Ralph Waldo Emerson
Ralph Waldo Emerson
Ralph Waldo Emerson
CONFIANCE EN SOI
Ne te quæsiveris extrà.
Beaumont et Fletcher.
Élevez l’enfant sur les rochers, allaitez-le
avec le lait de la louve ; lorsqu’il aura
vécu avec le renard et le faucon,
puissants et rapides seront ses pieds et
ses mains.
Voilà les voix que nous entendons dans la solitude, mais elles
deviennent faibles et à peine perceptibles à mesure que nous
entrons dans le monde. La société est partout en conspiration contre
la virilité de chacun de ses membres. La société est une compagnie
d’assurance dans laquelle les membres s’entendent pour la sûreté
de leur nourriture, à condition que le mangeur rendra en échange sa
liberté et sa culture. La vertu qu’elle demande avant tout est la
conformité. La confiance en soi est son aversion. Elle n’aime pas les
réalités et les créateurs, mais les usages et les coutumes.
Le monde, à la vérité, a été instruit par ces rois qui ont ainsi
magnétisé les yeux des nations. Il a été instruit par ce grand
symbole, et a appris par lui ce respect mutuel que l’homme doit à
l’homme. La joyeuse loyauté avec laquelle les hommes ont partout
permis que le roi, le noble, le grand propriétaire établissent la loi et
la hiérarchie des personnes et des choses, la modifiassent et
récompensassent les bienfaits, non par l’argent, mais par l’honneur,
qu’était-elle sinon le signe hiéroglyphique au moyen duquel ils
exprimaient la conscience de leurs propres droits et leur propre
grandeur ?
Les relations de l’âme avec l’esprit divin sont si pures qu’il est
profane de chercher à y introduire des auxiliaires. Si Dieu parlait, il
ne nous communiquerait pas seulement une chose, mais toutes les
choses, il remplirait le monde du bruit de sa voix ; du centre de sa
pensée présente il répandrait la lumière, la nature, le temps et les
âmes, et créerait tout de nouveau. De même, lorsqu’un esprit simple
reçoit la sagesse divine, alors les vieilles choses s’évanouissent ; les
textes, les docteurs, les méthodes, les temples tombent ; il vit et
absorbe le passé et le futur dans l’heure présente. Toutes les
choses, sans exception, deviennent sacrées et sont comme
dissoutes dans leur propre cause, si bien que, dans ce miracle
universel, tous les miracles particuliers disparaissent. C’est pourquoi,
si un homme, prétendant vous parler de Dieu, vous ramène à la
phraséologie de quelque nation ensevelie dans une autre contrée,
dans un autre monde, ne le croyez pas. Le gland est-il donc
préférable au chêne dans toute sa beauté ? Le père est-il meilleur
que l’enfant dans lequel il a mis toute la maturité de son être ? D’où
vient donc ce culte du passé. Les siècles sont des conspirateurs en
guerre avec la santé et la majesté de l’âme. Le temps et l’espace ne
sont que les couleurs physiologiques que l’œil imagine, mais l’âme
est la lumière ; là où est l’âme, là est le jour ; là où elle était, là est la
nuit ; et l’histoire est une impertinence et une injure si elle est autre
chose qu’un joyeux apologue et une parabole de mon être et de ma
destinée.
Mais, dans l’ordre moral, il n’y a pas plus de déviation qu’il n’y
en a, dans les lois physiques de la pesanteur et de la vitesse. Il n’y a
pas de plus grands hommes aujourd’hui qu’autrefois. Une singulière
égalité peut être observée entre les grands hommes des premiers et
des derniers siècles ; toute la science, tout l’art, toute la religion et
toute la philosophie du dix-neuvième siècle ne pourraient pas
produire de plus grands hommes que les héros de Plutarque. Ce
n’est point par le cours du temps que la race humaine est
progressive. Phocion, Socrate, Anaxagoras, Diogène sont de grands
hommes, mais ils n’ont pas laissé une classe d’hommes semblables
à eux. Celui qui est réellement de la même famille qu’eux ne
s’appellera pas de leur nom, mais sera simplement lui-même, et
deviendra à son tour le fondateur d’une école. Les arts et les
inventions de chaque période ne sont que le costume de cette
période et n’augmentent pas la vigueur de l’homme. Le mal des
inventions mécaniques peut compenser leur bien. Hudson et
Behring, avec leurs simples bateaux de pêcheurs, étonnèrent Parry
et Franklin, dont l’équipage contenait toutes les ressources de la
science et de l’art. Galilée, avec une lorgnette, découvrit une série
de faits plus splendide que toutes les découvertes qui ont été faites
depuis. Colomb découvrit le nouveau monde avec un misérable
vaisseau. Il est curieux de voir le discrédit et la mort périodique de
tous les moyens et de toutes les machines qui furent inventés avec
force louanges il y a quelques années ou quelques siècles. Le grand
homme retourne à ce qui est essentiel dans l’homme. Nous
regardions les progrès de l’art militaire comme un des triomphes de
la science, et cependant Napoléon a conquis l’Europe par cette
méthode qui consistait à tomber sur les derrières de l’ennemi et à le
séparer de tous ses soutiens. L’empereur, dit Las Cases, regardait
comme impossible d’avoir une armée parfaite si l’on n’abolissait nos
armes, nos magasins, nos commissaires, nos bagages, et si l’on n’en
revenait pas à cette coutume romaine par laquelle le soldat recevait
sa part de blé, l’écrasait lui-même dans son moulin portatif et faisait
lui-même son pain.