Ralph Waldo Emerson

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Chapitre I

CONFIANCE EN SOI
Ne te quæsiveris extrà.

L’homme est sa propre étoile ; l’âme qui


peut former un homme honnête et parfait
domine toute lumière, toute influence,
toute fatalité ; rien pour elle n’arrive trop
de bonne heure ou trop tard. Nos actes
sont nos bons et nos mauvais anges, les
ombres fatales qui marchent à nos côtés.

Beaumont et Fletcher.
Élevez l’enfant sur les rochers, allaitez-le
avec le lait de la louve ; lorsqu’il aura
vécu avec le renard et le faucon,
puissants et rapides seront ses pieds et
ses mains.

Je lisais l’autre jour quelques vers d’un peintre éminent qui


étaient originaux et non de convention. Dans de telles lignes, que le
sujet soit ce qu’il voudra, l’âme surprend toujours un avertissement.
Le sentiment qui en découle a plus de valeur que les pensées qu’ils
renferment. Croire à notre propre pensée, croire que ce qui est vrai
pour nous dans notre propre cœur est vrai pour tous les autres
hommes, cela est le génie. Exprimez votre conviction intime et elle
se découvrira être le sens universel ; car toujours le subjectif devient
l’objectif, et notre première pensée nous est rapportée du dehors
comme par les trompettes du jugement dernier. Le plus grand
mérite que nous puissions assigner à Moïse, à Platon, à Milton, c’est
qu’ils ont réduit à néant et les livres et les traditions, c’est qu’ils ont
exprimé ce qu’ils pensaient, mais non pas ce qu’avaient pensé les
hommes. L’homme doit s’attacher à découvrir et à surveiller cette
petite lumière qui erre et serpente à travers son esprit bien plus qu’à
découvrir et à observer les astres du firmament des bardes et des
sages. Et pourtant, il chasse sans attention sa pensée parce qu’elle
est sienne. Dans chaque œuvre de génie, nous reconnaissons les
pensées que nous avons rejetées ; elles nous reviennent avec je ne
sais quelle majesté d’abandon. Les grandes œuvres de l’art n’ont
pas pour nous de plus émouvantes leçons que celle-là ; elles nous
enseignent à rester fidèles à notre impression spontanée avec une
joyeuse inflexibilité, alors même que le cri universel lui est contraire.
Demain un étranger vous exprimera avec un bon sens supérieur tout
ce que vous avez senti et pensé, et vous serez forcé de recevoir
honteusement d’un autre vos opinions personnelles.

Il y a un certain moment de son éducation individuelle où


chaque homme arrive à la conviction que l’envie est ignorance, que
l’imitation est suicide, qu’il doit se prendre pour meilleur ou pire
selon le lot qui lui est échu ; que, malgré que l’univers infini soit
rempli de bien, néanmoins aucun épi de blé nourrissant ne peut
pousser en lui que par son travail individuel et sur la portion de terre
qui lui a été donnée à travailler. La puissance qui réside en lui est
neuve, originale ; personne ne sait ce qu’il peut dire, lui-même ne le
sait pas avant de l’avoir essayé. Ce n’est pas pour rien qu’une
physionomie, un caractère, un fait font tant d’impression sur lui,
tandis que d’autres n’en produisent aucune ; elle n’est pas sans une
harmonie préétablie dans l’intelligence, cette structure. L’œil était
placé à l’endroit même où un certain rayon devait tomber, afin qu’il
pût rendre témoignage de ce rayon. Que l’homme donc exprime
bravement sa confession jusqu’à la dernière syllabe. Nous
n’exprimons que la moitié de nous-mêmes et nous sommes honteux
de l’idée divine que chacun de nous représente. Nous pouvons être
assurés que cette idée divine est proportionnée à de nobles fins ;
qu’elle soit donc fidèlement, sincèrement communiquée aux autres
hommes ; car les lâches ne manifesteront jamais visiblement
l’œuvre de Dieu. Pour rendre sensible une chose divine, il est
nécessaire d’un homme divin. Un homme est joyeux, et peut se dire
délivré de sa tâche, lorsqu’il a mis son cœur dans son œuvre et fait
de son mieux ; mais il n’y a pas de paix pour lui s’il a agi autrement,
sa délivrance ne le délivre pas. Son génie l’abandonne dans ses
tentatives, aucune muse ne lui est amie ; aucune inspiration, aucun
espoir ne lui arrivent.

Confie-toi en toi-même ; tout cœur vibre à cette ferme parole 3.


Accepte la place que t’a donnée la divine providence, la société de
tes contemporains, l’ensemble des événements. Les grands hommes
ont toujours fait ainsi ; ils se sont confiés comme des enfants au
génie de leur âge, trahissant par instants cette croyance que c’était
Dieu qui allumait au fond de leur cœur l’enthousiasme, qui travaillait
par leurs mains, qui dominait et absorbait tout leur être. Acceptons
aujourd’hui la même destinée sublime avec le plus haut dessein ; ne
restons pas serrés dans un coin ; comme des lâches ne fuyons pas
devant une révolution ; mais, bienfaiteurs, rédempteurs, pieux
aspirants à être une noble argile entre les mains du Tout-Puissant,
avançons et avançons toujours davantage en conquérants sur les
domaines de la mort et du néant.

Quels charmants oracles rend sur ce sujet la nature, par la


physionomie et le maintien des enfants, et même des bêtes ! Ils
n’ont pas en eux cet esprit divisé et rebelle, celle défiance que nous
gardons à l’endroit de nos sentiments, parce que notre arithmétique
a calculé la force et les moyens opposés à nos desseins. Leur esprit
étant un, leur œil est encore comme insoumis, et lorsque nous les
regardons nous sommes déconcertés. L’enfant ne se conforme à
personne, tous se conforment à lui, si bien qu’un enfant met en
déroute ces quatre ou cinq adultes qui babillent et jouent avec lui.
Ainsi que l’enfance, Dieu a armé la jeunesse, la puberté et la virilité
avec leurs propres attraits et leurs propres charmes, les a rendues
enviables et gracieuses, et leurs droits, leurs prétentions ne seront
jamais, jamais rejetés tant qu’ils s’appuieront sur leur nature native
et spontanée. Ne pensez pas que le jeune homme n’a pas de force
parce qu’il ne peut causer avec vous et moi. Écoutez ! dans la
chambre voisine, qui donc parle avec tant de clarté et
d’enthousiasme ? Cieux ! c’est lui. – Quoi ! c’est ce composé de
timidité et de silence qui pendant des semaines entières n’a rien fait
que manger lorsque vous étiez là, qui maintenant se répand en
paroles résonnantes comme le timbre des cloches ! Il semble qu’il
sait maintenant comment parler à ses contemporains. Timide ou
hardi, en vérité, il saura comment nous rendre inutiles, nous ses
aînés.

La nonchalance des enfants qui, étant sûrs d’un dîner,


dédaignent autant qu’un souverain de dire ou de faire quelque chose
pour se concilier quelqu’un, voilà la saine attitude de la nature
humaine. L’enfant est le maître de la société ; indépendant,
irresponsable, regardant de son coin sur les gens et les faits qui
passent auprès de lui, il les juge, il prononce sur leur mérite dans le
vif résumé familier aux enfants, il les déclare bons, mauvais,
intéressants, éloquents, niais, ennuyeux. Il ne s’inquiète pas des
conséquences, des intérêts ; il donne un verdict indépendant et naïf ;
vous pouvez le flatter, lui ne vous flatte pas. Un homme est comme
emprisonné par la conscience qu’il a de lui-même. Aussitôt qu’il a
une fois agi ou parlé avec éclat, il est une personne compromise,
surveillée par la sympathie ou la haine de milliers d’individus dont il
doit maintenant tenir compte. Il n’y a pas de Léthé pour lui. Ah ! s’il
pouvait encore rentrer dans son ancienne indépendance, dans sa
neutralité ! L’homme qui aurait ainsi perdu toute son ancienne
tranquillité, et qui continuerait à se conduire avec la même
innocence sans affectation, sans préjugés, sans effroi, incorruptible,
qui continuerait à regarder avec ses anciens yeux, celui-là serait
formidable et fait pour attirer à jamais les regards du poète et des
hommes. La force de cette immortelle jeunesse se ferait
incontestablement sentir. Il exprimerait sur toutes les affaires
passagères des opinions qui, n’étant pas individuelles, mais
nécessaires et éternelles, s’enfonceraient comme des traits dans les
oreilles des hommes et les rempliraient de crainte.

Voilà les voix que nous entendons dans la solitude, mais elles
deviennent faibles et à peine perceptibles à mesure que nous
entrons dans le monde. La société est partout en conspiration contre
la virilité de chacun de ses membres. La société est une compagnie
d’assurance dans laquelle les membres s’entendent pour la sûreté
de leur nourriture, à condition que le mangeur rendra en échange sa
liberté et sa culture. La vertu qu’elle demande avant tout est la
conformité. La confiance en soi est son aversion. Elle n’aime pas les
réalités et les créateurs, mais les usages et les coutumes.

Celui qui veut être un homme doit être un non-conformiste.


Celui qui veut conquérir les palmes immortelles ne doit pas être
troublé par le nom du bien, mais doit chercher où est le bien. Rien
n’est aussi sacré que l’intégrité de notre propre esprit. Absolvez
vous-même, et vous conquerrez le suffrage du monde. Je me
souviens d’une réponse que, dans ma jeunesse, je fus poussé à faire
à un interlocuteur distingué qui avait coutume de m’importuner avec
les chères vieilles doctrines de l’Église ; sur mon dire : « Qu’ai-je à
faire de la sainteté des traditions si je puis vivre par moi-même, par
mon impulsion morale intérieure ; » mon ami observa « que « les
impulsions pouvaient venir d’en bas et non d’en haut. » Je répliquai
alors : « Il ne me semble pas qu’il en soit ainsi ; mais si, par hasard,
je suis l’enfant du diable, je vivrai alors d’après les lois du diable 5. »
Le bien et le mal ne sont que des noms faciles à transporter à ceci,
ou à cela ; le seul droit est celui qui est conforme à ma constitution,
le seul tort celui qui lui est opposé. Un homme doit se comporter en
présence de toute opposition comme si, à l’exception de sa
personne, toutes choses n’étaient qu’étiquettes et phénomènes. Je
suis honteux en pensant combien nous capitulons aisément avec les
mots et les signes, avec les associations et les institutions mortes.
Tout individu au maintien décent et au beau langage m’affecte et
me commande beaucoup plus qu’il ne serait nécessaire. Je dois
marcher la tête haute, vivre de ma vie individuelle et dire rudement
la vérité dans tous les sentiers. Si la malice et la vanité portent
l’habit de la philanthropie, les laisserons-nous donc passer ? Si
quelque colérique bigot prend en main cette excellente cause de
l’abolition et vient à moi avec les dernières nouvelles arrivées des
Barbades, pourquoi donc ne lui di-rais-je pas : « Va, aime ton enfant,
sois modeste et garde une bonne nature, et ne viens plus vernir ta
dure et égoïste ambition avec cette incroyable tendresse pour des
gens de couleur noire qui habitent à cent lieues de toi ; tu portes au
loin ton amour et tu n’es que haine à ton foyer. » Rude et impolie
serait une telle réception, mais la vérité est plus belle que
l’affectation de l’amour. Votre bonté doit avoir un certain tranchant
ironique, sinon elle est nulle. La doctrine de la haine doit être
prêchée comme la contrepartie de la doctrine de l’amour lorsque
cette dernière fatigue et ennuie. J’évite mon père et ma mère, ma
femme et mon frère, lorsque mon génie intérieur m’appelle.
Volontiers j’écrirais sur ma porte : Absent par caprice. » J’aime à
croire que cet acte aurait un meilleur mobile que le caprice ; mais
enfin nous ne pouvons passer toutes nos journées à expliquer notre
conduite. N’attendez pas de moi que je vous dise pourquoi je
recherche, ou pourquoi j’évite la société. Et bien plus, ne venez pas
me parler, comme un brave homme le faisait hier encore, du devoir
qui m’impose d’élever tous les hommes pauvres à une meilleure
situation. Est-ce qu’ils sont mes pauvres ? Je te dis, imbécile
philanthrope, que je regrette le dollar, le sou, le liard que je donne à
des hommes qui ne m’appartiennent pas et auxquels je n’appartiens
pas. Il y a une classe de personnes envers lesquelles je suis comme
acheté et vendu, par affinité spirituelle ; pour celles-là, j’irai en
prison si cela est nécessaire ; mais vos mélanges de charité
populaire, mais la construction d’églises pour [8] la triste fin à
laquelle s’arrêtent tant d’hommes de nos jours, mais l’éducation du
collège pour des fous, mais les aumônes aux sots, mais les mille
sociétés de secours ! – Je l’avoue bien, que quelquefois je succombe
et que je donne mon dollar ; c’est un dollar stérile que de jour en
jour j’aurai la virilité de refuser.

Les vertus dans l’opinion populaire sont plutôt l’exception que la


règle : il y a l’homme et ses vertus. Les hommes font une bonne
action pour témoigner de leur courage et de leur charité, et aussi
beaucoup comme s’ils étaient condamnés à payer une amende en
expiation de leur non apparition journalière à quelque parade. Ils
accomplissent leurs œuvres comme une apologie ou une expiation
de leur vie mondaine, de même que les invalides et les insensés
payent une plus forte pension. Leurs vertus sont des pénitences.
Mais moi je ne désire pas expier, mais vivre. Ma vie n’est pas une
apologie, c’est ma vie. Je vis pour moi-même et non pour donner
mon existence en spectacle. Je préfère qu’elle soit d’un train plus
modeste, pourvu qu’elle soit égale et naïve. Je la voudrais
résonnante et douce, se souciant peu de la douleur et du bien-être ;
de la sorte elle serait unique et renfermerait tout, charité, combat,
conquête, hygiène. Je demande à votre vie individuelle de me
donner l’assurance première que vous êtes un homme, et je vous
refuse le bénéfice de répondre par vos actions à cette question. Que
j’accomplisse ou non ces actes qui sont tenus pour excellents, je sais
par moi-même que cela est indifférent 7. Je ne puis consentir à payer
pour un privilège là où je me sens un droit intrinsèque. Aussi faibles
que soient mes dons actuels, ma valeur individuelle, je n’ai pas
besoin pour ma caution et pour la caution de mes frères de mes
actions ou de tout autre témoignage secondaire.

Mon devoir et non l’opinion des hommes, voilà ce qui me


concerne. Cette règle, également sévère et ardue dans la vie active
et dans la vie intellectuelle, peut servir à faire la complète distinction
entre la grandeur et la bassesse. Cette règle est la plus difficile à
suivre, car vous trouverez toujours des hommes pénétrés de la
pensée qu’ils savent mieux que vous-même quel est votre devoir.
Dans le monde, il est aisé de vivre conformément à l’opinion du
monde ; dans la solitude, il est aisé de vivre d’après notre propre
opinion ; mais le grand homme est celui qui, au milieu de la foule,
conserve avec une pleine douceur l’indépendance de la solitude.

Se conformer à des usages qui n’existent pas pour vous, voilà ce


qui dissémine votre force ; vous perdez ainsi votre temps, et vous
effacez le relief de votre caractère si vous maintenez une Église
morte, si vous encouragez une morte société biblique, si vous votez
avec un grand parti soit pour, soit contre le gouvernement, si vous
ouvrez à tout venant votre table comme le ferait un vil hôtelier.
J’aurai peine à découvrir par derrière tous ces remparts quel homme
vous êtes réellement. En agissant ainsi, d’ailleurs, c’est autant de
votre force personnelle que vous répandez hors de vous. Mais
accomplissez l’action qui vous est propre, et aussitôt je vous
connaîtrai. Accomplissez votre œuvre, et cette action doublera votre
force originale. L’homme devrait savoir quel colin-maillard c’est que
ce jeu de conformité. Si je sais à quelle secte vous appartenez,
j’anticipe sur vos arguments. J’entends un prédicateur annoncer pour
sujet de son sermon l’utilité de quelqu’une des institutions de l’Église
dont il est un membre. Est-ce que je ne sais pas d’avance qu’il ne
peut dire aucun mot neuf et spontané ? Est-ce que je ne sais pas
que, malgré toute cette ostentation et ces promesses d’examiner les
fondements de cette institution, il ne le fera certainement pas ? Est-
ce que je ne sais pas qu’il s’est engagé à ne regarder que d’un côté,
le côté permis, et qu’il parlera non comme un homme, mais comme
ministre de la paroisse ? C’est un procureur acquis à une cause, et
dont les allures de barreau ne sont que la plus frivole des
affectations. Mais pourtant bien des hommes ont essuyé leurs yeux
avec leurs mouchoirs, et entrent avec lui en communauté d’opinion.
Cette conformité ne les rend pas faux dans quelques cas
particuliers, mais faux dans toutes les occasions. Leur vérité n’est
pas vraie. Avec eux, deux n’est pas réellement deux, quatre n’est
pas réellement quatre ; si bien que chaque mot qu’ils disent nous
chagrine, et que nous ne savons comment faire pour les mettre à la
raison. Pendant ce temps, la nature n’est pas paresseuse, elle nous
revêt de l’uniforme de prisonnier en nous donnant l’habit du parti
auquel nous appartenons. Nous arrivons à prendre une certaine
coupe de figure, et nous acquérons par degrés la plus charmante
expression d’âme. Il y a une circonstance individuelle qui ne manque
jamais de se manifester : c’est cette sotte face de la flatterie
obligée, ce sourire forcé qui nous échappe lorsque nous nous
sentons mal à l’aise pour répondre à une conversation qui ne nous
intéresse pas. Les muscles du visage n’étant pas spontanément
émus, mais bien remués par un lent et factice effort de la volonté,
font, par leur tension sur toute la surface du visage, le plus
désagréable effet, et laissent apercevoir un sentiment de
répugnance et de mépris qu’aucun brave jeune homme ne
supporterait deux fois.

En punition de cette non-conformité à ses usages, le monde


vous chasse par ses mécontentements. Et, cependant, un homme
doit savoir estimer à sa juste valeur une physionomie mécontente.
Les passants le regardent de travers dans les rues, les visiteurs dans
le salon de son ami. Si cette aversion avait, comme la sienne propre,
son origine dans le mépris et la résistance, il pourrait en vérité s’en
retourner à sa demeure l’esprit troublé par de tristes pensées ; mais
les physionomies malveillantes ou bienveillantes de la multitude
n’ont pas de causes profondes, n’ont aucune raison d’être
supérieures, mais naissent et s’évanouissent selon le vent qui souffle
et les nouvelles des feuilles publiques. Cependant ce
mécontentement de la multitude est plus formidable que celui d’un
sénat ou d’un collège. Il est aisé pour un homme ferme et qui sait le
monde d’endurer la colère des classes cultivées : leur rage est
prudente et pleine de décorum, car elles sont timides, sentant bien
qu’elles aussi sont vulnérables. Mais lorsqu’à leur rage féminine
vient s’ajouter l’indignation du peuple, lorsque la force brutale et
inintelligente qui gît au fond de la société vient à hurler et à mugir,
alors il est nécessaire de l’habitude de la magnanimité et de la
religion pour traiter cette colère comme une bagatelle sans
importance.

Après cette servile conformité, une autre terreur qui nous


éloigne de la confiance en nous-mêmes, c’est notre persistance,
c’est ce respect pour nos actes et nos paroles passées qui provient
de ce que les autres hommes n’ayant pas d’autre donnée pour
mesurer notre orbite que nos actes passés, nous serions désolés de
les désappointer.
Cette folle persistance est le génie qui hante les petits esprits, le
génie qu’adorent les petits hommes d’État, les petits philosophes et
les petits théologiens. Avec cette persistance, une grande âme n’a
absolument rien à faire. L’homme qui s’inquiète de cette persistance
pourrait tout aussi bien s’inquiéter de son ombre peinte sur le mur.
Fermez vos lèvres, cousez-les fortement ! ou bien, si vous voulez
être un homme, dites fermement ce que vous avez pensé
aujourd’hui en mots aussi rudes que des boulets de canon ; demain
dites ce que vous penserez avec des paroles aussi franches, bien
qu’elles contredisent tout ce que vous avez dit aujourd’hui. Ah bien !
alors, s’écrieront les vieilles dames, vous serez bien sûr de n’être
pas compris. N’être pas compris ! c’est le mot d’un fou. Est-il si
mauvais déjà de n’être pas compris ? Pythagore ne fut pas compris,
ni Socrate, ni Jésus, ni Luther, ni Copernic, ni Galilée, ni Newton, [13]
ni aucuns des esprits sages et purs qui ont pris chair. Être grand est
une excellente condition pour n’être pas compris.

L’homme ne peut violer sa nature. Toutes les saillies de sa


volonté sont unies par la loi de son être, de même que les inégalités
des Andes et de l’Himalaya sont insignifiantes et ne peuvent
contrarier la courbe de la sphère terrestre. Et il importe peu de
savoir de quelle façon vous éprouverez cette nature. Un caractère
est comme une stance ou un acrostiche alexandrin, lisez-les par en
bas, par en haut, de travers, ils répéteront toujours la même chose.
Dans cette charmante vie des bois dont Dieu a fait mon lot, laissez-
moi me ressouvenir jour par jour de mes honnêtes pensées, sans
préméditation, sans réticences, et je n’en doute pas, je les trouverai
symétriques. Mon livre exhalera l’odeur du pin et résonnera du
bourdonnement des insectes. L’hirondelle qui vole auprès de ma
fenêtre entrelacera dans la trame de mon style la paille qu’elle porte
à son bec. Nous passons pour ce que nous sommes. Le caractère se
manifeste malgré notre volonté. Les hommes s’imaginent qu’ils ne
manifestent leurs vertus et leurs vices que par des actes patents, et
ils ne voient pas que la vertu ou le vice émettent un souffle à chaque
minute.

Ne redoutez pas d’éviter d’imprimer à la variété de vos actions


ce caractère de non persistance ; il suffit que chacune de ces actions
soit honnête et naturelle à son heure : si une seule porte ce
caractère, toutes les autres s’harmoniseront, aussi dissemblables
qu’elles paraissent. Ces variétés s’effacent lorsqu’on les considère à
une courte distance ou d’une toute petite hauteur de [14] pensée.
Une même tendance les unit toutes. Le voyage du meilleur vaisseau
n’est qu’une ligne en zig zag ; mais regardez cette ligne à une
distance suffisante, et vous verrez toutes ces irrégularités se fondre
en une ligne égale et droite. C’est ainsi que s’expliqueront vos
actions naturelles et naïves.
Mais la conformité n’explique rien. Agissez simplement, et les
actions précédentes que vous aurez faites simplement justifieront
celle d’aujourd’hui. La grandeur en appelle toujours à l’avenir. Si je
puis être assez grand pour agir droitement et mépriser l’opinion,
c’est que mes actions d’autrefois me défendent maintenant. Qu’il
arrive ce qu’il pourra, aujourd’hui agissez noblement ; méprisez
toujours les apparences. La force du caractère est une force qui
résulte de l’accumulation des forces de la volonté, de façon que la
vertu des jours passés remplit encore de santé le jour d’aujourd’hui.
Qu’est-ce qui donne aux héros du sénat et des champs de bataille
cette majesté qui remplit l’imagination ? L’idée d’une suite de jours
illustres et de victoires qu’ils traînent après eux. Ses actions
répandent leur lumière sur l’acteur, le héros qui s’avance. Pour l’œil
de chaque homme, il est comme suivi par une escorte visible
d’anges. C’est là ce qui fait gronder le tonnerre dans la voix de
Chatham, c’est là ce qui met la dignité dans le port de Washington,
ce qui fait briller l’Amérique dans les yeux d’Adams. L’honneur est
vénérable, parce qu’il n’est pas éphémère, et qu’il est toujours, au
contraire, une vieille vertu. Nous lui rendons hommage aujourd’hui,
parce qu’il n’est pas d’aujourd’hui. Nous l’aimons, parce qu’il n’est
pas une trappe pour notre amour et notre hommage, mais parce
qu’il est indépendant, qu’il dérive de lui-même, et qu’il est toujours
d’une antique lignée sans tache, quand bien même ce serait dans la
personne d’un jeune homme qu’il se manifesterait.

J’espère que dans notre temps nous aurons entendu pour la


dernière fois parler de conformité aux usages du monde et de
persistance. Jetez ces mots en pâture aux journaux ; laissons-les se
ridiculiser eux-mêmes. Au lieu de la banale cloche, écoutons plutôt
quelques sons de la flûte spartiate. Un grand homme vient pour
dîner à ma maison ; je ne souhaite pas de lui plaire, je souhaite qu’il
me plaise. Je désire que ma réception soit cordiale, mais elle doit
d’abord être vraie. Affrontons et réprimandons la médiocrité polie et
le sordide contentement de ce temps-ci ; jetons à la face de la
coutume et de l’habitude ce fait qui est le fait dominant de toute
l’histoire, c’est que là où un homme se meut, un grand acteur, un
grand penseur responsable se meut également
; c’est qu’un homme vrai n’appartient à aucun temps, à aucun
lieu, mais se fait le centre de l’univers. Là où il est, là est la nature. Il
mesure les hommes, les événements, et vous êtes forcé de marcher
sous son étendard. Ordinairement chaque personne que l’on
rencontre dans la société nous rappelle quelque autre personne,
quelque autre chose. Mais un grand caractère ne nous rappelle rien.
Il prend la place de la création tout entière. L’homme doit s’élever
jusqu’au point de rendre indifférentes toutes les circonstances et de
rejeter dans l’ombre tous les moyens. Tous les grands hommes sont
cela et font cela. Chaque homme vrai est une cause, une contrée, un
siècle ; il lui faut des espaces infinis et d’innombrables années pour
accomplir sa pensée, et la postérité semble suivre ses pas comme
une procession. César est né, et nous aurons pour des siècles un
empire romain. Le Christ est né, et des millions d’esprits
s’attacheront à son génie et grandiront avec lui. Une institution n’est
que l’ombre allongée d’un homme ; témoin la reforme de Luther, le
quakerisme de Fox, le méthodisme de Wesley, l’abolition de
Clarkson. Milton appelait Scipion le sommet de Rome : toute histoire
se résout aisément d’elle-même dans la biographie de quelques
personnes passionnées et fortes.

Que l’homme connaisse sa valeur et foule à ses pieds les


circonstances.
Pourquoi irait-il, à la manière d’un bâtard, d’un intrigant ou d’un
pauvre enfant élevé par charité, rôdant, s’esquivant timidement
dans ce monde qui est le sien. L’homme qui dans la rue ne trouve en
lui-même aucune force correspondante à celle qui a bâti une tour ou
taillé un dieu de marbre, se sent humble en les contemplant. Une
statue, un palais, un livre somptueux ont pour lui un air étrange et
menaçant, et semblent lui dire : Qui êtes-vous, monsieur ? Et
cependant toutes ces choses ne sont, en réalité, que comme des
solliciteurs qui réclament son attention et adressent des pétitions à
ses facultés, afin que leur regard se tourne de leur côté et qu’elles
les prennent en leur possession. La peinture réclame mon verdict,
par exemple ; me commande-t-elle ? non ; mais je dois examiner ses
réclamations et établir dans quelle mesure les louanges qu’elle
réclame doivent lui être accordées. L’histoire populaire de ce
manant qui, ramassé ivre mort dans la rue, fut apporté à la maison
d’un duc, décrassé, habillé, couché dans le lit du duc, traité à son
réveil avec la plus obséquieuse politesse et auquel on persuada que
jusqu’alors il avait été insensé, – cette histoire doit sa popularité à ce
fait qui symbolise si bien la vie de l’homme, lequel est dans le
monde une sorte d’idiot, mais dont la raison se réveille de temps à
autre, et qui alors, dans ces courts moments de clairvoyance, se
trouve un véritable prince.

Notre manière de lire est celle de mendiants et de sycophantes.


Dans l’histoire, notre imagination nous abuse et fait de nous des
fous. Royauté et aristocratie, puissance et État, tous ces mots
composent pour nous un plus somptueux vocabulaire que les noms
des particuliers et des voisins, que les simples noms de Jean et
d’Édouard, de leur petite maison et de leur travail habituel de
chaque jour, et pourtant, des deux côtés, les choses de l’existence
sont les mêmes ; des deux côtés la somme totale de la vie est la
même. Pourquoi donc avons-nous tant de déférence pour le roi
Alfred, pour Scanderbeg, pour Gustave-Adolphe ? Ils furent vertueux,
mais ont-ils donc emporté toute vertu avec eux ? Lorsque les
humbles individus agiront dans un grand but, l’éclat ira des actions
des rois à celles des simples gentlemen.

Le monde, à la vérité, a été instruit par ces rois qui ont ainsi
magnétisé les yeux des nations. Il a été instruit par ce grand
symbole, et a appris par lui ce respect mutuel que l’homme doit à
l’homme. La joyeuse loyauté avec laquelle les hommes ont partout
permis que le roi, le noble, le grand propriétaire établissent la loi et
la hiérarchie des personnes et des choses, la modifiassent et
récompensassent les bienfaits, non par l’argent, mais par l’honneur,
qu’était-elle sinon le signe hiéroglyphique au moyen duquel ils
exprimaient la conscience de leurs propres droits et leur propre
grandeur ?

Mais le magnétisme qu’exerce toute action originale s’explique


aussitôt que nous cherchons les raisons de cette confiance
personnelle. Qu’est-ce donc que ce moi originel sur lequel peut être
fondée une universelle confiance ? Quelle est la nature et le pouvoir
de cette étoile de la science qui, sans parallaxe, sans éléments
calculables, jette un rayon de beauté sur les actions les plus triviales
et les plus impures aussitôt que la moindre marque d’indépendance
se manifeste ? La recherche nous conduit à cette source qui est à la
fois l’essence du génie, l’essence de la vertu et l’essence de la vie,
et que nous appelons spontanéité et instinct. Cette sagesse
primordiale s’appelle intuition, par opposition à nos autres moyens
de connaître, qui sont des méthodes acquises. Toutes les choses
trouvent leur commune origine dans cette force profonde, dans ce
fait qu’aucune analyse ne peut atteindre. Car le sentiment de l’Être
qui, dans nos heures calmes, s’élève, on ne sait comment, dans
l’âme, n’est pas différent des choses extérieures, de l’espace, du
temps, de la lumière, de l’homme, mais ne fait qu’un avec eux, car il
provient évidemment de la même source d’où sont sortis leur être et
leur vie. Nous participons à la vie par la quelle tout existe, et
cependant, oubliant que nous sommes sortis de la même source,
nous regardons comme des apparences tous les objets de l’univers.
Dans l’intuition est la fontaine de l’action et la fontaine de la pensée.
C’est en elle qu’est le souffle de cette inspiration qui donne à
l’homme la sagesse, de cette inspiration qui ne peut être niée sans
impiété et sans athéisme. C’est par elle que nous nous asseyons sur
les genoux de l’intelligence infinie qui fait de nous les organes de
son activité et les temples de sa vérité. Lorsque nous discernons la
justice, lorsque nous discernons la vérité, nous ne faisons rien de
nous-mêmes, mais simplement nous ouvrons un passage à ses
rayons. Lorsque nous nous demandons d’où vient cela ; – lorsque
nous essayons de fouiller dans notre âme pour y surprendre les
causes de ces faits, – toute philosophie, toute métaphysique se
trouve en faute. La présence ou l’absence de notre âme est tout ce
que nous pouvons affirmer. Chaque homme distingue parfaitement
les actes volontaires de son esprit de ses perceptions involontaires,
et il sait qu’il doit à ces dernières un profond respect. Il peut errer
dans la manière de les rendre et de les exprimer, mais il sait que,
non plus que le jour et la nuit, elles ne sont discutables. Toutes mes
actions volontaires, toutes mes connaissances acquises sont choses
vagues et de hasard ; mais la rêverie la plus triviale, l’émotion naïve
la plus simple sont à la fois familières et divines. Les hommes sans
pensée contredisent aussi facilement les perceptions que les
opinions, et même plus facilement parce qu’ils ne savent pas
distinguer entre l’intuition et la connaissance. Ils s’imaginent que je
choisis, pour la mieux voir, cette chose ou cette autre. Mais la
perception n’est pas capricieuse, elle est fatale. Si je distingue un
rayon de la vérité, mon enfant le verra après moi, et puis, dans le
cours du temps, tout le genre humain, bien qu’il puisse arriver qu’il
n’ait été jamais vu avant moi, car ma perception d’une vérité est un
fait aussi réel que le soleil.

Les relations de l’âme avec l’esprit divin sont si pures qu’il est
profane de chercher à y introduire des auxiliaires. Si Dieu parlait, il
ne nous communiquerait pas seulement une chose, mais toutes les
choses, il remplirait le monde du bruit de sa voix ; du centre de sa
pensée présente il répandrait la lumière, la nature, le temps et les
âmes, et créerait tout de nouveau. De même, lorsqu’un esprit simple
reçoit la sagesse divine, alors les vieilles choses s’évanouissent ; les
textes, les docteurs, les méthodes, les temples tombent ; il vit et
absorbe le passé et le futur dans l’heure présente. Toutes les
choses, sans exception, deviennent sacrées et sont comme
dissoutes dans leur propre cause, si bien que, dans ce miracle
universel, tous les miracles particuliers disparaissent. C’est pourquoi,
si un homme, prétendant vous parler de Dieu, vous ramène à la
phraséologie de quelque nation ensevelie dans une autre contrée,
dans un autre monde, ne le croyez pas. Le gland est-il donc
préférable au chêne dans toute sa beauté ? Le père est-il meilleur
que l’enfant dans lequel il a mis toute la maturité de son être ? D’où
vient donc ce culte du passé. Les siècles sont des conspirateurs en
guerre avec la santé et la majesté de l’âme. Le temps et l’espace ne
sont que les couleurs physiologiques que l’œil imagine, mais l’âme
est la lumière ; là où est l’âme, là est le jour ; là où elle était, là est la
nuit ; et l’histoire est une impertinence et une injure si elle est autre
chose qu’un joyeux apologue et une parabole de mon être et de ma
destinée.

L’homme est timide et implore toujours l’indulgence pour lui-


même.
Il n’ose pas dire : je pense, je suis, mais il fait une citation de
quelque saint ou de quelque sage. Il est confus en présence du brin
de gazon et de la rose qui s’ouvre. Ces roses qui sont sous ma
fenêtre se soucient peu des anciennes roses et des plus belles ; elles
sont ce qu’elles sont ; elles vivent aujourd’hui en présence de Dieu.
Il n’y a pas de temps pour elles. La rose est simplement la rose, et
elle est parfaite dans chaque moment de son existence. Avant qu’un
seul bouton ait éclaté, toute sa vie a agi ; la fleur tout à fait épanouie
n’est pas plus vivante que la tige dépourvue de feuilles. Elle satisfait
la nature dans tous les moments également. Mais l’homme diffère,
se souvient, il ne vit pas dans le présent, mais, la tête tournée en
arrière, il regrette le passé, et, insoucieux des richesses qui
l’entourent, il se dresse sur la pointe du pied pour regarder dans
l’avenir. Il ne peut être heureux et fort qu’en vivant lui aussi avec la
nature dans le présent, au-dessus du temps.

Cela est assez simple, et cependant voyez combien de fortes


intelligences qui n’osent pas encore écouter Dieu lui-même, à moins
qu’il ne parle la phraséologie de David, Jérémie ou Paul. Sans doute
que nous n’attacherons pas toujours un si grand prix à quelques
textes et à quelques existences. Nous sommes comme des enfants
qui répètent par routine les sentences de leurs grand’mères et de
leurs tuteurs, et, à mesure qu’ils grandissent, des hommes de talent
et de caractère qu’ils ont eu l’occasion de rencontrer. Péniblement
ils cherchent à se rappeler les exactes paroles qu’ils ont entendues ;
mais un jour, lorsqu’ils arrivent d’eux-mêmes au point de vue où
étaient placés ceux qu’ils avaient écoutés autrefois, alors ils
comprennent entièrement le sens de ces paroles et voudraient bien
pouvoir les oublier. Lorsque nous avons une nouvelle perception,
débarrassons joyeusement notre mémoire de ces trésors entassés
comme d’objets de rebut. Si un homme vit avec Dieu, sa voix sera
aussi douce que le murmure du ruisseau et le frémissement de la
moisson courbée par le vent.

Et maintenant la plus haute vérité sur ce sujet n’est pas


exprimée et probablement ne peut pas l’être, car tout ce que nous
disons n’est que l’ombre et le lointain souvenir de l’intuition. Lorsque
le bien est tout près de vous et que vous avez en vous-même la
plénitude de la vie, ce n’est par aucun moyen connu et préparé
d’avance. Vous ne remarquez pas les empreintes des pas d’aucun
autre, vous ne voyez pas la figure de l’homme, vous n’entendez
prononcer aucun nom ; pensée, méthode, bien, semblent étranges
et nouveaux. Cette plénitude de la vie exclut tout autre être ; vous
venez de l’humanité, mais vous n’allez pas vers elle. Toutes les
personnes qui ont jamais existé ne sont plus que des serviteurs
fugitifs. La crainte et l’espérance n’existent plus.
Nous ne réclamons rien, et l’espoir même semble quelque chose
de vil. Nous sommes en pleine vision. Il n’y a plus rien que nous
puissions appeler gratitude et même joie. L’âme est élevée au-
dessus de la passion. Elle contemple l’identité et la cause éternelle,
et perçoit directement la vérité et la justice. Alors nous sommes
comme envahis par la tranquillité et sans inquiétude pour l’univers,
en voyant que toutes choses vont bien. Les vastes espaces de la
nature, l’océan Atlantique, la mer du Sud ; les vastes intervalles du
temps, les années, les siècles, n’ont plus aucune importance. Ce que
je pense et ce que je sens anéantit le premier état de ma vie et ses
circonstances, en les rehaussant, comme il rehausse mon présent,
comme il rehaussera toute circonstance possible, ce que nous
appelons la vie et ce que nous appelons la mort.
La vie actuelle compte seule et non la vie passée. La puissance
cesse à l’instant du repos ; elle existe dans le moment de transition
d’un état passé à un état nouveau, au moment où on se lance dans
le gouffre, où on court vers le but. Le monde déteste les
manifestations de l’âme, car ces manifestations abaissent le passé,
mettent les richesses au niveau de la pauvreté, changent la
réputation en honte, et confondent le saint avec le criminel en les
mettant également de côté. Pourquoi alors parler de confiance en
soi-même ? Tant que l’âme est présente il n’y a aucun pouvoir
confiant, il n’y a que des pouvoirs actifs.
Parler de confiance est véritablement une pauvreté. Parlons
plutôt de ce qui se confie, parce que cela seul travaille et existe.
Celui qui a plus d’âme que moi me maîtrise, quand bien même il ne
remuerait pas le doigt. Autour de lui, je dois errer condamné par la
loi de la gravitation des esprits ; celui, en revanche, qui a moins
d’âme que moi, je le gouvernerai avec la même facilité. Lorsque
nous parlons de vertus éminentes, nous prenons ces mots pour des
figures de rhétorique, et nous ne voyons pas que la vertu, c’est
l’élévation ; qu’un homme ou une société d’hommes imprégnés de
ces principes doivent, de par les lois de la nature, conquérir et
subjuguer les cités, les nations, les rois, les hommes opulents et les
poètes qui n’ont pas en eux leurs vertus.

Cette domination de la vertu, qui est la fusion de toutes choses


dans l’unité sacrée, est le dernier fait que nous atteignons si vite,
qu’il s’agisse de ce sujet ou de tout autre. La vertu est le dominateur
; le Créateur, l’unique réalité. Toutes les choses n’ont de réalité que
par le plus ou le moins de vertu qu’elles contiennent. La dureté,
l’économie, la chasse, la pêche, la guerre, l’éloquence, la valeur
personnelle, toutes ces choses engagent jusqu’à un certain point
mon respect et mon attention, comme étant des exemples de la
présence de l’âme et des exemples d’actions impures en désaccord
avec la vertu. J’observe la même loi dans la nature. Le poids d’une
planète, l’arbre courbé par le vent qui se relève lui-même, les
ressources vitales de chaque végétal et de chaque animal, sont des
démonstrations de l’âme qui se suffit à elle-même, et qui par
conséquent se confie en elle-même. Toute l’histoire, depuis ses plus
grandes hauteurs jusqu’à ses dernières trivialités, n’est que le
mémorial de cette puissance.

Et puisque tout se concentre dans cette unique essence, ne


rôdons pas çà et là. Asseyons-nous en silence dans notre demeure et
vivons en compagnie de cette unique vertu. Étonnons et forçons au
silence les hommes, les institutions et les livres, par une simple
déclaration de ce fait divin. Prions-les d’ôter leurs souliers de leurs
pieds, car Dieu est ici avec nous. Que notre simplicité les juge tous,
et que notre docilité à notre propre loi démontre la pauvreté de la
nature et de la fortune en face de nos richesses natives.

Mais aujourd’hui nous sommes une véritable populace. L’homme


n’a pas de respect sacré pour l’homme ; l’âme ne sait pas qu’elle
doit demeurer calme, se mettre en communication avec les océans
intérieurs de l’esprit, mais elle va au loin mendier une coupe d’eau
puisée à l’urne des hommes. Nous devons marcher seuls.
L’isolement doit précéder la vraie société. Je préfère à tous les
prêches possibles le silence de l’église avant que l’office ait
commencé. Combien froides et chastes paraissent les personnes
enfermées dans le sanctuaire
! Ainsi donc restons toujours calmes. Pourquoi prendre pour
notre propre compte les fautes de notre ami, de notre femme, de
notre enfant, sous prétexte qu’ils sont assis autour de notre foyer et
qu’ils sont dits avoir le même sang que nous ? Tous les hommes ont
mon sang, j’ai le sang de tous les hommes. Est-ce que pour cela
j’adopterai leur pétulance et leur folie jusqu’à me couvrir de honte ?
Toutefois notre isolement ne doit pas être mécanique, mais
spirituel ; il doit s’appeler élévation. Par moments, le monde entier
semble conspirer pour vous importuner par d’emphatiques
bagatelles. L’ami, le client, l’enfant, la maladie, la crainte, le besoin,
la charité, tous frappent à la fois à la porte de notre cabinet, et
disent : descends avec nous. Ne prodigue pas ton âme, ne descends
pas, garde ton maintien, reste à ta demeure dans ton propre ciel ; ne
va pas un seul instant te mêler aux faits, à leur tohu-bohu de
discordantes apparences, mais jette la lumière de ta loi sur leur
confusion. Je ne réponds au pouvoir que les hommes ont de
m’incommoder que par une faible curiosité. Aucun homme ne doit
m’approcher qu’en traversant mes propres actes. « Nous n’aimons
que ce que nous possédons, car par le désir nous nous dépouillons
de l’amour. »

Si nous ne pouvons subitement nous élever jusqu’à la sainteté


de l’obéissance et de la foi, résistons au moins à nos tentations,
entrons dans l’état de guerre et réveillons dans nos poitrines
saxonnes le courage de Thor et d’Odin. Cela, nous pouvons
l’accomplir dans nos temps de sentimentalité en disant la vérité.
Bannissez loin de vous l’hospitalité et l’affection mensongères ; ne
vivez pas plus longtemps pour l’espérance de ces gens trompés et
trompeurs avec lesquels nous conversons. Dites-leur : Ô père ! ô
mère ! ô femme ! ô frère ! ô ami ! j’ai vécu jusqu’à présent avec
vous selon les convenances ; désormais j’appartiens à la vérité.
Tenez-vous pour dit que dorénavant je n’obéirai pas moins à la loi
éternelle qu’à toute autre. Je n’aurai pas d’alliés, mais des proches.
Je m’efforcerai de nourrir mes parents, de soutenir ma famille, d’être
le chaste époux d’une femme ; mais ces relations, je dois les nouer
d’une manière toute nouvelle et sans précédents. J’en appelle de vos
coutumes. Je dois être moi-même. Je ne puis pas plus longtemps
m’annihiler pour vous. Si vous pouvez m’aimer tel que je suis, nous
en serons plus heureux ; si vous ne le pouvez pas, je m’efforcerai de
mériter votre affection. Mais encore une fois, je dois être moi-même,
et je ne cacherai pas mes goûts et mes aversions. Ainsi je vous
affirmerai que ce qui m’est intime est sacré, et en face de l’univers
j’accomplirai courageusement les pensées qui intérieurement me
réjouissent et le but que mon cœur m’assigne. Si vous êtes nobles,
vous m’aimerez ainsi ; si vous ne l’êtes pas, je ne vous choquerai
pas vous et moi-même par d’hypocrites attentions. Si vous êtes
véridiques, mais ne croyant pas aux mêmes vérités que moi,
attachez-vous à vos compagnons, je chercherai les miens. Je ne fais
pas cela d’une manière égoïste, mais humblement et sincèrement.
C’est votre intérêt, le mien et celui de tous les hommes de vivre
dans la vérité, quelque temps que nous ayons habité dans le
mensonge. Cela vous semble-t-il dur aujourd’hui ? Mais vous aimerez
bientôt ce qui vous est dicté par votre nature, et si nous suivons l’un
et l’autre la vérité, à la fin elle nous conduira sains et saufs au but. –
Mais, me dira-t-on, en agissant ainsi vous pouvez affliger vos amis.
Oui, mais je ne puis pas vendre ma liberté et mon pouvoir par
crainte de blesser leur sensibilité. D’ailleurs, tous les hommes ont
leur moment de raison où ils tournent les yeux vers l’absolue vérité ;
à ce moment-là, ils me justifieront et feront les mêmes choses que
moi.
Et véritablement, il est nécessaire qu’il ait en lui quelque chose
de divin, celui qui a rejeté les communs motifs de l’humanité et qui
s’est aventuré à se confier à lui-même. Haut doit être son cœur,
fidèle sa volonté, claire sa vue, pour qu’il puisse être à lui-même sa
doctrine, sa société, sa loi, pour qu’un simple motif puisse être pour
lui aussi puissant que la nécessité de fer l’est pour les autres.

Si on considère l’esprit présent de la société, on sentira la


nécessité de cette morale. Les nerfs et le cœur de l’homme
semblent desséchés, et nous sommes devenus de timides pleurards
découragés. Nous craignons la vérité, nous craignons la fortune,
nous craignons la mort, nous nous craignons les uns les autres.
Notre siècle ne contient pas de grandes et parfaites personnes. Nous
manquons d’hommes et de femmes qui puissent renouveler notre
vie et notre état social ; nous voyons que la plupart des natures de
notre temps sont insolvables, qu’elles ne peuvent satisfaire à leurs
propres besoins, qu’elles ont une ambition hors de toute proportion
avec leur force pratique et vont ainsi jour et nuit s’affaissant et
mendiant. Nous sommes des soldats de salons. La rude bataille de la
destinée qui donne la force, nous l’évitons.

Si nos jeunes gens se trompent dans leurs premières


entreprises, ils perdent tout courage. Si le jeune marchand ne réussit
pas, les hommes disent : Il est ruiné. Si le plus beau génie qui étudie
dans nos collèges n’est pas, un an après ses études, installé dans
quelque emploi à Boston ou à New-York, il semble à ses amis, et il lui
semble à lui-même, qu’il y a bien là matière à être découragé et à se
lamenter le reste de sa vie. Mais le stupide garçon de New-
Hampshire ou de Vermont qui tour à tour essaye de toutes les
professions, qui attelle les équipages, afferme, colporte, ouvre une
école, prêche, édite un journal, va au congrès, achète une charge de
magistrat et ainsi de suite, et qui, comme un chat, retombe toujours
sur ses pattes, vaut cent de ces poupées de la ville. Il marche de
front avec ses jours, il ne ressent aucune honte à ne pas étudier une
profession, il ne place pas sa vie dans l’avenir, mais il vit déjà ; il n’a
pas une chance, mais cent. Qu’un stoïque se lève donc qui nous
apprenne les ressources de l’homme ; qu’il nous apprenne qu’avec
la croyance en soi-même de nouvelles puissances apparaîtront, que
l’homme est le verbe fait chair, né pour guérir les péchés des
nations ; qu’il nous dise qu’il aurait honte de notre compassion et
que lorsqu’il agit d’après son inspiration personnelle, jetant de côté
les lois, les livres, les idolâtries et les coutumes, nous ne devons pas
nous apitoyer sur lui, mais le remercier et le respecter. Cet homme
rétablirait la vie humaine dans toute sa splendeur et rendrait son
nom cher à toute l’histoire.
Il est ainsi aisé de voir qu’une plus grande confiance en soi, un
nouveau respect pour la divinité de l’homme, doit accomplir une
révolution dans tous les emplois et dans toutes les relations des
hommes, dans leur religion, dans leur éducation, dans leurs
recherches, dans leur manière de vivre, dans leurs associations,
dans leur propriété, dans leurs vues spéculatives.

Et d’abord, quant à la religion, que sont, en général, les prières


des hommes ? Ce qu’ils appellent le Saint-Office n’est pas
suffisamment brave et viril. La prière erre dans l’infini, demandant à
Dieu d’ajouter à l’âme quelque vertu lointaine et inconnue ; elle se
perd ainsi dans les mille labyrinthes du naturel et du surnaturel, des
choses médiates et habituelles et des choses miraculeuses. Quant à
la prière qui s’attache à demander quelque commodité particulière
moindre que le bien absolu, elle est vicieuse. La prière est la
contemplation des faits de la vie dans son plus haut point de vue.
C’est le soliloque d’une âme contemplative et frémissante. C’est
l’esprit de Dieu trouvant que ses œuvres sont bonnes. Mais la prière,
prise comme moyen d’atteindre à une fin particulière, est lâche et
vile. Elle suppose le dualisme et non l’unité de la nature et de la
conscience. Aussitôt que l’homme ne fait plus qu’un avec Dieu, il
n’est plus comme individu. Alors il peut contempler la prière dans
chaque action ; la prière du fermier s’agenouillant dans son champ
pour le sarcler, la prière du rameur s’agenouillant sous l’effort de
chaque coup de sa rame, sont de véridiques prières que la nature
tout entière entend, bien qu’elles ne cherchent que des fins
vulgaires. Catarach, dans la Bonduca de Fletcher, lorsqu’on lui
enjoint de pénétrer les pensées du dieu Audate, répond : « Sa
pensée est ensevelie, cachée dans nos efforts ; nos actions
courageuses sont nos meilleurs dieux. »

Un autre genre de fausses prières, ce sont nos regrets. Le


mécontentement est le manque de confiance en soi ; c’est l’infirmité
de la volonté. Regrettez les calamités si vous pouvez par-là secourir
celui qui souffre ; sinon mettez-vous à l’ouvrage, et déjà le mal
commence à être réparé. Notre sympathie est juste aussi vile que
nos regrets. Nous allons vers ceux qui pleurent follement, puis nous
nous asseyons, et nous demandons à grands cris pour eux les
consolations de la société, au lieu de leur lancer la vérité et la santé
par de rudes secousses électriques et de les remettre de nouveau
par ce moyen en communication avec l’esprit. Le secret de la
fortune, c’est la possession de la joie. Bien venu des dieux et des
hommes est l’homme qui croit en lui. Pour lui, toutes les portes
s’ouvrent à deux battants ; toutes les langues parlent de lui, tous les
honneurs le couronnent, tous les yeux le suivent avec désir. Notre
amour va vers lui et l’embrasse, précisément parce qu’il n’en a pas
besoin. Nous le caressons et nous le célébrons avec sollicitude et
force louanges, parce qu’il a marché dans sa propre voie et qu’il a
dédaigné notre approbation. Les dieux l’aiment parce que les
hommes l’ont haï. « Pour l’homme persévérant, dit Zoroastre, les
bienheureux immortels sont pleins d’une vive sympathie. »

De même que les prières des hommes sont une maladie de la


volonté, ainsi leurs croyances sont une maladie de l’intelligence. Ils
disent, comme ces fous d’Israélites, que Dieu ne nous parle pas, de
peur que nous ne mourions. Vous, parlez et que tous ceux qui sont
avec vous parlent, et nous vous obéirons. Partout je suis privé de
rencontrer l’esprit de Dieu dans mon frère, parce qu’il a fermé les
portes de son propre temple et qu’il se contente de raconter sur
Dieu les histoires que lui a racontées son frère ou le frère de son
frère. Chaque nouvel esprit est une nouvelle classification. Si c’est
un esprit d’une activité peu commune, un Locke, un Lavoisier, un
Bentham, un Spurzheim, il impose sa classification aux autres
hommes, et avec elle, hélas ! un nouveau système. L’agrément de
ce système est toujours en proportion de la profondeur de la pensée
et du nombre des objets qu’il touche et met à la portée du disciple.
Mais tout cela apparaît surtout dans les croyances et dans les églises
qui sont aussi les classifications de quelque puissant esprit
s’exerçant sur la grande pensée élémentaire du devoir et les
relations de l’homme avec le Tout-Puissant. Tels sont le quakerisme,
le calvinisme, le swedenborgianisme. L’élève prend à subordonner
toute chose à la nouvelle terminologie le même plaisir que la jeune
fille qui, venant d’étudier la botanique, voit par ce moyen une
nouvelle terre et de nouvelles saisons. Il arrivera que, pour un
temps, l’élève sentira qu’il doit beaucoup au maître, il trouvera que
sa puissance s’est accrue par l’étude de ses écrits. Ce sentiment de
reconnaissance se prolongera jusqu’à ce qu’il ait épuisé l’esprit de
son maître. Mais, pour tous les esprits sans équilibre, la classification
est une idole, passe pour le lin et non pour un moyen rapidement
épuisable, si bien que les limites du système se confondent à leurs
yeux dans l’horizon lointain avec les limites de l’univers et que
toutes les lumières du ciel leur semblent suspendues dans l’arche
bâtie par leur maître. Ils ne peuvent imaginer comment vous,
étranger à leur système, vous pouvez voir, comment vous pouvez
avoir le droit de voir clair ; c’est quelque rayon de notre lumière que
vous nous dérobez, semblent-ils dire. Ils ne s’aperçoivent pas qu’une
lumière indomptable, non systématique, rejaillira sur toutes les
doctrines, même sur la leur. Laissons-les donc babiller en attendant
et appeler leur système leur propriété. Leur cabane, aujourd’hui si
nette et si nouvelle, deviendra trop étroite et trop basse pour eux
s’ils sont honnêtes et s’ils cherchent le bien ; elle craquera, elle
s’affaissera, elle pourrira et s’évanouira, et la lumière immortelle,
jeune et joyeuse, aux millions d’orbes et aux millions de couleurs,
brillera, sur l’univers comme au premier jour.

C’est grâce à ce manque de culture individuelle que l’idolâtrie


des voyages et les idoles de l’Italie, de l’Angleterre et de l’Égypte
subsistent encore pour les Américains instruits. Ceux qui ont rendu
l’Angleterre, l’Italie ou la Grèce vénérables à notre imagination n’ont
pas accompli cette tâche en rôdant autour de la création comme un
papillon autour d’une lampe, mais en s’attachant fortement à la
place où ils se trouvaient et en s’y tenant comme l’axe de la terre.
Dans nos heures viriles, nous sentons que notre devoir se trouve là
où nous sommes, et que nos joyeux compagnons de circonstance
nous suivront comme ils pourront. L’âme n’est pas voyageuse ;
l’homme sage reste chez lui en compagnie de son âme, et lorsque
l’occasion, la nécessité, le devoir l’appellent hors de sa demeure et
l’entraînent dans des contrées lointaines, il est encore chez lui à
l’étranger, il ne se dépouille pas de son individualité ; mais, par
l’expression de sa contenance, il fait sentir aux hommes qu’il est un
missionnaire de la sagesse et de la vertu, et qu’il visite les cités et
les hommes non comme un valet ou un chevalier d’aventure, mais
comme un souverain.

Je n’ai aucune objection à faire aux voyages entrepris pour un


but d’art, d’étude et d’éducation, pourvu que l’homme ait été
d’abord localisé et n’aille pas chercher au loin des choses plus
grandes que celles qu’il connaît. Celui qui voyage pour s’amuser ou
pour voir des choses qu’il ne peut emporter avec lui, voyage hors de
lui-même, et, parmi les vieilles choses, devient vieux même dans sa
jeunesse ; sa volonté et son esprit sont devenus aussi vieux et aussi
ruinés que Thèbes et Palmyre : il est une ruine qu’il promène à
travers des ruines.

Les voyages sont le paradis des fous. Nous devons à nos


premiers voyages la découverte que les lieux ne sont rien. Chez moi,
je rêve qu’à Naples et à Rome je serai enivré de beauté, et que je
perdrai ma tristesse. Je fais mes paquets, j’embrasse mes amis, je
m’embarque ; à la fin je me réveille à Naples, et à mes côtés se tient
le même fait sévère, le même moi triste et inflexible que j’avais
cherché à fuir. Je cherche le Vatican et les palais ; j’affecte d’être
enivré par la vue de toutes ces choses et les réflexions qu’elle me
suggèrent ; mais je ne suis pas enivré. Partout où je vais, ce même
moi m’accompagne.

Mais la rage des voyages n’est qu’un symptôme d’une


corruption plus profonde qui affecte toutes nos actions
intellectuelles. L’intelligence est vagabonde, et notre système
d’éducation la fouette encore sans relâche. Nos esprits voyagent
lorsque nos corps sont obligés de rester à la maison. Nous imitons
alors ; car qu’est-ce que l’imitation sinon le voyage de l’esprit ? Nos
maisons sont bâties dans le goût étranger ; nos tables sont garnies
d’ornements étrangers ; nos opinions, nos goûts, nos esprits tout
entiers suivent les leçons du passé et des nations lointaines, comme
une servante qui suit des yeux sa maîtresse. C’est l’âme qui a créé
les arts partout où ils ont fleuri. Ce fut dans son propre esprit que
l’artiste chercha son modèle. Ce fut une application de sa pensée à
la tâche qu’il avait à accomplir et aux conditions qu’il avait à
observer. Pourquoi copier les modèles doriques ou gothiques ? La
beauté, la commodité, la grandeur de la pensée, le charme de
l’expression, toutes ces choses sont aussi possibles à atteindre chez
nous que chez les autres nations ; et si l’artiste américain étudiait
avec amour et espoir l’œuvre précise qu’il doit accomplir, s’il savait
observer le climat, le sol, la longueur du jour, les besoins du peuple,
la forme et les habitudes du gouvernement, et s’il savait tenir
compte de toutes ces choses, il saurait élever une construction dans
laquelle non-seulement entreraient toutes ses observations, mais où
le goût et le sentiment trouveraient aussi leur satisfaction .

Insistez sur vous-même, n’imitez jamais. À chaque instant vous


pouvez présenter le don qui vous est propre avec toute la force
accumulée de toute une vie de culture ; mais vous n’avez qu’une
possession momentanée, qu’une demi-possession du talent que
vous avez adopté. La tâche que chaque homme peut le mieux
remplir, personne, excepté celui qui l’a créé, ne peut la lui
enseigner. Où est le maître qui enseigna Shakespeare ? Où est le
maître qui aurait pu instruire Franklin ou Washington, Bacon ou
Newton ? Chaque grand homme est l’unique exemplaire de son
originalité. Le scipionisme de Scipion est précisément la partie de lui-
même que nous ne pouvons pas emprunter. Si quelqu’un
m’enseigne quel modèle le grand homme imite lorsqu’il accomplit un
grand acte, je lui apprendrai à mon tour quel homme autre que lui-
même peut l’instruire. Shakespeare ne sera jamais créé par l’étude
de Shakespeare. Accomplis la tâche qui t’a été assignée, et alors tu
ne pourras ni trop espérer, ni trop oser. Lorsque je me mets à cette
tâche, alors je rencontre pour l’exécuter une manière de la rendre,
qui est aussi grande que la sculpture de Phidias, que l’architecture
des Égyptiens, que les écrits de Moïse et de Dante, bien que
différente de toutes celles-ci. Il n’est pas possible que l’âme toute
riche, tout éloquente et aux mille langages, consente à se répéter
elle-même ; mais si j’ai pu entendre ce que disent ces patriarches de
la pensée, assurément je puis leur répondre avec la même force de
voix. Habite dans les simples et nobles régions de ta vie, obéis à ton
cœur, et une fois encore tu reproduiras les mondes évanouis.
De même que notre religion, notre éducation, notre art errent
dans le vague ; ainsi fait l’esprit de notre société. Tous les hommes
se font gloire du progrès de la société et aucun n’avance.

La société n’avance jamais : elle recule d’un côté, tandis qu’elle


gagne de l’autre. Son progrès n’est qu’apparent. Elle entreprend de
perpétuels changements : elle est barbare, elle est civilisée, elle est
chrétienne, elle est riche, scientifique ; mais ces changements ne
sont pas des améliorations. Chaque acquisition entraîne quelque
perte. La société acquiert de nouveaux arts et perd de vieux
instincts. Quel contraste entre l’Américain bien vêtu, lisant, écrivant,
pensant, portant dans sa poche une montre, un crayon, un billet de
banque, et l’habitant de la Nouvelle-Zélande, qui va tout nu, dont la
propriété consiste en une massue, une lance et une natte, et qui
sommeille dans le coin étroit d’un hangar commun ! Mais comparez
la santé de ces deux hommes, et vous verrez quelle force originelle
l’homme blanc a perdue. Si les voyageurs disent la vérité, la chair
d’un sauvage frappé d’un coup de hache reprendra et guérira au
bout d’un jour ou deux, tandis que le même coup enverra l’homme
blanc au tombeau.

L’homme civilisé a construit des voitures, mais il a perdu l’usage


de ses pieds. Il est soutenu par des béquilles, mais il perd la force
musculaire qui aurait pu le soutenir. Il a de bonnes montres de
Genève, mais il ne sait plus reconnaître l’heure à la marche du soleil.
Il a un almanach nautique de Greenwich, et étant ainsi certain d’être
informé lorsqu’il en sera besoin, il ne sait plus reconnaître une étoile
au ciel. Il ne sait pas observer le solstice, ni l’équinoxe, et tout le
brillant calendrier de l’année n’a pas de cadran dans son esprit. Ses
livres de notes diminuent sa mémoire, ses bibliothèques surchargent
son esprit, ses sociétés d’assurance accroissent le nombre des
accidents. C’est une question de savoir si le grand nombre de
machines n’est pas un encombrement, si par le raffinement nous
n’avons pas perdu quelque énergie, si, par un christianisme trop
condensé dans des institutions et des formes, nous n’avons pas
perdu quelque ferme vertu ; car chaque stoïcien était un stoïcien ;
mais dans la chrétienté où est le chrétien ?

Mais, dans l’ordre moral, il n’y a pas plus de déviation qu’il n’y
en a, dans les lois physiques de la pesanteur et de la vitesse. Il n’y a
pas de plus grands hommes aujourd’hui qu’autrefois. Une singulière
égalité peut être observée entre les grands hommes des premiers et
des derniers siècles ; toute la science, tout l’art, toute la religion et
toute la philosophie du dix-neuvième siècle ne pourraient pas
produire de plus grands hommes que les héros de Plutarque. Ce
n’est point par le cours du temps que la race humaine est
progressive. Phocion, Socrate, Anaxagoras, Diogène sont de grands
hommes, mais ils n’ont pas laissé une classe d’hommes semblables
à eux. Celui qui est réellement de la même famille qu’eux ne
s’appellera pas de leur nom, mais sera simplement lui-même, et
deviendra à son tour le fondateur d’une école. Les arts et les
inventions de chaque période ne sont que le costume de cette
période et n’augmentent pas la vigueur de l’homme. Le mal des
inventions mécaniques peut compenser leur bien. Hudson et
Behring, avec leurs simples bateaux de pêcheurs, étonnèrent Parry
et Franklin, dont l’équipage contenait toutes les ressources de la
science et de l’art. Galilée, avec une lorgnette, découvrit une série
de faits plus splendide que toutes les découvertes qui ont été faites
depuis. Colomb découvrit le nouveau monde avec un misérable
vaisseau. Il est curieux de voir le discrédit et la mort périodique de
tous les moyens et de toutes les machines qui furent inventés avec
force louanges il y a quelques années ou quelques siècles. Le grand
homme retourne à ce qui est essentiel dans l’homme. Nous
regardions les progrès de l’art militaire comme un des triomphes de
la science, et cependant Napoléon a conquis l’Europe par cette
méthode qui consistait à tomber sur les derrières de l’ennemi et à le
séparer de tous ses soutiens. L’empereur, dit Las Cases, regardait
comme impossible d’avoir une armée parfaite si l’on n’abolissait nos
armes, nos magasins, nos commissaires, nos bagages, et si l’on n’en
revenait pas à cette coutume romaine par laquelle le soldat recevait
sa part de blé, l’écrasait lui-même dans son moulin portatif et faisait
lui-même son pain.

La société est une vague : c’est la vague qui marche en avant,


mais non l’eau qui la compose. Son unité n’est que phénoménale. De
même, les personnes qui font grande une nation aujourd’hui
meurent demain, et leur expérience meurt avec elles.

La confiance que nous avons en la propriété reposant sur la


confiance aux gouvernements qui la protègent est l’absence de
confiance en soi ; les hommes ont si longtemps vécu en dehors
d’eux-mêmes, ils ont si longtemps contemplé les choses extérieures,
qu’ils en sont venus à regarder ce qu’ils appellent les progrès de
l’âme humaine, c’est-à-dire les institutions religieuses, scientifiques
et civiles, comme les gardiennes de la propriété, et qu’ils s’élèvent
contre les assauts livrés à ces institutions, parce qu’ils sentent que
ce sont des assauts livrés à la propriété. Ils mesurent leur estime
mutuelle par la richesse de chacun, et non par la valeur de chacun.
Mais un homme cultivé est honteux de sa propriété, honteux de ce
qu’il possède par respect pour son être ; il hait spécialement ce qu’il
possède, s’il voit que cela est accidentel, si cela lui est venu par
l’héritage, par le don, par le crime, car il sait qu’alors il ne le possède
pas, que cela n’a pas de racines en lui, et que si c’est encore là, c’est
qu’il ne s’est pas trouvé de voleur ou de révolution pour l’enlever.
Mais par son être l’homme doit nécessairement acquérir, et ce que
l’homme acquiert ainsi est une propriété permanente et vivante qui
se soucie peu des gouvernements, des multitudes, des résolutions,
du feu, de la tempête et des banqueroutes, mais qui partout où
l’homme est placé se renouvelle d’elle-même 15. Ta destinée, disait
le calife Ali, cherche après toi ; c’est pourquoi reste en repos et ne
cherche pas après elle. Notre dépendance envers les biens étrangers
nous conduit à un respect servile pour la multitude. Les partis
politiques se rencontrent dans de nombreuses réunions, et là de
grandes clameurs annoncent l’arrivée de chaque parti : voilà la
délégation d’Essex ! les démocrates de New-Hampshire ! les whigs
du Maine ! Le jeune patriote se sent plus fort qu’auparavant en
présence de cette foule aux mille yeux et aux milles bras. Les
réformateurs convoquent de la même manière leurs réunions, votent
et délibèrent en multitude. Ce n’est point ainsi, ô mes amis ! que
Dieu daignera entrer et habiter avec vous, mais c’est précisément
de la manière opposée. C’est seulement lorsqu’un homme rejette
loin de lui tout soutien extérieur et marche solitaire, qu’il est fort et
qu’il domine ; il devient plus faible par chaque recrue qu’il attire
sous sa bannière. Est-ce qu’un homme n’est pas meilleur qu’une
ville ?
Ne demande rien aux hommes, mais au milieu de ce
changement sans fin apparais comme une ferme colonne, soutien de
tout ce qui t’entoure. Celui qui sait que la puissance réside dans
l’âme, qu’il n’est faible que parce qu’il a cherché le bien hors de lui-
même, et qui s’en apercevant se jette sans hésiter à la suite de sa
pensée, celui-là se commande aussitôt à lui-même, commande à son
corps et à son esprit, marche droit, accomplit des miracles ; il est
semblable à l’homme qui, debout sur ses pieds, est naturellement
plus fort que l’homme qui marche sur la tête.

Agis de même avec ce que l’on nomme la fortune ; bien des


hommes gambadent et courent après elle, la gagnent et la perdent à
mesure que sa roue tourne. Toi, laisse là toutes ces poursuites,
comme étant contraires à la loi, mais entretiens commerce avec la
cause et l’effet, qui sont les ministres de Dieu. Travaille et acquiers
par ta volonté, et tu auras enchaîné la roue du hasard, et tu la
traîneras toujours après toi. Une victoire politique, la hausse de la
rente, la guérison de votre maladie, le retour de votre ami absent ou
tout autre événement extérieur anime vos esprits, et vous pensez
que des jours heureux se préparent pour vous ; ne le croyez pas, il
n’en sera jamais ainsi. Rien ne peut vous apporter la paix, si ce n’est
vous-même ; rien, si ce n’est le triomphe des principes.

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