Les Cenci, 1935) se revendiquent comme idéologiquement
« impliquées », c’est-à-dire des spectacles dans lesquels la place est délibérément laissée aux
sensations fortes, particulièrement aux pulsions les plus primitives. Antonin Artaud théorisera
ces effets en parlant de « théâtre de la cruauté » dans son recueil Le Théâtre et son
double (1938).

Après la Première Guerre mondiale, le spectacle populaire se développe largement


dans toute l’Europe, notamment en Allemagne avec Bertolt Brecht (L’Opéra de quat’ sous,
1928). Il se veut militant, engagé, et les troupes d’amateurs se développent. Ainsi, le groupe
Octobre, composé d’artistes de gauches de tendances diverses se produit dans les cafés, les
gares et les lieux publics. Il interprète notamment les œuvres de Jacques Prévert (1900-1977).
Alors que Le Front Populaire arrivé au pouvoir en 1936 envisage d’aider
institutionnellement le théâtre populaire, la Seconde Guerre Mondiale vient modifier le cours
des événements, et cela de façon durable.

L’après Seconde Guerre mondiale fut une période d’expansion économique (appelée
« Les Trente Glorieuses »). La scolarisation se développe, la demande de biens culturels
s’intensifie. C’est, pour l’action culturelle, la période de ce que l’on a appelé la
« Décentralisation », qui vise à ne pas réserver à Paris l’exclusivité des productions et des
créations, et à permettre d’obtenir des aides par d’autres biais que l’Etat. Les premiers Centres
Dramatiques Nationaux sont créés dès 1946, et les Maisons de la Culture les suivent de près.
Les conservatoires régionaux et les écoles privées de théâtre se développent, ainsi que les
départements universitaires voués au théâtre (comme celui de La Sorbonne nouvelle, Paris
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III). Les « options théâtre » proposées au lycée sont mises en place à la fin du XXe siècle, et
les programmes scolaires sont revus, afin d’y insérer de façon plus diversifiées des œuvres
dramatiques majeures autres que les éternelles « classiques ». Le souci est désormais de
former le public jeune, de proposer un accès plus facile à la culture et particulièrement la
culture théâtrale. C’était la volonté et l’espoir de Jean Vilar, qui créa le TNP et le festival
d’Avignon en 1947. Cela reste celui de nombreux enseignants, passionnés et convaincus, qui
cherchent toujours aujourd’hui à diriger leurs élèves vers le théâtre.

À la fin du XXe siècle, l’écriture dramatique demeure active même si le théâtre est
concurrencé par la télévision et, dans une moindre mesure, par le cinéma. Il fut d’abord
fortement engagé, après la Seconde Guerre mondiale, s’inscrivant dans une volonté pacifiste
affirmée. Ainsi Jean-Paul Sartre, avec Les Mains sales (1948), qui pose le problème de
l’engagement, ou encore Michel Vinaver, avec Les Coréens (1956) écrite durant la guerre de
Corée. L’influence esthétique de Bertolt Brecht (1898-1956) est toujours très forte en France :
l’écrivain allemand prône « l’édification du peuple », c’est-à-dire la faculté pour le public de
prendre par rapport à ce qu’il voit et ressent au théâtre une distance qu’il qualifie
« d’épique ».

Le théâtre s’inscrivit également à cette époque dans une lignée particulière associée à
la recherche littéraire et dramaturgique, que l’on désigna par le terme « absurde » : les
auteurs Eugène Ionesco (La Cantatrice chauve, 1950), Jean Tardieu (Finissez vos phrases, in
Courtes pièces à lire et à jouer, C&C n°139) et aussi Arthur Adamov (1908-1970), Samuel
Beckett (En attendant Godot, 1953) ou Boris Vian (1920-1959) y furent associés.

D’autres écrivains et metteurs en scène seront également marqués par le tournant de


Mai 68 : Jean-Pierre Vincent (né en 1942), Patrice Chéreau (1944-2013), Jean Jourdheuil (né
en 1944)… Certaines figures marquèrent leur temps par l’extravagance ou l’originalité de
leurs créations. Ainsi Ariane Mnouchkine (née en 1939) et sa troupe du Théâtre du Soleil,
proposant des créations collectives impressionnantes (comme le spectacle 1789, en 1970,
portant sur la révolution française qui fit venir 250 000 spectateurs). Ainsi également Jérôme
Savary (1942-2013) et le Grand Magic Circus, ou encore Bernard-Marie Koltès (1948-1989)
dont l’œuvre interroge la vacuité des rapports humains (Dans la solitude des champs de coton,
1989) alors que Jean-Claude Grumberg (né en 1939) met en relief ce qui les détruit ou les
enrichit (L’Atelier, 1979).

2. La représentation
Par définition et depuis toujours, on l’a vu, le théâtre « re-présente » en montrant « en
vrai » ce qui n’existe pas comme si cela existait : de vrais corps, de vrais objets,
éventuellement de vraies fumées ou des odeurs qui se répandent dans la salle, de vrais mets
mais également des lumières, des voix, des vêtements sont là pour imiter et créer une illusion.
C’est pourquoi, le théâtre a été défini par les Grecs anciens comme mimésis, c’est-à-dire
propre à créer l’illusion par l’imitation du vrai. Ce que le théâtre montre, c’est ce qui advient
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aux êtres animés, aussi bien les humains que les dieux, voire les animaux (comme dans
Chanteclerc d’Edmond Rostand, 1910). Il imite effectivement des actions et des
comportements réels ; car ce qu’il montre ne sont pas des actions vraies (personne ne meurt
au théâtre, et les douleurs ou les joies des personnages ne sont pas celles des comédiens) et
même si tout semble vraisemblable, tout est en fait faux.

Ce qui caractérise le théâtre par rapport au roman, par exemple, c’est que cette illusion
est donnée à voir en permettant au spectateur d’extérioriser son émotion, et de rire ou de
pleurer face à la représentation d’un personnage ridicule ou éprouvé par la vie, qui est montré
gesticulant ou se lamentant réellement devant ses yeux. Autant que le comédien qui agit, le
spectateur réagit. Tous deux sont donc « acteurs » dans la représentation. C’est d’ailleurs ce
terme d’acteurs qui fut longtemps utilisé, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, pour désigner les
personnages. Le personnage de théâtre est bien un « être de papier » mais il est aussi une
réalité rendue présente par le corps, le visage et la voix de l’acteur, paradoxe que Diderot n’a
pas manqué de souligner dans son fameux Paradoxe sur le comédien (rédigé en 1773-1777).

3. La double énonciation
La représentation théâtrale implique aussi de tenir compte d’un procédé qui lui est
propre : la double énonciation.

Le premier degré d’énonciation se situe sur scène. Les personnages se parlent et se


répondent : ils produisent donc des énoncés qui leur permettent de communiquer entre eux.
Mais ces énoncés s’adressent aussi et surtout au public, qui les reçoit en même temps qu’il
reçoit les informations données par les décors, les costumes, les accessoires, ainsi que les
expressions et tons employés par les comédiens pour créer le deuxième degré de
l’énonciation qui se situe donc entre la scène et la salle. Ces messages adressés au public par
les comédiens lui permettent d’entrer dans la fiction, d’une part, mais également, comme on
l’a dit, de participer à la représentation en réagissant (par ses rires, ses applaudissements…).
Or, spectateurs et personnages ne peuvent se situer sur le même plan. Si le spectateur prend
connaissance de la fiction grâce aux répliques échangées, il a généralement aussi plus de
renseignements sur l’action qui se déroule car il est davantage informé que les personnages : il
est en effet présent en permanence, ce qui n’est pas leur cas Ainsi, il y a décalage. Le public
est placé en situation de témoin partiel, il en sait généralement plus sur chaque personnage
que chaque personnage n’en sait, mais il ne sait pas pour autant tout tout de suite, et ne sait
pas non plus obligatoirement ce que pensent et ressentent les personnages, à moins qu’ils ne
se dévoilent au moyen d’apartés ou de monologues… Il arrive même qu’il en sache moins
que les personnages, mais il n’en sait jamais juste autant. Ces effets, qui résultent des
différents décalages, permettent de créer le suspens, la distanciation, ou au contraire d’établir
la complicité entre le public et l’un des personnages, et constituent ce que l’on appelle
l’ironie dramatique. C’est dans la manipulation de ces codes, régies par les réactions
envisagées des spectateurs et leur complicité culturelle, que certains dramaturges du XIXe
siècle, comme Eugène Labiche ou Georges Feydeau (Dormez, je le veux ! C&C n°81) par
exemple, alimentèrent avec tant de brio le comique de situation.
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4. Le spectacle éphémère
Le théâtre a aussi cela de particulier qu’il propose une représentation unique et
éphémère, qui se vit collectivement dans l’instant, et qui ne peut jamais être la même car
impossible à reproduire à l’identique. Le spectacle se consume également dans son
accomplissement de manière systématiquement « déroulée », contrairement au livre ou au
tableau qui peuvent être relus, revus, détaillés ou découverts de façon fragmentée, en
commençant par le milieu ou par la fin… La pièce de théâtre est créée pour avoir un effet
immédiat, qui opère à chaque fois différemment car le public n’est jamais le même. Ce
dernier se soumet alors au déroulement du spectacle dont il ne peut interrompre le fil pour
éventuellement réfléchir sur les causes ou conséquences d’un événement, ou pour revenir en
arrière afin de se remémorer un fait…

Il est donc important, lorsque l’on parle théâtre, de ne pas omettre cette considération
fondamentale afin de ne pas confondre « lecture » du texte de théâtre et « vision et audition »
du spectacle. L’un comme l’autre se consomme, mais de manière différente. Le texte, figé sur
la page, dans un livre ou sur une tablette, se donne à lire au rythme et à la fréquence qui
conviennent au lecteur. Le spectacle, vivant, mouvant, se déroule quant à lui en direct, face à
un spectateur qui le découvre dans son immédiateté. Il ne peut changer le rythme de la
représentation, ni même choisir la fréquence à laquelle il va y assister étant donné qu’il est
dépendant des dates et lieux fixés pour le spectacle.

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II. Un art
Le théâtre est également un art qui s’appuie sur des techniques (du grec tecknè),
procédés qui doivent être connus et maîtrisés.

Ces dernières concernent les conditions matérielles de la représentation (lieux,


bâtiments, machineries, conception des décors, des éclairages, de la musique, des costumes,
des machines…) qui requièrent des techniciens du théâtre et autres artistes spécialisés, tels
les costumiers, perruquiers, scénographes, sans oublier le metteur en scène. Elles ont un
retentissement non négligeable sur la qualité et les formes données à l’illusion, surtout
actuellement. On n’oubliera pas en effet que les conditions de représentation ont longtemps
été différentes (pas de rideau, un seul décor désignant plusieurs lieux à la fois, un éclairage
sur scène pauvre et frontal donné par la rampe de chandelles, pas d’obscurité possible dans la
salle…). Il fallait alors fortement tenir compte des conventions théâtrales pour entrer dans la
fiction. À partir du XVIIe siècle, les scènes « à l’italienne » concentrant le spectacle dans un
lieu unique, puis l’invention de l’électricité à la toute fin du XIXe siècle, ont permis de
renforcer l’illusion. Les metteurs en scène — initiés par André Antoine, considéré comme le
père de la mise en scène moderne, dirigeant par exemple de Poil de Carotte, en 1900, ou de
La Bigote, en 1909, de Jules Renard (C&C n°6), ou encore le théâtre de Georges Courteline
(La Cruche, C&C n°114, et Huit jours à la campagne, C&C n°117) — se mirent ensuite
progressivement, pour certains, à refuser ces conventions de jeu, comme Bertolt Brecht qui
cherchait à provoquer la distanciation.

1. Techniques de l’acteur
Ce que l’on considère comme « techniques du théâtre » se retrouvent également dans
l’usage que l’acteur fait de son corps (art du maintien, du geste, de l’expression) et pour
lequel il doit en permanence s’entraîner, se perfectionner, entretenir sa souplesse, sa force et
sa musculature afin de conserver et améliorer son art du jeu.

Le comédien doit nécessairement travailler sa diction, dont les contraintes sont


multiples au théâtre. Il lui faut, avant tout, être entendu, et donc savoir placer sa voix afin
qu’elle « porte » jusqu’au fond de la salle qui peut contenir plusieurs centaines de spectateurs.
Il doit ensuite la contraster selon les besoins du rôle (crier ou donner l’impression de parler à
voix basse), particulièrement dans les apartés, et savoir combiner la parole au jeu corporel
pour ne pas s’essouffler, par exemple, lorsqu’il court ou s’agite. Pour cela, il apprend à
respirer et à articuler distinctement. Il lui faut enfin savoir perdre ou au contraire acquérir
des accents, ou bien parler des langues et idiomes qu’il ne connaît pas nécessairement afin
d’améliorer son art de la parole.

L’acteur apprend également à adapter ses intonations aux différents états d’esprit du
personnage qu’il incarne afin de lui donner une « couleur » et une « figure »… Cette
démarche nécessaire implique une réflexion sur le rôle et la fonction du personnage, pour que
l’interprétation soit aboutie et que le comédien traduise dans son langage et par son corps ce

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que l’auteur a mis dans son texte, selon son interprétation propre, et surtout celle du metteur
en scène qui a son « parti pris » sur la pièce, indiqué dans ses notes d’intention).

Enfin, il lui faut aussi savoir utiliser les codes du langage théâtral, selon les
différentes époques et les différents pays, et pour cela bien les connaître et les comprendre.
Les règles de diction propres à l’alexandrin de la tragédie classique, par exemple, doivent être
parfaitement maîtrisées même si elles ne sont plus absolument respectées à notre époque, afin
de faire passer leur musicalité propre. Certains metteurs en scène actuels parlent d’ailleurs
avec conviction et passion de la spécificité de la langue théâtrale, de sa particularité, de la
qualité de sa musicalité, tel Vincent Goethals à propos de Salina, de Laurent Gaudé, dans
l’interview qui accompagne le recueil (C&C n°104).

2. Une esthétique
Il serait trop long de s’étendre ici sur l’enjeu esthétique du théâtre, car cette question
pose celle de sa finalité (pure distraction, célébration de croyances collectives, fonction
éducative, politique, appel à l’engagement, à la distanciation, « purgation des passions » afin
de mieux les contrôler, tel que le préconisait Aristote dans sa Poétique en définissant la notion
de catharsis … ?). Ces questions passionnantes, qui ont traversé les siècles et provoqué de
nombreuses querelles, sont toujours ouvertes aujourd’hui et ne sont pas prêtes d’être exclues
des grands débats théoriques.

Il reste à convenir, sinon à admettre, que l’on ne peut parler d’esthétique du théâtre
que s’il se produit « quelque chose » – que ce soit une émotion, un sursaut, un sourire, une
interrogation –, à un moment donné aussi infime soit-il, dans un certain lieu même inhabituel
– du moment qu’il est scénique –, avec le public présent à ce moment donné et qu’il ne peut
s’agir que de « quelque chose » de mouvant, de complexe mais essentiel pour que le théâtre
existe.

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III. De la littérature
Le théâtre, enfin, est également une littérature, soit un ensemble de textes qui ont été
imaginés et écrits, depuis des siècles par des auteurs – les dramaturges –, ayant l’idée et
l’envie le plus souvent qu’ils soient représentés, et qui ont ensuite été reproduits.

1. Le dialogue
Même si le genre est ancien (on pensera bien sûr à Platon) et que les dialogues existent
depuis fort longtemps dans la tradition littéraire, le dialogue de théâtre a ses particularités.

Tout d’abord, aucun narrateur ne l’introduit ni le commente pour canaliser ou


orienter les propos des personnages. Ces derniers peuvent mentir, se tromper, exagérer, parler
sous le coup de l’émotion ou de la passion, seuls les spectateurs pourront rétablir la vérité.
L’auteur devra donc veiller à la bonne compréhension du public afin qu’il soit à même de
déjouer les éventuelles manœuvres ou erreurs des personnages. Ainsi Corneille, dans Le
Menteur (C&C n° 37) ou Marivaux dans La Fausse suivante, doivent-ils rendre lisible (et
audible) un dialogue basé dès l’ouverture du rideau sur le travestissement et le mensonge.

Pour être crédible, le dialogue doit également sembler naturel, comme issu d’une
véritable conversation, même s’il évolue éventuellement vers le débat caustique, la dispute
tonitruante et parfois le conflit ouvert ou la crise hystérique, comme dans l’œuvre de Yasmina
Reza (Art, C&C n°40, et Le Dieu du carnage, C&C n°128).

Enfin, le dialogue doit, selon les époques, se confronter à certaines contraintes et obéir
à certains codes, ce qui ne l’empêche pas de chercher parfois habilement à s’en dédouaner.
C’est le cas de Molière au XVIIe siècle (Dom Juan, C&C n°62) ou de Marivaux au XVIIIe (La
Colonie et L’Île des esclaves, C&C n°64) par exemple, qui s’appuient sur le comique de
caractère pour faire dire à leurs protagonistes (Sganarelle ou Arlequin) des vérités qu’il n’est
pas alors possible d’exprimer sans risque. C’est aussi le cas d’Alfred Jarry à la fin du XIXe
siècle (Ubu roi, C&C n°17) et de Jean Tardieu au XXe (Courtes pièces à lire et à jouer, C&C
n°139), qui se jouent avec malice des codes établis, non seulement ceux du dialogue théâtral
mais aussi ceux du langage tout court.

Entre autres particularités, le dialogue de théâtre admet le monologue, qu’on ne


rencontre pas dans la réalité et qui permet d’entrer dans les pensées du personnage. C’est le
cas dans les pièces de Laurent Gaudé, qui leur fait la part belle (Salina, C&C n° 104, et
particulièrement Médée Kali, C&C n°138, qui se présente comme un long monologue), ou
encore dans le récit d’Éric-Emmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose (C&C n°79), adapté
pour le théâtre en 2003 et magistralement interprété sur scène par Danièle Darrieux. Dans le
théâtre classique, le dialogue, en alexandrins, peut prendre la forme de stances ou s’étirer en
longues tirades écrites au service de plaidoyers rhétoriques (Corneille, Médée, C&C n°93).

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2. Les genres
En tant que littérature, on l’a vu, le théâtre a aussi ses genres spécifiques qui ont
disparu ou évolué au fil des siècles, se sont inspirés les uns des autres, pour être même parfois
rejetés un temps, ou bien réinventés. On peut ainsi citer :

• la farce (La Farce de Maître Pierre Pathelin, C&C n°11) ;


• la comédie classique (Le Menteur de Corneille, C&C n°37, ou George
Dandin, C&C n°19, Le Malade imaginaire, C&C n°52, et Le Sicilien ou
l’amour peintre, C&C n°98 de Molière), dont certaines ont marqué l’histoire
dramatique (Le Tartuffe ou Dom Juan, C&C n°62 de Molière) ;
• la tragédie classique (Médée de Corneille, C&C n°93) reprenant de grands
mythes antiques et qui ont pu faire ultérieurement l’objet de réécritures
(Médée de Max Rouquette, C&C n°94 ou Médée Kali de Laurent Gaudé, C&C
n°138 ), voire de parodies (Ubu roi d’Alfred Jarry, C&C n°17) ;
• le drame romantique (Lorenzaccio d’Alfred de Musset, C&C n°45) ;
• la comédie légère ou le vaudeville (Dormez, je le veux ! de Georges Feydeau,
C&C n°81) ;
• le mélodrame ;
• la comédie de mœurs (Huit jours à la campagne, C&C n°117, ou La Cruche,
C&C n°114 de Georges Courteline) ;
• La tragi-comédie ;
• la comédie-ballet etc.

Le théâtre contemporain du XXe siècle, – pour lequel on a cependant proposé d’autres


étiquettes, peut-être plus thématiques, avec, par exemple, Samuel Beckett et le théâtre de
l’absurde, Antonin Arthaud et le théâtre de la cruauté, Jean-Paul Sartre et le théâtre
engagé ou encore Bertolt Brecht et le théâtre épique –, n’hésite pas lui non plus à entremêler
les genres et les registres à la manière de Jean Giraudoux, avec sa poétique et mystérieuse
Ondine (C&C n°159). Jean Anouilh, quant à lui, établit son propre classement de son œuvre
selon qu’il s’agit selon lui de pièces « roses » (Humulus le muet et Le Bal des voleurs, C&C
n° 110), « farceuses », « noires », ou encore « historiques », « costumées » et « grinçantes »
(L’Hurluberlu, C&C n°127).

Si au XXIe siècle le théâtre actuel s’est affranchi des habitudes de la classification, il


continue cependant à reprendre à son compte et à réactualiser certains thèmes souverains du
théâtre de boulevard comme l’amour et ses méandres conjugaux (Le Problème de François
Bégaudeau, C&C n°146). Il s’appuie également, à l’égal de la tragédie antique, sur certaines
situations ou événements qui ont marqué l’histoire, invite dans l’intrigue des hommes célèbres
tels des écrivains (Le Visiteur d’Eric-Emmanuel Schmitt, C&Cn°42), ou encore des
personnages bien connus du théâtre classique (La Nuit de Valognes d’Éric-Emmanuel
Schmitt, C&C n°61) ou du conte traditionnel (Le Procès du Loup de Zarko Petan, C&C n° 80,
ou Mange ta main de Jean-Claude Grumberg et Inspecteur Toutou de Pierre Gripari dans
Courtes pièces à lire et à jouer, C&C n°139), afin de les tourner en dérision … La facétie et
l’insolence se côtoient toujours allègrement, comme dans les pièces de Jean-Michel Ribes
(Trois pièces facétieuses, C&C n°115). Mais le théâtre d’aujourd’hui n’a pas pour autant
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perdu l’une de ses fonctions initiales instaurée depuis l’Antiquité : interroger le monde, la
société, l’homme, ce qui en font leurs valeurs et leurs raisons d’être. Vercors (Zoo ou
l’assassin philanthrope, C&C n°53) et Éric-Emmanuel Schmitt (Hôtel des deux mondes,
C&C n° 157), par exemple, n’ont pas manqué de se pencher avec un humour parfois grinçant
sur ces grandes questions.

3. Le prestige du théâtre
Parce qu’il a acquis un prestige renouvelé, en particulier grâce aux interrogations
théoriques menées par des auteurs anciens (Aristote, De la poétique, 335 av. J.-C.), classiques
(Nicolas Boileau, L’Art poétique, 1674), romantiques (Victor Hugo, « La Préface de
Cromwell », 1827) ou plus récents (cf. bibliographie), le théâtre a eu et conserve un rôle
moteur dans la conception de la littérature, ainsi que dans l’élaboration d’autres arts. Il
n’est qu’à constater les adaptations faites pour le cinéma, que ce soit Oscar et la dame rose
(C&C n°79) d’Éric-Emmanuel Schmitt par lui-même ou Le Dieu du carnage de Yasmina
Reza (C&C n°128) par Roman Polanski 1. Il n’est qu’à observer également l’importance et la
qualité des espaces qui lui sont dédiés, que ce soit les salles, de plus en plus nombreuses,
modernes et spacieuses (comme le tout récent Théâtre de l’Archipel de Perpignan, réalisé par
les cabinets des architectes Jean Nouvel et Brigitte Métra et inauguré en 2011), ou les
festivals divers qui s’inscrivent dans la politique culturelle de certaines villes novatrices
comme le Festival international de théâtre de rue d’Aurillac, Les Nuits de Fourvière, à Lyon,
sans compter le très célèbre Festival d’Avignon, lieu privilégié des créations dramatiques
fondé en 1947 par Jean Vilar, qui se déroule chaque année en juillet et est considéré
désormais comme « l’une des plus importantes manifestations internationales du spectacle
vivant contemporain ». Ce dernier présente chaque jour une quarantaine de spectacles, de
théâtre essentiellement, mais aussi de danse, des arts plastiques et de musique, dans des lieux
différents (et particulièrement la magnifique cour du Palais des Papes) et accueille plusieurs
dizaines de milliers d’amoureux du théâtre, toutes générations confondues, qui ont ainsi accès
à une culture dramatique et artistique contemporaine et vivante.

Conclusion
Qu’est-ce donc, finalement, que le théâtre ? La question reste ouverte, et après avoir
tenté d’apporter quelques éléments de réponses, nous préférons laisser la parole à Alain Viala,
éminent spécialiste, qui affirme simplement que l’on ne peut finalement le définir puisqu’« Il
n’y a pas le théâtre en un bloc homogène ; il y a du théâtre ».

Du théâtre, donc, qui agit comme un prisme. D’abord parce qu’il est un spectacle
renouvelé, prolongé depuis des siècles, marqué par son histoire dans son évolution ; ensuite
parce qu’il est un art vivant, qui sollicite des émotions immédiates, personnelles et

1
On pourra à cet égard consulter avec profit les dossiers thématiques concernant ces adaptations (« Oscar et la
dame rose, du livre au film » et « De la pièce de théâtre Le Dieu du carnage au film Carnage »).

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collectives ; et enfin parce qu’il se constitue d’une œuvre littéraire abondante et riche, qui ne
demande qu’à se laisser lire et dire.

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BIBLIOGRAPHIE

• Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, coll. « Folio Essai »,
Gallimard, 2006.
• Le Théâtre (collectif), coll. « Grand amphi littérature », Bréal, 1996.
• Jacqueline de Jomaron (dir.), Le Théâtre en France, coll. « Encyclopédies
d’aujourd’hui », Armand Colin, 1992.
• Alain Viala (dir.), Le Théâtre en France, coll. « Quadrige », PUF, 2009 :
Ouvrage passionnant, que nous recommandons vivement et sur lequel nous nous
sommes particulièrement appuyés pour élaborer ce dossier qui en reprend les grandes lignes.

• Alain Viala et Daniel Mesguich, Le Théâtre, coll. « Que Sais-je ? », PUF, 2011.
• Alain Viala, Histoire du théâtre, coll. « Que sais-je ? », PUF, 2005.
• André Degaine, Histoire du théâtre dessinée, Nizet, 1992.
• André Degaine, Le Théâtre raconté aux jeunes, Nizet, 2006.
• Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre (2 volumes), coll. « In extenso »,
Larousse, 2003.
• Dictionnaire du théâtre (collectif), coll. « Encyclopaedia Universalis », Albin Michel,
2000.
• Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, coll. « Lettres », Armand Colin, 2002 (la première
édition date de 1980).
• Patrice Pavis, Dictionnaire de la mise en scène, coll. « U », Armand Colin, 2011 (2e
édition).
• Patrice Pavis, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Armand Colin,
2014.
• Agnès Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre, coll. « Les Usuels », Le Robert,
2002.
• Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, tome 1 (1977), coll. « Sup Lettres », Belin, 1996
• Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, tome 2 : L’École du spectateur (1981), coll. « Sup
Lettres », Belin, 1996.
• Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, tome 3 : Le Dialogue de théâtre (1996), coll. « Sup
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• Anne Ubersfeld, Les Termes clés de l’analyse du théâtre, Coll. « Mémo », Seuil, 1996.
• Michel Pruner, L’Analyse du texte de théâtre, coll. « Les Topos », Dunod, 1998.
• Eric Duchâtel, Analyse littéraire de l’œuvre dramatique, coll. « Synthèse Lettres »,
Armand Colin, 1998.
• Alain Couprie, Le Théâtre - Texte, Dramaturgie, Histoire, coll. « Lettres 128 », Nathan,
2003.

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Et aussi :

• Jean-Paul Sartre, Un théâtre de situations, textes choisis et présentés par Michel


Contat et Michel Rybalka, coll. « Idées », Gallimard, 1973.
• Antonin Artaud, Le Théâtre et son double (1938), coll. « Idées », Gallimard, 1966
• Roland Barthes, Écrits sur le théâtre, textes réunis et présentés par Jean-Loup
Rivière, Coll. « Points Essai », Seuil, 2002.
• Louis Jouvet, Le Comédien désincarné (1954), coll. « Champs arts », Flammarion,
2009.
• Constantin Stanislavski, La Construction du personnage (1930), coll. « Théâtre »,
Pygmalion Editions, 1997.
• Constantin Stanislavski, La Formation de l’acteur (1936), coll. « Petite
Bibliothèque Payot », Payot, 1963.
• Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1886), Le livre de Poche, 1994
• Bernard Dort, Théâtres, coll. « Points Essais », Seuil, 1986.
• Florence Klein, illustrations de Madeleine Tirtiaux, Rêves de théâtre – La mise en
scène au XXe siècle, coll. « Empreintes », ed. Lansman, avec le soutien du Centre
Dramatique de Wallonie pour l’Enfance et la Jeunesse, 2007.

© Éditions Magnard, 2015


www.magnard.fr

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