Victor Serge - Les Années Sans Pardon

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Victor Serge

Les années sans pardon


En couverture : El Instante, par Vlady Kibaltchich.
Victor Serge
« Je conçois l’écrit comme un moyen d’exprimer pour les hommes ce
que la plupart vivent sans savoir l’exprimer, comme un moyen de
communion, comme un témoignage sur la vaste vie qui fuit à travers
nous et dont nous devons tenter de fixer les aspects essentiels pour
ceux qui viendront après nous […]. Écrire devient une recherche de
polypersonnalité, une façon de vivre divers destins, de pénétrer
autrui, de communier avec lui. L’écrivain prend conscience du monde
qu’il fait vivre, il en est la conscience et il échappe ainsi aux limites
ordinaires du moi, ce qui est à la fois enivrant et enrichissant de
lucidité. »
Le révolutionnaire
Victor Serge (1890-1947), de son vrai nom
Kibaltchich, est né à Bruxelles de parents russes
antitsaristes exilés. Dès son adolescence mal nourrie, il
milite dans les rangs des anarchistes belges, français et
espagnols. En 1919, après six ans de prisons françaises, il
débarque à Petrograd en pleine guerre civile et s’engage
au côté des bolcheviks. Son travail au Komintern le met
en contact avec Zinoviev, Lénine et les chefs de la
Tcheka, auprès desquels il intervient pour sauver des
anarchistes persécutés.
Dérouté par la sauvage répression des insurgés de
Kronstadt (mars 1921), Serge part en Allemagne dans
l’espoir d’y réveiller la révolution mondiale. Bientôt, il
passe à l’opposition, s’engage avec Trotsky, se voit exclu
du Parti, arrêté, enfin déporté en Asie centrale. Une
dizaine de livres publiés à Paris (dont trois romans) lui
valent une campagne en faveur de sa libération. En 1936,
Staline l’expulse vers la Belgique où Serge reprend la
lutte, dénonçant les procès montés à Moscou contre les
vieux bolcheviks, collaborant avec Trotsky, défendant le
POUM espagnol. Après la défaite de 1940, il se réfugie à
Marseille, puis au Mexique où il mène une vie précaire,
persécuté par les staliniens.
L’écrivain
La renommée de Serge le militant exemplaire, dont on
cite souvent les Mémoires d’un révolutionnaire (Laffont,
coll. « Bouquins », 2001) a longtemps occulté son talent
de créateur littéraire, comme si ces deux activités étaient
contradictoires. Romancier soviétique de langue
française, Serge s’inscrit consciemment « dans la lignée
des écrivains russes » (Tolstoï, Dostoïevski, Korolenko,
Gorki). Pendant les années 1920, Serge participe avec
Blok, Biely, Iessenine, Maïakovski, Mandelstam et Pilnak
à la renaissance littéraire soviétique, mais il voit bientôt
ses collègues réduits au silence par le suicide, la censure,
l’arrestation – ce qui lui arriva en 1933. Libéré après
trois ans de goulag suite à l’intervention de Romain
Rolland auprès de Staline, Serge est désormais le seul,
dans toute sa génération d’écrivains soviétiques, à
pouvoir témoigner librement sur la vie en Russie. Mais la
France intellectuelle du Front populaire préfère les
complaisances stalino-patriotiques aux âpretés
véridiques de l’authentique écrivain révolutionnaire, et
Serge mourut dans l’obscurité, laissant des chefs-
d’œuvre, L’Affaire Toulaèv, Les Années sans pardon et
les Mémoires écrits « pour le seul tiroir ».
Richard Greeman
I
L’AGENT SECRET
Ai-je encore assez d’espace pour une mort intelligente ?
– Celui qui n’en savait rien découvrit le feu central.
Vers sept heures du matin, D. chargea lui-même ses
deux valises dans le taxi. La rue sommeillait encore,
teintée du blanc terne des réveils de Paris. Personne ne
passait, sauf un laitier. Pureté matinale sur les pierres et
l’asphalte. Les poubelles étaient vides. D. n’éprouva
aucun soupçon. Il se fit conduire à la gare du Nord,
s’irrita au buffet parce qu’on lui fit attendre un café sans
saveur, et fit vivement recharger ses deux valises dans
une autre voiture qui l’amena place d’Iéna. Convaincu de
n’avoir pas été filé, il trouva la vaste place pareille à un
décor sans acteurs, baignée d’une lumière tamisée où
l’on aimerait vivre longtemps, en réfléchissant. Avant
huit heures, Paris, dans ses quartiers cossus, semble
délivré de lui-même ; apaisé, il n’est plus qu’une œuvre
de la sagesse humaine. D. se fit servir, dans un bistrot de
chauffeurs, un vrai café sans prétentions et deux
croissants chauds, non sans se resouvenir de ce jeune
condamné à mort qui ne demanda que des croissants
pour son dernier plaisir, et n’en eut pas car il était trop
tôt. « C’est bien ma chance ! », dit le jeune homme blême
qui, en effet, ne réussit que sa fin par décapitation…
Avant de prendre une troisième voiture, pour laquelle il
dut téléphoner, D. songea que les précautions multiples,
si raisonnables qu’elles paraissent, constituent en réalité
un jeu de demi-fou. Elles sèment de petits relais, peut-
être même de jalons, la route du danger. On peut, sans
s’en douter le moins du monde, être aperçu par hasard à
la gare du Nord ou aux abords de la place d’Iéna.
Quelqu’un peut noter le numéro d’une voiture. Le
manège même des changements de taxis peut attirer
l’attention. Si l’on dévidait ces hypothèses, on
deviendrait un maniaque. Cette fois, il se fit conduire
directement à l’hôtel, rue de Rochechouart. C’était un
établissement bourgeois, probablement fréquenté par
des commis-voyageurs, des touristes modestes, des
couples adultères mais sages, des musiciens tranquilles
travaillant dans les boîtes de nuit. Le portier dit : « Ah,
Monsieur Lamberti. » D. rectifia fermement, afin de se
pénétrer lui-même de sa nouvelle personnalité : « Bruno
Battisti, Monsieur. » — « Le 17, n’est-ce pas ? », s’enquit
le portier qui n’en doutait pas. Dans la chambre, D.,
quoique certain de les avoir bien fermées, vérifia les
serrures de ses valises. À neuf heures, D. fut de retour
« chez lui ». La concierge le salua. « Bonjour, Monsieur
Malinesco. Moi qui vous croyais en voyage… » (Tu m’as
donc vu emporter les valises, sorcière ?) « Mais oui.
Madame, je m’en vais pour six semaines… » (Pour
l’éternité, Madame !) « Vous aurez du beau temps,
Monsieur Malinesco », dit la concierge, puisqu’il faut
toujours dire quelque chose d’aimable.
Mademoiselle Armande vint à dix heures, étant d’une
ponctualité odieuse, capable de ralentir le pas dans la rue
en regardant sa montre-bracelet ou d’attendre trente
secondes sur le palier avant d’entrer… En pénétrant dans
le cabinet dont elle trouvait la porte entrouverte, elle
murmurait un « Monsieur Manilesco… » plus étouffé
que prononcé, accompagné d’une déférente inclinaison
de tête. Fanée, plutôt laide, le teint rose, vêtue de
couleurs neutres, elle portait de grandes lunettes
brillantes sur un visage de vieille enfant calculatrice. D.
l’observait avec une attention dérobée. Que savait-elle de
lui ? Qu’il était riche (lui qui n’avait jamais rien
possédé) ; elle respectait les riches. Philatéliste,
bibliophile, amateur d’art ancien, capable de prendre le
train ou l’auto et de parcourir la Bretagne en hiver afin
d’en rapporter un vieux dressoir… Ami d’artistes. Elle
répondait au téléphone, écrivait quelques lettres, allait
parfois à la banque, recevait M. Soga, l’attaché
d’ambassade, un petit monsieur nerveux, trop parfumé,
M. Sixte Mougin, l’antiquaire, M. Kehl, de la Société de
Philatélie, parfois M. Alain qui n’avait pas du tout l’air
d’un peintre… Elle commençait à s’y connaître en
timbres-poste et même collectionnait un peu, rien que
les colonies françaises, par sens de l’économie. C’est une
occupation digne, il paraît que le roi d’Angleterre a une
très belle collection. De temps à autre, D. faisait filer
Mlle Armande par un détective. Mlle Armande sortait le
samedi soir avec M. Dupois, fonctionnaire de
l’Enseignement ; ils allaient au cinéma ; le concierge de
M. Dupois appelait Mlle Armande « la fiancée de ce brave
monsieur qui a été si malheureux… ». D., se méfiant des
malheurs d’autrui encore plus que des siens, avait fait
filer M. Dupois, Évariste, quarante-sept ans, propriétaire
à Ivry, divorcé… Ce monsieur jouait sagement aux
courses, achetait des billets de la Loterie Nationale, lisait
des journaux de droite, visitait le vendredi un bordel de
la rue Saint-Sauveur. Un homme innocent.
— Vous êtes fiancée ? demanda D. à Mlle Armande.
Elle ne sursauta pas, sans doute incapable d’un réflexe
aussi vif, mais ses doigts eurent de petits mouvements
déréglés.
— Monsieur Malinesco… Comment le savez-vous ?
Il vit que la confusion rendait le teint de la secrétaire
plus agréable.
— Eh… le hasard, Mademoiselle. Je vous ai aperçue un
samedi au bras de votre fiancé…
— Ce n’est pas encore tout à fait décidé, dit-elle d’un
air réservé.
Innocente, innocente ! (Mais ce n’était pas là une
conviction rationnelle…)
— Je vais m’absenter, Mademoiselle, pour six
semaines. Vous remettrez le courrier à M. Mougin…
Si quelqu’un, dans trois jours, allait faire une tête de
rat noyé dans un seau d’eau, c’était bien M. Sixte
Mougin ! D. déplora de n’avoir plus qu’un sens limité de
l’humour ; il eût pensé avec plaisir aux soucis de cette
tremblante et servile canaille, M. Sixte Mougin.
— Quand M. Soga téléphonera, vous lui direz que je
suis à Strasbourg…
« Strasbourg », en code, signifiait « complications
imprévues ».
Mlle Armande ne cilla pas. Personne ne se doutait de
rien. Incroyable qu’ils n’eussent pas essayé depuis
quelques mois d’amorcer contre moi une surveillance
intérieure ! Mais si l’incroyable n’était pas vrai
quelquefois, aucune lutte ne serait possible. De sa petite
écriture cursive, la secrétaire notait sur le calendrier :
« M. Soga. Dire : Strasbourg… » D., qui n’aimait pas les
notes, sourit.
— Vous ne vous fiez pas à votre mémoire, je vois.
— Si, mais c’est bizarre, je confonds parfois les noms
de ville comme Édimbourg, Hambourg, Strasbourg,
Mulhouse…
D. ne s’y attendait pas. Sa gorge se dessécha
instantanément. Mulhouse, dans le même code connu de
cinq personnes signifiait : « Méfiez-vous ».
— … Pourquoi ?
— Mais je ne sais pas pourquoi, Monsieur… Tenez, j’ai
failli écrire Mulhouse, c’est malgré moi.
— J’irai peut-être aussi à Mulhouse, dit D. avec
humeur.
Il posait sur elle ce regard pierreux, froid et dur, que la
secrétaire lui surprenait rarement et qui n’était pas d’un
amateur d’art. Mlle Armande s’efforça de sourire, l’air
faux. D. supputait très vite des pour et des contre.
— Mademoiselle, voici la clef du tiroir de bas, à droite,
de la petite armoire du vestibule. Apportez-moi le dossier
de M. Feuvre, Zürich, vous savez, la collection
helvétique… Les dossiers ne sont pas en ordre, vous
chercherez.
— Bien, Monsieur.
Elle laissa naturellement son sac près de la machine à
écrire. D. l’ouvrit avec la calme dextérité acquise
autrefois dans les travaux du cabinet noir. Il parcourut
une carte pneumatique signée « votre tendrement
affectionné, Évariste ». Feuilleta l’agenda. Aperçut –
terriblement – un numéro de téléphone : X. 11-47. Le
numéro redoutable était 11-74. Interversion de chiffres !
Le soupçon devint certitude avec la force d’une
détonation cérébrale. En revenant, Mlle Armande regarda
son sac – Ah, nous nous comprenons ! D. prit une lettre
de M. Feuvre, qu’il mit dans sa poche. « Vous reclasserez
le dossier… » Mais il reprenait les clefs de l’armoire et la
secrétaire ne les lui demanda pas… Vraiment, nous nous
comprenons à fond ! pensa D. Cela changeait tout. Il se
souvint qu’il avait trouvé son premier taxi arrêté, libre, à
quelques pas de la maison, et que le chauffeur s’était
penché vers lui d’une façon particulièrement attentive…
À peine serai-je sorti qu’elle appellera 11-74 – ou ailleurs,
peut-être à cent mètres d’ici, peut-être dans cette maison
même… Mlle Armande, très gênée, surmontait
visiblement une hésitation ou un malaise.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fit D. sans ménagements.
Elle expliqua qu’en l’absence de M. Malinesco elle
souhaiterait prendre un congé de trois jours, si cela
paraît possible, afin de… Il fut question d’une tante, d’un
petit bien à la campagne, de M. Dupois. Une lettre de
notaire émergea du sac.
— Mais bien entendu, coupa D.
Le pire, ce devenait de devoir surtout se méfier de soi-
même, se méfier de la méfiance. D. lisait sur l’enveloppe
notariale le téléphone 11-47. Rassuré, il oublia Mulhouse.
« Du reste, vous me permettrez de vous offrir pour le
semestre écoulé une gratification de cinq cents francs… »
On se rend compte à la façon dont les gens acceptent de
l’argent du degré de leur corruptibilité. L’éclair de
lunettes de la jeune femme fut d’innocence.
D. croyait, comme le magicien croit à ses petits trucs,
au secret, aux codes, aux stratagèmes, au silence, aux
masques, au jeu irréprochable ; mais il savait aussi que
les secrets se vendent, que les codes se déchiffrent, que
les stratagèmes se déjouent, que le silence se déchire,
qu’on devine les masques plus facilement que les visages,
que les dépêches sur papier carbone se ramassent dans
les corbeilles des ministères, qu’il n’y a pas de jeu parfait.
Il croyait à l’organisation infaillible par sa permanence,
sa ramification, ses ressources, sa puissance, son
dévouement – et même par la complicité de ses
adversaires qui la nourrissent tantôt involontairement,
tantôt avec calcul. Mais à partir du jour où il avait
commencé à se détacher de l’Organisation, il s’était senti
rejeté par elle ; cette puissance qu’il avait derrière lui, en
lui, devenait asphyxiante.
L’instant de sa rupture intérieure avec l’Organisation
datait de la révélation du crime. Le Crime était apparu
soudainement après une longue germination
indiscernable, ainsi qu’une sinistre escadre sur la mer
tout à coup éclairée de projecteurs. D. s’était crié à lui-
même, une nuit, en silence, devant les journaux épars
sur le tapis : « Je n’en peux plus ! C’est la fin de tout ! »
Et rien ne l’intéressa plus désormais dans cet
appartement idiotement confortable où la mise en scène
ne finissait que pendant les heures du repos, quand il
s’installait dans le fauteuil, l’échiquier disposé, pour
résoudre des problèmes qu’il résolvait inévitablement
puisqu’ils sont tous donnés d’avance, il n’y a qu’à
chercher, tous les problèmes sont creux au fond. Ou
bien, la nuit, douillettement couché, douillettement
éclairé, le verre d’eau citronnée à portée de la main,
lisant un ouvrage de physique, car la constitution de
l’atome est peut-être le seul problème de l’univers et on
le résoudra, et alors s’ouvrira l’ère du désespoir. Ces
exercices mentaux l’apaisaient sans le détendre. Le vrai
calme n’existe pas pour ceux qui connaissent la
mécanique du monde en marche vers les cataclysmes, de
cataclysme en cataclysme.
Il prit discrètement congé de la secrétaire. « Bon
voyage, Monsieur Malinesco… Comptez sur moi… Une
bien jolie ville, dit-on, Strasbourg… » Un spectre de
sourire se forma sur le visage ridé de l’homme tandis
qu’il plaisantait, sagace même dans le rire. « Qu’est-ce
qui est une très jolie ville ? Mulhouse ? » Mlle Armande
parut légèrement vexée : « Bon, vous allez me croire une
enfant… » « Ça, jamais ! dit-il sincèrement. J’espère qu’à
mon retour vous m’annoncerez la publication des
bans… » « C’est bien possible, Monsieur… » dit la
secrétaire et il y eut une si vive étincelle dans ses yeux
que D. en fut peiné. (« À mon retour – jamais… »)
« Que de fois déjà je suis parti sans retour ! Cette fois-
ci… » Sur le palier, il respira profondément. L’air de la
mer ne serait pas plus tonique que le premier souffle de
ce départ dans le vide, de ce soulagement sans joie et
même mêlé d’angoisse… L’intolérable fardeau jeté bas,
l’on se redresse… D. fut content d’avoir suffi à la tâche
jusqu’à cet instant, tout en se donnant quarante-huit
heures ou davantage d’avance sur la poursuite.
L’ascenseur était en marche. D. descendit les premières
marches de l’escalier et s’arrêta net, prêtant l’oreille.
Quelqu’un montait d’un pas pesant et mou qu’il crut
reconnaître…
Ce quelqu’un, trop pressé, n’avait pas voulu attendre
que l’ascenseur redescendît. D. s’inclina furtivement sur
la cage de l’escalier et vit à deux étages au-dessous la
main grasse et grise de M. Sixte Mougin se poser sur la
rampe. Les réflexes de l’évadé sont instantanés. D.
remonta vivement, sur la pointe des chaussures, jusqu’au
cinquième. Des raisonnements sûrs comme un tir précis
se déclenchaient dans son cerveau. La pensée peut vivre
intensément en quelques secondes quand elle engage la
vie sans se troubler, tandis que le cœur, accoutumé à
l’imprévu, bat sans hâte. Quarante-huit heures
d’avance ? Pas une seule, mon ami. Peut-être douze à
quatorze heures de retard sur le péril. Le Mougin vient
parce qu’on l’envoie. Mon message, déposé hier, ne
devait être apporté à Amsterdam qu’après-demain
matin. Je n’ai pas prévu que la désinformation existe
pour moi aussi, que je n’avais plus la confiance des chefs,
que l’Envoyé extraordinaire pouvait mentir en m’invitant
à un rendez-vous en Hollande – ou autoriser quelqu’un à
ouvrir en son absence les plis qu’il reçoit, les plis que
personne n’a le droit d’ouvrir sous peine de mort…
M. Mougin sonnait à l’étage inférieur. Le silence était tel
autour du chuintement mécanique de l’ascenseur que D.
perçut la respiration courte de cette utile fripouille,
M. Sixte Mougin. La porte s’ouvrit, se referma sur
M. Mougin. Peut-être y avait-il en bas, dans la rue, toute
une filature tendue, invisiblement rattachée à des pièges.
D. fit passer son browning de la poche du pantalon dans
celle du pardessus, précaution ridicule. Il prit
l’ascenseur. Dans le compartiment aux tons d’acajou, il
tourna délibérément le dos au miroir, incommodé par
l’image d’un espion double qu’il avait accompagné une
fois dans l’ascenseur de la Prison secrète, un joli
monsieur décomposé à petite moustache de séducteur,
que l’on fusilla promptement. L’image de cette tête
falote, depuis des années anéantie par la crémation, fit
place à une idée sarcastique mais chargée d’inquiétude.
Si le soupçon délirant s’était abattu sur l’Envoyé
extraordinaire Krantz ? Quelqu’un dès lors, un Envoyé
Plus Extraordinaire, ouvrait sa correspondance… Nous
sommes au temps du délire, je romps le délire ! En
pensant ceci, D. s’élança dans la rue dont il embrassa du
regard les deux directions.
Une Citroën grise était garée devant le numéro 15,
vide. Un jeune cycliste démarrait avec lenteur et il avait
un petit paquet jaune suspendu au guidon, ce qui pouvait
être un signal. S’il me regarde, c’est que… Il ne me
regarde pas, mais c’est peut-être qu’il m’a déjà repéré et
qu’il est parfaitement stylé… Une jeune femme
ralentissait sa marche, en face, en cherchant quelque
chose dans son sac : ce pouvait être un prétexte pour
observer la rue dans un miroir de poche. Une
camionnette verte tourna le coin de la rue de Sèvres et
vira sur place comme si le chauffeur tînt à faire
l’économie d’un léger détour… Tout était à la fois banal
et suspect. D. se dirigea de préférence vers la Citroën
vide.
Personne ne le suivit dans l’escalier du métro.
Personne ne l’intéressa dans le wagon de première. Les
dégagements souterrains de la station Saint-Lazare se
prêtent aux changements de direction, aux brusques
retours de l’erreur feinte… D. s’y ravisa plusieurs fois.
Une blonde effrontée se retourna vers lui avec un large
sourire des gencives roses. « Ah mais non ! dit D. d’une
voix irritée, excusez-moi ! » Ce n’est qu’un moment après
qu’il se rendit compte que son pardessus au collet relevé,
grotesquement boutonné d’un bouton trop haut, faisait
rire. Il alluma une cigarette et pénétra dans la gare. Pas
raisonnable, les gares sont propices aux rencontres
inattendues. En effet, Alain surgit dans la foule, comme
s’il sortait précipitamment de l’éventaire d’un marchand
de journaux.
— Vous ! dit Alain, plein d’un joyeux étonnement.
Le visage franc, le regard plus éveillé qu’intelligent ;
dans le mouvement, une vigueur de réussite. D. l’aimait,
de la façon atténuée dont il était encore capable d’amitié.
Agent exemplaire, doué d’initiative, prudent,
désintéressé, Alain lui devait son initiation au travail,
c’est-à-dire au dévouement qui remplit jusqu’au bord la
coupe d’une existence. D. ne l’employait encore qu’à des
tâches modérément risquées, surtout pour la liaison avec
des fonctionnaires subalternes ou des militants du parti
disséminés dans les arsenaux et les chantiers maritimes.
Naguère, avant le cauchemar qui l’avait rendu taciturne,
D. invitait quelquefois Alain et sa femme à dîner dans un
bon restaurant. Ils parlaient peinture et doctrine,
événements. Alain questionnait volontiers. D. prenait
goût à enseigner sans en avoir l’air. Cela lui faisait sans
doute plus de bien encore qu’à ce jeune esprit cultivé
mais élémentaire.
*
— Et vous ? demanda D.
— Tout va bien. J’aurai dans dix jours des
marchandises intéressantes. Vous serez content.
« Moi aussi, pensa D., je suis un élémentaire… Il a
fallu une époque de l’histoire pour me former. À vingt-
cinq ans, j’étais comme lui, moins ce beau visage fait
pour plaire aux jeunes filles… »
— Accompagnez-moi un moment, Alain. Je suis
heureux de vous rencontrer.
Ils remontèrent la rue de Rome. Place de l’Europe, D.
dit : « Ici, l’on est bien… » Le carrefour aérien superposé
à des lignes de chemin de fer paraît réunir les artères
inséparables, mais étrangères les unes aux autres et il
portait bien son nom sous la fine pluie qui commençait à
tomber. De lentes explosions de vapeurs blanches
montaient de la gare. La pâleur de Paris était sereine. Ils
s’arrêtèrent.
— Nous ne nous verrons plus, Alain. On viendra vous
trouver. Vous recevrez des instructions.
D. observa la naissance de l’inquiétude dans les jeunes
yeux bruns.
— Mais oui. C’est ainsi. Je vous dis adieu.
— Je ne comprends pas, dit Alain. Écoutez… Vous avez
confiance en moi. Vous pouvez me dire un mot, rien
qu’un mot. Quelque chose s’est passé ? Danger ? Vous
êtes…
La peur effleurait Alain, cette peur particulière que D.
connaissait le mieux (il y a tant de peurs différentes !) : la
peur de deviner juste, la peur d’affronter, en
comprenant, ce qui est incompréhensible…
— Suspect ? Non. Je suis le même. Je m’en vais. C’est
fini pour moi. Voilà tout.
— Mais ce n’est pas possible ! dit le jeune homme, très
bas.
Ses lèvres parurent murmurer d’autres paroles,
refoulées.
— J’ai démissionné, dit sèchement D. Vous
continuerez le travail avec un autre.
… Il fait une expérience sur ce garçon, une vivisection
sur lui-même. L’épreuve d’un attachement par la vaine
démonstration d’une bravade. D. s’aperçoit — et c’est
singulier, car de tels sentiments devraient être éteints en
lui – qu’il voudrait être compris. Ce garçon, dont il a
modelé l’âme, ne peut pas ne pas se rendre compte que
s’il s’en va, lui, D., s’il n’en peut plus, s’il renonce, c’est
que des choses trop graves s’accomplissent et qu’à la fin
il faut une condamnation… La conscience d’un homme
est chose tout à fait secondaire dans le combat pour une
si grande cause : et voilà qu’elle devient l’essentiel. On se
détache de sa propre vie, on « laisse tomber » le Service
secret… On dit : Non. Moi, seul, désarmé, fidèle, après
vingt ans de labeur, je dis aujourd’hui : Non. Il faut que
ce soit affreusement noir pour que j’en sois arrivé là.
D„ ouvre son porte-cigarettes en cuir. Des cyclistes
traversent la place, ils ressemblent à des moustiques, à
des moustiques humains. Ils ignorent ces problèmes.
Une locomotive souffle au-dessous de la place.
L’automne vous entre dans les moelles avec cette petite
pluie. Alain est nu-tête.
— Vous allez vous enrhumer, Alain, dit amicalement
D. Séparons-nous. Adieu.
Mais il observe. Le jeune visage a blanchi, il semble
malade ou méchant. Une femme lui crierait : J’en aime
un autre, va-t-en ! qu’il garderait ce trouble silence. Alain
voit D. à travers un espace mat, enlaidissant. C’est tout à
coup une vieille face usée, comme si la chair qui est
dessous se dérobait, laissant transparaître le crâne. Tête
de mort qui affecte de vivre.
— On ne démissionne pas ! On fuit, on est traqué, fini,
justement fini parce que la fuite est une trahison.
— Je ne m’attendais pas à ça de vous, murmure Alain.
Le ton change. Une déception s’y lève, touchant au
mépris, appelant l’insulte. Un peu de couleur revient sur
les pommettes du jeune homme. Il bafouille :
— … Vous devriez savoir mieux que moi que…
(… Le vieux rouleau se dévide tout seul… Que tout ce
qui se fait d’abominable en apparence répond à la
nécessité puisque cela se fait – que le parti est au-dessus
de tout ce qu’il fait, guidé par des mains suprêmement
sûres – que si nous nous mettons à douter nous sommes
perdus – que ceux que l’on tue sont des traîtres
puisqu’on les tue – que vous me l’avez enseigné VOUS-
MÊME !… D. entend clairement ces formules qui ne
sauraient être autres, comme si des machines les
découpaient dans du métal. Il ne leur oppose en son for
intérieur qu’un NON de dureté, de libération, de
libération difficile à justifier. Son hochement de tête
négatif s’indique à peine, le sourire d’assurance
supérieure qu’il se donne esquisse un rictus. – Est-ce que
ce garçon ne va pas se souvenir de ce que j’ai été pour lui,
de ce qu’il sait par bribes de mon passé, de ce que je
suis ?)
Alain ne sait que faire de ses mains. La droite tiraille
un bouton de son imperméable. Il est étourdi. — Le
prendre par le bras, rapprocher de ses yeux un regard
sans réticence, lui dire : « Calme-toi, mon petit. Je n’ai
changé en rien. J’ai compris, j’ai jugé, c’est parce que je
ne changerai jamais que je ne peux plus supporter ce qui
se passe. Tant de morts, tant de mensonges, tant de
poison tout à coup versé dans notre âme, dans notre âme
même, entends-tu ! Excuse-moi d’employer un terme
mystique… » Ce n’est chez D. qu’une brève velléité. Il
sent que ce n’est pas faisable. Être humain est toujours
imprudent…
— Vous allez arracher ce bouton, Alain.
Le désarroi du jeune homme répand sur son visage un
sourire d’insensé.
— Vous êtes un… dit-il.
Il n’achève pas. Il s’en va d’un pas saccadé comme s’il
se retenait de courir. Le mot « traître », il n’a pas su le
dire, tout de même. À cause du regret ? d’un doute ?
Pressent-il ce que ce mot implique d’iniquement
incroyable ?
« Ça, je m’en fiche », se répond D. à lui-même. « Brave
garçon. Peut-être comprendra-t-il à son tour, trop tard.
Le probable est qu’il sera dévoré bien avant. Il est de
ceux qui croient aveuglément, servent puis écopent et
tournent en rond pendant des années dans les cours des
Maisons centrales. Ensuite le Service ne sait plus qu’en
faire, car il faut les récompenser, s’assurer de leur silence
ou les faire disparaître… À l’avenir, ce n’est plus en
Argentine ou au Mexique qu’ils iront, c’est dans le néant.
Plus sûr. Alain, pour m’avoir connu… »
« Prenons de la distance toutefois. Je ne souhaitais
pas cet adieu. Alain est un ennemi maintenant.
L’émotion maîtrisée, il regrettera de n’avoir pas simulé la
sympathie, qui sait ? la vieille admiration
compréhensive ? pour garder le contact. J’aurais cru à sa
jeunesse, à son inquiétude : et il me conduirait vers un
traquenard. Règle : Personne ici-bas ne mérite foi.
Puisque ceux qui mériteraient toute foi sont morts. Salis
et morts. Et qu’en somme nous avons fait tout cela nous-
mêmes… »
D. jeta sur la place de l’Europe un regard désespéré. Il
pleuvait doucement.
*
Ce n’était pas un temps pour aller au bois, mais il
s’agissait de tuer le temps avant le rendez-vous
tourmentant de trois heures. Pas d’appétit. Il doit y avoir
entre la physiologie et la psychologie des rapports
directs. Soif de voir des arbres, de l’eau, des solitudes :
l’idéal, ce serait un grand paysage plein de jeunes taillis
verts, de lointaines montagnes, rayé de vols d’oiseaux,
parcouru de vents monotones, éclairé de soleil tiède, un
de ces paysages de Sibérie qui donnent à la tristesse une
fraîche alacrité (pourvu que l’on n’y soit pas en captivité).
Et l’on sait qu’en marchant quelques heures, on atteindra
l’Irtych, fleuve étale, vision d’une vaste destinée sans
but… « Au Bois, chauffeur, n’allez pas trop vite, hein… »
La vieille voiture penchait un peu à gauche. D. s’y
trouva balancé dans un compartiment de basane
crasseuse. Il baissa les deux glaces pour respirer la
pluie… Le bois était gris-roux, mauve-cendre dans ses
profondeurs légères, jonché de feuilles mortes. Un
spectacle de déclin, ce qu’il me fallait aujourd’hui. Les
allées asphaltées, les clairières ménagées entre les
bouquets d’arbres, la surface lisse des lacs mêlant le ciel
et la boue, se mouvaient dans un abandon qui n’était ni
vraiment vivant ni vraiment mort. « Ralentissez,
chauffeur, je vous en prie… »
D. se reposait. Un avenir pareil à ces allées. Ne rien
vouloir, ne rien attendre, ne rien craindre. N’appartenir à
rien, pas même à soi-même. Ne plus tenir à rien. N’être
plus cette molécule pensante d’une collectivité
formidable, acharnée, lucide, tendue par une telle
volonté qu’elle a cessé de savoir ce qu’elle fait. Suis-je
donc découragé à ce point ? Je deviens un personnage de
roman pour public d’intellectuels. Tout se détache de
moi, tout : les idées impérieuses, le Parti, l’État, le
monde nouveau en construction, les hommes, les
femmes en dure peine entre les tranchées d’une ligne de
feu (ressemblant à ce bois transi) où gîtaient les
combattants surmenés et obstinés en guerre malgré eux
pour l’espoir, et l’espoir trompé ! Les rues de la seule
vraie capitale du monde agitées sous des échafaudages et
des bâtisses carrées aux larges baies vitrées, dont chaque
casier aménagé dans le béton renfermait des êtres mal
nourris, captifs d’un destin prodigieux (et 40 % de
paperasserie parasitaire). Capitale de la torture ! Les
laboratoires de microphotographie, les classes de l’école
spéciale, les cellules souterraines de la prison secrète,
vibrant au passage des rames du métro, les cabinets du
chiffre, le Pouvoir central. Le lieu des exécutions, une
cave sans doute, bétonnée, abondamment lavée d’eaux,
rationalisée, où tant d’hommes sont descendus en
saisissant tout à coup l’anéantissement de tout : foi,
œuvre, vie, raison… Les drapeaux rouges… Les drapeaux
rouges, les pousses de l’humanisme socialiste que la
poussière, l’ordure et le sang ne sauraient recouvrir tout
à fait… Le charme des villes d’Occident, si résistant à
l’analyse, la sensation d’un monde inconscient mais
ignorant de la faim, de la terreur, du surmenage, de
l’enthousiasme ascétique et glacial qui seul confère un
sens au quotidien ; le bienveillant laisser-vivre d’un
monde petitement raisonnable, agréablement sensuel,
glissant jour après jour vers une apocalypse… Le plaisir
amer du corps à corps avec les catastrophes prêtes à
bondir de l’invisible sur les manchettes des journaux,
cette intrigue géante embrassant les pays – peints sur la
carte enfantine en couleurs d’aquarelle – dans ses filets
d’information, de désinformation, de bassesse, d’exploit,
de statistiques, de pétrole, de métaux, de messages… La
conviction que nous sommes quand même – si
misérables soyons-nous ! – les plus clairvoyants, les plus
humains sous nos cuirasses d’inhumanité scientifique,
les plus menacés pour cela, les plus confiants en l’avenir
du monde – et fous de soupçon ! – Ah, tout cela se
détache de moi, qu’est-ce qui va me rester, qu’est-ce qui
va rester de moi ? Ce presque vieil homme sagacement
raisonneur, trimballé par un taxi fatigué dans un paysage
inutile… Ne ferais-je pas mieux de rentrer ?
« Camarades, fusillez-moi comme les autres ! » Au
moins, ce serait fini dans la logique de l’Histoire (du
moment que l’on s’est donné à l’Histoire…
Accomplisseurs jusqu’au bout… S’il faut éteindre le
soleil, éteignons-le ! « Nécessité », formule magique…).
Ce serait facile ; mais être complice ? Et si ce n’est pas la
nécessité ? Et si la grande machine va de travers, si ses
rouages cérébraux se sont pervertis, ses rouages sociaux
pourris ? Comment disait le Vieux ? « La direction nous
échappe des mains, le contrôle de nous-mêmes nous
échappe… » Ici, la pensée s’obscurcit, l’Histoire est peut-
être beaucoup plus difficile à pénétrer que nous ne
l’avons cru avec nos trois douzaines de bonnes formules
matérialistes. – Ils me tueront probablement vite. De
trois points de vue ils feront bien : 1. Je suis plein d’idées
dissolvantes (un policier japonais dirait : « d’idées
dangereuses ») ; 2. ils continuent le travail ; 3. je suis
fini… – Mais quel travail continuent-ils, vers quels
abîmes ?
Ressassement décousu de ses jours, de ses nuits. Il
pensa à des visages de persécutés, sérieusement étudiés
sur photos, car on les surveillait, on entretenait parmi
eux des agents zélés, on visitait invisiblement leurs petits
logements, on feuilletait les papiers dans leurs tiroirs, on
photographiait leur correspondance – et ils ne s’en
doutaient pas, ils persévéraient dans leur infime activité,
publiant des bulletins ronéotypés, collectant des sous
pour une brochure, exposant des théories, assez justes,
au fond, de temps à autre, devant trente auditeurs (dont
trois agents confidentiels) au premier étage du café
Voltaire… Les rejoindre ? Croiraient-ils en moi qui ne
crois pas en eux ? Je ne peux plus croire qu’à la
puissance. La vérité, dépouillée de sa poésie
métaphysique, n’existe que dans les cerveaux. Si
promptement détruits, quelques cerveaux ! Ensuite, plus
de vérité. La puissance est contre eux, contre moi, nous
ne pourrions rien. Le torrent nous emporte.
D. s’attendait sinon à la joie profonde d’une
délivrance, du moins au soulagement d’une fin de
migraine. Contrairement à toute prudence, il se parla
rageusement à haute voix : « J’ai pourtant raison ! » Le
chauffeur se retourna :
— Vous dites, Monsieur ?
— Rien. Faites encore un tour. Je suis en avance.
En avance sur rien. Il ne reste que la négation. Non,
non, non, non. Le Non à la puissance. Moi, nul, je refuse
mon consentement. Je garde ma raison au moment où
vous perdez la vôtre. Je dis que la destruction des
meilleurs est le pire crime, la pire folie. Si la puissance se
retourne contre elle-même et commence à se détruire
avec acharnement, j’ai raison contre elle. Elle survivra, je
périrai, donc elle a raison contre moi… Peut-elle survivre
si elle se dévore, si elle souffre d’une aliénation jusqu’ici
inconnue ? Et survivant, si la puissance se renie, change
de visage et de fins ? Je suis fidèle alors en la reniant,
mais c’est pur idéalisme et non sens pratique.
Il connaissait tant de suppliciés par leurs noms, leurs
traits, leurs petitesses, leurs manies, leurs aptitudes,
leurs voyages, leurs états de service, leurs livres, leur
grandeur, qu’il se défendait de penser à eux par crainte
d’une démoralisante fatigue. Refoulés, ils formaient en
lui la « cohorte » anonyme et le « Nombre » noir… Nous
nous sommes crus la « cohorte de fer », celle des élus,
quoi ! Notre orgueil est joliment châtié… Le Nombre noir
résultait de recoupements attentifs et il variait selon le
degré d’amertume, de révolte et de pitié du moment : un
nombre de cinq chiffres en tous cas. Autant de
suppliciés.
Qu’est-ce que la « conscience » ? Un résidu de
croyances inculquées depuis les tabous primitifs jusqu’à
la grande presse ? Les psychologues ont trouvé pour ces
empreintes profondes un terme approprié : le surmoi,
disent-ils… Je n’ai plus que la conscience à invoquer et je
ne sais pas ce que c’est. J’entends une protestation
inefficace surgissant en moi d’un fonds que j’ignore pour
défier l’efficacité destructrice, la puissance, la réalité
matérielle tout entière, au nom de quoi ? L’illumination
intérieure ? Je me comporte presque en croyant. Je ne
puis autrement. Le mot de Luther. Seulement, le
visionnaire allemand qui jetait son encrier à la tête du
diable ajoutait : « Que Dieu me soit en aide ! » Qu’est-ce
qui me viendra en aide, à moi ?
Les grands journaux n’ont pas de conscience (il les
avait assez souvent payés, par des intermédiaires avisés,
pour le savoir) et les petits n’existent pas. Les grands
écrivains ne me croiraient pas. Ceux qui pourraient me
croire ne me comprendraient pas, et ce n’est pas moi
qu’il s’agit de comprendre, c’est le cauchemar de la
puissance malade et de la fin d’une catégorie d’hommes
pensants. Les écrivains, du reste, préfèrent d’autres
sujets, moins compromettants, d’une vente mieux
assurée… Je ne dirai rien, rien. Si dans six mois j’ai la
paix au Paraguay ou en Californie, je ferai venir des
ouvrages de psychologie pour essayer de comprendre la
conscience, le surmoi, l’ego et le soupçon, l’obsession du
soupçon, et le soudain besoin de tuer les meilleurs afin
de s’égaler à eux en les remplaçant… Mes idées là-dessus
sont probablement arriérées. Et la psychologie sociale
n’existe guère. Le temps n’est pas encore venu où les
hommes ne pourront pas vivre sans ces connaissances-
là, plus importantes que celles de la construction des
machines. Les catastrophes n’en ont pas besoin. Une
psychologie du dressage de l’homme à l’obéissance suffit
encore à la Direction supérieure de l’Enseignement, au
Service de psychiatrie de la Santé publique, à la Direction
du moral de l’Armée, au Bureau Politique, à l’institut de
la Longévité, chargé de veiller à la conservation des
cadres de l’État (de l’État destructeur de ses propres
cadres…). Et ces institutions, considérées dans leur
ensemble, s’appliquent à préparer les catastrophes : le
cercle est clos.
D. fit arrêter la voiture à la porte d’un petit café de
Neuilly. Attablé à une table de marbre blanc, il se fit
servir du jambon et du vin. La dépression passait. C’est
en nous le mystérieux ballet des idées noires, des
lumières et des instincts, commandé par le metteur en
scène inconnu : physiologie et l’X spirituel. Le chauffeur,
buvant au comptoir, discutait avec le patron de l’art
d’accommoder le lapin au vin blanc. D. éprouva tout à
coup une sorte d’amitié envers ces deux hommes. Assez
de dévergondage cérébral ! Le nœud coulant est coupé.
Surmonter maintenant les conséquences du surmenage
des nerfs. Un peu d’orgueil, mon vieux, tu es de la variété
des forts. (Il est bon de se le répéter de temps à autre,
même si ce n’est qu’un procédé d’autosuggestion…) Il
relut mentalement le message qu’il avait adressé la veille
à l’Envoyé Extraordinaire, vingt lignes d’une platitude
calculée, contenant pourtant ce passage net et sincère :
« … Je désapprouve si complètement les choses qui
s’accomplissent qu’il me serait impossible de remplir des
devoirs incompatibles avec le doute et le blâme. Vous
connaissez mon dévouement absolu, maintes fois attesté
par des actes. Je ne puis que vous assurer que je me
retire définitivement dans la vie privée, en prenant
l’engagement de ne rien dire ou faire qui puisse nuire à
notre cause… » Un bref mémoire concernait les comptes
en banque, les affaires courantes, la liaison avec les sous-
agents. D. découvrit que les mots désapprobation, doute
et blâme (un seul des trois eût suffi…) annulaient le
« dévouement absolu » et l’engagement pris. Ils
ouvraient mille portes sur les problèmes. Ils jugeaient le
Parti, le système, l’Organisation ; l’homme qui juge la
collectivité, du seul fait qu’il assume cette témérité, se
met hors la loi. « Après tout, je n’ai jamais eu peur d’être
tué. » Mais à présent la gravité du risque touchait à la
certitude et la qualité du risque baissait de façon
humiliante. Le risque accepté pour la collectivité
n’exigeait pas de justification. Le risque couru pour soi-
même ? Il se dit grossièrement : « Ne vivre que pour soi
est infécond comme l’onanisme. » « … bien mariné dans
le vin blanc », disait le chauffeur. « L’oignon rissolé à
part… une gousse d’ail, une noix de muscade… » Une
autre voix pâteuse et généreuse prolongea des
commentaires terminés par un claquement de langue :
« Ça, Monsieur, c’est fin, je vous assure ! » « Le civet ? »
intervint D. avec bonheur. « Je vais vous expliquer », fit
le patron qui avait une bonne balle. D. écouta
l’explication sans la suivre. Il eût été bon de serrer
cordialement les mains de ces hommes, de s’inviter pour
un dimanche à Suresnes, de boire ensemble du
Beaujolais ! D. redevint morne en réglant les
consommations. L’heure difficile du rendez-vous avec
Nadine approchait.
*
— Pas d’adultères aujourd’hui, dit D. en souriant,
quand ils furent seuls dans le salon de thé discrètement
luxueux.
De charmants plis de paupières, une moue
gourmande, des lèvres bien dessinées au rouge vif, une
manière dérobée de regarder en face, à la fois agressive
et timide, une candeur dure de jeune paysanne du bord
des steppes sortant de chez un bon coiffeur de la rue
Saint-Honoré. Nadine lui tendit la joue, non les lèvres :
mécontente.
— Tu es bien, Nadine ? Personne ne sait ton retour à
Paris ? Tu as parfaitement – par-fai-te-ment – suivi mes
instructions ?
— Mais oui, oui. Qu’est-ce que tu t’imagines ?
Le ton indiquait de l’agacement.
— C’est très important, tu sais.
— Pas plus que d’habitude, n’est-ce pas ? Sacha, je
n’aime pas que tu me traites en enfant.
Il insista :
— C’est infiniment plus important que tu ne le crois.
Tu n’as téléphoné à personne ?
La serveuse prit leurs commandes : thé-citron, cakes.
Elle ne savait pas où classer ces gens, la serveuse.
Étrangers ? Amants, époux ? Elle conclut à une rupture
bien tassée avec du sentiment par-dessus comme du
sucre en poudre sur la pâtisserie de l’avant-veille, et de
modestes chèques pour finir les histoires.
Dans les très mauvais moments, D. éprouvait un subtil
raidissement des muscles, un froid à fleur de peau :
comme si les forces se ramassaient en lui pour une
récupération ou un bond. Ses pupilles se rétrécissaient
alors. Nadine se déganta. Le connaissant à fond –
croyait-elle – elle dit :
— Ne me fais pas ces yeux-là, Sacha. Tu n’as plus à
m’enseigner la prudence, je crois. Et si j’ai téléphoné à
Sylvia, cela n’a aucune importance, je suppose ?
— Ah, bon.
La faute idiote. Le danseur de corde, dans la rue,
trébuche sur une pelure d’orange, lui qui jamais ne
tomberait de dix mètres au bruit des tambours : fracture
du tibia, fini, bon beau danseur. Merde !
— Tu as fait ça ?
Nadine fut sincèrement étonnée.
— Je devrais me méfier de Sylvia, maintenant ? Ou
Sylvia serait surveillée ? Tu deviens fou, Sacha.
Il mâchait une tranche de citron. Il lui était arrivé de
voyager en portant, collée au cuir chevelu, une ampoule
de cyanure qu’il eût mâchée ainsi sous les yeux des
détectives. Deux fois : en Chine, en Allemagne…
— Comment es-tu venue ? En voiture ?
— … changé de taxi à la Porte Maillot…
— Bien. Nadine, tâche de me comprendre sans me
juger. J’ai préparé notre départ pour l’Amérique. J’ai
tout prévu, sauf que tu téléphonerais à Sylvia… Nadine,
j’ai rompu.
Nadine pensait par images mutilées et phrases
décousues. Au moment où l’image devenait déplaisante,
elle s’abolissait, déchirée. La phrase commencée ne
finissait pas, l’essentiel était dit à demi-mot en
minimisant le trouble. Tout ce qui la concernait elle-
même s’imprimait ineffaçablement sur le registre
inférieur. Départ-Amérique, ce n’était rien, on a tant
voyagé déjà ! Le mot rompu fit balle explosive. Nadine
entrevit le gros nez plat de Sémen, fusillé. Un collier de
fausses perles assez chères sur le cou blanc et nerveux
d’Elsa – disparue, Elsa. Les profondes orbites bleuâtres
d’Emmy, dont elle enviait les yeux enchantés, presque
pareils aux siens, à cette différence près que les siens
n’avaient pas l’enchantement – disparue Emmy qui
aimait la confiserie, les vêtements parisiens, les gants, les
bellâtres. L’obèse Kraus saluait à la manière des anciens
officiers, talons joints, inclinaison, baisemains – fini, ce
gros malin, deux fois décoré, ex-forçat et cætera, fini, on
ne saura jamais comment. Les Polouyanov, un jeune
couple que l’on croyait plein d’avenir, tous deux
mondains à s’y méprendre, parlant quatre langues,
devenus authentiquement britanniques, fusillés selon
l’invérifiable rumeur. Le chauve Alexis, celui de la
terrible affaire de Ploesti, le torturé, le héros, sorti de
prison il y a six mois – suicidé, Alexis, au moment de
l’arrestation, dit-on, mais il est possible qu’on l’ait abattu
comme un chien, à cause de ses coups de gueule (car il
ne faut pas faire de bruit la nuit dans les appartements ;
et si le bruit éclate, un coup de revolver est moins
fâcheux qu’une voix indignée…). Nadine écarta les
fantômes. Plusieurs autres, qui allaient surgir, vacillèrent
au bord de la mémoire. Une horrible exhalaison montait
d’un trou noir vers les narines de la jeune femme.
— Comment as-tu osé, Sacha ?
— Je suis strictement raisonnable. Si j’avais attendu,
ça reviendrait au même dans quelque temps. Après
Kraus, Alexis, Emmy, tu comprends… Et ceux-là
n’avaient pas d’influence…
La conversation téléphonique avec Sylvia s’éclairait
d’un jour inquiétant. « Oui, je rentre de Nice, je vois
Sacha tout à l’heure, j’irai aux Trois Quartiers demain à
onze heures… de la rayonne, Sylvette, en deux tons, rose,
grenat, tu vois ça ? Le col très échancré… » Le mari de
Sylvia – les adresses – les passeports – l’argent à retirer
– les recoupements inévitables s’enchaînaient si
funestement que Nadine eut une expression de panique
et les pensées les plus misérables de sa vie. « S’ils le
tuent, voudront-ils me tuer, moi aussi ? Je suis
secondaire, moi. Et nous avons si peu d’argent… »
— Attention, lui disait D. Sois calme.
Il fit un faux-sourire crémeux d’artiste à l’écran, dans
le rôle du banquier scélérat mais vaguement
sympathique.
— Tes gants sont ravissants, chérie.
Ce ton, cet air de crétin parce qu’un couple, un officier
de marine, une châtaine élancée à profil de lévrier, venait
d’entrer… L’officier de bon aloi : on n’en fait pas comme
cela sur commande ! D. craignait de la part de Nadine
une réaction incompréhensive devant l’énormité de
l’accident. Depuis dix ans, il aimait cette femme, plus
jeune que lui, égoïste, sensée, habile pendant les
missions, superficiellement romantique dans le tête-à-
tête, douée par moments d’un rire enivré presque
silencieux, d’un regard désarmé de primitive, amoureuse
avec simplicité, harmonieuse de corps comme une belle
bête… Elle avait pour lui de l’admiration, une sensualité
bienveillante et flattée, un comportement direct de
camarade. Pas de préjugés entre eux.
Un calme inattendu se fit. Nadine appela la serveuse
pour se faire servir une liqueur.
— Prends aussi quelque chose, Sacha.
— Merci, non.
Une expression nouvelle chez Nadine intrigua D.
— Du côté de Sylvia, dit-elle rêveusement, c’est
embêtant. J’ai été stupide, pardonne-moi. En faisant très
vite ce que j’ai à faire, ça ira… probablement. Tu peux te
fier à moi. Ce que tu as fait est irréparable. Je crois que
tu as commis une faute, mais je te comprends, ça
devenait un étranglement. Le pis, pour moi, n’est pas là.
D’où lui venait ce ton détaché, cette tranquillité de
naufrage total ? Et cette expression de dureté à la limite
des larmes ?
— Sacha, nous sommes un vieux couple. Tu sais que je
t’aime d’une certaine façon profonde. Je ne te comprends
pas toujours mais parfois je te comprends à fond. Pour
moi, disparaître, partir maintenant, c’est un peu… un
peu terrible.
— Un peu et terrible ne riment pas bien, dit-il, attentif.
Elle effleura de ses doigts la main de l’homme, posée
sur la nappe.
— … J’aime quelqu’un, tout autrement que toi. J’étais
très heureuse. Je ne pensais pas te le cacher ni te faire
grande peine. Nous resterons toujours ce que nous
sommes – si tu veux. Je ne me conçois pas sans toi,
Sacha… Mais j’aime quelqu’un. Ça ne m’empêche pas
d’être à toi. Tu dois comprendre… Et maintenant,
maintenant…
L’union est libre ou elle est malsaine. On ne domine la
sexualité que par la raison, en lui faisant la part de nous
qu’elle réclame. Ainsi, délivré de ses exigences, on vit
pour les actes de l’intelligence et de la volonté. La
machine humaine a besoin d’un bon appareil de contrôle
que les physiologistes – ou les moralistes – chez nous,
ont appelé le frein. Le refoulement diminue l’homme
autant que le relâchement. La jalousie est une survivance
de mœurs aujourd’hui dépassées (chez nous), qui se
rattachaient à la domination de la femelle sur le mâle et à
la propriété privée. Hygiène morale, hygiène physique…
Le couple : une association d’êtres libres, fondée sur
l’entente dans le combat… – Connu, connu, ressassé,
tout cela, par les conférenciers des cercles de la jeunesse,
jusqu’à pénétrer les moindres fibres nerveuses… Du
moins, D. le croyait-il quelques secondes auparavant. On
vit sur des notions bornées, desséchées comme les
plantes dans un herbier. Sous le choc, il feignit de s’en
tenir à ces clichés détruits. « Ça tombe mal, tout de
même… » Et quatre heures déjà, pas de temps à perdre.
— Qui ? Un des nôtres ?
La seconde question, il ne la posait que pour couvrir la
première d’une justification apparente. En définitive,
qu’importait ? Ça tombe mal pour toi aussi, Nadine, tant
pis pour toi. Souffre. (Il fut sur le point de ricaner.) Nous
sommes traqués ensemble. L’arrière-pensée le traversa
qu’à la rigueur – désormais – elle pouvait le trahir. Il ne
faut jamais trop exiger d’une femme : elle a des
millénaires de soumission derrière elle.
— Qui ?
— Je ne puis pas te le dire. Pardonne-moi. C’est
impossible. Je vais faire tout ce qu’il faut, nous partirons
quand tu voudras. Mais je…
Une violence têtue montait en lui. Qui ? « J’ai besoin
de le savoir pour les précautions à prendre.
— Je ne peux pas. Je t’assure que tu n’as pas de
complication à redouter de ce côté… »
« Le côté de la chair », pensait-il amèrement et il
entrevoyait le corps sculpté de Nadine, le sexe
légèrement bombé, ses épais frisons plus clairs que la
chevelure… « C’est beau, lui était-il arrivé de dire, j’y
trouve le même charme qu’à ton visage. » Repousser ces
images. Nadine avait une si pauvre expression
désemparée qu’il eut honte de se sentir dominé par
l’instinct et, selon l’instinct, le plus fort.
— Bien, Nadine. Mettons que cela m’est indifférent.
Moins que je ne l’eusse cru, en réalité. Je n’insiste
absolument que sur les précautions. Pas d’adieux. Ni
lettres ni signes d’aucune sorte à qui que ce soit.
(Il songea que cela pouvait être plein d’inconvénients.)
— Nous sommes très en danger, tu comprends. J’ai
préparé ton nouveau passeport, je l’ai fait viser, j’ai
retenu la cabine. Suis mes indications à la lettre. Nous
embarquons le 7. Allons-nous-en.
Ce calme hypocrite lui coûtait. Renverser le service à
thé, chercher querelle à l’officier de marine, lui casser la
figure, plaisirs inaccessibles ! Il reconduisit Nadine en
voiture jusqu’à peu de distance de la pension bourgeoise
(certainement repérée) qu’elle habitait rue d’Amsterdam
et qu’elle quitterait ce soir même. « Tu diras que tu fais
un voyage, tu laisseras tout en ordre comme si tu devais
revenir, plus tard tu feras poster une lettre de Londres,
afin que l’on ne s’inquiète pas d’une disparition.
Attention aux photos, hein ? Je t’attends à partir de neuf
heures. Tiens compte des filatures possibles, elles
pourraient être mortelles… » Ceci entendu, assis côte à
côte sans se toucher, ils gardèrent un silence ouaté de
brouillard. D. s’interrogeait : « Qui ? Un des nôtres ? Un
inconnu rencontré dans un train, sur la plage, à la
pension ? Nous menions une vilaine vie de séparations et
de rendez-vous pressés… Je ne veux pas de cette
obsession. Je m’en fiche. Assez. Fini. – Mais qui ? »
Nadine lui prit la main.
— T’ai-je fait beaucoup de mal ? Je ne croyais pas
que…
Vraiment commode de ne pas croire que… !
— Je n’en sais rien. Je me sens bien. Préoccupé
— surtout par ton imprudence. Ça s’arrangera… À tout à
l’heure.
L’auto passait devant la pension. Le marchand de
journaux adossé au mur déplut à D. « Est-il là de
coutume ? » « Je… Je ne pense pas… Si je me souviens
bien, il se tenait plus bas, près du chemisier… »
— Au revoir, Sacha. Ne sois pas nerveux.
Nadine lui tendit la joue. Il y mit un baiser froid.
Nadine descendit.
*
… C’était au lendemain d’une randonnée sur le Toit-
du-Monde, dans un village du Sinkiang, si toutefois un
point de la steppe stérile où l’on a construit quelques
masures en boue sèche autour d’un puits peut s’appeler
un village. Je mourais en explorant le Toit-de-la-Vie, les
alentours de la mort, et ils revêtaient pour moi les
simples aspects d’un sommet de continent dépouillé.
Quelque petit homme jaune, coiffé d’astrakan, à la face
triangulaire, aux prunelles opaques dans la fente charnue
des paupières, m’avait à l’abri des ruines envoyé une fine
balle japonaise. J’avais l’amour des ruines. Après le
déchiffrement des dépêches et le chiffrage des rapports,
après les entretiens cérémonieux avec des vieillards
enturbannés, habillés de robes à raies, vénérables, retors
et crasseux, et de jeunes notables gras, homosexuels,
extrêmement souriants, circonspects et faux ; après le
thé, les salamalecs, les accords que nous ne tiendrions ni
les uns ni les autres ; après les heures passées à méditer
les trahisons probables, les embuscades possibles, les
itinéraires des bandes en marche le long des pistes,
quand venait la fraîcheur crépusculaire, je sortais de la
basse maison en argile recuite. J’allais tout d’abord voir
N’ga qui veillait sur l’eau. Des gouttelettes transpiraient
sur les jarres remplies d’eau fraîche posées au milieu
d’une blancheur bleuâtre. Personne ne devait approcher
de cette eau que N’ga prenait lui-même au puits. Les
gens du pays connaissent des poisons sans saveur qui
dessèchent l’homme en quelques semaines d’un mal
indéterminé. Les muqueuses bleuissent, les dents
vacillent, on a sommeil, sommeil sans cesse, avec une
faible souffrance dans les os… N’ga m’était dévoué. Il
vêtait de blanc son corps d’éphèbe dressé à la luxure des
seigneurs, il sifflotait aigrement sur sa flûte, il jouait seul
aux osselets, riant aux éclats, d’un rire de fillette, quand
il gagnait. J’avais guéri les plaies que lui laissaient des
tortures, je l’avais nettoyé du pus et des poux, nettoyé de
la peur. Il m’aimait servilement, ses beaux yeux
inexpressifs le disaient ; il s’étonnait sans doute que le
Puissant Homme Blanc du Pays des Ours ne voulût pas
de ses caresses. Nous avions peu de mots en commun. Je
demandais :
— L’eau est fraîche et pure, N’ga fidèle ?
Sa voix musicale répétait toujours sur un ton grave le
même verset :
— L’eau désaltère le sage, la rose, la fiancée…
Ce n’était certes pas une raison pour que cette eau me
désaltérât, moi, mais j’en appréciais le goût de neige
fondue. Je paraphrasais ironiquement, car la solitude
rend amer : « La même eau désaltère la plante
vénéneuse, la fille syphilitique, le traître et le
tortionnaire », quatre variétés d’êtres dont je me gardais.
À portée des mains effilées de N’ga, il y avait sur une
caisse de conserves un couteau courbe et un revolver.
Je longeai une étroite ruelle, uniformément ocreuse,
rougeâtre au soleil déclinant. De vieux murs bas, de rares
portes basses donnant sur d’autres murs. L’univers était
de sable pétrifié, lavé il y a très longtemps dans un
déluge de sang. Pendant la chaleur, on respirait un air
rêche. Que le vent se levât, le sable fouettait les yeux,
craquait entre les dents, se collait au corps sous les
vêtements. La ruelle s’écroulait brusquement dans le lit
d’un torrent à sec. De surprenants cactus rabougris,
arrachant à l’aridité une substance vitale qu’ils
défendaient à l’aide de méchantes aiguilles, surgissaient
d’entre des pierres violacées sous lesquelles nichaient les
scorpions. Une calamité indiscernable venait
d’exterminer les lézards — ou ils avaient fui à l’approche
d’une calamité. Et c’était pourtant l’Année du Lézard !
Au-dessus de la ligne d’horizon s’élevait une merveilleuse
transparence de ciel. Il arrivait, les jours froids, que l’on
pût reconnaître à l’œil nu, à plusieurs kilomètres, le
détail du costume d’un cavalier cheminant au loin…
J’allais vers les ruines. Quel ancêtre ou quel descendant
de Timour fit un jour dresser dans l’oasis disparue le tas
de têtes coupées attestant sa grandeur ? La civilisation
nomade détruisait les cultures et les cultivateurs pour
refaire des pâturages… Les ruines hérissaient
mornement l’étendue qui cessait à peine d’être brûlante,
exhalant encore une chaleur sournoise. Ville, forteresse,
tombes ? Les tombes résistent souvent le mieux au
temps, elles ont le temps, elles ont à parler aux hommes
à travers le temps, à parler de la tombe. Des fragments
de murs en pierre bleue et rousse semblaient antérieurs
au désert. Les ruines me parlaient un langage étouffé,
étouffant, un langage de rêve conscient. Elles s’animaient
dans mes rêves nocturnes, des peupliers d’Europe les
entouraient, des architectures croissaient avec une
lenteur féerique, des portiques s’ouvraient, le
ruissellement d’un fleuve apparaissait au-delà. Valentine
descendait d’un pas ailé des marches en marbre noir,
une gaîté douce comme l’ombre flottait sur elle, un trac-
tac-tac de mitrailleuse coupait son sourire et je me
réveillais. Il me semble que j’ai refait plusieurs fois ce
rêve… C’était, selon la terminologie psychologique, un
rêve d’accomplissement du désir et peut-être en
revenais-je chercher parmi les ruines une réminiscence
précise que je ne trouvais pas. Une porte carrée,
émergeant à demi du sable, accroissait l’inquiétude de
l’espace. Je voulais y passer, mais il aurait fallu ramper,
je craignis les serpents, les scorpions, ma vie ne
m’appartenait pas, je me trouvai puéril. Qu’y avait-il
donc de possible au-delà de cette porte dont je faisais en
trébuchant le tour ? Je riais de moi-même comme on rit
dans le délire ou la peur, ou encore en présence d’une
révélation tout à fait insensée. Pré-turques, pré-
mongoliques, ces ruines, ou plus récentes ? Qu’est-ce que
le temps, que sont les âges ? Si j’avais eu sous la main un
ouvrage d’archéologie, j’eusse pris plaisir à le déchirer ici
page par page pour en jeter les lambeaux au vent des
ruines.
En revenant de cette promenade coutumière, la balle
d’un Mongol ou d’un Turc m’effleura le sein. Le tireur
fuyait par le lit du torrent, en se retournant comme un
renard poursuivi. Je n’éprouvais ni douleur ni colère. Je
pouvais tirer sur lui, je n’en eus pas envie. Je comprimai
l’éraflure avec mon mouchoir. N’ga me pansa de ses
jolies mains qu’il appliqua ensuite, jointes, au-dessous de
la blessure pour percevoir le battement de mon cœur.
« Un cœur fort ! » lui dis-je, car j’en étais fier et car les
yeux de fille de N’ga me plurent et me repoussèrent à la
même seconde par leur humilité. La fatigue m’abattit. La
journée avait été torride. Je m’endormis avec deux mains
fraîches sur le cœur.
Je dus dormir longtemps et je ne me réveillai pas.
J’entrai par le sommeil dans la fièvre, les visions, l’autre
réalité délirante qui me guettait. Ce fut magnifique. La
chaleur pesait sur les vieilles briques et s’insinuait dans
la chambre blanche ; le soleil, le désert, la fièvre me
consumaient ensemble sur un calme bûcher blanc ; et
j’étais par moments baigné de fraîcheur, de pure joie,
d’amitié, d’amour sans égoïsme – de tout ce qu’à vrai
dire je n’avais jamais connu. Si je faisais le tour de mes
souvenirs antérieurs, j’y trouverais peu de bonheur, pas
de sérénité, beaucoup d’âpreté, d’exaltation dure, de
labeur, de faim, de saleté, de danger, de moments
déchirés ainsi qu’à coups de couteau ; une foule de morts
chers dont la mémoire écarte plutôt les traits (parce
qu’ils valaient souvent mieux que moi), des femmes
d’une nuit ou d’une saison, et celle que j’ai cru aimer la
première m’a trahi pendant que j’étais en prison, et celle
qui m’a été fidèle est morte du typhus pendant un hiver
de famine, et je suis arrivé trop tard pour la revoir, ayant
fait cinq cents kilomètres par les neiges ; plus rien ne me
restait d’elle, les voisins avaient volé les draps de lit de
l’agonie, les planches du lit, les quatre livres que nous
avions, jusqu’à la brosse à dents. Je rassemblai des
hommes barbus, taciturnes, des femmes aux faces dures
de culpabilité, des enfants qui se rongeaient les ongles, et
je leur dis : « Citoyens ! Vous ne nous avez rien volé.
Vous avez pris ce qui vous appartient. Le bien des morts
est aux vivants et d’abord aux plus pauvres des vivants. À
peine si nous sommes des vivants ! Nous vivons pour les
hommes de l’avenir… » Je parlais mal en ce temps-là.
Quelques-uns vinrent me serrer la main en me disant :
« Merci, citoyen, pour ta bonne parole, ta parole
humaine. Que veux-tu que nous te rendions ? » Je leur
criai : RIEN ! et c’est alors que je compris la grandeur du
mot rien. Je pensai que toutes les paroles sont humaines,
même les pires, et qu’il ne reste rien. J’entrai dans une
colère sans remède contre la mort inhumaine. « Un fait
biologique ! me répétais-je. Valentine, où es-tu ? » Je
regrettais les chants d’église, biologie du néant ! Je
déraisonnai. J’ouvris les grands dictionnaires à l’article
Mort. L’Encyclopédie disait : « Cessation des fonctions
de la vie, désagrégation de l’organisme… » Ces articles
imprimés étaient morts. Matérialiste que je suis, j’ouvris
d’autres tomes avec honte, à l’article éternité. Phrases
aussi mortes que les autres… Voilà ce que je portais en
moi, dans ces replis de neurones où se fixent les
souvenirs. Et cependant les jours de la fièvre furent
prodigieusement clairs, remplis, par un passé sans mort,
d’une résurrection naturelle, d’un désordre de clarté,
d’idées justes, de ruisseaux, d’obscurités bienfaisantes.
Valentine était présente quand je le désirais, nous étions
unis comme il est impossible de l’être, n’étant plus
qu’une seule vibration heureuse et calme, calme ! Le
délire me soulageait d’avoir vécu. Je ne sais pas combien
de temps il dura, je n’existais plus dans le temps. Par
instants, je reconnaissais la réalité environnante, mais
elle était suspecte, fragile, je tâtais sous ma nuque la
serviette des papiers secrets, je demandais si l’eau était
pure, j’écoutais la réponse, « Le sage, la rose, la
fiancée… » — je saisissais sans émoi que j’étais en train
de mourir. J’interrogeai N’ga : « Les avions sont-ils
passés ? » « Sept », dirent ses doigts blancs. Il n’en fallait
pas plus pour l’opération projetée. N’ga tenait au-dessus
de moi un miroir et je contemplai, détaché, la plaie de
ma poitrine, devenue énorme, rose, la rose, la fiancée, le
sage – purulente, une fleur de chair décomposée,
hideuse, qui me rongeait, moi… Non, qui rongeait
quelqu’un, la rose, la fiancée, la mort, la biologie,
l’éternité, l’Encyclopédie ! « Quel étrange bonheur », me
disais-je, et je n’avais qu’à abaisser les paupières pour
rappeler le délire.
Je rouvris les yeux. Peut-être avais-je déjà les yeux
ouverts et ne fis-je que m’imposer l’effort du retour à
l’autre réalité finissante et vaine. Le plafond bas, veiné de
stries vertes… Une cuvette contenant des pansements.
Une araignée grêle posée sur le mur… Une servante
entra, trapue, les tresses roulées sur les oreilles, des
anneaux d’argent pendus aux joues. Elle bougea dans la
chambre, je percevais l’attention de son regard concentré
sur quoi ? L’araignée l’observait. Je voulus appeler N’ga,
mais je ne pouvais ni bouger ni parler. De quoi, pourquoi
devenais-je inquiet, n’ayant plus rien à craindre ni à
souhaiter ? La servante emportait ma valise, doucement,
doucement, vers la porte, ma valise contenant les choses
les plus précieuses, le thé, le sucre, les allumettes, les
cigarettes, le savon, l’édition scientifique du Manifeste…
« Voleuse ! Voleuse ! Canaille ! » Je criai et la fille trapue
n’entendait rien, je sus que mon cerveau criait seul et
que son cri n’était rien. Ainsi la pensée, la volonté
participaient du néant ? Mon revolver sous l’oreiller –
mon cerveau le saisissait, mais un cerveau sans mains ce
n’est rien, je faisais partie du Rien. Avant de pousser la
valise dehors, la servante me regarda sagacement dans
les yeux. Ses petites prunelles étaient alertes, aiguës
comme celles d’un rongeur des fourrés. Ma colère tomba.
Prends cette valise, souple créature, femme-fouine, si
c’est pour hiverner plus chaudement dans ta tanière,
l’araignée n’a rien vu. Je me retournai vers des sites de
mon enfance : les roseaux droits dans lesquels mon père
cachait un canot pour guetter les canards sauvages.
Anton émergea des ruines, habillé de soie blanche
brodée d’or, en prince persan des enluminures. Les
sabots de son cheval effleuraient si légèrement la cité
morte, n’était-ce pas le coursier ailé ? Anton sur le
coursier ailé ! Je riais. Ah, tu ne croyais pas ça possible ?
Moi non plus, Anton. Tout à coup, je le vis autrement,
son visage plat, ses lunettes drôlement coupées en
losange, sa blouse d’hôpital, une seringue entre les
doigts. N’ga tenait entre ses deux mains un objet rouge
flamboyant, un oiseau captif – tiens, ils m’ont retiré le
cœur du thorax, diable ! Non, c’était un flacon. Anton
dit :
— Sauvé, à la fin. Tu m’en as donné du mal, gredin !
Crénom ! Reprends tes sens, voyons. La pièce est jouée.
Veux-tu mon poing sur la figure ?
— Je n’ai plus de figure… Qu’est-ce qu’il y a ? D’où
sors-tu ?
— C’est toi qui reviens de loin, frère. Je suis descendu
d’avion il y a quatre jours. Bois une gorgée de café glacé.
Je t’apporte des messages du commandement. Tu es
décoré, animal.
— Je m’en fous.
— Non, tu ne t’en fous pas. Ton travail est en retard.
J’étais encore entre les deux réalités. Le « travail en
retard » me dégrisa complètement. Habile, Anton. « Et
Mania ? » demandai-je veulement. « Mania vient de se
remarier pour la troisième fois depuis qu’elle t’a quitté.
Elle enlaidit à vue d’œil. C’est un chameau, frère.
Reprends du café. »
À l’Université, j’aimais Anton. Nous ne cessions pas de
nous disputer. Il inventait le marxisme biologique ou la
biologie marxiste, dialectique et cætera. Il se moquait des
vieux romantiques qui croient à l’amour. « Un couple,
professait-il du ton insupportable dont il énonçait des
sentences sans appel, est nécessairement un drame de
pacotille déterminé par des malentendus physio-
psychologiques… et sociaux… La plupart des femmes
sont des sexes bavards pourvus de cervelles d’oiseaux…
Résultat de cent mille années d’exploitation
domestique… » Le type du croyant superficiellement
cynique… Qu’est devenu Anton ? Des hommes de
gouvernement de naguère l’affectionnaient, il a dû les
suivre dans la tombe, comme il le pressentait : « Nous
avons construit – c’était un de ses mots sarcastiques –
une colossale machine infernale joliment perfectionnée
et nous nous sommes couchés dessus pour dormir
agréablement… Avec de petites couronnes de laurier en
papier rouge autour du front… Voilà ! » Il ne reste de lui
que ce souvenir en moi… (Je vais avoir le temps de
démêler les souvenirs… Anton expliquait qu’il n’en faut
garder consciemment que l’utile : « Se faire une mémoire
vive au service d’un présent actif… » Quelle est l’utilité de
ton souvenir, mon pauvre Anton ?)
Ce malaise qui te ramène à moi, Anton, vient de
Nadine. Nadine est droite, vigoureuse, instinctive. Elle a
raison contre moi puisque les instincts ont finalement
raison… Chacun de nous se construit savamment son
propre piège ; et quand il y tombe, s’étonne…
*
Nadine fit un grand feu dans la cheminée ; le bien-être
s’en répandit dans la chambre. Nadine y jeta des lettres,
des photos, plusieurs passeports. Son bouleversement
atteignait à une tranquillité de dévastation. Deux
désastres s’y confondaient, dérisoire l’un, presque
inconcevable l’autre, et celui qui était dérisoire faisait
souffrir le plus, comme une plaie à vif. « Sacha ne s’est
décidé qu’au bout de la douzième heure, parce que nous
étions dans l’enfer… » Depuis deux ans, Nadine craignait
d’ouvrir les journaux, de recevoir une lettre, de
prononcer un nom, de penser à quelqu’un, d’émettre
malgré elle un doute sur des culpabilités proclamées
dans une absurdité totale, de paraître ne point approuver
de toute son âme l’inexpiable. Les complots tournoyaient
ainsi qu’un sabbat de sorcières… Au commencement, elle
y avait cru comme tout le monde ; puis voulu croire ce
qui n’était pas croyable ; puis feint de croire ; puis, la
nuit, étouffé des sanglots dans ses coussins. Sacha,
redoutant le seul à seul, lui qu’elle devinait seul avec son
drame opaque, l’envoyait au Mont Saint-Michel, à Nice,
à Cannes, à Antibes, à Juan-les-Pins, sous des prétextes ;
« Refais tes nerfs, ma petite, je me sens mieux seul pour
tenir tête à tous ces emmerdements… » Nadine, au bord
de la mer, s’efforçait de lire Proust, des romans très
pénétrants, mais quel est le but de la vie de tous ces
gens-là ? Elle se promenait sur les plages avec des dames
américaines, un boxeur anglais, des messieurs disposés
au flirt, aussi agréablement vêtus que dans les magazines
– et ces gens aussi n’avaient pas de but dans la vie, ne
servaient à rien, c’eût été démoralisant à voir si le
ridicule n’avait été le plus fort. Elle assista à un tir aux
pigeons. S’habiller de flanelle blanche pour fusiller des
oiseaux en série, quelle perversion ! Ça l’écœura. Elle ne
se sentit bien que dans de petits ports de pêcheurs, en
compagnie de Zola.
Sacha s’isolait d’elle pour ne pas reconnaître dans son
regard l’angoisse qui le tourmentait lui-même. « Mais
qu’est-ce qui se passe donc ? Mais tous ces hommes
perdus étaient sûrs, intelligents, incorruptibles ? Où
allons-nous ? Je cesse de comprendre, je ne vais plus
pouvoir croire en rien… » Il n’avait dit que ces courtes
phrases, mais avec une expression qu’elle n’oublierait
jamais. Ce fut pendant leur triste nuit de Juan-les-Pins.
Sacha l’écartait de Paris. « Tiens-toi le plus loin possible
du travail, nous traversons un très noir moment », et cela
signifiait clairement : « Je ne veux pas que tu
périsses… » et cela n’empêcherait rien… De temps à
autre, il lui donnait par télégramme un rendez-vous pour
deux ou trois journées de grand air, deux ou trois nuits
amoureuses. Les nouvelles devaient être sinistres, car à
Juan-les-Pins il ne se détendit pas et, quand elle se
coucha, nue, près de lui, ne remarqua ni son nouveau
parfum ni ses boucles d’oreilles en émail blanc — ni
même qu’elle avait les seins raffermis par les massages et
les douches. Au lieu de s’aimer, ils eurent un entretien
haché, glacial, tout en sous-entendus. « Non, je ne suis
pas de mauvaise humeur, chérie, non… » « Mais alors,
regarde-moi, Sacha, ne fais pas ces vilains yeux. Tu
m’aimes ? » Nadine eut honte de sa gorge qu’il ne voyait
pas. « J’ai appris hier trois disparitions… » Il donna trois
noms. « Exécutés ? » fit Nadine. « Évidemment, ah, tu
veux les points sur les i… » « Mais pourquoi, pourquoi ?
Est-ce que cela va continuer ? » Nadine tira le drap sur
ses épaules, honteuse de ses pourquoi qui ne rimaient à
rien. Il éteignit sa cigarette dans le coussin où se fit un
petit trou noir pareil à celui d’une balle, qu’il regarda
avec un singulier ricanement. « Pourquoi, grande sotte !
Parce qu’ils étaient vieux, connus, trempés au feu. Parce
qu’ils gênaient, parce qu’ils savaient autant de choses
que moi… » Il but du whisky au goulot de la bouteille.
Leurs corps se rapprochèrent sans ardeur, Nadine
réprima un frisson, ils ne se désirèrent pas. Sacha médita
pesamment, les yeux au plafond. Nadine pensa (elle fut
certaine de l’avoir seulement pensé) : « Et toi ? Et
nous ? » et il lui répondit : « Nous y passerons comme les
autres. L’avalanche roule, nous sommes sur son chemin.
Nous ne comptons pas. » Nadine ne craignit plus de
trembler. « Il faut fuir, Sacha, fuir n’importe où… » Un
long moment s’écoula avant que Sacha ne s’emportât.
« Ne dis pas des choses insensées. Fuir, c’est trahir. Moi,
trahir ? Pour sauver ma vilaine peau, ta jolie peau, hein ?
Et qu’est-ce qui nous resterait ensuite ? Ce vieux monde
que nous exécrons ? Passe-moi le whisky. » Ils prirent
des narcotiques afin de pouvoir s’endormir…
Maintenant, les cartes-postales de Juan-les-Pins allèrent
au feu.
L’autre désastre, léger en comparaison de celui-ci,
déchirait une plaie à vif. Pas de rendez-vous demain,
jamais plus de rendez-vous avec ces jeunes yeux
spirituels, cette bouche un peu dure, ce maigre corps de
sportif, ces mains maladroites mais agiles, cette voix
alerte, peu nuancée parce que l’alacrité organique la
pénétrait d’une gentillesse abrupte… Si peu de problèmes
chez lui, la réalité telle qu’on la voit, si peu de coulisses
pour lui dans un monde construit par plans successifs
qui se détruisent et se nient les uns les autres ! On écrit
dans des livres qu’il est simple de se donner à l’homme
qui vous a plu, que point n’est besoin d’amour pour cela,
que le plaisir du moment se boit comme un verre de
champagne – et je ne l’aime pas vraiment, ce grand
enfant qui se croit homme, je ne l’aime pas, je ne
pourrais pas vivre une semaine avec lui sans trouver son
ingénuité stupide… Et qu’est-ce que cela ferait ? Une
forme de l’amour aussi simple que la marche au grand
air, peut-être. – Nous ne sommes pas faits pour la
marche au grand air, plutôt pour le cheminement
circonspect dans des tunnels, nous ! S’arracher cette
présence de l’être, après quoi restera une mutilation
lancinante ; le bras coupé souffre encore. Les yeux de
Nadine se gonflaient de larmes. Elle ne gardait de lui que
deux billets d’une ample écriture, signés d’un T plein de
brusquerie : Tien. Elle y mit les lèvres avant de les
envoyer au feu. Elle remplissait d’objets à sauver une
valise à main, quand on frappa à la porte, fermée au
verrou. Le toc-toc-toc inquiétant dégrisa Nadine qui, en
deux bonds de chatte, se colla contre la porte.
— Oui… quoi ?
— Madame… Madame, on vous demande au
téléphone. Les cercles du danger se resserrent à
l’improviste, vous coupant la respiration.
— Dites que je n’y suis pas… que je suis sortie, que je
rentrerai tard.
— Oui, Madame, bien, Madame.
Mauvais, mauvais, ça, très mauvais… La
préoccupation chassait la peine. Nadine s’habilla de
vêtements neufs qu’elle n’avait encore portés que très
rarement, qui la rendraient moins reconnaissable dans la
rue. Elle posa sur ses boucles la toque de velours vert, se
mit du rouge aux lèvres sans presque se regarder dans le
miroir, l’oreille attentive. La chambre devenait pire
qu’une cellule de prison. Le téléphone grinçait de
nouveau au bout du corridor. Nadine entendit la bonne
répondre : « Madame n’est pas encore rentrée,
Monsieur, pas avant minuit, Monsieur… » Le
« monsieur » se répercuta en lettres noires et
bourdonnantes. Qui ? Qui pouvait appeler ? Sacha ?
Donc il y avait de graves raisons ? L’autre ne connaissait
pas ce téléphone… De la part de Sylvia ? La chasse
commençait ? Un besoin de fuite animale se déploya
dans les membres de Nadine, comme une eau sauvage.
Elle s’entrevit dans la glace, le large visage aminci en
lignes dures, un visage aimanté par l’évasion. Elle sonna
la bonne.
— Ce monsieur a téléphoné quatre fois, je lui ai tout le
temps répété la même chose, comme vous me l’aviez dit,
Madame.
Jolie fille méridionale, la bonne, au regard
hypocritement voilé. N’observait-elle pas trop
attentivement de dessous ses longs cils droits ? On
achète les domestiques, enfance de l’art ! Nadine souriait
de travers. Dire quelque chose de naturel et d’agressif,
rompre le silence du téléphone, déjouer l’attention de la
fille. Nadine, croyant prendre un ton vulgaire, n’eut
qu’une voix de détraquement.
— Vous avez eu des amants, Céline ? Non, eh bien,
vous en aurez. Vous saurez ce que c’est. C’est mon
amant, je le plaque, vous comprenez ? J’ai des raisons.
— … Oui, Madame.
— Je vais faire un voyage…
— Oh, je vois, Madame, ce doit être bien pénible,
Madame.
Nadine ouvrit son sac, mit dans la main de la bonne
un billet de banque.
— Taisez-vous, n’est-ce pas ? Ça ne regarde personne.
— Oh, sûrement, Madame.
De l’air, de l’air, je ne sais plus ce que je fais.
L’ascenseur. On ne sait pas où l’on descend. Seule, dans
l’enfoncement obscur du corridor, la chambre, les
papiers brûlés, le téléphone, Céline, leurs propos
d’hallucination, s’évanouirent. Nadine fit un pas
obliquement et s’arrêta pour considérer la rue. En face
de la porte, une marchande de fleurs – des
chrysanthèmes – déposait son panier sur le trottoir. Un
autobus passa, un couple passa, de très jeunes gens qui
se parlaient vite, rageusement, semblait-il. Les trottoirs
étaient mouillés, une enseigne lumineuse y faisait
alterner de seconde en seconde des reflets jaunes et
rouges. La rue appelait : y plonger, s’y perdre.
Nadine marcha vite, décidée, ne voulant pas héler tout
de suite un taxi. Se rendre compte d’abord. Devant la
vitrine du chausseur, elle s’arrêta : les glaces
permettaient de voir derrière soi sans se retourner
complètement. Personne apparemment, mais il y a tant
de monde dans une rue de Paris à neuf heures du soir…
À demi rassurée pourtant, Nadine tourna le coin.
Quelqu’un vira si rapidement à sa rencontre qu’elle faillit
heurter ce monsieur. « Pardon… Alain ? Toi ! »
Alain, en lui prenant le bras, lui serra fortement le
poignet. Sa main était chaude.
— Quelle veine, disait-il d’une voix qu’elle perçut
fausse. Quel hasard, tout de même ! Tu es pressée ?
Il s’efforçait de prendre un ton caressant, mais avec
contrainte. Trop franc, il n’eut pas un de ces mots
d’intimité qui, au bord de ses lèvres, rendaient un son si
clair. Nadine réfléchissait : réfléchir promptement, se
montrer simple, il est raisonnablement impossible qu’il
sache déjà. Il n’est pas en rapport avec Sylvia, mais il l’est
avec Mougin, avec B., avec R. Ni B. ni R. ne peuvent être
informés avant un certain temps, il se peut même que
l’événement leur reste caché afin de ne pas jeter l’un
dans la peur, l’autre dans la démoralisation. Le téléphone
résonnait encore dans les oreilles de Nadine. « C’est mon
amant », venait-elle de dire, répondant à sa
préoccupation secrète. Elle demanda :
— Tu m’as téléphoné ?
Et comme il répondait « Non, je ne connais pas ton
numéro », elle sut qu’il mentait. Donc, averti. Donc,
caché pas loin de sa porte, guettant. Sans doute
accompagné de quelqu’un qui surveillait la rue pendant
qu’il téléphonait du bar. La forte main fermée sur son
poignet inquiéta Nadine qui déplora d’être entrée dans la
première rue latérale, peu fréquentée, mal éclairée, au
bout de laquelle il y avait une place obscure bordée d’un
côté par la vieille grille d’un hôtel particulier d’aspect
abandonné. Un doux glissement de pneus fit se retourner
Nadine. Une voiture noire venait derrière eux,
lentement, très proche.
— Traversons, dit Nadine. Et lâche-moi. Je suis
nerveuse. Tu sais qu’on ne doit pas s’aborder dans la rue,
c’est contraire à la règle.
Le poignet libre, elle se sentit mieux. Deux dames et
un monsieur approchaient en sens inverse. Alain ne
s’opposa pas à ce qu’ils traversassent la chaussée : la
circulation étant à double sens, l’auto noire ne pouvait
pas frôler le trottoir de l’autre côté. La peur se dédoublait
dans l’âme et le corps de Nadine : la sombre présence de
la voiture suscitait des décisions musculaires, car les
muscles pensent plus vite que le cerveau. Nadine s’était
battue autrefois, à treize ans, parmi des partisans qui
défendaient les gués d’une rivière en sachant bien que si
les cavaliers de l’autre rive passaient, la mort et la torture
passeraient aussi. La grande faux, la flagellation. Nadine
savait, en ces lointaines journées, que prise elle serait
violée, fouettée, peut-être pendue. Elle avait vu des
femmes et des gosses de son âge accrochées aux arbres,
en chemise, les chairs reluisantes et sales, tendant aux
mouches des langues bouffies et d’étranges seins
violacés. Couchée au bord de l’eau, à l’abri des roseaux,
le ventre dans l’herbe mouillée, l’enfant Nadine visait
alors avec soin la haute silhouette qui se détachait du
talus, en face. Quand le centaure se disloquait comme un
jouet cassé, l’homme tombant, le cheval effrayé se
cabrant dans l’eau, l’enfant Nadine injuriait joyeusement
l’ennemi vaincu. « Ce n’est pas toi qui me passeras
dessus, diable cornu ! » De telles écoles fortifient pour
l’avenir. Elle avait dans son sac un petit browning-bijou.
Du bout des doigts, négligemment, elle ouvrit la
fermeture du sac. (S’il le voit, tant pis !) Une crémerie
projetait sur le trottoir la lueur avenante de son étalage.
Nadine s’arrêta en deçà de cette lueur. L’auto passait.
Après la crémerie, un bistrot mal éclairé semblait gonflé
de voix. Dans l’arrière-salle, un chœur désaccordé
reprenait le refrain d’une chanson bête mais chargée
d’une joie épaisse comme un vin lourd :
Une petite femme en blanc,
En blanc !
En blanc !
Oh, oh, oh ! Ah, ah, ah !

— On s’amuse, murmura Alain, dans un ricanement


triste.
Nadine se sentait complètement détachée de lui,
comme si jamais il ne l’avait tenue dans ses bras.
L’ennemi. Il fallut qu’elle jouât pour étouffer la dureté de
sa voix.
— Écoute, mon petit, tu n’es pas sérieux. C’est
imprudent. Nous nous verrons demain, tu sais.
— Et toi, tu sais très bien que nous ne nous verrons ni
demain ni jamais. Ton mari a trahi.
Le reste du bref dialogue fut conventionnel comme les
répliques d’une mauvaise pièce. « Tu es fou ! Qu’est-ce
que tu dis ? » « Il me l’a avoué lui-même, ce matin. »
« Tu es fou. C’est impossible, je ne te crois pas… » « Ah,
tu ne me crois pas, tu ne me crois pas… Tu l’as vu ? »
« Non. » Le mensonge rendit Nadine à la sincérité.
« Non ? Alors tu ne sais pas encore ? Écoute, Nadine,
écoute, chérie, la tête me tourne, je ne peux presque pas
le croire moi-même, c’est comme si la terre et le ciel
tremblaient à la fois ! Lui ! Je voudrais croire à une farce
de revenants ! J’ai couru chez Mougin, il le savait avant
moi. Ton mari a trahi. Tu ne peux pas le suivre. » Le
refrain de la petite femme en blanc, en blanc, en blanc,
couvrit la voix désolée du jeune homme. « Je ne dois pas
souffrir pour lui, pensa Nadine. Il est bien ce grand gosse
qui ne sait rien, ne comprend rien, ne peut pas même
entrevoir… » Prendre dans ses paumes les tempes
d’Alain, mettre des baisers sur les paupières d’Alain, lui
dire : « Mon pauvre chéri, c’est si terrible, calme-toi,
garde-toi de juger, Sacha ne trahira jamais, il souffre plus
que toi, plus que les morts, car sa conscience crie… C’est
tout son crime. » Elle regarde Alain, les yeux embués :
— Tu es beau, Alain.
Mais elle voit aussi que l’auto noire s’est arrêtée à
quinze pas. Que personne n’en descend, qu’il y a des
passants, par bonheur, et même un agent de police
apparu plus loin, dont la courte pèlerine est de pierre.
Elle se reprend nettement ainsi que si elle transmettait
un message appris par cœur et Alain connaît cette
manière qu’elle a puisqu’ils ont travaillé ensemble.
— Je ne te crois pas, Alain. Tu me racontes une
histoire tout à fait insensée. Je vais me renseigner sur…
ces rumeurs idiotes. On intrigue peut-être contre Sacha…
Nous nous verrons demain. Quitte-moi et calme-toi.
Lui aussi regarde longuement l’auto noire (mais à vrai
dire, cela ne se passe pas dans le temps mesurable) ; il
tourne la tête, voit l’agent de police, compte peut-être les
passants dont quelques-uns n’attendent peut-être qu’un
signe de connivence. La porte du bistrot s’ouvre,
dégorgeant un paquet de couples qui rient, encore
secoués par une joie de banquet. Une main d’homme
soutient un lourd sein de femme habillé de soie lie-de-
vin. « En blanc, en blanc, en blanc, une titite fâame ! »
Nadine saisit le moment, crie presque :
— Va-t-en !
Rebroussant chemin, elle s’en va le plus vite qu’elle
peut sans courir. Des pas rapides se multiplient derrière
elle, elle entend des talons de femmes battre les dalles,
elle cherche dans son sac le petit browning, peu de chose,
mieux que rien, cela fera du bruit… Ce n’est que l’un des
couples du banquet. Il trébuche contre la muraille,
l’homme embrassant la femme sur la nuque. Des visages
plats et blêmes émergent sous la lueur d’un réverbère, à
la rencontre de Nadine. Ceux-là, pas de doute ! Le
browning les écarte. Nadine s’arrête pendant une
fraction de seconde à la hauteur de l’agent de police. Ici,
ils n’oseront pas. Les visages plats chancellent. Un rire
de détente est dans la gorge de Nadine, pareil au rire
d’autrefois, quand la balle chantante renversa le cavalier
au bord du gué, dans l’eau verte de l’Oural. Une pierre
tombe sur ce rire inexprimé, comme sur une flaque
noire. Si c’était un faux agent de police ? Facile à
fabriquer. Il a une bonne tête rouge et bienveillante de
buveur de vin, mais cela ne prouve rien.
Cette rue-ci est plus éclairée, plus animée. Un autobus
démarre. Nadine saute sur le marchepied, gênée par sa
petite valise à main et le sac, perd l’équilibre en
cherchant à lever la chaînette de la plateforme.
Quelqu’un lui prend le coude, la soulève, lui fait place.
« Dites-donc, Mademoiselle, c’est ainsi qu’on s’abîme la
figure… Ce serait regrettable, vous savez… » Le sourire
compliment du monsieur s’éteint bizarrement quand il
voit qu’au lieu d’un petit porte-monnaie noir, Nadine
tient dans sa main un bijou de browning, et qu’elle a un
regard bleu d’égarement dur. Il souffle
confidentiellement : « Remettez ce joujou dans votre
sac. » Nadine, le sac refermé, éclate de rire. « Ah
diantre ! Vous l’aimez tant que cela. Mademoiselle, et il
est mauvais ? » Elle aperçoit un gros menton rasé, des
prunelles brunes, cyniques et douces, un nœud de
cravate à raies dorées. « Non, dit-elle d’un ton réellement
dégagé, mais les femmes sont parfois bien sottes. C’est
fini. » L’autobus débouche parmi les feux de la place du
Havre.
*
Rue de Rochechouart, à l’hôtel, Nadine se présenta au
portier, « Je suis Madame Noémi Battisti », dit-elle avec
assurance. Le portier recevait des voyageurs, mais il
dévisagea obliquement Nadine, d’un œil terne qui lui fut
désagréable. « Le 17, au troisième à gauche, prenez
l’ascenseur, Madame. » Nadine aussi feignit le
détachement et l’attention dérobée qui était dans ses
regards leur conférait un charme furtif. « Pour une drôle
de petite menteuse à charnières et roulettes, pensa
M. Gobfin, le portier, c’en est une ou je me trompe fort.
Et M. Battisti est cocu. »
Sacha ouvrit à Nadine, car il tenait la porte fermée à
clef.
— Pourquoi nous as-tu logés dans cette boîte, Sacha ?
Le portier a l’air d’un indicateur tuberculeux, ce qu’il est
sûrement, et d’un maquereau bien planqué, ce qu’il est
probablement…
Sacha riait en prenant Nadine dans ses bras, sans
élan.
— Le monde est plein de petites canailles, il faut s’en
amuser. Ici, c’est assez propre et pas cher. Le quartier est
plein de foules, chaque nuit. Si l’on me cherche, ce sera
plutôt sur la rive gauche ou du côté de l’Etoile.
La symétrie du visage de Nadine se troublait comme
s’il l’eût regardée dans une eau courante. « C’est égal, il
ne me revient pas, le bonhomme d’en bas… Et ce rire de
femmes derrière les portes. Ce doit être bondé de sales
aventures… »
— Des aventures de femmes, dit-il en haussant les
épaules.
Nadine s’écarta de lui, jeta son sac sur l’un des deux
lits parallèles, si maladroitement qu’il s’ouvrit et que le
browning glissa sur la courtepointe jaune. Sacha, le
prenant pour le remettre dans le sac, remarqua sur
l’acier bleu des empreintes de doigts. « Tiens, tu t’es
amusée avec ça. S’est-il passé quelque chose ? »
— J’ai eu peur. Non, je n’avais pas peur à vrai dire,
c’est maintenant que j’ai peur. Et cette vilaine tête de
croquemort-entremetteur en bas, et ces tapis élimés dans
le couloir…
— Entremetteur, peut-être, dit Sacha, d’un ton
raisonnable, mais croquemort, non. N’exagère pas.
Nadine se passa fortement les mains sur le visage pour
en effacer la sensation de la rue noire, de l’auto noire, des
faces flottantes, ennemies, émergeant du danger. Ses
yeux reparurent, agrandis, d’un bleu mauvais.
— … ils chantaient « Une petite femme en rose, en
rose », non, « en blanc, en blanc… » J’ai cru que tout
était fini… Fini pour moi…
Elle ajouta plus calmement :
— … que je ne te reverrais plus… Ah, ça va mieux…
Les deux lampes des tables de nuit répandaient une
louche intimité entourée d’ombre hostile. Sacha alluma
la suspension : trois ampoules anémiques enfermées
dans des tulipes roses. La chambre s’emplit non de
lumière mais d’un brouillard jaune-rose. Nadine, assise
sur l’un des lits, détournait la tête. Le battement d’une
artère fut visible à son cou, et le tremblement très léger
de ses cheveux. Il la voyait aussi de dos, dans le miroir,
les épaules tombées, un bras se tordant à demi, une main
ouverte, posée à plat sur la courtepointe… Dans ce cou,
ces épaules, ce bras, cette main, il lut la peur, peut-être
pis que la peur. Il surmonta une colère vague et prit sa
voix la plus positive. « Voyons, Nadine, nous n’avons
rien à craindre en ce moment… Tu as rencontré
quelqu’un ? » (En lui, le soupçon.) « Voyons, nous
sommes de si vieux amis, tu peux tout me dire,
Nadine… »
— Nous changerons d’hôtel, je veux que nous
changions d’hôtel. Est-il trop tard ce soir ?
— As-tu été filée ?
— Non.
— Je te promets que nous ferons demain ce que tu
voudras. Pourquoi ne pas te fier à moi ? Suis-je
imprudent ?
Le plus à craindre dans le combat, c’est la panique. Les
nerfs portent l’empreinte de peurs animales, de peurs
humaines accumulées pendant des millions d’années.
L’instant vient où tout à coup ils désobéissent à la
volonté. On ne sait plus ce que l’on est.
— As-tu soupé, Nadine ? Je fais monter quelque chose.
— Non. Je m’en fiche, du souper.
D. alla examiner la porte ; une vieille serrure
d’appartement, un petit verrou intérieur, le bois mince
ne résisterait pas à un coup d’épaule… Nadine demanda
comme si elle n’y croyait pas : « Et nous allons dormir
ici ? Tu pourras dormir, toi ? » « Pourquoi pas ? » Il
l’entraîna vers la fenêtre qu’il ouvrit. La rue déserte
apparut, semée du halo espacé des lanternes ; vers le
haut une grande lueur envahissait le ciel brumeux et des
frissons multicolores s’y contractaient. Nadine se pencha
vers l’espace avec plaisir. D. se fâcha contre lui-même :
on n’ouvre pas une fenêtre, la nuit, avant d’avoir éteint
chez soi. Il éteignit. À quinze mètres au-dessous d’eux,
les encoignures des portes offraient de bons postes
d’observation. La carapace beige d’une auto rampait, il y
avait une flaque de clarté grise à l’entrée de l’hôtel. D.
prit la taille de Nadine. « J’ai eu peur, dit Nadine. J’ai été
sotte. Regarde en bas. On tomberait, tout serait fini en
quelques secondes… »
— D’où te viennent ces idées, Nadine ? Je ne te
reconnais plus. Nous luttons, je continue, tu sais bien
que nous avons raison. Et puis, rien ne finirait très
vraisemblablement en quelques secondes. Tâche plutôt
de te figurer l’ambulance, l’hôpital, les transfusions de
sang, les piqûres, les enquêtes, une petite fracture de la
colonne vertébrale qui te laisserait paralytique… Tu viens
de dire une chose complètement idiote.
— Je m’en rends compte. Il est difficile de finir.
Donne-moi une cigarette… Que tu es raisonnable.
Le calme lui revenait ainsi qu’un dégrisement.
— J’ai rencontré Alain. Mougin est informé. Ils
cherchent.
Elle raconta avec précision. (Alain, Alain, ce nom
blessait D. Qui ? Alain ? L’hypothèse lui parut
impossible, mais pourquoi impossible ? Nous sommes
des êtres libres. Il ricana : Payons le tribut…) D. conclut
d’un ton paisible :
— Nous avons perdu plusieurs jours d’avance, voilà
tout… J’ai semé des indices pour leur laisser croire que
nous allons à Londres…
— Ils ne croiront rien de ce que tu veux leur laisser
croire…
Juste.
— Fermons, j’ai froid, dit Nadine.
L’inquiétude s’épaississait en lui : une eau ténébreuse
déborde ses rives. Les deux petites lampes à abat-jour
rallumées, la chambre leur parut agréable. La bonne, en
apportant le consommé, le poulet froid, le thé médiocre,
montra un visage sympathique. « Vous êtes italienne,
n’est-ce pas ? » lui demanda Nadine, aimablement.
« Oui, Madame. Ça se voit, n’est-ce pas ? » – « Nous
sommes piémontais », dit sérieusement Mme Noémi
Battisti. « Il ne faudra pas abuser du Piémont, avec notre
italien improvisé », dit D., amusé. « Te souviens-tu de
Sorrente ? »
— Oui, dit Nadine et elle fit ses beaux yeux
d’émerveillement.
— Nous commençons une autre vie, Nadine.
(Il eût été plus exact de dire : Nous finissons toute une
vie.)
— Es-tu contente du nom que je t’ai trouvé : Noémi ?
Un nom de primitive. Je te vois te baignant comme à
Sorrente… Ce sera.
(Du moins, il est bon de l’admettre. Encore faut-il y
arriver.)
Que jamais plus ils ne reverraient tels autres sites
humbles que l’hiver revêtait de neige plus prenante que
le bleu-doré de Sorrente, l’idée les traversa tous les
deux ; ils la refoulèrent ensemble et séparés.
— Il te reste encore beaucoup de force, Sacha, dit
tristement Nadine.
(Trop pour ne plus servir à rien…)
— J’ai toujours pensé qu’un homme, cela veut dire une
volonté.
Elle l’approuva de son regard le plus limpide, mais en
se demandant s’il pouvait être tout à fait sincère ? S’il ne
s’exprimait pas ainsi pour la réconforter, se réconforter
lui-même ? Une volonté, de nos jours, compte si peu – et
la sienne ne comptait plus guère, même pour leur
assurer un salut problématique… Et lui, calme par la
grâce d’un courage qui n’était peut-être que du
découragement, se disait qu’une volonté n’est parfois
qu’une cuirasse plaquée sur un torse débile. Le désespoir
se raidit dessous. Pour être pleinement, la volonté
réclame une finalité.
— Maintenant, dit Nadine, cette chambre me plaît
presque. La rue est tranquille. Ces lueurs que l’on voit
au-dessus du boulevard sont comme des reflets de fleurs
dans l’eau.
Il s’abstint de relever l’image inexacte. Les lueurs
nocturnes de Paris sont celles d’une fournaise
commerciale : ni fleurs ni lacs, une électricité qui
s’insinue âprement dans les nerfs pour faire vendre, faire
acheter des plaisirs avilis, voilà ce que c’est ! – L’hôtel
s’endormait. Le grincement de l’ascenseur devenait
discret, une porte se fermait, une chasse d’eau jouait trop
bruyamment, ces bruits participaient du silence, ils
rappelaient les vies diverses en train d’achever leur cycle
quotidien. La seule communion certaine des hommes est
dans la fatigue et le sommeil. Tous les visages endormis
ont entre eux une ressemblance pathétique et ils
ressemblent aussi aux visages des morts. Sous tous leurs
fronts, les rêves font jouer en termes presque communs
les arabesques mouvantes des désirs primordiaux : mais
ils ne contiennent pas de réconciliation.
— Nous sommes libres demain, Nadine, nous pouvons
dormir longtemps.
Dormir longtemps, le vœu se répercuta en lui. Ils se
couchèrent dans leurs lits parallèles, puis Nadine, ses
bras clairs levés et rejoints sous la nuque, dit : « Viens
près de moi, Sacha », parce qu’un froid de solitude
l’effleurait. Ils se réunirent sans exaltation amoureuse,
en se laissant aller à la tendresse charnelle. Étroitement
noués, la même onde chaude les emporta vers le
soulagement d’exister. « Ne pas penser, surtout ne pas
penser », se disait D. Il y réussissait, saine discipline.
Nadine, dont les paupières roses en demi-lune s’étaient
fermées, fut soudainement glacée, les prunelles grandes
et sombres. « Écoute… ce bruit près de la porte… »
Instantanément maître de lui-même, D. observa la porte
dans une glace. Le revolver à portée de la main. Le
timbre de l’entrée de l’hôtel émit un grésillement
souterrain qui cessa ; un pas mou s’éloigna dans
l’escalier… « Rien, dit-il, n’aie peur de rien, chérie. » il
entrevit dans l’autre miroir un visage égaré. La lourde
vague intérieure le reprit, un sourire rayonnant effaçait
sur les traits de Nadine l’appréhension voisine de
l’horreur.
Le monde rentra dans l’ordre dépourvu d’effusion, de
communion et de joie, où l’on se contente d’avoir vécu et
de ne souffrir ni d’une névralgie dentaire ni d’une peur
immédiate. « Nadine, défends ton calme… Je n’aime pas
tes accès de crainte nerveuse… Nous avons déjà couru
bien des risques… » Bien des risques, mais pas
comparables à ceux qui viennent, tissant leurs toiles
d’araignées venimeuses sur la rupture consommée avec
toutes les raisons de vivre, idées, cause, patrie, unité
dans le péril, bataille invisible pour l’avenir, vision du
monde en marche ! Tout s’écroulait, le risque subsistait
seul, appauvri, alourdi de n’avoir plus de justification
véritable. « C’est quand même terrible, dit Nadine. Il
faudra m’habituer à l’idée que… » D. détailla la courbe
des doigts de Nadine, le poli de ses ongles ovales, tandis
qu’elle essuyait une rosée perlant au-dessus de ses
sourcils. – Qui ? L’absurde jalousie l’humilia. Vois donc
combien l’homme libéré des vieilles conventions morales
est faible en toi ! Nadine perçut que sans bouger, couché
à côté d’elle, il s’éloignait d’elle. « Ne t’éloigne pas de
moi », dit-elle plaintivement.
Machinalement, pensant tout le contraire, il s’entendit
dire :
— Ta rencontre avec Alain n’aggrave rien…
— Ne prononce plus ce nom devant moi, Sacha, si c’est
possible. Je le déteste…
Il comprit vaguement, mais à fond. « Ce n’est
vraiment pas la peine de le détester, Nadine… »
Avant de se disposer au sommeil, D. alla explorer le
corridor. Deux paires de chaussures à nettoyer, mises
devant la porte voisine, retinrent son attention.
Désagréablement élégants, les souliers de l’homme, en
peau de serpent gris, à semelles de crêpe. Ceux de la
femme, déformés par un pied bombé, dénotaient une
corpulente marcheuse habituée à trotter par la ville. « Ce
sont des êtres misérables », pensa D. en écoutant la
double respiration du couple endormi. Rentré, il jeta un
coup d’œil sur la rue veillée par les réverbères. Rien
d’alarmant. Nadine, le profil enfoncé dans un coussin,
sous le désordre de ses cheveux, dormait, belle grande
enfant pacifiée. « Il n’y a pas de péché en toi, Nadine…
Les instincts sont sans péché… » Il souffrait quand même
et se reprocha d’avoir pensé en termes de péché. Ah,
qu’importent les mots ! Les deux brownings armés,
couverts chacun d’un mouchoir, étaient des jouets
luxueux, parfaits par l’appropriation à la fin poursuivie,
montés avec précision, faits de noble métal pour le grand
jeu du meurtre et du suicide. On a fait du progrès depuis
le silex taillé avec lequel le suicide n’était pas commode !
L’Ancêtre primitif eut-il le sens de la mort volontaire ?
Ou serait-ce là une conquête des hautes civilisations qui
n’offrent pas d’autre évasion ? J’espère qu’un analyste
élucidera quelque jour ce problème de psychologie. Pour
moi, Monsieur l’Analyste, je ne puis que croire au sens
inné de la destruction et de la mort. Le vrai sens de la
splendeur de vivre, nous l’aurons dans un avenir
lointain, encore inimaginable, nous l’aurons peut-être…
Et ce peut-être est notre plus grande justification, et pour
le moment il implique même une justification suffisante
du suicide… D. éteignit les lampes. Les rideaux laissèrent
entrer dans la chambre une vague dentelle de lumière
atténuée.
Nadine, aux profondeurs du sommeil, sentit un obscur
étau – colossal – se resserrer confusément sur elle.
D’informes tentacules devinrent un entrelacement de
serpents froids sur son corps, une grosse corde marine
pesa sur son cou. La voiture noire aux cellules exiguës
s’ouvrait. Dans les cellules, des cadavres étaient
roidement assis. Petite fille, Nadine marcha dans la neige
fondante, les pieds nus, ranimée par la brûlure de l’eau
glacée. Des cloches sonnèrent à toute volée, Christ est
ressuscité, ressuscité ! Un bulbe d’église rouge-feu, semé
d’étoiles dorées, se balança grotesquement au-dessus de
pauvres maisons en bois, ça va tomber, tomber ! La
Noire-Marie, la voiture cellulaire, disparaissait, ce n’était
donc pas pour moi, que ce fût pour d’autres tant mieux –
pas pour moi ! Je suis laide et j’ai d’abominables
pensées. Des corbeaux volèrent d’un arbre à l’autre, pour
toi, nous sommes pour toi, criaient-ils, nous arracherons
tes yeux ! « Mais pourquoi dois-je être pendue ? »
demanda Nadine au sévère visage glabre apparu tout
près du sien et qui remua faiblement les lèvres.
« Pendue, non. » Les nœuds de serpents se défirent,
s’évanouirent, la corde marine se rompit, le revolver
éclata, irradiant violemment une flamme bleu-de-nuit,
multicolore aux bords de son nuage. L’effroyable était de
ne pas pouvoir bouger – Dieu, ce n’est pas possible, c’est
un mauvais rêve, je vais me réveiller… Nadine se réveilla.
Une motocyclette pétaradait dans la rue, la montre
indiquait 5 h. 45, à peu près l’heure des exécutions,
quand les exécutions ont une heure. Il faisait encore nuit.
Nadine ne reconstitua son cauchemar que par fragments
décousus. Sa main trembla en prenant le verre d’eau.
Elle écarta du bout de l’index un rectangle de batiste et
son attention se concentra sur le petit browning. Deux
pressions du doigt et nous serions délivrés tous les
deux… Sa main trembla davantage parce qu’elle eut plus
peur de sa tentation que de toutes les ténèbres du
monde. À travers le mouchoir, afin de ne pas en éprouver
le contact magnétique, elle prit le browning et, se
penchant hors du lit, le jeta sur le tapis, dessous l’autre
lit, celui de Sacha. Cet acte lui fit du bien, mais elle se
voyait dans un miroir, spectre blanchâtre, se mouvant
indistinctement dans cette région de pénombre
éternellement glacée où les morts attendent de renaître –
de ne point renaître puisque la résurrection est une
vieille croyance morte, elle aussi… « La résurrection est
morte, c’est scientifique… » Par réflexe, elle alluma la
lampe de chevet. Sacha dormait, allongé sur le dos, le
front grand, la bouche mince, les paupières bombées,
bleuies, épouvantablement différent de lui-même.
Séparé de l’univers. Mort. Une seconde, Nadine soupesa
cette certitude. Le froid d’outre-tombe devenait un
apaisement total. Je suis morte aussi. C’est bien. C’est
simple.
… Et Sacha ouvrit les yeux comme tous les jours de sa
vie, ses yeux préoccupés, sagaces et réels, irritants.
— Qu’est-ce qu’il y a, Nadine ?
— Rien, rien, j’ai cru entendre…
— C’est une moto, dit-il. Faire du bruit à pareille
heure, quelle brute ! Allons, recouche-toi. Rendors-toi.
Il l’exaspérait. L’exaspération fondit en tendresse.
— Je t’aime, dit-elle, d’un ton enfantin. J’aime la vie,
j’aime la mort, c’est étrange…
D lui fit écho :
— … c’est étrange.
*
M. Gobfin, bien que des clients inattentifs le prissent
pour le portier de l’hôtel, y remplissait à la vérité des
fonctions sensiblement plus importantes. La confiance
d’un propriétaire néphrétique l’investissait d’une sorte
de gérance ; et s’il passait les heures les plus actives de la
journée et de la nuit au petit bureau du corridor,
distribuant le courrier, accrochant et décrochant les clefs
des chambres, c’était surtout par amour du métier. L’œil
à tout ! – Un hôtel à sept minutes de la place d’Anvers, à
six minutes du confluent de la rue Clignancourt avec le
boulevard de Rochechouart, est à l’instar de Lutèce
même une sorte de nef ancrée au milieu de flots
perfidement agités. Négligez deux jours de suite de
vérifier les comptes de la literie retour du blanchissage,
vous connaîtrez bientôt le prix fort de votre paresse.
Omettez de surgir à la cuisine deux heures avant le
premier service du déjeuner, – quel coulage, mes petits
coquins ! Un coulage raisonnable, mettons du 10 %, il
convient de l’admettre puisqu’ici-bas, dans le
département de la Seine au moins, il faut bien que
chacun vive ; encore faut-il que la maison rapporte,
hein ? Et M. Gobfin n’eût pas supporté qu’on « se payât
sa tête au prix du beurre de Normandie ». Pas poire
juteuse, moi », disait-il et on le croyait sur parole.
Les longs cheveux rares plaqués à la brillantine, en
noir sur un crâne jaune, et les joues creuses de
M. Gobfin, laissaient entendre une sagacité indulgente
tellement « à la coule » que son regard même
n’intervenait plus guère qu’en des zones relativement
supérieures. Ce regard brun, incertain, jamais appuyé,
dérobé sitôt qu’il en rencontrait un autre, éparpillé en
diverses directions simultanées, étudiait les clients par la
base, le profil, le biais, par cette subtile lueur d’âme qui
transparaît dans le dos de la main, les vêtements, la toux,
la manière de tenir un stylo, de considérer une addition.
Lueur d’âme, évidemment, est ici un terme trop
littéraire, étranger au vocabulaire de M. Gobfin qui dirait
plutôt « un je ne sais pas comme une odeur et
quelquefois une légère puanteur ». Il examinait d’abord
la personne à la hauteur du ventre, car l’abdomen est très
expressif ; une bedaine de pédéraste ne saurait être
confondue avec celle de l’ingénieur des Ponts-et-
Chaussées irrésistiblement attiré par les poules du bar de
la Lune-Qui-Rit. La rotondité de l’escroc roublard ne
ressemble pas, quoi qu’on en dise, à celle de l’agent de
change, roublard aussi, mais pour qui le code est sacré.
Les tissus de vêtements, nuance, couleur, boutons, usure,
entretien et cætera, ont une éloquence révélatrice.
Impossible qu’un capitaine au long-cours, en civil, porte
les mêmes complets, et de la même façon, qu’un
monsieur chic spécialisé dans la traite des Blanches et
des Noires et des autres. Les mains sur lesquelles
tombent les manchettes ou le bord des manches, la
villosité du dos de la main masculine, les plis et bosses
des articulations, les bagues, vous en disent davantage
sur quelqu’un que les pièces d’identité qui sont, une fois
sur dix au moins, spécialement faites pour ne rien dire…
M. Gobfin ignorait qu’il fût un profond psychologue,
mais il l’était pratiquement, dans la mesure
inappréciable où il est possible de l’être sans jamais
sortir d’un vaste cercle tracé par la bassesse, la bêtise
astucieuse et les secrets de la police. Son attention se
consacrait sur les couples, les vices, les crimes, la
dépense. Flairés à la seconde, les couples légitimes, les
« ra-pla-plats », ne l’intéressaient que s’ils indiquaient
indéfinissablement une tare curieuse, des pratiques
rares, des drames d’argent ou de bas-ventre, ce qui se
voyait aisément. Les couples en aventure, pour la
plupart, n’offraient pas plus d’intérêt. (L’hôtel, de bonne
réputation, n’admettait pas de clientèle à l’heure, sauf
exception ; mais pour la nuit un couple en vaut un autre
et le monsieur qui amène une grue n’en est pas à
quarante sous près sur les frais – en général…) Le crime
caché, par contre, le crime qui mûrit tout seul sous des
aspects innocemment banals, grandit à l’écart des faits-
divers, du parquet, du scandale, voilà la fréquente et
pourtant rare substance des relations humaines qui vaut
d’être silencieusement étudiée d’un poste d’observation
comme celui-ci… Les gens à crimes grossiers, il s’agissait
de les dépister à l’avance, afin de s’éviter une déplorable
publicité. Obéissant à l’intuition, un soir d’affaires nulles
et la moitié des chambres disponibles, M. Gobfin prenait
sa voix la plus onctueuse pour déplorer devant la jeune
dame rieuse au petit chapeau de paille de quatre cents
balles, et le mince monsieur aux cheveux teints en blond
de lin, qu’il n’y eût plus un numéro de libre, et il les
envoyait chez le concurrent : Vous y serez très bien,
Madame, Monsieur, c’est même un peu plus moderne
que chez nous ! (Il lut le surlendemain dans Le Petit
Parisien la mort subite et suspecte de cet industriel du
Rhône dont le parquet recherchait la maîtresse… Ce fut
une des satisfactions importantes de sa vie.) Il renvoya
de même l’obèse bourré de probité commerciale –
notaire, avoué, patron sérieux ? – qui se présentait avec
un travesti jouant irréprochablement la jeune maîtresse ;
et il en résulta chez le concurrent une histoire des plus
comiques, éteinte sous la forte somme. M. Gobfin ne fut
qu’à demi content ; la perspicacité, c’est une fierté, mais
rater par perspicacité la forte somme, c’est contrariant,
convenez-en.
M. Barougeot, l’inspecteur, passait vers les neuf
heures du matin, jetait un regard sur les fiches des
étrangers, notait parfois un nom pour faire semblant de
faire quelque chose, prenait à la salle à manger, en
compagnie de M. Gobfin, un café noir bien chaud,
renforcé par un vieux marc. À cette heure matinale, le
restaurant baignait dans une blancheur avenante. Deux
Anglais dévoraient leur ham and eggs, une vieille dame
croquait des croissants et un roman passionné de
Gabriele d’Annunzio était ouvert devant elle.
L’inspecteur Barougeot montra à M. Gobfin plusieurs
photos que les services de recherches et de
renseignements – et aussi des agences privées – faisaient
circuler. M. Gobfin en retint deux, sans témoigner pour
elles une véritable curiosité. « La prime est de deux mille
francs, dit M. Barougeot. Ce sont des millionnaires
pingres… » Il soupira.
M. Gobfin dissimula sa nervosité, ce qui le rendit plus
jaune. Vers une heure vingt, son besoin de parler fut
tellement impérieux qu’il monta à la salle à manger.
Madame Noémi Battisti venait de quitter la table et elle
était remontée au 17. M. Bruno Battisti parcourait des
journaux étrangers en grignotant des mendiants. À
l’autre bout de la pièce, le Noir, seul à sa table,
commençait son déjeuner. Il y avait encore des gens
insignifiants, l’homme et la femme, négociants à Dijon,
et leur demoiselle étiolée par le vice solitaire. Sans
hésitation apparente, car son hésitation était tout
intérieure, M. Gobfin fit le tour de la clientèle en
s’inclinant légèrement près des tables servies, à la façon
d’un maître d’hôtel.
— Monsieur Battisti, je crois, dit-il. Vous êtes satisfait
du service ? C’est notre jour de cuisine bourguignonne…
D. l’avait vu venir. Il replia son Berliner Tageblatt.
— Euh… Excellente, votre cuisine… Rien à dire. Je
vous remercie.
L’un et l’autre sentirent que la nullité de ces propos
n’éclaircissait rien. Quelque chose les accrochait l’un à
l’autre. Chez D., le « qu’est-ce qu’il a dans la tête, ce faux-
témoin à profil de punaise inquiète ? » suscitait une
expression hypocritement débonnaire et même
engageante. Des sentiments plus complexes agitaient
M. Gobfin à la limite de l’indécision et des petits risques
indevinables.
— Mais vous n’avez pas encore touché à votre café,
Monsieur Battistini… (était-ce une habileté, que
d’estropier un nom qu’il connaissait fort bien ?) Avez-
vous goûté de notre vieux marc, Monsieur ?
— Pas encore.
M. Gobfin appela la serveuse. « Élodie, un vieux marc
pour monsieur… Non, pas le petit verre, le flacon… » Il
flottait au milieu des tables blanches et un sourire jaune
flottait sur ses joues creuses. Les secondes se chargèrent
d’une gêne indistincte. « Pas clair, pensait D. Trop
aimable punaise… » L’apparition du flacon ambré
escorté de petits verres fut opportune.
— Nous allons essayer de ça, dit D. posément. Mais ce
sera en trinquant, Monsieur. Asseyez-vous.
M. Gobfin n’attendait que cette invitation. Il cessa de
flotter. « Vous permettez… » Les billes opaques qui lui
tenaient lieu de prunelles exploraient la salle ; il s’assit
de façon à ne tourner le dos à personne. « Pas de bon
déjeuner sans un vieux marc », dit-il d’un ton méditatif.
« C’est mon opinion. Vous apprécierez. » À trois pas, il
n’était qu’antipathique ; à quarante centimètres, il
apparaissait chétif et dur, la peau flétrie tendue sur un
crâne étroit. Sa personnalité émergeait d’une débilité
malade et méchante. D. se devina multiplement observé,
déchiffré par des moyens qu’il ignorait. Il jeta
ostensiblement un coup d’œil sur son bracelet-montre.
« Si vous êtes pressé, Monsieur Battisti… » fit M. Gobfin.
« Nullement », dit D. (Si je le lâche, je n’y comprendrai
rien.)
— Ah, c’est que je suis bien perplexe, dit M. Gobfin.
D. parut très étonné.
— Et pourquoi, Monsieur ? Évidemment, ça ne me
regarde pas… Mais puisque vous en parlez…
— Les journaux étrangers sont mieux informés que la
presse parisienne, n’est-ce pas ? demandait M. Gobfin
comme pour gagner du temps ou par une suprême
maladresse.
Significative, cette remarque. À l’approche du péril, D.
devenait parfaitement, sinistrement, calme.
— Ce n’est cependant pas ça qui vous rend perplexe, je
suppose ?
Le trouble regard de M. Gobfin finit par se fixer un
instant dans les yeux de M. Battisti.
— Non, certes, Monsieur Battisti, vous êtes un
honnête homme, je n’ai pas besoin de vous connaître
pour le savoir. Et un homme d’expérience.
Stupidement direct, tout cela. Il me tâte. Je suis pisté.
Comment ont-ils fait pour déjà ?… D. avança sur la table
un poing fermé, carré. Un drôle de poing propre et
redoutable.
— J’espère bien, dit-il, que nous sommes ici entre
honnêtes gens. De l’expérience, il est vrai que j’en ai. Une
rude expérience… des colonies, Monsieur, et qui me rend
capable d’aller droit parfois. Tant pis pour les coquins !
M. Gobfin accueillit béatement la sourde menace.
— Ah, je ne me trompais pas, Monsieur Battisti, en
vous abordant ainsi. Je suis affreusement perplexe et je
cherche un conseil.
— Accouchez, dit brièvement D., perplexe lui aussi.
— Il s’agit d’un crime.
— Vous savez, je n’ai rien d’un détective et je me
contrefous des crimes. J’en ai assez vu. Faites-en autant.
Ce conseil vous suffit ?
— Non.
M. Gobfin tira de sa manchette – ou d’une poche
dissimulée de sa manche – ou de sa cravate – ou de son
nez droit un petit peu dévié au bout – une photo qu’il
poussa de l’index vers le poing de M. Battisti : celle d’un
Noir qui souriait professionnellement comme sourient
les joueurs de jazz ravis par leur tintamarre.
— L’assassin.
Ce pouvait être d’une habileté consommée. D. fut
surpris. Quoi de plus simple que de sortir au moment
opportun l’as de pique au lieu de l’as de trèfle ?
— Eh bien, dit D., le souffle oppressé. Il y a tant
d’assassins dans Paris. Qu’est-ce que cela vous fait ?
(Vont-Ils me faire arrêter en m’accusant d’un crime ?
Intenter une procédure d’extradition fondée sur des
faux ? Il n’y a pas de traité… Il y a peut-être une
convention policière que j’ignore… Je n’y avais pas
pensé… Ce Noir peut avoir des complices, il peut être
payé pour le dire…)
M. Gobfin, son effet produit (ou, plus simplement
soulagé), devenait prolixe, parlant à voix confidentielle,
d’un ton d’irrésistible entente : « Le crime de la place
Clichy… Voyons, Monsieur, vous l’avez certainement
retenu, c’est d’il y a juste huit jours… »
(Juste huit jours ? Je n’ai pas d’alibi, je ne pourrais
jamais dire avec qui j’étais… Nous nous occupions du
Crime de la Capitale du Monde…)
— Un jeune sculpteur, de mœurs spéciales, de bonne
famille, parents millionnaires, vous voyez ?
— Non.
« Trouvé dans son atelier, la gorge coupée, les mains
liées… Nu… Vous y êtes ? » « Vaguement… » D. se
fouillait la mémoire en se demandant si ce n’était pas
une histoire inventée. L’adolescence, la nudité, les mains
liées, il s’en souvint ou crut s’en souvenir. « Mais entre
nous, je vous répète que je m’en fous… »
Le « fichez-moi la paix avec cette vilaine histoire »
clairement sous-entendu dans cette réplique ne put
échapper à l’attention collante de M. Gobfin. Soit qu’il
fût décidé à insister, soit qu’il ne pût supporter
davantage sa propre tension intérieure, M. Gobfin se fit
de plus en plus confidentiel.
— Regardez droit devant vous. Je crois que nous
tenons l’assassin.
Le Noir s’essuyait la bouche, y portait un cure-dents.
Son regard tranquille croisa celui de M. Battisti, moins
tranquille. « Un piège, pensait D. Ils peuvent être de
mèche, ce Noir et ce type louche… Me faire participer à
une arrestation manquée – par erreur – singulier
pétrin… » Une ressemblance évidente se manifestait
entre la vigoureuse tête noire, fortement burinée, et la
photo. La tête vivante, aux lèvres violettes, aux yeux
largement découpés en blanc pur et noir pur, parut à D.
sur le point d’être coupée. Il observa qu’elle avait une
teinte cuivrée, plutôt claire aux joues, indice d’un
lointain métissage, de même que le nez fin. « Celui de la
photo est beaucoup plus noir, me semble-t-il… »
— Effet d’éclairage. Nous sommes du côté du jour.
Regardez sa main.
Plus foncée, la grande main à demi repliée sur la
nappe banche suggérait une vigueur animale affinée par
un artisanat. Cette main tiendrait habilement la
mandoline, la corde du trapèze, le rasoir effilé…
Pourquoi pas ?
« Hum. Une main honnête, pourquoi pas ? dit
M. Battisti. Défiez-vous de votre imagination… »
M. Gobfin voyait le poing fermé de son interlocuteur et il
éprouvait un déplaisant commencement d’inquiétude.
— Bref, Monsieur Battisti, qu’en pensez-vous ?
— J’hésite à penser. Vous devez être excessivement
prudent. Une erreur pourrait vous attirer des tas
d’ennuis…
Se lever brusquement de table, dire à cet indicateur-
larbin : « Et puis vous m’embêtez. Préparez-moi la note,
vous m’avez dégoûté de votre boîte… », serait-ce
raisonnable ? D. soupesait les arrière-pensées de cet
entretien. « Ça demande un moment de réflexion. Vous
n’avez pas d’autres photos du même genre ? »
— Pas beaucoup. L’inspecteur ne les laisse qu’à
contrecœur…
M. Gobfin ouvrit un vieux portefeuille en maroquin. Il
en fit sortir d’abord une photo de femme frêle,
probablement blonde, jolie, aux yeux écarquillés par une
sorte de frayeur bête ; des numéros en blanc barraient le
haut du corsage. « Entôleuse, récidiviste, je la connais…
Elle est gentille avec moi depuis qu’elle sait que j’ai ça
dans la poche, vous comprenez ? »
— Comment donc.
— Ces femmes-là, faut savoir les tenir, ricana en
jaune-olivâtre M. Gobfin. Alors, y a pas plus gentil… Et
ce monsieur, tenez, de ce matin…
D. se reconnut tout de suite sur un instantané pris
dans la rue, à son insu. Ils prenaient leurs précautions !
Ou étais-je déjà repéré, par qui ? Six mois auparavant, à
son retour de Madrid, comme il rapportait dans le
manche d’un blaireau les soixante photos du dossier
Alcantara… « Qui est-ce ? » fit-il d’un air détaché. Pris
sur les grands boulevards, invisiblement, l’instantané
montrait un personnage à lunettes d’écaille, très
souriant, coiffé d’un feutre qui lui ombrageait la partie
supérieure du visage, le collet du pardessus relevé,
debout près d’une auto. En perspective, une pharmacie,
deux dames vues de dos… Une épaule masculine faisait
face au personnage… Qui ? Au verso, calligraphié : X.,
alias Isoray, Marcien, alias Zondero-Ribas, Juan, alias
Stéklansky, Bronislaw… (I. La photo vient certainement
d’Eux, des nôtres. 2. Ils n’en ont pas de plus récente,
bien. Ou ils ne veulent pas en donner de plus nette…
Bien. 3. Ils se sont gardés de livrer Malinesco, Clément,
afin de liquider l’appartement… Donc, dénoncé comme
un agent des autres… de qui ? 4. Cliché insuffisant. Le
bas du visage est seul reconnaissable…)
— Un escroc ? suggéra M. Battisti.
— Un étranger suspect, soupçonné d’espionnage…
Vous pensez si ces oiseaux-là viennent se loger dans un
établissement bourgeois comme celui-ci ! Ils fréquentent
les palaces.
Pour la première fois M. Gobfin regardait M. Battisti
bien en face.
— Décidément, dit M. Battisti, avec humour, je crois
que vous vous trompez de Nègre.
— Et moi, dit M. Gobfin, depuis que nous en avons
parlé, je suis presque certain du contraire.
« Monsieur… » Le fantoche s’écartait, laissant après
lui l’image de son sourire le plus poli de faux témoin
habillé de noir mat.
*
D. ne voulut donner aucun signe d’inquiétude : les
Battisti restèrent à l’hôtel. Passé le bureau-comptoir de
l’entrée, le vestibule s’élargissait, aménagé en hall très
modeste, meublé d’un canapé et de fauteuils en rotin.
Des revues de tourisme traînaient sur une table ronde.
De cet endroit inhospitalier l’on pouvait voir glisser les
silhouettes de la rue, l’on pouvait suivre les allées et
venues de l’escalier et de l’ascenseur ; et observer
M. Gobfin. L’endroit était rarement désert. Tantôt un
gros monsieur quelconque y fumait, assoupi sur son
journal. Tantôt un jeune monsieur, le crayon à la main, y
poursuivait des mots croisés. Ni l’un ni l’autre ne
s’intéressaient à ce coin du monde pareil à un fond de
bocal où ils attendraient de se dessécher pour l’éternité.
D. s’assit dans un des fauteuils vis-à-vis du gros liseur.
Celui-ci se moucha. M. Gobfin, à son bureau, décrocha le
cornet acoustique du téléphone. « Allo. Félix ? Ici,
Gobfin. Un taxi pour cinq heures vingt-cinq
exactement… » L’ordre le plus banal, comme il convient,
mais contenant le chiffre 525, constata D. La voix d’une
dame résonna longuement et les trompettes de la
délivrance l’accompagnaient en sourdine. « Vous n’avez
pas oublié de commander l’auto pour la demie de six
heures ? » « Mais non, Madame, vous pouvez y compter,
Madame… » Cinq heures 30, ce n’est pourtant pas 525 et
la voiture de la dame pouvait avoir été demandée
auparavant. Les trompettes de la délivrance
s’éteignirent. Le gros individu pliait son journal. En s’en
allant, il regarda pesamment D. Il ne laissa pas sa clef au
bureau, mais passa devant M. Gobfin sans paraître le
voir. Impoli. Si je le suivais ? s’interrogea D. Nadine,
survenant, le soulagea d’un commencement d’obsession,
mais le Gobfin reprenait le téléphone. « Eh bien, dit
Nadine, viens-tu ? » D. fit un signe des paupières ; avec
lenteur, il s’occupait de son briquet avant d’allumer une
cigarette. Le Gobfin faisait appeler au bout du fil un
M. Stevenson – nom de romancier tombé dans le
domaine public, L’Ile au Trésor, et le Stevenson, à son
tour, communiquera avec M. Milton, au sujet du Paradis
perdu, n’en doutez pas. « Yes. Sir… I received at three
forty a wire for you… Yes, Sir… » Une heure quarante de
retard pour annoncer l’arrivée d’un télégramme ? Pas
clair. Et 3 heures 40,340, en code, quoi ? Je déraisonne
complètement, pensa D. Il sortit. Tant de monde dans la
rue qu’on ne remarquerait personne. Le gros liseur
revenait vers l’hôtel au bras d’une femme de type
espagnol. « C’est bien simple, ils vont coucher ensemble,
voilà pourquoi il a gardé la clef… À moins qu’il n’ait été la
chercher pour me désigner… » Le couple, penché en
avant, fonçait dans l’entrée de l’hôtel comme il fût tombé
dans un trou.
… Leur intérêt n’est pas de me faire arrêter. Je
pourrais après tout obtenir la protection des autorités
françaises. Ils ne cherchent qu’à me retrouver, c’est pire.
M’ont-ils retrouvé ? Le point d’interrogation gravitait
autour de M. Gobfin. L’oscillation du pour et du contre
maintenait un rythme de balancier, « Nadine, j’ai besoin
de feuilleter la collection du Matin. » Le mouvement de
la ville rassurait toujours D., quoiqu’on ait bien tort de se
croire plus en sécurité, plus solitaire, plus perdu, sur un
trottoir parcouru de multiples destins qu’entre des murs
protégés par le secret. Sans doute est-ce que le
côtoiement des hommes et des femmes semble nous
rendre nos moyens de contact et de combat directs, de
corps à corps. Une foule de hasards peuvent, au milieu
des cohues, jouer contre l’isolé. Des chances le
secondent ; mais quand on a contre soi de grandes
organisations bien outillées, la probabilité mauvaise
l’emporte sur la chance. Les artères des grandes villes, si
diversement creusées de pièges qu’elles puissent être,
procuraient néanmoins à D. la facilité apparente de
l’initiative. L’homme des cités, même invisiblement
cerné, compte sur lui-même à chaque carrefour, affronte
les rencontres avec l’alacrité de vivre du fauve dans la
jungle natale, qui voit en chaque broussaille une
ressource – illusoire si la battue des chasseurs est bien
faite. Mais est-il possible qu’une battue soit vraiment
bien faite ? Si la bête ne s’affolait pas, il lui resterait
toujours des possibilités de salut. Ce qui distingue
l’homme de la bête, c’est que l’homme ne doit pas
s’affoler.
Les machines bourdonnaient doucement dans l’édifice
vitré, peint en rouge sale, du Matin. Bruno Battisti
trouva sans peine dans la collection des numéros récents,
le crime, non de la place Clichy, mais d’une rue voisine
de la place Blanche, un crime illustré d’un cliché mal
venu qui figurait un gros cafard écrasé sur le papier. Un
corps d’adolescent, couché sur le ventre, les bras tendus
en avant, liés aux poignets. Sous la gorge, la literie tachée
de noir. Le reporter, un voyou misérablement lettré,
décrivait la victime comme « un adepte de l’esthète
britannique Oscar Wilde dont les aventures scabreuses
défrayèrent naguère la chronique… » – Crétin, crétin ! La
mention d’un « énigmatique danseur noir » dégagea
M. Gobfin des brumes du soupçon.
— Tout va bien, Nadine. Veux-tu que nous nous
distrayions ce soir ?
— Ce ne sera pas facile, répondit la jeune femme avec
un sourire de bonne volonté. Si tu veux.
Par habitude, il parcourut les petites annonces que,
depuis son évasion, il ne lisait plus. Et l’appel qu’il y
trouva l’atteignit au milieu de la poitrine avec la violence
d’un coup droit. « JOSSELINE supplie Yves lui écrire.
Urgence. Accablée deuil. Fidèle. »
— Nadine, je trouve un mot de Daria…
— Sacha, je crois que nous pouvons avoir confiance en
elle…
Nous ne pouvons plus avoir confiance en personne.
Personne n’aura plus jamais confiance en nous. Ce lien
terrible, le plus salutaire des liens humains, ces invisibles
cordes d’or, de lumière et de sang, qui rattachent les uns
aux autres les hommes voués à une œuvre commune, ces
liens, nous les avons rompus et le soupçon les avait
rompus dès auparavant sans que nous sachions
comment… « Tu ne te doutes de rien. Il ne reste plus de
confiance au monde. Tout s’est effondré. Nous étions la
confiance même. Nous pensions comprendre le
cheminement de l’histoire et y participer… Et que
sommes-nous ? Rends-toi compte… »
D. se retint de le dire. Le haut profil délaissé de la
Porte Saint-Martin parut celui d’un arc-de-triomphe
dédié à des victoires oubliées. Une moisissure
blanchâtre, faite de menues affiches, rongeait les vieilles
pierres à hauteur d’homme. Là s’arrêtaient des agents à
la recherche d’une pitance – ou d’un beef-steak – à
ramasser dans le ruisseau, s’il le faut. Soyons pas fiers !
Un tiers des modistes, fleuristes et couturières qui
demandent des apprenties ou des demi-ouvrières,
travaillent aussi pour les maisons de rendez-vous si ce
n’est pour le bitume. Les annonces des ébénistes sont
honnêtes, comme celles des réparateurs de vélos (et
encore ces dernières aguichent-elles l’œil des voleurs de
bicyclettes) mais une jolie gosse peut pas se faire
ébéniste, dites ? Vers la place de la République, les
premiers feux du soir s’allumaient dans une grisaille
mouvante, douce à voir et à respirer. Lâchement, D. se
reprochait d’avoir, par automatisme moral, repris un
contact rompu. L’appel de Daria remontait en lui du
fonds le plus riche, le plus pur, le plus lointain du passé.
– Oui, il y a des fonds purs, même sous la cruauté.
— Je n’aurai plus le temps de la voir, pensa-t-il à haute
voix, se cherchant une excuse. – Nous partons dans cinq
jours.
— Fais l’impossible, Sacha, tu ne peux pas la lâcher
ainsi. Nous n’avons rien à craindre d’elle.
Cinq jours et des pages seront tournées. Ces enseignes
lumineuses de Paris s’allumant magiquement, toutes
pour des négoces, beaucoup pour de sales négoces
tuants, aboutissaient quand même à un grand poème
fantaisiste. Ces petits bars à café-crème et leur peuple
attirant, ces édicules métalliques plantés au bord du
trottoir où l’on voit le bas des pantalons des hommes qui
pissent (buvez, citoyens, pissez, citoyens, la vie a du bon,
de quoi se gêner ? C’est bien de proclamer cela sur les
boulevards !), ces vitrines d’horlogerie, de chaussures, de
livres, ces mangeailles, ces cartes-postales à grosses
plaisanteries en couleurs, pleines de sous-entendus
montés du bas-ventre, ça dit une civilisation vulgaire et
fière, fameusement confortable, où l’être humain atteint
le maximum accessible de laisser-aller, de liberté par
conséquent, de détente… Bien dangereuse, la détente…
Un des charmes de Paris, unique au monde, c’est que
l’on y néglige la férocité, cette puissance, et la dureté
organisée qui font les grands empires. Une autre
grandeur germe ici dans la pourriture même (toutes les
grandeurs sociales ont un terreau de pourriture), avant
l’heure. On risque de payer cher l’essai maladroit d’une
vie humaine, plus humaine que jamais… Les immeubles
portaient dans leurs six étages des agglomérats de vies
cloisonnées, dramatiques, bien nourries, épaissement
charnelles, finement sentimentales quelquefois,
drôlement spirituelles ; sur la vaste place de la
République, pauvrement cossue, mal éclairée, on
entendait le yiddish autant que le français, les poules à
l’étalage des terrasses couvertes étaient plébéiennes,
servantes passées au métier de l’amour, autre façon
d’être servantes… L’obscure statue, pierre et bronze, le
bronze fleurissant la pierre, d’une Marianne solitaire,
décorative et désarmée, demeurait inaperçue des deux
mille passants qui suivaient à ses pieds leurs chemins
entrelacés. Et l’on s’en fout ! C’est aussi une manière, qui
sait si ce n’est pas la plus réelle ? d’être républicains…
Dans quelques jours, ce sera le passé surimprimé sur
d’autres images poignantes, plus irrévocablement
perdues. La Tour du Sauveur et la Tour du Chien… Le fin
monastère gris et la plate colonnade de Smolny… Que
deviendra Paris, que deviendront nos tours ?
— Je t’emmène sur la rive gauche, Nadine, ça te va ?
Ne sois pas cafardeuse. Je t’offre le champagne.
Cafardeux, c’était lui qui l’était. L’appel de Daria
rouvrait en lui des veines coupées, mal recousues. Les
veines du souvenir, la chirurgie mentale ne sait pas les
fermer.
*
Au commencement, il y eut l’étonnement que
l’enthousiasme fût possible, la nouvelle foi plus forte que
tout, l’action plus désirable que le bonheur, les idées plus
réelles que de vieux faits, le monde plus vivant que le
moi. L’intendance d’une armée en haillons réclamait des
uniformes – ou n’importe quels vêtements – pour les
bataillons ouvriers et paysans. (N’oublions pas le
bataillon des pickpockets, des filous, des cambrioleurs et
des forçats, et des souteneurs, pas plus mauvais qu’un
autre…) Le commissaire régional roulait les r, les billes
de ses yeux, les épaules, les hanches, tout ce qu’il y avait
de mobile dans son être charnu d’ex-acrobate, et il
disait : « En six semaines d’instruction, je vous
transforme les derniers des mal-foutus en viande à
mitraille presque supportable et il en restera quelques
paladins… J’ai quatre bons sous-offs et un capitaine
d’ancien-régime dressés comme des chiens de cirque.
Mais il me faut des culottes ! On peut se battre
glorieusement pour la Révolution, sans courage, sans
officiers, sans cartes topographiques, à peu près sans
munitions. Tout cela se trouve chez l’ennemi, il n’est que
de le lui prendre. Mais on ne peut pas se battre sans
avoir du tissu sur les fesses. Des culottes, telle est la
condition première du salut. » Un érudit protesta en
s’aidant d’une traduction : « Pourtant, les Sans-culottes
de la Révolution française… » « Ils portaient des
pantalons ! » J’étais chargé de l’approvisionnement des
manufactures locales en étoffes. J’intervins avec force car
il fallait plus de drap pour les pantalons que pour les
culottes raisonnablement étriquées. J’allai à la
manufacture socialisée. Une large rue campagnarde aux
maisonnettes peintes en couleurs claires, entourées
d’enclos et d’arbres, conduisait à une banlieue de
désolation. La steppe commençait, le ciel se posait à
même une terre nulle. La manufacture en briques rouges
exhalait l’abandon par ses verrières défoncées ; les
brèches de ses palissades béaient sur des cours devenues
des terrains vagues et de noires forêts à l’horizon. La
palissade disparaissait peu à peu chaque nuit, quand les
gens y venaient prendre des planches pour refaire leur
provision de bois. La manufacture quasi-morte
m’inspirait une sorte de répulsion. Je savais qu’un
champignon microscopique mais invincible y rongeait
les planchers ; que de quatre cents ouvrières, cent
cinquante tout au plus y passaient des journées de faim
et de désœuvrement amer. Vieilles femmes sans attaches
avec la vie, veuves de guerre, mères de soldats disparus,
vagabondant peut-être à cette heure sur les routes d’un
monde soumis à l’Antéchrist. La vache vendue, le chien
volé, le chat tué par le Kalmouk, j’imaginais que ces
femmes eussent perdu leur dernière apparence de raison
d’exister si elles n’étaient venues, mues par une sorte de
somnambulisme, s’asseoir devant leurs machines à
coudre et leurs établis et, les mains jointes sur le giron,
se raconter leurs misères. D’inexplicables jeunes femmes
hâves et rusées venaient aussi, pour voler les dernières
bobines de fil, les aiguilles, des morceaux de courroies de
transmission, choses qu’elles emportaient entre leurs
jambes, par méfiance des fouilles… Les hivers, dans cette
ville, étaient polaires, les rations plus pauvres que nulle
part ailleurs (chaque ville le croyait pour son propre
compte et peut-être avaient-elles toutes raison,
contrairement au bon sens…). Conscience sociale à
l’avenant… J’entrai ainsi que dans un moulin déserté. Un
confort fantomatique subsistait dans le cabinet du
directeur ; le drap vert du bureau arraché, le divan crevé,
le palmier nain mort l’hiver passé… Une jeune fille
m’accueillit d’un brusque : « Que vous faut-il, citoyen ?
Je n’ai pas le temps, citoyen. » En ce temps-là, je
regardais toujours les femmes avec attention… Celle-ci
portait un jupon de laine brune, une vareuse de cuir, un
châle de laine fine autour de la tête et du cou, des bottes
trop grandes. Monacale. Sous ces vêtements épais, je la
devinai frêle et propre, je la sentis chaste. Son visage
ovale et blafard était creusé, mais charmant. Paupières
bleuâtres, longs cils, sévérité. Laide ou jolie, je ne sus que
penser. « La secrétaire du Comité ? » demandai-je.
« C’est moi, dit Daria. Je suis le Comité. Les autres sont
des imbéciles et des fainéants… » Je fis connaître ma
mission. Contrôle, exigences impératives au nom du
Comité Économique Régional, en vertu des pouvoirs
conférés par l’autorité centrale, réclamations de
l’intendance ; obligation de déférer aux tribunaux du
Peuple les actes de sabotage même involontaires et de
signaler la moindre manifestation de mauvaise volonté à
la Commission Extraordinaire de Répression… « Bon, dit
Daria, sans dissimuler son exaspération, ce n’est pas avec
vos ordres, menaces, paperasses et tribunaux que l’on
pourra coudre un seul caleçon… Et je vous en préviens :
si vous avez le goût des arrestations, vous n’arrêterez
personne ici avant de m’avoir foutue en prison, bien que
tout le monde chaparde, sauf moi. Maintenant, parlons
clair : la production repart. Ça marche dans la mesure où
une manufacture crevée aux quatre-cinquièmes peut
marcher… Venez voir. » Cent cinquante-quatre ouvrières
faisaient apparemment quelque chose. J’écoutai même,
me grisant d’une joie singulière, le ronron des machines
à coudre. Les poêles des ateliers chauffaient, consumant
les portes et les planchers des ateliers voisins. Quatre
cents culottes, autant de blouses et de tuniques me
furent promises pour la semaine suivante. Daria mêlait
dans sa voix de gamine l’excuse et le défi. « Nous
pouvons marcher ainsi trois à quatre mois. Je brûle les
planchers rongés de moisissure des ateliers désaffectés.
C’est illégal, je n’ai pas l’autorisation de la Commission
de Conservation des Entreprises nationalisées. Je vends
aux paysans le cinquième de la production, puis sur les
malfaçons, ce qui me permet de distribuer des pommes
de terre à la main-d’œuvre. C’est illégal, camarade.
J’obtiens soixante pour cent des matières premières qui
me sont allouées en payant en nature, c’est illégal. Je
donne une ration hebdomadaire de vin rouge ou blanc
aux femmes enceintes, aux convalescentes, aux ouvrières
de plus de quarante-cinq ans, à celles qui n’ont pas eu
d’absence pendant dix jours, bref à tout le monde. C’est
probablement illégal… J’envoie du cognac au Président
de la Commission Extraordinaire de Répression afin de
n’être pas envoyée moi-même en prison. »
« Certainement illégal, dis-je. Les vins et alcools
réquisitionnés doivent être mis à la disposition du
Bureau de la Santé publique… Mais où prenez-vous votre
combustible liquide ? » « Dans la cave bourgeoise de
mon père, dit-elle en rougissant un peu. Mon père est un
brave homme de libéral qui ne comprend rien à rien ; il a
pris la fuite… » Telle à dix-neuf ans, Daria aux yeux de la
dix-septième année, l’an mil-neuf-cent-dix-neuf, au
temps de la famine et de la terreur. Nous parcourûmes
des ateliers en pleine activité et d’autres où, par les trous
de plancher, on voyait le dallage du rez-de-chaussée… Et
je fis remettre à Daria, sous le même pli, un paquet de
dénonciations prolétariennes dirigées contre « le
pernicieux travail de sape et de ruine contre-
révolutionnaire de la ci-devant fille de capitaliste
exploiteur des masses » et cætera et un Brevet d’illégalité
Constructive.
L’an 22, après pas mal d’égorgements, je la rencontrai
à Féodossia, soignant ses poumons, « aussi délabrés,
disait-elle, que les planchers de la manufacture, vous en
souvenez-vous ? », et s’évertuant à soutenir une lueur de
vie dans le corps d’une enfant rachitique de dix mois qui
mourut vite. Daria dirigeait des écoles, « sans cahiers,
sans livres, avec le double des enfants et la moitié des
maîtres », ceux-ci à bout de nerfs. La faim, deux terreurs
successives. Une usure prématurée enlaidissait sa
jeunesse enfantine, son nez aminci, ses lèvres décolorées,
sa bouche un peu déviée. Elle me parut bornée, presque
sotte, touchée par l’hystérie, quand, par un soir frais, sur
une grève de galets qu’ensorcelaient les plus étincelantes
étoiles, j’essayai, pour dissiper l’amertume que je
percevais en elle, de justifier l’action du Parti… Un
chiffon de dentelle noire serré autour du front, les mains
sur les genoux, accroupie, pareille à une gamine de
mauvaise humeur, Daria me répondait d’un ton bref,
hachant les phrases comme elle eût froidement déchiré
les idées sans lesquelles nous n’eussions pas pu vivre :
« Je ne veux plus entendre de considérations
théoriques. Ni de citations empruntées aux meilleurs
livres ! J’ai vu les massacres. Les leurs, les nôtres. Eux,
ils sont faits pour ça, c’est le rebut de l’histoire,
l’humanité dégradée des officiers saouls… Nous, si nous
ne sommes pas différents, c’est que nous trahissons. Je
vous dis que nous avons beaucoup trahi. Regardez cette
roche, en mer. Là, des officiers ligotés que l’on poussait à
coups de sabre au bord de la falaise… Je voyais tomber
ces grappes d’hommes, elles ressemblaient à de gros
crabes… Trop de psychopathes parmi les nôtres… Les
nôtres ? Qu’est-ce que j’ai de commun avec eux ? Et
vous ? Ne répondez pas. Qu’est-ce qu’ils ont de commun
avec le socialisme ? Taisez-vous, sinon, je m’en vais. »
Je me tus. Puis elle me laissa passer le bras autour de
ses épaules, je perçus sa maigreur, je l’attirai à moi, j’eus
un élan de tendresse, je n’aurais voulu que la réchauffer,
elle devint glacée. « Laissez-moi tranquille, je ne suis
plus une femme… » « Tu n’as jamais été qu’une grande
enfant, Daria, lui dis-je, une merveilleuse enfant… » Elle
me repoussa si violemment que je faillis perdre
l’équilibre. « Soyez donc un homme, vous ! Et gardez vos
platitudes pour des circonstances plus opportunes… »
Nous restâmes de bons camarades. Nous fîmes sur les
arides collines grecques de Féodossia de longues
promenades. Un bon soleil chauffait la roche arrondie, la
mer était incroyablement azurée, les horizons de la terre
désertiques mais verdoyants. De gros oiseaux d’un
plumage bleu plus chatoyant que la mer se posaient
parfois non loin de nous pour nous regarder. « Vous
n’êtes pas chasseur ? interrogeait Daria. Vous n’avez pas
envie de tirer dessus ? » Elle enterra l’enfant, refit ses
poumons, refit son moral.
Je retrouvai à Berlin, à une soirée de la Mission
commerciale, une Daria élégante, rajeunie par la santé,
attachée à un service confidentiel qui s’occupait de
certains emprisonnés. Ayant eu des gouvernantes
françaises et allemandes, elle pouvait se faire passer pour
la femme de prisonniers politiques qu’elle visitait. Les
prisons de la République de Weimar étaient bien tenues,
avec un sage libéralisme que le dollar huilait
commodément. « Que pensez-vous de ces hommes,
Daria ? » « Qu’ils sont admirables et médiocres. Je les
aime bien. On ne fera rien de grand avec eux. » Ses dents
claires riaient. Nous fûmes d’accord sur la débilité de
l’Occident : des routines d’égoïsme bien enracinées,
l’oubli total des rigueurs impitoyables de l’histoire, le
fétichisme de l’argent, un glissement veule vers les
catastrophes, par crainte des risques… La croyance
absurde que les choses finissent toujours par se tasser de
façon que l’on puisse vivre… « Nous autres, disait Daria,
nous savons que les tassements sont inhumains… C’est
notre supériorité. » Un an de prison qu’elle fit en Europe
centrale lui épargna l’amertume de nos premières crises.
Et des années plus tard, nous cheminions par le
Kurfürstendam vers Am Zoo, parmi l’excitation, les
lumières, le luxe, le plaisir accessible des minuits
berlinois. De rares chômeurs se faufilaient parmi les gens
cossus, messieurs à nuques porcines, femelles-grenadiers
enrobées de fourrures. Des filles peintes — les seuls êtres
agréables à voir – se donnaient des airs de jeunes
hommes vicieux. Daria me demanda brusquement :
« Nos chômeurs passent aux nazis qui leur paient la
soupe et les bottes… Comment crois-tu que tout cela
finira ? » « Par des tueries apocalyptiques… » Nous nous
revoyions à Paris, à Bruxelles, à Liège, à Stuttgart, à
Barcelone… Daria se maria avec un ingénieur-
constructeur qui fut impliqué dans une affaire de
techniciens ; elle divorça, « Il est honnête mais buté.
Nous ne bâtissons pas comme les autres, nous bâtissons
comme on établit au front des abris bétonnés… Il ne
saisira jamais que la raison et la justice sont
subordonnées à l’efficacité ; et que si l’on sacrifie des
millions de paysans, on ne peut pas paraître ménager les
techniciens… » Je fus heureux de la voir si sensée. Les
années noires se suivaient, mais nous, dans les services
spéciaux à l’étranger, nous ne pouvions ni tout savoir ni
tout sentir. Nous savions que des cités nouvelles
naissaient sur les terres hier en friche, qu’en moins de
cinq ans des industries de l’automobile, de l’aluminium,
de l’aviation, de la chimie apparaissaient… Au bord de la
Meuse habillée de soie grise, sous la sévère vieille Maison
Curtius, posée là comme un coffre en pierre enfermant la
richesse d’un peuple d’artisans, Daria me parla avec
ardeur des sous-produits de l’industrie du fer blanc. « La
production fera la justice. L’exploitation rationnelle des
sous-produits a plus d’importance immédiate que
l’erreur idéologique ou l’iniquité judiciaire. Nous
rectifierons avec le temps toutes les erreurs, pourvu qu’il
y ait de petites boîtes pour les médicaments… Que des
réputations politiques soient injustement abîmées en
chemin, c’est secondaire. N’est-ce pas ton avis ? » Les
doutes me travaillaient. Est-ce qu’en produisant les
petites boîtes à médicaments et les hauts-fourneaux, il ne
faudrait pas penser à l’homme, au pauvre bougre
d’aujourd’hui, parfois au grand pauvre bougre qui ne
peut pas se contenter de peiner sous le joug en attendant
les médicaments et les rails de demain ? – La fin justifie
les moyens, belle filouterie. On n’atteint une fin que par
les moyens appropriés. Si nous écrasons l’homme du
présent, ferons-nous quelque chose qui vaille pour celui
de demain ? Et que ferons-nous de nous-mêmes ? Mais
je fus reconnaissant à Daria de ne point douter, au moins
en apparence.
Quand notre sang gicla sur tous les journaux, coula
dans tous les égouts, Daria me parut vieillir, elle eut une
expression de nonne amère, une mince bouche close un
peu de travers et nous évitâmes de parler de ce qui nous
eût obligé à feindre et mentir par prudence ou à mettre
tout en question, à nous sentir impuissants, à nous
avouer que par horreur de la trahison nous étions près de
fuir et de trahir… Nous parlions films et concerts. Mais
dans un cinéma des Champs-Élysées, Daria eut une fois
une crise de nerfs. Elle parut pleurer sur le drame de
Mayerling… C’était au lendemain de l’exécution secrète
des vingt-sept.
*
Le tam-tam remplissait ce caveau d’un halètement
forcené. Cela faisait une clameur continue de fête
inquiétante dans le désert nocturne ; et cette clameur se
débattait sous des voûtes basses. Plusieurs hommes à la
chair brune, vêtus de blanc, animaient avec une allègre
frénésie leurs instruments africains. Éclairés par une
dure ampoule blanche, ils avaient des bras maigres, des
dentures saines, une tristesse animale sous des rires
effrontés. Leur groupe fermait l’entrée d’un réduit
réservé où s’amusaient des gens. Un gamin jaune, en
pantalons bouffants et chéchia, portait là des plateaux
chargés de liqueurs. Le plus jeune des musiciens
plongea, d’un bond d’athlète efféminé, dans ce lieu
secret… L’autre partie de la salle, accessible au public de
la rue par un étroit escalier qu’il fallait descendre courbé,
en se tenant aux parois crépies à la chaux, figurait un
assez misérable café algérien, médiocrement éclairé,
divisé par l’architecture de la cave en plusieurs niches où
les groupes et les couples se casaient sur des planches
couvertes de vieux tapis. Le déchaînement du rythme
barbare, rebondissant des murs en ondes brutales,
s’enfonçait dans les crânes, les gorges, les nerfs, les yeux,
comme un toxique élémentaire.
— Nadine, j’ai beaucoup pensé à Daria et je crois que
tu as raison. Je dois la voir.
Ils finissaient une morne soirée pendant laquelle ils
avaient évité les places éclairées, les cinémas, les cafés,
les grands boulevards, par méfiance du hasard qui
préside aux rencontres. Ils se sentaient ici en sécurité,
protégés par la pénombre, très proches l’un de l’autre
sous une ogive basse, ne voyant bien dans la niche
opposée que deux longues jambes de femme habillées de
soie noire à larges mailles. Une femme à crinière rousse
se renversait là dans les bras d’un homme indistinct. Le
bout rougeâtre de sa cigarette se mouvait lentement des
doigts aux lèvres. Des volutes de fumée se rassemblaient
sous la voûte. Quand le tam-tam s’interrompait, le
silence éclatait ainsi qu’une vague retombe en
gouttelettes innombrables ; on avait dans la tête le vide
bourdonnant d’une caverne sous la mer…
Heureusement, le vide ne durait pas, la transe reprenait.
Nadine tourna vers l’épaule de Sacha un visage
suppliant.
— Faudra-t-il rentrer dans ce sale hôtel qui me fait
peur ? Le plus tard possible, Sacha.
— Mais il est très bien, cet hôtel. Que te faut-il ?
— … Qu’est-ce que ce crime qui t’intéressait dans le
journal ?
— Qui ne m’intéressait en rien, veux-tu dire. Je
cherchais des recoupements de dates…
Nadine se serra contre lui.
— … Si tu savais combien je suis fatiguée des crimes.
Je vois partout l’ombre des crimes. Il me semble que les
voyageurs du métro pensent à des crimes. Les uns en ont
peur, surveillent, s’agitent pour des crimes, tout le
monde est pris dans un grand filet… Crois-tu que ça
finira jamais ?
La clameur étouffée, étouffante des tam-tams croulait
sur eux de tout son poids bienfaisant. D. renifla l’air
surchargé de bruit, de fumée, d’haleines, de moisissure,
de transpirations. Berbères ou Arabes qui faisaient cette
musique d’oasis en rut émanaient une joie musculaire…
Voilà ce que les cérébraux ont perdu : le plaisir de sauter
autour d’un feu à la cadence des tambours, l’enivrement
de se sentir vivants, simplement. Il doit résulter de cette
perte beaucoup de crimes étrangement désastreux…
— Nadine, pour nous ce sera fini dans quelques
jours…
D. pensait : « À moins que nous ne soyons finis… Nous
sommes du reste sur le plan des victimes… Demi-
délivrance, déjà… J’exècre le rôle de victime… Il n’y a de
pire que l’autre. Une nécessité pareille à une complicité
rattache souvent la victime au tourmenteur, le supplicié
au bourreau… Idée malsaine… Némésis… » Au temps où
nous accomplissions tant de choses effroyables pour
fonder un nouvel avenir, nous nous sentions les justes.
Puisque nous voulions rompre le cercle de la guerre et de
la déshumanisation de l’homme par l’homme. Et il nous
arrivait pourtant de pressentir, sans en admettre la
pensée, que nous méritions un châtiment… Que,
cherchant à briser le cercle du sang, nous y retombions.
Conclure à la non-violence ? Si seulement elle était
possible ! (La silhouette d’un camarade disparu depuis
longtemps, tombé au front d’Extrême-Orient, enterré
sous la neige avec nos humbles honneurs militaires, nos
dérisoires discours matérialistes d’« éternelle mémoire à
toi, frère ! » – cette silhouette parut sur l’écran intérieur.
Un beau gars léonin qui, sortant d’une victoire suivie
d’exécutions en série, s’exclamait, ivre, mais
prophétique : « Vous verrez, mes amis ! Vainqueurs ou
vaincus, dans dix mois, dans dix ans, nous finirons tous
fusillés ! Il le faut ! » Nous lui jetâmes un seau d’eau
froide sur la tête. Le plus vieux d’entre nous, qui passait
pour un sage, murmurait : « Némésis. » J’eus une grande
colère. « Quoi de commun entre la vieille mythologie
grecque – que le diable l’emporte ! – et notre révolution
marxiste ? » Le vieux camarade me traita d’imbécile.
Celui-ci écrivait de gros livres remarquables sur le
problème de la culture. Ses livres ont été mis au pilon, il
est mort du scorbut dans les régions subarctiques où ni
les connaissances ni les idées, ni la culture ni le stoïcisme
authentique ne valent une chaude fourrure de renne.)
Une danseuse sud-oranaise entrait. (… La civilisation
du renne connut les danses grecques venues du Pont-
Euxin… Les Ougro-finnoises, les Mongoles et les Scythes
imitèrent les danses magiques des Iles Ioniennes… Il y a
aussi la continuité, l’éternité humaine de la danse… À
méditer.) C’était une vigoureuse fille bronzée, presque
noire, mais d’un noir ambré, de haute taille, large de
hanches, dont la musculature au repos jouait avec
douceur. Enturbannée de safran, les mamelles
généreuses prises dans un tissu écru, le bas du corps
habillé d’une ample jupe à plis tombant sur les orteils
nus, elle commença par répandre de ses grands bras frais
de lentes ondulations. Son nombril vibra, le ventre lisse
et sombre concentra en lui toute la vitalité de la femme.
Le visage épais, plaqué d’un sourire inerte, n’exprimait
qu’un silence de béatitude animale. D. la contempla, de
loin tout d’abord, c’est-à-dire d’une autre courbe de la
spirale unique sur laquelle nous nous mouvons tous.
Belle créature vendue à nos regards, aide-moi à écarter
les problèmes, le souvenir, l’inquiétude, l’amertume qui
montent de mes entrailles comme la plus vieille tentation
monte des tiennes ! Je te remercie. La danseuse, tendue
sur place, égale à d’invisibles palmes, se laissait soulever
par une violence lascive. Son ventre, ses hanches, ses
prunelles entraient en joie, en sueur. Ses bras levés
défirent le turban pour le renouer en écharpe sur ses
hanches de façon qu’une grosse rose en soie safran
bougeât entre ses cuisses. Elle tomba sur les genoux,
cambrée, mimant la défaillance passionnée.
— Cette splendide cavale a changé tes idées noires,
Nadine ? On s’en va ?
Ils sortirent du caveau. La rue poursuivait sa rêverie
de minuit. Ils s’arrêtèrent devant la grille du
Luxembourg pour regarder dans le jardin endormi,
incommensurablement différent de sa réalité lumineuse
ou voilée du jour. Les jonchées de feuilles mortes
dégageaient une senteur de décomposition. Les arbres
dépouillés peuplaient les ténèbres de gestes immobiles
sans ombre ni durée.
— L’avenir, dit Nadine.
D. lui saisit brusquement les poignets.
— Je ne te savais pas si faible. Je te défends d’être
ainsi. Que crains-tu ? Que nous soyons tués comme tant
d’autres ? Ce ne serait qu’un soulagement. Je te dis que
nous allons recommencer la vie – aveuglément. Nous
n’avons travaillé que pour la vie, à la fin, nous y avons
droit.
Émergeant de l’asphalte et de l’obscurité, une forme
claudiquante s’approchait d’eux : celle d’un vieil homme
coiffé d’un feutre bosselé, qui s’appuyait sur un bâton.
Une voix traînante leur dit du fond de l’usure, d’un ton
bas :
— Faut pas lui faire des scènes, Môssieu, à c’te petite
femme. Qu’est-ce qu’elle y peut, dites ? Qu’est-ce que
vous croyez ?
— Tu entends, s’exclama D., la nuit même nous parle…
Qu’est-ce que tu y peux ?
La forme claudiquante passait, laissant après elle un
sillage de paroles décroissantes. « Bien sûr, qu’ la nuit
parle quèque fois, pourquoi qu’elle parlerait pas, la nuit ?
Faut bien… »
Ensemble, Nadine et D. éclatèrent de rire. Rentrons.
Les cafés projetaient sur le carrefour des lueurs
d’intimité. Au bout de la rue Soufflot, le péristyle du
Panthéon dominait une nécropole insidieusement
submergée par la brume, mais la simple vie maintenait
sur le boulevard Saint-Michel son charme coutumier.
*
La précaution pourrait être considérée comme une
science abstraite et pratique, analogue à une géométrie
(non euclidienne, cela va de soi). Donnée une surface
accidentée A, limitée par des droites et courbes mobiles
D (du mot danger), y situer un point Z, également
mobile, dans une ou plusieurs zones T (travail) à la plus
grande distance possible des lignes D… Tenir compte, ce
faisant, dans la dynamique du problème, des inconnues
d’une quatrième dimension O et I que nous définirons
par l’organisation et l’intelligence de l’ennemi. Tenir
compte de la cinquième dimension P, psychologique : les
nerfs, la peur, la trahison, et finalement du hasard X…
Leur opposer une dimension N (Nous) assurée par notre
propre organisation, notre propre intelligence, notre
sang-froid. Désormais pour D. la septième dimension N
se confondait avec les quatrième, cinquième et sixième !
Le point Z n’avait plus, pour guider ses mouvements,
qu’une boussole désaimantée. Aucun appui nulle part et
tout à redouter des services auxquels il appartenait la
veille. À mesure que passaient les jours, ils se
ressaisissaient, dressaient leurs batteries, tendaient des
rets. Impossible de deviner ce qu’ils savaient, quels
ordres ils recevraient, comment ils chercheraient à
frapper. Ne pas exclure l’hypothèse improbable de leur
inaction calculée. Formellement, D. en démissionnant,
n’enfreignait aucun des articles de la loi spéciale
entraînant la peine capitale ; mais aucun de ces articles
ne prévoyait la démission. Une loi non écrite
commandait l’anéantissement des agents coupables de
désobéissance grave, la désapprobation du régime étant
la pire désobéissance puisqu’elle implique une rébellion
de cet X métaphysique, la conscience personnelle, dont
l’existence même ne saurait être tolérée sans provoquer
la ruine de ce que nous avons appelé la « discipline
d’airain » et d’autres la discipline cadavérique. En tant
que citoyen, D. tombait sous le coup de textes de loi
punissant (de mort, sans jugement, sur simple
constatation d’identité) la désertion du soldat à
l’étranger, fût-ce en temps de paix. Il connaissait en
outre les psychoses régnantes, puisqu’il se dressait
contre elles. Qu’il s’en allât sans trahir, fidèle jusqu’où
c’était humainement possible (bougrement vague
formule !), fidèle jusqu’à la désapprobation de
l’intolérable qui nous détruit, qu’il s’en allât pour
disparaître dans l’insignifiance, celui de ses chefs qui
paraîtrait l’admettre passerait pour un fou ou pour un
complice à liquider sans délai.
Il découvrait que pour lui l’absolu de la confiance
n’existait plus. Sans cet inébranlable sentiment, le travail
secret ne serait pas possible. Que jamais l’organisation
ne vous lâcherait ; qu’en aucune circonstance critique, si
grave fût-elle, l’organisation ne renoncerait à tisser et
retisser ses mailles afin de vous défendre ; que chaque
membre de l’organisation, n’eût-il qu’exécration à votre
égard, remplirait anonymement son devoir envers vous ;
qu’au sommet de la hiérarchie, des chefs munis de tous
les moyens de la puissance et du secret veillaient à ce que
personne ne périsse tant que de suprêmes raisons ne le
commandaient ; savoir cela procurait au milieu des
risques professionnels une conviction de sécurité
victorieuse. (« Nul d’entre nous ne doit périr si ce n’est
par sa propre faute ou de notre main ! » s’exclamait l’un
des grands chefs. « L’obstacle insurmontable n’existe
pas ! ») Et D. comptait une quinzaine d’années de travail
dans une douzaine de pays, en y comprenant cet
épouvantable guêpier, le Troisième Reich, où toutes les
sapes étaient à leur tour sapées avec une méticulosité
diabolique…
Maintenant, le rendez-vous avec Daria lui posait de
petits problèmes insolubles. Que Daria fût sûre, qu’elle
traversât une période de noir désarroi, qu’elle lui gardât
une amitié plus définitive que l’amour, D. n’en doutait
pas. Mais elle pouvait être, pour ces raisons précisément,
prise elle-même dans un invisible filet. En elle aussi, la
rupture s’était faite sous une hypocrisie désespérée. On
s’en doutait puisque depuis six mois on ne lui confiait
plus de missions sérieuses. « Reposez-vous, lui disait-on,
après l’Espagne vos nerfs en ont bien besoin… »
Finalement, il arrêta son plan. Appeler Daria au
téléphone, ne lui donner qu’un quart d’heure pour venir
devant tel numéro de la rue des Saints-Pères, rue peu
passagère. Accordons nos montres. Passer en voiture,
l’emmener ? Où ? Le plus commode eût été de retenir
une chambre dans un hôtel discret. Mais Daria, quoique
dépourvue de préjugés, ne serait-elle pas offensée de se
trouver dans une fausse ambiance de rencontre
amoureuse ? Et il arrive que les femmes de chambre
écoutent aux portes ; on peut être observé par le judas
savamment aménagé du voyeur silencieux… Nous
formerions le couple le plus suspect, ignorant des plaisirs
et des vices, fraternel, ravagé par les confidences… Le
Paris des ressources insondables ne leur offrait pas de
refuge pour un entretien d’adieu qui ne serait que de
franchise désolée.
D. élimina les musées, les églises, les gares, les
squares, les parcs, Buttes-Chaumont, Monceau, si
tentants ; il pourrait pleuvoir, le froid de novembre
mordait, ce serait d’une tristesse de mélodrame, autant
nous promener au Père-Lachaise, faire un dernier
pèlerinage au Mur des Fédérés – ils eurent de la veine,
les Fédérés, de tomber avec tout l’avenir devant eux ! Le
mauvais temps possible, on s’en moque ! Il désira de
l’air. Nous irons au Jardin des Plantes. Les petits cafés
du voisinage ont des arrière-salles tranquilles habituées
aux couples en détresse. Les plus dramatiques scènes de
ménage, si elles se font à voix basse, n’étonnent ni la
serveuse ni la patronne qui les étudient sans en avoir
l’air, pour le seul agrément de la tragédie banale que l’on
lit ensuite dans les journaux : « Des amants se jettent
ensemble dans la Seine… Elle l’abat et se tue d’un coup
de revolver au cœur. » La manchette s’anime quand on
reconnaît les photos. Mais oui, ils étaient à la table du
fond, ce sont eux, vous vous rappelez ? Une brunette aux
lèvres méchantes, « je me suis doutée de quelque
chose… ». De telles aubaines arrivent rarement, la
plupart des couples s’arrangent ou se détruisent sans
donner de l’occupation aux reporters des commissariats.
Des allées étroites, semées d’un gravier propre,
traversent l’École des Arbrisseaux d’Ornement, l’École
des Arbres à Pépins… Les arbrisseaux rouillés, le ciel
blanc, le tracé rectiligne formaient un paysage étriqué.
Daria dit :
— Je t’apporte un message de Krantz…
Inattendu. Détestable. Daria l’appelait par ordre et
non par désarroi ? Il donnait dans le panneau ?
— Krantz ? Il est à Paris ?
— Ne crains rien. Il était en tournée d’inspection. C’est
lui qui a reçu ton message.
(« Il n’avait pas le droit de l’ouvrir… Il a peut-être tous
les droits… »)
— Je travaille avec lui. Il connaît notre amitié. Il s’est
montré tellement compréhensif… Je ne lui savais pas ce
fonds de bonté. Il me disait : « Pauvre garçon ! Ses états
de service sont magnifiques, nous allions lui proposer un
poste extraordinaire en Orient… Et la guerre vient, et les
hommes de sa trempe manquent. Cherchez-le, trouvez-le
à tout prix… Dites-lui qu’il n’a rien à redouter pour le
moment, que mon influence est très forte, que je le
défendrai… Ses nerfs flanchent. Croyez-vous que les
miens sont parfaits ? Je ne vous demande pas de me
parler des vôtres… Nous vivons un temps terrible, plein
d’iniquités, il nous faut une foi aveugle, une énergie
décuplée ou nous sommes perdus, je veux dire que tout
est perdu, car lui, vous et moi, nous comptons pour si
peu de chose ! Je puis encore brûler sa lettre, obtenir
pour lui l’indulgence… Il ne pourra plus rester à
l’étranger, bien entendu ; mais je lui promets un travail
intéressant dans l’économie stratégique, un travail dur,
très loin. Il se fera oublier, récompenser ensuite, il me
remerciera un jour pour l’avoir sauvé de lui-même… »
Voilà, Sacha. Krantz te supplie de le voir, rien qu’une
heure. Je le crois sincère…
— Ah, tu crois…
D. se glaçait. Il ne fallait pas la voir, elle ! Pure
sentimentalité – idiote – les souvenirs, les années
héroïques et le reste, l’enlisement. Combien de fois
Krantz a-t-il tenu de semblables propos ? Et cela fait
combien de morts et de dupes ? S’il est sincère, ce qui
n’est pas impossible, le système l’est-il ? Le système se
fout de la sincérité d’un Krantz et suit son propre
chemin. J’ai bien fait de ne laisser à Daria que vingt
minutes pour s’habiller et me rejoindre, qui sait si elle
n’allait pas alerter toute la meute ? Elle a pu téléphoner.
Un monsieur âgé, débouchant au tournant de l’Allée des
Arbres à Pépins, retint l’attention de D. Mais le
garçonnet qui rejoignit son grand-père et lui donna la
main fut rassurant. Le cours des idées dévia. Puisqu’elle
est au courant par Krantz, Daria est irrémédiablement
compromise et elle le sait. Quel sort l’attend ? À moins
qu’elle ne marche contre moi, à fond. Ce serait son seul
moyen de salut, et encore, bien incertain. D. feignit
l’assentiment :
— Un très brave camarade, Krantz. (Pensé : Comment
a-t-il jusqu’ici survécu ?) Tu te doutes bien, Sacha, que je
viens de passer des jours difficiles…
Il tourna vers elle un sourire oblique :
— Figure-toi que j’écoutais l’autre soir dans un cabaret
une grande gosse chanter une stupide romance d’amour :
J’en ai tellement souffert
Que j’ai l’cœur à l’envers…

J’ai retenu ça – pas sentimental, moi, pourtant – et j’ai


envoyé des fleurs à la grande gosse, avec une carte de
visite à mon avant-dernier faux nom… des fleurs rouges,
naturellement…
Il évitait l’attentif regard gris.
— Je verrai Krantz, il brûlera ma lettre. Je rentrerai. Si
je passe devant le Conseil disciplinaire, j’attraperai –
sans la lettre – dix ans. Redressement par le travail,
j’aime encore mieux ça. Si Krantz est aussi influent qu’il
le dit, je demanderai un poste dans la navigation sur la
grande route de mer de l’Arctique…
— Tu parles sérieusement ?
— Oui. Ce jardin ressemble à un cimetière. Allons
nous asseoir dans un café du centre. Je n’ai plus à me
cacher. Tu me sauves, Dacha, je suis heureux que ce soit
toi… Toi, la même qu’à Féodossia… Je suis fatigué, tu
sais…
— Ne fais pas cela, dit brusquement Daria.
Telle, en effet, qu’autrefois. Son visage de nonne-
enfant à peine marqué autour des yeux, au coin des
lèvres, par l’usure de vivre. Se raidissant.
— Krantz ne peut rien… Personne ne peut rien… Si tu
rentres, tu es perdu… Tu serais perdu même si tu n’avais
rien fait… Et je suis probablement perdue comme toi.
Face à face, il eut un élan vers elle.
— Alors, c’est moi qui te sauve. Rejoins-nous.
N’importe où nous trouverons un refuge, je t’appelle.
— Que tu me fais de bien, dit-elle, éclairée.
D. regrettait déjà son élan. L’appréhension se
retournait trop simplement. Comment voir le vrai fond
d’un être ? Il passait de la méfiance humiliante à
l’exaltation affectueuse.
Le boulevard de l’Hôpital est dénué de caractère. On y
marche entre des immeubles ternes, des fabriques, la
Salpêtrière, sous les coups de sifflets des locomotives de
la gare voisine. On y voit des camions de brasserie, de
cimenteries, de laiteries Maggi, de Chemins de fer ; une
Cadillac y détonne autant qu’une passante habillée chez
un couturier de la place Vendôme. L’espace y est vaste et
généralement blême. Les événements doivent y être
ordinaires ainsi que des marques déposées s. g. d. g. ;
sans luxe pathétique. D. et Daria y trouvèrent un café-bar
tranquille, aux cuirs havane égayés par des syphons
bleus. « Quand donc, demanda Daria, y aura-t-il chez
nous des bars comme celui-ci, pénétrés d’un si modeste
bien-être que l’on n’y songe plus ? »
— Quand nous serons morts, dit D. Nous n’avions pas
idée de la sueur, du sang, de la merde qu’il faut pour
créer l’aisance d’un peuple.
— Fais attention. Tu parles comme un gros capitaliste.
Ne penses-tu pas qu’il y faudrait surtout plus de
générosité et d’intelligence ? Les temps de
l’accumulation primitive sont passés.
— Pas chez nous. Et les temps de la destruction
viennent.
Ils recommencèrent ainsi le double monologue d’une
obsession qui leur était commune avec d’autres cerveaux.
« Voilà deux ans que je vis une sorte d’hallucination
noire », dit Daria. « Moi aussi… » « Cette affaire des
fonds détournés du trust des Forêts, pour je ne sais plus
quelle machination, tu la vois ? Je suis au courant par
hasard, j’ai transporté une partie de ces fonds, je sais où
ils allaient, en vertu de quels ordres ! Et l’Obèse qui
avouait comme un fou, qui répandait autour de lui une
bave empoisonnée, pauvre salaud, qu’est-ce qu’on avait
fait de lui ! Je lisais les journaux, j’écoutais la radio,
j’écoutais sa voix sensée de délirant, je doutais de la
réalité, je ne pouvais plus regarder personne en face,
j’allais par les rues couverte de honte… J’ai cherché à
comprendre. Est-il possible de comprendre ? Sacha, ne
me fais pas cette tête de suicidé en bois dur… »
— De suicidé, dis-tu ? Non. De quelqu’un au contraire
qui défend sa vie pour tâcher de comprendre, voir la
suite et l’épilogue… Nous serions-nous effroyablement
trompés sur quelque point caché ? Je ne le crois pas.
L’économie planifiée, centralisée, rationnellement
dirigée reste supérieure à toute autre ; grâce à elle nous
avons survécu en des circonstances où tout autre régime
eût péri… Encore faudrait-il que la direction rationnelle
fût humaine… L’inhumain peut-il être rationnel ?
— Sacha, je vais te poser une question qui te paraîtra
déraisonnable ou puérile, écoute-la quand même.
N’avons-nous pas oublié l’homme et l’âme ? C’est peut-
être la même chose…
— Si, puisque nous avons commencé par nous oublier
nous-mêmes… L’individualisme, quand il n’est plus la
rude règle darwinienne de l’un contre tous, n’est qu’une
piètre illusion. En le surmontant, nous étions devenus
capables de soulever un pesant morceau du monde,
capables d’être meilleurs et plus énergiques. J’aime pour
cette raison ceux qui ont oublié jusqu’à leur nom et
n’entreront dans aucune histoire après avoir servi de
levain à des événements que l’on ne comprendra jamais
bien puisqu’on en ignorera les artisans… Notre erreur
impardonnable fut de croire que ce que l’on appelle
l’âme, ce que je préfère appeler la conscience, n’est
qu’une projection du vieil égoïsme. Si je vis encore, c’est
pour avoir découvert que nous avons méconnu cette
grandeur. Ne me dis pas qu’il y a les consciences
difformes, les consciences pourries, les consciences
balbutiantes, les consciences aveugles, à demi aveugles,
intermittentes, clignotantes, défaillantes ! Ne me parle
pas des réflexes conditionnés, des sécrétions glandulaires
et des complexes collectionnés par les psychanalystes : je
me représente assez bien les monstres grouillant dans la
vase sous-marine des premiers temps, au fond de moi,
au fond de toi. Il y a tout de même une petite lumière
tenace, incorruptible et par moments capable de
traverser le granit dont on fait les murs des prisons et les
dalles des tombeaux, une petite lumière impersonnelle
qui s’allume en nous, illumine, juge, réfute, condamne
irrémissiblement. Elle n’appartient à personne, aucun
appareil ne la peut mesurer, elle est parfois incertaine
parce qu’elle se sent solitaire – et quelles brutes nous
avons été de la laisser crever dans sa solitude !
— Ta petite lumière, tu sais, c’est très vieux en
littérature. Tolstoï dit : « La lumière luit dans les
ténèbres… »
— Erreur, Dacha. L’apôtre Jean l’a dit avant lui et il ne
devait pas être le premier… Je déraille vers la
métaphysique et la mystique, hein ? Dis-le, tes yeux
rient, moque-toi de moi… Nous avons commis une faute
mortelle, matériellement mortelle, une faute au bout de
laquelle il y avait des tas de têtes fracassées par le
bourreau, en oubliant que cette seule forme de la
conscience accomplit l’homme réconcilié avec lui-même
et autrui, surveille en lui la vieille bête capable de
renaître outillée des machines politiques les plus
perfectionnées… Il y a deux mots dans notre langue pour
désigner la conscience objective et la conscience morale,
comme si l’une pouvait se passer de l’autre ! J’ai potassé
les bouquins compétents. Des auteurs doctes définissent
ces phénomènes par le Surmoi antérieur à l’individu.
N’ayons peur ni des fantômes ni des définitions
psychologiques. Contre le Surmoi social, nous avons
employé avec succès les artilleries existantes. Empire,
propriété, argent, dogmes, dominations, rien n’a tenu. Ce
devait être la délivrance du meilleur de l’homme et je
crois que nous avons fini par le réduire en poussière avec
le reste. Et nous sommes redevenus les captifs d’une
nouvelle prison plus rationnellement construite en
apparence, plus écrasante en réalité puisqu’elle a des
charpentes plus solides… Empire, dogmes, tout s’est
reconstruit sur une machinerie planifiée tandis que la
conscience crevait… Je m’évade… Je m’évade. Évade-toi
aussi.
— Tais-toi un moment, je t’en prie, souffla Daria, on
nous regarde.
D. parlait ainsi pour la première fois de sa vie et en
parlant il voyait plus clair, il éprouvait un afflux de forces
neuves. Mais l’anxiété se communique subtilement. Il fut
pris d’un découragement subit. Vers quoi nous
évaderons-nous ? Je parle comme si l’on pouvait s’évader
vers le vide. Tout s’effondre, la seule certitude est celle de
la guerre prochaine, continentale, intercontinentale,
chimique, satanique. Il ne nous restera qu’à ruminer en
silence, seuls, inconnus, inutiles, cachés dans
l’incommunicable, pendant que les catastrophes feront
leur chemin… Daria dit :
— Excuse-moi. Tu as raison et je suis indignée de
t’entendre. Tu parles comme un poète symboliste :
Les cœurs jadis enthousiasmés
N’ont plus que le néant fatal[1]…

et je songe qu’un autre poète, un Français qui a lui-


même trahi toutes ses promesses, écrivait :
Les traîtres sont des saints
Et les cœurs les plus purs sont ceux des assassins[2]…

Il avait de l’intuition. Je me demande si, littérature à


part, nous ne méritons pas, nous aussi, d’être rejetés et
fusillés… Es-tu sûr que le Maître n’a pas raison de tuer
pour quelque grande raison que nous ignorons ?
Il la voyait nouer ses doigts gantés comme elle se fût
tordu les bras. Il répondit sans ménagements. — Tu as
dix ans de moins que moi, Dacha, le Maître compte
davantage pour toi… Nous avons été habitués, nous les
vieux, à compter sur nous-mêmes, à ne vouloir pas de
maîtres si ce n’était ceux de la confiance… Pour les
morveux de la jeune génération, intoxiqués par les haut-
parleurs, il devient peut-être une sorte de divinité. Cette
jeunesse ne se dégrisera que dans la tombe qu’il lui
prépare ou tout au bord, comme nous du reste… Lui, je
l’ai connu il y a vingt ans : rien de génial en lui, rien de
plus que ce que nous avons tous et quelque chose en
moins… Cette déficience lui a beaucoup servi : les
scrupules et les idées ailées gêneraient fort un tyran ; le
sens du ridicule l’empêcherait de se faire déifier…
Souviens-toi de son ascension : ce ne fut ni très fort ni
très réussi, ni surtout très malin. Les historiens
fabriquent la grandeur, comme ils disent, parce que ce
sont des imaginatifs médiocres qui suivent les vieux
chemins, obligés par la trique et leur propre médiocrité à
continuer le culte de la force établie… Et la force tient un
tyran comme elle tient n’importe qui, puisqu’il a pris les
leviers de commande exactement de même qu’un
cambrioleur emporterait le grand sceau de l’État. Le
cambrioleur doit se cacher, le tyran doit se défendre,
même quand on ne l’attaque pas encore, parce qu’il
devine la réprobation… Des raisons, le Maître en a : ce
sont les pires.
Sous la froide hostilité de Daria, une panique
transparaissait, ainsi que chez Nadine. (Les femmes sont
plus meurtries que nous. Ce monde écrase la femme plus
que le mâle…)
— Que tu t’es déjà profondément détaché, disait-elle
lentement. Tu t’exprimes comme un ennemi.
— L’ennemi de qui, Dacha ? De tout ce que nous avons
voulu, construit, servi ? De tout ce que je voudrais
encore ? De tout ce que nous avons été ? Du Parti ? Mais
qu’est-il devenu, le Parti ?
« Les pires raisons ne sauraient échapper
complètement à la raison… J’en vois plusieurs. La
trahison, installée chez nous quelque part au sommet de
l’édifice. Tu vois que je suis capable de raisonner comme
lui parce que je partage son inquiétude. J’écarte cette
hypothèse, malgré tout invraisemblable. Reste une sorte
de folie du soupçon, de la peur, née du sentiment d’une
écrasante mission, trop lourde pour des épaules trop
moyennes… Il y a de ça en nous tous, une vaste psychose
de la menace suspendue sur nous depuis que nous
existons… Une psychose qui s’est amplifiée dans
l’atmosphère étouffante de la dictature… Le salut était
dans l’aération. Enfin une raison raisonnable, c’est-à-
dire intelligible comme certains cas de folie simple : la
guerre. Cette Europe agréable, si bien nourrie, si
confortablement couchée dans ses plaisirs, est d’une
inconscience tellement démesurée que seuls quelques
demi-fous systématiques, un Hitler, visionnaire par
débilité cérébrale, un gras Göring chamarré, savent à peu
près – n’exagérons pas, à peu près suffit – ce qu’ils font
et c’est conduire leur machinerie vers le cataclysme. Pour
moi, la guerre n’a jamais cessé, je suis un soldat de la
guerre invisible, la guerre de transition ; je vois de mes
yeux se ramifier les galeries des sapes, je les vois se
bourrer d’explosifs, je vois les parlements palabrer au-
dessus dans l’ignorance de ça, je n’aurais qu’à prendre
mes fiches de statistiques et un crayon pour déterminer
quelle marge de temps nous sépare encore des
explosions : car les mines sont faites pour sauter et les
mèches sont allumées. Ce monde aberrant n’a pas
d’autre solution. Le Maître sait cela mieux que nous tous,
toutes les cartes du poker infernal sont abattues sur la
table, il les retrouve agrandies, en couleurs de feu, dans
les cauchemars de ses nuits. Et il perd la tête. Nous
serons entraînés dans la guerre, quoi que nous fassions,
assaillis, pris à la gorge, poignardés. Alors il veut être
seul, face à l’abîme, il ne peut plus tolérer de rivaux plus
doués que lui parce que ceux-là aussi pourraient perdre
la tête (moins que lui toutefois)… Il ne veut pas sentir un
autre abîme, un petit abîme personnel, derrière lui, où il
disparaîtrait à coup sûr, poussé par de plus grands… Sa
véritable folie est de croire en sa mission… »
Daria demanda :
— Tu n’as pas le sentiment de déserter ?
— Déserter quoi ? La cave des exécutions secrètes ? Si
je me croyais cinq chances sur cent de survivre jusqu’à la
guerre, je boirais le dégoût, l’horreur, le remords, et je
resterais, je resterais ! Me prêtes-tu sincèrement ces cinq
chances ?
— Non.
Daria s’était détendue.
— Et moi, Sacha, que crois-tu que je vais devenir ?
— Laisse-moi réfléchir un moment. Prends un porto,
un vermouth ?
Ils étaient, dans le petit café havane, des
consommateurs tranquilles, le couple réconcilié qui va
rentrer chez lui tout à l’heure pour recommencer le
ménage quotidien. Madame Lambertier, qui les voyait de
derrière son comptoir-caisse, n’aimant pas les drames,
fut rassurée pour eux. Il suffit quelquefois, voyez-vous,
quand on tient l’un à l’autre, de s’expliquer bien
franchement, de bon cœur… Madame Lambertier
estimait aussi qu’un établissement honnête, bien tenu,
familial en un certain sens, est un endroit propice aux
réconciliations (aux heures, naturellement, où les
marlous, les poules, les poulets, les mecs à la noix, bref la
vilaine clientèle qui rapporte le plus gros, n’y sont pas…).
« Marie, souffla-t-elle, servez-leur le bon vermouth,
voyons ! » D., cependant, ne réfléchissait pas, laissant
plutôt le problème s’éclairer tout seul dans son esprit.
— Tu es compromise, Daria, par tes vieilles relations
avec moi et quelques autres… Mais aujourd’hui, tout le
monde est compromis. Krantz l’est plus que toi. Fifty-
fifty, je te donne cinquante pour cent.
— Alors je reste. J’hésitais en venant, j’allais te
supplier de m’emmener n’importe où. Moi aussi, par
moments, je suis à bout de forces. Je pleure, je fume, j’ai
essayé de boire. J’ai essayé de ramasser un amant dans
une boîte de nuit : ça été odieux à me rendre chaste pour
longtemps… Je prends des calmants et des narcotiques.
Je connais un vieux médecin, un très brave homme pour
lequel j’ai dû inventer d’invraisemblables chagrins
d’amour, des situations de film à rebondissements… Il
doit me croire détraquée, ses conseils sont idiots, ses
calmants sont efficaces. Toi, tu m’as calmée, tu m’as
convaincue que je dois demeurer.
D. éprouva une joie intense, comme si la preuve lui
était donnée que lui-même ne trahissait pas… Il écoutait
la voix affectueuse de Daria :
— … gardons une possibilité de contact, je n’ai pas le
droit de savoir où vous allez, mais fais en sorte que si je
me sens affolée, perdue, si je n’ai personne au monde, je
puisse vous retrouver…
— Je le ferai, Dacha.
(Bien que ce soit dangereux, je le ferai…)
Ils se séparèrent sur une courte étreinte amicale, au
milieu du fracas d’arrivée d’un camion de brasserie. Le
boulevard couvert d’un ciel laiteux leur paraissait éclairé
de dépouillement.
*
M. Bruno Battisti, en abordant le comptoir de l’hôtel,
éprouva une commotion intérieure. Le casier du numéro
17 contenait une lettre. IMPOSSIBLE puisque le
destinataire n’existait pour personne ! Convocation de la
Sûreté générale ? Message de Krantz signifiant qu’ils me
tiennent ? M. Battisti prit la lettre des mains de
M. Gobfin, affecta de ne la point regarder, la mit sur le
bureau, dit en exagérant un peu sa manière polie, car il
gagnait du temps avec lui-même :
— Ayez la bonté, Monsieur, de me préparer la note,
nous partons dans une heure.
M. Gobfin se montra si surpris qu’il en parut plus
jaune, plus osseux, plus faux de regard qu’il ne l’était à la
seconde antérieure.
— Vraiment, Monsieur Battisti ?
— Puisque je vous le dis. Nous prenons le rapide de
Nice.
« Ah, que je le regrette », murmura M. Gobfin,
décontenancé. Il s’inclina un peu parce qu’une dame
descendait. Confidentiellement : « Vous ne pourriez pas
retarder votre départ jusqu’au matin, Monsieur
Battisti ? »
M. Battisti eût volontiers envoyé son poing bien
balancé sur cette figure en coing aux yeux de boue, mais
il fit simplement, d’un ton rogue de « fichez-moi la
paix ! » : « Et pourquoi faire ? » Plus confidentiel encore,
M. Battisti filtra entre ses dents des paroles d’accident
grave : « La police est venue… » On ne se trompe pas sur
de telles paroles. M. Battisti les entendit sans pâlir, étant
déjà raidi (et sous la main l’enveloppe de la lettre
IMPOSSIBLE). Jouons serré – pour ce que ça vaut !
— Et qu’est-ce que cela peut me faire ?
— Vous allez manquer l’arrestation.
Rire à pleine gorge, si c’eût été permis, quel
soulagement ! Un fou ! En ce monde fou, des fous jouent
le calme jusque dans le bureau des petits hôtels ! Le gros
monsieur d’hier était bien là pour moi. La dame aux
nichons écrasés par le corset, qu’il amena, venait bien
pour me voir. Filature géniale, on a réussi des prodiges !
Et ce loufoque qui déplore que je vais manquer
l’arrestation – ou qui se moque de moi ! Plus d’avenir, le
noir pétrin. En haut, Nadine ne se doute de rien, pauvre
Nadine… Parce que le jeu ne menait plus à rien,
M. Battisti joua l’étonnement, d’une façon si maladroite
que M. Gobfin, qui lui regardait la cravate, en fut frappé.
— Quelle arrestation ?
L’Anglais du numéro 6, corpulent et roux, coiffé d’un
feutre à bords étroits, vêtu d’un pardessus en tôle grise
comme en portent certains marins en congé, déposait sa
clef.
— No letters ?
— No, Sir. Will you take, like yesterday, your evening
meal in the room. Monsieur Blackbridge ?
Le gosier de M. Blackbridge émettait des sons de
chaîne grinçant sur une poulie rouillée… Intermède de
mauvaise pièce à dénouement noir, Blackbridge, Pont-
Noir, le nom qui convient pour me tomber sur la nuque à
cet instant précis. La chaîne sur la poulie – la chaîne, la
cellule – comme on est simplement fichu ! Frau Lorelei
Hexenkrantz, Madame Lorelei-La Sorcière-Krantz va
sortir de l’ascenseur… La démence du monde est
artistiquement organisée dans ses moindres détails.
— No. (L’Anglais ravala un demi-rire de chaîne
tombant dans le puits.) l’m going to Tabarin…
— A wonderful show, Monsieur Blackbridge, modula
suavement M. Gobfin.
Le souffle de la rue enleva le chapeau à bords étroits,
le pardessus en tôle grise. Les sorcières emportaient cet
homme roux qui croyait marcher par la rue de
Rochechouart vers un sabbat de cuisses nues…
M. Battisti desserra les mâchoires pour répéter comme il
eût porté un coup :
— Quelle arrestation ?
Et M. Gobfin épanouit un sourire de noyé :
— Mais celle du Noir, voyons !
Quel Noir ? Vous n’allez pas finir par me dire que je
suis nègre ? Tout est possible quand les gens se mettent à
délirer.
— Ça se fera très discrètement, dans sa chambre ou
dans le corridor. On pense qu’il ne fera pas de résistance.
Deux inspecteurs attendent déjà au restaurant.
Les choses se remettent mystérieusement en place,
l’équilibre succède au tourbillonnement immobile, on a
cru que l’avion piquait droit vers la carapace des
montagnes et l’aile se redresse, et le voyage continue…
— Ah bon, dit M. Battisti, c’est dommage en effet.
Time is money, mon ami. Ça ne va pas faire une publicité
à rebours pour l’hôtel ?
— Plutôt le contraire, dit M. Gobfin. Le crime n’a pas
été commis chez nous, vous comprenez ?
« Je voudrais bien savoir quels crimes n’ont pas été
commis chez toi, mon vieux petit voyou », faillit
répondre M. Battisti – mais l’avion repiquait
vertigineusement du nez vers un paysage de roches
paléozoïques : M. Battisti reprenait la lettre
IMPOSSIBLE. Sèchement :
— Préparez-moi vite la note. Nous filons dans la demi-
heure.
Nous allons voir si cette gueule angulaire ne
s’accroche pas au téléphone ! M. Battisti alla s’asseoir sur
le canapé en rotin, pendant que M. Gobfin saisissait en
effet le cornet acoustique. M. Battisti ne le perdait pas de
vue tout en relisant stupidement l’entête de la lettre,
Ministère de l’intérieur… Non, quoi ? Vatella &
Misurirû, Pâtes alimentaires en gros… « Monsieur
César Battistini… » Multiple crétin ! Ou erreur feinte
afin de se rendre compte de mes réactions ? Le Gobfin
parlait dans l’écouteur à une blanchisseuse : « … relevé
une erreur, Madame, dans le compte du linge… Nous
disons vingt paires de draps grands, seize paires draps
petits, quarante-quatre taies d’oreiller, six douzaines
serviettes… » L’ouïe de M. Battisti captait les chiffres
susceptibles d’être conventionnels… Un crieur de
journaux jeta dans l’entrée sa voix de fausset : « Édition
spéé-ciale… Cri-i-i-se ministérielle… » Le Noir entrait,
élégant à sa manière, d’une démarche souple de bon
danseur, l’Assassin en marche vers l’échafaud, attendu
au premier étage par deux inspecteurs buvant comme il
convient du gros rouge. M. Gobfin fit : « Un instant,
Madame, ne quittez pas… » pour tendre au Noir la clef
de sa chambre, la clef de l’Outre-monde où l’on peut
arriver en traînant après soi, au bout d’une ficelle, le
panier contenant la tête que l’on n’a plus sur les épaules.
« De grâce, portier, rajustez-la-moi, maintenant mes
péchés sont payés », il faut être devenu ventriloque pour
le pouvoir dire en agitant des mains désordonnées… Le
Gobfin souriait d’un air d’empressement heureux – au
comptoir de l’autre monde imaginaire. « Merci », dit le
Noir sans que ses lèvres bougeassent, déjà ventriloque !
préparé pour le destin. M. Battisti écarta sa courte
rêverie.
— Elle n’est pas pour moi, cette lettre…
Malgré lui, il ajoutait absurdement :
— Elle est pour le Noir…
— Tiens ! dit M. Gobfin, étonné. Vous l’avez visé ? Il
est bon… Mais non, cette lettre n’est pas pour lui…
Il eut un aimable sourire de fossoyeur :
— Ni pour lui ni pour vous… Excusez-mon erreur,
Monsieur Battistini.
— Bat-tis-ti, insista D. Pas de ni. Battistini en
raccourci.
— … raccourci, reprit M. Gobfin en faisant de la main
un petit geste de coupe-tête et en clignant de l’œil à la
pensée du Noir.
… Sur le marché de Samarkande, de vieux conteurs
psalmodient encore les contes des Mille et Une Nuits en
tirant les ficelles d’un théâtre de marionnettes. Un
mouvement de doigts dans la boîte aux mystères et le
Mauvais Prince Noir surgit des profondeurs souterraines
du Mal. Un autre mouvement, le cimeterre du Juste se
lève… Le troisième inspecteur en bourgeois apparut
ainsi, reconnu tout de suite par M. Battisti à son encolure
de sanglier, à son profil desséché… « Vous montez ? »
l’interrogea M. Gobfin, plein de passion secrète. « Pas
encore », dit sinistrement le profil desséché et il se
tourna vers M. Battisti. « L’essentiel est de sortir d’ici »,
pensa D.
« Nadine, fais vite. Nous filons dans dix minutes… »
« Elle est horrible, cette maison, répondit Nadine à voix
basse. Mais est-il bien nécessaire de partir ? »
*
Nous sommes ainsi faits que l’angoisse s’éteint,
l’obsession s’efface en vertu d’un rythme que nous
ignorons ; il suffit parfois d’un changement de décor. Les
Battisti se trouvèrent bien au Havre. L’air était humide et
salin, de légers brouillards venaient de la Manche et
flottaient sur les avenues de la ville bourgeoisement
paisible. Les arbres mêmes, quoique défeuillés,
semblaient nourris d’une sève plus riche, d’un air plus
salubre que celui de Paris. Les grands cafés maintenaient
une dignité cossue. Bruno Battisti ne s’alarma pas de
constater que les journaux ne mentionnaient pas
l’arrestation du Noir. « On peut très bien la passer sous
silence pendant plusieurs jours… » dit-il à Noémi.
(« Habituons-nous à nos nouveaux noms… ») La vue
d’une mer verdâtre, écumeuse, lourdement agitée, leur
procurait une joie d’évasion accomplie, comme si en
franchissant l’océan ils rompraient le contact avec
d’insolubles problèmes.
Bruno pensait que nous vivons sur des souvenirs
accumulés dans l’inconscient. Si nous respirons mieux
devant un paysage de montagnes, c’est que frémit en
nous le rappel des forêts primitives ; l’inquiétude des
grottes réveille ainsi la sensation des temps de la peur et
de la première magie – et la mer nous promet l’évasion,
l’aventure, la découverte. Tant d’hommes traqués, depuis
que les hommes se persécutent et se tuent les uns les
autres, ont cherché le salut sur les eaux que les fuites ont
dû contribuer au peuplement de la terre et que les
fugitifs, plus que les conquérants, ont ouvert les chemins
des mondes nouveaux… La légende même des
Argonautes est celle du bannissement et de la fuite de
Jason ; il ne faut peut-être voir dans la Toison d’Or qu’un
symbole de l’évasion. L’homme moderne devrait refaire
l’étude des anciens mythes à la lumière de ses
expériences récentes… Considérer aussi le sentiment que
nous avons de la beauté des mers, inhumaines et
monotones en réalité, dont la vastitude devrait plutôt
effrayer l’insecte pensant debout sur la plage. L’étendue,
le mouvement sans but, la puissance élémentaire,
notions écrasantes ! Mais la promesse d’une idéale
sécurité est plus forte.
Maintenant que les dépêches, les signalements, les
ordres secrets, les mensonges font le tour de la terre en
quelques heures et qu’il n’y a plus d’îles à découvrir, plus
de refuges où échapper à la puissance des services
compétents, les labyrinthes des grandes villes offrent de
meilleures chances de salut que les archipels ; de sorte
que nous sommes dupes de la mémoire incorporée à
l’instinct quand la voix de cent mille années chantonne
encore au fond de nos poitrines en communion avec les
ancêtres qui fuyaient dans des pirogues… La ville est
notre prison admirable, hors de laquelle il nous devient
presque impossible de vivre. Nous voudrions nous en
évader, de même que l’on souhaite involontairement
avec effroi la mort des êtres les plus chers, sans doute
parce qu’au travers de leur mort on aspire à la sienne
propre…
« Nadine-Noémi, j’ai fait de beaux projets, j’ai travaillé
comme un ingénieur à un problème de construction.
Nous avons très peu d’argent et nous ne l’avons que par
hasard. Nous étions tenus par-là aussi, je n’y avais jamais
pensé. (Le mépris de l’argent nous était une force et il
s’est retourné contre nous.) Il nous reste nos mains, nos
têtes désormais inutiles… J’ai voulu la libération
définitive, l’adieu à l’Europe, à l’Asie, aux villes, à la
guerre prochaine… Tolstoï avait raison sur quelques
points. Que faut-il de terre à un homme ? De quoi le
nourrir, de quoi l’enterrer… Nous aurons cela sur une
terre chaude, violemment vivante, parce qu’en perdant
tout nous devons au moins retrouver le sens primordial
de vivre… »
Noémi, de bonne humeur, répondit :
— Le grand seigneur mystique professait une
philosophie de petit rentier végétarien. C’est du moins ce
que l’on m’a enseigné. Ne te fâche pas, tolstoïen de la
onzième heure, j’ai plaisir à t’entendre parler ainsi.
Ils employaient leur dernière matinée d’Europe à
cheminer sur de gros galets mouillés, au bord de la mer
froide, en se divertissant de la laideur des villas
échelonnées le long de la côte, chétives et prétentieuses
comme les destins sans élan qu’elles enfermaient.
Émouvantes néanmoins parce qu’une médiocre
architecture exprimait quand même la résistance de
l’homme à la destruction du meilleur de lui-même. Une
aspiration à l’aventure, à l’esthétique, aboutissait à des
bustes en plâtre de demi-mondaines du Second Empire,
plantés au milieu des rocailles d’un jardinet exigu
comme les préaux d’une prison cellulaire ; l’amour de la
lumière et de la pureté des sphères faisait placer des
boules en verre de couleur au-dessus de fontaines taries
par le sens de l’économie. Des villas voulaient ressembler
à des châteaux écossais, à des chalets bavarois, à des
kiosques turcs, à des demeures gothiques ; elles ne
ressemblaient qu’à des jouets fabriqués pour de grands
enfants dont l’imagination se débattrait contre
l’extinction.
La falaise se dressa ensuite, tourmentée, grise, noble
de lignes. Les lignes de la terre ont toujours noblesse et
grandeur. Avez-vous remarqué que rien de terrestre n’est
ridicule ? Le ridicule, l’étriqué apparaissent dans l’œuvre
des hommes. Ce sont des défaites… Nous sommes tous
étriqués et ridicules… Des herbes jaunes couronnaient la
falaise ; dessous, dans des trous, des oiseaux faisaient
leurs nids et il y avait là un grand mouvement d’ailes en
bonne sécurité contre les dénicheurs. Les canons-joujoux
d’une fortification se montrèrent au sommet ; un
drapeau bleu-blanc-rouge battait au vent,
innocemment… Un éboulement frais obligea les Battisti
à faire un détour. Comme ils en contemplaient le
spectacle de puissance effondrée, une femme, le panier à
provisions au bras, qui allait vers quelque habitation
isolée sur la grève, les salua, intriguée par ces
promeneurs du mauvais temps.
— Voilà un mois que c’est tombé, dit la femme. Quelle
chute, hein ?
— Pas de victimes ? demanda Bruno par politesse,
croyant bien savoir que, dans cette solitude, personne ne
pouvait périr.
— Oh non ! Les gens ne viennent ici que le dimanche,
dans la bonne saison. C’était un jour de semaine et pas la
saison… Rien qu’un dresseur de chiens qui vivait là dans
sa baraque.
— Bien sûr, dit Noémi d’un air entendu. Ça ne compte
pas. Au plaisir, Madame.
Ils rebroussèrent chemin, assombris mais égayés. La
falaise battue par les marées tout à coup se crevasse,
bouge, devient une sournoise terre animée des temps
instables, commence à glisser doucement ; une rumeur
indistincte s’y forme, gémissement, voix souterraine,
chant ! Un fragment de la muraille de craie et d’argile,
habituée à braver les vents, s’incline, tombe avec la
lenteur d’un crime instantané. Les catastrophes
insignifiantes se préparent, s’accomplissent comme
celles des sociétés dont on entend à l’avance la rumeur
annonciatrice, pourvu que l’on y prête l’oreille au lieu
d’écouter des jazz, « Ce n’est rien, répondent les bien-
pensants, nous connaissons ces bruits-là, le monde est
tout de même stable, à preuve que nous sommes en
bonne santé… »
— J’entends encore le non, pas de victimes… de cette
bonne-femme, reprenait Noémi. – Personne, rien qu’un
dresseur de chiens. Je pense à cet homme qui avait dû
construire sa baraque avec des planches d’épaves, qui
dormait seul sous la falaise crevassée, au bruit des
marées ; qui se levait dans ce paysage dévasté… À quoi
dressait-il ses chiens ? À rapporter des étoiles de mer ? À
se mettre sur deux pattes pour quémander un morceau
de sucre ? Et que de hasards conjurés pour le tuer avec
ses chiens !
Elle mesura du regard la falaise.
— Sais-tu que ça me plairait de vivre ici ? Ça semble
solide. Je courrais volontiers le risque… Et qu’une nuit,
des tonnes de terre nous ensevelissent, pourquoi pas ? Ce
serait naturel. Personne. Rien que nous…
Bruno dit :
— On écrira dans quelque temps : Rien qu’une ville,
rien qu’une armée, rien qu’un peuple, rien qu’un pays…
Un petit pays sous la falaise effondrée… Ce sera le temps
des effondrements. Des états-majors sérieux élaborent
en ce moment des chiffres pour l’Europe entière, en
plusieurs variantes. La première année de la guerre
coûtera tant de millions de jeunes morts, une
déperdition de tant pour cent de la natalité, telle somme
de production. Cela peut correspondre à
l’anéantissement intégral d’une Belgique, machines,
corps et âmes, sous une chute d’Himalaya… Ce n’est
qu’une question de temps. Nos calculs sont aussi
rigoureux au commencement que pour la prévision d’une
éclipse… La date ultime la plus vraisemblable est fixée,
l’événement peut l’anticiper. Le dieu-fou de l’histoire est
pressé…
Une brise de mer, froide et salée, s’était levée, contre
laquelle ils marchaient. Noémi se retourna pour en être
mieux enveloppée. Elle vit Bruno venir vers elle, nu-tête,
les mains dans les poches, incliné. Sa démarche résolue
sur les galets glissants, son front plissé, l’expression
amère de sa bouche, la firent crier :
— Que disais-tu ? Je n’ai presque pas entendu… Le
vent… Sacha…
— Rien… rien…
De toutes ses forces, il souhaita crier : « Rien…
J’annonce le Rien… Cruauté, destruction, folie, néant…
Rien ! » Car la vision depuis longtemps mûrie éclatait en
lui avec l’impersonnelle clarté d’une formule
mathématique illuminant le passé, les crimes, l’avenir,
« Il faut rester… Défendre… Eh, tu ne défendrais rien, tu
disparaîtrais avant d’avoir bougé… Rien n’est possible…
Le mot magique, le mot clef de notre époque : Rien… »
« Je voudrais être une de ces fourmis laborieuses qui,
dans les villes pulvérisées, s’acharneront absurdement à
sauver un enfant, un blessé, un outil, un livre… Un de ces
infimes cerveaux qui, cachés sous terre dans les villes de
l’ennemi, travailleront sans relâche à détruire un bureau
des planificateurs de la destruction… Dernière
justification de la vie : détruire les destructeurs sans
savoir si l’on ne complète pas en réalité leur travail.
Il cria dans le vent, plein d’une joie amère :
— Nadine-Noémi, j’ai trouvé la formule… (Il avalait de
l’air salé, il toussa, cracha, effleuré par l’idée des gaz
asphyxiants.)… La formule : les destructeurs… seront
détruits… détruits…
Le vent tomba tout à coup. Noémi se laissa rejoindre,
il l’enlaça.
— Qu’est-ce que tu criais, Sacha ? Tu avais un air fou.
Ça te va bien, tu sais.
— Rien. (Ce mot reviendra donc sans cesse, de lui-
même, comme une réponse à tout ?) Nadine, je pensais
que nous devrions rester quoi qu’il advienne… Je suis
attaché à ce monde, nous devons le défendre. J’ai honte
de m’évader…
— Rester où, mon ami ? Que faire ? Tu devines ce qui
adviendrait… J’ai aussi mal que toi.
Les cheveux désordonnés, il secoua la tête, dégrisé de
la vision, mécontent de se montrer faible.
— Nous embarquons tout à l’heure, ne t’inquiète pas.
Je suis à la fois tendu et déprimé. Besoin de repos. Ce
n’est rien.
Rien. Une autre découverte de la lucidité. Si l’on se
rendait pleinement compte, pourrait-on vivre ? On
revient sans savoir comment à la banalité raisonnable de
soi-même. Ça va mieux.
… Ils s’embarquèrent tranquillement, dans l’après-
midi. Passeports excellents, authentiques du reste, bonne
nationalité, l’Italie en chemise noire inspire confiance à
tout le monde, ce n’est pas comme un titre de voyage
d’apatride ou de républicain espagnol ! Pas un visage
inquiétant dans les groupes formés sur le quai. (Ils
pouvaient l’être tous.) D. regrettait presque que nul
empêchement n’intervînt. Ils prirent possession de leur
cabine qui était en deux tons, crème et bleu. D. s’enquit
auprès du steward de ses voisins et des passagers les plus
dignes d’attention : M. Schwalbe, diamantaire, et
Madame ; le pasteur Hooghe, Madame et leur garçon ;
M. Gilles Gurie, vice-consul à… ; Miss Gloria Pearling, la
danseuse, et sa secrétaire… « Très bien, dit M. Battisti,
nous voyagerons en bonne compagnie… » « N’en doutez
pas, Monsieur… Nous avons aussi le prince Ouad et sa
suite, et une philanthrope américaine, Madame Calvin
H. W. Flatt… »
— Mince alors ! conclut M. Battisti, d’un ton vulgaire
qui contrasta avec sa mise et sa diction.
Le steward se précipitait vers un escalier conduisant
aux coulisses du transat. – L’un sauve à temps ses
diamants ; l’autre, biblique, finit ses vacances d’Europe,
visites de musées, dîners évangéliques, lourds coups
d’œil à la dérobée sur la perdition de Paris ; le troisième
s’achemine vers sa petite sinécure d’outre-mer, enchanté
de couper pour le moment à la prochaine mobilisation
générale ; la danseuse platinée dit à sa secrétaire, choisie
cuivrée pour le contraste des teints, un « enfin seules,
darling ! » aussi brutal que la main qu’elle lui plaque sur
le sein ; qu’est-ce que ce prince Ouad, Égyptien, Irakien
ou quoi ? aux dollars ramassés dans la sueur des
bédouins et des fellahs ? Se promène-t-il en burnous,
pour l’effet photogénique, ou en habitué de Monaco ?
S’intéresse-t-il aux pétroles ? Séduira-t-il la philanthrope
de Chicago ou sera-t-il séduit par la danseuse ? Le
steward collectionne ses personnages dans les romans
les plus sots. Ainsi de suite. Chacun son carnet de
chèques et que le monde crève ! Le plus fort c’est que,
prince à part ou prince compris, ce sont probablement
des gens dénués de la moindre scélératesse et qui
seraient fort étonnés d’apprendre qu’ils ne se doutent
pas plus de ce qui se passe dans le monde que les
bruyants papillons qui viennent se brûler aux lampes des
jardins… À la fin d’une chic garden-party, naturellement.
Je suis parmi eux la seule fausse pièce parce que je suis
pleinement authentique. Le seul qui sait ce qu’il fuit et
qu’il ne voudrait pas fuir… Ou j’ai trop d’imagination
plate.
« Attends-moi là », dit Bruno à Noémi. Il explora le
bateau, scrutant les silhouettes et les faces, et revint
content de son inspection – qui ne prouvait rien. Rien.
Les points de feu épars sur la côte d’Europe
s’éteignirent à l’horizon. L’étrave du vaisseau labourait
une mer minérale et résistante au bout de laquelle il n’y
avait peut-être rien.
II
LA FLAMME SOUS LA NEIGE
Toutes les villes que j’ai connues, toutes les villes inconnues
Dérivent, banquises fendues, vers les aurores les plus nues…

Le vieux bombardier s’inclina pesamment dans la


brume glacée… Klimentii souffla : « Zone difficile… Tra-
ta-ta-ta… » Le froid transperçait ses fourrures parce que
le froid était dans ses os ; par manière de plaisanterie, il
accentuait joyeusement son claquement de dents… Il
disait : « J’ai passé tant de fois au travers que rien ne
peut plus m’arriver. Seulement, camarade, je sais très
bien que c’est là une idée superstitieuse… Alors, ça
m’embête un peu… Si la chance est une superstition
quand il ne reste à l’homme que la chance ? » Daria lui
répondit : « Pas superstitieux du tout, toi, mais sain
comme un loup… Tu ressembles à un loup… La vraie
chance, c’est le courage. Rien de plus réel… »
— Mais j’ai toujours peur, moi !
Daria reprit :
— C’est le vrai courage qui a toujours peur et fait
pourtant ce qu’il faut faire…
Klimentii jeta un coup d’œil circulaire sur l’intérieur
de l’avion, encombré mais confortable ainsi qu’une tente
solidement dressée dans la neige, où le froid règne mais
où l’on est bien. « Il suffirait de si peu de choses, dit-il,
pour que… » Daria comprit, elle haussa les épaules, fit :
« Et puis quoi ? » Elle ramassa sur elle la grande peau
d’ours dans laquelle elle venait de dormir. Le ventre du
bombardier la faisait penser à un tunnel métallique
bondé de colis et d’êtres humains. L’air glacé y était
nauséabond, à cause des déjections du grand blessé.
Daria se passa les doigts sur le visage comme parfois en
se réveillant. « Veux-tu voir la terre ? » lui proposa
Klimentii. Des éclats d’obus avaient troué la carcasse
métallique, hâtivement et mal réparée. Le soldat déplaça
sous son genou une pièce en fer blanc qui bouchait une
échancrure en demi-lune. Daria reçut avec joie, en pleine
figure, un jet d’air humide et froid mais pur. « Tu vois le
front… ils tirent toujours par ici. » La brume laiteuse ne
laissait rien transparaître. « L’atterrissage ne sera pas
commode… » Klimentii raconta à voix basse, d’un ton
rieur, la sale blague advenue aux passagers importants
d’un avion égaré dans ce brouillard maudit de la Baltique
et qui atterrit tranquillement, au crépuscule, en
obéissant aux signaux d’usage, dans les lignes germano-
finlandaises, — tous fusillés après une semaine
d’interrogatoires… « Tra-ta-ta, un jour viendra la vie
heureuse, camarade. »
— Tu veux me faire peur, imbécile ? dit la femme aux
yeux pâles comme le brouillard.
— Voyons, voyons, ne te mets pas en colère, Daria
Nikiforovna ! Je ne guérirai jamais de la peur et
personne n’en guérira, mais je m’en moque, elle ne me
gêne presque plus. Je la porte comme une colique
chronique, voilà tout. L’homme est si peu de chose…
Nous ne comptons pas, toi et moi, ni personne. C’est le
pays qui compte… Je pense réellement à la vie heureuse
où l’homme comptera, qui se fera un jour sur nos
tombes… Cette ville est une grande tombe. Je l’aime.
Impossible de ne pas l’aimer. Je te promets un verre
d’alcool-de-feu, tu verras…
— Ta femme t’attend ?
— … fidèlement, sous la terre. Pas d’hydrocarbones,
pas de vitamines, treize heures à l’usine, elle s’est éteinte
en six mois, comme la veilleuse faute d’huile… J’ai fait
des démarches pour la faire évacuer, mais les femmes
des techniciens, des officiers et des héros décorés
passaient les premières… C’est juste. Quand j’ai eu ma
décoration, il était trop tard. J’ai froid aux os, personne
ne m’attend plus, c’est moi qui attend le sort. L’épilogue
ou une autre tendresse… D’un être à l’autre, c’est
toujours la même chaleur, n’est-ce pas ? Celle du passé
n’est pas tout à fait morte puisque je vis… Je ne me
remarierai pas avant la victoire… « L’union sans
larmes ! » voilà ma consigne.
— Tu as raison, Klim, dit Daria.
Il répondit fièrement ou ironiquement, car ses
expressions étaient ambiguës :
— J’ai appris.
La brume blanchâtre se dissipait sous le ventre du
bombardier, laissant entrevoir des terres plates,
sombres, striées de veines blanches ainsi qu’un marbre.
Une ample courbe assombrie s’y découpa, pareille à une
lézarde dans l’écorce terrestre, mais on n’a pas encore
inventé des trucs de guerre pour fendre la planète. Du
train dont on va, ça viendra… « La Neva ! » s’exclama
Klimentii.
Bêtement, scolairement, Daria pensa au tsar Pierre,
cette brute intelligente et sadique, arpentant la lande au
bord de ces eaux et tout à coup ramassant en une
grimace de volonté les traits mous, félins et fripés de son
visage de grand malade, pour dire : « Ici, je bâtirai une
ville… » L’Asie ouvrira ici une fenêtre sur l’Occident,
nous ne serons plus l’Asie… Sa géniale folie cherchait
notre évasion de l’Asie. Puis il faisait mettre dans un
bocal d’alcool la tête coupée du jeune amant de sa
femme, il faisait placer ce bocal sur la cheminée à grand
miroir et sa femme, l’impératrice Catherine, entrait pour
le tête-à-tête à trois têtes du repas… Nous avons de qui
tenir.
*
… Quand j’ai passé par cette ville, il y a quatre ans,
songea Daria, nous renaissions. La foule passablement
vêtue des privilégiés errait au doux soleil printanier sur
la perspective centrale. Nos morts frissonnaient en moi,
la foule leur était indifférente. Elle ne demandait qu’à
vivre elle-même, on dansait beaucoup… Le cauchemar de
la guerre prochaine se déployait en moi, la foule
l’ignorait puisque les journaux affirmaient la politique de
paix, fallût-il pour la mener à bien pactiser avec le
Diable… Que le Diable porte son feu ailleurs, nous
voulons vivre en paix, nous, et nous en avons le droit
pour avoir plus souffert que l’Occident bourgeois, égoïste
et dégénéré… Qu’il paie à son tour, l’Occident, qu’il
apprenne que la vie ce n’est pas le bien-bouffer, le bien-
faire-l’amour, le bien-dormir, mais quelque chose de
féroce, de tellement féroce que ça n’a pas de nom. Nous
le savons assez, nous ! pour avoir voulu changer le
monde… (Et sans doute pour n’avoir su ni construire un
monde vraiment humain ni empêcher le nouvel
avènement des cruels…) Sur le large trottoir où
s’espacent les palais, où les dompteurs de chevaux en
bronze se dressent aux quatre entrées d’un pont, je
rencontrai des actrices du corps de ballet qui étaient plus
ou moins les maîtresses de personnages influents ; des
écrivains qui s’évertuaient à écrire d’assez belles pages
malgré la censure, passant plus de temps à se censurer
eux-mêmes qu’à créer ; des ingénieurs revenus décorés
des camps de concentration, des historiens – sortant de
prison – qui établissaient la glorieuse continuité entre
Ivan le Terrible, Pierre le Grand et le socialisme, tout
aussi rigoureusement qu’ils l’avaient démontrée
auparavant entre Gracchus Babeuf, la Commune de
Paris, Karl Marx et nous… « Mais, me dit un
Académicien gras, tout est vrai, nous faisons la somme
des continuités historiques… » Et peut-être avait-il
raison. Les dramaturges écrivaient des pièces sur la
trahison, l’un d’entre eux transformait à la hâte un
drame épique en drame de la trahison, le cinquième acte
démasquait le héros qui n’était qu’un agent de l’ennemi :
gros succès.
Ils flirtaient, ils commentaient des livres, ils tenaient
en laisse de beaux chiens au poil soigné. La colonnade de
la cathédrale de Notre-Dame de Kazan me parut svelte,
l’eau sombre du canal reflétait des nuages blancs, l’église
du Saint-Sauveur-sur-le-Sang (le sang d’un empereur)
était enluminée de couleurs vives, le sang fait fleurir les
couleurs en pierre… Nous allâmes en groupe revoir les
lions ailés et dorés d’un petit pont chinois, on
m’interrogeait sur les modes de Paris, sur les
bombardements de Madrid, davantage sur les modes que
sur les bombardements (il était convenable de paraître
s’intéresser à l’Espagne morte). – Nous feuilletâmes des
livres bien édités. J’allai admirer les vagues verticales en
granit rose de l’édifice de la Sûreté, érigé à
l’emplacement du vieux petit palais de justice brûlé en
1917… Quinze étages maintenant, combien de bureaux !
la preuve du progrès s’imposait… Pas de changement à la
prison voisine… On ne parlait d’aucun sujet pénible, par
méfiance raisonnable ou gentillesse envers moi.
Personne ne semblait douter de l’avenir… J’écoutai
poliment ces propos d’un littérateur : « Les tragédies
font partie des frais généraux de l’histoire… Paris
s’amusait pendant que périssaient les robespierristes…
Paris avait raison. La vraie révolution durable, ce n’est
pas le maximum, la guillotine juste ou non, les victoires
en haillons, c’était Paris vivant, son sens de l’amour, de
la joie de vivre quand même, de l’enrichissement… Je
vais écrire un roman sur Madame Récamier, quel
personnage ! » « Et Madame Rolland, demandai-je,
n’était-ce pas aussi un beau personnage ? »
« Franchement, elle m’embête. Pédante jusqu’à la
dernière minute ! Et girondine… J’ai horreur des
girondins ! » Ce littérateur installait sa collection de
porcelaines dans une villa du golfe, il m’invita à l’aller
voir, « j’ai des Meissen extraordinaires ! » Je promis
lâchement, sans observer que les girondins avaient du
moins renoncé aux porcelaines… Il avait un regard vif et
triste. J’étais tentée de lui demander : Pourquoi mentez-
vous toujours ? Mais ça l’aurait fait boire pendant une
semaine. Il a péri au front, ses derniers reportages de
guerre ne valaient absolument rien… Il y avait en lui une
bonté veule. Il pleurait sur les veaux tués dans les
champs, comme les enfants ; et quand il prenait, pour
interviewer le général optimiste, le ton de la vaillance
patriotique, ça rendait un son creux…
— Klimentii, la ville a beaucoup souffert ?
— Moins qu’on ne le croirait… Les pierres du moins…
C’est l’architecture qui assure la permanence, n’est-ce
pas… Nous avons eu un petit million de morts – ou un
gros million, qui sait ? l’hiver dernier… Un habitant sur
trois, mettons, dans certains cas, un sur deux…
— Que dis-tu ?
— Ne t’effraie pas, Daria Nikiforovna. Pour un pays
comme le nôtre, un million n’est qu’un cent-quatre-
vingtième… Pour une guerre comme cette guerre… Et la
terre n’est-elle pas trop peuplée par rapport aux moyens
de production ?
De nouveau, Daria se demanda s’il était simplement
sincère ou sinistrement moqueur. Elle pencha pour la
première hypothèse. Il refermait habilement la blessure
abdominale de l’appareil. Le grand mutilé, tombé au
sommeil, exhalait un souffle sifflant. Une voix de
commandement fit : « Préparez-vous… Atterrissage… »
La maigreur blafarde de Klimentii ne décelait aucune
ironie, elle semblait dire : Nous sommes ainsi, nous, la
jeune génération, ce qui en reste : résignés, conscients,
fermes, pas plus amers que les statistiques, pas plus
découragés que le cours de l’histoire. Le fleuve a foi en
lui-même. Il charrie les glaçons, les fétus de paille, les
cadavres et le limon fécondant, il passe, le fleuve – et il
demeure — sans regretter les gouttes qu’il perd dans les
roseaux sauvages ou contre les quais de granit. Klimentii
s’ajustait aux épaules des courroies de sacs. Daria pensa
tout à coup à elle-même. La libération attendue pendant
quatre ans ne lui apportait pas de joie puisqu’il ne
subsistait probablement plus de joie en ce monde. Les
années amères se détachaient d’elle d’un seul coup, sans
regret ni désir, avec à peine un étonnement morne de
commencer subitement un autre destin. Un pli arrivait
du commandement du district, contenant un ordre de
route, une assignation de combat, comme si rien ne
s’était passé depuis Paris : « … mise à la disposition du
nième Service de la nième armée… » « Quand pouvez-
vous partir ? » demandait le commandant du district.
« Mais… dès demain », répondait Daria sans réfléchir, je
pourrais même partir ce soir, rien ne me retient dans vos
solitudes desséchées, dans ma vie inutile, dans votre
ennui sordide…
*
… Il ne lui fallait que le temps de ramasser un peu de
linge et de vêtements, le temps de brûler le journal
qu’elle avait tenu pour échapper à la crainte de sombrer
dans les obsessions. Bizarre document, ce journal dont
l’écriture réfléchie n’esquissait que des contours de
portraits, d’événements et d’idées : un poème de lacunes
découpées dans la substance vécue parce que, pouvant
être saisi, il ne devait contenir aucun nom, aucun visage
reconnaissable, aucun trait précis du passé, aucune
allusion aux missions remplies (sur lesquelles on n’a pas
le droit d’écrire sans autorisation préalable), et nulle
expression d’angoisse ou de souffrance – ceci par fierté
–, nulle expression de doute ou de calcul – ceci par
prudence – et rien d’idéologique, naturellement, car
l’idéologie est la vase au fond du traquenard…
L’élaboration de ce journal à vide, comparable à un
puzzle mental à trois dimensions, tourné tout entier vers
une quatrième dimension indéfinissable et secrète, lui
avait fourni une occupation exaltante. Daria n’y pouvait
évoquer ni Barcelone ni les bombes des Caproni, ni les
travaux pour le salut d’une République agonisante, ni
même les merveilleuses parenthèses que furent en ce
temps les nuits passées avec un homme d’énergie
ingénue pour qui l’assouvissement du désir était une
telle fête qu’après il parlait, parlait, peut-être avec génie,
de la guerre, de l’avenir, du sens de l’humain, de la terre
entière qu’il aimait… De ces entretiens coupés
d’étreintes, rien, rien ! Chaque phrase, lue par un tiers
spécialisé, en eût entraîné une condamnation inique, et
l’homme vivait peut-être (avec une autre, heureuse
l’autre ! Pourvu qu’elle le comprenne). Daria décrivait la
couleur de la mer, le mouvement des houles contemplé
du haut de la montagne sans nom qu’ils avaient élue
pour leurs rendez-vous. Et c’était bienfaisant, à l’heure
où le sable chaud embrumait la bourgade, roulait sur le
désert ses tourbillonnantes vagues d’étouffement,
pénétrait dans la basse masure en argile, faisait vaciller
la flamme de la lampe. Daria décrivait la respiration de
l’homme – sans dire que c’était celle de l’amant – et la
vibration enchantée de ses muscles – sans dire que
c’était dans la communion de l’amour. Vagues, houles,
respirations, mouvements, tensions, détentes, abandons
de la chair, phosphorescences de l’esprit, devenaient des
richesses en soi dont elle ne se doutait pas auparavant,
qu’elle tirait d’un puits de ténèbres et portait à la
lumière, trésor inépuisable ! Jamais une vague, un
contour d’épaule, un battement de cils ne seront
complètement exprimés… On vit presque sans voir et
voici que l’on peut voir ce qui n’est plus, ce qui fut, à
travers une prodigieuse lentille grossissante, et le grain
rugueux de la peau, la forme sculptée d’un torse
acquièrent l’intensité pathétique dont nous
reconnaissons l’écho affaibli dans un fragment de statue
grecque. Le débris de statue s’environne de mystère, il
émeut l’imagination et si c’est un sein gonflé de vie, ce
sein affirme, seul et unique au monde, sa propre densité
humaine et la femme entière.
Sur le visage de l’homme, Daria eût écrit un livre si
l’excès d’émotion ne l’avait souvent fait interrompre le
travail de ces pages. Tous les visages s’éclairent en un
seul ; il apparaissait pourtant incomparable et son
rayonnement éclairait des âmes sans nombre. Daria ne
se sentait pas la force d’affronter seule une si grande, une
si poignante vision. Le Visage remuait la vie totale,
intérieure, extérieure, les deux ensemble, communiquant
par la merveille naturelle des yeux, de l’expression…
Vertige de contempler, vertige d’être au bord d’une
compréhension souveraine… Daria se repliait sur le
monde, c’est-à-dire sur une sensation d’orage par temps
calme, en plein jour de calme bénédiction printanière,
quand plusieurs maisons modernes en ciment armé
vidèrent tout à coup leurs carcasses de tout contenu
humain ; mais on ne voyait pas d’écroulements, pas de
ville affolée sous les avions, pas d’avions dans le ciel
fulgurant de midi ; l’écriture ne créait qu’une sensation
nue d’orage et d’effroi, de révolte et de crime, de fragilité
d’univers, une sensation née sans cause connue au zénith
bleu doré.
Comment exprimer, dans ce langage oblique, brodé en
arabesques autour de silences essentiels, le tourment de
penser ? Présent-absent, il était partout et partout
évanescent. Comment réduire à des nuances d’ombre ce
qui est clartés contradictoires mais aveuglantes ? Daria
crut y réussir. Le premier entretien avec Sacha, au Jardin
des Plantes puis dans l’arrière-salle d’un bar de Paris,
boulevard de l’Hôpital, composa des éclairages de rues,
une fadeur de décomposition automnale flottant autour
de buissons soignés, le bleuté des serres au loin, une
inquiétude de pas dans l’allée, un intérieur havane d’une
banalité tendue, hospitalière, anonyme et bouleversante.
Sacha lui-même s’associait à des images de paysage
tropical que Daria n’osa pas suivre. (Car on savait qu’elle
n’avait jamais été sous les tropiques, on pourrait
l’interroger : Qui connaissez-vous dans ces pays ? On
pourrait même deviner.) Mais elle peignit – avec des
mots – un petit bois de bambous dans un jardin
botanique de l’Adjaristan, près de Tsikhés-Dziri, ces
noms n’étant point dits, pas de noms, pas de noms ! Les
grêles lances vertes après la pluie, la senteur de la terre
rouge, l’élan des fougères… Elle écrivit aussi une glose
sur le poème classique de Lermontov, Trois Palmes, où
se ramifièrent des sensations d’enfance.
Les pires interrogations, celles des deuils
dévastateurs, lui firent remplir un cahier sur la mort du
musicien, la mort du chercheur d’or, la mort de
l’inventeur, la mort du grand croyant athée, la mort du
croyant au dévouement borné, la mort du cynique, la
surprise de la mort chez l’utopiste intelligent,
l’indignation de la mort chez le combattant trompé, et
tous ils affrontaient la fin avec scrupule, étonnement,
courage, connaissance du néant, fureur du
découragement, foi désolée, tremblement de la chair…
C’était le cahier imprudent, mais aussi celui qu’il n’était
pas possible de ne pas écrire. Elle n’écrivit pas toutefois
la simple mort du militant et, le plus souvent, parlant de
la mort, ne se parlait en réalité que de haute vie
cérébrale. Insuffisant ! Le gouffre, la chute dans le
gouffre n’étaient pas égalés… Ces pages-là, elle les brûla
vite, bien avant le départ, avec raison, parce que le major
Ipatov, des troupes spéciales, passa en tournée
d’inspection, fut aimable, bon camarade, et laissa des
cigarettes de tabac fin, un flacon de cognac arménien –
« plus aromatique, vous savez, que le Hennessy ! » –
mais s’enquit familièrement de ce que la déportée
écrivait dans sa masure pendant les longs soirs de
solitude. « Je sais que vous recevez des cahiers, je sais
que vous écrivez beaucoup, oh, je sais tout, moi ! » Daria
jeta des cahiers sur la table et il fit : « Vous permettez ? »
Il les ouvrit, il en lut des passages très attentivement, il
demanda l’explication de certaines ratures… « Ah, mais
vous êtes en train de devenir un prosateur de premier
ordre, Daria Nikiforovna ! Vous préparez un livre ? »
« Oui. » « J’espère de tout cœur que l’on vous autorisera
à le publier… Ça peut vous rapporter un jour vingt mille
roubles… C’est très fort, ce passage sur la pluie… Bien
entendu, je trouve cela trop décousu pour le grand
public… Je suis vraiment ému par ce morceau sur les
mains… » Il faisait trop sombre pour que le major Ipatov
pût voir rougir l’exilée. « J’aperçois des mains d’homme
et des mains de femme, je pressens des relations
complexes entre elles… Sous cette forme raffinée, je me
demande si ce serait publiable… Vous avez du talent ! »
Puisqu’il avait lui aussi un talent de limier-lecteur-lettré,
Dana se félicita d’avoir l’avant-veille détruit le cahier des
morts : le major Ipatov eût été capable de comprendre…
Elle brûla tous les cahiers sans regret. (Ils ne
contenaient pas une ligne sur le regret.)
*
La bourgade, peuplée de cinquante familles de Kazaks,
s’étirait en longueur au bord d’un ruisseau tari qu’une
eau bourbeuse ne bénissait qu’au printemps des
montagnes, pendant quelques semaines. Une
cinquantaine de masures inégales et penchées ainsi que
des excroissances du sol, c’est-à-dire du sable durci ; la
plus haute atteignait quatre mètres avec une tourelle
délabrée, et c’était la plus déshéritée des mosquées du
Prophète, bien que la ferveur des fidèles y brûlât encore.
Les toits plats étaient d’un roux poussiéreux, à cette
heure du couchant. Des femmes antiques semblaient
immobiles autour du puits, silhouettes épaisses qui, à
l’approche, se découvraient gracieuses, les jeunes, de
corps mince, de traits aigus, aux yeux de biche ; et les
vieilles, usées à trente ans par les privations de la
solitude, dépouillées jusqu’au fond du regard noir par
l’invariable spectacle du désert, par la préoccupation de
l’eau, de la nourriture, des seins maternels plus
résistants à se tarir que le ruisseau intermittent de l’Ak-
Aoul… Un chameau accroupi découpa auprès d’elles sa
forme saugrenue aux bosses flasques.
Le paisible incendie de l’horizon se répandait dans les
intérieurs en reflets dorés. Daria dut entrer dans presque
toutes les habitations afin de faire ses adieux aux enfants
de l’école. « Je ne vous raconterai plus les beaux contes
du Coq d’Or et du Matou ronronnant ; travaillez bien
l’alphabet, aimez notre grande patrie, promise à une
félicité que vous connaîtrez quand vous aurez grandi… »
(Ceux d’entre vous qui grandiront, si un univers ennemi
ne nous assassine pas… et si notre jeune égoïsme ne nous
conduit pas aux abîmes…) « Vos grands frères se battent
comme les guerriers de Timour-Leng… » Cela du moins,
ils le comprenaient bien : Timour-Leng ! En somme, une
figure de l’histoire redevenue très moderne… Les
ferrures des vieux coffres luisaient ; pour Daria se
levèrent des vieilles femmes portant encore des colliers
de piécettes d’argent d’autrefois, des vieillards
décharnés, de chair bronzée, sévères et tristes, vêtus de
robes à raies de couleurs vives, mangées par la crasse.
Pour Daria s’inclinèrent de graves faces parcheminées
aux sombres lèvres minces, en formulant les vœux
d’avenir propice prescrits par le Coran afin de seconder
le départ du voyageur ami, même s’il est infidèle…
Daria distribua ses richesses, un kilo de pain noir
séché, une livre de sucre, des bonbons, une savonnette
parfumée qu’elle découpa en tranches pour les jeunes
épousées, les jeunes mères, et qui appela des étincelles
de joie dans des yeux de sable cristallin, car « on eût dit
de la pâte de roses », bien que personne ici ne sût ce que
pouvait être en réalité une rose. Daria laissa du borax
pour le lavage des yeux des enfants, irrités par la
poussière minérale et parfois rongés par la conjonctivite,
à cause des maladies vénériennes… Elle recommanda à
la Polonaise de se charger de l’école, en lui promettant
l’autorisation du rayon. « Les enfants sont d’une
intelligence si vive… Leurs cerveaux ont soif comme la
terre… » Puis, sac au dos, elle marcha seule vers un
lointain plat, tragiquement rembruni, où déclinaient les
flambées du soir qui ne laissaient subsister que des
dunes violacées, un ciel jaune-bleuissant, la sensation
d’une immense cicatrisation sur d’immenses douleurs
muettes…
« Je vous félicite, lui dit le chef de la Région, je vous
conduirai moi-même à l’aérodrome… » Il fumait du gros
tabac en grains dans du papier de journal. Le sable
pétrifié braisillait dehors. En voyant cet officier pour la
première fois, chétif, l’œil droit couvert d’un tissu noir,
les mains sales, dans son bureau d’abandonné, Daria
comprit qu’il ne persécutait veulement les exilés que
pour tenter d’échapper à l’asphyxie par l’ennui. « Quelles
sont les nouvelles du front, Akim Akimitch ? Le second
front ? » « Le second front de toute cette racaille
impérialiste ? répondit amèrement le Borgne, vous y
croyez peut-être, vous ? Tous ensemble, ils ne veulent
que notre mort, voilà ce que je vous dis, moi. Nous
sommes seuls. » Et il parut s’éteindre, épuisé par ce peu
de verve. Daria lui exposa le problème de l’école,
soixante-sept enfants éveillés, deux classes d’une heure
par jour, lecture, écriture, arithmétique, je vous
recommande la Polonaise, elle est pleine de bonne
volonté… Le chef de la Région, Akim Akimitch à l’œil
crevé par une balle polonaise, prit un ton sec : « C’est la
fille d’un propriétaire foncier, – la veuve d’un directeur
de compagnie d’assurances, capitaliste lui-même, et elle
est catholique au surplus ! Comment pouvez-vous me
répondre d’elle pour l’éducation de nos enfants ? »
— Je ne vous réponds de personne, en aucune façon,
et même si on me le demandait, je ne répondrais pas de
vous, Akim Akimitch ! Mais l’école est sous votre
responsabilité. Si vous pouvez lui faire envoyer une
institutrice, je serai bien aise de l’apprendre…
Il se radoucit, craignant les responsabilités, flatté d’en
avoir au milieu des sables exécrés qui donnent envie de
boire jusqu’à en perdre la raison. Il supputa
mentalement le plaisir de convoquer la Polonaise pour
un entretien plein de menaces sous-entendues au bout
duquel il pourrait tout de même y avoir un ventre de
femme blanche…
— Je considérerai cette affaire… Nous devons en effet
utiliser le matériel humain que nous avons… Quel est le
moral des Kazaks ?
— La faim, Akim Akimitch.
— Et croyez-vous que je n’aie pas faim, moi ?
— Beaucoup moins qu’eux, Akim Akimitch.
Il cracha dans son encrier avant d’y frotter une plume
d’écolier.
— J’ai même soif d’encre, moi. Je lis les journaux du
mois passé. Je n’ai pas vu de l’herbe depuis deux ans,
moi.
« Les Kazaks d’Aoul-Ata n’en ont jamais vu, songea
Daria, ils n’en verront jamais… » Mais une sympathie lui
venait pour ce solitaire aigri qui devait se méfier de ses
trois soldats Ouzbeks… « Me permettrez-vous, Akim
Akimitch, de vous envoyer quelques livres sur la
guerre ? » « Pas sur la guerre. Je la connais, la guerre. Ce
qu’elle fait de l’homme ! Les livres ne pourront jamais le
dire… Sur les plantes. Avec des images d’arbres, si
possible… Un traité de botanique. »
— Ou le conte de la Forêt somnolente ?
— … et des roseaux murmurants, camarade !
Ils se regardèrent avec amitié. L’avait-il assez
tracassée pourtant, cet Akim roux, ridé, morne et rusé
comme un sorcier de village, qui retardait le courrier,
multipliait autour d’elle les suspicions absurdes, tout cela
pour tromper l’ennui désertique et se donner l’illusion
d’exister humainement !
*
Un épais floconnement plus obscur que blanc
retardait sur l’aérodrome la tombée de la nuit. Daria eut
sa première joie. Sois saluée, neige, chère neige
tournoyante qui adoucis le froid, qui répands à travers la
plus sombre nuit une insinuation de blancheur, qui
effaces les chemins, agrandis l’espace, fais hurler les
loups ! Tu me délivres des sables, fini le désert, hier n’est
plus que du passé. Tu me délivres de l’inaction, ce
pourrissement. On ne se sent pas mourir en vivant, si ce
n’est par de tels contrastes, quand un présent se casse
tout à coup pour faire place à un autre présent, et l’on
ressuscite en même temps que meurt l’être de la veille.
Les tueries terminées, l’homme s’apercevra peut-être
qu’en surmontant les vieilles distances, en survolant les
continents et les climats, il a grandi, il a conquis des
possibilités de renouvellement de lui-même. L’avion
traitera des névroses, qui sait ?
— Contrôle militaire. Vous rêvez, citoyenne ?
— Mais oui, dit Daria, joyeusement.
La baraque couverte de neige était glaciale ; une lampe
y luttait avec frayeur contre la nuit, perçante. Des sous-
officiers aux faces osseuses encadrées de fourrures
travaillaient sans bruit. L’un murmurait des chiffres au
téléphone. Un autre refaisait un pansement à son
poignet droit. Celui qui venait de parler examinait des
papiers. Il renifla en écoutant se répercuter dans le vide
extérieur une explosion pareille au dernier soupir de
quelque monstre colossal.
— Ils ont des munitions à gaspiller, les gredins ! C’est
la même chose tous les soirs.
Les trois papiers de la voyageuse étaient en forme,
catégoriques, mais ils sentaient le mystère et la prison.
L’homme dévisagea Daria avec une froide bienveillance.
De nos jours, on sort rarement de la prison et du
mystère… Mais il paraît qu’on peut y vivre et que c’est à
peu près chacun son tour…
— Vous ne pourrez vous présenter à l’autorité militaire
que demain… Voulez-vous passer la nuit au
cantonnement ? Je vous offre ma couchette, citoyenne.
L’abri est passable. Je suis de garde jusqu’à l’aube.
Klimentii intervint et Daria comprit qu’il l’attendait.
« La citoyenne peut très bien passer la nuit chez moi… »
Le sous-officier du contrôle les considéra tous les deux. Il
pouvait avoir vingt ans, il était d’une maigreur extrême,
il n’y avait vraiment plus en lui qu’une lueur de vitalité,
mais invinciblement tenace.
— Longtemps au front ?
— Un siècle.
— Seulement ?
— … pas assez à votre avis ? Essayez.
Daria craignait de l’offenser en refusant sa couchette.
« Je te remercie, camarade », dit-elle. Il jeta un coup
d’œil noir à Klimentii et reprit un ton pratique : « Quatre
cents mètres jusqu’au camion. Mettez les suaires, c’est la
consigne… pas de cigarettes. » On descend du ciel,
franchies les distances, franchis les périls, il faut mettre
un suaire pour entrer dans la ville par la nuit… Le mot
plut, à Daria tandis qu’elle s’ajustait le grand couvre-
manteau en toile blanche, à capuchon. Le sous-officier de
vingt ans chantonna :
Pour qui les verres, les verres,
Les verres vidés de vin ?

Il précéda les arrivants dans le tourbillonnement des


flocons gris qui faisaient un ensevelissement doux. Les
formes revêtues de suaires ne s’y distinguaient qu’à trois
pas ; elles semblaient découpées dans de la brume.
Klimentii se taisait. Daria continua mentalement le
poème écrit naguère par un poète (récemment tué ou
mort au front) pour un autre poète, suicidé. Ainsi vont
nos poètes, Vieille Russie, Jeune Russie !
Terreur des plaines sans chemin
Où le cheval se perd !
Mon frère, je ne t’accuse,
Je ne t’accuse de rien !

Daria, contrariée de ne retrouver dans sa mémoire que


ce quatrain, chercha d’autres vers importants, deux vers
qui disent tout, mais comment le disent-ils ? Elle
trébuchait dans la neige sans chemin, obscure comme
une cendre. Le bras de Klim la soutint fermement,
comme elle allait tomber, et Daria se redressa, danseuse
au bras du danseur. « Que disiez-vous ? », murmura
Klim. « Rien, je me suis souvenue de deux vers… » Déjà
il la lâchait, les deux vers significatifs luirent pour elle
seule dans le silence :
Il y a le droit de vivre
Et le droit de mourir.

Elle faillit se heurter au camion fantôme. Le voyage fut


lent, guidé par des signaux phosphorescents qui
bougeaient au ras du sol. L’invisible convoi roulait à
travers des ténèbres sans bords, mouvantes et
sombrement laiteuses. Un froid désespérant pénétrait les
chairs. Ce devenait une souffrance d’extinction
organique et elle éteignait en effet toute pensée, sauf
celle qui n’était que désir de salut, désir de chaleur. Klim,
Daria, trois informes soldats sans visages se
rassemblèrent en un tas humain dans le fond de la
voiture afin de garder leur misérable chaleur commune.
Daria ne voyait par moments que deux grands yeux
obliques, verts comme ceux des chats, qui semblaient
exprimer une colère tranquille. Cela dura longtemps. À la
fin, une main chemina parmi les fourrures et les formes
agglomérées, trouva d’instinct la main gantée de Daria,
la serra et Daria lui rendit l’amicale pression. Klim
disait : « Nous entrons dans la ville… » Comment le
savait-il ? On ne voyait rien. Dans la déchirure de la
lucarne en mica, des murailles noires glissèrent. Le
camion faisait de lents détours, sans doute pour éviter
des trous. Des sifflets de veilleurs retentirent
mélodieusement. Klim se dégagea du groupe tassé. « Hé,
camarade chauffeur ! Arrête ton dreadnought. Je suis au
port. » Le chauffeur n’y mit aucune bonne volonté, peut-
être dormait-il à demi, cramponné à son volant, ou se
plaisait-il à embêter celui qui se croyait au port, car on
n’est jamais au port en cette chienne de vie, ou quand on
y est, c’est dûment crevé. Et alors y a pas de port ! Y a pas
même de place au cimetière si on peut pas payer trois
cents grammes de pain au fossoyeur ! Klim démontra sa
capacité de gueuler, presque sans élever la voix, en
débitant simultanément, sur un rythme de fureur
rentrée, les plus infâmes jurons des armées et les
supplications les plus impérieuses. Le camion tituba,
mastodonte ivre. Klim aida Daria à descendre. Le
chauffeur dont ils ne voyaient que la silhouette d’ours
dansa sur place pour se dégourdir, secouer le froid.
(L’Ours savant et le Mastodonte fossile…) Il ne neigeait
plus, la nuit immobile n’avait pas une étincelle de vie.
— Imbécile, dit le chauffeur, j’pouvais pas arrêter
avant, l’endroit est mauvais. Ça tombe souvent.
J’réponds pas de ta peau, mais je suis responsable de la
voiture, imbécile.
— Ma peau, la tienne et ta sale boîte roulante, ça ne
fait qu’un prix et il n’est pas gros, répondit sagement
Klim. Tiens, bois au goulot.
Il tendit sa gourde à l’homme-ours dansant.
— Ça fait du bien, dit celui-ci, après avoir bu. Merci,
frère. Six mois que je roule sur c’te putain de route, que
le diable l’emporte, sans une égratignure. Ça peut pas
durer, hein ?
— Mais si, frère, la route peut durer.
— Farceur ! fit l’autre, égayé.
« Il n’y a ni droit de vivre ni droit de mourir », pensait
Daria, tellement transie de froid et d’immobilité qu’elle
eut peine à marcher, « Où sommes-nous, Klim ? » « Près
du Palais de Tauride ». Un beau quartier riche
d’autrefois, construit autour d’un petit palais à coupole et
péristyle blanc ; le poème d’un parc, l’étang, les saules,
les bouleaux, l’Histoire des journées d’enthousiasme de
Mil-Neuf-Cent-Dix-Sept. Ne subsistaient que les hautes
falaises d’une ville morte. Mais il y avait des âmes
vigilantes dans cette nécropole, puisqu’ils furent tout à
coup trois, inexplicablement, et qu’une voix déchirée
commanda : « Vos papiers, citoyens. » L’âme vigilante fit
jouer une lampe de poche dans l’encoignure d’une porte
où le courant d’air soufflait méchamment entre deux
néants. « C’est pas des permis de circulation nocturne,
ça, citoyens. » Maintenant, c’était une voix de femme,
plutôt rauque. « Missions commandées, c’est valable
vingt-quatre heures », expliquait Klim. La femme,
habillée jusqu’aux yeux, jusqu’aux lèvres d’une peau de
mouton, braquait sa courte carabine, « Bois », lui dit
Klim, en offrant sa gourde. Avant d’accepter, elle projeta
une lueur d’électricité sur les deux faces qui la
rassurèrent. « Montre aussi ta figure », dit Daria,
doucement. La femme à la carabine tourna vers elle-
même la lueur furtive. Elle avait des traits durs modelés
dans une chair grise, des narines renflées, noires, un noir
petit regard pointu. « Voilà, dit-elle, réconfortée par une
gorgée d’alcool, je suis belle ! » Le rire qu’elle ébaucha
fut amer. Elle dit : « Passez pas par la rue, vous seriez
retenus au poste d’artillerie, ce sont des emmerdeurs…
Prenez par les démolitions, tâchez de pas tomber dans le
cratère, il est mauvais… » Son bras indiquait une
direction dans le néant, elle les guida un moment. « Ici,
je connais le pays », dit Klim aimablement. Mais à cette
seconde il faillit tomber, butant à des pierres molles. Il se
baissa, souffla : « C’est quelqu’un », se retenant de dire
« un cadavre ». Tous les trois se baissèrent pour tâter
une longue forme humaine. « C’était pas là quand j’ai fait
ma ronde », maugréa la milicienne. « Ah, c’est toujours
la même chose… » La lampe éclaira le corps bien allongé
d’une femme en manteau de cavalerie, dont les yeux
ouverts, inertes, reflétèrent au passage la lumière.
« Claquée, fit la milicienne. Ces yeux-là ne me trompent
plus… Ça sort sans permis et ça claque dans un terrain
vague… » « Ça claque sans permis », commenta Klim. La
lampe de poche émit une brève clarté sur les mains de la
morte : la droite tenait encore fortement un bout de
corde et au bout de la corde il y avait une petite luge
chargée de planches cassées et d’une casserole remplie
de glace. « Une voisine, pour sûr », dit méditativement la
milicienne. « La faim ? » s’enquit Daria. « Et quoi
d’autre ? Bon, allez. Je m’en occuperai au jour. Le pain
quotidien, quoi. »
Et le droit de mourir… « Klim, demanda Daria en
cheminant tout contre le jeune soldat, est-ce que les
suicides sont punis, à l’armée ? » « Évidemment, quand
on se rate… Faut punir l’égoïsme, on a raison. Et punir la
maladresse… » Ils contournaient le mauvais cratère : au
fond, la glace était fendue, ils pressentirent une eau
noire. Accoutumés à la nuit totale, leurs yeux voyaient
mieux. Une rue les accueillit, pétrifiée mais intacte.
« Chez moi ! » dit Klim, fièrement. « Soyez l’hôtesse
bienvenue. Je t’offre le pain et le sel, Daria
Nikiforovna. » Daria leva la tête vers l’étrange façade
plate, haute de quatre étages, qui semblait osciller, qui
oscillait en effet avec une sournoise rumeur de brise dans
des voiles. « Curieuse architecture, hein ? Vous
l’admirerez demain. Bois léger, toiles, proprement peint,
on s’y trompe à cent mètres, personne ne s’y trompe
plus… Les pierres sont tombées il y a six mois sous un
obus… Restent quatre appartements habitables et
pittoresques… » Il frappait à une porte branlante, cela
accroissait l’oscillation de la façade. « Qui est là ? » Klim
se nomma, un guichet s’entrebâilla, quelqu’un enlevait
des poutres derrière la porte. C’était un vieux barbu qui
ne s’étonnait de rien, pareil aux chasseurs solitaires que
l’on rencontre dans les forêts du Nord et qui n’ont
changé ni de barbe ni de regard, ni de vêtements ni de
démarche depuis le temps des Scythes. « Toujours en vie,
sacré Frol ! » s’exclamait Klim. « Dieu me pardonne »,
susurra Frol dans sa barbe, avec une douceur inattendue.
« Et les gens de la maison ? » s’enquit le soldat. « À
chacun son destin », dit vaguement Frol. « Quand finira
cette sale guerre, oncle ? » Ils avaient parlé à la lueur
d’une allumette, maintenant ils ne se voyaient plus. Le
vieux Scythe fit craquer paresseusement ses
articulations. « Jamais, mon gars, jamais. Bonne nuit. »
Il rebarricadait l’entrée.
L’escalier abrupt montait vers le ciel dont on percevait
l’immense espace ennuagé. À droite, en bordure d’abîme,
Klim ouvrit une porte qu’il referma sur Daria. L’air était
moins froid dans ces ténèbres, mais empuanti de
croupissement glacé. Des sommeils y stagnaient. Une
lueur aux doigts de Klim révéla deux têtes d’enfants
blonds dormant côte à côte dans une sorte de panier. La
peau si grise sur les os qu’ils paraissaient morts. Klim
ouvrit enfin le cadenas de la chambre. Il alluma un cierge
d’église qui ne donnait qu’une flamme infime, mais
réjouissante après tant de nuit. Il se frotta les mains en
laissant tomber ses sacoches, musettes paquets ficelés.
« Vous êtes chez vous, Daria Nikiforovna, on va faire du
feu… » L’ancien cabinet de débarras mesurait peut-être
deux mètres carrés. Il ne contenait qu’un matelas sur
lequel grisaillaient des couvertures tordues en désordre,
un petit poêle en briques dont le tuyau s’enfonçait dans
le mur maladroitement défoncé, une belle chaise
rembourrée à velours vert. Cette chaise d’autrefois, faite
pour un derrière blême de haut-fonctionnaire, cette
chaise conservée à travers les guerres, les révolutions, les
industrialisations, les bombardements, suscita chez
Daria un petit rire de demi-folle. Il y avait aussi dans un
coin des masques à gaz et des casques allemands. Le
poêle, plein de lames de parquet taillées en fagots,
grésilla tout de suite. Klim alla réveiller des voisins pour
leur demander un peu d’eau et il mit la bouilloire sur le
feu. « Avant de m’en aller, expliqua-t-il, je prépare le
poêle. L’amour du confort. Et si je finis par ne point
revenir, le citoyen qui me succédera ici saura que j’étais
prévoyant. C’est même tout ce qu’il saura jamais de
moi… » Sa peau de mouton enlevée, il apparut frêle,
« presque un adolescent », se dit Daria, mais portant des
épaulettes de sous-officier, deux décorations. « Quel âge
avez-vous, Klim ? » Il joignit vivement les talons, se
redressa, se présenta : « Sous-lieutenant Klimentii
Gavrilovitch Rybakov, vingt-trois ans, dix-huit mois au
front, trois blessures, trois fois cité, ex-aspirant
pédagogue, foncièrement optimiste, mais sceptique sur
la nature humaine. » « Moi, reprit Daria, optimiste quant
à la nature humaine, mais à très longue échéance… » Le
jeune homme ouvrait avec un couteau de tranchée une
boîte de corned-beef américain. « Mille ans vous
suffisent, chère camarade ? » demanda-t-il.
— Peut-être, mais ce n’est pas certain.
— Avec de bonnes techniques psychologiques, dans
des sociétés bien planifiées… Servez-vous.
Daria, contente, déballait du pain noir, un peu moisi.
Klim était un jeune athlète décharné. Le nez mince
faisait un trait droit au milieu de son visage ; la bouche y
était dénuée de lèvres, un trait horizontal, comme si la
nature même avait essayé un schéma, mais la nature
échouait par les yeux enfoncés, grands, tels que les
anciens peintres d’icônes en dessinaient aux saints
visionnaires… L’âme met le schéma en échec. Sûrement,
Klim ne croyait pas à l’âme… L’âme a bien le droit de se
nier.
— Tu devrais t’appeler Cyrille ou Glèbe ou Dimitri, dit
Daria sans finir sa phrase, car elle venait de penser à
saint Dimitri l’Assassiné.
— Pourquoi ? Klim ne vous plaît pas ?
— Oh si, dit-elle en s’apercevant qu’elle rougissait
comme à quinze ans.
— Le nom n’a aucune importance. Nous sommes tous
sans noms. Inachevés.
Si vrai cela que le silence les entoura d’intimité. Le
poêle fumait, ils étaient comme auprès d’un feu dans une
yourte de nomades. « Eh bien, dit Klim à la fin, comment
veux-tu qu’on se couche, Daria Nikiforovna ? On peut
faire un second matelas avec nos fourrures… »
— Ensemble, dit-elle doucement.
Il répondit sans la regarder :
— Nous aurons plus chaud.
Ils eurent tout à coup conscience d’une fatigue
tellement accablante que leurs mouvements en étaient
ralentis, que le cierge ne donna pas plus de lumière
qu’une veilleuse, qu’il ne fallait plus penser à rien, parler
de rien, comme si la fatigue décidait seule, et ce n’était
pas celle du voyage, mais une autre, beaucoup plus vaste,
plus pénétrante, plus irrémédiable. Le pain noir, le
couteau, la boîte de corned-beef, la tasse blanche dans
laquelle ils venaient de boire à tour de rôle un thé
bourbeux, étaient lamentables. Klim alla secouer dehors,
au-dessus d’un abîme, les couvertures empoussiérées.
Revenu, il en fit une couche couleur de terre. Sacs et
musettes calés sous le matelas improvisèrent de durs
oreillers. « Nous dormirons comme à même la terre »,
pensa Daria. Ma première nuit dans la ville d’un million
de morts, notre belle ville victorieuse ! (La victoire, est-ce
donc la mort ?) Elle se dévêtait sans gêne, effleurée par le
froid, sans voir Klim, mais en cherchant à se souvenir de
son visage : net, ce visage au fond de son cerveau,
impersonnel et attirant, détaché de tout, unique ainsi
qu’un nouveau signe abstrait. « Nous allons faire
l’amour », pensa Daria, glacée. Elle eût voulu réveiller
quelque chose en elle-même. L’homme sur la femme, la
grande chaleur commune, exaltante, apaisante… Ce
n’étaient que notions ternes, dépouillées du désir. « Suis-
je donc une demi-morte ? Il n’y aura que nous, unis,
seuls réels dans l’univers pendant un instant, il n’y aura
que nous, notre intensité de vivre… Et tout sera réel
pourtant, la guerre, les morts… Les morts ne sont plus
réels… Il n’y aura que nous… »
En dépit du froid, elle gagnait du temps, rangeant ses
vêtements, à la recherche d’une idée réchauffante. « Les
combattants ont faim de femmes, il faut se donner à eux,
il faut, pour qu’ils aient au moins ce cri de joie… » Et s’il
n’y a pas de joie dans le cri ? Nue, Daria ne sentit pas le
gel, bien que le poêle se fût éteint. Elle n’eut pas honte de
ses seins tombés. Elle se sentit, statue de chair, droite,
résistante, inquiète et secourable, la face blême, les
prunelles dures. Les yeux qui la regardaient de dessous
les couvertures brillaient d’un éclair noir.
— Éteins la bougie, dit Klim. C’est rare, l’éclairage.
— Non, je t’en donnerai une, j’en ai. Je n’aime pas les
ténèbres.
Elle s’agenouilla d’abord sur la couche et en
s’agenouillant découvrit d’un geste vif tout le visage de
Klim ; elle souriait, la clarté du sourire parut se répandre
jusque sur ses épaules, car l’idée surgissait. C’est un
grand enfant, un homme-enfant des ténèbres de la
guerre. Comme ils ont besoin d’être pris dans des bras
doux, dans de douces jambes, baignés de tendresse ! Ils
sont transis jusqu’aux os. Combien sont tombés,
exactement pareils à ce grand enfant, qui n’auront jamais
plus de tendresse ? Combien ? Les sourcils de Klim
s’arquèrent au-dessus d’yeux rieurs, étonnés : « Tu as dit
combien, Dacha, combien quoi, qui ? Que comptes-tu ? »
— Combien de morts, dit Daria, encore inclinée sur
lui, souriante. Il s’emporta.
— Drôle de femme. M’embête pas avec les morts. On
finirait jamais de les compter. Nous sommes vivants,
nous. Viens, couche-toi. Pas mystique, moi.
Daria, les bras au corps, les paupières mi-closes, ne le
toucha pas ; mais elle écoutait la respiration de Klim, elle
percevait tout entière sa présence comme une
inconcevable tiédeur prête à l’envelopper, comme un
bercement prêt à l’apaiser. « J’ai été seule si longtemps,
dit-elle tout bas, maintenant j’ai froid… » Un bras dur lui
entoura le cou, un corps brûlant se serra contre le sien.
Et l’étroit visage enfantin et viril la domina de très haut ;
ainsi fonce le faucon, du ciel sur sa terrestre proie… Il
avait les lèvres amères, les dents sèches. Le bonheur est
amer et violent, il fonce du ciel noir sur l’être abandonné,
il le meurtrit… C’est ainsi. « Tu es belle, Dacha chérie »,
balbutiait Klim, reconnaissant, les yeux bridés. Elle
sursauta : « Ne mens pas… » mais saisie par l’orage
charnel, heureuse, heureuse, peut-être belle en vérité…
Puis, détendu, l’étreignant bien, les mains caressantes
– ces mains rugueuses – Klim parla :
— Tu es bonne… Qui es-tu ? Dis-moi quelque chose de
toi… Moi, je ne suis qu’un combattant comme un autre,
un de la génération disparue, un qui a eu de la chance.
J’ai vu et fait tout ce que les autres ont fait… Rien
d’intéressant… Je ne suis pas intéressant.
— Je ne suis rien, Klim. Rien, entends-tu. Personne.
Un être pour le travail. Pour toi une femme… Pas
intéressante, va.
Le « pour toi » les blessa subtilement tous les deux,
puisque ce pouvait être « pour toi à cet instant », « pour
toi comme pour un autre »… Puisque, en tous cas, ce ne
pouvait pas être autrement, l’eussent-ils voulu. La guerre
est un temps de soumission et de raison ; on n’y peut
rien vouloir pour soi si ce n’est dans le bref instant. Klim,
raisonnable, dit :
— Je reste ici une huitaine de jours. Pendant ces jours,
je veux que tu sois avec moi.
— Si c’est possible, Klim. Ça dépendra du service.
*
Daria s’initiait à une ville fantastique, bien que les
choses et les êtres y fussent d’une banalité de crève-
cœur. Un ciel de Baltique la couvrait d’un plafond de
neiges basses et grises. La lumière amoindrie semblait
s’épuiser. Les larges artères rectilignes exprimaient une
prostration de blancheur. La neige s’y accumulait en
monticules irréguliers parmi lesquels les passants
espacés suivaient leurs chemins de peine sur des pistes
propres. Les immeubles avaient vieilli d’un siècle ou
deux en quelques saisons, de même que les gens avaient
vieilli de dix ou vingt années en quelques mois, et les
enfants vieillis d’une vie entière avant de la connaître.
Les gens emmitouflés de haillons par-dessus les
fourrures montraient un teint de plâtras. Les premiers
regards que Daria rencontra la troublèrent. Nulle part au
monde, elle n’avait connu cette variété du regard
humain. Elle croyait se bien souvenir du temps de
famine de son adolescence, pendant la révolution, mais
les regards du présent étaient inexprimablement
différents de ceux du passé. Elle ne savait pas que les
regards pussent changer ainsi, crier si fortement, en
silence, quelque chose d’intolérable. Ce n’était ni la
douleur ni l’hallucination. Quoi donc ? Daria fouilla les
yeux et elle souffrit de son propre bien-être, car on devait
voir du premier coup d’œil qu’elle venait de déjeuner
d’une boîte de pork and beans et de se masser le corps
avec un chiffon imbibé d’alcool et d’eau glacée. Elle
gardait sur sa chair l’empreinte de l’amour, elle marchait
vers une activité, elle éprouvait de l’orgueil pour cette
ville, notre ville invincible, notre ville granitique ! Ni le
contentement de vivre, ni le pathétique de l’histoire et
des slogans bien timbrés ne résistaient pourtant au choc
imperceptible des regards. La gêne d’être bien portante,
de porter un corps frais, sain et souple sous ce ciel de
condamnation, d’être vêtue d’un bon manteau de renne,
chaussée de bottes en feutre toutes neuves, parmi tant de
haillons, la gêne devint une réprobation. Celle peut-être
des femmes et des enfants immobiles devant une
coopérative aux vitrines aveuglées de planches ?
Qu’exprimaient tous ces yeux ? Qu’ils avaient jour et
nuit, indéfiniment, franchi des tourmentes de neige et
d’angoisse, de saleté, de surmenage, de froid, de faim,
d’épouvante, de maladie, sans espoir d’évasion, sans
espoir de guérison… Qu’ils voyaient s’éteindre la vie à
l’intérieur d’eux-mêmes. Le voisin regardait la voisine :
Elle n’en a pas pour plus de trois semaines. Et moi-
même… La voisine regardait le voisin : Il durera un peu
plus que moi, il est coriace ! La fillette supputait ce que
pourraient encore durer sa mère et sa tante, un mois ? La
bibliothécaire du troisième étage avait justement ces
plaques jaunâtres autour de la bouche quand elle s’est
assise dans l’escalier, sans rien dire, et n’a plus bougé.
Tonia, la fillette, avait peur, et elle aimait sa tante, sa
mère, on doit aimer, mais elle savait aussi qu’en vendant
leurs nippes elle prolongerait sa propre vie de quelques
semaines ; Tonia entendait les deux femmes chuchoter
que « ce serait plus facile pour la petite si nous
mourrions toutes les deux en même temps, ça ne ferait
qu’un seul enterrement… » La mère répliquait : « J’ai
préparé mes instructions, je n’entends pas que Tonia se
prive de pain pour payer le fossoyeur… Qu’on nous mette
sur la neige avec les autres, qu’est-ce que ça nous fera,
dis, Nissia ? »
Il y avait plusieurs façons de mourir avec lenteur en
continuant à vivre un peu, à s’habiller, à marcher dans la
rue, à travailler, à manger des choses fades, à subir
l’obsession incessante des entrailles qui déliraient dans
le sommeil. Les uns maigrissaient, ils ne portaient plus
qu’une peau inconsistante sur des os renflés, les boules
de leurs yeux faisaient peur… D’autres bouffissaient.
D’autres se desséchaient, faisaient les forts et
soudainement s’appuyaient au mur en disant, comme le
maître d’école Valentinov : « Voilà, je crève… Vingt-trois
ans dans l’enseignement… Mettez-moi un tout petit
morceau de sucre dans la bouche, docteur. Ah, c’est bon,
je vous remercie… Vous direz au directeur de l’école
que… » Celui-là s’éteignait sur un sourire d’euphorie,
mais était-il sensé de gaspiller du sucre pour un
mourant ? Le docteur et l’infirmière hochaient la tête,
incertains et du reste privés de sucre. On ne peut pas être
rationnel jusqu’au bout. Le docteur détectait les faux-
mourants, hommes, femmes, et jusqu’à des militaires,
jusqu’à des techniciens, qui se faisaient amener, tirés par
des femmes, sur des traîneaux bas, et simulaient la
dernière défaillance, histoire de se faire donner une
ration de glucose ! Le docteur reconnaissait parmi ces
malins un vieil ami, le professeur de mathématiques
Ariste Pétrovitch. « Quoi, vous, mon ami, dans cet
état ! » Il feignait, le docteur, d’ignorer la simulation, il
allait chercher dans sa réserve sacrée un oignon (pas le
plus gros tout de même !) : « Tenez, Ariste Pétrovitch,
cela vous fera du bien, mangez-le en trois fois pour éviter
les troubles stomacaux… » (Ce vieil Ariste ! Il m’a roulé.)
Chacun tirait son mort, sa morte, au bout d’une corde,
bien arrimé, bien arrimée, sur une luge ; des spécialistes
débrouillards se faisaient de belles rations de pain en
cousant autour de la dépouille de vieux draps, de vieux
sacs, il sera bien ainsi, voyez, presque aussi bien que
dans un cercueil ! Daria croisa plusieurs de ces momies
dans la rue, formes rigides flottant au ras de la neige
piétinée. Le vivant, la vivante tirait sur la corde, un
enfant suivait parfois, pilotant la momie afin de lui éviter
les heurts, souci bien superflu… Une silhouette très
inclinée en figure de proue venait vers vous, solitaire,
dans le halo décomposé de la neige. Le châle lui
entourait une face un peu effrayante d’enfant vieillotte et
ce qu’elle traînait ne devait pas être bien lourd, un petit
corps tendu dans du papier goudronné bien ficelé, avec
quelques fleurs en chiffons naïvement découpées sur la
poitrine… Daria héla cette passante : « Vous allez loin,
citoyenne ? – Loin, je vous crois ! Au cimetière de
Smolenskoé… – C’est mon chemin, dit Daria, passez-moi
la corde pour un moment… » Vraiment ce n’était pas
lourd, pas même lourd d’interrogation… La jeune femme
expliquait quand même : « Nous étions quatre, me voilà
seule au monde… C’est peut-être mieux, n’est-ce pas ?…
Si je tiens encore trois mois, l’usine me promet un
permis d’évacuation… Je remplis quand même la norme
de production… » « Je vais trop vite, dit Daria, vous vous
essoufflez, excusez-moi… » « Oh ! ce n’est rien, je suis
toujours essoufflée… » La jeune survivante s’arrêta,
formant un sourire de détresse. Le froid était doux…
Il y avait des toits crevés, des étages livrés au vide et
pleins de neige, des fenêtres béantes, des façades de
décor en bois et toiles sur lesquels une peinture
sommaire reproduisait des rangs de fenêtres. Des
inscriptions délavées clamaient : « Ville intrépide !
Tombeau du… » La banderole s’étant déchirée, le dernier
mot manquait, la ville devenait le tombeau de qui vous
voudrez… Daria observa que les grands portraits du Chef
faisaient défaut ; et comment les concevoir, en effet ?
Souriant avec assurance, le visage plein, la moustache
drue ? Aucun portraitiste n’oserait lui faire la seule tête
imaginable pour cette ville, creusée comme une tête de
mort et mouillée de larmes. Les seules choses à quoi les
Chefs de peuples doivent demeurer officiellement
étrangers, ce sont les larmes, c’est la souffrance
désespérée, ce sont les plus humaines des choses
humaines… Comment les Chefs ne deviennent-ils pas
fous ? « Mais peut-être sont-ils des fous ? », se répondit
Daria.
Un tram étonnait dans ces rues, il contournait en
grinçant des blindages blancs, des sacs de terre enneigés,
la carcasse flambée d’un autre tram. « Leur artillerie tire
souvent sur ce carrefour, il y a eu soixante morts d’un
seul coup, tout un tram de morts… » C’était près de la
Bibliothèque publique qui contenait naguère la
bibliothèque de Voltaire… Il y avait des sortes de puits
dans les rues, creusés dans la neige durcie, vers des
canalisations crevées, et des femmes, des enfants, des
blessés convalescents, s’affairaient à ces endroits,
s’imposant avec résignation la discipline du chacun son
tour pour plonger dans l’eau verdâtre une casserole, un
pot, un bidon suspendu à un fil de fer. La neige
recouvrait l’ordure amoncelée en tas au milieu de vastes
cours carrées, quelle gadoue ça ferait au dégel, quelles
épidémies monteraient du sol empoisonné par la
merdaille ! On ne les craignait pas, le printemps est loin,
qui sait qui le verra ! Les places restaient triomphales,
bordées de palais à colonnades, dominées par les flèches
dorées, vastes, désertiques. L’empire du froid blanc. En
les traversant, on plongeait dans une solitude
implacable ; et si quelque bombe tombait à ce moment,
l’éclatement proche en était d’une solennité naturelle qui
ne troublait en rien la dignité des espaces et des
architectures. Une coupole qui avait été en or pâle,
maintenant éteinte, régnait sur la ville-iceberg.
Daria entra dans une maison banale, y trouva un corps
de garde proprement balayé mais enduit du plancher au
plafond de crasse brune, montra ses papiers, reçut un
laissez-passer pour le premier étage. Un homme à
baïonnette ouvrit une porte vers des corridors glacés, il y
eut un escalier en marbre blanc, une odeur chaude de
soupe aux choux, une antichambre où fumaient des
officiers ; et le bureau stupéfiant du major Makhmoudov.
Stupéfiant parce que spacieux, chauffé, meublé de
casiers verts et de fauteuils en cuir, agrémenté de
tentures et de plantes, bref, un vrai bureau dans la ville
où les appartements n’étaient plus que des tanières.
Téléphones, portrait du Chef (bonne mine du Chef),
cartes, calendrier, ce n’était pas un faux décor, la
présence du major Makhmoudov l’attestait. Il ne
présenta d’abord qu’un crâne rose-verdâtre bien rasé.
« Asseyez-vous », dit-il sans lever la tête. Corpulent,
presque gros, étrange. Son crayon bleu soulignait des
mots sur un grimoire sali de taches brunes. « Eh bien,
quoi ? » dit-il. « Faites votre rapport. » Sa voix était
neutre, trop basse pour son crâne en pierre polie. Daria
lui tendit ses papiers. Il fit : « Ah ! » La face ronde, deux
mentons jaunes, un petit nez camus, les paupières
bouffies, pas de cou ; il n’avait pas le regard infernal des
gens de la rue, mais un tout autre regard animal, désaxé
cependant par des vacillations… Son retroussis de la
lèvre supérieure signifia vraisemblablement un sourire.
« Quatre ans, Kazakstan ? Guérie de quelques erreurs,
estimée camarade ? Ce sont des cures sérieuses… Vous
m’êtes recommandée par Krantz, bon. Connaissez
l’allemand ? Sehr gut. Affectée au bureau 5, passez en
bas, chambre 12, vous travaillerez avec le capitaine
Potapov. En première ligne… Ici, la première ligne est
partout… » (Une explosion véhémente le confirma
dehors, à cent mètres… Ce fut une idée aveuglante : que
ça devait tomber ici, entre le téléphone et le fauteuil, que
ça ne pouvait pas tomber ici…) « Disposez. » Il rappela
Daria d’un claquement de langue. « Ici, discipline et
silence. Compris ? » « Compris, camarade major. » Il
tournait le numéroteur du téléphone, il pressait du pied
un timbre dissimulé sur le tapis, une porte à droite
s’ouvrait, livrant passage à un jeune soldat en vert, le
pistolet au poing, suivi d’un personnage à lunettes, à la
barbe hérissée, en tunique de la Wehrmacht.
Makhmoudov lui criait : « Herr Dingel, vous m’avez
menti ! » Daria entendit l’Allemand lui répondre
tranquillement, d’une voix tremblée : « C’était mon
devoir… »
À la chambre 12, le capitaine Potapov fit sortir sa
secrétaire, une petite femme laide, en uniforme. Daria
devina le vieil officier qui avait eu des histoires, car il
avait l’air brimé, pincé, secrètement découragé, sous une
maigreur raide, maintenue par un uniforme relativement
soigné, coupé dans du mauvais drap. Ses épaulettes ne
luisaient pas. Cinquante ans, les traits secs, les lunettes
excessivement brillantes et les prunelles éteintes. Rien de
vivant dans le bureau exigu, sauf les fougères cristallines
du givre sur les carreaux de la double fenêtre. Potapov
posa de brèves questions, d’un air absent. Puis : « Oui,
oui. Le travail consiste à déchiffrer les intentions de
l’ennemi… D’un ennemi qui souvent ne les connaît pas
lui-même… Le prisonnier moyen, en effet, possède tout
au plus une lettre de l’alphabet cryptographique… Vous
saisissez ? » Le vieil officier sortait de l’insignifiance.
— La guerre est un grand jeu psychologique. L’ennemi
calcule et nous calculons. La force n’intervient qu’en
fonction du calcul. L’erreur est parfois le produit d’un
calcul parfait mais linéaire, qui n’a pas tenu compte de
l’élément instable, inconnaissable, irrationnel, mettons
de la folie énergique ou stupide… L’échec ou la défaite
devient alors la sanction de l’erreur… L’ennemi fait une
guerre de techniciens, il est convaincu de sa supériorité
et il a raison, ses machines sont meilleures et plus
abondantes, ses effectifs spéciaux mieux dressés, plus
nombreux et mieux organisés que les nôtres, son
commandement plus instruit, je dirai même que son
équipement d’hiver est sensiblement meilleur que le
nôtre… Mais l’hiver est avec nous. Nous sommes des
hommes de l’hiver…
Daria prenait plaisir à entendre parler le vieil officier
qui, sans nul doute, ne devait pas parler souvent et
s’ouvrait singulièrement à elle dès le premier entretien.
(Savait-il son passé de déportée ? À moins qu’il ne fût
chargé de la préparer à la tâche ?) Elle s’inquiéta :
— Vous pensez donc qu’ils peuvent prendre Leningrad
et gagner la guerre ?
— Non. Méfiez-vous des déductions fausses, on y va
par la ligne la plus courte : le monde n’est logique qu’en
apparence, à une échelle inférieure ; en réalité, il est
plutôt fou… Je suis convaincu que précisément pour les
raisons que je viens d’énumérer – et quelques autres –
les Allemands ne prendront jamais Leningrad et
perdront la guerre…
— C’est un brillant paradoxe, capitaine. Ou vous
comptez sur les Alliés ?
Il fut ennuyé, ennuyeux, pendant quelques secondes,
avant de reprendre pleinement le cours de ses idées.
— L’art militaire tel que je l’entends exclut le paradoxe
pour mieux tenir compte des faits contradictoires et
cachés… Bien qu’il ne puisse exclure ce que les
Américains appellent wishful thinking, la pensée
passionnée qui se veut vraie… Comment pourrait-on
vaincre sans pensée passionnée ? Les Alliés ne
m’intéressent pas. Ils ont surtout besoin du sang de nos
moujiks, comme on disait autrefois, ils sont économes du
leur, ils nous exècrent à fond, ils seraient peut-être
enchantés de vaincre cinq minutes après que nous ayons
été détruits. Là ils se trompent, ils seront roulés. Je
comprends la Russie, je connais les guerres de Russie,
c’est ma quatrième…
— … quatrième ? Comment ?
— Campagne des Carpathes en 17 ; deux guerres
civiles, camarade : un an avec l’Armée de Volontaires de
Dénikine, contre la révolution, et c’est alors que j’ai
compris la Russie, parce que la révolution c’était la
Russie, insensée en apparence, très raisonnable au-delà,
excessivement logique pour dominer et exploiter sa
profonde incohérence… Trois ans dans les Armées
rouges ensuite, Volga, Oural, Baïka, Crimée… Retenez
ceci : nous ne faisons jamais que notre guerre à nous,
égoïste et messianique, messianique parce que ça sert un
égoïsme colossal, celui dont nous avons besoin pour
survivre. Nous avons beaucoup de ventres en travail –
que Dieu bénisse les femmes ! – beaucoup d’hommes et
d’espace, nous pouvons perdre du territoire et des
effectifs pour gagner du temps, infliger à l’ennemi la
fatigue et le désespoir des étendues sans routes, des
victoires sans solution… Nous ne pouvons même que
cela, au commencement : souffrir davantage… Pour nous
vaincre, l’ennemi devrait arriver à Tobolsk, à
Novossibirsk, sur l’Ienisseï ; et il serait alors vaincu par
les distances, les hivers, et il se demanderait encore
comment arriver à Vladivostok, comment atteindre
l’Arctique… Et comme il nous serait impossible de
capituler de bonne foi, sa tâche ne serait jamais finie.
Voyez-vous, notre vieille mère la Russie a, Dieu merci,
un organisme rudimentaire : coupez-la en six, les six
tronçons continueront à vivre… Nous ne sommes pas
envahissables, le plus illettré des petits gars de l’Irtych le
sent confusément et très clairement tout à coup, quand il
défend un bois avec un bon fusil automatique et ses
excellentes jambes de fuyard qui ne fuit que pour revenir
à la charge. Il a toute une tactique dans les nerfs, sans
don-quichottisme ni panache ; il sait qu’il faut tuer
l’ennemi afin de lui prendre ses bottes et ses flacons de
vitamines, de sorte que notre misère même nous devient
une force primordiale, irrationnelle comme la vie, et que
les stratèges des vieux empires industriels ne
comprennent pas bien. Si l’état-major de l’ennemi était
formé de bons nazis, c’est-à-dire d’aventuriers déclassés,
il serait beaucoup plus redoutable, car ce sont gens qui
savent lâcher l’instinct avec des tanks, de bons calculs et
un gros grain d’absurdité… Mais il est formé de généraux
de ma génération ou plus vieux, qui firent leurs études au
temps de la raison bourgeoise et du profit, économes,
sages et prudents, pour qui chaque opération doit rendre
au moins tactiquement comme une transaction
commerciale doit rapporter au moins en publicité. Les
forces primitives de l’homme sont les seules invincibles
et pour elles le gaspillage compte peu, le profit matériel
compte, mais tout autrement, de façon non mercantile ;
prendre un stock de pommes de terre peut devenir plus
important que de s’emparer d’un gisement de pétrole…
Notre Feld-maréchal Mikhaïl Illarionovitch
Golenistchev-Koutouzov comprit tout cela le premier,
sans doute parce qu’il n’était pas très intelligent, et il
opposa notre bon sens instinctif, parfois stupide, au
génie de Napoléon et Napoléon paya le prix fort de son
génie superflu. Relisez Tolstoï qui ne comprenait rien à
la guerre mais qui comprenait la terre russe et l’homme
russe…
Il avait prononcé le nom de Koutouzov avec une
gravité sèche, comme en chaire. Professeur ?
— Vous avez enseigné, camarade capitaine ?
— Oui. Même au camp de concentration… Ne
m’interrompez pas, je vous prie. Je vous parle parce que
je dois vous parler… (Il ébaucha un sourire terne.) Je le
fais avec plaisir. J’ai la foi et vous devez l’avoir. Sans la
foi, plus de Leningrad, plus de Russie, vous comprenez ?
La foi raisonnée, pas plus irrationnelle que celle du
nourrisson qui ne doute pas du sein maternel. Il y a
longtemps que les nourrissons grandissent grâce à cette
foi nullement mystique… Axiome : la Russie ne pourra
perdre une guerre que quand elle n’aura plus la foi en
elle-même ou quand elle se sentira en contradiction avec
sa foi, ce qu’à Dieu ne plaise…
Pourquoi employait-il les verbes au futur et non au
conditionnel ? Daria crut discerner dans sa voix même
l’accent d’une amère menace. Elle frissonna. Le capitaine
Potapov continuait :
— Donc : Nous sommes en état d’infériorité, à demi-
battus, doublement invincibles parce que nous ne
pouvons pas être battus davantage sans périr et qu’il est
absolument impossible que nous périssions. Au sens
concret du mot, nous affrontons cependant des
situations désespérées. Les bons techniciens, gavés de
Clausewitz, Moltke, Schlieffen, Ludendorff, Foch,
concluraient à la guerre perdue pour vingt-sept raisons
irréfutables. Nous ne pouvons conclure qu’à l’offensive
en commençant s’il le faut par la retraite. Généralement,
il le faut. Principe de notre art militaire : la retraite est la
préparation de la contre-attaque, la fuite prépare une
récupération, la défaite devient ainsi une manœuvre…
Autre principe : la stratégie n’est pas une partie d’échecs
jouée avec une multitude de machines, c’est avant tout
un duel de volontés. L’ennemi est techniquement féroce,
nous devons être humainement pires, plus durs, plus
sauvages, envers nous-mêmes d’abord. Okay ?
— Okay.
— Nous sommes plus mal nourris que lui, plus mal
vêtus, plus durement disciplinés. Nos officiers ont le
droit, le devoir même, d’abattre sans jugement ni délai le
combattant qui flanche sur la ligne de feu – c’est
excellent, bien que, dans aucun pays civilisé on n’oserait
publier un décret de ce genre. Le chef de guerre est
essentiellement l’homme qui a le droit de tuer en dehors
de tout droit. Nous sommes plus libres au combat que
l’ennemi, plus enthousiastes, d’abord parce que nous
défendons la terre maternelle, ensuite parce que nous
comptons sur nous-mêmes plus que sur la technique.
Ainsi la technique, que nous ne négligeons pas,
s’incorpore à l’homme déchaîné au lieu de dominer le
soldat motorisé… Si un jour nous comptions plus sur la
technique que sur l’homme, nous serions perdus…
« Je soupçonne que l’ennemi différa par calcul la prise
de cette position, la nôtre, au moment où il pouvait
l’effectuer. Il voulut choisir son heure, s’assurer de la
conquête d’un hinterland, s’emparer d’un grand port
utile et non d’une ville isolée, à nourrir si peu que ce
soit… C’était plus raisonnable, mais le moment est passé,
le moment ne reviendra plus. En stratégie comme dans
la vie, les occasions perdues ne se retrouvent pas… Le
seul facteur de l’action dont la désobéissance soit
infiniment probable, c’est le temps, qui est un admirable
facteur d’inaction…
— Ça, c’est confus…
— Oh non, je m’entends très bien… L’inaction n’est
jamais complète, elle accumule les données d’une
action… Nous savons faire la guerre de l’inaction, qui
consiste à laisser mûrir les occasions et les forces au lieu
de les perdre… Une autre infériorité de l’ennemi, c’est
qu’il est plus entier que nous, ses hommes marchent
d’une seule pièce, mécaniquement ; une division se
scinde-t-elle, deux unités rationnelles surgissent et se
contrecarrent… Nous avons toujours, nous, la cohésion
de l’instinct, au fond même de l’incohérence… Nous
sommes les plus riches en contradictions intérieures.
Nos hommes sont enclins à la fureur, à la panique, à la
fuite, au retour des lâches sur eux-mêmes et alors, les
fuyards deviennent les plus valeureux combattants du
monde. Nous avons une immense résignation imprégnée
d’une immense force. Je doute que l’Allemand moyen
soit jamais complètement résigné à cette guerre qui
signifie pour lui des privations révoltantes
vraisemblablement terminées par une mort stupide.
Nous nous posons moins ces questions, nous ne croyons
ni au bien-être ni à la mort, ni à l’individu et au…
La voix du vieil officier laissa choir la fin de la phrase.
Daria feignit de ne pas s’en apercevoir.
— … parce que nous croyons primitivement en nous-
mêmes et que nos idées ne sont que le reflet de nous-
mêmes, d’un nous-mêmes obscur et communautaire en
marche vers la conscience… Nulle part les idées, même
insoutenables, ne sont plus vivantes que chez nous. Par-
dessus nos contradictions, nous avons une unité de
finalité qui harmonise le sens de la mort, du meurtre et
du pillage, indispensable à la guerre, avec notre amour
de la terre pacifique et de l’homme ; avec notre
soumission d’esclaves et notre sens révolutionnaire de la
justice… Nous redressons les erreurs par la terreur…
— Vous êtes du parti, camarade capitaine ?
— Sympathisant. Professionnel. J’aime la guerre
comme un art. Pensée pure, dialectique, mathématique,
chirurgie, patriotisme, déchaînement de l’inconscient,
paranoïa… Vous y êtes ?
« Une dernière remarque. Nous sommes, dans ce
service, les yeux, les oreilles, les antennes, l’appareil
calculateur et l’imagination de l’armée. Nous déchiffrons
l’indéchiffrable, presque infailliblement. En cas d’erreur
sérieuse, pas de pardon, comme de juste. Maintenant,
allez vous mettre en uniforme, j’ai à faire. »
Daria commença son service en rédigeant des analyses
de lettres de prisonniers. Une demi-douzaine de
personnes dépouillaient les paquets apportés des lignes
de feu, qui contenaient sous la forme de papiers souillés,
la substance même de vies humaines sacrifiées. Photos :
une jeune femme rieuse à la porte d’un jardin, un bébé,
un monsieur à longues moustaches, à côté d’une grosse
dame triste ; un basset au regard humain ; des femmes
nues ; la rue d’un village… Le sous-lieutenant Effros
rassembla toute l’équipe autour de sa table afin
d’examiner à la loupe de petits clichés d’un érotisme
extravagant, trouvés dans le carnet du Hauptmann
Lazarus Meister… « Le cochon ! » s’exclamait Effros,
ravi. Il rangea ostensiblement ces visions dans
l’enveloppe « à soumettre au chef » et chacun pensa qu’il
s’arrangerait certainement pour en escamoter quelques-
unes… Daria s’intéressa au carnet du Hauptmann
Meister. Outre des adresses, il contenait des pensées de
Schopenhauer et du Führer. Elle lut : « En me défendant
contre les Juifs, je combats pour défendre l’œuvre du
Seigneur. » (Mein Kampf, p. 72.) Meister ajoutait en
marge : « Les Juives, » Ignorait-il, ce misérable, que le
Seigneur fut un enfant d’Israël, né d’une femme
d’Israël ? « Qu’est-il devenu, ce cochon ? demanda Daria.
Tué ? » Et elle pensa : « Je suis le Chemin, la Vérité et la
Vie… » avec une singulière émotion. Elle espérait sans
doute la mort de ce Meister puisqu’elle fut surprise de
s’entendre dire : « Non, ça vient du camp des
prisonniers… » Une tristesse se mêla à son écœurement,
mais elle fut contente de penser que cet homme vivait.
Revenue à sa table, près du poêle, elle reprit des
lettres écrites par une paysanne wurtembergeoise à son
mari. « Cher Albrecht bien-aimé… » Les enfants se
portaient bien, deux vaches avaient vêlé, Herman
envoyait des tissus de Paris, les prisonniers polonais
travaillaient mieux que les Français, mais l’un venait
d’être mis en prison, on le fusillerait probablement parce
qu’il couchait avec la veuve de G…, « quelle truie, figure-
toi, quand on l’interrogeait publiquement, elle répondait
qu’un homme c’est un homme, on l’a battue, mais nous
lui envoyons tout de même du lait et de la marmelade… »
Rien d’intéressant. Un homme est un homme. « Je suis
le Chemin, la Vérité et la Vie… » Daria contempla le
plafond jauni. Dans un paquet de lettres non envoyées
du premier-sergent Wilhelm-Hans Guterman, elle trouva
une histoire qu’elle résuma par extraits collationnés et
complétés de notes.
Elle y pensa plusieurs jours de suite… En garnison
dans une petite ville d’Ukraine, le premier-sergent
Guterman rencontrait au marché une fille blonde
« comme celles de chez nous », qui s’appelait Svetlana,
Clara. Il la trouvait « forte et sage », encore « comme
celles de chez nous… » et sans doute se promenait-il avec
elle autour des étangs. « C’est un beau peuple, les
Ukrainiens, notait-il, pareil à nos ancêtres germains… »
Svetlana enceinte, Guterman « tirait des plans » pour
l’envoyer en Thuringe, dans sa famille, en qualité de
volontaire du travail, mais elle refusait subitement de
quitter le pays et lui-même s’attendait à partir avec la
division pour une autre région de l’inconnaissable
stratégique. Il promettait à Svetlana de la venir chercher
« après la guerre » ; il faisait faire à un ami, fort en
mathématiques, des calculs sur ses chances de survie,
avec mutilation, sans mutilation, avec captivité, sans
captivité, en supposant à la guerre une durée de dix-huit
mois à partir du… Bien vu des habitants, Guterman leur
rendait de menus services. Sur ces entrefaites, des
partisans attaquaient les convois du ravitaillement et le
commandant piquait une grande colère. Guterman se
félicitait en termes contournés de n’avoir pas été désigné
pour faire partie du détachement de représailles. (Pas
méchant, ce garçon, pensa Daria ; Klim, en Allemagne,
ne se comporterait pas autrement…) « Douze
arrestations au quartier du Petit-Bois », notait
Guterman. Svetlana avait peur, « elle avait au clair de
lune les adorables-grands yeux de la peur, mon Dieu,
pourquoi faut-il que… » À travers le bavardage confus
des lettres, Daria discernait l’arrestation de Svetlana et
que le sergent passait des jours terribles, n’osant rien
dire à personne, hanté par les grands yeux de la peur…
Ses lettres à sa sœur devenaient un journal qu’il
n’enverrait jamais. « Elle est à la Grange, gardée par les
types du détachement spécial… » Il réussissait à lui faire
passer des biscuits. Le premier-lieutenant F. interrogea
le premier-sergent sur cette fille, nièce d’un partisan,
convaincue d’avoir rempli des missions dans la forêt.
« Vous savez, Guterman, que votre cas pourrait être très
grave ? Vous êtes bien noté, je me bornerai à consigner
les faits sur une fiche d’observation. Cette fille sera
pendue. » Guterman pleurait sur elle en des lignes
sèches, n’osant pas se confier au papier et ne connaissant
que des phrases apprises dans des romans populaires. Il
justifiait même (par circonspection ?) la loi martiale, tout
en adressant au capitaine une supplique en faveur de la
condamnée « enceinte d’un futur soldat du Grand
Reich » (une trouvaille, ça !). Mais le capitaine, brave
homme, répondait : « D’abord, elle pourrait accoucher
d’une fille et même de deux. Ensuite, l’autorité
supérieure n’a pas encore décidé le statut légal des
enfants de cette catégorie. Enfin, je ne parlerai au chef
que si je le trouve de bonne humeur ; autrement ça ne
servirait qu’à vous compromettre davantage… » et sans
doute à le compromettre lui-même. Le commandant de
la garnison n’eut pas de bonne humeur, car les partisans
harcelaient la voie ferrée. Guterman astiqua ses boutons
d’uniforme, fit luire ses bottes, pour participer à la
parade du 18 octobre, sur la place de l’endroit, devant la
petite église blanche aux bulbes bleus. C’est de sa place
dans le rang qu’il vit la potence dressée pour sept otages
et malfaiteurs. Il espéra encore, les détenus étaient une
vingtaine – pourvu qu’elle vive ! Il était au premier rang,
à trente mètres de la potence, il entendit le murmure
sanglotant des gens, un chuchotement de prières et de
malédictions. Il reconnut Svetlana, elle avait maigri, il lui
sembla qu’elle le cherchait des yeux, il sentit un
tremblement monter dans ses muscles, la discipline le
maintint rigide, il regarda fixement le bulbe bleu de
l’église tandis qu’une voix mécanique répétait dans sa
tête : « Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu… » Un frisson de
foule le gagna, il vit se balancer le corps de Svetlana,
drôlement replié sur lui-même, à côté de celui d’un long
vieillard qui tirait la langue.
Daria suggéra au capitaine Potapov que ce récit,
réécrit par un écrivain, car il était mal rédigé en un style
plein de dissimulation maladroite, pourrait être
utilement publié, « Il y en a peu d’aussi émouvants »,
dit-elle. Le vieil officier écoutait en dessinant des étoiles
sur son buvard.
— Émouvant ? la guerre n’est pas émouvante… Le
document humain est plutôt démoralisant quand il est
authentique… Laissons nos littérateurs syndiqués écrire
tout seuls, ils connaissent le métier… Vous me remettrez
ces papiers pour le service psychologique. Consacrez
surtout votre attention aux renseignements d’intérêt
pratique. Vous avez étudié les déplacements de ce
Gutman, les dates, les numéros des unités ?
— Oui, camarade capitaine.
— C’est ce qu’il faut.
Il y avait dans sa voix un ton de réprimande attristée,
comme s’il se fût retenu de dire : De quoi vous occupez-
vous donc ? D’un atome de cruauté perdu dans la
sanglante nébuleuse où nous sommes ? Ça ne compte
plus, rien ne compte plus qu’une efficacité sans merci,
mettez-vous ça dans la tête et devenez un minuscule
rouage de la machine… Du moins Daria l’entendit-elle
ainsi.
*
L’abri, plafonné de rondins, procurait une fallacieuse
sensation de sécurité… On cheminait entre des talus, on
entrait dans un couloir souterrain, le poste de
commandement apparaissait comme une grotte assez
ample éclairée de lampes à pétrole. Il y avait des litières,
des téléphones, un poêle, des odeurs de cuir, de
conserves, d’urine, un froid de cave. L’officier de liaison,
Ivantchouk, téléphonait sans cesse ; ses joues pleines et
roses étaient bonnes à voir, il arrivait de Sibérie, il avait
encore sa plénitude de vivant. Chacun devait se dire en le
rencontrant : « Ben, mon vieux, qu’est-ce que tu vas
prendre… »
Le colonel Fontov, par contre, était un personnage
verdâtre au regard halluciné, à la face ravagée, le cou
trop long, la barbe trop dure et proéminente ; il
s’appuyait le plus souvent sur une canne en gros bois, il
semblait n’avoir pas dormi depuis longtemps, il vous
regardait avec les yeux d’un oiseau nocturne capable des
plus étranges divinations. Il n’était là, cette nuit, que
pour les coups de main retardés par une pluie de
torpilles et par une bourrasque de neige. Ses regards se
posaient fréquemment, avec plaisir, sur Daria. Une
femme ici, une vraie femme, ça rappelait l’existence du
monde perdu, c’était mieux qu’un grand verre d’alcool
dans l’estomac, mais qui vous laisserait parfaitement
lucide. Pendant que de lourdes explosions faisaient
frissonner la terre, Fontov s’était levé de sa table pour
marcher de long en large, en fumant (sans sa canne, et il
boitait, barbe fichée de travers), « Ça va ? » demanda-t-il
au téléphoniste. « Oui, camarade colonel. » « Interrogez
le poste 4… » Le jeune homme s’efforçait de maintenir
une apparence de calme, mais des grains de terre
tombaient partout du plafond secoué, ils faisaient un
petit bruit de mauvaise grêle, ça lui donnait le trac.
Fontov envoyait des lieutenants se rendre compte de
ce qui se passait au-dehors. Il faut, pendant que ça
tombe, donner du travail au gens, surtout aux jeunes
combattants. Qu’ils n’aient pas le temps de penser, qu’ils
se sentent dominés par des ordres. « Jolie grêle, dit le
colonel à Daria. (Il ne lui parlait que pour pouvoir la
dévisager sans gêne.) Je me demande pourquoi ces fils
de chiennes gaspillent leurs munitions… Ils seraient fous
d’attaquer par ici… Mais ils sont parfois fous… » Une
idée inquiétante changea son regard, lui fit oublier
Daria : la trahison, évidemment, est toujours possible. Le
soldat marche sur la glace résistante, sûr de lui-même,
sûr de la puissance du froid ; et la glace est fendue, le
piège est blanc de neige fraîche, mais dessous l’eau noire
vous saisit, tourbillonnante, fini l’homme, les ténèbres
charrient ce qu’on appelle un noyé… Une accalmie
s’étant faite, le colonel rassembla ses officiers pour sortir.
Daria demanda à l’accompagner. « Non, dit-il, ce n’est
pas votre affaire, la grêle peut reprendre d’un instant à
l’autre… » C’était un homme sans nervosité qui parlait
d’une voix pénétrante, en s’appliquant à ne s’emporter
jamais, à se surmonter lui-même par une fermeté sans
réplique. Daria s’étonnait que l’on pût maîtriser à ce
point la bête humaine. Il lui paraissait usé jusqu’à la
dernière fibre, jusqu’à la résistante dernière fibre qui
tenait encore. Le problème, pensait Daria, est de savoir
s’il recevra sa prochaine blessure avant la crise de nerfs
ou si la crise de nerfs se produira avant la prochaine
blessure… Dans le premier cas, il sera décoré et proposé
pour l’avancement ; dans le second, il peut très bien se
faire fusiller… Il se mettra tout à coup à divaguer comme
un fou en plein conseil d’état-major de la division, à
déclamer un discours en tête de la vague d’assaut, ou,
seul devant la neige, à hurler à la lune !
Daria ne savait pas que le colonel Fontov avait déjà
franchi ces étapes-là, que ses crises il les étouffait en
fumant, qu’il n’attendait plus rien ni pour lui-même ni de
lui-même, qu’il adorait une impitoyable divinité
humaine qui n’existe peut-être pas plus que les autres,
mais à laquelle il faut croire afin de parfaire le dressage
du soldat, dans la production comme sur les lignes de
feu : le Travail, frère de la mort puisque, en définitive, il
ne s’exerce qu’à détruire le travailleur. La machine
dévore invisiblement le temps, la substance même du
mécanicien. Production, dites-vous ? La production
alimente ou prépare la guerre qui est une destruction de
la production et de l’homme ; la production élargie des
moyens de production est une destruction élargie de
substance humaine ; la production des articles de
consommation a pour objet d’entretenir la main-d’œuvre
en état de travail, c’est-à-dire d’usure, c’est l’anneau qui
ferme la chaîne de la pandestruction… Désœuvré
pendant quelques minutes (jamais plus de quatre), il
avait parlé à Daria, lui disant : « Je suis plutôt un
économiste, moi… L’économie politique est pire que la
guerre… » S’il s’était mis à discourir, mais devant qui ? il
aurait dit :
« Notre belle langue, forgée par des serfs et des sages,
n’a qu’un mot pour deux notions : volonté, liberté. Un
mot pour une antinomie absolue, de nature à satisfaire
les philosophes qui sont de coutume des mystificateurs.
Ce qu’on appelle la volonté n’intervient que pour
supprimer la liberté ; ce qu’on appelle la liberté n’est
qu’une fuite illusoire devant la volonté… Les vivants
s’agitent entre ces deux pôles de l’incompréhensible.
J’admire les déterministes qui s’imaginent avoir
compris. J’aimerais leur voir faire un brin
d’introspection cinq minutes avant le signal de l’attaque !
Le soldat obéit : ni volonté ni liberté, est-ce clair ? Le
chef n’a pas besoin d’autre chose et le chef obéit lui-
même. Personne n’a besoin d’autre chose ! Le soldat est
pris entre plusieurs peurs formidables : celle d’être tué
en obéissant, celle d’être fusillé en désobéissant, celle
d’être lâche, celle de paraître lâche, celle de se mépriser
lui-même et beaucoup d’autres peurs qui grouillent dans
son ventre et le font pisser et déféquer abondamment. Ce
qu’on appelle le courage se décante à travers ce
processus physio-psychologique qui répond à de très
profondes raisons naturelles, car les blessures dans les
intestins vidés sont moins graves que les blessures dans
les intestins chargés… Les sauvages ont des formules
magiques. À la guerre, nous sommes des sauvages
pourvus d’une instruction technique. Ma formule
magique, c’est : Travailler ! Le travail réalise la synthèse
pratique des impératifs obscurs, plus potentiels
qu’existants, plus imaginaires que réels : volonté, liberté,
nécessité, finalité. Le travail est une destruction de
l’homme, des choses et du temps, mais une destruction
qui se donne des aspects de création. C’est peut-être le
dernier mythe. À la guerre, c’est net et même d’un
rendement immédiat qui s’accorde avec l’instinct de la
brute. Je travaille à la destruction de l’ennemi, à la
destruction d’une variété d’hommes qui doit être détruite
pour que notre variété puisse travailler en paix… Je
travaille à défendre quatre kilomètres de route menacée,
dont la perte signifierait vingt mille morts dans la ville en
moins d’une semaine… Travaillons ! Notre travail
consiste à tuer, il est naturel qu’à la fin ou avant nous
soyons tués… Travaillons ! » Fontov n’avait échangé avec
Daria que quelques phrases elliptiques, tout à l’heure, en
se trempant les pieds dans un baquet d’eau tiède ; mais
Daria reconstituait ainsi ce qu’il eût dit s’il se fût exprimé
à loisir, ce qu’il ne faisait jamais, faute de loisir, par
dédain des paroles et par prudence. Le travailleur doit
être prudent et ne rien craindre tant que l’expression de
la vérité ou de la sincérité.
La tâche de cette nuit était de se procurer des
informations en faisant des prisonniers à l’ennemi : pas
de patrouilleurs, car ceux-là ne portent rien sur eux. Les
commandants de bataillon envoyaient de petits groupes
de choc dans les lignes de l’ennemi ou à l’attaque de
postes de première avancée. Vosskov désigna six
hommes et un lieutenant. Il semblait les connaître
personnellement, mesurer en les considérant leur
bravoure et leur destin. Daria eût voulu plonger son
regard dans leurs âmes. C’étaient des hommes ordinaires
nommés de noms banals. Un Ivanov, naturellement, un
Sidorov, pour la perfection dans la banalité, anonymes
tous les deux, râblés et de chair grise ; un Ukrainien,
Tsioulik, dont le nom faisait rire et qui en effet avait une
toute petite tête dressée au sommet d’un corps de
polichinelle extrêmement vigoureux ; un Maymedov-
Oglou, Tartare à la face ronde, pleine de fausse douceur ;
un Djilichvili, mince montagnard du Caucase ; un
Leifert, d’origine allemande ; et le lieutenant Patkine,
aux sourcils touffus, au nez camus, un de ces gars que
l’on rencontrait sur les marchés, l’air d’une petite brute
bien éveillée, expert en ventes clandestines, sachant
planter un couteau à la faveur d’un tumulte de bagarre,
escalader lestement une clôture, emberlificoter les filles
avec un langage de beaux sentiments (sans en croire un
traître mot). « Une belle tête de petite crapule
sympathique », glissa Daria à l’oreille du commandant
Vosskov. « Mais oui. Ex-enfant de la route et des terrains
vagues, deux ans de colonie pénitentiaire, récemment
sorti de l’école des cadres, plusieurs citations… Malin,
d’une bravoure étonnante. Après la guerre, je le vois très
bien chef de bande… » Le lieutenant Patkine mémorisait
le plan de l’opération. Ici, la glace est fendue ; là, en
pleine zone infranchissable – croient-ils –, la glace s’est
ressoudée, nous avons placé des planches, on peut
passer, l’un après l’autre, en rampant. Quarante mètres
entre les deux nids de mitrailleuses sur la rive opposée.
Leurs tranchées sont à demi détruites et mal gardées
depuis qu’ils ont pulvérisé les nôtres ; nos ouvrages ont
été ostensiblement reportés un peu en arrière… Là
commencent leurs abris… « Ne tirer qu’à la dernière
extrémité. Ramener deux ou trois prisonniers à tout prix,
à tout prix », répéta Patkine, soucieux. Il soupesait
évidemment l’autorisation de sacrifier les copains. « Ce
sera fait, camarade commandant. » Ce fut dit sans
emphase, d’un ton ennuyé, presque amer.
Les six, groupés dans l’abri, ne formaient qu’une
masse obscure, ramassée sur son silence. Combien
reviendraient ? Ils représentaient assez bien les peuples
de l’Union. Ils venaient de déposer leurs papiers, des
lettres au crayon, de menus objets personnels que le
commissaire rangeait par petits tas sur la table, comme
des documents de disparus. Cela laisse un vide sur un
homme quand il se sépare de la lettre venue du village !
Ils mettaient les suaires blancs, ils en abaissaient les
capuchons sur leurs visages, pour essayer… Anonymes et
sans visages, opaques fantômes blancs pourvus d’armes
légères et de chocolat (le chocolat fait plaisir, même à
ceux qui vont probablement mourir, mais il est défendu
de le manger tout de suite, bien qu’il soit vexant de
mourir sans l’avoir mangé…). Un conducteur de tramway
de Rostov-sur-le-Don, Rostov incendiée et détruite ; un
mécanicien de tracteur de la campagne de Voronège,
Voronège bombardée et saccagée ; un instituteur de
Tchernigov, Tchernigov occupée et rançonnée, peuplée
de pendus ; un éleveur des steppes de la Basse-Volga,
musulman ou bouddhiste – et la guerre arrivait jusque-
là ; un jeune vigneron de la Kakhétie aux montagnes
vertes et rousses, aux aouls dépeuplés de jeunes gens ;
un imprimeur de Moscou, Moscou blessée, affamée,
enténébrée… Que vont-ils faire cette nuit, que vont-ils
devenir, ces hommes pacifiques qui croyaient en
l’avenir ? Six hommes, sept avec le lieutenant, vingt-cinq
deuils suspendus dans leur ombre, en route vers le
supplice du froid, de la nuit, du feu, du meurtre et de la
mort inconnue…
Ils savent tout, pensait Daria, ils plongent
tranquillement dans un abîme, ils sont
monstrueusement conscients. Si leurs âmes pouvaient
éclater, répandre leur lamentation sur le monde, toutes
les guerres finiraient, comme ce serait simple !
Simplement l’impossible. L’Ukrainien Tsioulik demanda
au commissaire un verre de vodka. « Coquin ! dit le
commissaire, tu sais exploiter la situation. Passe la
bouteille aux autres, pédagogue. » « Si je ne reviens pas,
vous n’oublierez pas d’écrire à ma femme, j’y compte. »
« Promis, mais tu lui écriras toi-même, chançard… » Le
ton de ces hommes était fraternel. Le commissaire se
donna une mine de satisfaction. « Moi, si un jour je ne
reviens de nulle part, personne n’écrira à personne… Je
n’ai plus personne. L’oiseau dans l’air et pas de nid ! Je
suis léger. » Tsioulik lui envoya une tape sur l’épaule :
« Chançard, toi aussi… » En route ! Daria voyait pour la
première fois de sa vie ce départ des hommes. Elle
songea que depuis des années, cent et mille fois par jour,
par nuit, sur des milliers de kilomètres de fronts, et des
deux côtés des lignes, car les autres sont comme nous –
la même angoisse et la même obéissance – de tels
départs se répétaient ; cent mille fois déjà ces hommes
étaient partis pour ne plus revenir, mais il en revenait
toujours de nouveaux du fond de la terre et des ventres
maternels, du fond des larmes et des grincements de
dents, du fond des décompositions cadavériques et de
l’amour. Pure démence.
La troupe de choc s’éloigna par un chemin creusé en
zigzag dans la dune de neige. Tout de suite, la blancheur
tombale les absorba. Le paysage crépusculaire
commençait à se confondre avec l’espace et l’espace avec
l’obscurité. Au-delà d’une pente indistincte, de pâleur
morte, on sentait la présence du fleuve couvert de glace
et de neige, étendue d’abîme camouflé sur laquelle se
croisaient des menaces secrètes. Les bois, bleutés
pendant le jour, formaient tous les horizons, mais à ce
moment-ci ils disparaissaient et il n’y avait plus qu’un
silence absolu sur une étendue inanimée. De lointaines
explosions et des lueurs vite éteintes dans le ciel
agrandissaient le silence et l’immensité, au lieu de les
troubler. Site d’immobilité, il n’évoquait que des
sensations d’au-delà le désespoir. Extinction totale,
inutilité, morsure du froid. Les planètes mortes doivent
avoir de ces paysages. « D’ici, Daria Nikiforovna, vous
voyez assez loin chez l’ennemi, mais gardez-vous de
passer le saillant, ils surveillent… Nous avons eu des
morts à cette place… » On ne voyait rien ni chez l’ennemi
ni ici, les deux morts ne laissaient aucune trace.
D’innombrables yeux veillaient pourtant, appuyés à des
appareils ; des détecteurs du son écoutaient ; les rayons
des radars fouillaient l’espace ; les téléphones
fonctionnaient de poste en poste, les patrouilles
rampaient sur la glace – l’homme est devenu ce ver
assassin ! Les machines à tuer l’homme infime, à trouer
le béton, à pulvériser la terre, à chasser la neige en
rafales, à foudroyer la nuit sous des torrents de feu, à
faire clamer les agonies, à boire le sacrifice, toutes ces
machines latentes attendaient à la limite d’une naissance
de fureur. La terre était chargée de violence comme l’air
de froid, comme le ciel de neige, comme l’esprit humain
de cette inquiétude résignée que les journalistes distillent
en « vaillance ».
Au poste de commandement, des hommes jouaient
aux cartes avec des cartes devenues des loques. Des sous-
officiers interrogeaient par fil d’autres tanières
dissimulées, notant l’heure, la minute, la réponse,
« calme, calme ». Vosskov sommeillait, accoudé sur la
carte, bonhomme de cire. Le temps s’écoulait, pareil à
une chute de neige dans l’invisible, le temps de la
dernière certitude, chargé lui aussi de catastrophes
inévitables et de plus en plus proches. Une seconde
dévorante vers quoi, une seconde encore vers quoi ? Qui
comprendra jamais ?
— Ça commence, souffla le téléphoniste joufflu.
— Ah oui, fit Vosskov, tiré de sa torpeur, passez-moi
l’appareil.
Une voix rapporta en termes algébriques. Le crayon
traça tout seul une courbe sur la carte. « Bien, bien, très
bien… » Ça voulait dire : Désastreux. Le commandant
Vosskov cessait d’écouter, mais il entendait à travers le
silence. Les six du lieutenant Patkine entraient en enfer
une heure avant l’horaire prévu. Mauvais. Ils seront
détruits à cause de cette heure. D’abord une mitrailleuse
déchire le néant. Aussitôt, des balles traçantes rayent la
nuit, ce sont de folles étoiles colorées qui rôdent bas.
Puis une planète s’allume dans le ciel, projetant une
lueur colossale sur le désert blanc qu’elle fait naître.
Glace et neige révèlent une foule d’ombres et vers ces
ombres les armes automatiques envoient leurs rafales de
projectiles. La plupart de ces ombres sont illusoires. Tout
s’anéantit soudainement dans un silence de panique,
dans une ténèbre d’inexistence. Et tout recommence, des
aurores boréales s’élèvent, s’inclinent, une torpille monte
en sifflant… Le commandant Vosskov se leva, mit son
suaire, et plusieurs hommes l’imitèrent et Daria l’imita.
Ils sortirent et d’abord ne virent absolument rien. La
neige même était noire. Mais il y a des variétés de néant,
ce néant-ci était faux. À douze cents mètres, en effet, un
projecteur rasa les neiges, petit serpent clair aux détentes
subites. – Se peut-il que les sept retraversent déjà le
fleuve ? Se peut-il ? Les planètes lumineuses bondirent
en aval, toute la rive opposée tonna chaotiquement et se
tut. Le fleuve se cabra, troué par une éruption d’eau
noire et de feu. « Ils fendent la glace, salauds, salauds ! »
Vosskov hésita. Ouvrir le feu pour faire diversion ? Les
ordres prescrivaient des opérations discrètes. Les ordres
prescrivaient de ménager les munitions. L’ennemi
riposterait, cela pourrait rendre le retour de la troupe de
choc plus difficile, cela coûterait quelques hommes… Un
duel d’artilleries pourrait même s’engager, après quoi la
division ouvrirait une enquête sur le gaspillage de
munitions provoqué par des initiatives inopportunes…
Ne rien faire ? Vosskov, comme un écolier troublé,
entendait le général s’écrier : « Et vous n’avez rien tenté,
commandant ? Quel était votre devoir ? » Quelqu’un
noterait : « Officier dépourvu d’initiative… » Quel était le
devoir ? Notre rive gardait le silence ou presque.
Téléphoner au poste 4 d’ouvrir le feu ? Il faut être
patient, patient comme la mort. « Interrogez, dit-il à
l’agent de liaison, d’un ton très calme, car l’officier doit
l’exemple du calme. Qu’est-ce qu’on voit ? Les a-t-on
repérés ? » Il se convulsait sous sa rigidité. La réponse
fut : « Non. » Un cône de lumière rose ne bougeait plus
là-bas et des détonations régulières le faisaient bouillir
dans l’immobilité. La riposte enfin, commença, Vosskov
fut enchanté de ce que quelqu’un d’autre eût donné
l’ordre (une responsabilité de moins). Des gerbes
sombres et blanches jaillirent de l’autre côté de la Neva,
un nuage épais brouilla le flanc gauche du cône de
lumière. « Presque certain que les survivants sont
passés… Vous avez compris l’opération ? » demanda
Vosskov à Daria. « Je crois… » C’était hideusement beau.
« Vous, Rodion, courez, interrogez sur les pertes. Si les
nôtres sont rentrés dans le secteur, accentuez le feu
pendant cinq minutes… » Il se courba pour allumer sa
pipe sous le manteau d’un soldat. « Je gage qu’ils ont eu
plus de pertes que nous… Ce gros coup que vous avez vu
a dû taper dans un blockhaus… » Sa pipe s’était tout de
suite éteinte, il en aspirait la fumée imaginaire qu’il
lâchait en arrondissant les lèvres… « Bon, la nuit a piqué
sa petite crise d’épilepsie. Rentrons… » Le combat
s’éteignait en de courts soubresauts de lueurs et de
bruits, de plus en plus atténués. L’obscurité se refit sur la
neige, hachurée puis totale.
Il ne s’était rien passé. « À signaler feu intermittent,
local, telle heure à telle heure… » Vosskov, accoudé sur la
carte, somnola de nouveau, figure de cire. La cent-
quatrième heure de garde et si peu de sommeil ! Il ne
désirait plus que dormir. Il se couchait dans une paille
fraîche et tiède, il se couchait sur le poêle de la demeure
paysanne, il se couchait à plat ventre dans l’herbe, il se
couchait sur le bat-flanc d’un abri, il se couchait ! Le
prodige du sommeil commençait pour lui et c’était fête
dans la campagne, une ronde d’enfants chantait… « Ah,
dit-il avec une expression d’euphorie qui se changea en
expression de hargne douloureuse, passez-moi
l’appareil… » Le colonel Fontov interrogeait au
téléphone. « Non, pas rentrés, camarade colonel… Rien à
signaler, camarade colonel… » Le temps s’écoulait, le
temps inconcevable et cruel. Daria rôdait entre l’abri
étouffant, la tranchée de sortie, l’espace éternel et noir.
Elle y heurta le colonel. Il venait de se faire, pendant
l’incident, une de ces piqûres qui le soutenaient contre la
dépression physiologique. (Humiliant de savoir que nous
dépendons à ce point de nos glandes !) « C’est vous !
Vous respirez le bon air du Nord ? Fait bon, hein ? Vous
avez-vu la petite fête ? Ça s’est très bien passé… Mon
programme exécuté à la lettre… Les nôtres reviennent. »
Daria ne pensa à lui répondre que lorsqu’il eût disparu,
marchant d’un pas jeune, appuyé sur sa grosse canne et
suivi de plusieurs ombres. Daria se tordit les mains dans
le vide.
Quatre revinrent, amenant un prisonnier. Patkine
rapporta que l’Ukrainien Tsioulik était mort, « J’ai
rampé jusqu’à lui, j’ai tâté sa tête, j’ai mis les doigts dans
sa cervelle… Un moment après, la glace s’est retournée
sous lui. Sidorov (le mécanicien de tracteur de Voronège,
il ne laissait pas de souvenir physique) a plusieurs balles
dans les reins, les brancardiers l’ont ramassé… Leifert,
mort sûrement, il a été chic, il a pris sur lui le feu de
l’ennemi afin que nous puissions passer… Il a été pris
dans l’éclatement de la torpille, je crois… » Plusieurs fois
tué, l’ouvrier imprimeur, de sang germanique. « Nous
ramenons un sous-officier prisonnier, l’autre s’est
noyé… » « Patkine, je vous félicite ! » dit le colonel,
fortement. (Il ressemblait à un masque chinois aux dents
mauvaises.) « Allez vous reposer. Qu’on fasse entrer le
prisonnier… » En somme, la mission était remplie. Le
colonel souffrait d’une douleur rhumatismale au genou
droit.
… Le prisonnier entra d’une démarche assurée.
Débarrassé du suaire blanc et de la fourrure de
l’Ukrainien Tsioulik – que l’on reconnut – il se montra
habillé d’un uniforme déteint de la Wehrmacht avec les
insignes d’un grade subalterne. Les mains liées, vingt-
cinq ans, blond, le front bombé, la moustache petite et
claire, le regard clignotant.
— Il n’a pas d’armes ? Déliez-le ! commanda le
colonel.
Les deux lampes placées des deux côtés du colonel
éclairaient le prisonnier par le bas. Il se mit au port
d’armes. Vosskov se tenait derrière lui. Daria, assise, un
bloc-notes sous la main, s’apprêta à traduire
l’interrogatoire. Le colonel Fontov dit :
— Nom, prénoms, rang, spécialité, unité ?
Le prisonnier répondit avec exactitude, sans trouble,
tranquillement.
— Depuis combien de temps votre unité était-elle en
position sur la Neva ?
Daria observa que le prisonnier chancelait doucement
sur place. Pendant qu’elle traduisait, il la regarda
bizarrement, en clignant les yeux, puis s’inclina un peu
vers le colonel en murmurant quelque chose.
— Qu’avez-vous dit, sous-lieutenant ? Veuillez répéter.
Il répéta très bas, sur un ton désolé :
— Pourquoi cette comédie ? Je sais où je suis.
— Quoi ? Que voulez-vous dire ?
— Excusez-moi…
Il hochait faiblement la tête.
Le colonel demanda :
— Vous sentez-vous bien ? Êtes-vous malade ?
— Je me sens très bien, Monsieur le commissaire, je
vous remercie.
Il leva la tête vers les rondins humides de la voûte, où
luisaient des stalactites de glace. Un sourire s’ébauchait
sur son visage, son regard bleu fut instable et comme
embué de fumée. Un soubresaut agita les coudes du
prisonnier, si vivement que le commandant Vosskov et le
soldat mongol sursautèrent, prêts à l’empoigner… Le
colonel assena sur la table un coup du plat de la main.
— Demandez-lui s’il a peur et de quoi. Dites-lui que
nous respectons les prisonniers, conformément aux lois
de la guerre…
Daria s’approcha du jeune homme pour bien le
regarder dans les yeux et c’est elle qui eut vaguement
peur. Il avait des yeux bleus transparents, intoxiqués. Il
grimaçait.
— Répète, femme, dit-il avec effort. J’ai mal à la tête…
Non, je n’ai pas peur, peur de rien. Pourquoi cherchez-
vous à me tromper ? Pourquoi parlez-vous en langue
étrangère ? Ce n’est pas digne de vous. Je m’attendais à
être arrêté. J’ai commis une faute grave devant le Parti et
le Führer et je suis prêt à le reconnaître.
Il renversa la tête, sa pomme d’Adam fit saillie au bord
du col de la tunique, appelant un invisible couteau
d’égorgeur… Le commandant Vosskov lui jeta un verre
d’eau froide à la figure. Cela lui fit un effet instantané. Il
se passa les mains sur le visage, dit : « Je vous remercie,
Monsieur l’officier… Ah ! ça va mieux… »
— Êtes-vous nazi ?
(Presque tous répondent : Non…)
— Ja, Herr Offizier. Heil Hitler !
Il saluait du bras tendu, redressé, impeccablement.
— Demandez-lui s’il comprend sa situation ?
— Je comprends. Dites à Monsieur le commissaire de
la police d’Armée que je ne sollicite aucune indulgence.
Les coupables sont Klaus Hiemann, Heinrich Sittner,
Werner Biederman…
Daria prenait hâtivement note des noms. « Quelle
unité ? » Ensuite, elle traduisit avec étonnement. Le
prisonnier continuait :
— Klaus Hiemann a rapporté de Stettin les
communications de la radio ennemie. Sittner a fait les
copies sur la machine à écrire de l’intendance…
Biederman m’a donné quatre feuilles que j’ai cachées
dans mon paquetage pour les remettre aux autorités…
Mon devoir est accompli, si j’ai mérité un châtiment, je…
Vosskov lui envoya un coup de poing entre les
omoplates. Le prisonnier se retourna vers lui avec fureur,
mais on l’empoignait. Il dit : « De l’eau, vite, je vous en
supplie… » Il reçut l’eau en pleine figure, sans ciller les
paupières. Il riait aux éclats.
Le colonel arma son revolver et le mit sur la table.
— Dites-lui que s’il ne cesse pas cette simulation
inutile, je vais lui brûler la cervelle.
Mais le prisonnier riait, il n’écoutait pas. On lui permit
de se pencher sur le revolver qu’il considéra avec
curiosité. « Ce n’est pas le mien », dit-il. Daria lui parla :
« Écoutez-moi bien, prisonnier de guerre. Regardez-moi
en face. Vous me voyez bien ? Regardez le colonel… » Le
mot colonel parut le dégriser. Il regarda Fontov, le
menton droit, calme. « Le colonel a dit que… » Le
prisonnier répondit calmement, bien que son menton
tremblât un peu :
— Me tuer ? Je suis innocent… Vous n’avez pas le
droit… J’ai racheté ma faute. Je-suis-à-vos-ordres-
Monsieur-le-colonel…
Il se souvint de quelque chose, le front plissé. « Les
prisonniers de guerre ? Je ne sais pas… » Le téléphone
annonça qu’un feu d’artillerie très précis venait de se
déclencher sur les positions de l’est, tel secteur… Cela
pouvait être une préparation d’attaque, le bataillon
demandait des instructions et des munitions, d’urgence.
La division questionna sur le succès des coups de main,
le nombre et la qualité des prisonniers… Une grêle de
cristaux de gel et de grains de terre tomba sur la table
parce que le sol, ébranlé par une explosion, vibrait
fortement. Vosskov, en se précipitant vers la porte de
l’abri, renversa la lampe qui était près de lui. La lumière
baissa de moitié, il y eut des bondissements d’ombres. Le
colonel Fontov ne vit que le téléphoniste joufflu qui
disait : « Le poste 7 ne répond plus, la ligne doit être
coupée, le poste 7 ne répond plus, la ligne… » « Mais
taisez-vous donc ! » gronda le colonel qui n’avait plus
dans la pénombre qu’un demi-visage souffreteux et
crispé, sa barbe se confondant avec les ombres
mouvantes. « Où est Sitkine ? » demanda le colonel à
trop haute voix (Sitkine, le chef d’état-major). Personne
ne répondit. Le prisonnier dit :
— Sittner a été arrêté hier soir.
Daria traduisit automatiquement.
— Quoi ? fit Fontov qui considérait les forces du
bataillon menacé, la quantité des munitions disponibles,
le silence inquiétant du poste 7 et le courroux de la
division. « Quoi ? Sitkine arrêté ? » « Mais non,
Sittner… » « Quel Sittner ?… » Le sol trembla de
nouveau, puis il y eut un silence béant. Fontov aperçut
son revolver et les yeux pleins de fumée du prisonnier…
Le prisonnier, tenu par les bras, souriait, et Daria
traduisit :
— Dites à Monsieur le colonel que je suis immortel.
Immortel, c’est effrayant… Je le regrette…
— Il est fou, murmura Daria, devenue très blanche.
Le colonel se sentait fou, lui aussi. « Faites-le taire »,
commanda-t-il en rengainant le revolver. « S’il simule, il
simule bien, le frère. Mais faites-le donc taire… » Le
prisonnier débitait en allemand des phrases saccadées.
On lui jeta une couverture sur la tête. Encapuchonné, il
hurla sourdement. Il fallut plusieurs hommes pour le
maîtriser, l’abri fut un moment plein d’un tumulte
grotesque piétinant sur place. À la fin, on emporta le
prisonnier, lié de courroies, pour le jeter dans la neige…
« Sitkine est grièvement blessé… Permettez que je le
remplace pour le moment… » Le commandant Vosskov
avait de brillants cristaux de neige dans sa barbe
naissante, au bord des paupières, dans les poils de ses
narines. « Bon, dit le colonel. Envoyez le fou à la
division… » « Quel fou ? » La terre trembla, soulevée par
une houle. Fontov haussa les épaules. Daria l’entendit
répondre : « Non, ne pas ouvrir le feu avant que j’en
donne l’ordre… » Elle sortit de l’abri en tâtant des deux
mains la terre froide et vibrante. On sortirait ainsi d’une
tombe. Tout à coup, dans la nuit pâlissante, une
poussière de neige grise tournoya avec lenteur… On
entrerait ainsi dans une tombe immense.
*
Le club des officiers n’était qu’une petite chambre
inconfortable, mais chauffée, ornée de branchages de
sapin et de banderoles rouges. Les bustes des Chefs
placés sur la cheminée n’y mettaient qu’une présence de
plâtre pâli ; près d’eux, mais plus petit, un buste du poète
parfait, Pouchkine, passé au noir-goudron, incitait
davantage à la rêverie. Des officiers déshérités venaient
jouer aux dames ici, en écoutant tomber les bombes sur
la ville… Daria ramassa sur la table un numéro de revue,
Le Monde nouveau, L’Étoile ou Octobre, la couverture y
manquait et cela n’importait guère. Format, papier,
menus caractères grisaillants, contenu, étaient les
mêmes dans toutes ces publications, avec autant de
variété qu’on en découvre à une troupe en marche. La
troupe paraît n’être formée que d’uniformes délavés,
mais regardez-la mieux, vous lui apercevrez des visages
distincts, vous saurez que l’homme y persiste, qu’il survit
peut-être seul au sein de l’être multiple, sous
l’immatriculation, et qu’il en fait peut-être la véritable
force… L’homme, atome de force des armées…
Il nous faut pour cette guerre une âme mobilisée,
disciplinée, une âme collective d’armée patiente. Que la
fantaisie des poètes et des romanciers endosse donc
l’uniforme et obéisse au commandement, mais que
chacun garde son visage ridé ou pétrifié en combattant à
sa manière. L’homme d’une société rationnelle en danger
doit se concentrer sur la tâche du moment. Tout n’est pas
à vivre à toute heure, tout n’est pas à dire… Si l’hypnose
est une arme, un moyen de plus de nous fortifier et de
vaincre, que l’hypnose nous serve ! L’idéal serait une
littérature hypnotique, d’endurance, de volonté,
d’obéissance, de sacrifice, d’acharnement à survivre par-
delà le sacrifice. L’écrivain, dans la guerre moderne,
remplit la fonction du sorcier de la tribu qui exaltait le
courage des guerriers, rendait les oracles fortifiants,
déclenchait au son rauque et sourd des tambours la
voyance commune… Le grand cerveau de l’État assigne à
l’écrivain le devoir de préparer les âmes à l’épreuve,
retraite ou assaut, et l’écrivain se met devant sa machine
à écrire comme devant un appareil magique…
Daria ne pouvait pas concevoir que la littérature fût
autre chose qu’un service-organisé, accordé aux
nécessités de la stratégie psychologique, de l’intendance,
du ravitaillement, du soin des blessés, de la réadaptation
des mutilés. Évident, qu’il faut au moins un bon roman
et plusieurs plaquettes de poèmes sur la vie des
ambulances, lazarets, hôpitaux et les devoirs des
infirmières. Telle romancière décrivait l’atroce cruauté
de l’ennemi, la noble grandeur de notre haine ; puis,
trouvant en elle-même de singulières ressources
d’amour, elle faisait pleurer des êtres bouleversés sur des
pages où l’épouse adorait le grand mutilé de la face et du
corps, à l’heure où cent canons et cent projecteurs
remplissaient le ciel de Moscou d’une proclamation de
victoire cosmique. L’amoureuse étreignait l’amputé à la
face écrasée et elle murmurait : « C’est toi qui as fait cela,
bien-aimé ! C’est pour toi que tonnent cent canons de
victoire ! C’est toi le sauveur ! » Une excellente nouvelle
pour le soutien moral des femmes de mutilés. Daria se
sentit capable d’être cette compagne, elle le souhaita
presque et l’image de Klim, aveugle, les traits recousus
par des cicatrices roses, Klim se traînant sur des
béquilles, lui devint intolérable. Qu’il meure plutôt !
Plutôt une tombe sur laquelle on plante un jeune sapin
vert, plutôt la méditation sur une tombe ou devant
l’horizon sans tombe, que ça, ça ! Par amour de toi,
Klim !
Daria, déçue d’elle-même et de la romancière, tourna
les pages. Elle parcourut un drame dont le vrai titre eût
été Les Enfants héroïques. Elle se souvint d’avoir vu à
Paris une pièce intitulée Les Enfants terribles ; c’étaient
des enfants égoïstes et pervers, et il y avait aussi Les
Parents terribles, ces mêmes enfants sans doute, mais
vieillissants, encore plus égoïstes et pervers, à n’en pas
douter, mais aveulis par ce qu’ils appellent l’expérience.
N’ai-je pas lu un roman sur Les Enfants gâtés ? La
littérature dirigée vaut mieux que l’autre, ses enfants
sont plus sains… La pièce, bien écrite en un langage
poétique, montrait une petite Zina, de douze ans, aux
tresses châtaines, faisant ses devoirs dans la maison en
ruines, aiguillonnée par le désir de devenir le leader de la
classe « car mon grand frère se bat contre l’envahisseur
et c’est ma façon à moi de me battre, maman ! ». L’alerte
retentissait, Zina fermait ses cahiers, les cachait sous le
plancher, dans la terre, afin qu’ils eussent plus de chance
d’échapper au feu et elle disputait à une camarade
d’école l’autre devoir, celui de seconder les veilleurs sous
le ciel chargé de mort. « Votre classe, Irina, a déjà perdu
trois élèves et la nôtre est intacte ! » Une sourde
irritation naquit dans la poitrine de Daria qui sauta la fin
du premier acte. Vers le milieu du deuxième, le petit
Vania racontait que, torturé par les nazis, il ne criait pas,
il les méprisait, il les exécrait, puisant de la force dans la
haine, et il faisait le serment solennel de vivre pour les
détruire, il le promettait au Chef de la Patrie, « et je n’ai
rien dit, et je me suis évadé ! ». « Et moi, et moi,
répondait Zoé, treize ans, ils m’ont fouettée, ils m’ont
brûlé les lèvres, regardez la marque, je n’ai rien dit… Le
village brûlait, le ciel brûlait, je brûlais, moi aussi… »
Ensuite, ces enfants chantaient : « La Patrie nous aime,
aimons la Patrie… » Tossia disait qu’elle deviendrait
institutrice parce qu’il y a des millions de gens à
instruire, qui ont soif de savoir…
Daria jeta la revue sur la paille. La lampe émettait une
lueur basse, des suintements d’eau animaient faiblement
la paroi de terre. Plusieurs hommes dormaient, roulés
dans leurs fourrures. Le téléphoniste barbu dit très
doucement : « Attention au papier, camarade. Faut pas
qu’il se mouille, c’est tout ce qu’on a pour fumer… »
Daria ramassa la revue et la mit sur l’escabeau, près de la
lampe. « As-tu des enfants ? » demanda-t-elle au barbu.
« Trois, répondit-il de sa voix chantante, de beaux
enfants. Ah ! Que sont-ils devenus ! » « Pardonne-moi de
t’en avoir parlé », dit Daria. « Qu’on parle ou qu’on se
taise, dit le barbu, Dieu les protégera si telle est sa
volonté… »
De qui était ce drame, de quel auteur qui n’avait
jamais vu des enfants ? Ils sont héroïques, nos enfants, il
y en a d’héroïques, mais pas comme cela. Les héros ne
parlent jamais comme on les fait parler sur la scène, c’est
drôle. Pourquoi ne pas dire l’héroïsme vrai, pourquoi
fabriquer un héroïsme faux quand nous baignons dans
l’héroïsme vrai, malgré nous ? L’auteur s’appelait Anna
Lobanova.
Le souvenir fut précis. Cinquante-cinq ans, de beaux
cheveux blancs, un visage carré d’énergie triste.
Lobanova habitait à Moscou une Maison d’écrivains
syndiqués ; elle parlait alors assez librement, on l’arrêta
même pour quelques jours. Connue pour un bon roman
sur les bagnes de Yakoutie, les bagnes d’autrefois, bien
entendu. Le grand roman empoignait par sa sincérité,
mais il se passait vers 1907. Le truc connu de l’évasion
dans le passé. Pouvait-elle être sincère maintenant, avec
ce rabâchage d’héroïsme officiel ? Daria se renseigna le
lendemain. L’écrivain habitait la ville assiégée, ça c’était
bien, ça donnait le droit de parler du courage… Tant
d’autres se sont évacués à Alma-Ata, aux frontières de la
Chine ! Par ordre, du reste, il n’est que de se procurer
l’ordre. On écrit là-bas de bons scénarios de guerre en
regardant les pommiers fleurir en paix…
Avant de rentrer chez elle, chez Klim, Daria pénétra
dans une vieille maison de l’ancienne rue Basséïnaïa,
affectionnée par les littérateurs depuis les temps de
Dostoïevski. Une enfant qui balayait la neige mêlée
d’immondices, dans la cour carrée, lui indiqua l’escalier
C, « la porte à droite au troisième, mais oui, elle est là,
elle sort peu… ». Daria donna à la gosse un biscuit sec et
reçut en échange un regard étonné. La gosse cacha le
biscuit dans ses vêtements. Daria entra, par une porte
entrebâillée, dans un vestibule bordé de planches à
livres. Les bouquins y tombaient les uns sur les autres,
abandonnés, livrés à la poussière et décimés sans doute
par le poêle. Un homme blême et toussotant lui désigna
une porte. L’appartement sentait le fumier, mais une
machine à coudre y ronflait, un réchaud brûlait dans un
coin du corridor et sur le réchaud il y avait une casserole.
Daria frappa à gauche. « Entrez ! » Le plafond de la
chambre était enfumé, de beaux meubles en acajou, de
l’époque du tsar Paul, le fou, l’assassiné, disparaissaient
sous les loques, les livres ouverts, les miettes d’aliments.
L’écrivain, Anna Lobanova, plus fripée, plus blanche
qu’autrefois, tout à fait une vieille femme amenuisée,
était couchée sur le lit, couverte d’un tapis, tenant entre
ses mains gantées de laine grise un livre relié. « Ah ! Qui
êtes-vous ? »
Daria dit :
— Vous me reconnaîtrez peut-être… Nous nous
sommes rencontrées il y a des années… Vous me
permettrez de vous offrir…
Les yeux de la vieille femme aux ternes cheveux blancs
s’animèrent d’une avidité enfantine. La visiteuse écartait,
sur la table de nuit, des fioles, un cendrier, un lumignon,
pour y déposer quelques biscuits, une boîte de cigarettes,
un flacon de vitamines américaines.
— Je vous remercie, dit Anna Lobanova, éclairée d’un
bon sourire. Ce sont mes jambes qui ne vont pas, la sous-
alimentation (premier degré), le froid, vous comprenez.
Vous êtes à l’armée ? Je ne vous remets pas…
— Rappelez-vous. Nous nous sommes rencontrées
plusieurs fois chez Illarionov, à Moscou ; je venais avec…
Daria se coupa, gênée de retrouver un nom, une
présence-absence disparue, un nom qu’il ne fallait
prononcer en aucun cas. Rayé du nombre des vivants et
des morts : D. « Oui, fit l’écrivain, gênée aussi, les cils
battants ; c’est bien possible, quoique… Je connaissais à
peine Illarionov… »
Daria prit un ton dégagé pour demander :
— Je n’ai rien lu de lui depuis longtemps… J’ai si peu
le temps de lire… J’aimais son style… Un styliste
extraordinaire, Illarionov, n’est-ce pas ?… Savez-vous ce
qu’il fait ?
Une hostilité alarmée durcit le visage de la vieille
femme. Son regard restait perçant et pourtant voilé. Cela
fit un si étrange visage que Daria comprit qu’il ne fallait
pas parler d’Illarionov non plus. Anna Lobanova dit :
— Je ne sais rien de lui depuis des années… Il ne
m’intéressa jamais. Vous aviez tort d’apprécier son style,
c’était maniéré et réactionnaire… Oui, je dis bien :
contre-révolutionnaire.
Le silence les sépara. Daria comprenait : plus
d’Illarionov. Disparus l’homme et l’œuvre : rayer le nom
de la mémoire. Devait-elle s’excuser, partir ? Elle
laisserait une mauvaise inquiétude.
— Je viens de lire au front vos Enfants héroïques…
— Ce n’est pas de moi.
— Pardon, je veux dire votre Conte des Enfants
rouges…
L’écrivain ne répondit rien. Il sembla à Daria que son
mutisme signifiait : Mais allez-vous-en ! Vous n’avez rien
à me dire, j’ai le droit de me méfier, moi !
Daria mentit :
— C’est une œuvre très forte…
La vieille femme regarda droit devant elle. La chair se
plissait autour de sa bouche. Son nez aquilin restait assez
charnu, mais c’était par une bouffissure de chair débile.
Sa bouche ressemblait à une plaie cousue. L’ensemble
faisait un profil noble, enlaidi d’amertume et de morne
souffrance. Anna Lobanova se déganta, prit sous le tapis
qui la couvrait une cigarette, l’alluma, rendit la fumée
par les narines. Enfin, comme à regret, elle parla.
— Je ne suis pas de votre avis. Mon Conte des Enfants
rouges est mauvais, complètement manqué. Où avez-
vous vu des enfants comme ceux-là ?
— Je croyais, murmura Daria, que les principaux
épisodes étaient authentiques…
— L’authenticité documentaire n’a rien à voir avec la
création littéraire… Vous n’avez pas lu l’article de la
Gazette des Lettres sur ma pièce ? Botchkine l’a démolie
et Pimen-Pachkov en a balayé les restes. Voilà. Vous
n’avez pas lu non plus ma Lettre ouverte à la rédaction,
naturellement. J’ai écrit que Botchkine et Pimen-
Pachkov avaient entièrement raison. C’était du matériel
d’agitation sans la moindre valeur… Subjectivement
honnête, objectivement détestable.
Daria eut envie de rire, mais le sérieux amer de
Lobanova la crispait.
— L’écrivain est un artisan qui doit savoir reconnaître
ses ratages.
— … à quoi travaillez-vous maintenant ? demanda
Daria pour changer de sujet.
— … plutôt difficile d’écrire avec des gants de laine et
des articulations enflées… Je prépare un roman sur la
Bérézina, mil huit cent douze… Je ne comprends plus les
enfants d’aujourd’hui. Les miens grandirent à une autre
époque…
— Comment vont-ils ? (Daria se sentait sotte.)
— Mon fils a été tué à Smolensk… Je suis sans
nouvelles de ma fille et de mes petits-enfants…
De derrière la porte, une voix fluette cria : « Tante
Anniouchka ! La soupe bout… » « Éteins donc le
réchaud… » répondit sévèrement l’écrivain. Daria
proposa : « Voulez-vous que je vous serve votre repas ?
Je voudrais faire quelque chose pour vous… »
— Vous ne pouvez rien faire pour moi. Je suis très bien
ici.
— Je travaille dans un des services de l’état-major… Je
pourrais vous faciliter l’évacuation… Un climat plus
doux…
— Non. Je ne veux pas quitter cette ville, mes livres,
mes papiers.
— Je vous comprends…
— Non. Vous ne pouvez pas me comprendre…
(Lobanova se radoucit.) Vous êtes trop jeune.
Rien, absolument rien à se dire. La chambre exprimait
l’extinction de tout. Lobanova mâchait du vide entre ses
gencives molles. Elle dit :
— Je ne lis plus les journaux. Ils m’embêtent. Croyez-
vous que nous tiendrons ?
— Vous ne savez donc pas que nous sommes sauvés ?
Ils ne prendront jamais Leningrad.
Lobanova écouta parler Daria en fixant sur elle un
regard scrutateur. N’essayez pas de mentir. Je connais
tant de choses, je déchiffre le mensonge et je le méprise.
Je n’ai besoin pour crever ou survivre ni de consolations
ni de réconfort. Je veux de bonnes raisons au poids
juste ! Lobanova dut être satisfaite, car elle hocha
plusieurs fois la tête en signe d’assentiment.
« Que Dieu vous entende ! dit-elle à la fin, en
ébauchant un sourire défait. Vous n’avez pas une cervelle
d’oiseau… La femme a beaucoup mûri depuis la
révolution… Maintenant, allez-vous-en, je suis
fatiguée. »
Daria se leva, reboutonnant sa pelisse d’uniforme en
peau de mouton. « Alors vous n’avez besoin de rien ? Je
ne peux rien ? » « Non, rien. Merci de votre visite… Une
mauvaise pièce rapporte une bonne visite… C’est bien…
C’est après qu’il y aura place pour une grande, une vraie
littérature. »
Après nous…
Daria interrogea affectueusement :
— Quel âge avez-vous ?
— Soixante-deux… Mais je compte travailler encore au
moins cinq ans… Les écrivains reçoivent de bonnes
rations… C’est équitable. Il faut défendre le cerveau…
Tout à fait absurdement, Daria repensa à Illarionov
dont il ne fallait pas prononcer le nom, à D. (dans un
petit café de Paris, couleur havane), à des morts. Tués,
c’est pire que morts.
— Une vraie littérature, dit-elle, sans peur ni
mensonge…
Une sorte de frayeur se peignit sur les traits épuisés de
la vieille femme. Elle prononça d’un ton changé, comme
si elle parlait en public :
— J’estime que le travail de notre syndicat des
écrivains en temps de guerre a été méritoire… Nous nous
sommes sans cesse inspirés des directives du Parti et du
Chef du Parti.
Daria approuva d’un hochement de tête prolongé. Elle
forma un timide sourire. Et :
— Me permettez-vous de revenir ?
— … Si vous voulez. Ce n’est pas nécessaire. Vous avez
certainement mieux à faire. Dites à la gosse, dans le
corridor, de m’apporter la soupe.
*
… Il y eut le matin le singulier entretien avec le major
Makhmoudov. Ce gros homme au crâne en ivoire rose fut
poli, froid, aimable même, avec autorité : « Vous êtes
mariée ? » « De fait, oui. » « Je le sais. Ce n’était pas
dans votre dossier. Je devrais vous réprimander. Les
collaborateurs du Service sont tenus de solliciter une
autorisation de mariage et de m’informer des
changements de leur statut personnel… Mais votre mari
est un élément bien noté des cadres subalternes. Je vous
félicite. L’avez-vous informé de votre passé ? » « Non. »
« Ah ! » Il la considérait pesamment. « Je n’ai pas besoin
de vous rappeler les règles disciplinaires… » « Non,
camarade major. » Daria le regardait bien en face. C’est
ainsi. « Bien, vous pouvez aller. »
Elle passa la journée dans les bureaux. Quelques obus
tombèrent à peu de distance. Au crépuscule, Daria rentra
chez elle en faisant un grand détour, secrètement
inquiète, mais se persuadant que c’était sans raison. La
Neva gelée semblait s’être élargie. Par les sentiers de
fourmis tracés sur la glace, les gens cheminaient,
minuscules formes épaisses, opaques et lentes. La neige
s’assombrissait sous leurs pas. Tout était lent, bas,
silencieux, blanc et sale. Les explosions espacées
semblaient l’être aussi. Les hautes aiguilles d’or de la
vieille forteresse impériale, construite au ras du fleuve
blanc, ne brillaient pas. De loin en loin, autour de trous
forés dans la glace, des groupes de femmes s’affairaient
avec lenteur et quelques-unes emportaient en titubant
des bidons et des seaux d’une eau verte où flottaient des
aiguilles de givre. Le ciel était jaune et bleuâtre au-dessus
des étendues. Daria se rendit compte qu’elle avait à peine
la force de penser, que ses idées s’effilochaient en
haillons de la couleur de ce ciel, qu’il y en avait
d’oppressantes à refouler… Donc Illarionov est mort, un
homme de piètre qualité mais de grand talent… Sacha
disait de lui : « L’homme est méprisable, il n’a qu’une
ombre d’existence personnelle, il est épaissement banal :
compte en banque et système digestif… L’écrivain est
peut-être grand, c’est le remarquable parasite de
l’homme végétatif… L’écrivain, prisonnier de l’homme,
s’évertue à être lâche, il voudrait se faire une spécialité de
romans sur commande, selon les besoins idéologiques de
la saison. Et il les écrit magnifiquement, mais c’est ici
que commence le vrai drame. L’écrivain parasite du
citoyen végétatif est beaucoup plus intelligent et moins
lâche que ce dernier ; il a même de petits accès d’une
sorte de génie téméraire, sentimental et contourné, qui
s’imagine que les autorités ne le comprennent pas tout à
fait. Il y a dans ses livres les plus officiels un subtil
courant de vie cachée qui leur fait suggérer autre chose
que la bonne thèse apparente… Les bureaucrates de la
direction des Lettres s’arrachent les cheveux. Ils prient
notre Illarionov de modifier vingt-sept passages, et il les
modifie, comment donc ! en prenant des cuites. Et il
reste des passages singuliers que l’on n’avait pas vus, que
les censeurs n’ont pas déchiffrés… Les censeurs ont peur
de lui. Il a brisé plusieurs carrières de censeurs aguerris.
Illarionov tremble lui-même, il boit pour se rassurer,
mais quand il est bien soûl il tient des propos à se faire
déporter à vie. Dégrisé, il écrit ensuite les articles les plus
plats, les plus vils, contre n’importe qui, contre des
collègues qu’il accuse de manquer de ferveur doctrinale
ou de ne pas comprendre le temps présent, de ne pas
l’admirer assez. Ses amis ne savent plus s’il faut lui serrer
la main ; mais comme il défend l’orthodoxie politique, il
n’est pas indiqué de se brouiller avec lui. Quel drôle de
salaud tu fais ! lui disais-je amicalement à la fin d’un
banquet. Illarionov eut des larmes aux yeux en
bafouillant que l’essence du vieil homme c’est le vieux
salaud… Nous étions ivres tous les deux. »
Daria chercha vainement à bien se souvenir
d’Illarionov. Elle n’entrevit qu’un visage vulgaire, un
front conique, un personnage corpulent qui regardait les
femmes comme si elles se vendaient à lui… Mais il
s’habillait bien. Mauvais de se ressouvenir des disparus,
ils se tiennent, ils s’appellent, ils se rejoignent en vous,
ils sont trop nombreux, trop vivants. On ne les chasse
plus quand ils ont pris possession de votre âme, ce sont
eux qui chassent le sommeil, bousculent l’ordonnance de
la pensée, vous conduisent où vous ne voudriez pas aller.
Plusieurs eussent mieux défendu cette ville, notre terre,
notre sang, notre idée, que bien des vivants… Ils nous
défendent encore. Leur âme est présente. Tout ce que
nous avons de promis à l’avenir, ils l’ont semé…
— Suis-je bien, s’interrogea Daria, dans la vérité
matérialiste de l’histoire ? Elle eut plaisir à retrouver une
ligne de Marx : « La tradition des générations mortes
pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants… »
C’est dans Le Dix-Huit Brumaire… Si la tradition pèse
comme un cauchemar, elle peut aussi éclairer comme
une grande lueur bienfaisante… À preuve la tradition de
Marx lui-même… C’est le mystère de la conscience…
Qu’en disait Sacha dans ce café havane de Paris ?
… Nos millions de morts sont perdus, le tiers encore
des vivants de la ville sont déjà des demi-morts, les Klim
sont perdus, mais nous sommes sauvés, la guerre
stagnante se retourne lentement, les nazis s’épuisent, la
machinerie américaine prend son élan — mais comment
serons-nous sauvés ? Avec quelle âme et quelles forces ?
Comme une puissance lumineuse ou comme un
cauchemar persistant ? Cette seule question est une
trahison, mais comment pourrais-je ne pas la poser ?
L’angoisse ne trahit la vie que si elle renonce, l’angoisse
est un avertissement sacré : Attention aux abîmes,
attention à ce que tu deviens ! Nous savons seuls quel
cauchemar nous vivons, tout ce qu’il y a de ténèbres dans
notre puissance débile et que le seul espoir que nous
ayons est celui d’une résurrection d’entre les morts :
d’entre les idées mortes et les idéologues fusillés… Voilà
pourquoi les gens parlent si peu. Klim parle peu. Loba-
nova ne parle que pour mieux se taire. Makhmoudov ne
parle jamais. Le colonel Fontov ne parle qu’à lui-même.
Le capitaine Potapov ne parle que pour enseigner, le plus
rarement possible… Parler est un travail pour un espoir.
Les gens à bout de forces savent l’inutilité de ce travail
dont le dernier espoir peut se passer. Dans l’angoisse et
la faim on se comprend mieux par le silence, en
économisant le souffle, et c’est plus prudent.
En gravissant l’escalier, Daria se tendit vers Klim.
Klim dont les muscles et les nerfs connaissaient les
problèmes et les résolvaient sans paroles… Sur le palier,
une forme épaisse, habillée de noir, coiffée d’un bonnet
de fourrure noire aux couvre-oreilles rabattus doublés de
laine blanche, se dandina, toussota, dit :
— Je vous reconnais… C’est bien vous ? Je viens de la
part de Klim.
Qu’est-ce qu’il y a ? Malade ? Tué ? (Des bombes
tombaient tout à l’heure à l’ouest…) Arrêté ? Parti ? Ne
rien dire en tous cas… Daria fut calme comme elle l’était
toujours sous la pesanteur du malheur. Elle ne douta pas
du malheur.
— Eh bien, dit-elle. Quoi ?
— Il ne rentrera pas ce soir… Ni les jours prochains…
— Quand ?
— Il ne sait pas… Dans deux mois peut-être, si tout va
bien.
Le palier obscur paraissait le fond d’un trou.
— Il est en mission commandée ?
Le soldat hésita.
— Admettons-le… Nous sommes toujours en
mission…
— C’est périlleux ?
— Comme tout le reste… Pas davantage.
— Il ne me fait rien dire ? Il ne vous a rien donné pour
moi ?
— Il n’a le droit de rien dire… Il tâchera de vous
écrire… dans quelque temps… Il ne vous oubliera jamais.
— Rien de mal ne lui est arrivé ?
— … mais non, rien. C’est tout.
Tout est secret. La mort des combattants afin de ne
point déceler nos pertes et de ne point alarmer l’arrière
que ce secret alarme assez. L’arrestation, afin de ne point
alarmer les esprits déjà hantés par l’arrestation.
L’exécution, parce qu’il est humain de la cacher et qu’il
serait impolitique de la publier trop souvent. Le travail
de guerre, la mission de combat parce que les yeux et les
oreilles de l’ennemi peuvent être partout, parce que
l’ennemi est aussi en nous, dans les défaillances
possibles. La pensée, parce qu’elle est une force
incoercible qui ne sait jamais bien où elle va, ce qu’elle
exige, et qui tout à coup s’enfonce dans des dédales de
doutes, de scrupules, d’interrogations, d’inventions, de
rêves. Il faudrait une pensée efficace, disciplinée, une
pensée technique et comment la séparer de l’autre qui est
anarchique, indisciplinable, obsédante, imprévisible ?
Jeter sur la sœur inquiète le manteau de la réprobation
et du secret… Si je le pouvais définitivement ! Comme il
avait raison le poète qui nous légua cette règle
Tais-toi, dissimule, fais secrets
Tes sentiments et tes pensées…

Il vivait sous le despotisme… Nous…


… Klim ne reviendra jamais, parce que s’il revient je ne
serai plus là. Il est plus probable encore qu’il ne sera plus
ou que nous ne serons plus. La même eau ne repasse
jamais entre les mêmes rives. Héraclite le disait…
Héraclite…
Daria se jeta sur le matelas dans le réduit dépouillé de
toute vie. Les murs crasseux en étaient mornement
cellulaires. Elle songea qu’elle irait loger désormais au
casernement. Le plafond lui parut marqué de signes
algébriques et de formes masculines. Elle eut horreur du
petit poêle glacé, du pain noir sur la malle qui servait de
table. Horreur des jours à venir. Ils seraient pareils à un
chemin battu dans la neige où, de place en place, le sang
laisserait une salissure misérable. Déchiffrer, annoter
des papiers, dicter des rapports pour le capitaine
Potapov, élaborer ces images abstraites de la guerre pour
un travail de bureaux inutile dans une large mesure,
traduire les interrogatoires de prisonniers… Il y avait des
prisonniers volubiles, tellement lâches et complaisants
qu’ils écœuraient. Il y en avait de dissimulés qui
mentaient ou tentaient de mentir, vainement de
coutume, car les bons recoupements les dénonçaient.
Tant pis pour eux. Il y en avait d’absurdes, raidis par le
devoir et tordus par la peur ; ils eussent inspiré quelque
respect s’ils n’avaient pas été haïssables, de l’espèce des
tortionnaires de nos prisonniers, des jeunes incendiaires
de nos villages, des sous-officiers aux bottes luisantes qui
regardent pousser les troupeaux de Juives et de
marmailles en pleurs vers les fosses communes… Les uns
trahissaient leur armée à cause des gargouillements de
lâcheté animale qui leur montaient du ventre. C’est
humain. Les autres feignaient de consentir à trahir pour
trahir l’ombre de confiance qu’ils espéraient inspirer. Les
troisièmes, fidèles à leur cause d’assassins, trahissaient
la nature humaine… C’est ce que l’on a fait de l’homme
de ce siècle. Nous sommes meilleurs. Sommes-nous
sûrement meilleurs ? Cesse de penser, Daria ! – Klim,
Klim est meilleur. Elle étendit ses bras dans le néant
glacé. Des larmes se formaient aux coins de ses yeux,
sans couler. Ces larmes refroidissaient au bord des cils.
Avec la nuit, le froid devint un supplice. Il n’éteignait
pas encore la vitalité organique, mais il la réduisait à une
souffrance lancinante et endormante. Daria,
recroquevillée sur elle-même, avait faim. Il lui semblait
que le sang refroidissait dans ses veines, que ses
membres s’engourdissaient, qu’il ne fallait pas faire le
moindre mouvement, par crainte que la nappe de froid
qui descendait lentement du vide ne devînt une dalle de
glace. Et le corps de Daria se confondait avec l’immense
froid de la ville, du fleuve et des champs de bataille. Les
dernières lueurs de sa lucidité furent pareilles à des
explosions de clarté boréale sur des horizons de neige
splendidement, doucement mortels ; c’étaient des lueurs
décroissantes. L’eau noire coulait vers la mer, l’eau
glacée vers la mer glacée sous la croûte de glace. La glace
est comme un verre puissant, sur la glace quelqu’un
chemine à travers la nuit phosphorescente. C’est moi,
comment suis-je sur la glace, moi si légère, incorporelle ?
Et l’enfant qui vient à la rencontre, ouvrant des yeux
d’eau noire, dit : Je suis noyée, vous aussi, n’est-ce pas ?
Daria tendait ses mains incorporelles, ses mains
saisissaient les mains de l’enfant noyée, elle voyait les
mains joindre les mains, mais elle n’en éprouvait aucune
sensation. Nous ne sentirons plus jamais rien, Enfant,
chère Enfant, nous ne nous réchaufferons jamais… Des
blancheurs montaient dans le ciel et sur le fond argenté
qu’elles faisaient se découpaient les flèches de Pierre-et-
Paul, la coupole massive de Saint-Isaac, une vieille tour
anguleuse qui est quelque part près de la Rambla de las
Flores de Barcelone, non, non, c’était une petite mosquée
de Kazaks dans le désert… Où sommes-nous, Enfant, le
sais-tu ? Nous sommes partout et partout nous avons
froid… « Écoute, écoute ! Nous n’aurons plus froid ! »
Les blancheurs argentées triomphaient, dressant sur
l’univers mille flamboiements blêmes entrecroisés au
zénith, et des canons tonnaient rythmiquement… « La
guerre est finie, Enfant, nous avons vaincu, vaincu, est-ce
possible ? » « Mais oui, Dacha bien-aimée », répondait
Klim, et une chaleur naissait du contact de sa poitrine
nue… Mais où est l’Enfant, Klim ? L’Enfant qui se croyait
noyée quand je me sentais dépouillée de moi-même,
quand je marchais depuis si longtemps sur la glace ?
Klim riait. Quelle enfant ? Notre enfant, Dacha ? Ils
avaient délicieusement chaud et Dacha riait aussi. Notre
enfant ! L’eau géante, l’eau noire sous la glace émit un
long gémissement plein de menace…
— Vous dormiez ? Excusez-moi de vous réveiller,
camarade, pardonnez-moi, je…
Dacha ouvrit les yeux. Une bougie brûlait dans le
réduit d’abandon. Une enfant, la tête entourée d’un vieux
lainage, s’inclinait sur Daria. L’enfant noyée, aux yeux
d’eau noire et glacée, c’était une femme vieillissante,
qui ?
Daria chercha son revolver. En le touchant, elle reprit
contact avec le réel.
— Qu’est-ce qu’il vous faut ? Qui êtes-vous ?
— Pardonnez-moi… Je suis votre voisine, Trofimova,
Elena Trofimova… de la fabrique Boudaév… Pardonnez-
moi…
— Que voulez-vous ?
— Ma sœur est très mal, venez, je vous en supplie…
Des tonnerres assourdis s’espaçaient dans la nuit, ça
tombait sans doute du côté de Ligovo.
— Ne vous excusez pas. Taisez-vous. Je viens…
Malade ?
— Oui. Non… Ce n’est que l’épuisement, mais elle est
vaillante… Elle est la première de sa brigade…
La chambre voisine était encombrée comme un trou
de mine plein de choses noires vaguement luisantes. La
bougie éclaira un jeune visage flétri, aux lèvres grises, qui
souriait faiblement. « Elle ne me répond pas, dit Elena
Trofimova, elle est comme morte, mais son cœur battait,
Dieu, mon Dieu, que faire ? » Daria se réchauffa les
mains à la flamme de la bougie. Puis elle explora sous les
vêtements une poitrine squelettique aux seins en loques
de chair. Le cœur battait à peine, d’un rythme déréglé.
« Ce n’est qu’une syncope, n’ayez donc pas peur ! » dit-
elle avec nervosité. Encore quelques syncopes comme
celle-là, évidemment, et ce sera la dernière syncope, le
cheminement incorporel sur la glace, vers l’aurore
boréale…
— Pouvez-vous faire un peu de feu ?
— Nous n’avons plus de bois… Je lui avais pourtant
fait une bouillie de farine chaude avec de la glucose, mon
Dieu ! Je lui disais de ne pas travailler tant, de se faire
reconnaître malade pour deux jours ! Je lui disais… Mon
Dieu ! Je peux demander un peu d’eau chaude à
Mitrofanov, s’il lui en reste, mon Dieu !
— Mais taisez-vous donc ! Allez demander de l’eau
chaude à Mitrofanov ou au diable ! Vite !
— Elle ne va pas mourir ? Pas encore cette fois ? Mon
Dieu !
Daria regarda durement la femme, dans ses yeux
d’insupportable eau noire.
— Non. Pas encore. Je sais ce que je dis. Taisez-vous.
Apportez l’eau chaude.
Elle-même alla chercher à tâtons un fond de bouteille
de vodka, le flacon de vitamines, une boîte de conserve
de poisson, un quart de tablette de mauvais chocolat –
tout ce qu’elle avait. Comme ils ont peur de mourir, les
gens. Comme ils veulent vivre quelques jours de plus.
Pourquoi ? C’est la grande force, la force humaine qui
d’ailleurs n’a rien de spécifiquement humain… Nous
n’avons pas peur de la mort mais nous voulons vivre
malgré la mort quelques jours de plus…
Dans l’obscurité, Daria ouvrit de ses doigts les lèvres
froides et les petites dents sans vigueur, elle y ajusta le
goulot de la bouteille d’alcool et versa prudemment. Un
hoquet passa dans la gorge de la malade. Daria prit de
l’alcool dans le creux de ses mains et massa la poitrine
décharnée aux lamentables petits seins gênants. Le cœur
battit un peu plus fort. Le ventre boursouflé tiédissait.
Cette chair devenait huileuse sous la main,
l’encrassement des sueurs y fondait.
Elena Trofimova rapporta la lumière et un peu d’eau
chaude dans une boîte en fer blanc. « Que dois-je
faire ? » demanda-t-elle d’une voix soumise. « Mourir
aussi, pensa Daria, mais pas encore. » « Ah, je vous
remercie, dit la voix soumise, elle se réveille, mon
Dieu ! » Les « mon Dieu » agaçaient Daria qui versa la
dernière gorgée d’alcool dans l’eau chaude et dit à la
femme : « Buvez un peu. »
« Eh, moi aussi, j’en veux, moi aussi j’ai besoin de
petits soins ! » fit une basse voix d’homme
imperceptiblement narquoise, et Daria vit qu’un grand
personnage voûté, d’une quarantaine d’années mais qui
pouvait aussi en avoir soixante, était entré, le bonnet de
fourrure sur la tête, vêtu d’une houppelande informe
taillée dans des rideaux de tapisserie. Il grelottait, ses
yeux brillaient, une barbe naissante lui noircissait la
figure jusqu’aux orbites. Trofimova le présenta :
« Mitrofanov, premier mécanicien à la fabrique de
chaussures… Héros du Travail… »
— Héros, héros, bougonna Mitrofanov en s’inclinant
sur la malade, moi, j’ dis qu’ si elle s’arrête pas d’ faire d’
l’héroïsme, vot’ sœur, elle va crever, ça n’avancera à
rien… Expliquez-leur, vous, qu’il s’agit pas d’crever, s’agit
de durer… C’est pas les morts qui vaincront mais les
vivants…
Il parla tendrement à la forme couchée :
— Allons, Tamarka, Tamarotchka, ouvre bien tes
mirettes, tu m’reconnais ?
La malade s’agita.
— Mais oui, Anissime Savvitch, je me sens mieux…
Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne vais pas être en retard ? Je suis
de la Troisième Relève…
— Fous-toi de ça, dit Mitrofanov, sombrement. On te
connaît, tu vas rester couchée, t’as rien à craindre…
Daria ouvrait la boîte de poisson, « Faites-lui manger
ça, et tout, hein, sans discussion. Donnez-lui les pilules,
six par jour. Vous m’avez compris ? » Elle prenait un ton
d’autorité presque rogue parce que des regards avides se
posaient sur le poisson blanchâtre et gras. « Tenez, je
vais la faire manger moi-même… » « C’est plus sûr en
effet », gronda ironiquement Mitrofanov. « Assieds-toi,
Tamarka, mange… » La grande fillette obéissait, mais
elle ne put manger que peu. « Je ne pourrais pas, j’ai la
nausée… » « Bon, partagez-vous le reste », commanda
Daria à Trofimova et au vieil homme. Elle mit entre les
dents de la malade un morceau de chocolat. « J’ai pas
faim, moi », dit Mitrofanov. Il ricanait.
— Ce n’est que l’épuisement ? interrogea Daria,
souriant à la malade.
— Comment donc ! fit Mitrofanov avec un drôle d’air
de satisfaction. Toute la ville est comme ça. Vous arrivez
d’où, citoyenne ?
— Du Kazakstan, répondit Daria, aussitôt mécontente
de sa spontanéité contraire à la règle.
— Sables, chameaux et serpents, commenta
Mitrofanov. J’aimerais y être.
Il mêlait la malveillance à la cordialité. Il avait un petit
air malin de bandit dans le bois. Il cligna de l’œil. « Pas
mauvais, le poisson de l’armée… J’en ai eu une boîte
pour la fête de la Révolution, moi. » On devinait en lui le
vieil ouvrier roublard qui sait ce qu’on peut voler, ce
qu’on peut faire d’un morceau de métal ou de cuir,
comment la lame du canif ou l’aiguille s’échangent sur
les places des marchés, parmi les soldats attroupés ;
héros tout de même, sur qui la production pouvait
compter. Il retint Daria dans les ténèbres du corridor.
— Ce sont deux petites sottes, disait-il. Je leur donne
pas deux mois pour crever si elles finissent pas par
comprendre. La cadette est brigadière d’équipe, pas un
manquement au travail, et volontaire, les jours de repos,
pour finir la norme et tra-la-la ! La grande s’esquinte
moins puisqu’elle sait rien faire de ses doigts ni de sa
tête, mais elle bouffe moins aussi, sauf qu’en nettoyant
les cuisines, elle peut rafler des épluchures
d’épluchures… Expliquez-leur de freiner la machine, c’est
moi, héros du travail, qui vous le dis… Faut se crever
pour la défense, mais pas tout à fait. Si on crève tous
ensemble et tout à fait, on gagnera pas la guerre, hein ?
Tactique et stratégie, hein ? V’s’êtes d’accord, citoyenne ?
Daria, honteuse d’être bien portante et bien nourrie,
murmura :
— Bien sûr. Mais comment faire ?
— Y a mille trucs, dit Mitrofanov. Le prolétariat les
connaît. S’il y avait pas les trucs, le prolétariat, il serait
fichu depuis longtemps, j’sais vraiment pas c’qui en
resterait à c’t’heure… Bon, il me reste à moi soixante-dix
minutes à dormir. Bonne nuit, citoyenne.
Chez elle, Daria écarta les toiles de sacs qui bouchaient
la lucarne. La nuit d’avant l’aube ne décelait aucune
annonce de l’aube. Cette succion en vrille au fond des
entrailles, c’est la faim qui dans les chairs rayonne en
givre. Cette aridité poignante au fond de l’être, c’est la
solitude. Faim, solitude, deux tentacules de la mort. Je
commence à mourir, moi aussi, presque sans souffrance,
sans amertume. Cette maison est pleine de vies
laborieuses qui sont en train de mourir. Cette ville
assiégée n’a pas d’autres demeures, elle est à demi morte.
Redoutable puissance des demi-morts ! S’il y a un jour
une victoire, ce sera celle des demi-morts… Les
Mitrofanov survivront une fois de plus. Ils seront sans
pardon, ils seront sauvages, ils seront cruels et pleins de
mystérieuse tendresse, pleins d’inconcevable sagesse…
Ils auront le sens immédiat du combat pour la vie
comme l’avaient peut-être les primitifs des époques
glaciaires. Ils auront aussi le cerveau entreprenant des
civilisés guéris des raffinements. Ils auront le grand
besoin de chaleur et de fraternité des survivants de
catastrophes qui savent que l’héroïsme primordial ne
sauve que s’il s’intègre à l’égoïsme communautaire. Que
ferons-nous de cette immense vigueur pour nous-mêmes
et pour le monde ? Un levier ou une hache à fendre les
crânes ?
Cette question se rattachait à l’ombre de Sacha. À la
pensée de se retrouver le lendemain dans les bureaux du
Service, parmi des militaires qui mangeaient à leur faim,
portaient des décorations, calculaient le poids spécifique
du sang versé, dressaient des tableaux synoptiques du
sacrifice prévu (par la faim, le froid, le feu), faisaient de
ce travail un assez calme métier et jamais ne
prononçaient une parole vivante, Daria éprouva une
révolte. Ah, je suis de la génération fusillée, inadaptable !
se dit-elle amèrement. Si j’essayais de me faire affecter
aux renseignements des unités de partisans opérant à
l’arrière de l’ennemi, dans les bois couverts de neige ?
Adieu, Klim. Après la guerre, Klim. Après la mort, Klim.
Et Klim lui apparut sous des arbres difformes
épaissement voilés de pure blancheur. « Viens, disait-il,
je vais te faire un grand feu. Viens et sois heureuse…
Demain nous recommencerons à tuer parce que nous
aimons la terre, l’homme et la vie. Viens, je t’aime… »
« Il ne faut pas m’aimer, lui répondait Daria à travers
l’épaisseur du sommeil. Je suis une demi-morte. Si, si,
Klim, il faut m’aimer… Je suis une demi-morte. » Un
louveteau à la queue empanachée, aux petites prunelles
singulièrement compréhensives, la regardait d’entre des
branches de sapin aux aiguilles vertes, telles qu’on en
met sur les cercueils avec des rubans rouges…
III
BRIGITTE, LA FOUDRE ET LES
LILAS
L’habitude encore de croire
à la terre plus qu’à la tombe…
S’il y avait eu, s’il y avait encore quelque part dans le
monde une autre réalité, elle ne tenait plus dans la
mémoire humaine que la place d’un souvenir plus teinté
de doute et de peine que de regret. Les vieilles gens
gardaient le mieux l’empreinte du passé, plusieurs en
parlaient volontiers, leur rabâchage en devenait
exaspérant. On comprenait toutefois qu’ils ne pussent
pas échapper à l’intoxication par le passé et que ça leur
faisait plus de mal encore qu’à ceux qui se demandaient
comment les faire taire. Ces bavards brouillaient les
époques, les guerres, était-ce avant la première guerre,
voyons, ou avant la deuxième ? Sous le Kaiser, sous la
Révolution, sous la République et Versailles, sous
Brüning, sous le Führer, expliquez-vous ? Combien de
guerres y a-t-il eu. Monsieur ? La révolution, c’était aussi
une guerre, rendez-vous compte ! Les plus claires
réponses de gens qui, en un demi-siècle, semblaient
avoir vécu tant d’événements qu’ils exagéraient
certainement, restaient obscures ; et le prix d’un bon
dîner, le confort des voyages en chemin de fer,
devenaient des contes à dormir debout ou plus
exactement des bobards de cinglés. De sorte que quand,
dans l’abri aux voûtes luisantes de salpêtre de la
brasserie Kellerman, Frau Krammerz s’était mise
pendant une alerte à raconter comment on vivait
autrefois, les dimanches qu’on passait à la campagne, les
tartes que l’on commandait au pâtissier, et la fête de
première communion de Gertrude, des adultes la
regardèrent avec haine ; et ils furent enchantés qu’une
enfant au menton sec fiché dans de petits doigts sales
l’interrompît tout à coup d’un « c’est pas vrai »
anéantissant. « Tais-toi, morveuse, mal élevée, chatte à
gouttière… » L’enfant continua de répéter son « c’est pas
vrai » irrésistible. Personne ne se dérangea pour lui
flanquer une taloche, non seulement parce que la terre
vibrait (les bombes tombaient de l’autre côté du canal,
des connaisseurs l’expliquaient, y a plus rien à détruire
de ce côté-ci, faudrait vraiment le pur hasard assassin…)
mais bien davantage parce que la fillette avait
évidemment raison. Frau Krammerz en convint
brusquement elle-même. Tout son visage, plus flétri
qu’une outre vide sur laquelle des sauvages auraient
dessiné d’une main incertaine, se ratatina, elle essuya
des larmes méchantes et souffla dans une sorte de
ricanement pitoyable : « Eh oui, c’est pas vrai, mein
Gott ! »
Les tonnerres se répandaient sous terre en ondes
immenses ; des claquements grêles et précipités
devinrent des ondes de chaleur comme si des vagues de
feu invisibles irradiaient d’un foyer proche, latéral, situé
dans les profondeurs du sol. « On va cuire comme des
patates sous la cendre », fit tranquillement un vieil
homme. Des pleurs irrépressibles éclatèrent dans le coin
de la marmaille. « Ils ne peuvent donc pas s’habituer, les
mioches ? Voyons, c’est passé, c’est pas pour aujourd’hui,
mouchez-vous, mauvaise graine ! » Brigitte traversa la
cave pour aller vers les enfants, un objet enveloppé de
chiffons dans la main. L’objet, sa trouvaille de ce matin,
le fruit de plusieurs heures de recherches dans des ruines
fraîches, suscita parmi la marmaille un vif intérêt. Bien
qu’il fît très sombre, les ampoules électriques venant de
s’éteindre et l’abri n’étant plus éclairé que par des
chandelles, les yeux familiarisés avec les ténèbres y
voyaient richement. Brigitte déballa un mannequin
habillé en soldat d’autrefois, haut kolback, habit vert,
plastron blanc, guêtres, un soldat de Frédéric II à
Rossbach – ça, c’était de la belle Histoire, la guerre de
Sept Ans ! Maintenant on se croirait plutôt pendant la
guerre de Trente Ans… « Pour moi ! Pour moi !
Brigitte ! » s’exclamèrent plusieurs voix qu’un
enchaînement de détonations massives, mais éloignées,
n’assourdit point… (« Voyez-vous, ils s’en vont… C’est
fini… fini… ») « Ni pour l’une ni pour l’autre, dit la jeune
femme. On va faire une loterie. »
— C’est pas vrai.
— Comment, c’est pas vrai ? Petite peste !
— Si, c’est vrai. Je joue avec.
La voix aimablement stridente de l’invalide s’exclama :
« Écoutez le chant de gloire ! » car les sirènes
annonçaient la fin de l’alerte. Cette voix ironique
obtenait toujours des effets bizarres : l’une des ampoules
électriques se ralluma, rayonnant une gaîté d’outre-
tombe. L’invalide se béquilla vers l’escalier en
fredonnant. « Je vais prendre l’air, dit-il, faut ça pour la
santé. Une nuit poétique, mes amis. Je tâcherai de
rapporter de l’eau pour les malades… » Le bidon tintait
sur ses prothèses compliquées, d’une qualité à faire
pendre les fabricants sans discussion possible, s’il fallait
l’en croire. Le pied gauche et le bras droit lui manquaient
depuis une insignifiante bataille au front de l’Est, mais il
marchait très bien sur un pied, deux appareils, un bâton,
une béquille excellente, juste à sa taille, ramassée dans
des décombres et brûlée juste assez pour en être plus
légère. Il suivait même les cours du Centre de
réhabilitation professionnelle, mystification charmante
mais obligatoire… Les malades ne bougeaient plus de la
cave-abri. Ils geignirent un moment puis se turent.
Pendant les bombardements, ils maintenaient sur des
claquements de dents un silence concentré ; aussitôt
après, ils bougeaient, crachaient, toussaient, pissaient,
exigeaient que l’on s’occupât d’eux, pas longtemps : le
caractère discipliné de l’homme moyen qui sait qu’il n’y a
rien à faire reprenait vite le dessus. Le réduit qu’ils
occupaient était du reste agréablement aménagé, parois
tapissées de tentures, petits meubles élégants, et les
matelas avaient des draps.
L’invalide Franz, dit Moins-Deux, gravit à tâtons
l’escalier, claudiqua le long d’un étroit couloir, contourna
un rempart de sacs de sable, assena en passant à côté
d’un piano un petit coup de prothèse sur les notes légères
du clavier qui émirent une lamentation souriante, écouta
s’éteindre ce fragment de lied, s’avança avec un peu
d’appréhension puisqu’il fallait toujours craindre que
l’orifice du système protecteur ne se trouvât obstrué par
de nouveaux décombres. Il n’en était rien, des nuages
argentés découvraient une poussière d’étoiles. Moins-
Deux sifflota entre ses dents la marche victorieuse des
fifres du roi Frédéric. Une faucille de lune en acier
tranchant éclairait la rue apaisée, c’est-à-dire des façades
aux fenêtres derrière lesquelles s’approfondissait le
néant, des monceaux de maçonnerie écroulée, tassés
comme des monstres pétrifiés, et le profil absolument
noir d’une haute et mince tranche d’immeuble demeurée
debout autour de l’axe d’une cheminée. Les quatre étages
dentelés de cette scie obtuse penchaient de quinze à
vingt degrés d’inclinaison en direction sud-sud-ouest ;
s’ils finissaient par s’ébouler, ils tomberaient sur le tas de
pierres inhabitables de l’Hôtel du Chasseur blanc ; et
pour peu que la chute fût lente, on pourrait ramasser le
beau lit métallique à boules dorées accroché au parquet
du quatrième ; quant au miroir ovale, encadré de rubans
en cuivre, dont se jouaient parfois les rayons du soleil, il
n’en resterait probablement que le cadre, et dans quel
état ! Miroir brisé, mauvais présage ! On pouvait
s’attendre à un mauvais présage de plus… Pour l’instant,
le miroir, là-haut, n’était que l’augure d’un mauvais
présage. Moins-Deux constata que rien ne changeait :
l’ordre.
Par vaine curiosité, il prêta l’oreille aux bruits de la
ville. Plusieurs projecteurs croisaient encore leurs
faisceaux de rayons. Cherchez, cherchez, mes amis, ce
qui ne laisse pas de trace dans le monde, d’après le
proverbe de Salomon ; le poisson dans l’eau, l’homme
dans la femme, l’avion dans le ciel. Ils sont loin ! Un
dernier canon de la défense antiaérienne crachota
quelque part ses flac-flac-drac-drac de stupide mauvaise
humeur. « Quels cons ! » marmonna l’invalide. Des
sirènes d’ambulances et des motocyclettes aboyaient par
saccades du côté de la ville neuve, usines souterraines,
défense d’y pénétrer, habitations ouvrières modèles,
embranchement de chemin de fer, il ne doit pas rester
grand-chose par là, du moins à la surface du sol ;
dessous, on pourra encore tenir. Dessous terre, ainsi ou
autrement, le Troisième Reich tiendra jusqu’à la fin du
millénaire, c’est certain.
Moins-Deux s’arrêta devant un pan de mur
proprement coupé ras, comme s’il n’y avait jamais rien
eu dessus ; de l’herbe commençait à y pousser. Joliment
ratissée, la pharmacie Billingen ! De sa main gauche, il fit
là au clair de lune un exercice d’écriture en dessinant à la
craie, à traits droits, une lettre après l’autre : « Un
Führer, un Peuple, une Tombe, Heil Mort ! » (Ceci pour
faire enrager Herr Blasch.) Il jugea son écriture bonne,
rapide, je fais des progrès… Si seulement il me restait un
mégot ! Quelle tête donnerais-je avec le plus de plaisir
pour un mégot ? Le choix paraissait grand. La tête la plus
odieuse demeurait pour lui celle d’un capitaine des chars
spéciaux rencontré en Posnanie, une tête de serpent à
sonnettes, monoclée, casquée, rasée, poudrée de gris, qui
jappait des ordres parfaitement inexécutables comme
« ramassez-moi ce nid de mitrailleuses avec des
pincettes en argent, sans vous salir les doigts, et puis
passez-moi la rivière sur la pointe des bottes, au pas de
l’oie, sans vous mouiller, le soldat valeureux méprise
l’obstacle ou je l’envoie en cour martiale tambour
battant ! ». Cette tête-là, il est vrai, les Russes ont dû en
faire du hachis de tête-de-cochon pour nourrir les vers
de terre… Il est doux de plaisanter avec soi-même, mon
capitaine. Moi, Moins-Deux, vous Zéro-Moins-Mille,
Monsieur le capitaine-baron-Moins-Tête, Moins-
Couilles, Moins-Blague, Moins-Tout ! Tout de même si je
finissais par apprendre que vous n’êtes pas crevé d’un
obus de 177 dans le trou du cul, je conclurais qu’il n’y a
plus ici-bas l’ombre d’une justice borgne…
— Mais ça n’est vraiment pas possible ! cria Moins-
Deux dans la nuit transparente et douce.
Alors quelle tête offrir au Grand Dieu de la Guerre
Universelle pour trouver demain un bon mégot juteux de
vrai tabac, tel qu’en laissent parfois tomber les hauts-
gradés du Parti ? Croissant de lune, tu m’illumines ! La
hure de Herr Blasch, sergent du Service émérite de la
Garde d’Élite, chargé du contrôle des habitations
récupérées, le Führer des enquiquineurs du quartier…
Tac-tac-tac-trac-tac, des musiques de mitraillettes
retentirent à distance dans des ruines fraîches ou
rafraîchies. Herr Blasch et ses bonshommes liquidaient –
d’ordre supérieur – de grands blessés, des maraudeurs
surpris ou la vieille dame en folie qui se mettait à
déblatérer… J’ai tout de même une sacrée veine de
n’avoir plus que deux membres, pensa Moins-Deux.
Et pour un petit verre de schnaps, que donnerais-tu,
Franz ? Pour une chatoyante gorgée d’eau-de-vie
poméranienne ? Ta Croix-de-Fer ? Oh la la ! La colossale
Croix-de-Pierre que l’on dressera sur le tombeau du
peuple allemand et les colonnes de la chancellerie
impériale par-dessus le marché…
« Qu’est-ce qui n’est pas possible ? » criait derrière lui
une voix pailletée, comme un joli ruisseau dans l’herbe,
si ça existe encore, les ruisseaux, l’herbe, les vaches, un
horizon vert perle.
— Toi, princesse ! répliqua Moins-Deux en se
retournant vers Brigitte. Tu es invraisemblable.
— C’est vrai, dit Brigitte.
Elle s’approchait ; en manteau blanc, les boucles de sa
chevelure, blonde le jour et maintenant couleur de
cendre métallique, le cou mince, le regard indistinct.
Comme elle regardait toujours ailleurs ou au-delà,
Moins-Deux s’était fait de ses yeux une idée empruntée à
la statuaire classique. Il s’adossa commodément aux
briques bien empilées par l’Organisation scolaire de la
Reconstruction (par la Force et dans la Joie,
naturellement).
« Viens ici, plus près, blanche fée. » Brigitte vint. De
son bras vivant, Moins-Deux l’attira à lui, chaudement.
— Brigitte, quand la guerre sera finie, je me marierai
avec une femme riche, très riche. Nous n’aurons pas
d’enfants. À cause de la prochaine guerre, tu saisis. Ma
femme te ressemblera.
— Je suis riche, dit doucement Brigitte, mais je ne me
marierai pas.
La tête chevaline de l’invalide, aux naseaux poilus, aux
grandes lèvres amères, appelait. Ils s’embrassèrent,
bouche à bouche, à en perdre le souffle, mais retrouvant
un souffle unique.
— Pourquoi ne te marieras-tu pas, Brigitte ?
— À cause de l’amour. Ce serait très difficile à
expliquer. Moi-même, je ne comprends pas bien. Je
rentre. Bonne nuit, Franz.
« Je vais prendre de l’eau pour les malades, bonsoir »,
dit l’invalide ou il ne le dit pas, il ne fit que le penser,
subitement saisi d’une fatigue de bête humaine
commotionnée à la périphérie d’une explosion de mine.
Ça vous supprime instantanément et vous vous relevez
courbatu, vidé, sans comprendre que la vie continue, la
vôtre du moins, avec ce tourbillonnement de cloches de
sang dans les tempes et le torse et les membres… On a le
crâne rincé par un vent de feu… De la pince métallique
qui lui tenait lieu de main droite, il tint le bidon sous la
pompe qu’il actionnait vigoureusement de la main
gauche et qui fonctionna, bénédiction ! Brave pompe,
elle résistait aux événements mieux que les fronts de
l’Ouest, de l’Est, d’Italie, de l’Océan et de l’intérieur !
L’eau du puits restait, paraît-il, pure, bien qu’à six
mètres, des égouts crevés dégorgeassent, par une large
déchirure de l’asphalte, une fange puante. Des rats
coururent, ils venaient boire autour de la pompe, ils
avaient étrangement soif après les bombardements.
Buvez, sales animaux, frères-rats, vous êtes comme nous,
nous sommes comme vous.
*
S’il y avait jamais eu et s’il y avait encore ailleurs une
autre réalité, les enfants ne pouvaient pas le savoir. Ils
grandissaient, ils jouaient, ils mouraient (en grand
nombre, mais ils survivaient en plus grand nombre, les
savants n’y comprendraient rien) dans la ville spectrale,
hérissée de squelettes d’églises, transpercée par le ciel,
les vents, la pluie, le feu. D’étranges fragments
d’habitations dérobaient à la destruction des lambeaux
d’intérieurs… Partout où la vie pouvait se nicher, que ce
fût dans les sous-sols ou dans des chambres
industrieusement reconstruites au cœur du chaos,
parfois juchées à l’étage comme sur des pilotis de ciment,
des foyers reconstituaient une intimité : tableautins et
portraits, napperons sur les meubles estropiés, fours en
brique édifiés sur le parquet gondolé, échelles d’accès
aux rampes de corde, malles et literie, maximes brodées
autrefois par la vieille tante évacuée : « Faites le Bien et
vous aurez l’Âme en Fête. »
La terre frémissait, les fumées y rampaient, on vivait
dans un climat volcanique d’explosions soudaines, de feu
couvant, de fumées noirâtres, de brouillards de
poussière, d’exhalaisons cadavériques, d’arbres cassés et
brûlés qui continuaient néanmoins à pousser leurs
bourgeons et même ouvraient des feuilles d’un tendre
vert clair comme si de rien n’était. Des équipes de
femmes, des équipes d’écoliers, déblayaient le tracé
fantomatique de rues là où il n’y avait plus de rues,
rendaient une architecture de fouilles archéologiques aux
places à même le ciel, retiraient de dessous les
charpentes effondrées des débris humains qu’on
manipulait à la pelle, qu’on emportait sur des civières
souillées vers des tombereaux désinfectés par des
hommes masqués… Les enfants n’imaginaient pas qu’un
autre paysage de ville fût possible, ils trouvaient celui-ci
simple, terrifiant la nuit, terrifiant le jour, à l’heure des
cataclysmes banals, aimable et plein de surprises en
d’autres heures… Proprement vêtus, les enfants
émergeaient par les matins de beau temps comme les
petits scorpions sortent de dessous les pierres pour se
mettre au soleil ; les enfants émergeaient pour jouer aux
billes, à la balle, à la corde, à la guerre, à l’évadé que l’on
traque, capture et fusille solennellement, et malgré cet
épilogue inévitable le rôle de l’évadé les tentait le plus…
Leur domaine de jeux embrassait le profond cratère
accidenté béant derrière la petite maison olive et jaune,
presque intacte, du sous-directeur des Postes, et une
région de montagnes qu’ils appelaient la Sierra,
mystérieusement vaste, où se dressaient naguère les
immeubles de location de la Société Anonyme
d’Assurances sur la Vie, Patria. Les chercheurs de
trésors s’enfonçaient, ignorant l’interdiction formelle,
dans la Sierra, gravissaient les Himalayas et les
Chimborazos de la destruction, plaçaient un guetteur
dans la cachette du Mont-Rose afin de repérer à temps le
petit policier en uniforme vert ou le gardien plus
redoutable au brassard blanc ; il suffirait d’un cri de
chouette prudente pour que les têtes énergiques des
garçons et des fillettes se dissimulassent dans les
anfractuosités du Kazbek et du Popocatépetl… Car le prof
Schiff, sautant par-dessus les chapitres de la cosmologie
et de la géographie physique élémentaire, parlait avec
ardeur à ses élèves de la formation des chaînes de
montagnes par les cataclysmes géologiques ; et du feu
souterrain, des séismes, de l’engloutissement par les
océans de continents entiers, ainsi l’Atlantide
mentionnée par le divin Platon, le Laurentia du Nord, le
Gondwana du sud-est… La terre était pleine de
continents perdus…
Très vieux, Schiff, vêtu d’une redingote roussie par le
feu quand sa maison avait brûlé ; il apportait des atlas
frangés de brûlures, pareils à de vieux livres volés par les
corsaires ; pendant les récréations assombries par la
pluie (ou lorsqu’il en avait envie), Herr Schiff racontait la
fin du monde, le déluge et l’Arche de Noé, le grand
tremblement de terre de San Francisco, la disparition de
Saint-Pierre de la Martinique sous des nuages sulfureux
qui firent fondre jusqu’au bronze des cloches et combien
plus facilement la faible chair humaine ! Meine liebe
Kinder ! Mes chers enfants ! De beaux contes et bien
intelligibles. « Vous savez, quand la digue creva, ce fut
dans les abris voisins une fin d’Atlantide, un vrai déluge,
et trois familles se sauvèrent dans une arche, on les a
vues ! » Le prof soupçonnait l’enfant qui fit ce
commentaire approprié d’être un Juif caché par une
famille catholique, et il éprouvait envers lui un mélange
de sympathie apitoyée et d’insurmontable répugnance ;
mais appréciant la compréhension juste, il fut
bienveillant. « Certainement, dit-il en inclinant sa tête
qu’il appuya dans une paume ouverte. Mais la fin de
l’Atlantide, ce fut la fin d’un monde ; toutes les villes,
tous les champs, toutes les montagnes mêmes et tous les
hommes de vingt peuples… C’est bien difficile à
imaginer… » Excellent prof pour le dessin, l’écriture, la
discipline et qui saluait ses classes de dix à quatorze ans
d’un bras militairement tendu, d’un Heil Hitler !
inimitable, on ne saluait pas mieux aux grandes fêtes de
Nuremberg ! Si bien que les classes faisaient le plus beau
salut des écoles de la ville, avec fierté. On savait que ses
deux fils étaient morts héroïquement, l’un dans le désert
de Libye, l’autre dans les bois de Courlande, ce pourquoi
chaque enfant connaissait l’emplacement des pays
importants, justement conquis… Schiff interrompait la
leçon d’écriture pour interroger d’un ton sévère ; « Hans
Büttel ! Quelle est la seule puissance immortelle ? »
Hans, debout, récitait sagement la formule que personne
n’entendait clairement, dont quelques malins faisaient
des parodies bouffonnes, mais qui amenait sur les traits
déviés du maître une expression de contentement ;
« Monsieur le Professeur, chacun de nous est mortel,
mais la race aryenne est im-mor-tel-le ! » Instruit par sa
mère, le blême petit Claudius, un matin, se planta devant
Monsieur le Professeur, entre la planche en couleur des
graminées et le portrait du Chef-du-Parti-et-du-Peuple-
qui-nous-conduit-à-la-Victoire, et il demanda : « Ma
mère voudrait bien savoir, Monsieur le Professeur, si la
victoire approche ? » « Bien, mon garçon, prends ton
crayon, écris. » M. Schiff dicta : « Notre victoire n’est pas
dans l’espace terrestre et le temps, mais elle est dans le
principe immortel de la Race. » Madame Sonnecker
encadra de papier doré ces lignes d’écriture qu’elle
suspendit au-dessus du lit de son fils… La classe était
avenante, il ne lui manquait qu’un angle de plafond, mais
on avait fermé ce trou avec des tôles ondulées ; six
chaises dorées, provenant de la pâtisserie, y mettaient
une touche de luxe : défense de s’y asseoir, l’école les
rendra à Frau Deinecke quand cette dame reviendra,
après la guerre.
Le prof fermait les yeux sur les explorations de ses
élèves et, quand ils lui apportaient des livres, remerciait
gravement. Les guerriers-explorateurs, Argonautes,
Conquistadores, Chevaliers de la Table ronde, Chevaliers
teutoniques, selon l’humeur, faisaient des trouvailles
dans la zone des volcans… L’adresse consistait à déceler
une caverne, à en dégager l’entrée, à y pénétrer… Si tout
à coup, aux confins du vide intérieur, on apercevait une
main convulsée ou des cheveux gris plaqués sur un crâne
blanchissant, on refermait l’antre et l’on recommençait
l’exploration. Malchance ! Il advenait que l’on pénétrât
dans une cuisine, dans une salle de bains, dans un coin
de chambre où des objets extraordinaires gardaient la
virginité particulière des trésors. On trouvait un panier
de pommes de terre, un parapluie, des livres, un album
de photographies, un bel éventail aux aquarelles
défraîchies (Charlotte et Werther…), un appareil
photographique légèrement écrasé, réparable et
vendable, des vêtements troués par la ferraille mais
utilisables… Méfions-nous, naturellement, des
propriétaires, vrais ou faux, ces derniers plus âpres que
les vrais, ils surgissaient à l’improviste, ils
reconnaissaient à vingt mètres « leur objet », ils
ravissaient le trésor, distribuaient des bourrades, se
plaignaient aux parents, à Herr Schiff ! On les appelait
les Vampires ailés. Par bonheur, les trois-quarts des
Vampires ailés avaient disparu. Au flanc du Chimborazo,
un écriteau bellement imprimé déclarait que Le Pillage
est puni de Mort, Todesstrafe, mais cela concernait
surtout les races inférieures, c’est-à-dire les Polonais,
Russes, Serbes évadés qui vivaient, disait-on, sous la
terre, bien au-dessous des caves et des abris, n’en sortant
que la nuit, pendant que tombaient les bombes, pour
assaillir les SS et les gens en uniforme et voler la
marmelade. L’explorateur de douze ans se sentait plutôt
orgueilleux de braver la Todesstrafe. PEINE DE MORT.
*
S’il y avait jamais eu en vérité un monde différent,
Brigitte en eût gardé un souvenir plus convaincant. Que
la ville eût été tout autre, elle n’en doutait pas cependant,
désorientée par les changements qui survenaient parmi
les vagues de démolition. La plate bâtisse en demi-lune
de la Chambre de Commerce subsistait encore la
semaine passée, au fond de la place du Grand-Électeur.
Une carcasse d’autobus se rouillait près de la
maisonnette des chocolats, cigarettes, journaux et
lavabos. Le Grand-Électeur en bronze, renversé dans
l’herbe de la pelouse, bombait un ventre comique ; la
figure de femme du socle, également renversée, dormait
les yeux ouverts ; elle tenait une branche de laurier ; le
Grand-Électeur tenait un livre ; ils avaient l’air de s’être
disputés, car ils se tournaient le dos. L’artère
commerciale profilait nettement ses façades blessées et
ses enseignes d’entreprises disparues. Après une nuit
d’ouragan, l’artère se perdait dans un désert de rocailles
roussies, noircies, poudrées de fine poussière claire ainsi
que d’une rosée minérale. Les statues couchées, la
carcasse de l’autobus, l’aimable édifice des chocolats-
journaux, la Chambre de Commerce même, ne se
retrouvaient plus, la place entière avait glissé
obliquement avant de s’effacer. Brigitte s’égarait dans un
quartier inconnu où le bas des maisons en briques
rouges était encore peuplé, où des uniformes tenaient
conseil devant la porte d’un débit de bière, Bierstube. On
lui criait : « Dépêchez-vous, Fräulein, la corvée de
déblaiement… » Elle faisait oui, oui, de la tête et passait.
Plus loin, une cuisine ambulante distribuait de la soupe à
une centaine de personnes dont quelques-unes étaient
élégantes. Brigitte, humiliée de se perdre, demanda son
chemin. « Prenez à droite jusqu’à la rue de Westphalie, la
troisième à gauche, c’est la Marie-Louise Strasse. » Mais
il n’y avait ni droite ni gauche, ni rue de Westphalie
reconnaissable ; des barrages de la Volkssturm coupaient
inexplicablement d’abruptes dunes de gravats. Un rideau
de fumée grise montait vers le soleil de midi. L’instinct
ramenait Brigitte dans ses parages familiers.
Le présent effaçait le passé d’une manière tellement
inexorable et ce présent se prolongeait si simplement, si
terriblement qu’il ne laissait pas de place à l’attente d’un
autre avenir. La succession des temps se brouillait, le
calendrier perdait sa signification, les repères ordinaires
de l’existence s’abolissaient. Brigitte ne conservait du
passé que des images dépourvues de substance, guère
croyables, analogues à celles des rêves tenaces. Le vrai
commençait à une frontière définie par de splendides
soirs d’été, mais ce n’était pas l’avant-guerre, c’était déjà
la guerre puisque déjà Il était mort. Le hululement des
sirènes se répandit après minuit… Brigitte se leva sans
anxiété. Que craindre puisqu’Il n’existait plus, lui qui
peut-être n’avait jamais existé que dans ses lettres et le
magnifique sommeil antérieur à la réalité ? Les locataires
des étages descendaient aux abris en multipliant une
rumeur de pas précipités. « De l’ordre, de l’ordre… » Les
sirènes se turent, il se fit un silence absolu, pareil au
bercement du monde. Brigitte prit la petite valise
contenant Ses Lettres, du linge, de l’argent, mais au lieu
de descendre, elle monta… C’est monter qu’il faut,
pensait-elle, monter vers les étoiles, pauvres gens
(monter vers Lui) ; ceux auxquels elle le dit la
bousculèrent rudement, avec des Was ? Was ? quoi ?
quoi ? incompréhensifs. Elle gravit l’échelle du toit et alla
s’adosser à des cheminées. Toutes les constellations
brillaient ensemble, la frêle Couronne du Nord était
parfaitement visible, et ce qu’il y avait autour d’elles, plus
loin qu’elles, ce pur bleu sombre de l’espace céleste, était
plus admirable encore de contenir les constellations
cachées, visibles seulement dans les plus puissants
télescopes… Et la terre obscure, fleurissant tout à coup
comme une immense étoile intermittente, émit
d’immenses rayonnements, des lances, des jets, des
cimeterres, des éventails de lumière. La blancheur
entoura la ville entière, la planète même, d’un tissu de
rayons : planète en robe de mariée. Une coupole de clarté
se construisit au-dessus de la tête renversée, émerveillée,
de Brigitte. Elle désira un chant de cigales : les cigales
chantèrent. Trac-tac-tac, tractac-tac-tac, trrrac, leur
chant s’enfla, les cigales moururent toutes en un
millionième de seconde quand un énorme
bourdonnement d’élytres déchira dans toutes les
directions de la rose des vents les voiles de grands
bateaux fous naviguant par le firmament désaxé. « Dieu,
grand Dieu, seigneur Dieu ! » murmurait Brigitte, seule
au faîte de la ville devenue un golfe noir, pétrifié. (Elle
n’était pas croyante, fille d’un universitaire social-
démocrate ; mais depuis Sa mort, elle croyait croire à
demi, non les paroles de la foi mais l’inexprimable que
ces paroles tentent en vain d’exprimer…) Une symphonie
d’acier rougi à blanc éclatait. Mille moteurs grondaient
dans la froide fournaise lumineuse du ciel. Brigitte
entrevit des paillettes mates captées un moment par les
projecteurs et même une carène métallique : paillettes et
carène s’évadaient… Aucune lumière, même mortelle,
n’est captivité ! Au bas des faisceaux électriques, dans les
triangles de nuit, des oiseaux de feu aux vives couleurs
traçaient des courbes et tombaient… Les tonnerres
croulèrent. Y eut-il un commencement ? S’écroulèrent-ils
tous à la fois ? Était-ce la multiplication par les espaces
d’une gerbe unique de foudroiements ? La noire cité
prostrée ne gémit pas, bien que le sol vibrât de façon
continue, bien que des lueurs intolérables s’allumaient
en jaune et or du côté de la gare des marchandises. La
flèche de la cathédrale scintilla en noir comme un cri
aigu. Le fleuve éventré lança de hauts geysers d’eau verte
que Brigitte distingua nettement. « Dieu, pourvu que le
pont… Oh sûrement qu’il n’y a plus ni pont ni quais, ni
fleuve… Toutes les ondines se sont évanouies dans une
mort rayonnante… Que n’étais-tu là, Brigitte ! » Et des
flots noirs apparurent. La foudre tomba plus près, dans
la direction opposée, bizarrement, avec des
répercussions de craquements prolongés, mais rien
n’était visible, là s’étendait le parc de la Reine Blanche,
peuplé d’antilopes en bronze et de bustes de musiciens…
Là s’évasaient d’oppressantes torsades de nuages à la fois
ténébreux et sulfureux. Brigitte respira un air chaud,
porteur d’odeurs nauséeuses… Les faisceaux de l’aurore
insensée se décomposaient, plusieurs tombèrent, ils
s’écrasaient dans les champs noirs. Il se fit des trous
dans le ciel où les calmes grains de sable des
constellations furent follement immobiles. La Couronne
du Nord brilla de nouveau. « Mon Dieu, Seigneur,
exauce-moi ! Que nous mourions tous, tous, jusqu’aux
plus innocents des enfants dans le sein des mères
aimantes ! » Brigitte priait ainsi, calme et tendue, les
prunelles encore éblouies de la fête inhumaine des
foudres et des lueurs qui se convulsait
spasmodiquement, s’atténuait, prête à expirer, reprenait
de l’élan comme une chaudière à bout de combustible…
La symphonie tonnante cessa brusquement. Des
projecteurs épars assenaient encore dans le ciel des
coups d’ailes blessées et ils s’éteignirent. Le golfe noir de
la ville aux vagues de pierre s’agrandit, mais du côté de la
gare et du faubourg industriel des nuées fauves
rampaient, soulevant une basse clameur et des odeurs
écœurantes… Les sirènes proclamaient la fin de l’alerte…
Brigitte descendit. Frau Hoffberger remontait de la
cave. C’était une femme courageuse, veuve de la
première guerre, encline à la conversation. « Où étiez-
vous donc, Brigitte ? J’ai été très inquiète à votre sujet.
Mais ça s’est bien passé, n’est-ce pas ? Vous avez entendu
notre artillerie ? Herr Flatt, qui a fait l’autre guerre
comme feu mon mari, dit que cent avions au moins nous
ont attaqués et qu’ils ont été détruits et mis en fuite, et
que c’est une grande victoire, notre ville peut en être
fière, Brigitte, j’ai la migraine, et madame Sachs qui s’est
évanouie quand nos grands canons ont commencé leur
danse ! Et elle avait descendu son caniche, on devrait
interdire ca-té-go-ri-que-ment de prendre les bêtes dans
les abris, je comprends évidemment que les animaux
risquent aussi et qu’ils sont de la famille pour certaines
personnes, mais tout de même il y a l’hygiène et le
moral… Enfin, maintenant que c’est fini, je suis soulagée,
ils ne reviendront pas de sitôt après cette raclée. Vous
verrez demain, je suis sûre que leurs pétards ont fait plus
de mal que de bruit (Frau Hoffberger entendait dire le
contraire), Monsieur Flatt affirme que les Américains
sont des aviateurs incapables, qu’ils tombent dès qu’un
projecteur les aveugle… Monsieur Jochsl l’a contredit, il
était si nerveux que j’ai dû lui tirer la manche et lui
souffler : Parlez donc autrement, Monsieur Jochsl, si l’on
vous dénonçait, moi je connais votre patriotisme, mais…
Il avait la larme à l’œil comme une femme de rien du
tout, lui, un ancien soldat, un homme qu’on dit social-
démocrate ! L’électricité ne marche pas, ce sera réparé
demain, j’en suis sûre… Ah, comment vais-je pouvoir
faire ma journée, j’ai bien perdu deux heures de
sommeil… »
— Bonne nuit, Madame Hoffberger, dit Brigitte
Recouchez-vous vite.
Revenue dans sa chambre, Brigitte se passa plusieurs
fois les mains sur le visage comme pour le dégager d’un
voile invisible et en raffermir les traits instables… La
bougie brûlait au milieu d’une fleur en porcelaine. Que
de fleurs il faudrait pour les tombes de cette nuit, que de
fleurs ! Une fleur immense, de lumière et de feu, et de
calme, pour la ville, pour nous tous, Seigneur ! pour le
monde ! Brigitte ouvrit le coffret en vieux fer ouvragé qui
contenait Ses Lettres, classées par dates et nouées d’un
ruban. Certaines missives, transmises par la poste aux
armées, n’avaient d’autre accent que celui de l’affection,
mais il y en avait d’autres, bouleversantes, difficiles à
lire, qui étaient arrivées après l’annonce de sa Mort Au
Champ d’Honneur Pour Le Peuple Et La Patrie : copie
photostatique de l’avis officiel et de la citation à l’ordre
de la division, et photo de la Croix-de-Fer, le tout envoyé
par les parents du fiancé à la fiancée…
Les moments se chevauchent, il n’y a plus de temps
continu, mais c’est ensuite, c’est-à-dire après l’avis de
mort, mais avant le premier gros bombardement que
vint un permissionnaire en gris-vert, un garçon timide à
la face dure qui refusa de se nommer autrement que
Günther, déposa un paquet sur la table, dit : « Voici Ses
lettres. Je les ai lues, conformément à Sa volonté.
L’Allemagne entière devrait les lire… Adieu, Fräulein. »
« Mais vous ne pouvez pas partir comme cela ! »
s’exclama Brigitte, désespérée. Il ôta le petit calot fripé
qu’il venait de remettre.
Il avait un front dégarni, peu de sourcils clairs, un
visage de jeune sportif convalescent. Il parut surmonter
sa confusion. « Excusez-moi, Fräulein, je… »
— Vous étiez son ami ?
— Oui.
— Vous savez comment il est tombé ?
— Oui.
— Je veux tout savoir. J’ai le droit de tout savoir.
Il mesura peut-être les forces de Brigitte et l’anxiété au
fond de ces faibles forces. Frauenkind, femme-enfant, il
y a aussi des Männerkinder, hommes-enfants, on les voit
sur la ligne de feu, bien qu’ils aient peur, plus que du
combat et de l’horreur inconnue, de laisser entrevoir leur
débilité ; et ça fait de bons soldats, ça fait des morts
excellents (mais parfois de mauvais blessés, pleurards et
dont la désolation aggrave le mal…). Brigitte comprit
qu’il allait lui faire très mal, sans ménagements, par une
sorte d’amitié impitoyable. Elle supplia : « Allons, dites,
je n’ai peur de rien… »
— Il n’a pas souffert… Tué sur le coup. Une dizaine de
balles, poitrine, ventre… C’étaient des tireurs
expérimentés. Presque à bout portant…
Poitrine, ventre, mots charnels, ils n’avaient pas pour
Brigitte toute leur épaisseur humaine. « Je suis contente,
dit-elle, que son visage ait été épargné… » Et elle perçut
qu’il allait encore lui faire très mal, mais quel mal encore
était possible ?
— Il n’y avait sur son visage qu’un grand étonnement.
Brigitte sourit, à demi-délivrée. L’étonnement de
disparaître, mystère et fin du mystère, elle en avait soif.
Des mots inintelligibles la secouèrent. « Quoi ? Qu’avez-
vous dit ? Je ne comprends pas… »
— J’ai dit qu’il a été tué par les nôtres, lui et l’équipe
de son char.
— Les nôtres ? Quels nôtres ?
— … les autres, dit le permissionnaire, avec haine. Les
tueurs. Mais oui. Il y en a. Peut-être faut-il qu’il y en ait…
L’équipe du char était notée pour son mauvais esprit,
vous comprenez ? Moi, je ne comprenais pas, j’ai
compris après. On les a sacrifiés, ils ne devaient pas
revenir… Ils sont pourtant revenus, ça arrive. Alors un
peloton d’élite les a abattus entre les lignes… »
Ces paroles faisaient dans l’esprit de Brigitte un lent
chemin inoubliable. Pas d’étonnement.
« Fräulein, c’est même arrivé à des généraux… »
« Oui, oui, je comprends, merci de tout cœur de m’avoir
dit la vérité… La vérité… » Les nôtres, les autres, les
tueurs…
*
Le temps est en lambeaux et les lettres du combattant
étaient en lambeaux. Brigitte n’en relisait que des
fragments déchirés.
« … Nous reculions parmi des villages brûlés pendant
la retraite. La terre semblait tuée. Il y avait encore
quelques habitants dans les caves, ils avaient peur de
nous, ils cachaient les femmes violées et parfois
cependant ils venaient nous demander de la nourriture ;
et des créatures qui avaient été des femmes s’offraient
encore. S. disait qu’il les fallait tuer par charité, mais il
leur jetait du pain… Le pain tombait dans la boue, elles le
ramassaient. Nous avons fait le désert, ce n’est peut-être
pas la vérité, mais c’est ce que j’ai vu. M. expliquait la
stratégie de la retraite. C’est le seul qui pense et parle, il
affirme que nous allons maintenant battre l’Amérique, et
que les fins du Führer sont atteintes en Russie…
Comment battre l’Amérique ? ai-je demandé. Il compte
sur les armes secrètes, la guerre par la science. Il parle de
stratosphère sans savoir ce que c’est, comme d’une
immensité magique réservée aux armes les plus
destructrices. Il est têtu, brave, il a une intelligence
informe sous un crâne assez noble. Aucune expérience ne
le trouble. Le Führer sait ce qu’il fait, nos défaites se
convertissent en feintes géniales. M. sait que je « doute »
et il m’a dit : J’espère que tu seras tué pour la patrie
parce que je t’estime.
« … Une fois, mon tank est passé sur des hommes
vivants. Ils se cachaient sous la neige, ils nous guettaient
peut-être, la machine obliqua en accélérant, ils crièrent
comme des souris écrasées. Les chenilles s’encrassèrent
de chair sanglante, nous laissions sur la neige un sillage
rouge. Je devais tout voir puisque je suis l’observateur.
J’ai vu achever des blessés, les nôtres, faute de brancards
pour les enlever. Il était très important qu’ils ne pussent
rien révéler sur le mouvement de nos unités. Du moins
M. l’entendit-il ainsi pour approuver des ordres durs
mais sages. La guerre, disait-il, élève l’homme au-dessus
de lui-même. Aimerais-tu cette fin pour toi-même ? ai-je
répliqué. Il a répondu : « Et pourquoi pas ? Plutôt que de
tomber aux mains des Juifs et des enjuivés… » Il est
sincère. Je le respecte et je crois que je le hais. J’ai vu des
prisonniers alignés, fusillés l’un après l’autre par un
Feldwebel parce qu’ils refusaient de dire ce qu’ils ne
pouvaient pas savoir sur les dispositions de l’ennemi.
Plusieurs se mirent à genoux et parlèrent, ils inventaient.
M. dit en riant : « On les liquidera un peu plus tard, ces
menteurs… » Il jubile en rappelant que les Russes n’ont
pas signé la convention de Genève sur les prisonniers,
tant pis pour eux. Et nos prisonniers ? M. a réponse à
tout : Je ne plains pas les lâches, je ne plains que les pas-
de-chance et ceux-là doivent considérer en face la loi
naturelle : Vae victis ! Les races fortes ne peuvent
vaincre qu’en accomplissant la loi naturelle. Il est
logique, M., comme un paranoïaque.
« … Nous avons dirigé un feu de plein jet, à quarante
mètres, sur un petit tank d’infanterie dont le moteur ne
marchait plus. C’était une misérable boîte en acier-
carton, contenant trois hommes, et quelqu’un y agitait
un chiffon blanc-sale. Le sous-lieutenant était hors de
lui, car nous avions éprouvé une peur terrible en nous
repliant, une de ces insurmontables crises de panique
que les meilleurs soldats subissent périodiquement et qui
font dans les nerfs l’effet d’une décharge électrique. G.
criait : Ah, ils se rendent, les chiens pesteux ! Les chiens
lâches ! Il ne m’écoutait pas, il avait la tête d’un aliéné ;
normal, c’est un bon garçon consciencieux, jardinier-
horticulteur de son métier. Il a commandé le feu, nous
avons regardé brûler cette machine, exploser les
munitions, j’ai regardé brûler l’homme blond de vingt
ans qui sortait à demi de la tourelle. Je me disais :
Regarde ce que tu fais, tu dois voir sans ciller, tu n’as pas
le droit de fermer les yeux. J’ai vu le feu atteindre les
cheveux blonds, j’ai vu le jeune visage grimacer ainsi
qu’un masque de papier jeté au feu. Et je me suis dit :
Quand je serai tué, je veux que ma pure Brigitte
rencontre ce jeune homme – qui revivra – et qu’elle
l’aime parce qu’elle m’aime.
« … Je réfléchissais qu’il n’y a pas de loi naturelle pour
l’homme, sa loi naturelle étant la loi humaine. Le tigre et
le termite obéissent à leurs natures ; nous devons obéir à
la nôtre, qui est divine, c’est-à-dire pensante, c’est-à-dire
clémente…
« … Les pendus se balançaient aux poteaux
télégraphiques et il y en avait aussi plusieurs accrochés
au porche de l’église. Trop nombreux, ils n’effrayaient
plus personne. La frayeur résulte d’une surprise infligée
à l’imagination. Surprise passée, un pendu paraît tout
simple, il devient naturel d’être pendu, on se rend
compte que ce n’est qu’un mauvais moment à passer et
qu’il y a des fins pires. Nous parlions d’un rabbin. Il a eu
de la chance d’être si vite pendu, dit M. qui n’est pas
cruel, mais admet que les autres le soient afin de
surmonter leur lâcheté instinctive et de prendre des
responsabilités. L’homme moyen, dit-il, est un être
domestiqué par une civilisation malade, il a besoin d’un
dressage à la cruauté. (M. ne se tient pas lui-même pour
un homme moyen, il a tenté de m’expliquer qu’il se
considère comme un homme aryen normal…) J’ai
tranquillement discuté, afin de l’exaspérer un peu, en lui
parlant des Aryens de l’Inde qui professent le
détachement vis-à-vis de la matière et la non-violence
même à l’égard des bêtes. M. s’est mis à rire : Ah, si c’est
ça qu’on vous enseigne dans les universités, il leur faut,
aux universités, une bonne désinfection, et la place de
certains professeurs d’aryanisme est à Buchenwald, au
nettoyage des fosses d’aisance. Sans doute entendait-il
aussi m’exaspérer, car il fut patient et me démontra que
la décadence des races aryennes fut la cause essentielle
des calamités historiques et due à l’infiltration
sémitique : et que la renaissance de l’aryanisme
commença avec le parti. Quand je lui parle, j’ai de plus
en plus la sensation du dialogue avec un fou
systématique, mais j’éprouve un penchant humiliant à la
conversation avec lui. Des douze hommes qui forment
mon cercle infernal, il est le seul qui parle ; j’ignore s’il
pense ou s’il répète l’enchaînement des formules
apprises. Qu’il soit possible d’imprimer dans notre âme
des systèmes entiers de notions afin de nous empêcher
de prendre conscience, d’étouffer la pensée sous un
ersatz de pensée, cela me plonge dans un désarroi
obsédant.
« … Il y avait plus d’enfants que d’adultes, sans doute
à cause des déportations antérieures. Les fillettes
emportaient leurs poupées, de misérables poupées. Ces
Juifs manifestaient deux caractères opposés par le
pathétique du silence et la lamentation. J’étais très
calme, je ne voulais que comprendre les victimes.
Comprendre, c’est s’identifier. Comprendre et non céder
à la souffrance qui n’est qu’une communion
émotionnelle par la chair. Je voulais une communion par
l’esprit. Il me sembla d’abord que le silence était plus
noble que la lamentation. Des femmes s’arrachaient les
cheveux, des hommes à barbes blanches se tiraient la
barbe en psalmodiant leurs prières. J’observai que les
coups de crosse n’interrompaient pas le rythme de la
lamentation. Je compris que ce rythme était celui d’une
lamentation qui passe à travers les siècles et qui est le
chant de consentement d’une communauté. Je me vis,
spectateur tranquille et raidi, comme un fou discipliné.
On les poussait en troupeau vers des wagons. M. assure
qu’ils seront détruits avec le moins de souffrance
possible, par le cyanide, et il cite l’Évangile qui
commande de séparer l’ivraie du bon grain. Et il parle
d’eugénisme, de sélection humaine, vous avez vu comme
ils sont petits, blêmes, chétifs, larmoyants, les vieillards
larmoyants, les femmes laides ? Là-dessus, F. et W. sont
venus, ils ont parlé des belles filles de Serbie et de
Hollande. Je n’oublierai jamais le hurlement écrasé qui
s’exhalait des wagons… La troupe était contente parce
qu’on avait distribué une ration d’eau-de-vie. Beaucoup
d’hommes estimaient qu’il fallait évacuer la population
de ces petites villes pour faire de la place à celle de nos
villes bombardées.
« … Brigitte, je n’ai que cette nuit pour t’écrire selon la
vérité de mon âme. Je sais que je te fais du mal, mais je
n’ai que toi au monde avec qui je puisse partager
l’amertume que je bois à pleine coupe. Et puisque tu es
ma femme en esprit, il faut que tu aies le courage de
boire la coupe avec moi, même si ta raison tremble
comme la mienne tremble souvent. L’unique devoir
absolu des hommes d’aujourd’hui est de boire la coupe
amère jusqu’à la dernière goutte en surmontant le
tremblement des membres et de l’esprit, pour pouvoir
peut-être dire ensuite : Tout est accompli, me voici.
« … Je ne peux pas te dire tout, il est impossible de
tout dire, plus encore que de tout voir et de tout
comprendre. Nous allons à travers un chaos banal et je
n’y retiens que des choses secondaires, épisodiques, très
simples et pauvres qui tout à coup m’éclairent un peu. Je
suis un homme sans grandeur, un homme humble qui ne
saurait embrasser l’événement… Ne doute pas de moi,
Brigitte, je suis un très bon soldat, je fais mon devoir de
chaque heure avec conscience, comme si je n’avais
aucune conscience. Je vais être de nouveau proposé pour
une décoration, cela me donnerait droit à une permission
hors-tour pour te revoir et je passerais ensuite sous-
officier. Je n’y tiens pas, ne souhaitant pas de
responsabilités personnelles, mais ai-je le droit de les
abandonner aux autres ? Si l’on me désigne, j’obéirai. Ma
chair et ma volonté obéissent, mon esprit reste libre et
refuse. Que pourrais-je de plus ? Je consentirais à être
fusillé s’il n’y avait toi. À travers toi, je perçois un monde
vivant pour lequel les survivants devront vivre. Eux seuls
sauront et penseront sans cesse à ce qui ne doit pas
recommencer, à ce qu’il faut extirper de l’homme. Je vis
sur le remords et l’inquiétude, car j’ai aussi peur de
trahir en pensée la cause de notre peuple et peur de
trahir le principe universel dont notre peuple n’est qu’un
moment, un visage. La vraie guerre impardonnable est
peut-être là, entre un peuple et sa patrie universelle…
« … Fallait-il déchaîner l’enfer, fallait-il ce que nous
faisons ? Je n’ai le droit de me séparer de personne, ni
des Juifs ni de M. qui veut la mort des Juifs, je n’ai le
droit de me croire meilleur que personne. Ma seule
certitude est que ce crime est celui de tous les hommes.
Nous subissions de grandes injustices historiques, toutes
les nations en ont subies, nous en avons infligées, c’est
un cercle clos. Je ne sais plus s’il était vrai que nous
étouffions sous le traité de Versailles, je suis sûr que le
monde étouffe aujourd’hui bien davantage et que c’est
nous qui avons fait signe aux avalanches : Tombez ! Si
l’énergie sans égale que nous avons déployée à
recommencer au centre de l’Europe les conquêtes des
Sargon et des Ramsès s’était employée à forger un pays
neuf, juste, fier, au service de l’Universel, quelle victoire
idéale ne remporterions-nous pas ! Toutes les iniquités
seraient réparées sur un plan supérieur à celui des
frontières et quelles frontières résisteraient à la simple
présence de l’homme meilleur ?
« … Maintenant le monde est contre nous et nous
sommes seuls. Je me demande si le Voyant, en qui tant
de découragés ont cru pour s’évader de leurs petits
désespoirs, n’est pas fou. Quels que soient les fleuves de
sang que nous verserons, le nôtre, celui des autres, – car
le sang humain est unique –, nous n’irons ni à New York
ni à Tobolsk, ni à San Francisco, ni à Bagdad, et sans y
aller, nous n’obtiendrons ni victoire, ni paix, ni orgueil
(pour ceux que l’orgueil apaise) ni pardon. Nos pauvres
armées battent en retraite, nos pauvres morts demeurent
les seuls occupants des terres conquises, les seuls à
fraterniser avec les morts des autres peuples. Le Voyant
devait prévoir, le Voyant était aveugle ! La mort et la
destruction que nous avons répandues se retournent
contre nous pour nous dévorer. Il ne fallait pas suivre le
Voyant ! Il fallait garder la raison, mais pouvions-nous
ne pas le suivre ? Je pouvais me laisser envoyer à
Dachau, j’y avais pensé. Y serai-je plus utile ? me
demandai-je. Je vois à présent que peut-être j’y aurais
été plus droit, plus fidèle. Pouvais-je voir alors ce que je
vois maintenant ? Il y a beaucoup d’hommes endormis
en marche parmi nous, mais presque tous ont commencé
au fond d’eux-mêmes à sentir, au moins confusément, ce
que je t’écris là. Nous sommes tous des captifs. Nous
nous condamnons nous-mêmes…
« … La mort d’autrui, c’est ma propre mort. Celui qui
tue peut l’ignorer, mais en réalité il se tue. L’enivrement
de certains guerriers, et plus encore celui des
exterminateurs qui sont par indignité à mille millions de
lieues au-dessous des guerriers, est un enivrement de
suicide…
« … Mais est-il encore permis de croire en l’homme ?
Si nous étions les seuls coupables, je serais soulagé de le
savoir, je reprendrais confiance. J’ai trop vécu pour le
croire… Faut-il rejeter toute la responsabilité sur le
système ? Les systèmes sont de si pesantes chaînes
qu’elles innocentent l’être infime, le roseau pensant, le
roseau écrasé. Qu’eussent fait Pascal ou Spinoza à
Dachau ? Ou au front, sous le casque ? Le roseau cesse de
penser, il devient matière plastique, il s’identifie à la
chaîne. Le système est fait par des hommes aussi qui tout
en le faisant sont faits par lui. Et pas tous aliénés,
assurément, beaucoup ne voulaient qu’en vivre
tranquillement, en tuant avec modération calculée,
commercialement, selon les bons exemples. Je me débats
devant ces problèmes, mais Je suis et Je ne veux pas !
Depuis que je me suis dit ces mots salutaires, moi faible,
moi cheminant dans l’obscurité, je me suis senti à l’aube
d’une délivrance. Et sache que si je tombe, la fin me sera
plus légère. La preuve est faite que l’homme peut ne pas
vouloir ce qu’il fait. Obéir et désobéir. Se soumettre à la
terrestre solidarité – ou à la chaîne écrasante – et sauver
quelque chose de plus essentiel. Si j’allais réveiller les
hommes qui dorment ici, dans une salle d’école à demi
détruite, si je demandais à chacun, même aux soldats
d’élite, qui sont des brutes extraordinaires, en proie aux
névroses de régression, si je leur demandais : Que
souhaitez-vous le plus ? Ils me répondraient tous : La
fin ! Quelques-uns, dans la fin du cauchemar
comprendraient sans y penser leur propre fin. Il est vrai
qu’un sur trois me dénoncerait et que je serais fusillé
avant la fin du jour prochain. Malheur au Voyant
aveugle, malheur à nous !
« … Nous sommes vaincus. Les plus fanatiques
aperçoivent l’évidence. L’un disait qu’il faut donner au
monde, par un suicide colossal, l’exemple du refus
définitif de capituler. Je me suis gardé de poser la
question que j’avais sur les lèvres : Suicider le peuple
entier ? La race ? (Du reste, n’avons-nous pas commencé
le suicide ? Et pas seulement le nôtre, celui de l’Europe ?)
Chaque mot peut devenir mortellement dangereux. J’ai
eu connaissance d’un ordre confidentiel concernant
l’exécution immédiate des suspects. Il aurait fallu
commencer par là ! commentait M. Il estime que
l’annihilation de deux millions d’Allemands au début du
régime eût rendu le régime plus exemplaire, plus
homogène et, peut-être, en intimidant la juiverie
internationale, écarté la guerre… Je lui ai fait observer
que bien plus de deux millions d’Allemands ont péri. Il
était si absorbé dans sa pensée qu’il m’a regardé de ses
yeux en pierre bleue en réfléchissant, sans se fâcher. Et il
a trouvé une idée ; il m’a semblé que le désastre stimule
son intelligence. Il fallait, m’a-t-il répondu, sélectionner
la mort même, cette sélection doit compléter
l’eugénisme…
« … Brigitte, ma pure Brigitte, prépare-toi dans ton
cœur à un autre amour puisqu’il faut continuer la vie et
que je vais sans doute, comme tant d’autres, manquer à
ce devoir. Vois combien nous sommes coupables et de
quel manquement à une règle suprême qui échappe par
sa hauteur même à toute formulation. Je pressens que je
ne reviendrai pas. Il y a longtemps que j’ai lu cette vérité
de mon destin, comme on lit une équation, en avançant
sur des lance-flammes russes dans un bois plein de bêtes
affolées. Nous sommes tous, dans des armées
condamnées, des hommes qui ne retrouveront jamais
rien, qui ne recommenceront jamais rien de ce qui leur
fut cher. Prépare-toi, je suis prêt. Sois calme, forte et
pardonne-moi. En me pardonnant, tu pardonneras à des
millions d’autres… Notre peuple survivra, pareil à un
grand blessé, blessé dans son âme aussi, mais il ne sera
pas pardonné puisque nous sommes vaincus et que
l’histoire ne pardonne qu’aux forts. Nous serons, morts
et survivants, le peuple impardonné, celui qui aura révélé
jusqu’aux fonds les plus noirs la faiblesse et
l’aveuglement de l’énergie humaine. J’entrevois cet
avenir sans amertume parce que c’est de là que nous
pourrons, après avoir touché le fond de l’abîme,
remonter vers une conscience intégrale, dans un siècle…
Et s’il en est un jour ainsi, bénie soit la défaite ! »
L’écriture était régulière, caractérisée par une foule de
traits droits légèrement inclinés, bien appuyés. Brigitte
savait que pour comprendre il faut pénétrer au-delà des
mots. Cette fois, à la lueur, demeurée en elle, des grands
feux blancs dans le ciel, elle crut comprendre réellement,
sans larmes. Elle décida d’oublier Son nom. « L’âme des
millions était en lui et il n’était que cette âme. Tous les
noms sont les siens, presque tous les visages… » Elle
brûla ses photos. Elle sanglota de les brûler, tout en se
répétant son nom. Tout à coup, les yeux séchés, elle ne
sut plus ce nom, exaucée.
— Vous pleurez, Brigitte ? interrogea Frau Hoffberger,
à travers la porte.
Brigitte, les cheveux défaits, lui ouvrit en riant.
— Mais non. Regardez-moi.
— Prenez un peu de tisane, ma petite, cela vous fera
du bien.
Brigitte accepta la tisane tiède, jaune comme de
l’urine, peut-être empoisonnée, qui sait ? Frau
Hoffberger est bonne, mais sait-elle les poisons qu’elle
a ? Les mains de la bonté sont pleines de poisons.
Brigitte ouvrit la fenêtre pour jeter la tisane dans la nuit
empoisonnée de fumées. Ensuite, elle rapporta la tasse à
madame Hoffberger : « Je vous remercie, vous êtes si
aimable… En avez-vous pris vous-même ? » « J’en
prends tous les soirs avant de me coucher, Brigitte… »
Une étrange inquiétude agrandit les pupilles de Brigitte.
« Qu’est-ce qu’il y a, mon enfant ? » « Rien, rien, dormez
bien… »
Les bras croisés sous la nuque, Brigitte attendit l’aube,
tranquille, mais par instants un tremblement envahissait
son corps et elle n’y résistait pas puisque c’était celui de
l’univers.
*
Le lendemain matin, la rue fut pareille à ce qu’elle
était toujours. Cela donnait une sensation d’immuabilité
normale, en dépit des rumeurs. Les gens disaient que
quinze mille personnes avaient péri dans le faubourg
industriel dont les cordons de police interdisaient l’accès.
Tant de feu s’était répandu sur la ville, par nappes
successives, que l’air en demeurait chargé d’âcreté. Des
incendies luttaient sous les nuages, il en émanait d’autres
nuages et des colonnes noires… L’évêque parcourut les
quartiers proches de la destruction, qui avaient beaucoup
moins souffert, mais où il y avait beaucoup de fous.
L’homme de confiance du Parti, Herr Blasch, fit une
apparition solennelle dans les rues soumises à son
autorité (rien ne s’y était passé). Il portait un uniforme
de combat, la Croix-de-Fer, d’autres insignes de valeur,
la croix gammée en argent, un ceinturon de cuir fauve,
un képi aussi élevé que celui des grands généraux,
l’insigne à la tête de mort… Il passait ainsi, tout en noir
et argent, la nuque dressée, vigilant et bienveillant, ne
dédaignant pas de parler aux femmes, s’enquérant de la
santé des enfants, donnant des explications
convaincantes. Les usines souterraines, disait-il, avaient
échappé à la destruction, grâce à la prévoyance de nos
ingénieurs-stratèges… Les dommages étaient plus
apparents que réels, quarante bombardiers assassins
avaient été abattus, les aviateurs ennemis iraient en cour
martiale, leur sort réglé d’avance, pour avoir violé toutes
les lois de la guerre… Herr Blasch disait aussi que ce
n’était rien, moins que rien, je vous le certifie ! en
comparaison avec ce que prenait Londres depuis des
semaines, Londres où nos fusées automatiques, l’Arme
secrète numéro 1 de la Vengeance, anéantissaient si bien
des faubourgs entiers qu’ensuite il n’y avait plus à tenter
de sauvetage ou de déblaiement… Et ça pleuvait sur
Londres, jour et nuit, comme des bolides ; des volcans
s’ouvraient tout à coup, éruption sur éruption ! Ce ne
serait qu’un modeste commencement : la deuxième, la
troisième Arme secrète étaient prêtes, elles détruiraient
des morceaux entiers de l’Angleterre, la terre même y
serait morte pour des années, pas un brin d’herbe n’y
repousserait. « Alors ils se rendront. Le Führer sait où il
va. Il leur a tendu un fameux piège en les laissant
débarquer en France, vous allez voir. Que les imbéciles et
les lâches manquent de confiance, ils le paieront ! »
L’uniforme noir et argent de Herr Blasch était coupé
dans la confiance même. La population reçut une ration
supplémentaire de vivres qui fit le meilleur effet dans les
quartiers épargnés.
… Cette nuit, cette matinée du temps des origines,
marquaient pour Brigitte la frontière entre la réalité et
un monde paisible désormais inimaginable, qui peut-être
jamais n’avait été réel.
*
Il y eut les attaques diurnes, les attaques nocturnes, et
celles du crépuscule et de l’aube, et les erreurs du service
d’alarme qui annonça un bombardement au moment où
il commençait, qui en annonça la fin au moment où il
recommençait… La ville subsistait et disparaissait
simultanément, mais sa nouvelle physionomie mouvante
s’imposait si parfaitement que l’ancienne s’effaçait à
jamais ; les courbes cruelles des poutres tordues
paraissaient plus naturelles qu’une stupéfiante boîte aux
lettres, joliment peinte, demeurée indemne en vertu du
jeu inexplicable des déflagrations opposées qui s’étaient
neutralisées précisément à cet endroit. Si les habitants de
la ville eussent eu le loisir et l’envie d’élaborer une
philosophie, c’eût été celle de la Fin du Monde et de la
difficile survie personnelle (provisoire…), explicable à la
rigueur par l’action de bons génies tout à fait
déraisonnables, de l’instinct de conservation allié au
hasard, du marché noir, de la fraude magique, du larcin
providentiel, de la protection influente, de la complicité
générale et de quelques talismans. Chaque explosion se
réduisait à un coup de dés, l’on s’habituait à gagner, les
perdants n’ayant jamais l’occasion de confesser leur
déception. Chacun tenait sous la main la précieuse petite
valise aux dernières richesses, on s’habillait le mieux
possible, sans plus tenir compte des dimanches, afin de
n’être pas volé pendant les paniques et d’avoir sur soi la
jolie robe, le manteau neuf ; de sorte qu’il y avait assez
d’élégance et de goût dans les files de femmes attendant
les rations et que certains messieurs restaient décoratifs.
Chacun ayant déjà survécu plusieurs fois commençait ou
finissait par croire à sa bonne étoile, ce qui ne guérissait
pas complètement l’inquiétude. Deux voix contraires
murmuraient dans chaque âme : Tu seras tué sans savoir
comment, tu dois être tué comme les autres qui ont
pensé ce que tu penses ; et : Tu vivras, toi, parce que tu
es toi, le vivant par excellence, la preuve en est que tu vis,
toi, condamné à vivre, il y a ainsi des hommes, des
femmes et des enfants condamnés à vivre, dont la balle
perdue s’écarte imperceptiblement, dont les miasmes de
la peste s’écartent dans les villes pestiférées…
Le professeur Schiff élaborait sur ce thème une théorie
fondée sur les grandes épidémies de la peste noire au
XIVe siècle, à une époque où n’existaient ni l’hygiène ni
les antiseptiques. La peste passa sur Altstadt, elle
emporta les deux tiers de la population, les
connaissances modernes nous portent à croire qu’elle
devait emporter toute la population ; les causalités
naturelles agissaient dans ce sens avec une inflexibilité
de mécanique céleste, et pourtant ce fut l’évêque Othon
qui eut raison, les pénitences et les prières écartèrent le
fléau, le troisième tiers de la population survécut. Les
bombardements de saturation, bien que planifiés par des
états-majors hautement compétents, il convient de leur
rendre justice, ne sauraient semble-t-il être plus efficaces
que la peste du moyen âge ! Ici, l’interlocuteur du prof
manifestait un doute, vu la perfection mathématique des
inventions modernes… Attendons la suite ! Certaines
attaques furent en somme divertissantes, comme celles
des petits avions téméraires qui survenaient tout à coup
le matin, jetaient quelques bombes, incendiaires croyait-
on, et se débinaient sur un léger bourdonnement de
moustiques… Traversée par le ciel et les vents, la flèche
merveilleusement résistante de la cathédrale montait
vers l’azur pâle, beaucoup plus distincte qu’un moment
auparavant parce que le Vieux-Quartier historique venait
d’achever de s’effondrer dessous et que les nuées de
poussière s’étaient très vite dissipées. En s’approchant,
on voyait de faibles flammes roses palpiter là sous un
nuage grisâtre et bas, stagnant. Rien d’autre n’avait
changé.
Le perchoir de Brigitte se moquait des calamités.
Depuis que les ouragans de la guerre brouillaient le
calendrier, détraquaient l’horlogerie sclérosée des
administrations, remplissaient le monde de choses
horribles, horriblement banales, Madame Hoffberger
était partie, il ne restait de l’immeuble où elle occupait
un appartement au troisième, sur rue, qu’un râtelier de
fenêtres atteignant à l’angle une hauteur de quinze
mètres, entre deux espaces bizarrement vides, dont l’un
contenait une bombe inexplosée. ACHTUNG !
PRUDENCE ! Des curieux allaient à pas circonspects
contempler le bout de l’ailette verte et ça leur donnait
l’occasion de médire du Service de Sécurité qui recevait
des rations de viande en boîte et se moquait de laisser
une bombe fichée entre l’école et la seule pompe du
quartier, au milieu d’une centaine de logements de la
classe moyenne ! Brigitte habitait un immeuble voisin,
très endommagé, mais classé disponible dans la mesure
de 47 %, pourquoi ni 46 % ni 48 %, personne n’en saurait
jamais rien. Des étages oscillaient doucement au
moindre choc infligé au sol, que ce fût la nuit par le
passage des convois ou le jour par une érosion des
murailles (les murailles, c’est curieux, ne tombaient que
le jour et le plus souvent quand la chaleur du soleil les
caressait). Brigitte occupait une chambre de premier
étage accessible par une échelle, le feu ayant dévoré la
moitié de l’escalier et les planches épargnées ayant servi
de combustible aux familles voisines. « Le charmant
perchoir de la fée », disait Franz-Moins-Deux en
ricanant. « Pourquoi vous moquez-vous de moi ? »
demandait Brigitte, alarmée. « Mais je jure que vous êtes
une fée, Mademoiselle, et que le perchoir est enchanté ou
il y a belle lurette qu’il n’existerait plus et vous non plus…
Mais peut-être les fées sont-elles immortelles ? » C’était
son genre de plaisanterie quand il jouait le délicat.
Brigitte s’assombrissait. Immortelle, moi ? Quel
immense malheur ! Mortelle, mortelle, j’en ferai la
preuve. Mourir ? Elle avait aussi peur de la mort que de
l’immortalité, seulement la peur de la mort n’était qu’une
petite peur de la chair et travaillée par un grand souhait
tandis que l’autre peur devenait un effroi vague,
insurmontable. « Pourquoi me dites-vous toujours des
choses aussi méchantes, Franz ? » Franz s’indigna
sincèrement.
— Méchantes, moi ?
— Ah, vous ne comprenez pas. La matinée est si belle
et vous me la gâtez. Je m’en vais, je vais faire retimbrer
ma carte d’alimentation.
Une fillette osseuse arrivait à grandes enjambées.
Tresses enroulées sur les oreilles, petites bottes en
caoutchouc, sacoche à la taille, quinze ou seize ans, un
brassard… Elle considéra Moins-Deux avec autant de
respect que de dédain triste. Un héros, un débris
d’homme impossible à aimer, incapable de féconder la
femme pour la continuation virile de la Race. Quoique
peut-être ? Une roseur monta au visage anguleux et
blême de la grande fillette. Elle dit :
— Heil Hitler ! Service de Contrôle de l’Évacuation et
du Réenregistrement de la Défense Civile et du (et
cætera).
Moins-Deux répondit joyeusement :
— Heil Heil ! Fifres et tambours ! Gloire !
— Vérification des papiers de la population non
évacuée par autorisation spéciale ou force majeure à faire
connaître…
Le crayon entre les dents, elle consulta une liste de
noms, dactylographiée. À Brigitte :
— Votre nom, camarade-du-peuple ?
— Brigitte.
Brigitte ne se savait plus que ce nom-là, unique,
inséparable d’elle, pareil à une minuscule bougie bleue
allumée au milieu d’une vaste obscurité. Franz intervint
à voix basse. « Bien », dit l’adolescente. « Fräulein, vous
avez manqué la troisième colonne d’évacuation, maladie
ou raison inconnue. Ne vous êtes plus présentée à
l’Atelier des Travailleurs auxiliaires récupérés, depuis
le… Pas en règle. »
Moins-Deux entra en verve. « Quoi ! Jeune camarade-
du-peuple ! Je sais mieux que vous, moi, qui est en règle
ici et qui ne l’est pas. Et le Contre-Ordre N° 2 bis sur la
Troisième colonne d’évacuation ? L’atelier des moches,
amochés, invertébrés, désaxés et autres calamiteux, a
flambé comme les boîtes d’allumettes que nous n’avons
plus. La directrice a fichu le camp, savez pas ? Allez-y
voir avant d’appliquer les dispositions extraordinaires…
Mademoiselle notre fée est classée catégorie C des
maladies nerveuses, guérissable, soins et respect.
Brigitte, sortez vos papiers. Notez-ça, vous, adorable
dévouement. Y a pas d’erreur. Savez-vous qui vous
parle ? Croix-de-Fer, trois citations, grand mutilé, moi.
Je réponds de tout. »
Il pensait allègrement : « Parce que je ne réponds de
rien, petite oie maigre sur échasses ! Je voudrais bien
savoir qui répond encore de quelque chose ! Un bout de
membre en moins et je recevais la piqûre humanitaire et
je serais à cette heure une pourriture oubliée dans la
terre ou une pincée de cendres dans une urne à un mark,
et encore ces salauds de crétins se seraient-ils sûrement
trompés de nom sur l’urne et je m’en ficherais
définitivement… »
— Bien, dit l’adolescente, un peu inquiète parce que le
héros ne portait aucun insigne du parti. J’ai confiance en
vous. Vos papiers, Monsieur le Sous-Officier ?
Des papiers magnifiques, couverts d’emblèmes, de
tampons, de signatures imposantes… Tenus à jour.
Volontaire de la Défense civile, admis par exception en
vertu du paragraphe g de l’ordonnance du… « Pas ce
papier-ci, fit négligemment Moins-Deux. Secret. »
L’adolescente prit un ton confidentiel. Ses yeux bleus,
amusants, paraissaient roux. Franz eut envie de lui
demander si elle était encore capable de jouer à la
poupée ou si déjà elle savait faire l’amour. D’un
mouvement du menton, elle désignait à distance une
bâtisse vidée de son intérieur, mais dont un pignon
tenait debout. « Il paraît que des gens dangereux, peut-
être des ennemis du peuple, vivent dessous. Avez-vous
observé quelque chose, Monsieur le Sous-Officier ? »
« Dangereux comme des lapins blancs, oui. Je connais le
quartier. » Dans la région la plus dépeuplée, à l’ouest,
des bandes de hors-la-loi surgissaient la nuit de dessous
terre et tombes… Chaque nuit, on entendait aux heures
calmes des hoquets de fusillade et de brèves explosions
sans importance. La troupe spéciale du service d’ordre
nettoyait les ruines, quartier par quartier, en fusillant sur
place les évadés. Russes, Polonais, Mongols,
Yougoslaves, des déserteurs de l’armée, des inconnus qui
pouvaient être des parachutistes ennemis… D’autres
évadés, un peu moins fusillables, Français, Hollandais,
Tchèques, passaient quelquefois par les rues, sous bonne
escorte, pour être probablement fusillés demain…
Moins-Deux réfléchit à ça. « Tout de même, n’y allez pas,
camarade-du-peuple. Ou je vous accompagne. »
— Oh non, je n’y vais pas. La troupe spéciale pensait
faire la rafle ce soir, mais elle n’ira certainement pas
avant demain, elle a trop à faire du côté de la cathédrale.
— Évidemment, dit Moins-Deux, et il contempla le
nuage bas, maintenant noir, qui rampait sous la flèche
décharnée.
On avait beaucoup d’horizon. La ville était pleine
d’horizons.
*
Brigitte admira les jeux de la lumière et de l’ombre. La
ville en était couverte comme d’une nappe de dentelle
tout à fait fantastique. Les rayons de soleil, traversant de
hautes rangées de fenêtres, projetaient sur la poussière
blanche des rues et des déblaiements des damiers de
clarté. Les ombres des maçonneries déchiquetées
offraient parfois de surprenantes bizarreries. On y
apercevait des profils de monstres, des silhouettes de
temples orientaux, des œuvres d’art que nul artiste
n’imaginerait jamais, nées du doux combat entre un
enchevêtrement de poutres nues et le soleil. Des jeunes
gens des écoles et des hommes de la Défense populaire
tendaient encore des fils de téléphones et d’autres fils,
signalés parfois sur le sol par des poteaux avertisseurs :
Achtung ! Attention, Danger de mort. Parbleu ! Un petit
danger de mort de plus, farceurs. Ils accomplissaient
chaque jour leur travail de tisseurs de toiles d’araignées.
Ils montaient un haut-parleur contre ce qui restait des
murs de la brasserie… On aurait des nouvelles tout à
l’heure, les communiqués réticents des batailles perdues
à l’est, à l’ouest, au sud, sur tous les points cardinaux, les
communiqués de la destruction de Londres, consolation
insuffisante (et : « Comment allons-nous payer ça ? »), et
les marches et fanfares qui remontent le moral, paraît-il,
et peut-être des fragments de grand opéra : Le
Crépuscule des Dieux…
Brigitte remonta au perchoir, rangea sur la table
blanche le pain terreux, le saucisson, la pâte de fruits
douceâtre, quelques prunes sèches… Un ordre puéril
régnait dans cette chambre qu’elle affectionnait,
suspendue entre plusieurs vides. Les jolis magasins du
rez-de-chaussée avaient brûlé ; puis le glissement des
constructions latérales, renversées par la foudre
démente, avait rempli les magasins détruits, de sorte que
le parquet, ici, était gondolé, crevé en son milieu par une
pointe de poutre. Des cadavres achevaient de se
décomposer dans les caves, il en émanait par des fissures
de subites bouffées d’une odeur fade et fétide, plus
marécageuse qu’humaine, mais les cadavres sont
partout, il y a si peu de différence de nous à eux ! Ils ne
gênaient plus personne, ils n’excitaient pas de pitié
encombrante, ils sont là, nous sommes ici, nous sommes
ensemble, faut quand même tâcher d’être bien chez soi
ou le moins mal possible. Chez Brigitte, la puanteur ne
stagnait pas, car les lézardes des murs laissaient circuler
l’air, procuraient un contact permanent avec l’espace, la
pluie, le vent, comme sous une tente dorée au milieu
d’une prairie verte. Les rideaux de mousseline jonquille
tendus sur la fenêtre laissaient entrevoir un pittoresque
champ de démolitions rose, blanc et noir. La maison
voisine, peinte en rose, s’était écroulée dans le jardinet,
le feu avait bordé de noir des murs cassés et consumé à
demi un jeune chêne dont l’autre moitié verdissait ; un
rectangle de papier peint restait plaisant à voir, turquoise
semée de glaïeuls, « mon jardin aérien », pensait
Brigitte… Elle possédait un bon lit de jeune fille, une
table ronde, en fer, ramassée dans le jardinet, un petit
miroir capricieusement fendu et terni en roux,
extrêmement embarrassant. Elle s’y voyait tout autre
qu’elle n’était. Ce serait moi, cette fille blême à en
devenir verdâtre, aux lèvres gonflées d’un sang sombre,
aux joues creuses, aux yeux trop grands, trop enfoncés,
entourés de plaques d’ombre, aux pupilles dilatées
entrouvertes sur la nuit intérieure ? Les traits de ce
visage fuyaient obliquement, le sourire en était déchiré,
la partie gauche restait sévère quand la droite souriait.
Seuls les cheveux, bien nattés, ramassés en chignon sur
la nuque, n’étaient ni changés ni trahis… « Mauvais
miroir, menteur… » Un cadeau pourtant, de qui ? donné
quand ? Le vain effort que Brigitte faisait pour s’en
ressouvenir lui plissait péniblement le front. Elle se
revoyait courant dans un nuage de cendres, ce miroir
sous le bras et craignant de trébucher, il se casserait si
elle tombait. Elle n’avait que cette idée : le sauver. Qu’en
faire maintenant ? Le briser ? On ne brise pas un miroir.
Des femmes, au marché, l’eussent volontiers acheté. Il
valait bien, selon Franz, « quatre rondelles de saucisse de
canasson, chien, rat et autres carnes inédites… ». Le
donner, ce miroir menteur ? Ce serait mal. « Il faudra
qu’un soir je l’enterre, songea Brigitte, de façon que ni les
enfants ni les déblayeurs ne le puissent déterrer… » Tout
à coup le miroir s’éclairait, Brigitte se reconnaissait en
riant, la joie sans raison montait de son cœur à sa gorge,
qu’est-ce que j’avais donc ? Elle riait longuement pour
elle-même, cherchait dans un tiroir une blouse brodée,
se faisait belle en chantonnant, se mettait du rouge aux
lèvres, se poudrait ; certaines artistes se mettent de la
poudre dorée sur les paupières, cela t’irait bien,
Brigitte… Elle prenait hâtivement son repas en se parlant
à elle-même, confiante et gaie. Elle s’asseyait sur le lit,
droite, la tête un peu renversée, les yeux mi-clos,
déchiffrant des notes de partition et ses mains alertes
jouaient vivement sur un clavier d’espace, et le charme
d’un concerto de Mozart vibrait doucement pour elle,
baigné de silence ; la musique ensevelissait les tonnerres
répandus sur le monde. Puis les yeux de Brigitte se
rouvraient, ses mains se posaient sur les genoux, une
lassitude lui courbait l’échine, il en naissait un infime
tremblement au fond de l’être, pareil à un vol d’insectes
méchants dans la pénombre, pareil à l’approche d’un
bombardier solitaire dans le ciel. Ce n’était que
l’approche de l’épouvante sans nom ni raison, sans fond
ni lueur, sans vie ni mort, inexprimable, insurmontable,
insaisissable, impondérable : une vague levée du fin fond
des ténèbres… Brigitte déchirait quelque chose en tout
petits morceaux, comment déchirer encore les plus
ténus ? Elle s’y meurtrissait les ongles. Que détruire,
comment dormir, où disparaître ? Elle parcourait la
chambre exiguë, à petits bonds de folie.
La nuit tomba. On frappa à la porte.
— Qui est là ?
L’épouvante se dissipait. Une voix d’homme répondit :
— Moi… Günther.
Brigitte ouvrit. Les deux pénombres de l’intérieur et
de l’extérieur se réunirent autour de quelqu’un de casqué
qui était debout sur l’échelle, grand, droit, et paraissait
chanceler.
— Ah, c’est toi, dit Brigitte, sans étonnement. Enfin.
De grêles coups de feu tressaillirent et s’éteignirent
dans l’inconnu. Un bref cri de bête égorgée tomba dans
le néant.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? fit durement
Brigitte.
Était-il réel, y avait-il des yeux sous ce casque ?
Brigitte avança l’index et lui toucha la poitrine. Elle crut
discerner un miroitement dans le contour d’un crâne.
— Ah, c’est toi, dit-elle rêveusement. Il y a si
longtemps que je t’attends. Entre.
Il entra, soulevé par le vide ; souple, corporel et
distant.
— Vous n’avez pas de lumière, Fräulein ?
— Quelle lumière ? Vous savez bien qu’il n’y a plus de
lumière. Ni soleil ni électricité. (Elle riait.) Vous voulez
dire la bougie ?
Elle alluma. Elle le reconnut : un soldat des chars
d’assaut, hâlé, la joue balafrée, les cheveux désordonnés,
teintés de feu. Il tenait son casque dans de grandes
mains cuivrées.
— C’est moi qui vous ai apporté les lettres de…
— Quelles lettres ? Personne ne peut plus m’écrire…
Il répéta, troublé :
— C’est moi qui… Moi.
— Mais oui, toi. Je t’attendais. Assieds-toi.
Il n’y avait, pour s’y asseoir, qu’un lit de pensionnaire.
Il hésita.
— Vous êtes bien mademoiselle Brigitte W… ?
— Laissez-moi tranquille. Je ne sais pas. Je suis
Brigitte.
Il hochait la tête. De stridents coups de sifflet rayèrent
l’obscurité, alentour.
— J’ai été son ami, dit-il d’une voix assourdie. Il était
mon unique ami.
— Qui ?
Il montrait des dents bien plantées. Son souffle était
bienfaisant.
— Excusez-moi. Je m’en vais. Je vous demande
pardon de…
— Mais tu es fou, dit Brigitte en lui prenant fortement
le bras. Reste. Je t’attendais. Je suis la même. J’avais si
peur, si tu savais. Assieds-toi, te dis-je. As-tu faim ?
Le lit et le parquet fléchirent sous le poids du visiteur.
Brigitte, mince, et les fleurs de sa blouse brodée pareilles
à des fleurs de sang, lui souriait calmement. « Écoutez-
moi, Mademoiselle. J’étais son ami. Je suis revenu dans
cette ville, du front de l’est au front de l’ouest… S’il y a
encore des fronts… Je vous ai cherchée. La maison
n’existe plus, on m’a indiqué celle-ci… »
— Mais rien n’existe plus, dit Brigitte. C’est naturel.
Est-ce que j’existe ? Vous existez, vous ?
Il baissa la tête.
— Je ne savais pas où aller… La compagnie s’est
désagrégée. Les baraquements ont flambé… On se bat
tout près d’ici, le savez-vous ? La ville va tomber…
— Tomber ? Où ?
À travers la fatigue, ces mots singuliers : « Est-ce que
j’existe ? Vous existez, vous ? » parvinrent à
l’entendement de l’homme. Son regard fit désespérément
le tour de la chambrette. Pas de refuge ici. Dehors, les
patrouilles. On fusille pour l’exemple. À quoi sert
l’exemple ? C’est une folle. Ils sont tous cinglés à
l’arrière. Il faut partir. Je dormirai dans un trou.
Demain, nous verrons. Demain sera pire qu’hier.
L’agonie, quoi. Tous les chars, détruits, « Tâchez de me
bien comprendre, Brigitte. Il faut que je m’en aille.
Bonne nuit, Brigitte. »
Il mettait la main sur le loquet de la porte quand un
petit bruit grignota le silence. Le bruit que ferait un rat
rongeant rageusement un os. Il se retourna. Brigitte
claquait des dents. Un tremblement l’agitait de la nuque
aux talons. « Ne t’en va pas de nouveau. Je t’ai attendu si
longtemps. Je savais que tu existes, toi. Je connais tes
lettres par cœur. J’ai peur. » Il l’attira contre lui. Un bras
fort entoura les épaules de Brigitte ; un souffle chaud se
répandit sur elle. « Tranquillisez-vous. N’ayez pas peur…
Nous n’avons plus rien à craindre… » Elle répéta, ravie :
« Plus rien à craindre… » Le bruit de rat dans une tombe
cessa « Tu me réchauffes, murmurait Brigitte, jusqu’à
l’âme. C’est l’âme qui tremblait de froid… » Les deux
mains appuyées sur la poitrine de l’homme et la joue sur
ses mains, Brigitte s’apaisait. D’elle à l’homme un fluide
passait : l’angoisse. Günther regardait sans ciller la
tremblotante flamme de la bougie. Si peu de feu ? Était-
ce bien du feu ? Le vrai feu est celui qui jaillit de la terre
ravagée en gerbes aveuglantes et noires. Il anéantit les
hommes, l’arbre, il ne laisse de la machine qu’une masse
de métal convulsé…
(Ainsi : la torpille fit un bruit d’ouragan – déchirant –
tel que les hommes se prostrèrent sur le sol ; sur la route
zigzaguait un gros scarabée rayé de vert et de gris… La
torpille dut éclater à quelques pas de cette voiture ;
quand les hommes accoururent, souffletés par une
tourmente d’air chaud, des flocons de vapeur rampaient
autour d’une charpente de machine retournée… Il n’y
restait ni pneus ni vitres ; des trois gradés rencontrés
tout à l’heure, rien ne subsistait. Ce fut si mystérieux
qu’une escouade fouilla la terre réduite en poussière
crayeuse… La mort s’évanouissait : plus de danse
macabre ! Le cratère ouvrait dans le pré une vaste
blessure elliptique ; et plus rien ne vivait dans la terre
lavée au feu, plus un ver, plus une racine, plus un brin
d’herbe… Günther chercha à se souvenir du général : une
face d’ingénieur constipé. Le col haut, les insignes, le
képi resplendissant… On le redoutait, il rétablissait des
situations compromises. Sa main dégantée semblait
crochue : une main de cadavre tenace qui vous entraînait
une division entière vers les contre-attaques de la
retraite, vers le submonde des cadavres d’armées et de
peuples… La dépouille du général manquerait, dans les
limbes, aux multitudes disciplinées… – Günther ne
pensa pas tout ceci, mais il le revécut dans le calme de
l’instant. « Il n’y a plus de guerriers : de pauvres bougres
en tête-à-tête avec des éruptions volcaniques… Le
cosmos en délire… ÇA NE PEUT PLUS S’ARRÊTER… »)
Étonnant, d’avoir sur la poitrine une jeune femme
silencieuse, comme endormie. Et cette carcasse de ville,
plus décharnée que Varsovie, étalée, morte, aux
premières tiédeurs du printemps ! Il vivait, lui, Günther,
sous la clarté froide d’un astre colossal, sombre et
sulfureux : le soleil de la destruction.
— Parle-moi, dit câlinement Brigitte. Tu es vivant.
« Sans doute », ricana-t-il en lui-même. La calme nuit
n’allait-elle pas éclater ? Si elle n’éclatait pas, ce serait
incompréhensible.
— Tu es réel. Ce n’est pas une hallucination, n’est-ce
pas ? J’ai par moments cru que je devenais folle.
Il répondit, mentant avec élan : « Ce n’est pas une
hallucination… » parce que pas une de ces secondes
n’était pour lui vraiment réelle. Quel double de lui parla ?
— Brigitte, j’ai beaucoup de tendresse pour vous.
— Je le sais. Dis-le encore.
Impossible à redire. Impossible de faire un
mouvement ou l’enchantement serait détruit.
Indestructible, cette immobilité peut-être plus heureuse
qu’anxieuse. Mais IL N’Y A RIEN D’INDESTRUCTIBLE,
TOUT SERA DÉTRUIT. Günther demanda :
— Vous sentez-vous mieux ?
— Je me sens bien.
Il pensait : Je suis presque aussi déséquilibré que cette
jeune femme, moi, raisonnable et fort. Fort, notion
ridicule. On se voudrait de bronze, fabriqué par Krupp !
On finit bêtement par se croire tel en dépit des
geignements d’entrailles et des remous du cerveau…
— Brigitte, il faut que vous vous reposiez.
— … Je suis à toi, voyons, pourquoi me parles-tu
comme à une étrangère ?
La fragilité de cette femme finissait par lui
communiquer une soif animale qu’il connaissait bien.
Tous les soldats la connaissent. Fainéants et surmenés,
leurs seules vertus sont celles des bêtes. Où était-ce ? De
belles jambes de femme, raidies dans un mouvement de
danse renversée, chaussées de noir brillant à hauts-
talons, surgissaient de dessous des blocs de pierraille ; à
peine si elles commençaient à bleuir. Les copains firent
de sales plaisanteries. Je pensai qu’une photo de ça ferait
un bon pendant à celle de la tête calcinée, encore
impérieuse, que j’avais aperçue sur un tank flambé.
Ensemble à intituler : Le Couple est divin. Il eut chaud,
soif, envie de cette femme, envie surtout de dormir.
Brigitte, je devrais plutôt te tuer par sympathie, le seul
meurtre pardonnable, le plus difficile des meurtres.
Brigitte, sais-tu que c’est le temps immonde du viol ?
Toutes les armées en rut passent sur les femmes dans les
villes abandonnées, dans les fermes aux toits crevés,
dans les bois léchés par le feu. Les paysannes de Pologne,
de Russie, de Serbie, le savent, elles se sauvent à
l’approche de l’homme armé, mais elles ne courent qu’un
moment, elles s’arrêtent, repliées sur elles-mêmes, un
regard de peur vigilante dans les yeux, et elles lèvent tout
de suite la robe sous laquelle elles n’ont que leur corps ;
elles cherchent d’un coup d’œil la litière de feuilles
mortes, d’herbe, de paille, de pierre, où se mettre pour
que ce soit vite fini, pour payer la vie. Elles savent qu’il y
a de sanglantes brutes qui les étranglent ou les éventrent
ensuite, c’est ce dont on parle aux veillées, entre jeunes
femmes, après s’être lu les unes aux autres les lettres
d’amour du front. Elles savent aussi que les étrangleurs,
les éventreurs, sont quand même exceptionnels et que
plus souvent le combattant donne des cigarettes, une
tablette de chocolat, une boîte de viande, de l’argent qui
ne vaut pas grand-chose, un bijou volé pour cela. La
plupart ne donnent rien, ils ricanent ou, dégrisés, ils
éprouvent une honte stupide. Et peut-être quelques-uns
de ceux qui tuent le font-ils pour tuer la honte.
T’imagines-tu, folle Brigitte, que je suis différent des
autres ? Nous sommes tous les mêmes, élémentairement.
Et tu es comme toutes les femelles empoignées par la
banalité de la destruction. Et les vainqueurs qui
entreront la semaine prochaine – ou avant – seront les
mêmes. Ils t’ouvriront les jambes et se coucheront
brutalement sur toi. Le primate des origines remonte en
nous. Ne ferais-je vraiment pas mieux de serrer un peu,
un peu plus fort, ainsi, mes mains autour de ton cou ? Je
pourrais ensuite me tuer moi-même, tu m’aurais délivré.
Ça non, le monde se chargera de moi, je veux voir ça,
moi, fort. Généralement on ne voit ni ne sait, ni ne sent
rien… Assez.
Brigitte dit :
— C’est bon, c’est bon, tes mains sur mon cou… Serre-
moi.
Les mains de l’homme se desserraient… Je n’aime plus
rien au monde si ce n’est le sommeil, le sommeil dans
l’herbe chaude sous un pommier blanc, poésie de
cinéma. Qu’est-ce que je fais ? Elle est peut-être malade,
je m’en fous. Elle a perdu la raison, commotion,
schizophrénie ? Les continents ont perdu la raison, la
civilisation est une schizophrénie. Le ciel éclatera, il ne
restera rien de nous, de cette chambre insensée
suspendue en haut d’une échelle parmi les cadavres des
maisons, de cette bougie, veilleuse pour nos cadavres.
Les saintes étaient comme toi, Brigitte, on les
martyrisait, les saintes, c’était la règle impériale du
temps. Civilisation latine. Cicéron. Il faut faire taire mon
cerveau. Nous serons heureux comme des bêtes dans un
trou, dix minutes avant d’être enfumées ou écrasées… La
guerre est un incroyable massacre de bêtes innocentes…
Heureux les simples en esprit, le royaume des cieux leur
appartiendra… Damnation-de-Dieu ! Comment faire
taire mon cerveau ? Nous sommes encore des vivants,
demain tout sera fini. Rien ne sera fini…
— Brigitte, j’ai soif.
— J’ai de l’eau désinfectée.
Elle lui servit l’eau trouble dans un verre de cristal à
monogramme… « Votre monogramme ? » « Oui », dit-
elle, mais c’étaient des N entrelacés sous une couronne…
Par habitude, il s’occupa de placer ses armes, le revolver
chargé, la dague, à portée de sa main afin de les pouvoir
trouver du premier mouvement, sans voir ; et de rajuster
autour de sa cicatrice du mollet gauche la bande
élastique. Son linge était sale, il n’en garda rien, content
de se coucher nu, ce qu’il n’avait pas fait depuis plusieurs
semaines. L’homme nu est un homme libre, il savoure
l’apaisement de s’être désarmé. En dépouillant
l’uniforme crasseux, on dépouille la force et l’obéissance,
on cesse d’être le quasi-automate dangereux harcelé par
les peurs et la ruse, la petite peur des emmerdements, la
grande peur de… Il voyait distraitement Brigitte passer
une chemise de soie blanche. Le contact frais de la soie
lui fut plus émouvant que celui du long corps débile,
tiède et pourtant froid, qui se réfugiait contre lui. La
chair était pitoyable, la soie luxueuse. Les rats
commençaient ou continuaient leur activité sous le
parquet. Des millions de rats prolifèrent parmi les
ruines. Leur espèce survivra à l’espèce humaine…
Günther, couché sur le dos, laissa Brigitte se pelotonner,
la tête au creux de son épaule ; elle s’était mis du
parfum… La soie, la chair, la verveine, les rats, l’odeur de
la bougie éteinte, une lueur de nuit dans la lézarde du
mur, terminée en brèche triangulaire sous le plafond… Il
voulut désirer cette femme, mais un poids d’inertie
désespérée le paralysait. Il n’y a plus de naturel en ce
monde que le viol dans la grange de la ferme brûlée. La
maigre Slovène brune se cachait sous de vieilles toiles de
sacs, astuce puérile ! Elle ouvrit la bouche pour crier,
sans crier, parce que des femmes criaient déjà au-
dessous… Je n’avais pas l’air d’un assassin, j’avais peur
de moi-même, je voulais seulement me sentir vivre, me
désaltérer, échapper à la présence intérieure de la mort,
j’avais peur de faire mal à cette gosse… Il effleura d’une
main les seins de Brigitte, amaigris, vidés, pareils aux
seins de la Slovène, pareils aux mamelles des chiennes
errantes… Des hordes de bêtes ensauvagées se forment
dans les villes détruites, des imbéciles à brassards
abattent ces chiennes… Les chiennes apprennent à
reconnaître les imbéciles à brassards, elles fuient à leur
approche comme les enfants des Juifs… Ils abattent aussi
les enfants des Juifs…
Une grêle de minuscules coups de feu se perdit dans le
lointain, dehors. Les veilleurs abattaient des hommes-
chiens-chiennes-rats.
Et Günther se souvint pleinement de la Brigitte à
laquelle il avait apporté des lettres dans une ville
prospère : l’allée de marronniers, le jardin devant la
demeure, les croisées à petits carreaux, entourées de
lierre, le piano, la jeune femme au sourire indécis, légère
parmi les choses, Brigitte reconnue, connue par les
confidences de l’ami, « Je suis ici pour celui qui n’est
plus nulle part, Brigitte… » Ainsi lui revinrent une
pureté, une virilité, l’attrait d’un doux broiement…
… La clarté s’insinua dans la chambre. Il était vêtu
lorsque Brigitte ouvrit les yeux en frissonnant.
— J’ai eu brusquement froid. Tu t’en vas déjà ?
Il la baisa furtivement sur le front.
— Je reviendrai. Rendormez-vous.
— Mais oui, je vais me rendormir. Ferme bien la porte.
Reviens.
Quelques heures plus tard, Brigitte ne sut pas si elle
avait vécu ou rêvé cette nuit-là. Mais elle pensait : « Je
vais peut-être avoir un enfant de lui… »
*
Franz Moins-Deux disposait d’une chambre de rez-de-
chaussée devenue assez semblable à un coin d’écurie. Le
commode était de pouvoir gagner la cave en moins d’une
minute. Il passait pour rentrer chez lui par la porcherie
des Schulze ; ceux-ci ronflaient en tas. Franz bouscula
rudement sa « jument balte », Ilse. « Aide-moi à changer
de vêtements, ma reine… » L’obscurité ne les gênait pas,
on s’y accoutume comme les taupes… Il mit un
pardessus, une casquette de prolétaire, prit sa torche
électrique qu’il ménageait (plus de piles de rechange),
laissa son pistolet : on vous égorgerait pour l’avoir… « Je
vais prendre l’air pour ma santé, t’as compris, patate ? »
« Oui, Franz, prends ton foulard… » Cette attention lui
plut ; il fourragea de la main, en manière de caresse,
dans la chevelure courte et désordonnée d’Ilse : du crin
de qualité. Pour sortir, il enjamba laborieusement l’appui
d’une fenêtre. Pas besoin d’informer les Schulze sur mes
ballades lunaires. La « jument balte » se rendormait
lourdement.
« On a de la chance tous les deux, estimait Franz ; moi
de l’avoir ramassée, elle de s’être trouvée sur mon
chemin. » Sans lui. Ilse ne serait maintenant, sur les
routes du Mecklembourg ou ailleurs, dans l’écume des
cohues, qu’une paillasse offerte aux soldats pris de
panique entre la débandade et la désertion, aux
travailleurs étrangers les plus hâves, aux maraudeurs les
plus louches ; à moins que des SS, la jugeant au coup
d’œil « vénérienne et incurablement démoralisée », ne
lui eussent réglé son compte afin d’augmenter d’un cent-
milliardième les chances de salut de la race foudroyée
par les pilonnages ! Ils sont comme ça, les types des
dernières équipes spéciales de sécurité, en beaux
uniformes, astiqués comme si le temps des parades
durait encore, consigne, moto, revolver, seringue,
idéologie, décision, bref ad-mi-ra-bles ! (Quelques-uns,
plus réfléchis, se mettaient en civil, se déclaraient morts
pendant le tohu-bohu de l’avant-veille, reparaissaient
ailleurs avec des papiers de citoyens quelconques ; les
plus finauds portaient même dans la poche droite un
bulletin de libération du camp de travail et de protection
de Teufelbronn…) Une histoire, celle d’Ilse, à fendre
l’âme, du temps où l’âme était d’usage courant, fendable,
point faite de moellons à l’épreuve des bolides et des
hautes températures. 1. Le mari glorieusement enterré à
Mozdok, sous les cimes du Caucase. 2. L’amant,
prisonnier français, en fuite ; on s’efforçait pourtant de le
bien nourrir. Un ingrat. 3. Les parents, le dernier cheval,
les deux mioches égarés entre l’Oder et l’Elbe, dans les
lignes russes. 4. L’expérience du service auxiliaire et
contraire au règlement dans l’infanterie… Toutes les
larmes du corps séchées aux bivouacs sans feu d’une
compagnie motorisée complètement démotorisée, Ilse
gardait une vigueur taciturne de cavale, une hygiène de
paysanne habituée à l’eau glacée du Spirding See, un
silence enseigné par les sapinières, une soumission au
destin inculquée aux cultivateurs mazuriens par les
Porte-glaives du XIIIe siècle et sagement maintenue plus
récemment par la culture des pommes de terre du baron.
Bonne fille, était-elle plus stupide que solide ou plus
solide que stupide ? « Tête de pierre, fesses de jument ! »
lui criait Franz quand, l’aidant à se vêtir, elle se montrait
maladroite. Une expression de docilité sournoise, peut-
être simplement effrayée, s’esquissait alors sur le visage
roussâtre et rond d’Ilse, mais elle ne s’offensait pas,
voyant peut-être dans la rude manière de l’homme une
confirmation de son propre droit de femme. Ç’avait été
pour Moins-Deux un problème : comment me mettrai-je
encore sur une femelle, avec mes moignons et
prothèses ? Laquelle voudra encore de moi à l’exception
des raclures spécialisées ? Ilse, le subissant, fut pleine de
douceur maternelle et même il sembla à Franz que les
yeux de la femme s’humectaient. Il s’emporta : « Ah non,
pas de sentiment pour moi ou je te torche le museau d’un
revers de main, que tu ne l’oublieras plus ! » Ilse, qui
parlait si peu, répondit : « Pas de pitié pour toi, oh
non ! » (Elle avait dit : pitié… « Et pourquoi pas ? »
pensa l’invalide, exaspéré.)
Franz prit par la ruelle de l’Enfant-Trouvé, c’est-à-dire
par une piste sur la brique pulvérisée. Nuit sans lune et
les étoiles soufflées par des nuages en mouvement
comme des invasions sur la carte. La terre a sa
phosphorescence. La béquille, la canne, la pointe ferrée
de la prothèse n’ajoutaient rien aux bruits dispersés de la
solitude. Des pierres tombaient toutes seules. Les bruits
nocturnes de la ville ressemblaient à ceux d’une forêt : ils
remplissaient le silence d’une vibration ténue qui
devenait le silence même. La vibration d’une nuit
printanière dans la Forêt-Noire est orchestrée de vols
d’oiseaux, de cris d’animaux qui se cherchent ou
simplement expriment leur joie d’exister, de
cheminements de daims par les chemins que seuls ils
connaissent, de la chute des branches mortes, du passage
de la brise… Et sans doute la respiration des plantes, la
lumière stellaire, le labeur des racines sous la terre, la
montée des sèves mettent-ils des notes infinitésimales
mais essentielles dans cet envoûtement. – Qu’as-tu,
Moins-Deux, à te souvenir de la Forêt-Noire en
t’essoufflant sur des gravats ? Par ici, ça pue plutôt, et
bien sûr une famille de réfugiés dort là-dessous, si ça
peut s’appeler dormir, si ce n’est pas plutôt pourrir… Un
surprenant contraste d’odeurs fit renifler l’invalide. Il
passait le long d’un terrain nivelé, à l’endroit où les
demoiselles Hahn-Simmelholz tenaient naguère la
droguerie Aux Herbes parfumées. L’une des demoiselles
survivait peut-être, si toutefois ce lui était possible sans
sa sœur, ses chats siamois, ses pots de fleurs, sa vitrine ;
l’autre, on n’en avait trouvé que des tripes noircies par
les acides, les essences, les eaux médicinales et autres.
Tous les liquides bizarres que les droguistes gardent
dans leurs caves avaient coulé, flambé, chuinté, suinté en
rongeant ce qu’ils pouvaient et particulièrement le ventre
chaste et poupin de Fräulein Mizzi. Des décombres
nettoyées (car cela se passait aux jours lointains où les
déblayeurs suffisaient encore à la tâche et recevaient de
quoi se remplir médiocrement la panse) s’exhalaient des
odeurs tenaces, vaguement intoxicantes. Elles avaient
dissimulé un petit stock intéressant, ces honnêtes
demoiselles, « pour arrondir leur magot, leur magot, leur
magot », chantonna sarcastiquement Franz. Et il rit,
juché sur un tumulus chaotique dominant de deux
mètres de haut un paysage extravagant, il rit parce qu’il
se rappelait une conférence sur la répartition des stocks
en temps de guerre, entendue au Cours Supérieur de
Réadaptation au Travail des Mutilés de l’Armée,
enseignement obligatoire de la géopolitique économique
ou de l’économie géopolitique, bref de l’art de prendre
des vessies pour des lanternes en promettant la
domination du monde à des manchots, à la minute
précise où l’invincible armée, au lieu de prendre Suez,
encaissait El Alamein… Suivez la théorie :
Les grands-parents font des économies. Les parents
font des économies. « L’épargne fait la force des
nations », dit le Grand Économiste. Les demoiselles
Hahn-Simmelholz font des économies. La division d’élite
défile au pas de parade ; les demoiselles Hahn-
Simmelholz, transigeant par patriotisme avec
l’économie, offrent des sandwiches et de menus présents
aux gaillards de la division ; le lendemain, elles haussent
de quelques pfennigs le prix des parfums que les
ouvrières achètent avant d’aller coucher avec leur
permissionnaire convalescent… Ce jeune militaire est
précisément décoré pour avoir détruit la boutique
symétrique des demoiselles Hahnkowski-Simmelkowski
à Warschau. Et une petite bombe arrive tout droit des
États-Unis : plus d’économies, plus de demoiselles
économes, plus de stocks recensés, plus de stocks
dissimulés ! Le magicien à gueule de professeur tire de
son chapeau de soie un petit monstre hilare à tête de
mort et sept pattes molles qu’il présente au public : Herr
Geopolitik ! Applaudissements du public qui continue à
faire des économies…
Franz riait tout bas, il esquissa le geste d’applaudir :
mais il faudrait deux mains pour cela. De sa canne il
frappa le sol avec une circonspection rageuse. Les
hommes sont fous, Franz ! Ça n’est pas encore assez
détruit puisqu’il en reste, puisque le professeur-magicien
fait encore son cours, probablement, puisqu’on vit
encore dans les caves, puisque je suis encore là pour
assister à ce spectacle. L’horizon se taisait, la bataille
s’était éloignée. Pas encore la fin, Dieu maudit !
Distinctement, Franz vit une grande chauve-souris
humaine bondir sans bruit entre deux murailles, comme
si elle tombait des étoiles. Un quadrupède intermédiaire
entre l’ours, le porc, le chien et le hors-la-loi rasait la
terre, s’arrêtait pour renifler, faisait un grotesque
mouvement de la croupe, disparaissait… « Ah, ah !
Geopolitik, mon ami, géopolitique ! Je sais où tu vas :
vers une balle dans le cul. Je voudrais bien savoir d’où tu
viens, si c’est de la Bosnie, de la Volga, de la Normandie,
de la Zélande ou de Neukoelln comme moi ? Évadé,
pillard, déserteur, parachutiste, Front Noir, Front Blême,
pei-pei-peine de mort, mon ami. Si je ne te dénonce pas,
peine de mort pour moi. Si je te dénonce, tes copains
feront bien de me régler mon compte. Si nous nous
trouvons nez à nez dans dix minutes, ça peut être toi ou
moi… » Franz ne savait pas bien ce qu’il faisait. Et
d’abord : À quoi sert-il de savoir ce qu’on fait ?
Avant de suivre l’ombre animale, il se laissa encore
distraire en écoutant la respiration d’Altstadt. Des
fragments de corniches s’écroulaient, qui déclenchaient
de petits bruits d’avalanches. Une porte battait dans le
vide. Il y eut un tintement de verre cassé, un chant de
coq. Une colonne de chars répandait quelque part son
remuement de chenilles métalliques. Deux coups de
sifflet étouffés se poursuivirent d’une constellation à
l’autre, vivement avalés par un gros poisson de nuages.
Une enfant pleura, où ? Franz colla le nez à la crevasse
d’un mur et vit une femme à cheveux blancs, couchée,
qui lisait un livre relié de noir, vraisemblablement les
Évangiles. Avec quoi s’éclairait-elle, sorcière ? Franz
appliqua ses lèvres à la fente des briques, se fit une voix
spectrale, articula : « Dieu nous protège ! » et regarda
encore. La vieille femme souriait en hochant la tête, leurs
regards se croisèrent, mais elle ne pouvait pas voir
l’invalide, elle s’imaginait peut-être que la Voix s’était
levée dans la nuit céleste, à la fin ! Franz songea à lui
envoyer une grêle de mots infâmes, mais ce ne fut chez
lui qu’une paresseuse velléité.
La bouche d’égout dans laquelle l’homme à quatre
pattes venait de disparaître le fit hésiter. L’échelle en
était tordue et il ne pourrait pas se béquiller là-dedans
sans qu’on l’entendît. Ça devait communiquer avec les
vieilles caves de la brasserie ; quelques-unes, réputées
inaccessibles, sans doute habitées. Franz en trouva le
chemin. Il se mouvait avec une adresse d’araignée. Il
rampa dans un tunnel sur des pierres coupantes, en ne
donnant que de furtifs coups de torche. Sa langue de
lumière lécha au passage un nid de vers blancs grouillant
dans une viscosité violacée. Il se félicita de n’y avoir pas
mis la main, pourtant gantée de toile. On ne verrait pas
autre chose, si on prenait son plaisir solitaire à ramper
sous un cimetière. Au moment où, craignant de s’égarer,
il allait rebrousser chemin, un murmure de voix lui
parvint. Il n’eut qu’à se hausser pour voir. Le cellier était
à ciel ouvert, une large brèche dans la voûte y laissait
pénétrer la lueur irréelle du firmament nuageux.
Plusieurs formes humaines étaient là, se parlant bas,
tour à tour, tenant conseil : une tranquille voix de femme
dit quelques mots en une langue que Franz n’identifia
pas, du tchèque, du russe, du serbe ou du polonais ? Il
voyait de haut, par un trou oblong, grand comme la
main. S’il avait eu son revolver, il lui eût été facile de
renverser ces quatre formes opaques et de toucher
quatre primes, et de recevoir l’insigne du Mérite de la
Défense civile, oui, Monsieur. Il fit le geste de viser l’une
après l’autre quatre billes pensantes, clic-clac, vos petits
soucis seraient finis, mes enfants. Ça l’amusait. Mais il
avait eu raison de ne pas prendre son revolver, la
tentation eût été forte : l’habitude générale de tuer, le
désir de bien faire, l’esprit de fraternité ! La tentation de
la prime : les mobiles humains sont complexes, eh oui.
Dans le cellier, la femme frotta une allumette afin d’en
éclairer une feuille de papier Franz vit ses doigts fins,
l’ovale régulier de son visage, la rousseur des cheveux
cendrés sur son front. L’allumette s’éteignit, mais ce
visage d’apparition sévère, à la fois jeune et vieillissant,
s’imprima si bien dans les yeux de l’infirme qu’il le voyait
encore dans les ténèbres. Il prépara en rigolant sa voix
spectrale, attendit un silence, prononça :
— Madame, Messieurs…
Les quatre formes se dispersèrent au plus noir des
voûtes. Franz les devinait, tapies sous lui, tendues,
dégainant des couteaux, interrogeant intensément les
creux des murailles, le trou du ciel… Pas un remuement.
Il coupa ses phrases pour y mettre plus d’humour.
— Honorable gibier de potence et de poteau ! Un ami
inconnu, qui s’en fout du reste complètement, vous
recommande de déménager au plus tôt… Le parage est
malsain.
Vous voilà rassurés, rats de cimetière ! Franz crut
sentir dans sa propre poitrine le battement de quatre
cœurs affolés sur lesquels tombait le baume d’un
invraisemblable apaisement. Reprenant du souffle, il
conclut :
— Raison d’État. Bonne nuit.
Une calme voix d’homme monta de la caverne, et dit
en bon allemand :
— Merci. Bonne nuit. Fous le camp.
Une pause suivit, comme si une nappe de silence
recouvrait avec lenteur le monde souterrain. Et la voix
féminine vint d’assez loin :
— Fraternité.
Franz se fâcha. En plein jour, cette femme le verrait
avec horreur, lui, sa béquille, son bâton, sa prothèse
caoutchoutée, le crochet qui lui tenait lieu de main, la
hargne inscrite sur sa figure de héros-zéro. « T’as pas un
œil de verre, par hasard, qu’elle demanderait, et une
couille en matière synthétique ? » Il l’exécra. Y a pas de
fraternité pour les manchots et les culs-de-jatte, sauf
dans les discours officiels… Il répondit violemment :
— Le feu dans la merde, oui.
Et le rire fondit sa colère.
Il n’y a plus qu’une fraternité, voyez-vous : dans le
trou, dans le trou, la même chaux fraternelle sur les
Slaves et sur les Aryens, et sur les Nègres et sur les Juifs !
Tous pareils quand ils ont claqué leurs derniers frissons,
lâché leurs derniers excréments, tous également puants,
pourrissants, impuissants, pacifiés, délivrés… Tous les
noyés se ressemblent dans l’eau douce ou salée, les
cadavres sont frères pour de vrai, les seuls frères à qui se
fier : ils n’assassinent ni ne trahissent… Sœurs, les villes
anéanties, Stalingrad, Varsovie, Coventry, Londres,
Lübeck, celle-ci : on pourrait les photographier l’une
pour l’autre. Fraternité.
Il jubilait encore, à force de discourir tout seul, quand,
au débouché d’un tracé de rue abolie, la patrouille de
sécurité le héla. L’aube pointait. Le caporal le reconnut :
— Tu rôdes, Franz ?
Franz montra un gobelet en argent ciselé qu’il venait
de trouver, intact, dans un buisson de ferrailles.
— Ça brillait comme un œil de chat.
« Rien de suspect par là ? » « Si. Tout. Le ballet des
fantômes. Quelles nouvelles ? » Le caporal s’écarta de ses
hommes qui, demi-civils, avaient des airs d’insurgés
vaincus, ce qu’ils ne seraient jamais. « Paraît que la
division d’élite a été écrabouillée ce matin… Le général
s’est tué… » « Brave général », murmura Franz
hypocritement. « Bon, mais alors la ville est tournée ? »
« Rien qu’à moitié », dit le cabot, cruche parfaite dans
laquelle les bobards officiels se conservaient toujours
frais. « Une armée de choc va leur tomber sur le flanc,
mais pas avant quelques jours… » Quelques jours
seulement ? Moins-Deux crut prendre un air d’extrême
satisfaction, il cligna de l’œil. Il commençait à souffrir de
sa main coupée : l’humidité. Il leva l’autre main comme à
la parade : « Sieg Heil ! »
Chez lui, il se déshabilla seul, torturé. Ses membres
amputés paraissaient saigner, tranchés à vif et rongés
par un froid de glace, « Ilse, réchauffe-moi. » La
Poméranienne, à ces instants-là, s’étendait sur lui, de
façon à étreindre ses moignons, et les prothèses la
meurtrissaient ; mais d’elle à lui passait une tiédeur de
salvation. Il commença à s’endormir sur la vision d’une
lueur d’allumette éclairant une main et rejaillissant sur
un étrange visage ceint de rayons qui se mêlaient à des
cheveux châtains cendrés. Trois formes humaines,
pétries d’opacité, adoraient ou menaçaient cette main, ce
front… Alors il se hâta, visant de sa mitraillette la main,
le front, les trois opacités accroupies, feu, feu, feu ! J’ai
tout tué. Le devoir. Franz poussa un grognement, sa tête
heurta la cloison, du plâtras lui tomba sur la figure. Ilse
était encore chaudement étendue sur lui, elle l’étouffait.
« Ah, tu veux m’étrangler, vermine ! » Il la rejeta d’un
haut-le-corps. Ilse connaissait ces cauchemars pendant
lesquels il soutenait des combats avec l’invisible et
parfois la frappait ou l’injuriait sans se réveiller. Elle se
faisait passive, comme inexistante, en attendant que
passât dans le torse arc-bouté l’orage du sang.
— Qu’est-ce qu’il y a ? L’alerte ? dit-il d’une voix
infantile.
… La mitraillette, d’énormes tenailles d’étranglement,
des vers blancs dans l’immondice chamelle, le tétanos,
une voûte trouée par le ciel ; et les Schulze ronflaient
dans la chambre voisine pleine d’une rumeur d’étable…
« Ilse », dit Franz, plaintivement.
— Tâche donc de dormir, mon homme, répondit-elle
avec rudesse. Il va faire jour.
*
Le dossier de l’infirmière Erna Laub avait
naturellement « fait l’objet » d’études attentives dans les
bureaux compétents… Fille de l’ingénieur-agronome
Oscar-Julius Laub, membre du Parti National-socialiste,
vice-président d’une Association nationale à l’étranger,
chargé de missions délicates, bien noté, disparu en 1941
dans un camp de prisonniers civils de l’Obi-Nord, Sibérie
orientale (rien de plus sur Oscar-Julius) ; Erna, fille
unique, célibataire, infirmière, diplômée à Riga par la
Croix-Rouge ; parlant le russe depuis son enfance,
quelque peu l’espagnol pour avoir accompagné son père
pendant un séjour de six mois que l’agronome fit au
Pérou ; parlant bien le français, plusieurs voyages à
Paris ; parlant l’allemand avec un léger accent slave. Les
notes traitant du caractère d’Erna Laub se peuvent
résumer ainsi : très patriote, membre de l’Association
nationale des Femmes, laborieuse, consciencieuse,
médiocrement intelligente (souligné). Ne prenait jamais
la parole aux réunions, mais applaudissait avec passion.
Donatrice généreuse. Peu sociable, des mœurs strictes,
pas d’enfant (souligné, mauvaise note). Curriculum vitae
du temps de guerre :… franchit les lignes de Lithuanie
avec un groupe de prisonniers, évadés de la captivité
russe, qui soutint un combat de vingt-huit heures contre
la bande Sokoline. Légèrement blessée à l’épaule, exerça
par son moral élevé une influence favorable sur ses
compagnons. Personnellement connue du
Standartenführer F. M. B., ex-communiste, membre
dévoué du Parti, tué à… et du lieutenant-colonel
H. W. W., ami d’enfance de son père. Aucune capacité
politique. Au physique : quarante ans, paraissant plus
jeune, taille moyenne, bien faite, sobrement vêtue,
correction extrême du maintien. Châtaine, les cheveux
lissés et tirés au-dessus du front, ramassés en chignon
sur la nuque et parsemés de fils gris ; les yeux gris-bleus,
le pli des lèvres exprimant la sévérité.
Discrètement accompagnée par des papiers
confidentiels qui traçaient d’elle ce portrait assez
ressemblant, l’infirmière de première classe Erna Laub,
généralement bien pourvue d’argent, recherchait le
travail à l’arrière immédiat des fronts, où précisément
ses collègues l’évitaient plutôt en faisant jouer des
protections (malgré la règle draconienne) et même des
relations amoureuses. On ne lui connaissait qu’une
liaison à Breslau, avec un officier-aviateur de vingt-six
ans qui se distinguait au front de l’Est. Après ses
randonnées au-dessus des dépôts de munitions de
l’Armée rouge, cet as, beau comme un Siegfried, qui se
droguait quelquefois, obtenait sans peine de ses chefs
une permission de vingt-quatre heures pour aller avec
Erna au concert et finir la nuit dans ses bras de statue
complaisante. Il ne s’arracha à ces bras, encore ravi de
leur étreinte, que pour périr assez mystérieusement
d’une balle perdue, pendant une panique nocturne, dans
la ville même. Les soupçons se portèrent sur des
travailleurs polonais que l’on passa par les armes sans
histoires. À quelques jours de là, l’escadrille d’élite du
défunt fut détruite dans ses hangars, magnifiquement
camouflés et isolés, par des bombardiers russes d’une
précision fantastique. L’infirmière Erna Laub, plus loyale
à la patrie qu’à l’amitié, dénonça par écrit les
imprudences de langage d’un officier qui buvait trop,
couchait sans discernement avec les premières venues,
racontait ses exploits de toute nature, bref, négligeait les
précautions élémentaires et qui ne fut, vu ses états de
service, que rétrogradé et transféré de l’aviation à une
unité disciplinaire de l’infanterie où le combattant ne
durait pas plus de quarante-cinq jours en moyenne. La
courageuse délation d’Erna Laub accrut la confiance
qu’elle inspirait. Elle fut par la suite désignée pour
soigner (« avec un dévouement exceptionnel ») le
général d’armée von G. qui, guérissant d’une fracture
grave du crâne, mourut d’une septicémie foudroyante
quatre jours après être entré en convalescence… Cela se
passait dans une villa sanitaire de Bad-Schanden, dans
l’Erz-Gebirge. Un paysage de montagnes et de brumes
blanches s’encadrait dans la croisée, tellement paisible et
revigorant que le général d’armée von G. éprouva en le
contemplant le sentiment de revenir à la vie. Les
infirmières lui offrirent la première tasse d’un café
chaud, délicieux, envoyé par le Feld-Marechal, et il leur
parla avec innocence de sa jeunesse d’alpiniste, de ses
explorations en Anatolie, de ses fils tués, d’une exécution
de Juifs à Tarnopol, accomplie par les petits bandits de la
Brigade des représailles, les pires soldats du monde ! Il
expliqua aussi que le nom même des Slaves dériva dans
l’antiquité du terme latin slavus, esclave, tant ces
peuples asiatiques des steppes avaient dès alors une
nature servile. Érudit, le général von G. discuta avec
humour les deux autres versions imaginées par des
philosophes et qui feraient dériver « slave » de slovo,
verbe, en slavon ou de slava, gloire, en slavon également,
car – et c’est le pire ! – les esclaves prétendent au verbe
et à la gloire ! Erna Laub le supplia plusieurs fois de ne
pas se fatiguer en parlant ; à la tombée du jour, elle lui fit
une piqûre calmante. « Il est sauvé, répétait-elle, quel
grand homme de guerre ! Et quel causeur éblouissant ! »
La fièvre éclata le lendemain. L’infirmière s’offrit pour
une transfusion du sang, mais elle n’était pas du même
groupe… La famille en deuil envoya chichement cent
marks au personnel sanitaire.
… Les deux parachutistes américains isolés dans une
mansarde du IVe Hôpital de campagne, qui voyaient
plusieurs fois par jour Erna Laub entrer dans leur
pigeonnier, la détestaient. Entre eux, ils l’appelaient Old-
Lace, Vieille-Dentelle, à cause d’une pièce intitulée
Arsenic et vieilles dentelles. Ils écoutaient, partagés entre
la peur et l’espoir, le halètement de la bataille engagée
au-delà de l’horizon. Le silence soudain des artilleries les
plongea dans une telle apathie qu’Old-Lace, notant des
reprises de température, les considéra d’un œil du
jugement dernier. Elle était debout près de la porte,
svelte, en blanc, et son visage leur paraissait d’une tête-
de-mort prussienne. La porte se referma sur cette tête-
de-mort. « On est fichus », dit le jeune homme de
l’Arkansas au jeune homme de l’Illinois, sans savoir s’ils
parlaient seulement d’eux-mêmes, de la bataille proche
ou de la guerre universelle. « T’as vu cette gueule de
poison ? » Old-Lace revint leur donner des cachets.
Inclinée sur l’oreille du jeune homme de l’Arkansas, elle
demanda : « Speak french ? » Le parachutiste retint un
juron, mais répondit : « A bit, je comprends. » Vieille-
Dentelle-Poison murmurait incroyablement : « Courage.
You have won, gagné la bataille. La division d’élite
détruite, comprenez ? » « Ja », fit le blessé qui croyait
rêver et il admira stupidement l’austère visage dépouillé
de sa signification de mort. L’infirmière mettait un doigt
sur ses lèvres.
« Ce n’est pas possible, dit le jeune homme de
l’Illinois, tu dérailles… » Mais il avait vu le doigt sur les
lèvres. « Elle est étonnante, elle est prodigieuse, what a
woman ! Quels imbéciles nous étions ! » Leur
température s’améliora. Cependant, au mess, le capitaine
Gerhard Koppel et le médecin Heiderman pesaient
devant Erna Laub le sort des deux prisonniers. « J’ai
bien envie, disait le docteur Heiderman, de les finir tout
doucement… Il y a une circulaire qui nous en donne le
droit… Vous savez bien que si Altstadt tombe, il n’y aura
pas de moyens de transport pour tous nos blessés… » Le
capitaine Koppel objectait que la circulaire était en
contradiction avec un ordre postérieur du chef de la
division, ordre justifié par des raisons d’information…
Erna Laub fit preuve de sens politique : « Précisément, si
la ville tombe, ces prisonniers serviront indirectement à
protéger la population… » « Et puis, ajouta-t-elle avec
tact, vous déciderez toujours au dernier moment. Ce
serait l’affaire de deux minutes. » S’il y a bien entendu un
dernier moment, même de deux minutes, et quelqu’un
pour y décider quoi que ce soit…
Cette pensée du dernier moment traversa les trois
têtes en y agitant les inquiétudes et l’attente inavouables.
Koppel estima que la situation locale s’aggravait, mais
que la situation générale s’améliorait en dépit des
apparences. On ne savait jamais, avec cet officier
exemplaire, s’il croyait ce qu’il disait ou s’il disait ce qu’il
fallait croire. « Berlin tient, les plans de l’ennemi sont
déjoués par le temps ; les franges de territoire que nous
cédons n’ont pas plus d’importance que les destructions
qui ne compteront pas si nous reconstruisons tout à
neuf… Entre nous, beaucoup de vieilles pierres
historiques tout à fait respectables appelaient depuis
longtemps la pioche du démolisseur… Le juste respect
qu’elles inspirent nuisait à l’urbanisation moderne… Et
ce que nous reconstruirons sera tout aussi historique… »
Il finissait de se ganter avec un petit rire. Flexible et
droit, agréablement blond, découpé en grandeur
naturelle, âme comprise, dans une revue de modes
militaires. Était-il aussi sincèrement pénétré de haute
sottise officielle qu’il le paraissait ? Ou l’endossait-il,
cette sottise, comme il revêtait le matin, après s’être
douché à froid, l’uniforme bien brossé par son
ordonnance ? S’incorporait-elle à son mépris d’autrui ou
lui donnait-elle le plaisir secret de railler les lâches ?
Koppel continua : « Nous n’avons plus besoin que de
quelques semaines pour mettre au point une nouvelle
technique de la guerre… L’Angleterre sera détruite quand
elle s’y attendra le moins. La vraie guerre de demain ce
sera l’invention scientifique… »
Le docteur Heiderman, un nerveux anémique,
approuvait, ne se permettant que l’approbation. Il n’en
était pas moins malade d’anxiété, cela se voyait, et le
regard de Koppel glissait sur lui avec un dédain poli.
« C’est à moi, Erna, que vous vous en référerez au sujet
des deux parachutistes, sitôt que l’ordre d’évacuation
aura été donné. » « Et si vous êtes absent, capitaine ? »
demanda l’infirmière, en insistant à peine sur le mot
absent, assez toutefois pour qu’il effleurât la notion de
mort. Le bon officier ne sait pas quand il se gante pour la
dernière fois. Si, par hasard, vous étiez tué ce soir, mon
capitaine ? Koppel trouva la question naturelle bien que
déplaisante, et il affecta d’ignorer le médecin. « En ce
cas, vous déciderez vous-même, Erna, selon votre
intuition du moment… » La petite moustache du docteur
Heiderman se retroussa pitoyablement et Koppel vit
commencer le chaos. Quoi de commun entre un coup de
timbre étouffé, un retroussement de moustache sur une
binette de pleutre et l’immense désordre où l’on se noie ?
L’inutilité de tout éclate et par-dessus tout l’inutilité de
résister à l’évidence. Koppel, tu seras tué un de ces soirs,
sans tarder, et cela ne servira à rien. Ta décision de n’être
point fait prisonnier ne sert à rien. Les inventions
viendront après, si elles viennent, trop tard pour toi, trop
tard pour tout. Koppel se retourna en s’en allant, dans
l’intention de dire : « Achevez donc les deux
prisonniers » — et que quelques-uns encore de ceux qui
me tuent soient tués avant moi ! Seulement, le désordre
déferlait déjà. Koppel craignit de montrer à une femme le
trouble qu’il sentait au fond de ses propres yeux. Il ne dit
pas ce qu’il voulait dire. Le docteur Heiderman poussa
un soupir, « Vous êtes asthmatique ? » fit Koppel sur un
ton insultant, car il pensait : « Tu seras tué, toi aussi, sale
froussard ! » C’est cela la défaite, on la perçoit comme la
dent la carie, elle vous empoisonne l’haleine. Le
monstrueux désordre montait, emportant des bruits de
robinets, de timbres, de camions dans la cour, de
geignements de blessés, et des idées sonores comme des
coups de poing de boxeur. Koppel se déganta lentement
pour se déganter, et il retint l’infirmière, le médecin, il
s’écouta parler :
— J’attends le miracle de notre génie technique. Nous
serons peut-être bientôt en mesure de faire sauter la
moitié de la planète. Je crois savoir que les expériences
se poursuivent avec succès…
La porte claqua, une voix furieuse jeta : « Erna ! Nom
de Dieu, venez vite, êtes-vous sourde ? Vous aussi,
Docteur, vite. » Le timbre frémissait. Quand tout sera
perdu, un timbre absurde continuera d’appeler dans des
caveaux blancs et des verres continueront de béer sur les
tables après la décomposition de nos bouches… Allons-
y ! Désigné pour conduire au crépuscule une unité
spéciale, réduite au tiers de son effectif, dans la brèche
ouverte par le sacrifice de la division d’élite, Koppel s’en
alla d’un pas de somnambule énergique. Sous le porche
de l’ancienne hôtellerie de tourisme, il croisa en les
saluant les derniers écrabouillés de la division. Le talus
de la route servait de litière à des hommes ensanglantés.
De répugnantes civières allaient et venaient
précipitamment, portées par des brancardiers aux
orbites noires. Travailleurs du dernier jour ! Au milieu de
la cour, nu-tête, agitant sa crinière blanche de fantoche
bourré de dignité, le médecin-chef présidait lui-même au
triage : « Opération immédiate, j’y vais dans cinq
minutes, à la grange, celui-là, rien à faire, — amputation,
c’est simple, ah, foutez-moi la paix, mon bonhomme !
Cas difficile, à revoir, courez, Loschek, non, pas celui-ci,
l’autre, voyons ! Vous, téléphonez à l’hôpital auxiliaire
que je refuse – je refuse – de recevoir les soixante
annoncés ! Non ! Vous dites ? Tête de bois ! Au cimetière,
oui. La gaze vous fait défaut ? Quoi ? Les anesthésiques ?
Je m’en moque. Dites à Herr Brückmeister que s’il n’y en
a pas à six heures je le fais traduire en cour martiale…
Attention, doucement. Double amputation immédiate,
oui, Docteur… Triples idiots ! Vous ne voyez donc pas
qu’il est mort ? Je ne soigne pas les morts, moi ! »
Sarcastique : « Vous ne savez donc plus distinguer une
syncope d’un décès, jeune homme ? Herr Brückmeister
ne répond pas ? Il déserte ? Un chien, un chien puant,
vous dis-je ! »
Ce n’était ni la place ni la tâche du médecin-chef, il
méritait un blâme de ses supérieurs. Il fit au colonel qui
s’avançait vers lui, à travers la cohue des brancardiers et
des civières, un salut funèbre et regarda ailleurs. La tête
cramoisie du colonel, posée à même les épaules,
annonçait un commencement de congestion cérébrale.
Eh, si vous voulez mettre de l’ordre là-dedans, vous, mon
colon, tâchez d’abord de ne pas claquer comme une outre
trop pleine d’ordure et de bière, et sachez que vos
blâmes, vos engueulades, vos ordres, je m’en torche le…
Le colonel parlait confidentiellement, le médecin-chef
entrevoyait une cuisse déchirée, couverte de boue, où la
blancheur du fémur luisait… « Non. Je suis le maître ici.
Un ordre écrit, allez chercher un ordre écrit, s’il vous
plaît ! Avancez les grands blessés, vous autres ! Crétins !
Continuez le triage, vous, l’endormi… Vous me
rejoindrez à la salle d’opérations… » Le colonel cramoisi
contempla stupidement un autre colonel, au visage
verdâtre, que l’on transportait. « Qu’est-ce qu’il a ? »
« Le colonel est éventré, Monsieur le colonel… » « Ah,
très bien, mon ami… » L’ensemble des hommes
verticaux et des hommes horizontaux tournoyait et il y
avait de vastes nuages blancs. Le médecin-chef courut
vers le porche, embrassa d’un coup d’œil les nuages, le
talus de la route bordée de hêtres pâles, la multitude des
blessés qui semblait émettre en chœur un seul
gémissement harmonieux. On vit la blouse blanche et les
cheveux blancs se jeter au-devant d’un camion : « Allez
au diable ! Je défends de décharger ! Plus de place ! » Un
murmure flottait dans l’air : L’aviation, l’aviation,
dépêchez-vous.
L’infirmière Erna regardait le chaos d’une fenêtre du
pavillon des officiers. Koppel disparaissait au tournant
de la route, allant à petits pas vers sa destruction, pas de
doute ! Le colonel remontait dans sa minuscule auto
verte sur laquelle un boa était peint en gris ocre : avalé
par le boa. Un camion embouteilla l’auto, le colonel
ressortit du ventre du boa en gesticulant d’un bras court :
personne ne le voyait ni ne l’entendait. La sonnerie
étouffée de l’alerte continuait son crépitement obstiné
dans les salles parce qu’un avion, volant bas, surgissait
au-dessus des bois. Erna prit le téléphone intérieur :
« Faites taire votre crécelle de malheur, elle ne sert à
rien, tas d’idiots ! » Elle discerna sous les ailes du
monstre les couleurs de l’ennemi. Il passait sinistrement,
sans s’occuper de l’Hôpital IV, mais l’instant suivant une
lente explosion fit trembler ce qui restait de vitres (moins
il y en a, plus elles tremblent, les vitres). Le parc
automobile réservé pour l’évacuation recevait la purge
céleste, bien visé. Erna consulta sa montre. C’était
l’heure du pansement du gamin.
Le gamin aveugle supportait assez bien ses ténèbres,
mais il avait encore une plaie purulente à l’aine,
traversée de sondes dont le renouvellement le faisait
souffrir atrocement, « C’est vous, Erna ? » demanda-t-il
d’une voix qui fit le grand calme. « Ce n’est pas pour la
face, n’est-ce pas ? Parlez-moi. J’entends tous les bruits.
Je me sens beaucoup mieux, vous savez. Je pensais à
vous. Que se passe-t-il ? » « Rien de nouveau, Tony…
Buvez… » Les plaies de ses orbites vidées d’yeux ne le
tourmentaient pas. Le bandeau ôté, il présentait une tête
hideusement fascinante : d’amples mèches châtaines se
courbaient sur un front bombé, il avait le nez rectiligne,
la bouche grave et les trous démesurés des orbites,
montrant par endroits la pâleur de l’or, dévastaient ce
visage voué à la nuit. « Si seulement je pouvais croire en
Dieu ! » pensa Erna. Elle se promettait de faire à
l’aveugle une ultime piqûre d’apaisement, dès que ce
serait possible. « Qu’il dorme, qu’il dorme à jamais,
Tony. » Si elle aimait encore quelqu’un sur la terre, ce
n’était plus que ce grand enfant suspendu dans la nuit
intérieure entre le néant et un reste de vie amère à
boire… Sa fiche, inventée par un humoriste à fusiller,
disait : « … 22 ans… dessinateur… actions d’éclat. »
Ils avaient eu un jour ce dialogue : « Vous avez
confiance en moi, Tony ? » « Oui. » (Erna évita de faire
allusion à la vue.) « Comment croyez-vous que je suis ? »
Il réfléchit, bizarrement éclairé d’un sourire sans regard
possible, « Jeune, très jeune… » (Erna se sentait vieillir,
merci, aveugle !) « Grande… mince… les cheveux soyeux,
de longues tresses ramassées… Loyale… compréhensive.
Simple… » (Les cheveux durs d’Erna commençaient à
grisonner. Loyale, certes, mortellement, et pourtant le
mot la souffletait. Compréhensive, oui, et sachant que le
pire supplice est de comprendre. Simple, dans la
complexité infernale…) « Vous vous trompez un peu,
Tony. Pas de tresses, la crinière rude… » Qu’il me croie
jeune ! « Laissez-moi vous toucher », dit-il en élevant
une main transparente. Elle prit cette main dans les
siennes. « Et je suis dure… » « Il faut l’être », dit
l’aveugle, d’un ton pénétré. « Soyez-le, Tony, et
répondez-moi sérieusement. Je suis votre amie. Voulez-
vous vivre ? – ou (accentuant un peu, à mi-voix) non ? »
Elle observa de presque imperceptibles mouvements, sur
ses narines, ses lèvres, les rides prématurées autour de sa
bouche… « Mais croyez-vous que je puisse vivre, Erna ? »
(Il faut toujours, toujours trahir et mentir !) « Oui. »
« Alors, je le veux. » Il faut aussi trahir la pitié qui est la
dernière forme de l’amour. L’infirmière pressentit que
cette fois elle mentait encore. « Eh bien, vous vivrez,
Tony, je le sais. » Elle se força pour faire semblant de rire
(que le rire mente aussi !). « Je ne me suis jamais
trompée… » Le médecin en charge prenait vingt-quatre
heures de repos, elle pouvait ce jour-là délivrer Tony.
Elle regretta de ne pas l’avoir fait.
Tony grinça des dents tandis qu’elle renouvelait les
compresses antiseptiques de l’aine, remplaçait les
drainages. Un testicule bleuissait sous le membre
amenuisé, « Je ne vous ai pas fait trop mal, Tony ? » Il
sourit, des gouttelettes de sueur sous les narines. « Trop,
non. Assez… Vous êtes bonne… Je sens que vous êtes
contente… Est-ce vrai ? »
Pourvu qu’il ne demande pas pourquoi !
— … C’est vrai. Reposez-vous. Je repasserai.
Des pas couraient dans l’escalier. Quelqu’un geignait
misérablement. « Erna, venez vite à la salle
d’opérations… » Contente du chaos, de l’agonie d’un
monde, contente ! Il ne faudrait plus jamais prononcer le
mot bonté, Tony, c’est un mot dépourvu de sens, un mot
aveugle… Les vieilles solives de la salle d’opérations
étaient noires. Des formes blanches s’inclinaient,
bougeaient autour de formes allongées. Les lampes
créaient un brouillard de clarté asphyxiante entourée de
pénombre viscérale. On entendait les ciseaux couper
dans le drap, le cuir, afin de dégager les plaies. Trois
chirurgiens, drogués de benzédrine afin de ne pas céder à
la fatigue, travaillaient, à demi masqués, dans la chair
vive, le pus, la gangrène, la chair moribonde,
l’hallucination. Des instruments en acier luisaient,
merveilleusement purs et méchants, maintenus à travers
les tortures dans un désordre intelligemment ordonné.
Des bassins se remplissaient d’ouate rougie, mêlée à des
lambeaux de chairs. Dans le baquet, près de la porte,
gisait une grosse oreille d’homme, velue, rose, sur des
mèches de cheveux de plusieurs nuances et des doigts
coupés. Des tubes de caoutchouc et des fils électriques
décrivaient dans le brouillard des courbes souples…
Erna, obéissant à un signe, immobilisa entre ses paumes
la tête d’un homme à la gorge déchirée dont elle perçut
de suite le dernier frisson. Le docteur Félix lâcha son
bistouri, s’inclina hypnotiquement sur la face verdie,
murmura : « Fini. Emportez… » Et il se détourna avec
lassitude. Sur la table voisine, un colosse à l’abdomen
découvert, étoilé de plaies, délirait dans une incohérence
euphorique : « Ha ha ha ha. La Chênaie… Quatre mille…
Trois mille six cents marks… Hortensias ! Maman… »
Après une longue plainte, il déclama un vers de La
Neuvième Symphonie : « … Nous pénétrons, ivres de
joie… Ton clair sanctuaire… ivres de joie… » Erna
déposait doucement le masque de l’anesthésie sur une
tête fiévreuse, pareille à un nœud de racines arraché de
terre.
… Le personnel du service de jour se divertissait la
nuit parce que la vie est brève, la mort facile (en un
certain sens), la joie fugace,
le garçon est pour la fille,
la fille est pour le garçon !

La ville détruite s’assoupissait. Les patrouilles y


suivaient des itinéraires périlleux qui s’entrecroisaient
avec ceux du plaisir des privilégiés munis de laissez-
passer. On chantait en sourdine au milieu de noirs
décombres, dans des chambres pareilles à des repaires
de naufrageurs, autour de nappes aux jolies couleurs, en
buvant l’extraordinaire scotch-whisky raflé dans une
déroute des Américains, le dernier champagne du grand
pillage de France, le doux vin du Rhin qu’on nomme
Liebesfraumilch. Le-Lait-de-la-Femme-Aimée, le café
des chefs volé à l’intendance ; et chaque bouteille, si son
histoire eût été connaissable, eût signifié un sanglant
mélodrame plein d’épisodes de la fin d’une civilisation.
« Les trophées que les armées victorieuses conservent le
plus précieusement, disait Conrad, et jusqu’à la dernière
minute de leurs propres défaites, ce sont les
bouteilles… » Des héros, survivants d’unités anéanties,
organisaient des parties multiples, faute de place pour
l’intimité, et puis c’est plus gai, la fière, la pas fière
chiennerie des guerriers ! Les couples se roulaient où ils
pouvaient, mêlant les bouches, les seins, les ventres, les
bas-ventres, les rires, les accès de pleurs, les fureurs, les
joies. Ensemble, doucement, allegretto :
Faisons l’amour
Sur la fosse,
La fosse commune
Nous attend !
C’est toi, ma fosse,
Adelina !
Les vers nous mangeront après.
Après, après, après, après, après !
Herminia, Adelina !

Ou bien tout à coup, sur un mode de lamentation


lyrique, si prenant que les yeux des Adelina se
mouillaient et qu’il fallait se mettre à cinq pour
empêcher un aviateur de décharger son revolver sur tout
le monde :
Douce jeune fille au souffle frais,
Marlène aux hanches désirables,
Qu’attends-tu là, sous le croissant ?
Celui qui ne reviendra plus !
Marlèène, Marlèène !

Je ne sais plus, confessait un grenadier du Bataillon de


la Mort, si je pourrai encore coucher avec une femme
autrement qu’en troupeau et en la battant… J’ai essayé,
figurez-vous, avec une dame fort aimable et bien faite,
dans des draps propres, figurez-vous, et j’ai été
impuissant, moi ! » On lui répondit gaîment : « La
question ne se posera plus, mon vieux ! » En effet (in
aparté) :
Vive la guerre éternelle !
L’Empire du Monde,
La Fin du Monde,
La grande tombe universelle !

Ça, c’était sur l’air de la marche la plus entraînante, les


paroles de Conrad, répandues avec un succès inattendu
par le Service Secret qui en recherchait l’auteur. À la
faveur des beuveries et des bagarres fraternelles (après
quoi le mort, jeté dans la rue, serait attribué aux bandits
polonais), Erna rencontrait Conrad aux poumons
perforés, volontaire de la garde de sécurité pour les
services nocturnes, garçon maigre, convenablement
casqué, astiqué, d’une apparence timide et décidée. On
pensait d’eux qu’ils préféraient prendre leur plaisir en
plein air, adossés à des murailles crevées, comme les
bêtes errantes, et cela fournissait un sujet de
plaisanteries anecdotiques.
— Eh bien ? demanda anxieusement Erna, quand
Conrad fût venu la chercher et qu’ils se trouvèrent
dehors, sous un portail de banque encore dressé entre
des étendues de dévastation.
— Le Comité a trouvé un nouveau local, répondit
Conrad.
— La voix ? Identifiée ?
— Non. Je soupçonne un mutilé que la patrouille du
caporal Boemh a rencontré vingt minutes plus tard.
J’éclaircirai. Viens. Attention. Six marches à descendre,
un trou à sauter, il y a de l’eau dedans. Tiens-toi bien à
mon bras, pas possible d’éclairer.
Conrad n’usa de sa torche que lorsqu’ils rampèrent sur
de la poussière de ciment et de papier brûlé. L’abri se
trouva réellement confortable, propre, d’un froid tombal,
éclairé à la chandelle. Erna serra des mains : Bartek,
délégué des Polonais, Alain, délégué des Français,
l’Espagnol Ignacio. Puis elle regarda. Des armes, des
conserves, des vêtements, trois tas. La surprise, ce fut
d’apercevoir deux coffres-forts majestueux, légèrement
penchés l’un vers l’autre, intacts.
« Hein, dit Conrad, délégué des Allemands, nous
touchons le capitalisme à la base. Quant à la
superstructure… »
Il passa tout de suite aux renseignements techniques :
— Le cubage d’air ne permettrait d’héberger ici qu’une
dizaine de personnes, vu l’aération défectueuse. En cas
de bombardement, risques d’inondation. Repérage
théoriquement très difficile, sauf imprudence coupable.
Les deux écoliers qui avaient découvert l’endroit ont été
évacués vers la Thuringe. Ils cachaient ici des pommes de
terre.
Le cordonnier Bartek, fort de son expérience d’officier
d’état-major, estima que les Américains prendraient la
ville avant huit jours ; il s’adonnait aux pronostics
sérieux et les siens n’impliquaient pas plus de 50 %
d’erreur, reconnaissait-il, proportion honorable pour un
tacticien formé par une école de guerre dont les maîtres
n’avaient jamais rien compris… À part deux groupes
d’ouvriers de l’armement, ses Polonais se montraient
indisciplinables. Ils se battaient chaque nuit : sept
fusillés, hier ! Alain rapporta la formation d’un Comité
de résistance passable dans le Kommando français le
plus privilégié parce que le plus pourri. Alain redoutait
les gangsters, les mouchards, l’antisémitisme, la radio,
les fricotages. Il demanda deux clients courageux, en
tenue petite-bourgeoise, pour une mission délicate. « J’ai
les deux clients, dit Ignacio. Moi, l’un. L’autre un
trotskyste madrilène que je connais bien… » Erna lui jeta
un singulier regard, « Mais oui, chère amie », insista
Ignacio sur un petit ton railleur. Alain fit : « D’accord. »
Conrad résuma l’information générale. La division
d’élite – toute la ville en parle – fondue sous une tempête
de bombes sulfureuses et cætera, mise en bouillie par le
Sherman, ses derniers restes mitraillés par une aviation
méticuleuse, faute de protection aérienne. Formée de
vétérans, recomplétée avec les jeunes classes, une moitié
de fanatiques, une moitié de trouillards qui marchaient
au feu comme des condamnés au supplice, réconfortés
par les exécutions sommaires. Effectifs réduits, du reste.
« Quels étaient les trouillards ? », demanda Bartek,
professionnellement intéressé au problème du moral des
combattants dans les situations exceptionnelles, « Les
uns et les autres », dit allègrement Conrad. La
population, prostrée. « La petite bourgeoisie, vautrée
dans les vomissements de sa lâcheté… » « Brr ! »,
constata Ignacio, « Style noble. » « Je suis exact. Elle a
toujours été comme ça. » La Volkssturm, démoralisée, à
l’exception d’une compagnie de Jeunes Loups intoxiqués,
constituée d’adolescents de familles nazies. « Ceux qui
n’ont pas déserté se feront hacher, ce sera parfait… Bon
débarras. La matière cérébrale à dix-sept ans est
funestement malléable, j’en ai presque le dégoût de la
jeunesse… » Un marché noir étonnamment florissant,
Gott sei Dank ! Dieu soit loué ! approvisionné par
l’intendance. Les vêtements civils en forte hausse, les
papiers d’identité, cartes d’alimentation, certificats
officiels, en baisse, la demande colossale facilitant les
opérations en gros et les faux comblant presque la
demande. Le Parti, malade : le groupe des enragés
méditant des suicides et la résistance dans des réduits de
montagnes, (« Plus qu’idiot », plaça Bartek.) On
reconnaissait des erreurs d’idéologie et de politique ; il
eût fallu décapiter il y a longtemps la caste militaire. Les
enragés, numériquement insignifiants, mais capables de
quelques folies. Le gros du Parti, stupide et découragé,
quantité de débrouillards évacuant en secret les portraits
du Führer, les Mein Kampf bien reliés, les uniformes et
brassards, ce qui nous permet de nous en procurer. Ces
rats ne pensent qu’à fuir le bateau, mais comme ils ont
une peur délirante de l’eau salée, c’est compliqué. Les
vieux ouvriers, quelques-uns excellents, la plupart
désorientés par l’amertume. « Il faut les comprendre.
Deux guerres, une révolution, des inflations, des crises,
des cassages de gueules, du chômage, de la démagogie,
l’antibolchévisme, le pacte avec le bolchévisme, la guerre
au bolchévisme, un tourbillon d’événements noirs en une
génération ! Le plus grave pour eux, c’est qu’ils étaient
des hommes sensés… » « Abrège », dit Alain. « Bon. Les
communistes plus actifs que les social-démocrates, les
social-démocrates plus sûrs… »
Erna intervint d’un ton neutre :
— Le souci de l’unité commande que l’on s’abstienne
de faire de la psychologie politique… Bref, qu’est-ce que
les gens pensent ?
— Qu’ils sont en enfer, que demain sera pire
qu’aujourd’hui, qu’il n’y a plus rien à croire, plus rien à
espérer, qu’ils voudraient bien tout de même ne pas
crever tous…
Ignacio adopta un ton disert :
— Ils procèdent malgré tout d’une saine philosophie
de la nature. À défaut de psychologie politique, ils ont
une mentalité zoologique… Et vous auriez grandement
raison, Erna, si nous pouvions oublier beaucoup de
choses… Très partisan de l’unité, moi, mais si j’étais dans
l’Est et si le PC prenait le pouvoir, je ne vous cache pas
que je prendrais, moi, mes petites précautions
personnelles : Underground zwei, numéro deux !
Bartek l’approuva d’une grimace névralgique. Alain se
renfrogna sur un haussement d’épaules. Le Polonais
amusa le Comité en allant ausculter l’un des coffres-forts
contre la paroi duquel il colla l’oreille. « Il se passe
quelque chose de nouveau, dit-il. En dix-huit heures,
vous pensez si j’ai étudié le cœur inflexible de ces idoles
financières. Il réagit aux grandes émotions terrestres. Je
conjecture qu’un pilonnage d’artillerie a repris en
direction ouest-ouest-nord… »
Conrad reconduisit Erna par l’autre issue : un bon
local doit avoir deux issues… Le couple déboucha sur une
artère autrefois commerciale du centre, étrangement
conservée, étrangement animée. De grands îlots
d’immeubles déchiquetés s’y maintenaient debout, avec
leurs vitrines aveuglées, leur vide intérieur ; et
l’architecture rappelait confusément des paysages du
Colorado et de l’Afghanistan, connus par la géographie :
montagnes verticales sculptées en châteaux-forts… Le
long de la chaussée bien déblayée un convoi de camions
s’étirait, colossal serpent de voitures noires, grondantes
et chuintantes, dirigé par des lueurs obscures. Un gamin
sanglé dans des cuirs vérifia le laissez-passer d’Erna, la
carte d’immatriculation de Conrad. Zélé jusqu’à leur
éclairer furtivement le visage. « D’où venez-vous ? »
— Du lit, répondit Erna en souriant. Ça te fait envie ?
— Non, Fräulein. Passez. Ne traînez pas dans la zone.
La dernière infanterie motorisée remplissait des
voitures trapues d’un conglomérat de têtes serrées
autour de minces canons. Tout à coup, à cent mètres
devant, une grosse étoile blanche naquit dans le ciel
d’encre et elle déploya vers le sol une lente clarté
intolérable qui descendit en flottant sur les bâtisses
convulsées, éclaira le péristyle d’un cinéma… Le fez
écarlate, la moustache, les ronds de fumée des cigarettes
Khédive surmontèrent, au centre de cette inhumaine
lumière, le convoi effaré.
— Repérage précis, murmura Conrad. Hâtons-nous.
L’étoile s’éteignit, ayant aboli le silence du ciel où des
moteurs chantonnèrent, à haute altitude. L’étoile se
ralluma sous la forme d’un cri soudain, le terrible
« aaaah ! » d’un dément. Le cri plana lourdement sur le
convoi, en se répercutant dans mille échines glacées. La
masse humaine l’étouffa sous son poids comme on
étouffe le remords, comme on voudrait étouffer la peur…
Conrad passa son bras autour de la taille d’Erna, pour
l’apparence, car il y avait des yeux vigilants dans
l’invisible.
— J’ai quelquefois envie de hurler comme ce fou… Ce
fou qui est déjà tué, je pense. Je me contiens par
discipline, mais je me demande où est la plus grande
folie, si c’est dans la discipline ou dans le cri ? Erna, vous
jouez fort bien la femme aux nerfs en acier souple, et
vous êtes comme moi. Et tous ces hommes qui se taisent
en roulant vers l’abattoir, l’abattoir inutile, voudraient
hurler leur plainte à pleine gorge. Ça les soulagerait, le
convoi s’arrêterait, paralysé, les troupes spéciales
perdraient la tête, elles reprendraient avec trois minutes
de retard : AAAAH ! La bataille serait finie avant d’être
livrée. Les vainqueurs trembleraient en entrant dans ce
monde dément. Ce serait peut-être le triomphe de la
raison.
— Tais-toi, dit Erna, raidie, tais-toi ou je vais crier.
Le premier grondement massif d’un tir de barrage se
déchaîna quelque part. Les ruines vibrèrent, d’immenses
voiles se déchirèrent dans la nuit. Il y eut le silence des
hommes.
*
L’importance que les explosifs ont acquise par rapport
à la vie humaine n’est égalée que par celle du papier. À
peine si l’on regarde l’homme ; le robot placé en faction à
l’entrée d’une trappe consulte « vos papiers », die
Dokumenten ; la décision se forme en lui par
l’engrènement de dates, de tampons apposés et de
paragraphes d’ordres arrangés en roues dentelées à
l’intérieur de son crâne, à trois centimètres environ au-
dessous du casque. Le robot dit : « Pas en règle, venez. »
Ce peut être le signal de votre petite mais capitale fin du
monde dans la grande fin du monde… Alain tenta
naturellement de discuter avec le robot et se fit même vil.
« Mein Kamerad ! Sehen Sie doch ! Mais voyez donc ! »
Je suis presque en règle, voyons, je ne suis que de
quelques millimètres à côté, admirez la carte bleue, le
papier rose, le permis de voyage (périmé), le certificat
de… ! L’homme-robot de la dernière heure, remonté à
bloc pour un zèle aussi vain qu’un vol de mouche puante
dans une déflagration de cheddite, ne voulut rien
entendre. Il avait le physique de l’emploi, l’authentique
tête de brute aux yeux liquéfiés. Le disque connu tourna
dans sa gorge en émettant la phrase de circonstance, la
même sous tous les climats, demeurée invariable dans la
pandestruction : « Vous vous expliquerez avec le
sergent. » Mais où était le sergent-robot ? Cent marks
eussent pu assouplir son sens des responsabilités, c’est-
à-dire le jeu détraqué de son horlogerie mentale ; c’est
encore du papier, cent marks, c’est pourquoi la magie
opère quelquefois… Alain mit en marche son propre
disque qui ne débita qu’un mot en série : « Ah, merde,
merde, merde, merde ! » Rien de plus contrariant que
d’être fusillé par erreur ou excès de zèle à l’avant-veille
de la délivrance, ou d’être le dernier tué d’une guerre
perdue, une minute avant le cessez-le-feu. Tant qu’on ne
l’est pas, toutefois, il reste la chance, ne nous résignons
pas. Si l’on dressait le compte des hasards qui vous ont
fait traverser, fragile, tremblant et vivant, une guerre
mondiale, on conclurait à l’indétermination totale de
l’univers, à l’absurdité souveraine, à l’existence d’un Dieu
inimaginablement fou.
Alain continua sa méditation dans une prison qui ne
ressemblait à rien de connu tout en ne différant
essentiellement d’aucune autre prison. Un soleil
bienfaisant comme une eau tiède sur un corps sale et
courbaturé chauffait cette arrière-cour d’une école
détruite dont le rez-de-chaussée et les caves servaient de
dépôt de prisonniers. Selon la rumeur, la prison
d’Altstadt, symboliquement épargnée par les feux du ciel
et de la terre, était surpeuplée d’ennemis du peuple, de
traîtres, de suspects, d’étrangers ; et tout un quartier
privilégié, qui recevait des rations de viande et de fruits
secs, hébergeait des membres indignes du Parti, pas
tellement indignes, qui sait ? Ils vendaient les pneus et
les vivres de l’armée, changeaient d’identité, jetaient les
uniformes, reniaient la Race et le Führer, mais dès que la
poigne de fer du robot leur tombait sur le cou, leur
repentir sincère émouvait, la foi leur revenait, faisant
reluire les services naguère rendus, on ne savait plus
qu’en faire en dépit des ordres implacables… Surtout que
les juges eux-mêmes… Ici, des barbelés improvisaient
une geôle provisoire comme l’existence même ; un
chemin de surveillance en planches branlantes,
surmonté d’une guérite, permettait au factionnaire
d’observer les cours, les entrées, les fenêtres, les latrines
réparties parmi des tronçons de murs écroulés.
Alain, couché sur le ventre, au soleil, voyait cheminer
sur les planches aériennes l’homme à la mitraillette, en
longue capote vert-de-sapin, qui, de dos, paraissait
massif et de face montrait un visage de convalescent
malheureux. L’Italien était couché vis-à-vis du Français.
Le Croate, adossé au mur de la pissotière, étendait ses
jambes écartées, le bas du pantalon retroussé au-dessus
des genoux, mollets et pieds nus au soleil. Des pieds
marbrés, gonflés, noircis, qui semblaient pourrir sous la
peau. Le Croate : un être chevelu, bâti pour la vigueur,
mais vidé, plongé dans l’hébétude. L’Italien, petit, les
prunelles vives et les mains agiles même au repos, dit :
— Quatre soldats seulement et nous sommes soixante-
dix au moins.
Le Français fit la moue.
— Les barbelés sont joliment bien disposés. S’il y avait
par hasard une pluie de noix sur cette charogne de ville,
j’aurais mon idée.
— On peut pas y compter, dit l’Italien, tristement.
L’Italien cligna de l’œil dans la direction du Croate
chevelu. « Pour lui, c’est tout vu. T’inquiète pas, il
comprend rien que son patois et soixante mots de
tudesque, à commencer par Schwein, cochon ! T’as vu la
plante de ses pieds, les veines de ses mollets. Il a pris la
bastonnade hier soir, il gueulait comme une équipe de
cochons qu’on égorge. Ça se passait dans le cagibi à
droite, la fenêtre à treillis de fer. Il sera zigouillé tout à
l’heure ou demain quand ils auront le temps ou l’envie, je
les connais. Y a pas de potence, on le pendra pas. Y a pas
de munitions, pas de peloton, rien qu’une balle ou
plusieurs dans le bide pour qu’il se voie mourir… C’est
Henschel, l’exécuteur, un gros qui ressemble à Goering,
dans le genre assassin, une voix d’eunuque, des yeux
noyés de graisse, des décorations sûrement volées… Il est
de congé ce matin.
— Et toi ? demanda Alain, sans curiosité.
— Possible que ce soit le même tabac. J’ai été pris en
franchissant les lignes, je travaillais au bétonnage, pour
l’artillerie. Mais j’ai des chances.
— Fascio ?
— Juste. Le cul dedans, la tête fraîche.
Le factionnaire maladif laissa errer sur eux un regard
affligé. Le Français leva la main, lui envoya un salut
amical, Heil ! en riant. L’homme à la mitraillette
sursauta, braqua vivement son arme en avant, répondit
d’une voix d’automate : Schweigen ! Silence ! et reprit sa
déambulation. Les prisonniers avaient bien vu ses traits
menus d’enfant débilité par un ténia.
— Je ne sais pas dans quoi il a mariné, celui-là, dit
Alain, mais si ce n’est pas dans la vidange de ses chefs, ce
doit être dans un hôpital de purulents.
L’Italien ricana, montrant des dents cassées.
— Je crois bien que nous sommes dans le quartier T :
condamnés probables à mort. Henschel est venu me
regarder d’un drôle d’air par-dessus le petit mur. Je ne
me pardonnerais pas de crever dans les trois derniers
jours du Grand Reich.
— Moi non plus.
Le factionnaire repassait au-dessus d’eux, sans les
regarder, la tête baissée. Le Français articula
doucement : « Blut und Tod ! Sang et mort ! » Le
factionnaire s’arrêta net, ils l’entendirent armer sa
mitraillette. « Bouge pas ! », souffla le Français à
l’Italien. Le Croate agita au soleil ses pieds nus. Et il cria
tout à coup, lamentablement, longuement : « Nein !
Nein ! Nein ! » Mais en face, le factionnaire tremblait de
fureur ou de détraquement. Rien ne se passa. Le Croate
retomba à son hébétude. Puis un petit homme à grand
képi surgit au-dessus d’une brèche de la muraille et
regarda. Il avait l’air d’un hibou humain ébloui de soleil.
Le factionnaire marchait sur la passerelle, le hibou
disparut. Il reparut par la porte d’appartement en bois
clair qui fermait l’enclos. Il sautilla vers le Croate chevelu
qu’il examina un moment sans émotion. Une chose
courte et dure s’abattit plusieurs fois, avec un léger bruit
mou, sur la tête embroussaillée du prisonnier qui
s’inclina sur le côté en poussant un soupir et finit par se
coucher singulièrement, plié en deux. Un sang noirâtre
descendit en filets sur son front. L’homme au képi relevé,
orné d’un aigle en argent, se retourna vers les deux
autres prisonniers. Ses bottes crissèrent, il était chétif,
élégant, sanglé dans un ceinturon noir. Les épaules
voûtées. L’Italien, lui tournant le dos, fit le mort. Le
Français, sans se lever, découpa un salut militaire. Le
hibou balançait au bout du poing un morceau de
tuyauterie métallique. La seconde s’enténébra. Le hibou
pivota sur ses talons. On l’entendit cadenasser la porte.
— Ouf ! dit Alain.
L’Italien entrouvrit sa tunique, montra le manche d’un
outil.
— J’avais ça, mais nous étions foutus. Tais-toi, y a rien
à faire, qu’à leur foutre ça entre les épaules, par-derrière,
vers minuit. Seulement, faudrait être dehors.
Le soleil était doux. Le factionnaire, chaque fois qu’il
repassait, ralentissait maintenant le pas. Le sang du
Croate, formant une flaque grandissante, semblait
l’hypnotiser. Alain se mordillait les lèvres. Il parla bas,
pour lui-même, offrant la nuque à la mitraillette :
— Blut, Blut, Blut, Tod, Tod und Tod ! Sang, sang,
sang, mort, mort et mort !
— Veux-tu te taire, souffla l’italien. Tu vas nous faire
tuer…
— C’est bien possible, dit Alain.
La voix d’obsession continua tout bas : Sang, sang,
sang, et mort, mort, sang et mort, sang…
La capote vert-de-sapin s’immobilisa au-dessus d’eux,
sur fond d’azur, en pleine lumière de midi. Bas, imitant
la voix confidentielle du Français, le factionnaire
commanda : « Schweigen ! Silence ! »
Le Français ne fit que baisser la voix, mais ce fut un
murmure distinct, un murmure obéissant : « Sang, sang,
sang, mort, mort et mort, sang, sang, sang… »
Cela dura des secondes ou des minutes, un temps
épais qui se coagulait comme du sang. La flaque noirâtre
s’élargissait. Le factionnaire marcha d’un pas inégal, la
passerelle craqua sous son poids. L’incantation
continuait. Le craquement de la passerelle cessa, un bruit
inattendu de chute fut suivi d’une immobilité solaire. Le
factionnaire, tombé sur les genoux devant la guérite,
n’avait plus son gros casque ; sa tête de gamin au crâne
rasé s’appuyait au bois.
— Je l’ai eu, dit Alain, la sueur au front. J’en étais sûr.
D’une autre guérite, un coup de sifflet partit. Des pas
coururent sur les planches. Plusieurs silhouettes
s’agitèrent autour du factionnaire qu’elles firent glisser
comme un sac, le long d’une échelle. Un garçon imberbe,
en bonnet de police, des grenades à la taille, arpenta
nerveusement la passerelle.
— Nous sommes foutus, dit l’italien.
— Oui, dit Alain.
L’enchaînement des choses en plein jour
s’accomplissait ainsi que dans un cauchemar de
déséquilibré. Le nouveau factionnaire contemplait la
flaque de sang sous la chevelure du Croate. Alain reprit à
mi-voix sa litanie : Sang, sang, sang, mort. Le gamin en
bonnet de police éclata de rire. À ce rire répondit du fond
de l’horizon une énorme rumeur de pneumatique qui se
dégonfle et ce devint un roulement d’ouragan, le lointain
sabbat des canons. Le gamin ceinturé de grenades
éteignit son rire dans une sorte de hoquet. Deux chefs
importants entraient dans la cour centrale, Alain les
aperçut par la brèche du mur. L’Italien se coucha
vivement sur le dos, les bras étendus en croix, riant de
toutes ses dents cassées, de son torse soulevé, les
paupières clignotantes à cause du soleil. Sa tête fut
proche de la flaque noirâtre, il sembla saigner aussi, en
riant. La litanie du sang continuait, le lointain sabbat
d’artillerie continuait, le calme du soleil continuait, des
commandements rauques se déchirèrent dans l’air.
… L’Italien et le Français comparurent ensemble
devant les deux chefs, dans un bureau propre ; il y avait
sur les accoudoirs des fenêtres des géraniums en fleurs.
Ils firent très bien le salut rituel. Le chef de la sous-
division de la main-d’œuvre étrangère près le Service de
sécurité Extraordinaire de la (et cætera), Fauckel,
interrogea lui-même le Français, pendant que, pour
expédier plus vite les affaires courantes, le sous-chef
adjoint de la Défense civile près le Département de la
mobilisation extraordinaire, rattaché au Contre-
Espionnage de la police secrète de l’État (tout ça ou autre
chose), Gutapfel, questionnait l’Italien. Fauckel portait
les cheveux en brosse rêche et il paraissait mâcher de la
gomme, mais ce n’était qu’un tic. Gutapfel avait les
cheveux pommadés, un col amidonné, la tunique
rebondie, un nez renflé, une sorte de groin. Les yeux de
l’un étaient plissés, minuscules et humides, les yeux de
l’autre éteints et proéminents. Ils se défiaient l’un de
l’autre. « Vous entendez, chuchota Fauckel à l’oreille de
Gutapfel, ça barde… Au nord. » « Au nord, vous
croyez ? » Du côté de la seule bonne route de
ravitaillement ou d’évacuation ? Sommes-nous des
lapins sacrifiés ou les ordres d’évacuation finiront-ils par
arriver ? Admirable de se faire tuer sur place, mais qui
sauvera ensuite la nation ? Nous sommes la fleur de la
nation, tout de même. Le dernier discours du Gauleiter
s’inspirait de l’ordre du jour du Feld-Marechal, comme si
l’heure était à la littérature épique !
Le hibou aux yeux rouges inclina entre eux son képi
aussi relevé qu’une crête de coq argentée ; il parla et les
deux chefs dévisagèrent les deux prisonniers. « Très
bien, dit Gutapfel au hibou, j’approuve ! » Des pleurs de
femme s’élevèrent dans la chambre voisine, avec une
voix épuisée qui s’écriait : « Je ne veux pas ! Je ne veux
pas ! » Une voix masculine intima : « Silence, putains ! »
à la seconde où les rafales d’artillerie parurent se
rapprocher. « Ce sont nos grosses pièces », espéra
Fauckel, le front moite. Le collègue Gutapfel se cura les
narines d’un gros doigt, puis imita (en beaucoup plus
jeune) l’impassibilité de l’Hindenburg d’autrefois. Les
pleurs, dans la chambre voisine, cessèrent puis reprirent.
« Je suis la femme d’un homme de confiance du Parti !
Vous n’avez pas le droit ! » L’Hindenbourg jeune et
pommadé eut une mine de bouledogue qui va mordre.
« Faites taire ces hystériques ! Plus un mot ! » « Oui,
Monsieur le commandant. » Des talons claquants, des
épaules rigides, fût-ce celles du hibou, rappellent que la
discipline existe. Les canons du nord firent un hou-hou-
hou prolongé que des baoum-rrrh engloutirent sous terre
à la seconde même où les pleurs – à côté – s’éteignaient
tout à fait. « Expliquez-vous ! », dit Fauckel au Français.
« Pitelli, déserteur à l’ennemi », lut doucement Gutapfel.
« Vous reconnaissez les faits ? » L’accusation mortelle,
devenue banale, ne l’émouvait pas plus qu’un larcin de
conserves, un flagrant délit de pillage, des propos
antipatriotiques, la fornication d’une fille de réfugiés
avec un travailleur polonais ; si on appliquait vraiment la
loi dans les villes pulvérisées, il faudrait des équipes
d’exécution fonctionnant en permanence (quand les
effectifs manquent pour de plus urgentes besognes) et
sous la main un camp de concentration illimité. Fauckel
écouta les explications du Français qui, au port d’armes,
débitait sans gestes une argumentation irréfutable de fou
à système clos. Fauckel étudiait ce jeune homme sale,
résolu et raisonnable, car les Français commençaient à
recouvrer pour lui une ombre du prestige des vainqueurs
de 1918. Il se souvenait de l’occupation de la zone
rhénane ; et De Gaulle, certainement, était quelqu’un.
Alain énumérait sans erreur les ponts sautés, les voies
obstruées, les routes interdites, les trains en panne, les
ordres du contrôle, les contre-ordres du Deuxième
contrôle auquel il s’était présenté en voyageant, sans
omettre de relater que les sous-officiers du Troisième
contrôle, il les avait trouvés en morceaux, dans une
chambrette arrosée de sang jusqu’au plafond, Blut, Blut,
Blut ! sang, sang, sang ! C’était affolant, et pas de têtes !
« Passez ! », interrompit Fauckel. De quoi il résultait
que, bien que la ville d’Altstadt ne fût pas sur le trajet du
prisonnier-de-guerre-travailleur-volontaire-en-congé-
de-santé, il lui eût été impossible d’arriver ailleurs, vu sa
ferme et loyale volonté de n’enfreindre aucune consigne.
Fauckel, depuis quelque temps, supportait mal la vue,
l’idée du sang, de « notre sang ». Il rendit au Français ses
papiers accrus d’une fiche mauve qu’il tamponna. « Vous
vous mettrez à la disposition de la Main-d’œuvre de la
Place… » Le cœur d’Alain bondit. Ça existe encore, la
Main-d’œuvre de la Place ? T’as une fameuse colique,
mon commandant.
Déjà une femme bien habillée invoquait le témoignage
d’un Oberleutnant en montrant un papier qui n’était pas
à son nom, mais au nom d’une tuée. Fauckel finissait par
comprendre, gêné par le pilonnage d’artillerie, que la
dame signait pour la morte afin de toucher des vivres.
« C’était ma belle-sœur, j’héberge sa fille, Grete, son mari
a disparu, l’Oberleutnant m’a certifié que… »
— Qu’est-ce qu’il vous a certifié, l’Oberleutnant ? Je ne
peux pourtant pas ressusciter les belles-sœurs, moi !
Il se reprit :
— Et qu’un faux n’est pas un faux ?
Son coup de gueule finit en bafouillage, car il
parcourait un papier intéressant.
— Votre mari est du Parti, chauffeur au parc de
l’intendance ?
Mais oui, et bien noté, mon mari, renseignez-vous au
12e secteur… Quand l’ordre d’évacuation doit arriver
d’un moment à l’autre, il convient de ménager les
chauffeurs, ceux du 12e secteur justement… « Bon, je
vous mets en liberté provisoire, l’enquête continuera,
envoyez-moi votre mari… »
L’Italien Giacomo Pitelli démontrait au commandant
Gutapfel que le bombardement lui fit perdre la tête ; que
les chefs et sous-chefs de travaux avaient disparu ;
qu’une seule direction de fuite s’était offerte, une seule,
celle de l’ennemi, mais il ne s’en doutait pas, il croyait
rejoindre les débris de la compagnie. « Vous ne voyiez
pas d’où venait le feu ? » « Le feu venait du ciel, Herr
Kommandant, l’enfer nous croulait dessus… » « Suffit »,
décida Gutapfel, en se grattant énergiquement la cuisse.
« Cour martiale. Transférer… » Le hibou n’osa pas
répondre qu’il n’y avait pas où transférer le prisonnier et
que la Cour martiale ne se réunissait plus… Après
quatre-vingts minutes de ce travail les deux
commandants se levèrent. Devant leurs motos, ils tinrent
conseil, circonspects vis-à-vis l’un de l’autre, « Pas
brillant, dit Fauckel. Si je prenais l’initiative d’évacuer les
archives ? » « Vos archives sont sous votre
responsabilité… Je suis contre l’évacuation… » Gutapfel
levait ses épaules rembourrées. « Je reste, sauf ordre
personnel. » La fiole de poison, suspendue à une
cordelette dans la toison de son torse, l’empêchait de
faiblir tout en lui crevant le cœur. (Il espérait du reste
recevoir l’ordre personnel…) Quels hommes vont
disparaître ! L’Allemagne ne s’en relèvera jamais. Mais
ayant travaillé dans un camp d’extermination de la
vermine juive en Pologne, il ne se donnait que peu de
chances de « passer au travers » en cas de capitulation. À
cette lâche canaille de collègue, il ne pouvait pas déclarer
sa décision de n’être point pendu par les Juifs de New
York, tout étant irrémissiblement perdu, « Et vous ? »,
questionna-t-il désagréablement. « Le repli de nos
bureaux est provisoirement suspendu, en vue de la
prochaine contre-offensive, je crois. » « Ah, vous
croyez ? » Fauckel ne supposait une contre-offensive que
pour faire enrager ce fanatique épais, de ceux qui, s’ils le
pouvaient, suicideraient tout un peuple. « On n’a
vraiment pas besoin de votre département en première
ligne ! », rétorqua Gutapfel, d’un ton vexant que Fauckel
ignora pour dire en se rapprochant, confidentiellement, à
causes des motocyclistes présents qui eussent pu
discerner dans un propos sage une dérision ou un aveu
de défaitisme : « Quoi qu’il advienne, je garde foi au
génie du Führer ! » (Si ça peut te consoler, mon ami !)
« Naturellement ! » fit Gutapfel avec colère. Toi, mon
bon, pensait-il, si tu ne t’es pas procuré des papiers
d’Alsacien, je ne m’y connais plus en bobines de lâches et
lâcheurs. Ils se séparèrent sur de raides saluts.
*
Le Français erra par les ruines. Il abordait des agents
de police, fiche mauve à la main, pour s’enquérir de la
nouvelle adresse du bureau de la Main-d’œuvre
étrangère de la défense, ce bureau, croyait-il, n’étant plus
à l’adresse indiquée. On lui répondait avec une stupeur
polie. La panique montait. Il but une soupe de fécule de
pommes de terre. Il avait faim. La moitié de ses marks et
son stylo restaient entre les mains du hibou ; c’est de
rigueur. Pour découdre le col de sa veste et en retirer un
billet, il eût fallu s’abriter. Entrer quelque part, prendre
quelque chose de vendable au marché des rapines serait
plus facile et surtout plus tentant. Peine de mort,
évidemment, mais elle est plantée devant vous, tous les
cent mètres, la Todesstrafe, sous forme d’écriteaux
ridicules, de trous perfides dans la chaussée, de murs
branlants, de fils électriques coupés, d’uniformes variés,
de délateurs sans uniformes, de maraudeurs à l’affût, et
elle vous tombe aussi sur le râble par le plus pur des
hasards, en bolide. Mieux vaut n’être pas entièrement
innocent, on a la satisfaction d’être moins dupe en cas
d’accroc.
À la fin de l’après-midi, Alain avisa, dans un quartier
salement ébréché, une proue de maison aux volets clos, à
la porte de service bien abritée des regards par deux
minces tranches d’étages inclinées l’une vers l’autre,
comme des parodies de la Tour de Pise en haillons de
briques disposées à s’appuyer tout à l’heure sommet
contre sommet, un effet drôle… Nulle imagination, fût-
elle détraquée ou alcoolisée à fond, ne pourrait concevoir
les effets d’architecture fantastique que recèle à foison
une ville pilonnée. Les gamins qui grandissent là-dedans
créeront peut-être, en laissant mûrir en eux ces visions,
un art nouveau qui ne sera ni réaliste ni surréaliste, car
la destruction engendre une réalité particulière
élémentairement proche de l’irréel. Le faux-réel de la
civilisation est ramené aux premiers principes de la mort
violente, de la dissolution des êtres et des œuvres, et de
la persistance angoissée d’une vitalité sans justification…
La peinture des petits cauchemars psychologiques
paraîtrait ici tout à fait ridicule. Exprimez donc
l’immense Cauchemar Authentique et foutez-moi la
paix… Tu penses encore, mon petit, comme si cela servait
à quelque chose, comme s’il existait des revues
avancées…
Entrons toujours ! Alain frappa avec une insistance
sournoise à la porte honnêtement fermée. Si quelqu’un
dormait dans la boîte ? Je lui dirais : « Pardon, Madame,
Monsieur, ou préférez-vous que je vous comprime
énergiquement le larynx et les artères jugulaires avec ces
doigts-là ? » Silence. Le volet de la cuisine se décrocha
sans trop d’effort. Alain enjamba des sacs, des matelas,
des bouteilles cassées, et il pénétra dans un studio
meublé de bois clair, probablement habité, plein d’un
bric-à-brac de roulotte foraine. Des gamelles propres, sur
une étagère, contenaient une pâte acidulée, une tisane
amère, « Qu’il suffit de peu pour me rendre aux
meilleures intentions ! Si l’hôte inconnu rentre, je lui
présente mes excuses, courtoisement. J’avais grand faim,
Madame ou Monsieur, et il est temps que vous vous
rendiez compte que vous avez perdu la guerre… Je suis
en train de la gagner, moi, bien que je n’aie pas l’air très
victorieux ; je vous offre une protection… » Il s’empara
néanmoins d’un hachoir de cuisine, excellent moyen de
persuasion. S’ils rentrent à deux ou trois, je suis verni.
Peine de mort, mon ami. Joué à pile ou face pour la cent
millième fois. On ne peut pas gagner toujours, mais on
peut gagner la cent mille et unième fois. Gagnons !
Il gagnait ! Des bouteilles, insuffisamment cachées par
des livres et des linges, montraient leur goulot cacheté,
sous le divan. Formidable, éblouissant, incroyable ! Être
fusillé après une cuite, ce serait tout de même une digne
fin. Alain fit sauter un bouchon (d’un coup de hachoir) et
but avidement du vin de Moselle, un délicieux petit vin
mûri au soleil doux de la paix, qui éclaircissait la jugeote,
ressuscitait l’optimisme, redonnait à l’étoile gardienne
un brillant inouï… Il en but sans doute trop, car la fatigue
aussi commença de tanguer dans son être, à la fois
pesante et légère. Dormir ici serait bien imprudent. Le
réveil n’indiquait que cinq heures, la nuit serait longue à
venir. Il tictaquait, le réveil, comme tous les réveils du
monde, nullement gêné par le borborygme des canons.
Moi non plus, ça ne me gêne pas, brave petit robot, que
dis-tu du temps qui coule ? Crétin va, tu comptes les
minutes sans savoir ce que c’est, l’avare compte ses sous,
le général ses bombes, l’évadé ses poux, le bourreau ses
victimes, personne ne sait ce que c’est…
Enco-ore un p’tit verre de vin
Pou-our nous mettre en train…

Bonne chanson ! Alain cassa le goulot d’une autre


bouteille. Il but.
Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible…
Remember ! Souviens-toi ! Prodigue ! Esto memor…

Fumiste Baudelaire ! Faut pas se souvenir. Esto


memor, peine de mort. Je suis bon, c’est-à-dire cuit, le
vin est bon. Le Vin du Solitaire, le Vin de l’Assassin.
Nous sommes tous des solitaires et des assassins, mon
vieux. Je suis saoul comme une bourrique saoule. Je
pisse sur le tapis, je ne peux tout de même pas aller à la
recherche d’un lavabo qui n’existe pas. Les tapis sont
faits, lieber Herr, gnaedige Frau, pour qu’on pisse
dessus le jour de la victoire et si ce n’est pas le jour de la
victoire, je pisse comme si c’était le jour de la victoire. Si
t’es pas content, proprio, je te fends le museau et je
rebois ton vin et je repisse si ça me plaît.
Le hachoir luisait, dernière arme du dernier
combattant de la dernière heure de la dernière bataille
dans la dernière ville… Et les yeux de l’homme ivre
s’écarquillèrent, le décor changea. La vie est continuité,
la mort est rupture, entre les deux il y a la guéguerre, le
vrran des obus, les pylônes de fumée qui montent, les
champignons de nuages, la stupéfaction de se constater
entier, oui, moi, bibi, intact, chez moi, rue de Fleurus, à
preuve que j’étends la main comme ceci – faudrait
vraiment me laver les mains, quelle flemme, j’ai des
mains de travailleur de la voirie, ah la la ! et que je vise la
planche à livres, comme cela, et que je prends mon
Botticelli, le voilà, que je l’ouvre…
Je ne croyais plus ça possible, Seigneur ou Lucifer.
Mathilde va pousser un petit cri en me voyant là. « Ne
mets donc pas tes chaussures sur le divan, Alain ! », va-t-
elle dire. « Tu me fais rigoler, Tilde… » Il ouvrait un
grand livre cartonné. Les figures de femmes aux longs
cous, aux yeux candides, entourées de feuilles et de
fleurs, les figures botticelliennes s’approchaient de lui.
Regarde, Tilde ! Quel coup de crayon ! Une vigueur
amoureuse dans chaque trait, une lucidité élevée au plus
haut degré de la pureté. La vision réelle, idéalement
supérieure à la réalité, comme l’essentiel, l’éternel est
supérieur au contingent. Est-ce le livre de Lionnello
Venturi ou celui de Jacques Mesnil ? Ces deux-là l’ont
compris. Il aurait fallu ton crayon des heures tristes,
Botticelli, pour faire le portrait d’un Jacques Mesnil…
Mesnil est mort, Sandro. Alessandro di Mariano dei
Filipeppi, Le Botticelli, un nom comme un beau vers. Sa
puissance n’est pas d’exprimer le rêve, mais de réussir la
synthèse d’un rêve d’âge d’or et d’une réalité épurée : il
rencontre de la sorte la merveille du vrai. Un visage tend
à réaliser un archétype donné par les millénaires mêmes
qui ont affiné la face humaine. Le visage matériel
ramasse, en se conquérant sur l’espace, les
meurtrissures, les déformations, les tares, les brouillures
de l’argile-chair et toutes les expressions misérables s’y
collent. Il est plus charnel, social, que véridique. Sandro
lui refait un ovale d’adolescence selon l’éternité, une
jeunesse sans remords ni étouffement, des yeux
légèrement agrandis pour le juste effet visuel, puisqu’il
connaît, Sandro, l’infirmité de nos yeux qu’il guérit.
Sachez voir ainsi, aimer le guérisseur de nos yeux ! Les
yeux des figures botticelliennes ont un apaisement pareil
au charme des fleurs. Les femmes élancées font penser à
de jeunes arbres en pleine croissance dans des sites
caressés de vent et de soleil. Pas de trucs chez lui, il
dessine un œil selon les règles, beaucoup mieux qu’on ne
le voit, il vous le tire de la chair et de l’abstrait, géomètre-
magicien Sandro ! Il y met une fraîcheur authentique
mais rincée, il vous lave l’intérieur des yeux. L’expression
en est claire, ce sont des yeux nets, ils ont le courage de
vivre, ils ont une fermeté de cristal, ils ont aussi une
inquiétude cristalline, car ils ont vu s’évanouir des
nuages de mensonge. Ils sourient gravement, ils portent
de l’obscurité sous leur lumière, ils regardent le tragique
sans ciller puisque le printemps est en eux. Le tragique
qu’ils reflètent ne les effraie pas. La frayeur apaisée qui
veille encore au fond de leurs prunelles, c’est celle du
savoir et du secret maîtrisés par l’innocence…
Où est mon Art Étrusque ? Qu’est-ce qu’on a fait, nom
de Dieu ! de mon Art Étrusque ? J’ai défendu de prêter
ces bouquins-là, a-t-on jamais vu crétin capable de les
restituer ? – Il cherchait parmi les livres, irrité, les doigts
trébuchants. Il trouvait le livre de Kandinsky, L’Art
abstrait. Kandinsky commence par dégager du réel les
couleurs, les lumières, les volumes, la substance
essentielle et c’est bien un procédé d’abstraction, mais
plus encore de réduction au symbole concret, pas
abstrait, et voilà un paysage d’une densité simplifiée. En
poussant le procédé jusqu’au bout, Kandinsky aboutit au
pur signe mental, conventionnel comme l’X algébrique
que l’on pourrait, sans qu’il perde rien de sa
signification, remplacer par un triangle, un astérisque ou
un point, un point, oui, l’inconnue parfaite réduite au
minimum d’existence visible. Abstraction, destruction.
L’artiste, voulant voir au-delà du visible, n’a plus à sa
disposition qu’une gamme de signes qui cessent d’être
des images, des symboles, évoluent vers le nombre ;
arrête-toi, mon vieux, tu perds la terre, elle est belle et
vivante, la terre, tu dilapides les formes, tu vas trahir le
réel, tu perds les yeux guéris de Sandro… L’abstraction
s’achève par les grillages noirs sur blanc de Mondrian ;
des droites, des angles, variations ingénieuses sur le
motif des barreaux de prison. Le pauvre Mondrian se
souvient que la couleur existe et il met dans un recoin de
geôle un tout petit morceau de lavis, mieux que rien, bien
sûr, mais après on estime magnifique, inoubliable, une
blouse rouge, un foulard bariolé ! Il ne reste de l’art que
blancheur prisonnière. Vous pensez que c’est très fort, je
ne le nie pas. Très fort et très mort.
Prison pour prison, laissez-moi préférer la
composition de Raphaël, c’est le martyre de qui ? Le bon
vin, maintenant, me fait brouiller martyre et délivrance,
après tout c’est peut-être la même chose, est-ce que le
martyre ne recommence pas après la délivrance ? C’est
La Délivrance de Saint-Pierre, elle est dans les
appartements du Vatican si le Vatican n’a pas été détruit
par un bombardement de délivrance… Au premier plan,
les barreaux, Mondrian n’aurait retenu que ça ! Derrière
les barreaux, le groupe des guerriers-geôliers et de
l’ange, la source des lueurs célestes, le vieux Pierre
enchaîné, accablé, qui ne comprend pas que la délivrance
est venue ou qui sait qu’elle est plus obscure que le
martyre dans la geôle…
Où est la bouteille ? Elle contenait encore un fond de
source. Je bois à la source, à l’archange, la brise bat les
buissons, y a plus de barreaux, quelqu’un vient. Une
femme, Mathilde, non, Mathilde, ce n’est pas possible,
j’entends quelqu’un descendre d’un site boisé de
Botticelli…
Il cria :
— Qui est là ?
Alain saisissait le hachoir. La porte de la cuisine
battait… « Moi, Brigitte… Gertrude est sortie ? Qui êtes-
vous ? » Alain déposa la bouteille vidée, aperçut les livres
d’art, ouverts, le hachoir mat dans sa main. Des vagues
passaient dans sa tête. « Quoi ? Qui ? Alain, voyons. Je
vous ai vue à mon expo, chez Fortuné, hein ? »
L’intruse, en étroit paletot et béret blanc, le cou mince
était botticellienne, en vérité, mais ce pauvre visage
désaxé, ces yeux de la douzième année sur lesquels ont
soufflé des feux d’enfer, t’es malade, dis-le ! D’où sors-
tu ? T’as l’air cinglée, c’est naturel, ça se passera ou ça se
passera pas, bois toujours, y en a encore. Alain cassait le
goulot d’une bouteille, il l’offrait à Brigitte en renversant
une mousse claire sur les livres et de l’écume plein la
main, ce que je peux avoir les mains sales, je vais vous
dégoûter, Mademoiselle. Buvez pas tout, j’ai soif aussi.
L’intruse demanda :
— Gertrude est sortie ?
— Parbleu ! Sortie avec son amant… Asseyez-vous,
vous êtes charmante. Ça ne gaze pas ? Vous allez me dire
tout doucement ce qui se passe. Pouvez avoir confiance
en moi, vous savez. J’ai mal à la racine des cheveux, mais
c’est l’effet du bon vin…
L’intruse répéta : « Qui êtes-vous ? » d’un ton si
pénétrant qu’elle-même comprit, « Français, n’est-ce
pas ? Artiste ? Et ça, pourquoi faire ? » Elle montrait du
doigt le hachoir. « Touche pas à ça ou je te… » Il avait
crié bas, il fut presque dégrisé. Malheur à tous, je me
défends ! Brigitte dit :
— Vous êtes saoul. Vous ne pouvez pas rester ici.
Venez chez moi. Vous dormirez. Allons, levez-vous.
Il souriait, obéissant. Jeune et de traits clairs,
chancelant de fatigue. « J’irai où vous voudrez,
impératrice. Vous êtes magnifique. Buvez encore pour
me faire plaisir, et je finis la bouteille… » Brigitte avala
quelques gorgées de vin allègre.
— Donnez-moi le bras. Personne ne vous demandera
rien. Moins-Deux me connaît.
— Moins quoi ?
(L’x algébrique, le point, la réduction à l’abstrait, à
l’inexistence. Moins par moins égal plus…)
— Franz. Il a perdu un bras, une jambe, alors on
l’appelle Moins-Deux. Un brave type.
— Si je le finissais ? Ça ferait moins tout. Zéro. Le
point idéal.
Alain jeta le hachoir en l’air, le rattrapa comme un
jongleur, faillit tomber, gai.
— Il n’y a pas de point idéal, dit tristement Brigitte, et
rien ne finit.
Il cacha le hachoir dans ses vêtements et prit Botticelli
sous son bras. Sous l’arche d’un pont, peut-être apportée
là par le vent, il chercha des yeux l’eau. L’eau n’existait
pas. Brigitte lui fit grimper une échelle. « Couchez-vous.
Dormez. » Alain se laissa choir sur le lit, ouvrit le livre
d’art. Le livre lui tomba des mains. Que c’est bon de
s’endormir à la fin, que c’est…
*
Le professeur Schiff visitait le matin ses buissons de
lilas. Ni les hautes températures des incendies ni les
poussières de ciment ne les avaient empêchés de fleurir.
Puissance de la simple vie végétale. Les fleurs jouissaient
de plus d’espace et de plus de soleil maintenant que les
maisons voisines n’existaient plus. Schiff coupa quelques
branches mal venues, car l’arbuste est plus vigoureux s’il
concentre sa sève sur des rameaux bien proportionnés.
Et le professeur se rendit compte du silence. Une
béatitude de silence. Une béatitude inquiétante. Quoi
donc ? Le pas inégal de l’invalide Franz anima le gravier.
— Bonjour, Monsieur le Professeur. Ils vont bien, vos
lilas ? Vous êtes un homme heureux, Monsieur le
Professeur, d’avoir de si beaux lilas… Donnerwetter ! Il
fait bon chez vous.
Le jardinet n’avait pas huit mètres carrés. Son grillage
en fer forgé, arraché par endroits, était ailleurs gonflé
ainsi qu’un voile métallique. L’allée, entretenue avec
soin, inspirait d’autant plus de confiance qu’elle ne
conduisait nulle part : intimité sans issue. Les sataniques
dentelles de pierre d’alentour s’écartaient du gravier
ratissé qui rappelait que le labeur modeste, l’ordre, la
confiance, existent, quelquefois (fût-ce
exceptionnellement) récompensés au milieu même de la
pandestruction. Toujours reconstruire, reconstruire
indéfiniment, sans lassitude, ne serait-ce pas la mission
de l’homme ? Plutôt sa tâche que sa mission. Combien de
fois Rome fut-elle reconstruite ? Une approbation
providentielle épargnait pour M. Schiff cet infime coin
du monde dédié à trois buissons de lilas, dont un chétif…
Une bombe eût très bien pu tomber là ; les flammes
avaient effleuré les arbustes ; les fumées eussent pu les
étouffer, Schiff, son gravier, ses fleurs, ses ciseaux de
jardinier, remportaient une douce mais étonnante
victoire.
— Je vous félicite, Herr Professor, dit Franz.
Il avait une tête pâle et sèche, l’invalide, comme si du
calcaire s’était incrusté dans sa peau. Et une voix
narquoise, légèrement essoufflée. Le crochet qui lui
tenait lieu de main luisait comme un bizarre fragment de
machine. Le professeur Schiff fut indéfinissablement
troublé.
— De quoi me félicitez-vous, Monsieur le sous-
officier ?
— Pour vos lilas. Est-ce qu’il reste des oiseaux,
Monsieur le Professeur ?
— Oui. Tenez, il y a un nouveau nid d’hirondelles là-
haut, dans l’angle de la troisième fenêtre de
l’appartement de Monsieur Kettelgruber.
Ni Monsieur Kettelgruber ni l’appartement
n’existaient, bien entendu, mais il y avait en effet un nid
dans la pierraille roussie. Et des hirondelles s’y
précipitaient, volant à travers les larges baies remplies de
ciel.
— Épatant, dit Franz.
— N’est-ce pas ? Divine nature ! Quoi de neuf,
Monsieur le sous-officier ? Elles reviennent d’Égypte, ces
hirondelles.
— Y a pas mal de bonshommes qui ne reviendront pas
d’Égypte, dit Franz.
La tête du vieux Schiff dodelina comme si, perdant son
équilibre instable, elle allait se détacher d’un cou
sectionné depuis longtemps.
— La fin, Herr Professor, et le commencement, car je
vous ai entendu dire que la fin est toujours un
commencement… Seulement on ne sait jamais si le
nouveau commencement ne sera pas pire que la fin… Les
Américains, les Anglais, les Néo-Zélandais, les Patagons
et les Cafres sont dans la ville. Vous leur montrerez vos
lilas dans une heure ou deux, s’ils ont du goût pour les
fleurs.
— Comment ? Comment ? Ah oui, je comprends.
Visiblement, Schiff ne comprenait pas. D’une main
tâtonnante, il chercha sa canne. Ne la trouvant pas, il
s’appuya au grillage convulsé.
— Il fallait s’y attendre, dit-il au bout de quelques
secondes. L’Allemagne est finie pour cinquante ans…
Cinquante ans, vous dis-je, Monsieur le sous-officier.
— Vous êtes optimiste, Herr Professor. Et dans
cinquante ans nos petits-fils recommenceront la noble
danse, hein ?
Franz cessa presque de railler parce que le visage
desséché du vieil homme exprimait un égarement
cadavérique.
— Vous êtes un citoyen pacifique, Herr Professor. Je
vous recommande de mettre une serviette blanche à
votre fenêtre. Et de rassembler les écoliers. Qu’ils ne
traînent pas près des tanks. Les tanks sont impolis, ça
écrase, ça crache des balles, les tanks, comme cela, pour
se distraire.
— C’est vrai, Monsieur Franz. Je suis un citoyen
pacifique. Je l’ai été toute ma vie. Le véritable idéal
humain est celui de la concorde dans l’ordre… Non, je
vous jure que l’Allemagne ne recommencera jamais la
guerre… Il ne faut pas de revanche… Il n’y aura pas de
juste revanche… Je dis : Assez !
Il radotait. Il pensait. Il ne pouvait pas s’empêcher de
radoter, ce vieux prof, en croyant penser.
— Donnez-moi du lilas, dit Franz, pour ma
boutonnière.
Le lilas ne se porte pas à la boutonnière, mais
l’invalide est un peu fou, chacun le sait. Le prof choisit
une belle branche fleurie. « Voilà, mon ami. Nous aurons
une terrible journée… »
— Je vous remercie. Mais non, pas si terrible que
d’autres… Au revoir, Monsieur le Professeur. J’ai
beaucoup à faire… J’ai envie de tuer quelqu’un pour finir
ma guerre… Mais qui ?
— Surtout, Monsieur le sous-officier, ne tirez pas sur
les Américains ! Des otages innocents répondraient pour
vous… Je vous en supplie !
L’invalide au buste fleuri s’en allait. Il répondit :
— Primo : Vos innocents sont peut-être les pires des
coupables, Monsieur le Professeur. Secundo : Il ne s’agit
pas des Américains, il s’agit des intolérables gredins…
— Ah, fit Schiff, je comprends – car il comprenait de
moins en moins.
Schiff rentra chez lui, prit dans le placard à linge une
taie d’oreiller usée, la fixa sur une règle d’écolier, sortit
dans la rue pour arborer ce pavillon blanc au-dessus de
sa porte. Déjà de loin en loin dans les ruines des chiffons
blancs essaimaient. Quelques-uns flottaient avec une
gaîté de colombes. Si loin que l’on pût voir, la ville
entière se couvrait d’oiseaux blancs, captifs, qui ne
voleraient jamais. Ces oiseaux morts naissaient d’un
silence murmurant au fond duquel on distinguait des
souffles d’agonie. Le prof écouta, la main en cornet sur
l’oreille : des convois cheminaient, il y avait quelque part
de grands cris amenuisés par l’éloignement, à en devenir
insignifiants, des pleurs, des chants, des coups de feu
secs en trous d’épingles dans l’espace… Ce quartier-ci
semblait tout à fait tranquille. Ilse, la femme de
l’invalide, se montra, un seau au bout du bras, allant à la
pompe. Schiff imita le sifflement du merle. Ilse déposa le
seau et vint s’accouder au rebord de la fenêtre, devant le
professeur.
— Vous n’avez pas peur, Ilse ?
— Non, Monsieur Schiff. De quoi avoir peur ?
— Vous souffrez, Ilse ?
— Non, Monsieur Schiff. Pourquoi souffrir ?
Schiff revoyait sur le grossier visage de la jeune
femme, sur ses vilains cheveux jaunes retenus par un
ruban azur, la légère taie de poussière calcaire qui sans
doute, à cet instant, couvrait tous les visages et jusqu’à
ceux des portraits dans leurs cadres. Les gros poings
veineux d’Ilse. Ses ongles blafards, coupés trop court, qui
laissaient aux doigts une épaisseur d’animalité.
— Vous savez que la ville est prise, Ilse ?
— Oui, Monsieur Schiff. Enfin, la guerre est finie pour
nous. Ce n’est pas trop tôt, Monsieur Schiff.
— Ça ne vous fait pas de peine, Ilse, que la guerre soit
perdue ?
— … Tout était perdu depuis une éternité, Monsieur
Schiff.
Sur les râteliers cassés de la ville, tant de colombes
blanches… Ilse apercevait les lilas à travers le vieux gilet
en piqué à points blancs du professeur ; elle leur parla
plus qu’à lui.
— Les SS se défendent encore dans les fabriques
souterraines… Ils ont violé les ouvrières cette nuit, parce
qu’ils seront tous tués ou prisonniers demain, disaient-
ils… Lennchen est esquintée. Pauvres hommes… Les
Polonais ont tué plusieurs officiers, cette nuit… Madame
Hinck dit qu’il y a des suicides, des tas de suicides, que
les chefs du parti se suicident… Madame Hinck dit que
c’est grand. Moi, je ne sais pas. Pourquoi se tuer soi-
même ? Que les autres vous tuent, c’est leur affaire, mais
soi-même ?… Brigitte est morte… Elle avait passé l’autre
nuit avec un prisonnier français… Un soldat est venu
cette nuit-ci et il l’a étranglée. Elle n’a pas dû souffrir,
Brigitte, elle avait le cou si frêle… La voilà en paix,
Monsieur Schiff.
Schiff tressaillit. « Que dites-vous, Ilse ? Étranglée ? »
Les points blancs de son gilet formaient des losanges, les
lilas frémissaient, Ilse leur souriait stupidement. Le soleil
enveloppait ses épaules de tiédeur.
— Brigitte est comme une enfant heureuse sur son
petit lit. Donnez-moi des lilas pour elle, Monsieur Schiff,
beaucoup de lilas. C’est pour Brigitte.
Schiff n’avait plus peur de la guerre, qui est peut-être
un très grand crime, mais le crime dans une maison
voisine le faisait frissonner. Et il n’y a plus de police !
— Vous êtes folle, Ilse, vous ne savez plus ce que vous
dites !
Ilse ignora ce ton de réprimande, elle regardait
ailleurs, elle insista sans élever la voix et ses gros doigts
furent pénibles à voir comme s’il y avait en eux une force
d’étranglement.
— Donnez-moi les lilas, Monsieur Schiff, ou je vais les
prendre moi-même ; vite, que je rapporte l’eau, que je
mette les lilas au chevet de Brigitte, je suis contente pour
elle… Je suis pressée, Monsieur Schiff, il faut que je
prépare une soupe, il n’y aura pas de distribution
aujourd’hui à cause des Américains. (Tout à coup, dans
son verbiage, une note inflexible.) Je veux les fleurs,
Monsieur Schiff, c’est pour Brigitte et vous n’en avez plus
besoin !
« En vérité, pensa le professeur, éclairé par une
lucidité insolite, je n’en ai plus besoin… De quoi ai-je
encore besoin ? » « Tout de suite, Ilse. » Il tira de leur
étui ses lunettes de lecture. Il alla faire à grands coups de
ciseaux un somptueux bouquet. Ilse partit ainsi que
disparaîtrait une apparition épaisse qui emporterait les
dernières fleurs de la terre. Si dans un vieux cerveau
sclérosé, livré aux automatismes, consumé à la flamme
des événements, quelque chose peut encore susciter une
fierté, c’est la rhétorique. Schiff se dit devant les arbustes
dévastés qu’il en offrait les fleurs à la patrie saccagée.
« Mais comment savait-elle, cette femelle, que je n’en ai
plus besoin quand je ne m’en doutais pas moi-même ? »
Il y a tant de suicides, tant de morts, c’est si simple !
Madame Hinck a raison, la grandeur des vaincus. Qu’est-
ce que la grandeur ? Oui, ce soir, ce soir… Finir la
journée. Quel est le stoïcien qui a dit : « Le sage finit sa
journée sans se plaindre des dieux » ? « Chaque grain
tombe à son heure », ceci est de Marc-Aurèle. Le cœur
serein comme Marc-Aurèle, Schiff se rassit dans son
cabinet de travail devant un tome de l’Histoire de la
Guerre de Hans Delbrück, un grand savant allemand. À
vrai dire, depuis quelque temps, le sens de ce qu’il lisait
lui échappait presque complètement ; mais incapable
d’inattention, le mécanisme de la lecture lui faisait l’effet
d’un sédatif. La joue dans la main, il relisait des œuvres
admirées, par devoir. Il dormait, il essayait de dormir, il
croyait dormir par devoir. Manquait-il au devoir en ce
moment ? Il ne rassemblerait pas les enfants de l’école.
Adieu, enfants. Le tournoiement confus d’une fin de
monde perçue au travers d’une fin de vie remplissait son
être d’une pénible rêverie qu’il contemplait dans un état
d’angoisse supportable et même mitigé de bien-être. Ce
soir, trente cachets de barbiturique…
*
Un tank passa rapidement par les chemins de la
solitude. Des yeux cachés l’épiaient. L’ennemi. Les
signaux blancs flottaient à sa rencontre, captés par la
brise. Le tank vira autour des blocs de granit éboulés de
la banque et parut s’enfoncer dans une colossale
broussaille de poutrelles en acier. Le vide condensa
simplement une expectative inconnue. Puis une jeep
s’avança avec lenteur. On la vit venir de loin, disparaître
derrière des tronçons de maisons mortes, reparaître non
loin des lilas du vieux Schiff, rouler vers la pompe.
Subitement, des enfants surgirent à sa rencontre en
agitant des drapeaux blancs… Ils éprouvaient une grande
curiosité, une attente avide de violence et d’aubaines.
L’ennemi ne fut pas effrayant. L’ennemi ne se distinguait
que par des nuances de couleur dans l’équipement, par la
forme des casques et, couvert de poussière crayeuse, ces
différences s’atténuaient. Le chauffeur de la jeep avait
une sale gueule comique et féroce, mais il riait. Le
véhicule fit halte devant la pompe, un gros homme en
descendit, qui se lava les mains et la figure. Un autre gros
homme aux cheveux platinés couverts d’un calot trop
petit, se planta debout sur ses jambes écartées, les mains
sur les hanches, et examina l’endroit. Il portait de belles
guêtres et des lunettes vertes. Sa grosse moustache en
brosse était d’un type inédit. Un grand chef
probablement. Le chauffeur s’occupait de la machine.
Ilse sortit de sa chambre, portant de nouveau le seau.
À la vue de ces gens, elle retint son souffle, hésita un
quart de seconde, marcha vers la pompe. « Guten
Morgen », dit-elle en jetant à l’ennemi un long regard
froid. Le chauffeur casqué fit un mouvement souple des
épaules, « Guten Tag », répondit-il d’un ton rogue. Il
tenait à la main une clef en métal brillant, Ilse se
demanda si, pendant qu’elle s’inclinait sur la pompe, il
n’allait pas la frapper sur l’occiput, et elle se dit que ça ne
suffirait pas pour la tuer, mais que la soupe et le
nettoyage… La béquille de Franz fit rouler des cailloux,
tout près. L’invalide escaladait un petit rempart de
moellons. Il surgit devant un officier barbu qui, en le
voyant, abaissa son revolver. « Okay ! », dit Franz,
cordialement. « Hello ! », fit l’officier barbu, d’une voix
perplexe. Franz, au lieu de regarder les vainqueurs,
considérait la machine. Il émit des lèvres boudeuses de
petits bruits d’approbation. « Well well », murmurait-il,
souhaitant bien employer ses douze mots d’anglais. De sa
main valide, il se permit de tâter un pneu. Fabrication
formidable ! Synthétique ? L’officier barbu lui offrit une
cigarette. « Thank you. » « Speak english ? » « No. » La
face de l’invalide se fendit en un ricanement amical.
M. Schiff s’approchait d’un pas mesuré, appuyé sur sa
canne à manche de corne. Les Schulze sortirent tous
ensemble de leur tanière, la femme, les enfants, l’homme
en casquette et chandail. D’autres gens apparaissaient
dans les ruines, comme des larves sortiraient de dessous
terre, mais c’étaient en somme des gens pareils à ceux
des slums de Chicago ou de n’importe quels coins de
misère. Une femme assez élégante portant sur sa
jaquette un brassard de la Croix-Rouge descendit d’une
sorte de poulailler accroché au flanc d’une maison
éclatée. Un mince garçon hirsute, qui s’était mis à la
boutonnière d’un pardessus de chemineau un ruban
bleu-blanc-rouge, sauta de l’échelle. Il se dirigea vers la
jeep à grandes enjambées titubantes. Ses yeux
d’halluciné, ses grandes mains balancées, l’eussent rendu
effrayant si ç’avait été le moment de frayeur. On ne vit
que lui. Il renversa sur son chemin un petit Schulze,
bouscula Ilse, articula d’une voix d’outre-tombe :
« French war prisoner ! » ouvrit les bras… Un des
Américains lui envoya un petit coup de poing dans les
côtes, le fit chanceler, le rattrapa dans ses bras et les
deux hommes s’embrassant parurent lutter, près de
tomber ensemble. « Nom de Dieu ! grondait Alain, c’est
absolument inouï ! » Quelqu’un lui donnait des claques
sur les épaules, à lui décrocher les poumons. Quelqu’un
lui mit une cigarette entre les dents claquantes. Il y avait
des gueules sympathiques en plein jour, des insignes
USA, une vraie jeep, des loques blanches essaimées au
soleil, à perte de vue, Brigitte décharnée souriant à
jamais sur son lit de collégienne, je ne sais quoi de
botticellien dans l’ovale durci de son menton ; il y avait
cet écroulement de pierres lumineuses sur la tête et
chacune était une idée, une réalité incassable, une
certitude incroyable, une grenade de joie qui ne pouvait
pas exploser… Vivants, sauvés, délivrés, que les mots
sonnent faux ! Vainqueurs, vainqueur, moi ? Alain,
vibrant d’un froid de feu, mâchait sa cigarette. « Speak
french, qui ? Vite ! Schnell, schnell ! » Le gros homme
important aux lunettes vertes articula : « Je parle
français… Journaliste. Paris. » Alain se dressa devant lui
comme un fantoche, comme un remords, en criant à voix
basse : « Paris, je m’en fous ! Les types de la prison…
Avez-vous pensé à la prison ? » « Elle est certainement
occupée à cette heure », répondit le journaliste qui n’en
savait rien. La véhémence d’Alain tomba. L’infirmière lui
saisissait le bras, « Nous y avons aussi pensé », dit-elle
doucement. « Ah bien… » Alain se crispait. Nous,
l’impuissance, nous les taupes sous la terre, nous rien-
du-tout ! « T’es pas banale, Erna », répondit-il en
crachant du tabac. Les lunettes vertes se tournaient vers
Erna Laub avec amusement. Bien poudrée, les lèvres
peintes, l’infirmière presque insolente semblait porter un
masque prussien. Noter ce croquis dans le carnet mental.
« Service sanitaire, Fräulein ? » « Underground », dit la
femme, « Quoi ? » « Vous avez bien compris, j’espère ? »
Le cercle de gens s’épaississait autour de la jeep.
Comme ailleurs des vaincus étrangement familiers. Les
enfants assez bien habillés, comment font-ils ? Les
femmes, usées… Le journaliste choisit M. Schiff, vieil
Allemand moyen, vraisemblablement ex-officier et
fonctionnaire, et l’invita du geste à se rapprocher. Schiff
prononçait une condamnation sur l’univers. Il ne bougea
pas. Le journaliste fit plusieurs pas vers lui. Les enfants
s’écartaient, intéressés. Le journaliste se présenta en un
allemand passable. Il nomma une agence de presse,
moins réelle pour M. Schiff que les canaux de la planète
Mars. Le vieil homme se présenta à son tour :
« Professeur Herman-Helmut Schiff. » « Vous
permettez ? », fit le journaliste en traçant sur son bloc-
notes quelques signes de sténo. Et :
— Que pensez-vous des Américains ?
Une question didactique ne surprenait jamais le
professeur qui s’en posait souvent à lui-même et se
donnait de longues explications monologuées sur
l’eugénisme, le monde conçu comme représentation, le
génie racial, les erreurs politiques de Julius César et de
Guillaume II.
— C’est un grand peuple… Aujourd’hui la première
puissance industrielle du monde… qui fait
supérieurement la guerre… Vous manquez sans doute de
cohésion sociale et de traditions spirituelles…
— Vous croyez ?
— J’en suis convaincu, accentua M. Schiff, comme en
chaire. Vous vous en rendrez compte avant cinquante
ans.
— Bon, nous avons le temps de nous retourner.
Une sténographie précipitée nota pour
d’innombrables lecteurs les propos extravagants du
professeur.
— Vous sentez-vous coupables ?
Le seul sentiment que M. Schiff n’eût jamais éprouvé
(depuis ses crises de conscience religieuse de
l’adolescence) au cours d’un demi-siècle de labeur, c’était
celui de la culpabilité. Il est sain de vivre dans
l’accomplissement ponctuel du devoir. Le professeur
s’inclina un peu. « Pardon. Je n’ai pas bien entendu ? »
— … coupables de la guerre ?
Schiff embrassa d’un coup d’œil l’horizon de la ville
détruite où flottaient les colombes mortes de
l’humiliation. Les grandes généralisations vivaient en lui
sur un plan différent de celui de l’existence quotidienne.
La Deuxième Guerre mondiale y était une tragédie
historique – et même quasi-mythologique
— insuffisamment éclairée par Mommsen, Hans
Delbrück, Gobineau, Houston-Stewart Chamberlain,
Oswald Spengler, Mein Kampf… Les fils s’immolaient
sur l’autel des dieux aveugles. Une autre guerre impie,
indigne de la noblesse humaine, commençait à la
destruction d’Altstadt ; et celle-là seule existait en réalité.
— Coupables ? dit durement M. Schiff, qui ressembla à
un vieux dindon blême, coupable de ça ? (Il désigna d’un
mouvement de tête le champ de dévastation.)
— Non, fit patiemment le journaliste, sans bien saisir
la réponse, coupables de la guerre ?
— Et vous, rétorqua M. Schiff, vous sentez-vous
coupables de ça ?
Franz ne put contenir sa joie. Il se donna une tape sur
la cuisse. « Wunderbar ! Brave vieux crétin ! » La face
poilue d’Alain manifesta une fureur écœurée.
— Monsieur le professeur, reprenait le journaliste, en
affectant une courtoisie blessante, vous avez commencé
la guerre… Vous avez fait Coventry…
— Moi ? dit Schiff, sincèrement étonné. Moi ?
Plusieurs femmes écoutaient ce colloque en observant
les lunettes vertes, la moustache drue du personnage
américain et la bonne tenue de M. Schiff. Par discrétion,
elles n’osaient pas se rapprocher assez pour bien
entendre, car il se pouvait que des paroles importantes
pour le quartier fussent échangées. Franz intervint
irrespectueusement :
— J’ai fait la guerre, Monsieur. Il me semble qu’on s’en
rend compte à me voir. Je vous donne ma parole
d’honneur de mutilé à plus de 100 % que je ne l’ai pas
commencée…
« Monsieur le Professeur, souffla une courageuse
vieille dame en bonnet de dentelles noires, demandez-
leur si le fonctionnement des cuisines populaires sera
autorisé ? Est-ce que Messieurs les Américains ont prévu
le ravitaillement de la ville ? » La dame éleva la voix en
prononçant cette dernière phrase afin que l’Américain
pût l’entendre distinctement. Le journaliste eut sous ses
lunettes des yeux ronds de colère. Aucun, aucun
sentiment de culpabilité ! Ces gens-là s’imaginent peut-
être que nous arrivons, laissant cent mille garçons sous
terre le long des routes, pour améliorer leur ordinaire ! Il
se pencha vers la vieille dame :
— Madame ! Avez-vous entendu parler de Dachau ?
La vieille dame, intimidée par le ton, mais heureuse de
fournir un renseignement, répondit d’une voix
empressée qui tremblotait :
— Oui, Monsieur. C’est une jolie petite ville de Bavière
où l’on faisait autrefois d’intéressantes fêtes populaires…
— C’est tout ?
— Mais oui, Monsieur… (La fureur dissimulée de
l’interrogation fit blêmir la vieille dame.)
— Et le camp de concentration ?
— Ah oui, Monsieur, c’est bien possible, Monsieur, je
ne sais pas, Monsieur… Je ne lis guère les journaux,
Monsieur.
Le large sourire de Franz était maniacal. Alain aussi
montrait une face de fou, de fou dangereux. La vieille
dame eut inexplicablement des larmes au coin des yeux.
Elle murmura très humblement : « Si je vous ai
contrarié, Monsieur, je vous prie de m’excuser », car
c’étaient évidemment des militaires influents. Schiff
éprouvait que sa haute taille, sa vieillesse, les trente
cachets de barbituriques de ce soir, lui donnaient
l’avantage sur son interlocuteur dont il devinait
l’exaspération. « Je suis votre serviteur, Monsieur le
Journaliste », prononça-t-il d’un ton d’extrême
courtoisie, et il lui tourna le dos.
« Ils n’ont pas l’air mauvais », estima une femme.
Schiff s’arrêta une seconde pour toiser de haut cette
ménagère, « Les Américains ne sont pas mauvais, dit-il
sentencieusement. Pas plus que les Chinois, Madame.
Mais nous sommes vaincus, Madame, ne l’oubliez
jamais. » « Certainement, Monsieur le Professeur. »
L’officier corpulent à la barbe en collier, pareil aux
marins des vieilles illustrations, hélait le journaliste.
« On repart, old man ! Content de votre petite
interview ? » « Ils sont d’une inimaginable
inconscience », dit le journaliste en se rasseyant dans la
jeep. « Bon, si vous cherchez la conscience dans les
patelins bombardés… »
Ilse remportait son seau d’eau. Franz humait l’arôme
d’une cigarette d’outre-océan, incontestablement
meilleure que celles du stock réservé des cadres
supérieurs du Parti, fabriquées pourtant avec le dernier
tabac de Bulgarie. « Ils se soignent, les vainqueurs, les
vainqueurs se soignent toujours », pensait-il,
bizarrement exalté et néanmoins inerte. Une satisfaction
extraordinaire persistait dans son être en y répandant
une bonne fatigue, pareille au plaisir d’avoir bien fait
l’amour, avec les quatre membres intacts, sur une femme
vigoureuse fleurant la propreté. Une heure auparavant,
M. Blasch, le sale chien de la surveillance spéciale,
s’apprêtant à monter, bien en retard, sur sa bicyclette,
sac au dos, bardé de musettes, cousu d’argent et de faux
papiers, voyait soudainement un canon de revolver
apparaître entre ses deux yeux en même temps que le
« Bon voyage, Herr Blasch ! » de l’invalide s’amplifiait en
fanfare du jugement dernier… Les fourmis s’occupaient à
présent de cette crapule officielle. « Ce que je l’ai eu ! »,
goguenardait Franz en lui-même, « Ma guerre est finie. Il
fait beau. »
*
Stupéfiante pelouse ! L’herbe grasse en était soignée
comme nulle part les hommes ! Coupée à la bonne
hauteur, arrosée tous les jours, certainement nourrie
d’engrais chimiques vitaminés… La pelouse dévalait vers
une rivière et sur l’autre rive les jardins remontaient
autour des villas. Nom de Dieu ! Les gens se la coulaient
douce par ici jusques hier. Pour eux, « le Grand Reich en
danger », ce n’était pas une formule creuse !
Dans toutes les guerres, il y a l’arrière qui tient mieux
que les fronts, l’arrière plein de nobles sentiments, de
confort et de bonnes affaires, et qui fait le juste
complément de l’avant pour que la démence totale soit
achevée… Les plages de Californie, pendant la saison,
exhibent encore leur pleine moisson de jolies femmes
aux cuisses souriantes, c’est dans l’ordre naturel des
choses… Après tout, il faudrait peut-être voir une
consolation philosophique dans le fait que les uns vivent
pendant que les autres crèvent, ça vaut évidemment
mieux qu’une crevaison générale… Mais on n’ébauche
plus un raisonnement sensé sans buter sur l’absurdité !
Alain, pensant ainsi, éprouva envers les Californiennes
une indulgence teintée de tentation ; quel rapport entre
elles et les gens d’ici, cette crème de profiteurs de
l’esclavage ? Alain sombra dans les contradictions. La
villa voisine était celle d’un Standartenführer (à tuer sans
débat !) dont les deux filles étaient, dit-on, charmantes…
Innocentes, vous croyez ? Innocentes ? Il leur souhaita
confusément de tomber entre les mains des pires
forçats… Suis-je devenu une brute, moi aussi ?
Alain, s’étant réveillé dans des draps frais, venait de se
raser. Il « nageait » dans ses nouveaux vêtements, mais
les tissus en étaient luxueux, les plis bien repassés… Ce
paysage à trente kilomètres de la ville cadavérique, les
tapis sur le parquet, l’installation sans défaut d’une
demeure de civilisé… Une canaille du reste, le civilisé :
M. le Pasteur, luthérien et nazi par surcroît, chrétien
gras, bénisseur de bourreaux, il trottait maintenant par
les routes de la débâcle avec les uniformes marqués enfin
pour la juste destruction… Alain se plantait devant un
crucifix, la face brouillée de tristesse : « S’est-il assez
foutu de toi, Nazaréen, le pasteur de ton troupeau de
salauds ? »
… La veille, Alain et ses compagnons, pareils à de
redoutables chemineaux, entrés dans la petite ville
endimanchée, s’étaient d’abord ébahis à la vue de jolies
maisons prospères, de rampes de fleurs, de lierre
grimpant autour des fenêtres. Spectacle si étrange qu’il
leur fallut un effort pour pénétrer dans un jardin et
frapper à une porte. Cette porte, aussitôt que leurs
poings l’eussent touchée, ils voulurent l’enfoncer. Une
femme à cheveux blancs la leur ouvrit. « Was wünschen
Sie, meine Herren ? Que désirez-vous, Messieurs ?
Monsieur le Pasteur est absent… » Devenus des
« messieurs » maintenant, et qui pouvaient « désirer »
quelque chose ! La vieille servante reconnut dans le
groupe un travailleur hollandais qui lui criait d’une voix
hystérique : « Il est parti, j’ te crois, et pour ne jamais
revenir, le vieux cochon ! » Un flot d’épithètes atroces
suivit. Frau Hermenegilda, accoutumée à la bienséance
par quarante années de domesticité, ne comprit guère,
fort heureusement, celles qui lui étaient destinées. Des
rires pareils à des hennissements d’étalons
l’assourdirent. Comme dans un film terrifiant, des pattes
velues étaient sur elle. Des images de viol et d’assassinat
s’agitèrent dans son cerveau de vieille enfant rusée.
Pousser la porte, fermer la porte ! Mein Gott ! Elle
recula. Plusieurs vagabonds entrèrent. Le Franzose dit
d’un ton sans appel : « Allez-vous en, Madame.
Emportez vos frusques et vos tripes. Je vous donne dix
minutes pour disparaître, vieille toupie. La maison est
réquisitionnée, vous avez compris ? » Réquisition est un
mot que l’on comprend tout de suite et l’allemand
argotier de ce jeune homme hirsute et joyeux était direct.
« Vieille toupie » ? Qu’est-ce que cela pouvait bien
vouloir dire ? Était-ce très offensant ? Frau
Hermenegilda, collée au mur, les doigts sur le crucifix
d’argent qui lui pendait sur la poitrine, reprit courage
parce que la réquisition est un acte légal : M. le Pasteur
jouissait lui-même d’une auto réquisitionnée… « Avez-
vous un ordre écrit, Monsieur ? » Cette question
raisonnable déchaîna la catastrophe. Un gorille
loqueteux, trébuchant dans le salon, y saisit un bronze
qu’il jeta à toute volée dans le portrait de famille. Le bruit
du verre cassé fut suivi de jurons et d’un remuement
mou de corps à corps parce que des copains
empoignaient le furieux. Une bouche démente soufflait
dans l’oreille de la vieille servante : « Raus ! Dehors !
Fous le camp, paillasson, vieille jument, punaise ! T’es
trop rance pour que je te… Disparais ou je te défonce la
panse et les fesses à coups de pied… Raus ! » De vrais
bandits, Seigneur ! Frau Hermenegilda cria au secours,
mais presque aphone n’émit qu’une sorte de miaulement
plaintif. Une gifle en coup de battoir la fit taire ; quand
elle reprit ses sens sa joue enflait, on enfonçait les portes
des villas voisines, le Franzose l’emmenait vers la cuisine
en disant : « Mettez-vous une serviette mouillée sur la
figure, Madame, vous n’avez rien à craindre, vieille
toupie, emportez vos affaires et foutez le camp en vitesse,
c’est tout ce qu’on vous demande… » Il bouscula le
Hollandais Petersen. « T’occupes pas de cette taupe
sexagénaire… On sera bien là… »
Frau Hermenegilda fit preuve de caractère. « Ah, la
guerre est bien finie ! Et pas de police américaine ! Mon
Dieu ! » Elle mit le meilleur manteau restant de Madame
et n’emporta qu’un coffret à bijoux oublié par M. le
Pasteur, un homme qui pourtant n’oubliait jamais rien. Il
ne les reverrait plus, ces bijoux, pensa sévèrement Frau
Hermenegilda – m’avoir laissée dans ce pétrin ! Elle se
sauva par la pelouse, en courant, un petit chapeau de
passementerie noire fiché de travers sur ses cheveux
blancs. Arrivée aux buissons du bord de la rivière, elle
aperçut, parmi les branchages, la chevelure rousse de
Paulina, la petite servante du docteur en Droit Friedrich
Ochsen. « Paulina, cria Frau Hermenegilda, venez vite,
ma fille, c’est affreux ce qui se passe ! » Où se cachait la
petite rouquine ? La vieille servante se dit qu’elles
seraient mieux cachées, toutes les deux, sous les
arbustes… Et tout à coup, pendant un inoubliable
instant, elle ne vit que la bouche ouverte, les yeux
écarquillés de Paulina, et sa chevelure répandue sur
l’herbe. Un homme s’arquait sur elle, Paulina haletait.
Frau Hermenegilda courut par le sentier du bord de
l’eau. « Jésus-Maria, Jésus-Maria ! »
… Maison inimaginable ! Les prisonniers victorieux se
virent dans une imagerie de conte rose – à foutre le feu
dedans ! Le salon en demi-cercle, l’orgue, les photos, les
livres dans leurs casiers vitrés, la cuisine blanche qui
donnait envie de cracher partout, les chambres à
coucher… Petersen se fourra tout botté dans le lit
conjugal, en gloussant de satisfaction. Mais découvrant
sur le mur un portrait de jeunes mariés, le bel officier,
l’épousée en blanc, il sauta du lit pour le plaisir d’écraser
ça sous ses talons.
Alain se choisit au premier une chambre de jeune fille.
La vision inattendue de l’ample pelouse verte lui fit l’effet
dégrisant d’un coup de trique sur les reins. Une petite
courtaude rousse, les poings sur les yeux, sortit des
buissons et marcha en titubant sur l’herbe. Quelqu’un de
noir courut après elle, la rejoignit, l’entraîna vers les
arbustes. La petite rousse ne se débattit pas… « Le
moment de se faire des scènes de ménage ! », pensa
Alain. Puis, comprenant, il haussa les épaules. Il s’assit
sur le lit, les coudes sur les genoux, la tête dans les
mains, ne voyant que les bleuets sur la cruche du lavabo.
Des pas de géants saouls faisaient retentir l’escalier. Une
porte fut enfoncée sous les combles. Plusieurs fois, des
copains firent mine d’entrer. Alain tournait alors vers la
porte une tête d’énergumène malade, pour dire
mécaniquement : « Fichez-moi la paix, hein ! » Il ne
savait qu’une chose que même il ne pensait pas. Tout est
fini. Qu’est-ce qui est fini ? Les yeux secs, il pleura. Il
pleura par tremblements soudains de tout son corps.
Cela, c’était hier. Aujourd’hui, lavé, nourri d’un demi-
poulet rapporté par des maraudeurs, habillé d’un
excellent complet trop large aux entournures, trop court
de manches et de pantalon (le pasteur devait être
légèrement obèse), Alain se ressaisissait comme les
autres. L’ambiance d’une banlieue bourgeoise ignorée
des bombardiers le remplissait d’un bien-être amer. – Le
sang noirâtre du Croate s’élargissait en flaque sur le
ciment. Brigitte avait au cou une ombre de fleurs laissée
par les doigts de l’étrangleur. Les ruines puaient, les
ruines ricanaient. Et cette pelouse, pendant ce temps, se
chauffait, se dorait au soleil, le pasteur et Madame
déjeunaient dans la salle à manger. Un peu inquiets tout
de même, faut croire ! Mais pas à cause du remords… Le
monde agonisait, nous crevions, ces êtres-là bouffaient
comme de coutume, officiels, dodus, bien à l’aise,
complices de tout… Personne ne comprendra jamais !
Alain recommençait à posséder des choses : le
Botticelli ouvert traînait dans les couvertures du lit.
Comprendriez-vous ça, yeux purs dévoilés par Sandro ?
Le silence même de ces yeux semblait dire : Apaise-toi,
apaise-toi, nous voyons l’autre côté du monde, pense à ce
que nous voyons ! Et peu à peu, le silence se faisait
réellement sur les clameurs. Alain errait de chambre en
chambre. Il laissait flâner ses doigts sur le clavier de
l’orgue qui répandait un invisible trésor de couleurs et de
larmes. Il y a la musique sacrée, il y a le tango,
Rachmaninoff et Debussy, ils existent encore quelque
part ! L’idée en était vertigineusement drôle et
poignante. Alain contemplait des fleurs, il s’arrêtait pour
admirer celles du tapis, il s’inclinait pour les toucher. Il
retirait d’une armoire des chemises d’homme à plastron
amidonné, il éprouvait dans les doigts la velléité de les
mettre en pièces, mais au marché noir elles trouveraient
acquéreur, faut se débrouiller. Quelqu’un avait déjà raflé
l’argenterie du buffet, mais les verres subsistaient,
transparences inutiles, transparences limpides ; quand
Alain les élevait délicatement devant ses yeux, de
menues feuilles inscrites dans le cristal s’irisaient d’arcs-
en-ciel… Il y avait des Bibles, des traités de théologie, des
traités de droit canonique – le droit canonique, dites si
ce n’est pas formidable ! À brûler, À brûler ! Il eut la
flemme de les brûler.
Dans le cabinet de travail, Alain s’assit à la place du
pasteur, saisit un crayon, ouvrit un serre-papiers en cuir,
y trouva des feuilles blanches avec un en-tête de
consistoire. Et sa main, toute seule, dessina. Un corps de
femme très étiré, une pendue dont la grosse corde
entourait le cou et qui souriait extatiquement. La
silhouette en hachures de l’Arc-de-Triomphe en haut des
Champs-Élysées. Des ruines et des casques. Un crâne vu
de face en surimpression. Dans l’orbite du crâne, un œil
clair, un œil botticellien, un regard de triste ingénuité, un
regard de pardon…
Il se leva, les yeux embués, les dents claquantes, en
criant :
— Y a pas de pardon ! Y aura jamais de pardon ! Ni
pour eux ni pour nous, ni pour personne !
Il déchira le dessin en tout petits morceaux, jeta le
crayon par la fenêtre et courut se mettre la tête sous le
robinet.
*
C’est dans le chemin creux du bord de la rivière, pareil
à un sentier des rives de la Seine, que le calme lui revint
tout à fait. Une promeneuse extraordinaire vint vers lui
sous les ifs et les saules. Descendue d’un tram
d’autrefois. Erna, pas jolie, mieux que jolie. « Je te
cherchais. Comment vas-tu, Alain ? »
— Magnifiquement. Et toi ?
Il l’embrassa. « Tu sais, je viens de faire mon premier
dessin. Depuis des années, je n’avais pas tenu un crayon.
Un dessin de fou, naturellement… J’en ai crié de fureur.
Pas mauvais pourtant… » Il riait. « Ce qu’on est bien
dans ce coin… La guerre est finie. »
— Presque, dit Erna. Et les suites vont commencer.
— Quelles suites ? À quoi penses-tu ?
Ainsi commença entre eux un long entretien décousu,
par moments pareil à un duel d’adversaires masqués,
profondément amicaux, profondément méfiants, tout à
coup ravis de se pouvoir regarder pendant quelques
secondes à visage découvert. « Tu vaux plusieurs
hommes, Erna, dit Alain. Je t’ai devinée plus que tu ne
crois. Tu es forte et croyante. » (« Ni si forte ni si
croyante », pensa Erna.)
Alain, mi-couché contre une souche, la voyait du bas,
assise, les genoux nets, trop préoccupée pour que ce fût
bon signe.
— Ne réfléchis pas trop, Erna, ça détraque. Ça devient
invivable. Ce qu’il y a de bon à la guerre, c’est qu’on n’a
pas le temps de penser. On ne s’occupe que de ne pas
être tué, de bouffer, de tuer quelqu’un, de détruire
quelque chose, de tenir le coup jusqu’au lendemain. Ça
met la conscience à l’aise puisque ça la supprime. Le
malheur des prisonniers c’est qu’ils ont le temps… J’ai
passé deux jours singuliers, Erna, des tas de fenêtres
s’ouvraient dans mon crâne, j’avais un crâne comme les
ruines, avec des croisées béantes de tous côtés, le ciel
entrait dedans, et les vents, les souvenirs, l’avenir, tout
cela sous la forme d’idées qui n’avaient pas de forme. Je
ne pouvais ni dormir ni mettre de l’ordre dans la pagaille
de mon cerveau. Je me suis laissé vivre ainsi en me
disant : Ou je me pendrai tout à l’heure en chantonnant :
« Qu’attends-tu là sous le croissant – Marlène,
Marlène ? » – ou la pagaille se tassera, je verrai clair,
j’aurai pris des décisions… La preuve est faite, Erna, que
je ne suis pas destiné à me pendre. J’ai décidé.
L’infirmière le trouva puéril.
— Et qu’as-tu décidé ?
— Je change de vie, je change d’âme. J’ai compris que
tout est fait dans ce monde pour détruire l’homme, me
détruire, moi, entre autres. Tout, même la foi que j’avais.
Le parti, la révolution triomphante, j’y ai cru. Au fond, j’y
crois encore, mais ce n’est plus que comme on croit à un
rêve quand on s’est réveillé… Je suis seul. J’ai le droit de
vouloir vivre même dans la fin de l’Europe. Le droit de
me défendre et de fuir. Je ne veux plus servir que la vie, à
commencer par la mienne, je n’en ai pas d’autre.
— Mais ta vie ne va plus servir à rien, objecta Erna.
— Dis plutôt qu’elle ne va plus même me servir à moi ?
Que je ne pourrai rien oublier et que je vais être un
ectoplasme parmi les ruines ou un crétin de plus parmi
les rongeurs débrouillards ? Je l’ai craint. – Non. Je suis
un vivant. Je prouve qu’il en reste ! Je prends les choses
dans mes mains et je travaille et je fais que ce qui
n’existait pas existe. On croirait que je ne suis rien ? Je
prends la destruction, le suicide, la folie, la souffrance, la
joie et j’en fais, moi, quelque chose de nouveau qui a un
sens, je rends une signification aux cadavres des
hommes, des villes et des idées, aux chardons qui
poussent dessus, aux étoiles qui se lèvent quand même
dans le ciel, aux amoureux qui se promènent sur la terre
ou pourrissent dessous… Je tire de tout ça une substance
inconnue que je donne à tous les yeux ou à quelques
yeux…
— L’art ?
— Oui, l’art, mais je crois que j’exècre le mot. J’en
connais l’impuissance. Je connais l’exhibitionnisme des
petits et grands farceurs qui sont des artistes, les
combines des marchands de tableaux, la publicité, les
dames et messieurs qui s’exclament à New York ou
ailleurs devant une petite crotte ou une pure merveille ou
un noir problème : « Époustouflant ! » Merde pour l’art
s’il n’est que ça ! Mais qui est-ce qui mettra un
commencement d’ordre dans le chaos, une lumière dans
les cavernes, un espoir sur les tombes, un baume sur les
blessures, un amour incarné parmi les êtres anéantis,
une raison irréfutable sous les cataractes de l’absurdité ?
Qui, si ce n’est l’artiste ? Réponds !
Erna répondit faiblement :
— … le révolutionnaire.
— Tu crois ? Montre-m’en un, nomme-m’en un, vivant
bien entendu, car des morts on en ferait un catalogue
éblouissant… J’ai navigué dans l’Est, d’évasions en
captivités, j’ai passé les lignes avec des réfugiés
allemands. J’ai été dévalisé, passé au bleu et cætera par
les camarades, je ne leur en veux pas. Je sais ce qu’ils ont
souffert, ce qu’ils continuent de souffrir et je connais
l’homme maintenant. J’ai cherché parmi eux des
hommes de foi, des hommes d’idées, des hommes de
justice. J’avais au début les illusions fraîches, protégées
par un bon cuir de pachyderme idéologique. J’ai fini par
trouver ceux que je cherchais. C’étaient des condamnés.
Toutes les machines leur passaient dessus. De petits
lieutenants qui étaient de grosses brutes leur brûlaient
de temps en temps la cervelle pour l’exemple, « Il me
faut de la cadence, de la cadence au travail ! », criait un
de ces assassins. Je regardais travailler les équipes de la
réparation des routes, des femmes, des gosses, des vieux,
des je ne sais qui, je ne te parle pas des prisonniers
ennemis. Je les voyais patauger, les entrailles creuses,
dans la boue lithuanienne, une boue de haute qualité. Il
leur était facile de s’évader en s’ensevelissant dedans au
risque de n’en plus sortir et de faire fusiller des copains
de la brigade… Je travaillais là, moi aussi, par hasard.
Une fois, sur un talus coulant et croulant, je rencontrai
un ex-marin qui parlait français, qui connaissait
Marseille, qui revenait du Kamtchatka dont il regrettait
les pêcheries pénitentiaires. « Combien êtes-vous donc
derrière les barbelés de la grande patrie ? », lui
demandai-je. « Des millions », me répondit-il sans avoir
l’air de dire quelque chose de sensationnel. Je me mis en
colère. « Tu te fous de moi, contre-révolutionnaire ! On
aurait bien fait de te trouer l’occiput ! » « Ça, peut-être
oui, dit-il sérieusement, car je ne sais pas pourquoi je
m’acharne encore à durer quelque temps… On nous
promet des grâces et des primes… Mais écoute-moi,
vieux, avant de me condamner toi aussi sans savoir. »
Nous avons fait ensemble, pendant une petite heure,
sous la pluie, des statistiques approximatives par
catégories sociales et régions d’Eurasie… C’était un exclu
du parti, un militant de 1920, il avait entendu Lénine
dans les usines… Patriote et socialiste malgré tout ! Dis-
moi que ce n’est pas vrai !
— C’est vrai, dit Erna. Je le sais mieux que toi.
Alain parut tristement apaisé.
— J’ai connu autrefois quelqu’un d’authentique. Un
homme qui servait. Qui sans doute servait aussi parfois à
faire de sales besognes. Un homme qui savait et voulait.
Un fort. J’ai cru en lui. Et j’ai cru qu’il trahissait. J’aurais
été heureux de le tuer. Maintenant, j’ai compris. C’était
moi qui trahissais sans y rien comprendre. Il y a une
vérité sur l’homme et pour l’homme, figure-toi.
— Mais oui, dit Erna, sèchement. – Qui était-ce ?
Il raconta comme il eût dessiné des croquis successifs.
Erna vit apparaître, parmi les moires de la rivière
mouvant des feuillages et des lambeaux de ciel, un visage
reconnu. Ce fut exactement la sensation qu’elle obtenait,
dans un autre univers, en écrivant les pages précises et
brumeuses d’un journal intime dont chaque ligne
s’entourait d’espaces blancs, de silences, d’ombres,
d’éclairages secrets. Elle eut sur les lèvres un goût de
sable. On ne s’évade ni de soi-même ni des nombres. Les
nombres font le hasard et c’est parfois un éclair
prodigieusement significatif : ce qui compte.
En transgressant la règle du secret, Erna prit à son
insu une décision sans laquelle il lui eût été impossible
de prononcer cette syllabe faite d’une seule initiale :
— D., dit-elle. Je l’ai connu aussi.
Alain n’éprouva aucune surprise. La nature de ses
étonnements avait changé. Un éclatement de bombe ne
l’eût fait sursauter que d’instinct… Mais que l’herbe fût
virginale, un simple avenir possible, voilà ce qui le
troublait.
— Eh bien, dit-il simplement, tu sais l’homme que
c’était.
« Il faudrait déclarer la paix au monde, dire enfin à
toutes les victimes que c’est fini, à jamais fini, qu’on va
reconstruire avec justice après un dur nettoyage, sans
oublier que ce sont les plus misérables qui ont le plus
besoin de justice… Proclamer la liberté, même dans la
profonde misère. Ça ne va pas très bien ensemble, la
vraie liberté et la misère dans les décombres, sur les
tombeaux, point n’est besoin de marxisme pour le savoir.
C’est pourtant ce qu’il faut pour ne pas ajouter la misère
morale à l’autre. Comment soulager le survivant,
comment lui rendre l’espoir et le courage sans lui
permettre de dire son mot – et s’il bafouille, c’est son
droit ! – et de gueuler s’il en a envie ? Ça fait du bien de
gueuler quand on est dans l’impasse. Comment
reconstruire sans refaire d’abord un nouveau chaos, mais
un chaos d’idées, d’utopies, de vengeance et de
générosité, une liberté inouïe, qui serait toute simple en
réalité ?
— Oui, comment ? se demanda Erna.
Alain continua lentement, comme s’il cherchait
quelque chose dans l’obscurité.
— Mais où sont les hommes ? Où sont les grandes
idées ? Les idées ne sont peut-être que des étoiles
éphémères. Elles guident tant qu’elles durent, puis elles
s’éteignent, d’autres devraient se rallumer alors… Elles
ne se sont pas encore rallumées. On a trop fait pour
éteindre les cerveaux. La vieille révolution est morte, te
dis-je, il en faudrait une autre et bien différente, et je ne
la vois pas. Tu fais la tête ?
Erna se sentait plus blême qu’à certains moments
dans la salle de chirurgie de l’hôpital de campagne.
— Non, dit-elle. Continue.
Elle se dominait pour ne pas le supplier de se taire. –
Tu dois écouter cette voix, Erna, tu dois.
— C’est beaucoup que de vaincre, mais ce n’est rien si
ce n’est pas un commencement… Depuis qu’elles
existent, les bêtes féroces ont su vaincre. Que nous
apporte la victoire ? Une petite goutte d’équité, une
petite goutte d’humanité de plus dans les océans pleins
de cadavres ? Ou la plus mécanisée des polices secrètes
et visibles ?
« Et toi, Erna, que vas-tu devenir ? » Erna mesurait
son problème. Rentrer au grand pays des souffrances
muettes ? Déjà en rédigeant son prochain rapport, elle
avait éprouvé l’embarras de ne point savoir à quelle
orientation politique s’adapter. Cette ignorance même
pourrait être suspectée quand l’orientation serait fixée.
Volontiers, elle eût dit : « Laissez-moi repartir pour l’Ak-
Aaoul, laissez-moi m’isoler de nouveau parmi les sables,
laissez-moi me rasseoir devant des cahiers que je
brûlerai plus tard. » Langage impossible. S’il lui restait
une chance de salut, c’était dans la feinte du zèle aveugle.
Obtenir une entrevue du chef du service, le séduire non à
force de dévouement mais à force de complaisance,
accepter tout de suite un poste à Paris, Rome ou Trieste,
recommencer les tâches clandestines. Le temps de guerre
exigeait la vérité sur l’ennemi, sur les ressources, les
périls, les pertes, les espoirs. Et pas de doute sur
l’ennemi, sur la nécessité de le détruire, pas de doute sur
l’action qui, dépassant le crime, devenait l’exploit
sauveur. Mais dès ce moment-ci, les fumées du doute et
du mensonge se répandaient irrésistiblement. H., l’agent
de liaison, conseillait : « Insistez dans votre mémoire sur
ce que les gens pensent de nous ; les populations, les
femmes, les Juifs, les Américains, les prisonniers,
n’omettez personne… C’est capital… » Eh, capital,
parbleu ! Mais comment le dire ? Comment consigner la
rumeur de terreur qui venait des pays libérés, les
commentaires que cette rumeur suscitait, le désespoir de
certains camarades ? Ne pas noter la vérité serait
criminel. La noter serait pire… H. disait aussi : « Pour
nous, chère camarade, la guerre ne finit pas… Qui sait
même si ?… Deux mondes si différents peuvent-ils
coexister ? Nous avons la supériorité du plan, du
réalisme, de la discipline, et nous avons des alliés cachés
dans le monde entier… Eux, ils ont une technique pour le
moment supérieure et la richesse. La technique
s’apprend, la richesse se conquiert… La guerre et la paix,
à notre époque, n’ont plus de frontières définies… Il y a
des guerres presque invisibles. Soyez très prudente ».
Erna, feignant sagement l’acquiescement, s’était
approvisionnée de dollars ; et elle entrevoyait à sa portée
un excellent passeport… Les années passaient, les
guerres passaient sur leurs millions de morts innocents,
les villes disparaissaient, une civilisation agonisait et les
mêmes problèmes renaissaient… La rivière chatoyait.
— Il est quatre heures, dit Erna, il faut que je m’en
aille. Tu vas rentrer à Paris ?
— … Par la porte de Bagnolet, c’est le plus court… Et
toi, voyons, tu ne vas pas rester dans les cimetières ?
Sauve-toi. On a bien le droit de ne plus penser qu’à la vie
quand c’est la mort qui règne.
Ces paroles la révoltèrent. (Nous n’avons de vie que
dans le travail pour un vaste destin commun. Quel
travail ? pourrait demander Alain. Est-il humain et
propre, est-il libérateur ? En nous sauvant, nous tentons
de sauver le peu que nous pouvons sauver…)
— On en est là, dit-elle.
— Où ? fit Alain. Tu as l’air de te parler toute seule. Tu
as la figure de travers. Qu’est-ce qui se passe ?
— Mais rien de particulier. Au revoir.
Elle pensait : Adieu.
LA FIN DES VOYAGES
Et que tombent les pluies fumantes
sur la selve cérébrale !
Tant de masques funéraires
se conservent dans la terre
que rien n’est encore perdu.
Les passagers du premier bateau partant au
lendemain des cataclysmes ne rappellent en rien ceux du
dernier bateau des évasions… Les réfugiés de naguère
portaient le sceau de la défaite, la joie de survivre dans la
tourmente, et quelques-uns dans le nombre, n’emportant
que des chemises et des papiers, étaient à la fois enrichis
et dévastés par les idées. Les deux douzaines de
passagers du cargo suédois Morgenstern, L’Etoile du
Matin, étaient des gens d’une autre sorte. Ils
appartenaient ostensiblement à un monde disparu,
disparaissant, à un monde stable, sans apocalypse, où les
comptes en banque, le négoce, les ministères, les femmes
accessibles, les alcools de qualité suffisaient à combler
l’existence humaine. Hommes d’affaires, personnages en
mission, dames entre deux âges et jeunes femmes, la
plupart pourvues de grades dans des armées. On devinait
aux femmes des amants doublement influents dans les
bureaux et dans le commerce semi-clandestin… Les
messieurs, souvent ivres, mentionnaient des séjours au
Caire, à Bombay, à Moscou, à Sao Paulo, à Ottawa, à
Tunis, Sidney, comme si la boule terrestre fût tout
entière à leur disposition. Et ils s’empressaient auprès
d’une châtaine habillée de couleurs vibrantes qui s’était
fait parachuter en Lombardie… Maintenant, la
parachutiste promenait un rire rauque, une voix usée,
des seins athlétiques et elle ne supportait ni la solitude
devant la mer ni plus de trois minutes d’une
conversation dépouillée d’allusions directes à sa féminité
où à sa valeur.
Aussi différents, ces gens, de ceux des fronts et de
l’arrière, des hôpitaux et des abris, des gares et des
routes, que les chiens racés sont différents des bêtes
abandonnées dans les villes en ruines ; ou que les
chevaux des haras sont différents des braves petits
chevaux au long poil terne, au regard pénétrant, qui
traînent patiemment une charrette d’ambulance dans
des boues d’Ukraine, sous un ciel de grisaille basse…
« Les animaux domestiques, songea Daria, participent à
notre sociologie de l’iniquité ; mais ils n’y peuvent
rien… » Elle pensait aussi que l’organisation du monde
atteint aujourd’hui une perfection singulièrement
ennemie de l’homme souffrant et de l’homme meilleur.
Les glaciers des Himalayas, les jungles, les déserts, les
océans, sont vaincus par les moteurs plus réellement
magiques que le tapis volant ; mais ni l’évasion ni la
réalisation du rêve n’en sont devenus plus faciles. Il faut
pour franchir des frontières en voie de destruction
posséder les incantations bureaucratiques des services
secrets, les timbres gouvernementaux qui sont des
talismans ridicules et souvent sinistres ; et cette magie-ci
ne se laisse séduire ou réduire que par les principes de la
hiérarchie ou du virement de fonds. L’homme commun,
simplement l’homme, ne peut plus passer d’un continent
à l’autre comme les émigrants du XIXe siècle ; ni les
fuites ni les découvertes, ni les entreprises ni les
apostolats ne lui sont permis. Le destin des pionniers lui
est interdit bien que la moitié de la planète attende des
défricheurs… Si l’on permettait à des Européens de
coloniser les régions polaires, l’Ouganda, la Rhodesia,
l’Oubanghi, le Matto-Grosso, quelques millions
d’audacieux s’offriraient, les trois quarts peut-être y
périraient avec un farouche consentement, mais dans un
siècle les pôles et l’équateur produiraient des savants,
des philosophes, des artistes, plus que la Grèce de l’âge
d’or (qui fut un âge d’esclavage…). Une mystification
cynique préside à la captivité des peuples et des
individus. Les contrôles se retournent contre leur propre
finalité, ils semblent faits pour être joués par ceux qu’ils
visent. Ils retiennent dans leurs filets l’infime irrégulier,
l’apatride, le vétéran de luttes généreuses (quoi de plus
suspect que la générosité des idéalistes ?), le persécuté
qui perdit tous ses papiers entre un lac de sang et une
cité-prison, le bon Européen tenaillé par l’appel des
terres lointaines, le Juif décloué d’une croix
inimaginable. Après les baraquements de la torture et de
l’humiliation, on voudrait bien voir des palmiers au bord
d’une eau bleue ! Ce devrait être un droit inattaquable…
Les pilleurs des épaves qui furent des États souverains,
les citoyens maquillés des fausses démocraties, les
trafiquants investis de missions économiques payées le
prix convenable, les espions et les colporteurs de
désinformation connaissent par contre les règles du jeu
et ils survolent l’Atlantique, le Pacifique, l’Océan indien,
les mers de Chine comme si les lois de la mécanique et la
carte stratégique du monde leur appartenaient en propre
(et peut-être en est-il ainsi). Dans la mue encore
mystérieuse d’une civilisation, il est possible que des
êtres hybrides, d’une vitalité d’autant plus exaspérée que
c’est son dernier sursaut, l’emportent pendant un
temps…
Le cargo suivait son chemin à travers l’instable, sur les
mers vertes. Combien de cargos pareils et de beaux sous-
marins en acier coulés par ces fonds ? Cela ne gênait
personne… Daria voyageait avec le dernier passeport, le
dernier argent, peut-être traquée, mise hors toutes les
lois, libre, libre ! et désemparée. Le dernier passeport,
authentique et faux tout ensemble, délivré par l’agent de
liaison, deviendrait au bout de quelques semaines (s’il
n’était déjà devenu) un laissez-passer vers des pièges
mortels. Les derniers dollars, suffisant à peine à couvrir
les frais d’un voyage problématique, s’épuiseraient avant
trois mois. Si elle ne retrouvait pas D. de l’autre côté de
l’Atlantique il ne lui resterait alors que la ressource d’une
piqûre indolore. Apaisante notion. Il y a, voyez-vous, le
pourquoi vivre philosophique et le pourquoi vivre (et le
comment vivre) concret ; il y a l’homme traqué, sa
volonté de vivre sans défaillance, ses buts infiniment
plus grands que lui-même, son impasse au bout d’un
terrain vague, sa solitude au fond de l’impasse,
l’impossibilité d’y décrocher cent dollars… Daria ne
craignait pas le néant, mais elle en redoutait l’abord,
ravie de vivre depuis que l’océan lui remplissait les
poumons d’air iodé, les yeux, l’esprit de son immense
poème intelligible. Le suicide est souvent un acte de
vivant et même, s’il n’est pas l’aboutissement d’une
névrose, un acte de vivant fort. De bons professeurs de
psychologie le contesteraient vraisemblablement ; c’est
qu’ils ignorent à fond l’expérience scientifique de leurs
confrères qui se sont suicidés dans les ghettos… Daria
s’adossait à cette méditation parce qu’elle tenait à trop de
choses.
Heureuse, en somme. L’agitation des semaines de la
fuite, les mensonges qu’elle dut semer, les masques
qu’elle dut mettre, les insomnies, les crises de conscience
dans lesquelles la vraie conscience n’avait plus de part,
subsistée par la peur et par une propension infantile à la
docilité, tout cela, le souffle du large l’emportait. Elle
demeurait souriante. M. Winifred, le négociant d’Oslo, la
complimentait sur ses yeux : « Mademoiselle, ils sont
exactement de la couleur de l’eau à la crête des
vagues… » « Vous êtes bien poétique, Monsieur »,
répondait-elle sottement et un rire sans raison la
rajeunissait de quinze ans, c’est-à-dire d’un naufrage de
révolution, de plusieurs voyages en enfer et d’une guerre
universelle. M. Winifred disait qu’il y a une poésie du
destin dans les affaires ; qu’à vingt ans il avait commencé
la composition d’un drame ; qu’il visiterait le musée d’art
moderne de New York. « Shakespearien, votre drame de
la vingtième année ? » « Non… Plutôt ibsénien… » Il
prononçait avec plaisir, pour la voyageuse aux yeux
précisément – mais oui ! – ibséniens, des noms
d’artistes : Brancusi, Archipenko, Chagall, Henry Moore
– de grands modernes ultra-modernes et devinerez-vous
les prix qu’ils atteignent ? M. Winifred démontra que, de
par la guerre, l’art acquérait une valeur nouvelle… « Je
n’en doute pas, dit Dana vivement, une profonde valeur
de création et de réconciliation… » M. Winifred
entendait distraitement les propos des femmes. Il
s’écoutait parler lui-même : Les pillages ont fait naître un
commerce clandestin de chefs-d’œuvre mineurs ; à la
faveur de ce commerce la fabrication de faux prend un
essor inattendu ; et certains faux sont d’authentiques
chefs-d’œuvre ! Les marchés de l’Amérique latine
absorberaient tout sans discernement, car les fortunes
récemment bâties ou arrondies apprécient les vieux
maîtres et les modernes bien cotés… M. Winifred,
spécialisé dans le commerce des minéraux, augmentait
par goût sa collection d’œuvres, principalement
religieuses, de l’Est européen. Sous l’occupation nazie,
les vieilles familles vendaient leurs reliques, les
fonctionnaires du grand Reich vendaient le produit des
confiscations ; d’habiles négociants parcouraient les
pays, des bouches du Danube à la Baltique, ils raflaient
les icônes, les portraits du XVIIe, les paysages, les
tableaux de bataille des aristocraties. Les trésors des
anciens mondes sont aujourd’hui secoués dans les
déluges, les malins et le nouveau monde en profitent,
cela faisait sourire finement M. Winifred qui se croyait
sans doute du nouveau monde et même assez malin.
M. Ostrowieczki survint, sortant du bar, et ils furent
trois accoudés à la rampe de fer devant les flots épais
comme une lave. M. Ostrowieczki, ingénieur, chargé de
mission par son gouvernement, avait une grosse face
pâle et charnue, le crâne rasé à la russe, le caractère
taciturne, les yeux d’un gris nacré si clair qu’ils
paraissaient parfois d’un blanc douteux. Il déplaisait à
Daria qu’il ne recherchait pas, préférant flirter (comme
flirterait un ours en veston de tweed) avec une dame du
service féminin d’une armée couverte de gloire. À l’idée
des fortunes de l’ancien et du nouveau monde brassées
par des événements impitoyables, ce monsieur émit un
rire plus sarcastique que porcin. Ses tout petits yeux
nacrés considérèrent les vagues. Il dit d’un air content,
car il était aussi à demi ivre : « Hé, hé ! Des tas d’œuvres
d’art seront noyées, je n’y vois pas d’inconvénient, moi.
Ce n’est que le vieil art qui périt… » Daria éprouva une
commotion secrète. « Que voulez-vous dire ? »,
demanda-t-elle avec brusquerie. M. Ostrowieczki
répondit : « Le vieil art féodal, le vieil art religieux, le
vieil art bourgeois… Je suis ingénieur, Madame, je ne
sais rien de plus beau que les turbines… » Daria lui jeta
un regard aigu qui le troubla. « La brise se lève, dit-il. Si
nous allions prendre quelque chose de réchauffant ? »
Daria acquiesça. Le haut crâne lisse du technicien la
préoccupait. Elle connaissait trop bien cette idéologie
sommaire, doctrines en pierre polie inventées à l’âge de
la relativité einsteinienne ! M. Ostrowieczki ne lui
adressa plus la parole. Il fit bien : elle l’eût deviné. Au
mess, ils firent tourner des disques tandis que les lueurs
du couchant entraient dans les croisées comme un
souvenir d’horizons incendiés.
Qu’il était devenu facile de ne s’interroger sur rien
sans se reprocher l’égoïsme ! La plénitude des vagues
remplissait la moitié terrestre de l’espace ; le bercement
du monde assurait à l’âme une libération sommeillante…
Daria se fit sociable au point qu’une dame la prit à part,
lui demanda la permission de lire les secrets inscrits
dans les lignes de sa main, y lut un destin déchiré (pas
difficile à lire, ça, dans les mains de notre temps !) « Ah,
chère amie ! Si vous vouliez me parler à cœur ouvert !
Vous le pourriez, je vous assure, car je comprends tous
les péchés, tous les crimes… »
— Vous avez vu des crimes dans ma main ? dit Daria,
curieuse.
— Oh non, chère amie ! Je n’ai pas dit cela ! N’est-ce
pas que je ne l’ai pas dit ?
La dame portait une cinquantaine jeune, elle lisait un
roman de Charlotte Brontë, elle était menue, maquillée,
décorée des rubans de plusieurs mérites ; elle rejoignait
son mari, fonctionnaire aux Antilles. (Il y a bien
plusieurs dizaines d’îles aux Antilles, la dame ne disait
pas le nom de la sienne…)
— Mais si, vous avez bien parlé de crimes…
— Mon Dieu, je n’y pensais pas vraiment… Vous êtes si
sympathique, et réservée, et silencieuse…
— Sont-ce les marques du crime… ou des péchés
capitaux ?
— Peut-être, dit la dame. À chacun ses marques…
Regardez cet oiseau noir, là-bas, il suit le bateau… Il est
romantique, n’est-ce pas ?
L’oiseau solitaire, en plein océan, était « romantique »
en effet. L’inquiétude effleura Daria une seconde fois ;
mais découvrant le charme du bercement des vagues et
qu’elle se reprenait grâce à lui à tout aimer confusément,
dans la délivrance, Daria écarta les soucis, « Nous
verrons bien au débarquement… » Tout était simple en
réalité ; la petite ménagerie sociale, élémentaire ; Daria
ne se croyait pas filée.
*
Il fallait qu’elle brûlât les étapes pour économiser sur
ses dollars. Les villes américaines qu’elle entrevit
l’eussent accablée d’étonnement si elle n’avait vécu dans
une torpeur heureuse, ne gardant de lucidité pratique
que tendue vers le but. Cette civilisation géante, ces cités
verticales où le passant se sent insignifiant, se voit
innombrable, prend tout à coup conscience que le monde
réel est à lui, que rien n’est à lui pourtant puisqu’il n’est
rien lui-même, de même que l’atome est tout est rien
dans l’univers ; ces foules si bien vêtues, si affairées, si
rieuses, si dures… Les atomes s’ignorent et s’ignorent les
uns les autres, même ceux de l’acier le plus compact…
Daria passait. M. Winifred la salua au coin de Broadway ;
le même jour M. Ostrowieczki se trouva à trois mètres
d’elle dans le subway, sans la voir. De telles rencontres
d’atomes devraient faire frissonner. La voyageuse prit
des précautions maniaques, se perdit dans des
ascenseurs, parcourut seule, d’un pas décidé de fuite, des
corridors de soixantième étage, contempla du haut d’une
terrasse une métropole de stalagmites prodigieux, le port
béant d’un continent où toute l’Europe infortunée se
déverserait si elle le pouvait… Le ciel et la mer étaient
d’un gris de larmes. Si à ce moment le crâne rasé de
M. Ostrowieczki se fût montré à cette altitude de béton
armé, Daria eût enjambé la balustrade et plongé dans le
vaste vide humain… Seule parmi les promeneurs du
mauvais temps, elle fut soulevée d’un enthousiasme plus
grand que le désespoir. La puissance des hommes égalait
l’océan. Il n’y aurait plus qu’à guérir les hommes…
Elle vit des plaines, l’empire du blé ; dans les moindres
stations, les lavabos étaient de luxueuse propreté ; les
journaux de quarante pages offraient le confort le plus
ingénieux à des prix réduits (représentant ailleurs des
années de labeur ou de résignation pensive), le luxe des
toilettes standardisées, la suractivité des petites
annonces à côté des informations détaillées sur les
famines et les mornes tueries des autres continents…
Que cela parût naturel, acceptable, à ceux qui passaient
d’un hémisphère à l’autre, c’était déroutant, mais peut-
être pas plus mystérieux que le bien-être physique des
personnes qui sortent de la demeure où vient de
s’éteindre, après les vaines tortures de l’agonie,
quelqu’un de très cher, quelqu’un de très grand,
quelqu’un d’irremplaçable… Ou bien était-ce la preuve
d’une absurdité totale ? Du désaxement sans remède de
notre âme assoiffée d’équité, d’équilibre, de charité,
notions étrangères aux mouvements des océans et des
planètes ? Sans équilibre, rythme nécessaire, harmonie
musicale, y aurait-il des océans, des planètes ? Que serait
notre intelligence, que serait la pitié, si elles ne se
rattachaient à la recherche d’un équilibre lumineux
révélé par les étoiles mêmes, par la structure des atomes,
par les justes proportions des ponts lancés sur les
fleuves ? Plusieurs fois, Daria, dans des cars courant sur
les routes parfaites, devant les linges suspendus aux
étages des maisons pauvres, se contint pour ne point rire
et pleurer, inconcevablement heureuse, refoulant une
détresse agressive, ne trouvant en elle-même qu’une
réponse enfantine : « Ils vivent ! Ils vivent ! C’est
splendide que des millions d’êtres vivent pendant
que… »
Son espoir ne tenait qu’à deux adresses aux États-
Unis. Si ces deux fils se rompaient, que devenir ? Ne rien
devenir ! Les ayant conservées dans sa mémoire depuis
des années, voici qu’elle douta de sa mémoire et qu’un
matin elle ne les retrouva plus, jouant avec elle-même
puisqu’elle savait les avoir notées en code dans un
calepin et en clair, mais avec des interversions, dans le
double fond d’un soulier. La première, à Brooklyn, ne
valait plus rien, une fumée dissipée depuis longtemps
parmi les fumées new-yorkaises. Daria n’en fut que plus
heureuse, si cet état d’euphorie tragique et ravie, dans
lequel elle vivait, pouvait s’appeler un état heureux. « Je
consens à disparaître… » Nul n’a besoin de moi ici, je n’ai
presque plus besoin de moi-même. Disparaître dans un
monde où rien ne pouvait disparaître, où le coup de
revolver d’un suicide égalait par son insignifiance le
frottement d’une allumette, disparaître au sein de cette
montée d’énergie pléthorique, ce pouvait être amer, ce ne
serait pas réellement désespéré.
Elle n’en fut pas moins active. La seconde adresse
l’amena dans une petite ville de Virginie, à la porte d’une
résidence à colonnes blanches, pareille à celles des petits
propriétaires campagnards de Russie, autrefois, au
temps de Tchékhov. Daria sonna, insouciante, comme le
joueur jette les dés pour la dernière fois, à peu près sûr
de perdre puisqu’il a déjà tout perdu. Un domestique
noir introduisit la visiteuse dans un hall bigarré, trop
clair, trop riche, ostensiblement inutile. Le fil va se
casser, tout est rigoureusement insensé. Daria s’enquit
d’une dame et le Noir, au lieu de lui répondre : « Il ne
vous reste que le suicide, Madame, dans quatre semaines
assez exactement… » s’informa : « Êtes-vous attendue,
Madame ? Qui dois-je annoncer ? » Complètement
inattendue et surtout n’annoncez personne !
« Minute ! », dit Daria. Elle écrivit sur une feuille de
calepin : « De la part de D. », elle mit cette feuille dans
une enveloppe. « Veuillez passer ceci à Madame… » La
bonne domesticité, heureusement, ne s’étonne de rien.
Une dame aux cheveux teints d’un roux excessif reçut
tout de suite Daria dans un petit salon encombré de
coussins et de fleurs. La dame, visiblement crispée,
tenait d’une main agitée l’enveloppe et de l’autre tiraillait
son collier de menues pierres bleues. Une sorte d’effroi
agrandissait ses pupilles.
— Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ?
— Je vous prie de m’excuser… Soyez sans inquiétude.
— Quel D. ? Je ne connais aucun D.
« Mensonge maladroit, faillit dire Daria. Vous
connaissez certainement plusieurs noms commençant
par un d… » Ce n’était que stupide, « Vous êtes ma
prisonnière », pensa Daria méchamment, car elle
abhorrait ces coussins, ces fleurs, le bel abat-jour… La
dame déchira l’enveloppe, la feuille de calepin, dont elle
jeta les menus morceaux dans un cendrier. « Vous feriez
mieux de les brûler », suggéra Daria, hypocritement.
Potelée, la dame, le teint rose, un joli profil de
gourmande.
— Si vous ne connaissiez pas D., vous ne m’auriez pas
reçue… Vous n’avez rien à craindre, de moi tout au
moins… Vous avez ses instructions. Il ne me faut que son
adresse…
— Mais c’est ridicule ! Vous vous trompez ! Qui êtes-
vous ?
Daria, comme pour y chercher quelque chose, ouvrit le
livre, relié de cuir, qu’elle tenait contre son sac : Les
Feuilles d’Herbe.
— Ah, dit l’hôtesse en reprenant contenance, vous lisez
Whitman ?
Jamais peut-être, nulle part, le poète du Salut au
Monde ! ne dissipa de si noires inquiétudes qu’à ce
moment. Les deux femmes se virent simplement, « Vous
savez, dit la dame rousse, j’ai perdu le contact avec lui
depuis des années… Prenez note. Il est au Mexique… Ne
gardez pas cette adresse sur vous, apprenez-la par
cœur… »
Le fil de la Vierge résistait aux orages de la terre et de
l’histoire ! « Je n’ai pas besoin de prendre note, dit Daria,
j’ai la mémoire sûre. » Elle chercha à établir un contact :
« Vous aussi, certainement… » Cela signifiait : Nous
sommes un peu pareilles, nous savons ce que personne
ne sait et ne comprend sans avoir suivi certains chemins
obscurs…
— Vous le rejoignez ? interrogea la dame rousse,
confidentiellement.
« Oui. » « Pour les mêmes raisons ?… » « Pourrait-il y
en avoir d’autres ? » Les deux femmes pensèrent
ensemble que les années écartaient probablement les
raisons d’assassinat. La dame rousse prit les mains
sèches de Daria dans les siennes qui étaient de douce
chair satinée. Un courant d’intimité passa de l’une à
l’autre. La dame parla très vite, bas : « Ce monde est
terrible… J’ai cru de toute mon âme… Ne lui dites rien de
moi, je ne suis plus rien d’intéressant. Avez-vous besoin
d’argent ? C’est vraiment non ? Vraiment ? Êtes-vous
certaine de n’avoir pas été filée par… par personne ? »
« Certaine, il me semble… » « En tous cas, si… Vous
n’avez pu me connaître qu’à Paris, à la Sorbonne… Je
suis si effrayée… »
« Effrayée de quoi ? », dit Daria nonchalamment, sans
que ce fût une question. Elle haussait les épaules,
instantanément distante, prise d’une sorte de dégoût
pour le riche confort du salon, les rideaux, le skye-terrier
qui entrait en remuant les oreilles. Et qu’y aurait-il
d’effrayant à ce que vous perdiez ce décor, votre mari ou
votre amant et cætera, à ce que vous alliez en prison,
Madame ? Le contact se rompait. La dame reconduisit
Daria jusqu’au seuil. Des autos glissaient sur une
chaussée humide. Les beaux arbres jaunes de l’avenue
décrivaient une courbe élégante ; sagement inclinés, ils
semblaient suivre avec un conformisme naturel la mode
d’automne ; les résidences espacées parmi les feuillages
se ressemblaient toutes ainsi que les convives différents
d’un banquet.
Au tournant de l’allée, une jeune femme s’accoudait à
la portière de son auto. Si Daria eût fait plus que
l’entrevoir sans la voir, elle eût peut-être reconnu dans
les yeux attentifs de cette petite Américaine le regard
intense de sa propre vingtième année. Mais Daria ne vit
qu’une jolie veste en daim gris, dont elle prisa la coupe.
Ce que nous reconnaissons le moins dans les yeux
d’autrui ce sont les regards de notre jeunesse…
*
Les nuages blancs se déchirèrent magiquement, des
collines dorées apparurent, la carte vivante s’inclina tout
entière sous l’avion, une ville s’y étala autour de
cathédrales roses, une ville isolée sur la terre aride – une
ville qui ne ressemblait à aucune autre au monde,
assoupie au couchant, rose comme le couchant, frangée
par le désert, abandonnée à la douceur d’exister… Des
ânes lourdement chargés y cheminaient à petits pas
sages par des rues à fleur de terre aux couleurs
d’aquarelle. Ferronneries aux fenêtres, larges auvents
avancés sur le trottoir très étroit… Vieux pavé ; chaque
porte ouvrait sur une autre porte en bois sculpté retenant
d’épais feuillages. Ville enchantée. Les viandes d’un étal
de boucherie enfoncé dans une sombre boutique avaient
un charme de sang obscurci. La boucherie s’appelait : À
la Fleur du Paradis. Un petit noiraud portait sur l’épaule
la valise de Daria et il pouvait être un ange noir, un ange
sale, aux petits muscles durs, au petit cœur très violent et
très pur… Humble et fier ; tels vraiment doivent être les
anges quand ils s’incarnent en de petits Indiens.
La grande place rectangulaire allumait dans la
transparence bleue ses bulbes blancs, comme pour une
fête d’autrefois. Des arbres puissants y montaient, les
vieilles tours de la cathédrale baignaient au-dessus d’eux
dans une clarté finissante qui ne finirait jamais tant elle
était pure, tant elle était riche de l’extinction des couleurs
célestes. Des cris d’oiseaux éclatèrent, des légions d’ailes,
émues par quelque infime événement, décrivirent d’une
frondaison à l’autre une courbe d’onde aérienne… De
petits cafés allumaient toutes les lueurs de l’arc-en-ciel
sans faire violence au crépuscule. Des têtes brunes
flottaient, auréolées de grands chapeaux clairs, des
chevelures noires tombaient sur des épaules de jeunes
femmes. Passèrent les éventaires de fruits et sucreries, ils
semblaient d’énormes bijoux formés par le génie même
des couleurs pour la caresse des yeux… Devant une
primitive rôtisserie, pleine de viandes viscérales brunes
et luisantes de graisse, trois hommes nu-tête,
bizarrement difformes tous les trois, l’un de face olive,
l’autre de face citron, le troisième portant sur le cou une
sérieuse tête de mort, éclairaient en mauve, frappaient
ensemble de leurs baguettes agiles le clavier du marimba
et il en naissait une musique cristalline. Le petit ange
noir leur jeta un coup d’œil avide. Daria lui fit signe de
s’arrêter. Ils écoutèrent un moment, la voyageuse des
autres mondes cruels, l’enfant indio encrassé jusqu’aux
yeux – qui étaient de grands yeux en agate sombre, pas
plus expressifs que l’agate polie. La musique berçait un
invisible canot sous des lianes tombantes et de longs
lézards clairs rôdaient sous une eau sombre et tiède.
« Comment t’appelles-tu ? », demanda Daria à l’ange
sale, pour rompre la rêverie. « Jésus Sanchez y Olivarez,
pour vous servir… » Daria ne retint que le prénom :
« Jésus… » Écoute, Jésus, cette musique de l’innocence…
Le petit noiraud ajoutait dignement : « Vous pouvez
m’appeler Chucho, Señora », car Chucho est l’abréviation
de Jésus. La musique finie, Chucho sortit d’une poche de
son pantalon troué un sou en cuivre qu’il déposa dans
une main de musicien.
Daria évita l’hôtel des touristes, peut-être repoussée
par le regard froid d’un voyageur blond qui fumait sur le
seuil, le Leica pendu sur la poitrine… « Ces êtres-là, non,
non, non… » « Alors, proposa Chucho, il y a l’hôtellerie
de don Saturnino… » Où dormirait-elle mieux sa
première nuit mexicaine que sous le toit de don
Saturnino ? « C’est propre et moins cher », expliqua
Chucho. « Vous n’êtes pas Américaine ? » Non, dit-elle,
mais ce qu’elle était, elle ne le dit pas.
La Casa de Huespedes ouvrait une porte seigneuriale
sur une ruelle bleue qui dégringolait vers la montagne
pareille à une mer ennuagée. La cour illuminée n’était
que féerie verte de hautes plantes. Une fontaine
susurrait. Sous le mystère des arcades, une ampoule
éclairait ce qui devait être la lingerie : deux filles noires
se mouvaient là lentement, l’une vêtue d’un vert d’élytres
à reflets roux, l’autre de blanc nuptial. Elles semblaient
les êtres sacrés de ce lieu, mais ce n’étaient que des
servantes occupées au repassage.
La voyageuse se trouva devant une idole adossée à de
larges feuilles vertes, sans doute très ancienne, en pierre
de lave poreuse et grise. Le héros ou le dieu reposait
accroupi, les mains sur les genoux, oublieux du
mouvement. Une tiare ornée le coiffait. Le visage, aussi
grand que le buste, était massif et dépouillé, attentif et
abstrait. « Le dieu du silence, pensa Daria, le seul des
anciens dieux que nous devrions ressusciter… » Le dieu
parut lui répondre « Soyez la bienvenue, Señora », d’une
voix légèrement gutturale : la voix de don Saturnino, qui
ressemblait en effet à l’idole, mais avec une courte
moustache blanche, une peau terreuse et ridée, deux
dents en or, une courte veste blanche brodée
d’arabesques vertes. Don Saturnino ne s’enquit de rien.
Ni les noms ni les papiers, ni les itinéraires de ses hôtes
ne l’intéressaient. Il essaimait son discours bref de
bueno, bueno qui ne signifiaient rien ; il continuait
mentalement sa partie de dominos avec don Gorgono, il
jugea du premier coup d’œil cette voyageuse peu
exigeante, pas cousue de dollars, inoffensive – une de ces
femmes tristes qui vont parfois vivre dans les pueblos,
achètent des poteries, écrivent ou n’écrivent pas un
livre… Il la conduisit à une spacieuse chambre carrelée,
de plain-pied sur le patio, « Ici, la douche, Señorita… »
Un lumignon brûlait sous l’image de la Vierge
couronnée. Une fraîcheur d’étang limpide se levait.
Daria se fit servir le bouillon, le poulet, le riz, au bord
d’un buisson grêle dont les feuilles étaient les unes
vertes, les autres d’un rouge vif… Don Saturnino vint
fumer près d’elle. Il avait la tête d’un chimpanzé
prodigieusement humanisé, aimable, plein d’une
intelligence particulière. Ses cheveux blancs coupés court
étaient drus. Il posait sur la voyageuse un regard attentif,
souriant et détaché, comme s’il lui eût dit : Je n’ai rien à
vous dire, mais je suis content que vous soyez là ; je vois
en vous beaucoup de choses qui me sont indifférentes.
Bonne fraîcheur du soir ! Daria parla la première :
— C’est un très beau pays que le vôtre, dit-elle.
— Verdad ? Señora, un pays magnifique… Un pays
opulent. (Don Saturnino ne dissimula point sa fierté.) Un
pays tellement arriéré ! Un pays de profonde misère,
Señora… Vous allez voir la Lagune ?
— Mais oui, fit Daria, surprise.
— D’ici, on ne peut aller qu’à la Lagune et pas plus loin
que San-Blas…
Daria réprima un tressaillement, car San-Blas était
son but (un peu plus loin que San-Blas).
— Y a-t-il des ruines ? demanda-t-elle (informée par
les livres qu’il y en a).
— Nous vivons sur les ruines, Señora. Mais il y en a
peu dans la contrée. Les pyramides de l’isla Verde, on y
va en canot par El Aguila… Dans la montagne, derrière
San-Blas, Las Calaveras, Les Crânes, un ancien autel de
sacrifices… Ça date de milliers d’années, Señora…
(D’après les livres, ces ruines aztèques ou toltèques –
ou autres – ne dataient vraisemblablement que d’un
millier d’années tout au plus… Mais dans la banale
étrangeté du patio, ici, la chronologie juste — qui n’existe
pas – ne comptait guère ; on était plus près de la durée
des roches et des plantes que du temps historique
mesuré par les érudits…)
— Des milliers d’années, répéta Daria, avec
enchantement.
Don Saturnino prenait plaisir à parler avec une femme
pour qui les siècles avaient de l’attrait. Il se souvint de sa
jeunesse, ses paupières se plissèrent. Il dit :
— J’ai fait la révolution dans ce pays… Nous nous
sommes bien battus dans l’île Verte, sur les Pyramides,
Señora…
« Ah, vous aussi, vous avez fait la révolution », pensa
Daria, dans le vague.
— Bueno, bueno, fit don Saturnino. Il y a un touriste à
l’hôtel Gloria, il voyage dans une belle voiture… Mister
Brown. Vous pourriez peut-être vous arranger avec lui ?
Nos cars sont si mauvais, Señora.
— Quel touriste ? Le connaissez-vous ? Où va-t-il ?
L’aimable face brune devint terne. « Un Américain. Je
l’ai vu sur la place. Une belle auto… Moi, Señora, je
préfère les chevaux… C’est intelligent, les chevaux… »
Daria dit qu’elle entendait voyager seule, à son gré.
« Bueno, bonne nuit, Señora… » Don Saturnino alla
fermer la grande porte avec une clef du temps jadis.
Certaines feuilles d’un arbuste avaient une belle couleur
de sang frais, de sang sombre, de sang rose. C’était
l’Arbre de la Nuit Heureuse.
*
San-Blas ne figurait sur une bonne carte qu’un cercle
insignifiant tracé dans une tache ocreuse, entre la rive du
lac et des hachures de montagne où ne passait aucune
route, où ne s’indiquait aucun hameau indien. Le lac
s’arrondissait entre des hauteurs boisées, il n’y avait là
que la roche et le ciel. Le bout du monde dans cette
région du monde. La route automobile, contournant la
Laguna, traversait un village de la sierra, Pozoviejo, Le
Vieux-Puits, descendait vers San-Blas, puis s’en éloignait
en décrivant un angle droit. Un chemin en pointillé
suivait la rive de la Laguna pendant quelques kilomètres
et n’aboutissait à rien… Sans doute, Bruno et Noémi
Battisti habitaient-ils à cet endroit. De la ville à San-Blas,
par la route, il y avait bien cinq heures. Le guide ne
recommandait pas l’excursion dans ce pays : pas d’hôtels
de première classe, pas de fêtes renommées, pas de
curiosités célèbres, pas d’industries indigènes dignes de
mention, rien que l’âpre montagne, la terre indienne, la
race ancienne sans enjolivements… La carte appela sur le
visage de Daria un sourire chargé de réminiscences. Bien
au-dessus du Transsibérien, au-delà du lac Baïkal, on
consulterait des cartes pareilles, les routes effleurent des
terres désertiques ; le guide dirait – s’il y avait un guide –
que « l’île Verte renferme un tumulus attribué à la
Civilisation du Renne… » Là aussi règnent les milliers
d’années. Sous le pâle soleil du Nord, on rencontrerait
peut-être dans la solitude les sinistres brigades de travail
des pénitenciers… Il faudrait des autorisations
extraordinaires pour voyager… Il faudrait surtout se
cuirasser le cœur contre la pitié… Il n’y aurait pas
d’Arbre de la Nuit Heureuse, mais de graves sapins
tenaces, plantés au flanc des montagnes, en foule
montante, comme une austère armée immobile
mesurant sans fin la dure grandeur d’exister… Terre,
notre mère, tes solitudes sont sœurs.
Et sur les routes, aux environs de Samarkande, on
voyagerait dans des cars peu différents de celui-ci. Il
avait été bleu, mais la poussière et les cicatrices le
décoloraient. Les gens du pays avaient des chairs
brûlées, bronzées, dorées, ambrées, fanées, imitant les
nuances de la pierre imprégnée de soleil, de la terre
végétale, et révélant le mélange des sangs. La vigilance
taciturne des regards, la puissance des musculatures,
l’indigence humaine les rapprochaient de l’animalité
dont ils gardaient la noblesse naturelle. Leurs visages
d’antique Asie étaient avenants, plus fermés toutefois
qu’avenants. Des croix d’argent suspendues à des colliers
de corail tombaient sur les blouses blanches et brodées
des femmes (assez semblables, ces blouses lâches, à
celles que portent les Komis de la Haute-Volga…). Une
image de la Vierge et des ex-voto faits de noix et de
minuscules revolvers dominaient le champ de vue du
chauffeur, un athlète crépu, négroïde, habillé d’une
chemise rose… Au lieu de quarante voyageurs, l’héroïque
guimbarde en prit soixante-dix et des poules, des
dindons, des chats, un coq de combat… Daria eut une
enfant brune endormie sur les genoux ; une mère
allaitait près d’elle son nourrisson, ses seins gonflés
avaient la matité de l’argile caressée de soleil, elle
pouvait avoir quinze ans. Quand la voiture bondissait,
elle se signait comme les vieilles femmes. Tant de chairs
en sueur, de blancheurs salies, de souffles patients,
d’objets résignés, remplissaient l’autocar que Daria ne vit
presque rien d’un paysage tout en incandescences
rousses… « San-Blas ! » Le chauffeur crêpelé aida au
débarquement d’une Indienne centenaire et de
l’étrangère. Le moteur hoqueta un moment, la voiture
disparut. La vieille Indienne, balançant ses paniers,
gravissait déjà, par un invisible sentier, une pente de
roches abruptes teintée de feu léger ; ses pieds nus de
faunesse s’agrippaient aux pierres. Elle montait, ployée,
vers une cime nue, grise, sous le ciel rougeoyant. Elle
s’enfonça dans les roches, la solitude fut un moment
complète.
— La fin du voyage, pensa Daria.
Elle pensa aussi à des serpents : aux gracieux serpents
qui sans doute peuplaient secrètement le désert de
roches, aux énormes serpents stylisés de l’art ancien des
peuples d’ici, à des serpents de feu, à des serpents de
nuit.
À cet instant, deux enfants noirs, vêtus de haillons
clairs, surgirent devant elle. Ils prirent sa valise. L’un des
deux dit : « Chez don Gamelindo », comme s’il fût
entendu que l’on ne pouvait aller que chez don
Gamelindo par ce chemin de pierraille indiscernable au
premier abord, puis bordé de nopals sauvages, hérissés
de dards, pathétiquement tordus… Le chemin bifurqua
vers des murs écroulés. Et la boutique de don Gamelindo
s’ouvrit à l’angle d’une rustique petite plaza : arcades,
grands arbres noirs dans le couchant, église baroque,
solitaire sur une crête, au-dessus du lac… Daria n’eut le
temps de rien admirer tant la nuit tombait vite. Une
ampoule électrique répandait dans la boutique une lueur
de dessèchement. Le comptoir, les cordes, les chandelles,
un tas de sandales, des rouleaux de tissus, des bouteilles,
s’immergeaient dans le vide et le silence… Embusqués
sous une calotte de cheveux désordonnés, les yeux noirs
d’une enfant de la nuit au cou frêle ne dirent rien. Ils
paraissaient être les yeux des choses immobiles. Don
Gamelindo survint, Daria ne sut comment, derrière elle.
Il marchait sans qu’on l’entendît. « Buenas noches, que
voulez-vous ? » Trapu, portant bas un ventre épais
soutenu par la ceinture, la face poilue, en manches de
chemise et gilet, l’étui du revolver sur la hanche. De
carnation blafarde, ses petits yeux verdâtres guettaient
d’entre les paupières bouffies. Daria expliqua qu’elle
cherchait la plantation de don Bruno Battisti. Elle
éprouvait en parlant une sensation d’inutilité complète.
Ici, rien ne pouvait exister pour elle : ni passé ni présent,
ni suite ni avenir, ni question ni réponse. Elle-même
n’existerait pour rien de connaissable. Elle faillit
demander rêveusement : « Où sont les serpents ? » Une
terre hostile, des roches coupantes, des plantes
agressives, un silence écrasant, une nuit de disparition.
Don Gamelindo répondit :
— La Huerta, oui.
Il parut attendre en la scrutant, si seulement il prenait
la peine de la scruter, attendre que le silence accomplisse
son œuvre de destruction.
— La Huerta, vous ne pouvez pas y aller ce soir. Il faut
passer la nuit à San-Blas.
— Où ?
— Chez moi.
Il barricada la porte. Des odeurs de cuir mal tanné se
répandirent. La main rose et velue de don Gamelindo
protégea une veilleuse contre la brise morte. Ils
traversèrent une grande cour noire, scintillante d’étoiles
proches. « Entrez… » Daria obéissait comme une
prisonnière. Elle pénétra dans une petite chambre
blanche, où il y avait un lit de détenue, un tabouret, une
carafe en terre cuite, une image de la Vierge devant
laquelle l’hôte plaça la veilleuse. La porte en planches
disjointes ne fermait qu’au crochet, sur un clou. La
veilleuse répandait une étonnante lumière.
— Pas de danger chez moi, dit don Gamelindo.
Dormez bien. Que Dieu vous protège.
Il dit encore, onctueusement, en se retirant :
— Don Bruno est mon ami. Je vous conduirai demain.
Son ami ? Sacha, l’homme des idées ardentes – quelle
étrange amitié pour lui ! « Merci, dit Daria. Bonne nuit. »
On ne lui offrait rien. Elle but de l’eau fraîche au
goulot du carafon. Elle fit quelques pas dans la cour.
L’océan des constellations scintillait durement. Des
étoiles filantes glissèrent parmi les étoiles immobiles. La
Voie Lactée déroulait dans le firmament un doux serpent
blême. Le murmure du lac monta, et le croassement des
crapauds, et au-delà le hurlement intermittent des
coyotes. La plainte du silence. Daria eut tout à coup
devant elle une ombre de bête poilue, épaisse, humble.
Un minuscule point de lumière, comme une étoile fixe
d’infime grandeur décela l’œil de la mule. Bonne
présence. Daria caressa une nuque chaude.
« Eh bien, eh bien, pensait-elle, nous voici sauvés,
nous voici complètement perdus… »
Presque le même silence qu’au Kazakhstan ; et
presque le même firmament, mais Daria n’y
reconnaissait aucune des constellations familières.
« Toutes les pages de la vie sont arrachées… » La
plénitude de la nuit subsistait.
*
Sortie de bonne heure dans la cour, Daria reprit
contact avec un monde splendidement simple. Les
cascades violettes des fleurs de bougainvilliers
ruisselaient sur les murs écroulés. De terribles nopals
formaient une broussaille véhémente, charnellement
verte, et ils portaient des fleurs bulbeuses d’un rouge
délicat. Un campanile jaune s’élevait, entouré de grands
arbres chevelus, car des lianes retombaient de tous leurs
branchages. La clarté matinale s’élargissait en
symphonie de couleurs, il semblait qu’elle ne cesserait
plus de croître, jusqu’à devenir intolérable, mais le
moment était d’une douceur parfaite. Une vaste joie, non
de vivre, plus primordiale que celle de vivre, la joie
d’exister réunissait, par la lumière, la terre et le ciel. Des
enfants nus aux ventres ballonnés s’effrayèrent d’abord
d’apercevoir l’étrangère qui se coiffait sur le seuil de sa
porte.
Don Gamelindo fut différent de l’homme qu’il était la
nuit. « Savez-vous monter à cheval ? » « Mais oui… » Il
paraissait maintenant réduit à de courtes jambes
supportant un abdomen disproportionné, grâce à la
vigueur d’une ceinture remontée de l’aine aux hanches.
Sur l’étui de son revolver, la face ronde du dieu-soleil des
Aztèques montrait une langue fendue. L’homme était
coiffé d’un haut chapeau conique, blanc,
horizontalement posé sur les yeux. Une foule de petits
accidents déformaient ses traits menus modelés dans
une chair rose. Il riait tout seul, ce qui dénudait sa
denture négligée ; une excitation amicale animait ses
prunelles toujours hypocritement vigilantes. Daria se
rendit compte qu’elle lui plaisait, comme à la ville elle
avait plu à don Saturnino. « Gracias a Dios
todopoderoso ! Grâces à Dieu tout-puissant ! », dit-il
remerciant le Créateur pour l’événement de cette
matinée.
Une ou deux fois par an, des touristes américaines
arrivaient à San-Blas dans de fortes voitures, entraient
dans la boutique, demandaient du coca-cola, refusaient
de boire dans les verres lavés à l’eau pure du puits,
buvaient dans de ridicules gobelets en papier.
Orgueilleuses, ces blondes, comme leurs chiens soignés
qui flairaient avec méfiance nos demi-coyotes si sûrs au
danger ! Don Gamelindo leur quadruplait les prix, elles
photographiaient l’église, les enfants nus, la vue sur le
lac… Les slacks avantageaient leur croupe de façon
indécente, si bien que les anciens du pueblo s’étaient
demandés s’il fallait laisser entrer à l’église ces femmes
vêtues en hommes et qu’un sage, à la fin du débat,
emporta la décision (favorable à cause des sous à gagner)
en soutenant que « si le Diable fait mettre des pantalons
à ces juments, c’est encore lui qui les cuira dans l’autre
monde ». (Mais on ne découvrait pas devant elles l’image
de Saint-Jacques porte-glaive, à cheval, qui n’entend pas
qu’on lui manque de respect et serait capable, pour des
slacks rouges, d’appeler la sécheresse ou la variole…)
Combien différente, cette femme-ci, en sandales, courte
jupe noire, chemisier blanc, chapeau indien à larges
bords, avec ses bras musclés, sa tête droite, encore jeune
et déjà vieillissante, la sévérité tranquille de ses traits !
Don Gamelindo se dit que, sûrement elle ne devait pas
croire en Dieu (que Dieu lui pardonne !), ne devait pas
avoir beaucoup d’argent, avait connu beaucoup
d’hommes sans se salir : il y en a qui sont ainsi faites,
comparables aux chevaux que la route couvre de sueur et
de crasse, mais qui ressortent du lac nettoyés, si nobles
de formes, si lustrés de soleil que l’on se sent fier d’eux et
de soi-même.
… Les montures trottèrent par un étroit chemin vert-
émeraude. Ce pouvait être l’entrée d’un labyrinthe
végétal. De hauts cactus rigides érigeaient des deux côtés
leurs murs aériens, traversés par la lumière et l’air,
hérissés en tous sens de méchantes aiguilles… Ainsi
plantés, les organos clôturaient des cours. La terre
rocailleuse était rougeâtre. Il n’y eut pas de labyrinthe, la
campagne commença, c’est-à-dire le désert, entouré au
loin de crêtes arides, tout en cassures dorées. Des croix
inclinées s’espacèrent au bord de la piste. Don
Gamelindo expliqua :
— Nos petits morts. Tous des jeunes gens. Une petite
balle prompte, un petit mort… Faut que jeunesse se
passe, verdad ?
Les tombes tenaient peu de place dans l’éclatante
clarté matinale. Sur la gauche, le lac devenait une nappe
d’argent vif.
« Ce n’est pas ainsi dans votre pays, Señorita ? »,
s’enquit don Gamelindo qui était lourd et leste en selle et
se souvenait à peine d’avoir été jeune, lui aussi, et de
s’être couché le soir, derrière ces pierres, pour régler ses
comptes familiaux avec les Menendez… Il tirait mieux
qu’eux, ne tirant qu’à jeun, tandis qu’eux buvaient avant
d’aller à l’embuscade, prétendant que l’alcool de maguey
avivait leur coup d’œil… Une erreur, ça. « Que Dieu leur
pardonne ! » Les tombes des trois Menendez, Felipe,
Blas et Tranquilino n’existaient plus depuis bien
longtemps, le souvenir même des perfides combats du
dimanche soir n’était plus, chez le vainqueur assagi, que
dépersonnalisé comme celui d’une histoire de meurtre
viril parmi d’autres… Aujourd’hui, les gens deviennent
lâches, on fait trop de lois, les journaux parlent de
chaque rixe parce que les journalistes — fils de putains !
– doivent bien gagner leur galette de maïs et leurs
haricots gras… Don Gamelindo chevauchait, allègre et
mécontent de vieillir dans un monde vieillissant… Dans
quelque lointain pays, se disait-il, pour une femme
comme celle-là – et jeune ! – on a bien dû laisser au bord
des routes quelques crânes… Cette réflexion le fit se
retourner gracieusement vers la cavalière.
— Dans mon pays, répondit Daria, il y a eu la guerre.
Et si, dans mon pays, on plantait des petites croix au
bord des routes pour tous les assassinés, il y en aurait,
sur un vaste continent, jusqu’aux horizons, jusqu’au
pôle… Daria souriait en y songeant, car la joie de trotter
par les espaces de pure aridité, de pur soleil, était en elle
plus forte que tout – pure.
Don Gamelindo émit pour sa monture un doux
claquement de langue.
— Oui, dit-il. La guerre des Juifs et des nazis. La
guerre est impie. Dieu nous préserve des guerres et des
révolutions, n’est-ce pas, Señorita ?
Par chance, le cheval de Daria fit un petit bond en
avant, de sorte qu’elle n’eut pas à lui répondre.
*
La montagne devenait torride, le lac rutilait comme
une cuve de métal fondu. Ils chevauchaient dans la
monotonie du feu, sans parler, sans penser, sans rêver,
sous la sensation unique d’un brasier dans le ciel. La
plantation apparut, oasis verte. Ils pénétrèrent dans
l’enceinte de pierraille. Ils virent un homme en blanc
debout sous de gros arbres au tronc lisse qui ne portaient
presque pas de feuilles, mais quelques fleurs blanches.
L’homme, les mains sur les hanches, surveillait le travail
de deux Indiens demi-nus qui creusaient la terre. Daria
eut au fond des yeux, dans la mémoire, des images vues
dans les livres de l’enfance ou peut-être dans des
manuels de propagande : « Le planteur et ses
esclaves… » Le planteur se retournait vers les arrivants.
Il les saluait de la main. Un large chapeau en fibre de
palme ombrageait son visage. Ce ne fut qu’à trois pas
qu’ils se reconnurent, Sacha et Daria, d’un premier
regard si dense d’inquiétude qu’ils durent feindre la joie
de se revoir, se forcer à sourire en se serrant la main
comme s’ils s’étaient quittés la veille. La présence de don
Gamelindo, au lieu de les gêner, les aida à assumer une
contenance.
La première pensée de Bruno Battisti fut : Pourquoi
vient-elle ? Me faire tuer ? Après des années, ce n’est
guère probable. Je me suis laissé oublier, j’ai gardé le
silence. – S’évader à son tour ? Alors, elle peut être
pistée. Les femmes ne prennent jamais toutes les
précautions rationnelles. C’est elle que l’on voudra
supprimer, et nous avec elle. Ici, ce serait aisé.
Accoutumé à de simples périls quotidiens, mais
désaccoutumé du danger mystérieusement organisé où
l’on tombe ainsi que dans une trappe, il frissonna, « Toi !
disait-il à Daria, toi, la même ! Quelle heureuse
surprise… » « J’ai fui, Sacha », murmurait Daria, sachant
ce qu’il redoutait, ravie cependant, comme si une coupe
de joie, bue d’un seul trait, lui montait subitement à la
tête, « Ne me fais pas ces yeux-là, Sacha, tu n’as rien à
craindre… » (Comme si le dire pouvait signifier quelque
chose !) Les anciens yeux gris s’éclairèrent vraiment. Il
haussait les épaules, vieilli, fortifié, hâlé.
— C’est magnifique, mon amie. Ici, tu seras tranquille.
La vie, le désert. Vois si c’est beau.
Du haut de sa selle ornée de velours et d’argent, don
Gamelindo entouré de soleil et d’énormes feuilles vertes,
leur souriait comme sourient les masques chinois. Et
pour Daria, sur une estampe d’autrefois, il figurait
redoutablement leur maître : « L’Étrangère, le Planteur
et le Grand Cacique… » Un bananier ouvrait sa feuillure
turgescente. Les caféiers gravissaient les pentes. Au fond
de l’allée apparaissait une simple maison blanche
surplombée par des palmiers grêles. Bruno Battisti dit :
— Devant Noémi, ne parle de rien d’inquiétant. Elle
est fragile. – Mettez donc pied à terre, don Gamelindo,
venez voir mes travaux. J’amène l’eau jusqu’ici, j’établis
un réservoir…
On ne voyait des deux hommes travaillant dans la
fosse que les dos bronzés, luisants de sueur. Des
pelletées d’une terre ferrugineuse, comme imprégnée de
sang, tombaient sans bruit au pied des chevaux. Daria,
dans son ravissement triste, songea à une tombe. Un
Indien emmena les montures. Don Gamelindo disait :
— Faut finir le réservoir. La pluie approche, la terre a
soif. Il y avait des nuages sur El Aguila tout à l’heure. Bon
signe.
Il broya entre ses doigts de jeunes pousses de caféier
et les huma en connaisseur.
— La plante est saine, c’est la bonne variété
d’Uruapan… Vous savez, don Bruno, à Pozoviejo, l’autre
samedi, Basilio Tronco a tué le petit Alejo Reyes… Ça va
faire encore du vilain. Les Tronco ont donné un veau au
Président de la municipalité…
— Ah, dit simplement Bruno.
— À San-Blas, la cadette des Alvarez s’est fiancée au
fils du licenciado Carbajo. Ils vous invitent à la fiesta.
— Remerciez-les. Je tâcherai d’y aller.
Don Gamelindo médita un moment sur les nouvelles
importantes qu’il convenait de communiquer.
— Oui… Au combat de dimanche, le Tigre a tué son
adversaire en sept minutes… J’ai gagné onze piastres,
don Bruno ! J’avais parié pour ce vieux coquin, bien qu’il
soit presque borgne… Il est malin. Y a pas deux coqs
comme lui dans tout le pays. L’autre, le Dorado, le petit
crâneur de don Arnulfo, il est méchant, que je disais,
mais il calcule pas, il s’esquinte à l’attaque… Faut savoir
reconnaître quand un jeune coq n’a pas de cervelle, c’est
comme pour les hommes, pas vrai ?
— Vrai.
— La fontaine tarit sur la place. Faut chercher l’eau du
lac, y a des maladies à San-Blas. Moi, j’ai le puits, il m’a
coûté assez cher.
— Bien sûr.
Toutes les nouvelles étant dites, ils se turent. De
grands papillons jaunes et noirs volaient par couples
dans l’air chaud.
Noémi vint à leur rencontre sur la terrasse. Peu
changée, tranquille, les orbites creusées, les yeux peut-
être agrandis. En robe blanche brodée à l’indienne. Elle
embrassa Daria.
— Je savais que tu viendrais. Bruno ne voulait pas me
croire, il ne veut jamais me croire.
— Comment pouvais-tu le savoir, chérie ?
— Par doña Luz, elle connaît les secrets. Je n’ai de
confiance qu’en elle… Maintenant il faut avoir peur, car
je sais que doña Luz a peur… J’ai toujours peur et je suis
heureuse, le croiras-tu ?
*
La question était si clairement présente entre eux que
Bruno Battisti la prononça : « Que suis-je devenu ? » Il
bridait les yeux. Il désigna de la main les courbes du lac
et de la montagne. Il dit :
— Écoute, mon amie… La plantation vit au rythme de
saisons qui ne sont point celles de l’Europe. La terre
unique a beaucoup de visages. Deux divinités
primordiales règnent ici : le Feu et l’Eau, le Soleil et la
Pluie. Ce sont les vraies divinités-mères. La race brune
les adorait autrefois avec un grand sens du réel. Les
Indios saluent encore le maïs en entrant dans les champs
pour la moisson. Je sais qu’ils fécondent parfois la terre
de semence humaine. Autrefois, ils nourrissaient les
dieux de leur propre chair, de leur propre sang, ce qui
était strictement raisonnable : nourriture pour
nourriture et toutes sont terrestres… On noyait des
enfants dans le lac pour que le Dieu des eaux permît une
bonne récolte. On arrachait à des captifs leur cœur
encore battant afin que le soleil fortifié continuât de
triompher sur les ténèbres. Tu notes que les Nahuas
n’étaient pas si sûrs que cela de la puissance même du
soleil et qu’ils avaient par contre de celle des ténèbres
une notion peut-être exagérée, voisine à quelques égards
de la nôtre… Ils vivaient dans un cosmos instable comme
nous vivons dans une humanité instable armée de forces
cosmiques… Aujourd’hui, je reçois des bulletins
météorologiques qui ne me servent à rien parce qu’ils
arrivent en retard. Mon vrai météorologue c’est Panfilo le
Boiteux qui sait lire la direction des orages et la venue de
pluies… Quand il est saoul, j’attends patiemment ce que
personne ne peut changer.
« Il y a la saison sèche pendant laquelle le désert jaune
se fait sur la montagne. Seuls les cactus se nourrissent
alors, à force d’âpre énergie, de la faible humidité des
nuits… Ils démontrent qu’une humble et résistante
victoire est presque toujours possible : ne serait-ce que
celle de durer… – Il y a la saison des pluies, quand des
nuages formés au-dessus du Pacifique fondent
soudainement en orages foudroyants sur la terre altérée
et la fécondent avec une violence magnifique. Des
torrents ruissellent sur la montagne, le lac déborde, la vie
fermente dans la terre – où elle n’était que suspendue –,
elle fermente dans la roche, si l’on en croit les yeux. Les
orages apaisés, les averses épuisées, s’ouvre la saison
verte. Le pays n’est plus, jusqu’aux cimes les plus
éloignées, qu’un empire des sèves. Chaque fragment de
basalte a son couronnement de feuillages et de fleurs
surgis de l’aridité morte. On assiste au miracle de la
résurrection, comme dans nos pays froids après la fonte
des neiges… On a vu pendant des mois le désert calciné,
on ne se doutait pas qu’il recélait sous son dessèchement
d’innombrables germes invincibles, prêts à éclore. On
voit que la puissance réelle n’est ni celle des ténèbres ni
celle de l’aridité, mais celle de la vie. Tout ce qui existe
crie ou murmure, ou chante qu’il ne faut jamais
désespérer, que la vraie mort n’existe pas.
« Le feu du ciel bénit d’abord les sèves, les amours des
insectes et des oiseaux, l’euphorie des troupeaux,
l’allégresse des têtards dans les mares. Puis le feu du ciel
devient brûlante dureté, comme si les dieux rappelaient à
la création qu’il n’y a pas d’euphorie durable, que
l’existence n’est pas la seule jouissance d’être, qu’elle est
aussi l’épreuve, le courage, la ténacité aveugle,
l’ingéniosité cachée. La rigueur céleste devient un grand
courroux lumineux, une immense délectation féroce
étrangère à l’être, destructrice des êtres, qui se suffit à
elle-même, irradiante, inconsciente et splendide.
« Le bétail broute la dernière herbe jaunie qui lui racle
la gorge… À la plantation, le problème est sans cesse
celui de l’eau. J’ai foré un puits. Les ruisseaux tarissent…
Dans les mauvais moments, je dois prendre l’eau du lac,
c’est un travail épuisant pour mes peones… La terre
meurt de soif au bord de l’eau, vois-tu. Nous
accomplissons pourtant le miracle d’en sauver ce
lambeau. – Après la récolte du café, je monte dans ma
vieille Ford et je vais à la ville. Je gagne juste de quoi
vivre et faire venir quelques livres de New York… Je
pourrais m’enrichir, il est vrai, comme n’importe qui, en
prêtant aux pauvres sur la prochaine récolte, en stockant
le maïs, la canne et cætera en vue de la hausse inévitable.
J’ai été pris de honte à cette idée et je me suis résigné à
passer pour un imbécile. À vivre avec les loups, il serait
raisonnable d’apprendre à hurler et mordre comme les
loups, mais j’ai depuis longtemps préféré un autre sort,
plus périlleux du reste, car une sorte de condamnation
pèse, ici autant qu’ailleurs, sur quiconque entend être un
peu plus humain qu’il n’est de règle… Je ne te cacherai
pas que j’ai été tenté de surmonter cette répugnance et
de faire de l’argent pour revenir en Europe quand
l’Europe redeviendra le continent des germinations les
plus étonnantes. Cela doit venir après les saisons
désertiques. On verra des idées, des forces, des hommes,
des œuvres surgir dans tous les cimetières, au-dessus de
toutes les pourritures… Eh bien, je ne reviendrai pas ou
je reviendrai sans le sou et vieux, ce qui est pis, pour finir
au sein des commencements.
« Les pays des tropiques sont pleins d’hommes
vieillissants qui se souviennent d’avoir poursuivi des
rêves, voulu être artistes, savants, découvreurs,
révolutionnaires, réformateurs, sages ! et qui se sont dit
un jour : Faisons d’abord de l’argent pour sortir de
l’impuissance ! C’était le plus facile parce que c’était la
plongée dans une nouvelle impuissance. Ils sont devenus
riches, déçus d’eux-mêmes et par conséquent de tout, ils
ont passé la vie à faire tourner leur cage de plus en plus
dorée, tandis qu’une cynique amertume
s’approfondissait en eux. Les meilleurs prennent encore
des abonnements à des revues de théosophie ou de
littérature avancée qui leur rappellent les enthousiasmes
éteints… Ils jouent au bridge, ils continuent par inertie à
spéculer sur les terres, l’exportation… J’en connais
quelques-uns. Nous avons fumé ensemble, dans de bons
restaurants, des cigares tristes en commentant la guerre
mondiale avec un minimum réel d’intelligence. J’ai cessé
de les voir car plusieurs admirent stupidement l’étoile
d’une révolution morte. Il leur faut ça comme une piqûre
qui prolonge les derniers souffles.
« Je dirige mes peones que je paie bien, qui me volent
bien aussi, modérément, en sachant que je le sais, sans
savoir que j’estime qu’ils ont raison. Si je les payais
mieux, ils se démoraliseraient vite et les gens influents
du pays me traiteraient en ennemi public… Je suis levé à
l’aube, les aubes ont une fraîcheur de commencement du
monde. Je surveille les travaux… Vers le soir, je me
couche dans un hamac avec des livres et des journaux,
ceux-ci vieux de plusieurs jours, ce qui n’importe guère,
et couverts de plusieurs couches de bêtise et de
mensonge… Dans les livres, on rencontre encore des
hommes vivants. Je n’aime pas les fabrications littéraires
en vogue ; elles se nourrissent souvent de bassesse en
cultivant un faux désespoir. Le vrai désespoir
dédaignerait les droits d’auteur. Pourquoi écrire,
pourquoi lire, si ce n’est pour donner, trouver une image
élargie de la vie, une image de l’homme creusée
jusqu’aux problèmes qui font sa grandeur ? Je lis plutôt
des ouvrages scientifiques, ils ont plus d’imagination, ils
procurent un vertige précis.
« J’ai le regret de tout et c’est encore une captivité
consentie, la seule qui fasse sainement partie de notre
nature. Je suis le possesseur de cette plantation, touffue
comme un morceau de selve, stérile pour moi en dépit
des réalités. Je la maintiens avec une sorte d’amour.
J’accomplis ainsi un devoir instinctif envers la terre, les
morts et les défaites qui sont de grandes morts
temporaires… Grâce à quoi, j’ai peu de temps à donner
au regret conscient ; l’autre est toujours présent. Je me
sens parfois envoûté par les plantes, mais les bêtes ont
pour moi plus d’éloquence. Je vois cheminer un gros
scorpion ambré et je songe qu’il est pour beaucoup
d’êtres de ce monde une sorte d’ancêtre, survivant des
époques paléozoïques. Les canards sauvages arrivent par
grandes volées, ils se posent sur le lac, je vois le tireur
indio s’abriter derrière les calebassiers, les oiseaux
s’égaillent dès qu’ils l’aperçoivent, cela fait entre eux et le
chasseur une guerre de ruses ; mais sachant que je suis
désarmé, ils me laissent approcher, moi. Je leur jette une
pierre dont ils se moquent : Sachez que l’homme est
méchant ! Suis-je en train de lire, un crotale tranquille
vient parfois me voir, dresse sa fine tête stylisée, montre
une langue noire, pareille à une aiguille de chair vive,
agite sa queue qui tinte gracieusement, décide que je suis
une créature semblable à lui, solitaire, pas plus mauvaise
que lui, esquisse une danse et s’en va nonchalamment. Il
est très beau, le crotale… Je sais les heures du colibri qui
vient papillonner sur les fleurs… C’est le plus frêle des
oiseaux, il est minuscule, sombre et brillant, il a une
expérience de la vie limitée à la recherche du pollen, à
l’amour, à la fuite devant d’énormes dangers tout à fait
incompréhensibles, dont sa petitesse le protège ; c’est
avec cette infime lueur d’intelligence qu’il a survécu à
plusieurs catastrophes géologiques… Je guette le vol
étrange du pélican qui me semble laid parce qu’il
appartient à une esthétique de la nature de temps très
anciens… Telles sont, pleines de signification, mes
rencontres quotidiennes.
« Les hommes sont un peu plus redoutables.
Crescenciano, le forgeron, a plusieurs fois tiré sur moi, à
bonne distance, il est vrai, et sans souhaiter me toucher.
Nous sommes en bons termes, je crois qu’il l’a fait étant
ivre, peut-être autrement que d’alcool. Il est tentant de
tenir une vie au bout du canon du fusil et de jouer un
moment avec elle, on doit se sentir puissant, on peut
même se sentir bon. Crescenciano est bon puisque je suis
vivant. C’est un travailleur triste, très contemplatif, si
toutefois il contemple quand il s’accroupit dans son
sarapé au clair de lune et demeure immobile pendant des
heures. Il ressemble alors aux petits vautours noirs que
tu as vus un peu partout et qui sont des contemplatifs
perpétuellement affamés. Sa femme m’a assuré qu’il ne
me veut aucun mal, qu’il craignait même de m’atteindre
en tirant, sauf si Dieu le veut (et comment savoir si Dieu
le veut ou ne le veut pas si ce n’est en pressant la
détente ?) Il entendait me faire la bonne plaisanterie : un
trou dans le large bord du chapeau. Je suis allé chez
Crescenciano un soir de fête, nous avons mis nos plus
beaux chapeaux sur des pieux et nous les avons fusillés
en riant très fort, je veux dire très silencieusement.
C’était une idée à moi ; depuis, j’ai été plus tranquille…
Je traite les enfants. Ceux de Pancho souffrent des
amibes, ceux d’Isidro des glandes. J’administre des
petites doses de sulfa et l’on me croit un peu sorcier : fort
peu, car ils peuvent acheter eux-mêmes le sulfa à San-
Blas, chez don Gamelindo… Et la vraie sorcière, doña
Luz, sait que je n’ai aucune connaissance de la magie,
comme le crotale sympathique sait que je n’ai pas de
venin tandis qu’il en a, lui. Je traite Ponce quand il
tombe ivre-mort. Il a aussi des attaques d’épilepsie que
doña Luz soigne mieux que moi en leur laissant suivre
leur cours normal, non sans brûler des herbes et des
poudres d’ossements… La médecine de doña Luz vaut la
mienne à quelques siècles d’intervalle, car elle conserve
une expérience qui remonte aux cultures néolithiques…
Doña Luz m’a guéri de fièvres que je ne savais pas
identifier. Elle fait beaucoup de bien à Noémi.
« … Tu connais les yeux transparents de Noémi, leur
attention éphémère et indécise, leur panique
lumineuse… Noémi est calme, elle feint – surtout devant
elle-même – d’avoir tout oublié, d’ignorer la guerre, elle
feint de n’avoir plus peur de la peur. Elle relit toujours
les mêmes livres, ligne à ligne, et je crois qu’elle ne lit pas
en réalité mais s’abandonne à la rêverie que les mots
suscitent en elle. Elle travaille à la maison en
chantonnant. Parfois elle ne me reconnaît plus ou
reconnaît en moi quelqu’un d’inconnu. Elle rit comme
une enfant et dit : « Vous croyez me tromper ! Vous jouez
bien son personnage ! Je ne vous en veux pas… » et je
pense qu’en effet je joue bien mes personnages et qu’il ne
faut pas m’en vouloir. Puis elle change, elle me retrouve :
« Ah, te revoilà ! Je suis heureuse… » Mais il y a aussi de
la rancune dans le ton. Je crois que doña Luz a de moi un
double, une poupée magique, et qu’elle fait avec moi ce
qu’il convient de faire pour que je revienne des plus
mystérieux voyages.
« Noémi pressent les tremblements de terre, qui sont
fréquents et inoffensifs. Elle me les annonce en disant :
« J’ai froid aux os, la terre va frissonner… » Elle me
réveille la nuit pour me dire : « Écoute… » J’allume la
chandelle, nous nous regardons en souriant, nous
percevons ensemble la vibration de la montagne, le
murmure du lac. Noémi a rarement d’aussi beaux yeux
qu’à ces moments et ce sont pour nous des moments
précieux… Si la terre a un mouvement de roulis qui
s’accentue, nous descendons dans le jardin en
trébuchant l’un contre l’autre, parce que je me défie du
vieux toit et que l’on est mieux à l’air. Nous avons, sous
les grandes étoiles, la sensation de marcher sur un sol
flottant. Les feuillages se balancent, les oiseaux effrayés
remplissent l’espace de vols et de cris, je pense au
crotale, sans doute sorti comme moi de son gîte et qui se
rassure comme moi en voyant que si le firmament tangue
un peu, l’ordre des points brillants ne s’y trouble pas.
L’énorme comète que nous attendons dans le secret de
nos cœurs ne surgit pas. Noémi met sa tête sur mon
épaule… Une fois, elle m’a dit ensuite que la planète
devait à ces moments scintiller admirablement dans le
ciel. C’est en tous cas une idée poétique…
« Les psychiatres estimeraient que Noémi est
schizophrénique ou qu’elle souffre de dépression
maniacale, rupture de contact avec la réalité, dispersion
de la personnalité et le reste. J’ai plutôt le sentiment
qu’elle a repris contact avec une réalité plus acceptable
pour elle que notre réalité commune. Comme il n’y a pas
de psychiatre à mille kilomètres à la ronde, Noémi n’a
pas à craindre les diagnostics superflus… d
Bruno semblait heureux de parler. Daria devina qu’il
s’échappait d’un très long silence. L’amertume monta au
cerveau de Daria. Elle se contint pour ne pas s’exclamer :
« Et tu as pu vivre ainsi pendant que… pendant que !…
Et tu n’as rien fait pour personne au monde ! Et tu n’as
pas pris ta part de… » Bruno Battisti tourna vers elle ses
yeux sagaces d’autrefois :
— Je sais ce que tu penses. Je conviens que j’en ai
souffert. C’était injuste et vain. Viens souper.
Il ne lui posait pas de questions. Quand elle lui parlait
de la guerre, il paraissait ne l’écouter que par amitié,
comme s’il savait déjà tout. Commençait-elle un récit des
bombardements d’Altstadt, il la conduisait en l’écoutant
sous un bananier et lui montrait la turgescence violacée,
puissamment sexuée, des fruits mûrissants. « C’est beau,
dis ? » Les choses terribles et leur cortège d’idées
anxieuses perdaient leur relief. En peu de jours, Daria
céda à une somnolence lucide. « Nous reparlerons de
tout, lui dit alors Bruno Battisti, quand tu seras délivrée.
Regarde les montagnes. Regarde les poussins… »
— Il faut une pensée délivrée, dit Daria avec un
soudain assentiment.
— Si c’est possible.
*
La solitude enveloppait le monde d’un voile léger mais
invincible. L’excès de lumière devenait aveuglant
puisqu’il effaçait tout ce qui n’était pas ce flamboiement
de soleil, cette réverbération de soleil, cette torridité de
soleil sur le lac de platine, cette moite tiédeur de selve
sous le haut feuillage parfumé des eucalyptus. Noémi,
silhouette blanche, traversait une allée, passait sur la
terrasse, présente-absente, réelle-irréelle. Une chatte
bondissait, poursuivant un lézard. Dona Luz, silhouette
noire, son abondante chevelure blanche tombant sur des
épaules de fillette peut-être centenaire au regard brillant,
rôdait un moment parmi les caféiers… De grands
chapeaux apparaissaient, disparaissaient sur des têtes en
argile brûlée dont les sourcils, les moustaches, les yeux
étaient intensément noirs ; des loques blanches flottaient
sur des corps bruns… Sur le lac lisse, des pêcheurs
échangeaient d’une pirogue à l’autre un cri d’appel, un
cri de réponse et cette voix unique semblait vibrer
longtemps après s’être éteinte. Les fruits des manguiers
commençaient à s’imprégner de soleil. D’autres fruits
énormes mûrissaient, couverts d’épines drues. Il y avait
de belles araignées noires à l’abdomen orné d’un
symbole rouge suspendues à des architectures de fils
brillants. Des orchidées ouvraient dans la pénombre des
arbres leurs carnations frêles et charnelles. Aucune
finalité possible en tout cela, un luxuriant désordre
stable et changeant, une profusion de volupté
primordiale et d’innocente cruauté que la poussée des
sèves et des sangs débordait avec bonheur dans la
plantation entourée de déserts. Aucune des notions
humaines ne gardait sa signification coutumière.
— Il n’y a donc personne, personne à qui parler ?
demanda Daria un soir, dans la basse salle-à-manger où,
le repas fini, ils regardaient une chatte jouer avec ses
chatons.
Noémi leva ses prunelles claires dont la pupille était
toujours trop grande :
— Pourquoi parler, Dachenka ?
— Personne, reprit Bruno Battisti, d’un ton paisible.
Nous sommes seuls. C’est ainsi que les roches sont des
roches. Il faut attendre.
« Qu’est-ce que les roches attendent ? », pensa Daria.
— Tu t’ennuies, lui dit Bruno. Veux-tu que nous
fassions une partie d’échecs ? Harris viendra
probablement demain.
Harris venait deux ou trois fois par semaine. Ce jeune
Américain vivait dans une solitude plus grande encore et
plus brûlée que la leur, à une bonne heure de marche de
la plantation, en pleine brousse, dans une spacieuse
masure en adobe cernée d’agaves féroces et
resplendissants. « Le plus loin possible des bipèdes »,
disait-il. D’humeur à philosopher, Harris, généralement
peu parleur, expliquait : « L’homme, pour changer son
destin, n’a eu qu’une invention libératrice, le whisky. »
Cela prêtait à des commentaires presque profonds car on
avait l’occasion de se souvenir que les anciennes
civilisations barbares, si proches du présent dans ce
pays, fabriquaient leurs alcools avec la sève fermentée de
l’agave, « Le scotch est toutefois meilleur, affirmait
Harris, mais si c’est la seule démonstration de la
supériorité de l’homme blanc, elle est faible… » Harris
était un buveur sage qui jamais ne perdait la domination
de lui-même ; mais tant qu’il n’avait pas « sa bonne
charge de poudre », on ne voyait de lui qu’un grand
gaillard châtain-roux, une brute éteinte, plutôt morne,
qui bâillait beaucoup, se rongeait un peu les ongles.
Ayant été marin, il gardait à l’océan la rancune d’un vieil
amour trahi. « Le grand désert liquide, quoi. Ce qu’il y a
de plus inhumain au monde, avec les usines. Tous les
bateaux sont des prisons flottantes ou des bordels
flottants. Ou des forteresses flottantes portant leur
troupeau de pauvres types… Et pas faciles à couler ! »
Qu’ils ne fussent pas faciles à couler semblait lui laisser
un méchant regret. Il avait fait la guerre dans les îles du
Pacifique, « honorablement », mais comment il en était
revenu, décoré ou recherché par la police, il ne le disait
pas. « La mer et la guerre, deux belles saloperies… » On
se le figurait aisément, avec sa face dure et charnue, ses
rondes épaules de costaud, sa moue cynique, son regard
indistinct, fréquentant des bars de gangsters, décidé
comme les pires garçons, élégant à leur manière, d’une
élégance un peu spéciale, puis habillé comme eux d’un
complet à raies et cassant des cailloux dans une
chiourme. Pure imagination du reste, puisque la seule
façon de connaître la banalité ou l’aventure de son
existence antérieure c’eût été de jouer le problème à pile
ou face… Il ne lisait que les romans policiers les plus
durs, ceux où l’on tue beaucoup, où l’on va pendre à la fin
la séduisante héroïne qui, le long de trois cents pages,
paraissait être la victime la plus énigmatique, la plus
désirable, la plus riche de promesses… À la 287e page, sa
scélératesse n’étant plus compatible avec aucun doute
raisonnable, le détective consent à lui mettre un baiser
sur les lèvres, lui prend gentiment les mains et sort les
menottes… Elle est roulée, la coquine ! et vous aussi,
cher lecteur, car c’est à cet instant seulement que vous
comprenez jusqu’où plongeaient les racines des crimes et
que c’était dans ce regard enchanté, dans cette chair
attendrissante… Harris jubilait à l’idée du plaisir qu’on
aurait à envoyer un bon coup de talon dans la gueule du
détective ou de l’auteur, ah, quel fils de chienne, son of a
bitch ! celui-là ! Lecture finie, Harris jetait le livre sur le
petit tas de brochures illustrées dont chacune offrait un
rébus criminel déchiffrable moyennant 25 cents. Sa
bibliothèque s’amoncelait dans un coint obscur ; les
poules y venaient quelquefois chercher quoi ? Qu’est-ce
que ces volatiles pouvaient bien trouver à picorer sur ou
dessous tant de sales histoires ? Harris se servait une
rasade de tequila. Harris appelait : « Monica ! Monica-
a!»
Monica se montrait dans l’encadrement de la porte,
entre l’espace radiant et la pénombre de l’intérieur, une
belle fille élancée, en jupe longue à plis multiples
tombant sur les orteils, les tresses ramassées sur la
nuque, la face polynésienne aux yeux bruns bien ouverts
et bien horizontaux. Elle continuait de frotter avec du
sable un récipient en terre cuite. « Qué quieres ? Que
veux-tu ? », demandait-elle. Le verbe castillan querer
signifie à la fois vouloir et aimer, sémantique dépourvue
d’équivoque, de sorte que l’homme pouvait répondre à
son gré : « Te quiero » ou « Apporte-moi un verre
d’eau », mais souvent il ne répondait rien, il la regardait
seulement avec contentement, il pensait sans mots
quelque chose comme ceci : « Tu es une adorable
créature, Monica, mais, nom de Dieu ! quelle est la
véritable différence entre toi et les fleurs de la selve qui
ouvrent des sexes rouges ? » – Pour Monica, il était laid
ainsi que le mâle doit l’être, laid, fort, sérieux, ne buvant
jamais trop, ne la battant jamais, ne regardant jamais
plus d’une seconde les autres filles des rares masures
dispersées dans la brousse… Et riche, puisque le maïs ne
manquait pas. Monica, afin qu’il continuât de l’aimer,
versait dans son tequila des pincées d’une poudre
blanche préparée par doña Luz. Moyen efficace ! Harris
la dévêtait à la fin des heures chaudes (ce n’était pas
long, elle ne portait qu’une blouse flottante, une jupe
flottante) pour faire d’elle un croquis au fusain qu’il
froissait vite avec colère et jetait « dans la bibliothèque
aux histoires de salauds. » Et il venait en deux petits
bonds vers la fille nue, debout, tout ambrée, devant
l’étroite meurtrière donnant sur la montagne encore
torride. Plus magnifiquement laid à ces instants qu’à
tous les autres, cet homme blanc, rieur et terrible, au
mufle de fauve triste. – Presque tous les hommes,
d’après ce que racontaient les filles de San-Blas, sont
ainsi, mais ceux du pays ne connaissent pas le rite du
dessin qui doit avoir une signification cachée. Était-ce un
appel à la vigueur, à la douceur ? À la joie ? Monica
interrogeait doña Luz et doña Luz, du fond de ses
soixante années d’expérience, prononçait un jugement
incompréhensible mais bienveillant. « Ton homme est
un artista, ma fille. » « Qu’est-ce qu’un artista, doña
Luz, madrecita, petite maman ? » « Je sais beaucoup de
secrets, ma fille, mais je ne connais pas celui-là. On ne
peut pas tout connaître, ma fille. Les artistas sont
impies, mais ils ne sont pas mauvais, ils sont moins
mauvais que les autres gringos, que Dieu leur
pardonne ! » Harris embrassait et caressait Monica
comme les hommes du pays ne le font point : ce devaient
être aussi des usages de sa patrie, doux à subir, à imiter
sans péché, puisque, Vierge des Merveilles, Sainte Reine
des Ciels, Notre-Dame du Lac, tu vois que je l’aime et
que c’est mon homme ! Il la prenait sur la natte dure
avec lenteur et passion. Pendant qu’ils s’aimaient,
confondus, une poule égarée entrait parfois ; ou le fier
dindon Nacho dont l’œil dur cerclé de corail gênait
Monica. Monica, surmontant le feu de fièvre bénie qui la
traversait, s’écriait : « Nacho ! Nacho ! Tu n’as pas
honte ! Va-t-en ! » Ce vieux malin de Nacho, au jabot
violacé, s’en allait dignement, dédaigneusement, de l’air
de n’y rien comprendre ; mais il reviendrait, le
sournois… Et quand Monica reparaissait dans la cour,
Nacho faisait la roue devant elle en esquissant un pas de
danse… « Oui, t’es beau, Nacho, t’es beau… », murmurait
Monica, souriant encore à son doux vertige… – Harris
avait payé aux parents de Monica le prix d’un bon
cheval ; il avait offert aux gens une fiesta mémorable,
illuminée de dix bouteilles d’alcool de maguey et de deux
cents pétards ; et le curé de San-Blas lui-même, don
Maclovio, était venu.
… Pas artiste, Harris, en vérité ; sachant même que les
artistes sont des mystificateurs. Il dessinait comme un
écolier pour le plaisir de capter les formes de la femme,
les lignes du paysage, pour l’humiliation de les
reconnaître manquées, pour le plaisir de détruire ce qu’il
faisait et de le faire pour le détruire : la terre même est
ainsi, elle fait les plantes, les êtres, elle les détruit, elle
recommence, hein ? Il dessinait légèrement ivre, il
détruisait à jeun, dans la détresse d’une lucidité
insuffisante. Il chassait les lièvres, les cailles, les canards
sauvages ; la grande chance aidant, il tuait parfois
l’iguane, ce gros lézard à face camuse, somptueusement
vert, qui, accommodé par Monica avec des piments
incendiaires, fournissait un festin, « Dans mon pays,
expliquait Harris à Monica, il y a des gens qui n’ont
jamais vu un lièvre filer de dessous la pierre, comprends-
tu ? » « Les pauvres ! », disait Monica, les yeux brillants
de plaisir parce qu’il lui parlait. « Ils achètent les lièvres
tout écorchés dans de grandes boutiques où on les vend
par centaines… » « Par centaines ! », répétait Monica,
incrédule. « De si grandes boutiques ! » « Et les gens
sont presque tous des salauds ! », concluait Harris, en un
rire opaque.
Harris prenait comme un Indien son sabre de brousse
et, chaussé de sandales aux fortes semelles découpées
dans de vieux pneus, coiffé du sombrero conique, s’en
allait par les sentiers de la montagne vers la plantation. Il
passait par la mine d’or, une hauteur chauve, arrondie,
sur laquelle se dressait un cactus-chandelier solitaire,
vieux d’un siècle ou de plusieurs, haut de six mètres,
érigeant au-dessus d’un tronc monstrueux sa mâture
phallique en deux nuances, le vert argenté, le vert
nocturne. – Les filons te nourrissent, candelero ! Mais
c’est dur d’en vivre, t’as soif comme un autre et t’es plus
moche qu’un autre ! – Des prospecteurs errants avaient
essayé d’abattre l’arbre pour chercher entre ses racines,
mais ils y avaient renoncé, le laissant difforme à la base
du tronc. La mine d’or ! Une jolie mine de combines ! En
dynamitant la roche, en lavant le sable, la terre, le quoi-
encore, on trouverait peut-être assez de grains pour
s’acheter vingt caisses de scotch, oui, caballero ! À moins
de tomber juste sur le joyeux filon qui se fout de nous à
vingt centimètres au-dessous du sentier ! Autant se faire
envoyer de Mexico city des billets de loterie, après avoir
consulté doña Luz sur les chiffres à préférer, à préférer
en soi du reste, car les gagnants ne sont pas toujours les
bons chiffres, il s’agit du destin et non de l’argent, sur ce
chapitre doña Luz avait certainement raison – et cela
permettait aux perdants d’être des veinards tout de
même.
Harris passait aussi à la hauteur de Las Calaveras, Les
Têtes-de-Mort. Obéissant à l’attrait des ruines, il
s’écartait du sentier direct pour y jeter un coup d’œil. Le
temps humanisait-il ou achevait-il de déshumaniser ces
pierres angoissées ? On marchait d’abord dans une
courte broussaille sèche hérissée d’aiguilles mortes. Le
champ de roches fuyait vers une muraille granitique
bleuâtre ou dorée suivant l’heure. En se retournant, on
avait la vision du lac, ce calme, ce divin miroir d’eau posé
sur la terre. Ne subsistait d’un autel que le soubassement
en andésite rougeâtre, la teinte du vieux sang, la teinte
juste. Des crânes sommairement sculptés affleuraient au
ras du sol des deux côtés de pierres éboulées qui
pouvaient avoir été des marches d’escalier.
Schématiques, les crânes aux dentures serrées, aux
orbites contenant encore une sorte de regard fixé sur le
ciel horizontal. Harris sentait se ralentir le rythme de sa
vie, il écoutait, en attente, comme si des tambours
allaient retentir au loin, de sourds tambours de brousse
fascinants. Pour retrouver son aplomb, il formulait à
haute voix toujours la même réflexion : « Ah, ils
choisissaient bien leurs sites, ces cannibales ! » À vingt
pas plus loin, un fragment de colonne renversé parmi les
plantes sèches offrait à la face du ciel une énorme face
humaine dont les yeux géométriques contemplaient
indéfiniment le zénith. Le dieu d’une race inconnue,
considérée comme mongoloïde, n’avait pas les traits de
cette race, mais des traits fins d’Européen ou de Malais,
mixtes parce qu’abstraits. Sa tiare était brisée. Harris
baissait la tête, absorbé par un problème de durée
humaine, de… de quoi, mon vieux ? Tu ne pourras jamais
le dire, le problème, mais il est là. L’apparition d’un
lézard gris à la peau parsemée de gouttelettes
d’émeraude, le secouait. « Well, well », murmurait-il. Il
sifflotait, il continuait son chemin. – Les Battisti et les
Harris venaient quelquefois ici prendre un repas à la fin
du jour. Bruno, mis en verve par une gorgée de rhum ou
par le voisinage du dieu inconnu, racontait des histoires
sur les ruines de l’Asie centrale, le Toit-du-Monde, le
Pamir… Harris riait bruyamment : « Y a pas de toit, c’est
sûr, au-dessus du Toit-du-Monde ! » Il ne devrait pas
même y avoir de ciel si c’était le vrai Toit-du-Monde ! Il
rigola plus fort : « La mystification stratosphérique ! »
Monica et Noémi étudiaient des points de broderie de
Los Altos ou du pays Tarasca. Elles s’entendaient bien.
Ce jour-ci, Harris fit aux Calaveras une amusante
rencontre. Deux Indios accroupis fumaient. Un monsieur
chauve, masqué par de grosses lunettes de soleil qui lui
faisaient à lui-même une tête de mort, sportivement
habillé de beige et de marron, mesurait au compas le nez
du dieu inconnu. « Hello ! lui cria Harris, je parie que
vous vous trompez d’un millimètre, gentleman ! » Le
monsieur sursauta : « How do you do ? » Le monsieur
ébauchait un sourire canin. Harris s’avança à grandes
enjambées en balançant son sabre de brousse dont l’acier
miroitait. « De qui vous foutez-vous donc, Monsieur,
avec votre petit compas ? Du vieux dieu, de vous-même,
de tout le monde ou des mathématiques ? » Le savant
touriste apprécia la plaisanterie. Harris, réprimant un
fou-rire, fut très sociable, « Ce sont des mensurations
difficiles, dit le savant, mais ne vous en déplaise, elles
seront exactes… »
— Exactes ? fit Harris, au comble de la satisfaction
ironique. Archéologue ?
— Amateur, dit modestement le savant. Et vous,
artiste ?
— Amateur, mon vieux, comme vous.
— Un drink ? offrit l’archéologue amateur.
Harris s’intéressa. « Qu’est-ce que vous transportez en
fait de bouteilles ? » Il y avait parmi les provisions un
brandy de premier ordre. La gaîté de Harris devint
cordialement insolente. « Alors, vous voyagez pour
mesurer le nez des idoles, et leur derrière, je suppose,
dans les bleds du bout du monde ! Funny ! Drôle ! Et
d’où venez-vous comme cela, gentleman ? « Du
Wisconsin, Monsieur… » Impayable, l’archéologue,
amateur ou pas : son chapeau en fibre de panama
s’entourait d’un ruban marron, une cravate de soie café
tombait sur sa chemise kaki, il avait la peau rose, une
moustache blonde bien coupée, ses lunettes noires
devaient dissimuler des yeux de lapin érudit… « Voilà
huit ans, dit-il, que je travaille à un livre sur la sculpture
précolombienne… » Harris reprit du brandy.
— Si c’est en transportant avec vous du brandy de
cette qualité, vous serez pardonné là-haut… Pendant ces
huit ans, vous auriez pu coucher avec mille femmes de
diverses couleurs, commettre une jolie série de crimes
profitables ou non, perdre et refaire plusieurs fortunes et
même faire quelques années, sagement, à Sing-Sing ou
Saint-Quentin, ou ailleurs, les bons endroits ne
manquent pas ! Vous auriez pu faire le tour du monde à
bicyclette ! Traverser les océans en canot ! Vous auriez
pu vous faire tuer huit mille fois à la guerre !
— Mais certainement, dit l’archéologue. Sauf de vous
faire tuer une seule fois à la guerre, j’espère que vous
avez fait vous-même un nombre raisonnable de ces
choses…
— Je vous demande pardon ! Je me suis même fait
tuer en Nouvelle-Guinée…
— Mes félicitations, dit l’archéologue. On est beaucoup
mieux vivant ensuite, n’est-ce pas ? Dans quelques cas
exceptionnels tout au moins…
— Évidemment.
M. Brown, l’archéologue, passait les nuits dans sa
voiture, à sept kilomètres de là. Il invita Harris à
partager son poulet froid, son whisky, ses vins. « J’ai une
faiblesse pour les bons vins, Mister Harris… » Harris
estima que les bons vins facilitaient l’étude des vieilles
pierres sculptées, « Moi, dit-il, sans avoir lu un seul livre
là-dessus – à Dieu ne plaise ! – quand j’ai du noble
liquide dans l’estomac, je pourrais vous raconter
l’histoire authentique de ce vieux dieu-là et quelles
danses les jeunes Olmecas, si elles existèrent, dansèrent
autour de lui sur des jonchées de fleurs et d’oiseaux
décapités… »
— Vous n’y êtes pas du tout, répondit M. Brown,
choqué. – Ces monuments n’appartiennent pas à la
culture olmeca.
— Non, vraiment ? C’est que je m’en fous
complètement.
M. Brown ignorait l’existence dans ce parage d’une
plantation hospitalière, cultivée par un Italien, M. Bruno
Battisti, « un vieux diable sympathique qui a beaucoup
voyagé, qui connaît à fond les histoires des Olmecas, des
Tarambirous et des autres, et dont la femme, charmante,
est cinglée… » Harris invita l’archéologue à
l’accompagner. M. Brown, tenté, craignit d’être
indiscret… Le mot « indiscrétion » fit pouffer Harris qui
jouait avec son sabre. M. Brown accepta l’invitation.
*
Deux ou trois fois par an, les Battisti recevaient la
visite de touristes qui allaient se faire photographier sur
les Calaveras et sous le pittoresque cactus-chandelier du
Cerro de Oro, la Colline de l’Or. Des jeunes filles en
shorts, assises, souriantes, les Têtes-de-mort antiques
entre leurs mollets, et un jeune sportif pareil à un
premier rôle de film avaient même envoyé une photo aux
Battisti. « Vous êtes un sage », écrivait la plus jolie à
M. Bruno, en lui faisant part de ses fiançailles… L’arrivée
de la voiture poussiéreuse de M. Brown déplut
néanmoins à Bruno. Mais Harris en descendit le
premier. L’archéologue apparut ensuite, ôtant ses
lunettes noires, ce qui lui fit un visage blafard de lapin
ébloui.
— Où as-tu ramassé cet animal ? demanda Bruno à
Harris.
— Un phénomène. Il campait près de l’idole en lui
mesurant les narines. Il trimballe avec lui un choix de
bonnes bouteilles… Il est parfaitement idiot.
Rien d’anormal en tout ceci.
M. Brown complimenta M. Battisti : « Vous habitez le
paradis, je vous assure… »
Sur ses yeux gris terne d’anémique, M. Brown mit des
lunettes légèrement bleutées. Il admira les caféiers, les
euphorbes, les calebassiers, les manguiers, les
eucalyptus, les hauts palmiers royaux… Il avait le don de
l’admiration sans éloquence. Il sortit ses jumelles pour
considérer l’île Verte où se trouvent des pyramides, l’une
étant construite en demi-cercle, ce qui est très rare et
probablement très ancien, quinze cents ans à deux mille :
celle de Cucuilco pourrait même être plus ancienne
encore…
— Dix mille ans ! déclara Harris, jovial.
— Non ? Vous croyez ? Ça ne me paraît pas possible…
Harris assena entre les omoplates de l’archéologue
une tape si vigoureusement amicale qu’elle fit chanceler
le personnage.
— Nous ne sommes pas à cinq mille ans près, farceur !
M. Brown émit un rire grêle d’homme timide, captif de
l’érudition, qui ne saisit pas tout de suite l’irrespect. Il ne
plut pas à Daria. « Il est fait spécialement pour mesurer
les calaveras et répartir ses mensurations sur des fiches
inutiles… » Ses magazines récents intéressèrent Noémi, à
cause des robes américaines. Au cours d’une
conversation habilement dirigée par Bruno Battisti,
M. Brown se fit connaître comme propriétaire d’un
commerce dans le Wisconsin, d’origine presbytérienne,
athée, « scientiste », selon sa propre expression, mais
plein de déférence pour la religion, plutôt conservateur
quoique libéral ; quand il aurait fini son livre sur
l’archéologie mexicaine, il envisageait de longs séjours au
Pérou, car les ruines de Tiahuanaco méritaient à ses yeux
une description minutieuse, première phase de
recherches à recommencer sur des bases entièrement
nouvelles, en tenant compte de… M. Brown passa
plusieurs jours à la plantation, heureux de dormir dans
un lit frais, de perdre en jouant avec Daria et Bruno de
sérieuses parties d’échecs qu’il commençait bien, qu’il
finissait généralement mal, comme si une inhibition
l’empêchait de gagner. Il fit à ce propos une confidence :
« Je me suis orienté vers les études scientifiques parce
que le succès en affaires m’intimidait… Mon père était
très riche… La firme Brown et Coldman, vous n’en avez
pas entendu parler ? » « Personne, dans ces montagnes,
n’en a jamais entendu parler », dit Daria,
malicieusement.
— Vraiment ? fit M. Brown, de cet air de fantoche qu’il
avait par moments.
Avant le repas du soir, il ne manquait pas de passer
une chemise de ville et d’y nouer une cravate flottante, de
nuance feuille-morte.
*
Ce fut un soir surchargé d’électricité, après une
journée oppressante. Un plafond de nuages pesait sur le
site. La plantation avait été pleine du remuement des
bêtes énervées. Deux travailleurs s’étaient battus sans
être ivres. Les vols bas des oiseaux animèrent le
crépuscule, les vols de chauves-souris s’agitèrent au bord
de la nuit, mais l’immobilité des arbres demeura plus
vaste que tout. Un moment, aux grandes lueurs pourpres
du couchant, les palmiers épars ressemblèrent à de
grosses araignées noires étrangement malheureuses…
Daria et Noémi mirent la table avec la servante Melita
qui, plus maladroite que de coutume, brisa des plats en
terre cuite de Jalisco. Harris s’en était allé. M. Brown et
Bruno Battisti, étendus dans leurs chaises-longues,
maintinrent sans entrain des lambeaux de
conversation… Les seuls éclairs vivaient. Ils se
succédaient dans les nuées, presque sans discontinuité,
inégaux, les uns furtifs, les autres éclatants, illuminant
de blancheur inanimée un paysage immense et distinct
où ni la couleur ni le mouvement n’existaient. « Le
paysage, dit Bruno, semble n’être que le souvenir de lui-
même… » M. Brown le pria de répéter cette phrase.
« Mais oui », dit-il passivement. Les deux hommes, à ces
instants de soudaine clarté, se voyaient tout en blancheur
eux-mêmes, comme pétrifiés. « Les orages ne viendront
que dans deux ou trois jours, vous verrez », dit Bruno.
« Ah, vous croyez ? »

— Vous feriez bien, Mister Brown, d’aller aux


pyramides dès demain à l’aube et de rentrer avant la fin
de l’après-midi pour n’être pas surpris par le vent sur le
lac… Les canots indiens tiennent bien, mais le risque est
tout de même gros…
— Demain à l’aube, reprit M. Brown, tout à fait terne.
— Il n’y a pas plus de trois heures d’aviron, dit Bruno,
mécontent de se sentir irrité sans cause. Et une heure de
marche jusqu’aux téocallis…
« J’ai soif, dit M. Brown. Faites-moi apporter un verre
d’eau, please. Ce bain d’électricité me fatigue… » Un
splendide éclair le montra livide, ouvrant une grande
bouche pour happer de l’air. Don Bruno agita une
clochette en cendre de lave qu’il avait sous la main et qui
rendit un tintement allègre. Des pieds nus accoururent
sur le dallage, une fille brune fut éclairée, ainsi qu’une
danseuse de la selve, par un éclair dérobé. « Apporte un
verre d’eau, Célia, pour le señor… » « Thank you, dit
M. Brown, d’une voix ressaisie. Ce climat tropical… »
— C’est un climat de vigueur cosmique, dit Bruno.
Quand on s’y fait, on l’aime. Un climat de destruction et
de fécondation…
L’archéologue essaya de rire :
— Je crois que nous éprouvons davantage la
destruction que la fécondation…
« Une opinion d’impuissant », pensa Bruno Battisti
qu’une vieille virilité tourmentait encore et parfois
exaltait au contact de quelque jeune chair sombre
exhalant un arôme de sueur sauvage. « Ce n’est pas mon
avis », dit-il avec contrainte, car il commençait à
éprouver envers son hôte une antipathie déraisonnable.
Les éclairs se poursuivaient sans bruit dans la nuit
étoilée, mais il y eut au loin un craquement de tonnerre.
« Ah, fit don Bruno, j’aime ça. Ici, les orages sont
grandioses… » M. Brown alluma un cigare ; la lueur
jaune du briquet lui révéla un profil austère.
Noémi les soulagea en venant leur dire que la table
était mise. Noémi s’était faite belle, en longue robe du
pays, obscure, à grands ramages. Le tissu bruissait
autour de ses hanches et, dans le mouvement, indiquait
ses formes ainsi qu’une harmonie dissimulée. Ses yeux,
baignés d’éclair, furent d’un bleu de phosphore.
M. Brown lui prit le bras. « J’adore les orages, dit-elle. Ils
me terrifient… » « Vous avez une nature lyrique », dit
M. Brown et il la fit rire. « Vous ne pourriez pas me dire
quelque chose de plus sot, Mister Brown ? » « Non.
Vraiment », répliqua M. Brown, résigné, mais souriant.
C’était un grand dîner. Daria découpa la dinde. Six
bougies éclairaient la table en bois foncé sur laquelle de
petites serviettes en couleurs vives ressemblaient à des
fleurs carrées. Il y avait aussi des orchidées, dans des
coupes ambrées de Guadalajara. La vraie bonne humeur
revint à M. Brown, sitôt qu’il fut à l’abri des éclairs.
« Permettez, dit-il que j’aille chercher mes dernières
bonnes bouteilles… » Bruno s’offrit à l’accompagner. Ils
rapportèrent de l’auto un vin rouge de Californie,
excellent en effet, qui imitait les plus compacts, les plus
âpres et suaves à la fois des crûs de l’Andalousie. Noémi
s’excusa de n’en point boire parce que doña Luz le lui
défendait. Ses prunelles magnétiques rencontrèrent le
regard bienveillant de M. Brown. « Vous y perdrez
beaucoup », dit-il.
La première cuillerée de potage avait rendu M. Brown
presque gai. Le timbre de sa voix se haussa ; ses mains,
un peu trop grandes mais fines prononcèrent de menus
gestes enthousiastes tandis qu’il complimentait les
dames sur toutes choses ; sur la broderie des serviettes
achetées au marché d’un pueblo, sur la finesse d’une
cuisine qui ferait exécrer les meilleurs hôtels, sur le
collier de corail à petits poissons d’argent que portait
Daria, sur le barbare collier en gros grains d’argile,
enrichi d’une figurine de jade, que s’était mis Noémi ; sur
leur air de jeunesse, sur l’éclairage intime de la pièce, un
éclairage Rembrandt ! « Bon, pensa Bruno, le fantoche
est déchaîné… » Bruno préférait le silence aux propos
futiles qui ne remuent qu’un peu de bruit sur un peu de
vanité. Quelque chose lui déplut tellement que, vers la fin
du repas, pour ne pas assumer malgré lui son air rogue, il
but coup sur coup deux grands verres de vin et en
ressentit aussitôt le bienfait. M. Brown expliquait
l’extrême difficulté de la transplantation des crûs délicats
de l’Europe dans les vignobles du nouveau monde. – Les
laboratoires n’ont pas encore découvert la secrète
chimie, mieux vaudrait dire l’alchimie merveilleuse du
vin, dont les composantes essentielles sont : la qualité du
plant, sa santé, sa capacité de rajeunissement ; la qualité
du sol ; la qualité du soleil, l’exposition des vignes au
soleil sous un certain angle ; il faudrait pouvoir analyser
la nature des radiations solaires et même, peut-être, celle
des radiations du firmament nocturne ; la nature de la
faune et de la flore microscopiques qui participent aux
fermentations ; le volcanisme enfin, car M. Brown
pensait qu’une foule d’émanations subtiles agissent au-
dessus des sous-sols volcaniques, de sorte que la
Bourgogne, la Champagne, le Rhin, l’Andalousie,
géologiquement apaisés, bénéficient sans doute d’un
climat tellurique bien différent de celui de la Californie,
proche des zones volcaniques du Mexique… La
maussaderie revint visiblement à don Bruno. Il tendit la
main vers une bouteille. « Non, pas celle-ci, cher ami, dit
M. Brown. Maintenant, essayez de cette autre, c’est la
plus fine… » Cette bouteille-ci n’était certes pas la
meilleure – plutôt le contraire – mais Bruno Battisti dit :
« Excellente ! » puisqu’il s’en moquait.
*
Noémi se retira la première, vers dix heures.
M. Brown s’excusa un moment après. Daria et Bruno
sortirent sur la terrasse. Les éclairs continuaient, du
zénith à l’horizon, leur ballet de lueurs. Daria surmontait
des vertiges. « J’ai trop bu, Sacha. Quel animal érudit,
quelle érudition fossile ! Le monde fabrique des
fantoches et des fossiles en série… Ailleurs, on fabrique
aussi des automates et dans leur mécanisme on lâche les
instincts de la torture et de la destruction… Et ce sont les
mêmes étoiles partout. Sacha ! Mais où est l’espoir ? »
« Partout », répondit Bruno, évasivement. « Te souviens-
tu de la plage de Féodossia ? »
Autour de la lampe allumée toute la nuit dehors des
myriades d’insectes, attirés par la lumière, captifs de la
lumière, se posaient sur la pierre, « Vont-ils tous mourir
pour s’être jetés vers une lumière incompréhensible ? »,
demanda Daria. « Non. La plupart survivent, sauvés
quand le jour se lève… La lumière banale. Les insectes
ont la vie dure. » « Féodossia, reprit Daria. J’avais tout à
fait oublié… Sais-tu que j’ai cru t’aimer en ce temps-là ?
C’est pourquoi je te repoussais. Tu ne comprenais rien et
je ne voulais plus aimer après tant de tueries nécessaires
et superflues… Je ne comprenais rien, d’une autre façon.
Qu’avons-nous compris depuis ? »
— Mais ce qui reste d’essentiel, il me semble, dit
Bruno.
Il leur parut qu’ils pourraient très bien, simplement,
toucher ensemble à quelque grande vérité, mais trop
d’éclairs les enveloppaient, passaient sur leurs cerveaux
partagés entre l’excitation et la torpeur. « Ah, que j’ai
sommeil ! », dit Daria. Sur le seuil de sa chambre, il
l’embrassa fraternellement.
… Bruno dormait dans une chambre nue, contiguë à
celle de Noémi, dont il n’était séparé que par une
portière en verroterie. Des rêves l’assaillirent tandis qu’il
passait son pyjama. Jeune, il entrait dans un palais. Des
soldats imberbes, des soldats barbus, dormaient sur les
escaliers de marbre. Il fallait les réveiller tous pour la
tâche de cette nuit, la marche le long des canaux gelés, le
danger de l’aube. Demain sans doute, plusieurs de ces
hommes seraient tels qu’ils étaient endormis, mais
endormis à jamais… « Nous avons conquis la justice, leur
disait Sacha. Nous avons changé une des faces du
monde, cela vaut la peine de vivre et de mourir.
Consentons à tout ! » L’entendaient-ils ? Ils juraient, ils
grognaient, « On y va, camarade ! » Que se passa-t-il
ensuite ? Jamais il ne faut consentir à tout, toujours il y
a des non-consentements à maintenir… Le méconnaître,
ce fut l’erreur, une de nos erreurs… Que se passa-t-il
ensuite ? Un renard roux se roulait dans la neige
ensoleillée – frissons, frissons, je suis transi – un renard
brun bondissait dans les sables vers les ruines. Frissons !
Je suis salement touché… « N’ga ! Tu dors ? » Le jeune
Ouzbek entrait, beau comme une jeune fille. « L’eau est
pure, maître, buvez… » Où étaient les papiers secrets ?
Les plus secrets dans la serviette, la serviette dans le
coffre-fort, le cauchemar dans le coffre-fort, les
sentences dans le coffre-mort… Morts, ils sont morts,
tous, les plus grands, les plus purs, les meilleurs, les
constructeurs, les égarés, les fanatiques, les sensés, les
inconnus, les plus humbles, par milliers, par millions,
absurdement, iniquement, pourquoi sont-ils morts ?
Pourquoi, soulevés, unanimes, exaltés, victorieux, avons-
nous fait le contraire de ce que nous voulions faire ?
Relisons les textes… Mais que valent les vieux textes à la
lueur des cataclysmes ?… Une jeune femme – elle
ressemblait à N’ga – s’approchait du dernier client d’un
café de la place Wagram, lui montrait de jolies mains, il
touchait ces mains avec une sorte de désir effrayé… Il
demandait, troublé : « Vous avez versé le poison – le
poison dans les textes ? » L’automne jaunissait le bois de
Boulogne, la fin de la vie, tout est perdu, tout est souillé…
Non ! Non ! La conscience me reste, la conscience
souveraine, inutile, muette, la conscience sûre…
Rhétorique ou vérité ? Noémi, Noémi, l’océan…
Avait-il dormi ? Fiévreux, crispé par l’envie de vomir,
sentant naître l’angoisse cardiaque, Bruno appela
doucement : « Noémi… N’ga ! » Dans l’autre chambre,
Noémi répondit : « Sacha, je suis bien, et toi ? » « Moi
aussi, ne t’inquiète pas… » À tâtons, il trouvait les objets
importants, la torche électrique, le revolver. À tâtons, des
bêtes velues remuaient dans sa tête, elles avaient des
museaux de carnassiers ces idées… « Qu’est-ce qui se
passe, nom de Dieu ? » Il n’était pourtant pas ivre ! Il
sortit en chancelant. Les éclairs balafraient la nuit. Salut,
comètes ! Tombez, comètes ! Bruno fit de tels efforts
pour se rendre compte que les muscles de sa face en
éprouvèrent une peine névralgique. Un éclair lui montra
des bougainvilliers couverts d’une mousse blanchâtre et
il comprit qu’il venait de vomir. Il traîna ses pieds nus
sur le dallage rafraîchissant. « Où était l’erreur ? » Le
cœur tonnait dans sa poitrine, cela lui coupait le souffle,
cela le faisait souffrir au fond des orbites, à l’endroit où
doit se trouver l’œil authentique qui voit dans la chambre
noire de la prunelle, comment voit-il sans erreur ?
« Échec à la reine, échec et mat ! Être durs, ne jamais
renoncer, croire, croire-savoir ! Vouloir Tout sera
transformé… Ce monde malade et fou… » Un
soulagement l’éclaira. C’est bien que j’aie vomi, je suis
peut-être sauvé. Ces éclairs éternels… Il me faudrait un
révulsif, il n’y en a pas… Il comprit soudainement : ce fut
absolu comme l’apparition du lac étincelant dans un
monde retourné, le ciel en bas. Les veines de ses mains
durcissaient.
La porte de la chambre de Daria céda à son coup
d’épaule. L’avantage d’avoir des portes vermoulues ! Il
entra, braquant devant lui la torche électrique, « Te
souviens-tu de Féodossia ? » Les cheveux châtains et
cendrés répandus autour de son profil d’épuisée, un
cercle de lumière en auréole autour de la tête, Daria
souriait, d’un sourire convulsé. On ne se méprend pas à
ce sourire-là ! « Daria, es-tu morte ? » « Mais oui, Sacha,
je suis morte… » Elle était glacée. Bruno lui prit la main,
cette main retomba avec une rigidité définitive. D’un
doigt incertain, Bruno souleva une paupière, vit l’œil
immobile, la sclérotique jaunie aux veinules sombres. La
paupière se referma d’elle-même, avec lenteur. Une lueur
d’éclair bleuâtre se figeait sur le front de Daria… Débile,
Bruno dut s’asseoir un moment, la tête baissée, les mains
pendantes continuant à tenir le revolver, la torche. Celle-
ci fit à ses pieds un cercle de blancheur. Au milieu de ce
cercle, une bestiole errait. – Ou ce fut un moment de
sommeil ou ce fut un moment de syncope. Revenu du
néant, Bruno éclaira de nouveau le visage glacé de Daria.
Aucun espoir… Il cracha dans le cercle de lumière une
salive verdâtre, se leva, sortit. Les éclairs s’éloignaient, à
peine saisissables à l’horizon. Illusion ! Ils étaient
partout, jouant avec eux-mêmes, laissant les grains d’or
des étoiles vibrer, chant de l’éternité. Il n’y a plus que ce
chant-là. Plus d’erreur ni de doute, la seule conscience
vacillante et qui va s’éteindre, se résorber parmi les
éclairs, les étoiles, les ténèbres… – Bruno éprouva un
afflux d’exaspération. Ah, le bon vin, le fantoche
assassin, pas si fantoche que cela, pas si fossile-érudit, ce
faux Brown, malheur à toi, mon petit salaud, s’il me reste
encore dix minutes à vivre…
Je les ai, j’ai vomi, je suis peut-être sauvé ! Les gongs
sonores du cœur répondaient : non.
Une lueur filtrait sous la porte de la chambre de
M. Brown. Bonnes portes vermoulues ! Celle-ci céda à la
première poussée… M. Brown, en robe de chambre
élégante, se dressa sur son séant, une main sous le drap
saisissant sans doute l’arme. « Vous m’avez fait peur,
don Bruno ! Vous avez l’air malade… Qu’avez-vous ? »
— Vous n’avez certainement rien, vous ! lui jeta Bruno,
la bouche écumeuse, les dents en avant. Mais j’ai rendu,
je suis sauvé.
Malgré sa fureur et qui lui semblait lucide, Bruno
faiblissait. Des éclairs noirs tournoyaient sur lui.
Pourquoi suis-je venu ? Pourquoi ai-je pris le revolver ?
Qui est-ce ? Que se passe-t-il ?
— Daria est morte, dit-il.
— Vous croyez ? Ce n’est pas possible…
M. Brown fit mine de se lever. « Calmez-vous, mon
cher ami, ça va se passer, prenez un verre d’eau… »
M. Brown allongea vers le carafon une main bordée de
lignes vertes ; sa mâchoire inférieure tremblait, ses lèvres
incolores s’agitaient. « Sale Tête-de-mort ! », dit
fermement Bruno, à travers ses éclairs noirs, et sa
brûlure des tempes, et sa douleur bleue au cervelet, à
l’endroit où la balle vous touche quand on est fusillé.
« Ne bouge pas ou… » Il leva le revolver. « Car je suis
sauvé, moi. J’ai vomi. Je t’ai vomi, canaille… Je vous ai
tous vomis… »
M. Brown, sous le petit canon en acier noir qui suivait
en oscillant les mouvements de sa tête, se cala mieux
dans ses coussins.
— C’est très bien, dit-il, qu’une réaction organique se
soit produite… Mais combien de verres aviez-vous bus,
don Bruno ?
— Trois…
M. Brown hocha tristement la tête.
— Alors, mon ami, j’en suis fâché pour vous, il n’y a
absolument rien à faire… Tirez vite et prenez patience, ce
ne sera plus long…
Le fantoche s’évanouissait, il laissait une tête dure,
rien qu’en os blafards, détresse, tension, « Tirez vite,
insista M. Brown, car dans quelques instants vous ne
pourrez plus tirer… » Bruno reconnaissait en lui
d’anciens visages. Il abaissa le revolver et s’assit au bord
du lit, les sourcils froncés, résistant à l’étouffement.
Chaque mot germait longtemps en lui avant que sa
bouche pâteuse ne réussît à le prononcer. Il se concevait
opaque et colossal, désincarné, éternel, anéanti, infime…
Les étoiles tombaient dans l’océan. La conscience
tombait dans le néant. Rime. Rime à rien. Il ferma les
yeux pour mieux se concevoir mort ; et il s’entendit avec
surprise parler de loin, de l’au-delà. Il rouvrit les yeux
avec décision. Délicatement. M. Brown lui ôtait de la
main le revolver. — Plus de revolver, nulle importance, je
ne suis pas un bourreau, moi. Bonne fierté, au temps des
bourreaux, même si c’est la dernière ! – Bruno
demanda :
— Vous êtes… êtes… du Parti ?
— Naturellement, répondit M. Brown. J’ai agi par
ordre, croyez-le.
Bruno haussa les épaules. Lourdes épaules, que
portaient-elles encore ? La brûlure au fond des os
devenait intolérable, les battements du cœur se
ralentissaient, formidables, mais espacés ; entre l’un et
l’autre, il y avait une rupture, un abîme, – ce sont les
derniers… Noémi dormait, l’océan, l’océan… Il s’affaissa
sur lui-même, lentement, la bouche ouverte, frangée
d’écume.
… Vraiment pesant, ce grand corps fait pour une
longue vie regrettable. M. Brown lui fit place, le poussa
un peu, l’aida à se coucher, les bras écartés, le vit
s’endormir, les yeux écarquillés. M. Brown trembla de
tous ses membres. Il prit des cachets, il alla respirer la
nuit électrisée. Il transporta, en s’essoufflant, le grand
corps sur la terrasse, l’y étendit, tiède encore, sous les
éclairs adoucis… Ensuite, M. Brown se lava les mains à
l’eau de Cologne.
*
M. Brown, bien qu’ayant, avant de devenir M. Brown
pour un court voyage au bout de l’obéissance, participé à
des événements, assisté à la destruction de beaucoup
d’hommes, joué plusieurs rôles amers à tenir, n’était pas
fait pour ces sortes d’aventures, sottement périlleuses au
demeurant quelle que pût être la perfection des moyens
employés. Le danger le plus réel est celui que l’on crée
soi-même par excès de tension nerveuse ; ainsi s’ajoute
au hasard malveillant un facteur adverse qu’il ne faut pas
sous-estimer. M. Brown, s’il avait du sang versé une
expérience personnelle, acquise sous d’autres latitudes,
dans les conditions favorables de l’Espagne et des
Balkans notamment, se montrait enclin à l’oublier depuis
que son activité coïncidait davantage avec ses penchants
naturels. Ceux-ci, tardivement révélés dans un monde
bourgeois, lui faisaient apprécier le confort, les habitudes
régulières, la fréquentation des milieux universitaires et
littéraires, les voyages dans le pays le mieux organisé de
la société moderne… Faux citoyen des États-Unis, il
éprouvait une inclination involontaire à l’assimilation ;
encore quelques années de ce discret travail et il
deviendrait un assez vrai citoyen des États-Unis, bien
embêté au fond. Ses capacités lui permettaient de rendre
de réels services dans les domaines connexes de
l’information sérieuse, scientifique même, et d’une
influence profondément politique exercée parmi des
intellectuels protestants. Le choix que l’on avait fait de
lui pour cette mission-ci pouvait en cas d’accident se
convertir en erreur grave ; et il l’avait posément
remontré à M. Ostrowieczki, sans obtenir d’autre résultat
que d’accroître la pesanteur de ciment d’une décision
prise en haut lieu. M. Ostrowieczki répondit qu’il n’y
avait pas d’individus indispensables dans des services
bien montés. « En d’autres temps, estimé camarade, à
Sofia… » M. Ostrowieczki, attestant de la sorte une
connaissance exacte de la biographie de son
interlocuteur, aborda aussitôt les considérations
techniques. « D’après nos informations, les circonstances
locales sont propices à votre mission… Rien ne peut ni ne
doit vous arriver si vous exécutez à la lettre le dessein
que nous avons conçu… en plusieurs variantes… Nous ne
disposons en ce moment que d’un personnel limité… »
Ceci pouvait être vrai ; peut-être aussi tenait-on à mettre
M. Brown (qui pendant ces entretiens n’était pas encore
M. Brown) à l’épreuve, afin que dans son for intérieur il
ne se crût pas destiné à une américanisation trop
complète… M. Ostrowieczki calcula généreusement les
frais de voyage. « L’appel que nous faisons à votre
dévouement vous honore. » M. Brown dut se reconnaître
honoré.
Tout se passait fort bien. Les bouteilles au fond du lac,
remplacées à la cuisine par d’autres bouteilles
parfaitement innocentes. Les nouveaux toxiques, peu
connus, produits par certains laboratoires moins connus
encore, plongeraient dans l’incertitude les toxicologues
ordinaires (même en cas d’autopsie immédiate).
L’identité de M. Brown pouvait supporter deux mois
d’investigations ; et si à la fin l’enquête provoquait pour
le véritable M. Brown, actuellement à Honolulu, des
ennuis inattendus, ce serait tant pis pour lui ; jamais il
n’en saurait le fin mot… Fallait-il maintenant mettre le
moteur en marche et filer avant l’aube ? M. Brown n’y
pensa qu’un instant. Rien ne serait plus maladroit ; et
M. Ostrowieczki avait insisté sur l’opportunité de se
procurer (pour les dossiers) des photos post mortem, ne
serait-ce, dans le cas où l’une des variantes A ou B serait
appliquée, que celles des journaux. Le vieil homme enfin,
c’est-à-dire l’homme vraiment jeune, se réveillant dans
l’âme de M. Brown, inclinait à « faire front », attitude la
plus sensée. Cela se présentait comme plus facile qu’il ne
l’avait prévu, grâce à la défaillance nerveuse qui
bouleversait M. Brown sans amoindrir la clarté de son
jugement.
Il s’agitait dans la chambre comme une bête encagée,
comme certains condamnés à mort dans la dernière
attente. Des sueurs le mouillaient, suivies d’un
dessèchement de sa chair tel qu’il se sentait consumé.
Des nausées survinrent, il fut enchanté de rendre un
repas trop lourd. Un doute diabolique l’effleura : n’avait-
il rien bu de la bouteille la plus spéciale ? Il recueillit ses
souvenirs en blêmissant. Impossible. Du reste si… Il n’y
aurait plus de problème si… – Sacrée Amérique,
surcivilisée malgré ses brutalités, comme elle vous rend
impropre à la rude vie de ce temps ! Cet affreux malaise
ne pouvait être que la conséquence d’un choc nerveux
plutôt humiliant, mais utile. M. Brown déchira avec
plaisir le revers de sa robe de chambre. Il prit deux
cachets d’un bon somnifère, inspecta le désordre
environnant, se donna une preuve de volonté disciplinée.
Le narcotique agissait déjà, divin calmant, lorsque
M. Brown se souvint du revolver de Bruno Battisti. (Mais
qui pouvait être en vérité ce « Bruno Battisti » ? Et puis,
ça ne me regarde pas…) Il eut la force d’essuyer
attentivement cette arme et de l’aller jeter parmi les
caféiers. Mais il n’eut pas la force de refermer la porte, il
se laissa choir, ensommeillé, au pied de son lit, sur la
natte fraîche et dure.
… Il faisait grand jour quand M. Brown reprit ses sens.
La chambre était nettoyée. Une jeune servante indienne
lui renouvelait des compresses glacées sur le front.
« Gracias ! dit-il. Where am I ? Où suis-je ? » Sa surprise
n’était pas entièrement feinte, car en tombant aux
profondeurs du sommeil il avait réellement pensé
mourir, mourir avec bonheur, c’était fantastiquement
bon de mourir en s’endormant… La gueule rougeaude de
Harris se leva comme une lune, comme une de ces
énormes têtes de gangster que l’on voit sur des affiches
de cinéma. Terriblement sévère, une gueule de juge sans
merci, une gueule d’exécuteur ! « Moi, disait Harris, je ne
connais qu’une médecine : buvez, old chap ! » Voix
pleine de tendresse. M. Brown se laissa faire, il avala une
gorgée de whisky, médecine opportune en effet. « Thank
you ! », dit-il. Il s’étira, feignit le plus vif étonnement.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi êtes-vous là, Mister
Harris ? Quelle heure est-il ? »
— Mes congratulations ! dit Harris. Vous revenez de
loin, mon vieux.
Il commanda à la servante : « Apportez-lui du bouillon
chaud, vite. Dites à don Gamelindo qu’il est sauvé… »
— La plus sale heure d’un sale monde, mon ami. Mais
enfin, pour vous, c’est de nouveau la première heure.
Tout va bien.
Harris vira sur lui-même en se frottant les mains. Le
contentement l’illuminait.
Le grand chapeau de don Gamelindo se silhouetta
dans la porte, à contre-jour. M. Brown pensa à la police,
il verdit, ses doigts portés à la hauteur de sa gorge
ébauchèrent des mouvements peureux. Harris
bougonnait : « Foutez-nous la paix, don Gamelindo… Il
est sauvé… N’entrez pas… Occupez-vous du curé… »
« Tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes » : ce fut chanté sur un air de gigue, tout au fond
de la tête de M. Brown, dans les circonvolutions les plus
secrètes de sa matière grise. Le curé, c’est l’enterrement
immédiat. Le bouillon apporté par la servante parut
exquis, surtout comparé au dernier bouillon des noyés.
« Laissez-moi vous tâter le pouls, disait Harris. Vous
savez que j’ai fait mes études médicales en Nouvelle-
Guinée… »
— Comment ? demanda idiotement M. Brown.
— Ce serait trop long à vous raconter. Votre cœur est
parfait, archéologue. C’est dommage. Vous allez pouvoir
continuer à mesurer le cul des idoles…
— Mais enfin, dit M. Brown, en s’asseyant
brusquement, qu’est-ce que toutes ces histoires ? J’ai
trop dormi, et puis ?
Il feignit de vouloir se lever. La forte poigne de Harris
l’obligea à se recoucher.
— Eh, pas si vite… Reposez-vous… C’est moi qui
l’ordonne… Vous avez fait une courte maladie qui
pouvait être très grave, qui a même été excessivement
grave pour quelques autres… Vous comprenez ?
— Non.
— Eh bien, vous comprendrez dans un moment.
Maintenant : calme, compote de fruits, un verre de
bière… Vous entendez, Ramona ? Pronto !
Il n’y eut qu’une ombre à la brève convalescence de
M. Brown. Il admirait l’épais visage de Harris, noué par
l’amertume, séchant des larmes qui ne dépassaient pas le
bord des cils, gonflant des narines velues, mastiquant
quelque chose avec une morne frénésie, et pourtant
jovial, attendri, fraternel. « Avec quelle joie il me tuerait,
pensa tranquillement M. Brown. Et n’aurait-il pas
raison ? »
*
Tout est simple sur cette terre du soleil incandescent.
Il y avait tout à l’heure la sécheresse, souffrance du
monde altéré. De compacts nuages, couleur de menace,
se sont déployés au-dessus de la Laguna, voilant les
montagnes. Un coup de tonnerre crève l’anxiété. De
grosses gouttes tièdes fouettent doucement le lac, lèvent
sur les champs une brume de poussière. Et voici que de
fluides javelots s’abattent innombrablement.
L’événement est ainsi. Soudain. L’autre fois, sur la route
de Pozoviejo, deux amoureux s’abritèrent sous le seul
arbre qu’il y ait à cet endroit, un cyprès vieux de sa bonne
demi-douzaine de siècles. L’averse déferlait. Ils étaient,
les amoureux, enroulés l’un contre l’autre dans le sarapé
du fiancé. Ça leur donnait peut-être du désir, mais ils ne
devaient se marier qu’à la San Pedro. C’était doux, se
disaient-ils. Une boule de feu blanc tomba à travers le
vieux feuillage, traça en noir le signe du serpent sur le
tronc de l’arbre, rebondit sur le couple. Lorsqu’on
ramassa les deux jeunes gens, ils se tenaient les mains et
ils avaient tout un côté du corps calciné, lui le côté
gauche, elle le côté droit. On a cloué deux croix sur le
vieil arbre. On a inscrit les noms : Ponciano (le reste est
effacé). Christina (le reste est arraché), « priez pour
eux ». C’étaient de beaux jeunes gens, de braves jeunes
gens. Chrétiens. Telle est la vie. Asi es la vida.
Telle était la méditation à demi-inconsciente de don
Gamelindo, fatigué par une rude journée. Singulièrement
triste, grotesquement habillé de noir pour la
circonstance, satisfait d’avoir rendu pas mal de services
– gratuits – puisqu’il fallait ici un organisateur. Les autos
avaient cahoté sur la mauvaise route ; les chevaux,
montés par de petits gars presque nus (ravis de
s’acquitter de missions importantes), avaient galopé
dans l’embrasement de midi. Voyez donc : averti vers
sept heures du matin, don Gamelindo trottait à huit
heures sur son alezan jusqu’à Pozoviejo pour en ramener
le docteur Rigoberto Merino en veste de gabardine grise,
feutre de ville, bottes rousses, sur sa fière jument Arabia,
une bête brune de trois mille piastres, Señor !… Le
docteur Rigoberto Merino écouta les servantes plus qu’il
n’examina les dépouilles mortelles. Ramona expliquait
qu’on ouvrit pour le dîner de la veille une boîte d’olives
en conserves de l’an dernier ; et que trois années
auparavant, dans son hameau natal, plusieurs personnes
étaient mortes après avoir mangé du saumon en
conserve, si, Señor ! Melita, en jupon trop court, les
genoux musclés, le creux des bras humide, le cou large et
gonflé, les dents petites sainement plantées dans une
bouche proéminente, connaissait plusieurs cas analogues
qu’elle raconta. Le docteur Merino l’interrompit pour lui
examiner les gencives, non sans lui effleurer d’une main
hypocrite la pointe des seins. Il l’invita pour le dimanche
matin, vers la fin de sa consultation populaire, car elle
avait visiblement besoin de certaines vitamines. Melita
promit de venir sans faute, tout en le regardant d’un œil
velouté. Elle reniflait bruyamment, s’essuyait les yeux,
murmurait des « Virgen santisima, Virgen purisima… ».
Avant de signer le permis d’inhumer, le médecin se fit
sagement payer ses cent piastres par don Gamelindo.
« Intoxication alimentaire foudroyante » et cætera, ce
petit texte d’honnête calligraphie s’orna de paraphes
considérables. Don Tiburcio, président municipal de
San-Blas, venu de son atelier en bleu de mécanicien,
contresigna le permis sans le lire puisqu’il ne savait pas
lire… « Pas de soupçons, camarade ? », demanda-t-il
pourtant au médecin. L’embarras du petit homme au
noble profil nahua, pendant qu’il dessinait l’une après
l’autre les lettres de sa signature, amusa le docteur
Merino. « Quels soupçons voudriez-vous,
compañero ? », répondit-il d’un ton de supériorité.
Don Gamelindo revint lui-même à San-Blas pour le
choix des cercueils, que l’on ne saurait confier qu’à l’ami
le plus sûr. La boutique de don Cuauhtemoc, « Les Clefs
du Royaume », gardait toujours en réserve, parmi
quelques bières à prix courants, un couple de bières
riches, plutôt grandes, car une petite taille s’en
accommode, tandis que le contraire, n’est-ce pas ? ne
serait pas possible. Chacun sa taille ici-bas, mais là-
dedans faut qu’un être humain ait la place qu’il lui faut.
On peut lui refuser sa place au soleil, Monsieur ! mais
pas dans la tombe ! Le marchand savait que la faucheuse
fauche plutôt deux fois qu’une, si ce n’est pas le même
jour, c’est dans la quinzaine, croyez-moi. Les deux boîtes
à cadavres étaient en bon bois de pin apporté de l’autre
rive du lac, rembourrées de soie grise à l’intérieur,
embellies de poignées en cuivre. Don Cuauhtemoc et don
Gamelindo en discutèrent le prix pendant un gros quart
d’heure, tout en buvant alternativement de la tequila,
pour le goût de feu, et du coca-cola, pour le
rafraîchissement, au compte du vendeur, comme il se
doit. Le marchandage fut sérieux, quoiqu’amical. « De la
vraie soie, don Gamelindo ! Vous savez le prix de la vraie
soie aujourd’hui, à la ville ? Non, vous ne le savez pas !
Ces poignées en cuivre, on n’en fait plus ! Ce sont les
dernières qui me restaient d’avant la guerre, mon
compère ! » Au troisième petit verre, don Gamelindo
obtint néanmoins une réduction de prix de 42 % ; s’il
avait tenu jusqu’au cinquième petit verre, il eût obtenu
les 50 % ; mais si don Bruno Battisti était son ami, don
Cuauhtemoc était son compadre, son compère, depuis
dix-neuf ans. Bonne affaire pour l’un et l’autre et sur
laquelle don Gamelindo ne gagnait rien, par amitié.
Une charrette attelée de mules, conduite par des
garçons qui sifflotaient, chantonnaient, se jetaient l’un à
l’autre de petites pierres ou leur faisaient faire jusqu’à six
ricochets consécutifs à la surface du lac, trimballa les
deux beaux cercueils sous le dur soleil en fête.
Le curé, padre Maclovio, promit de venir vers les
quatre heures et trotta, lui aussi, sur sa mule, en
maintenant sur le devant de sa selle la petite valise
contenant ses vêtements sacerdotaux. Il complimenta
doña Luz sur l’improvisation d’un modeste autel dans la
salle à manger où les deux cercueils, posés sur la grande
table, étaient entourés de cierges et de fleurs, si
abondantes les fleurs que les parfums sauvages
dominaient l’odeur cadavérique. Cela faisait de belles
obsèques, rares dans la paroisse, parce qu’il y mourait
assez de pauvres gens, trop d’enfants, mais peu de gens
de bien. À vrai dire, les Battisti n’étaient pas riches, rien
qu’à leur aise ; mais la plantation eût aisément arrondi le
pécule d’un propriétaire plus actif.
Fort estimables en tous cas : des Italiens naturalisés,
vivant (ayant vécu…) sans scandale, sans faire de tort à
personne. Qu’ils fussent athées pour avoir lu trop de
livres – le châtiment d’une science fallacieuse –, le padre
Maclovio le savait bien ; mais il est juste que la Sainte
Église triomphe à la fin et que le ministère du prêtre
invoque l’indulgence divine pour les âmes de pécheurs
endurcis : ils s’expliqueront là-haut.
M. Brown, bénéficiant d’une sympathie générale en
raison de sa cure peut-être miraculeuse, affronta la
pénible journée avec un vrai courage soutenu par les
breuvages alcoolisés et les mets choisis que Harris lui
faisait absorber d’heure en heure. M. Brown prit
plusieurs clichés des deux défunts, en promettant
d’envoyer des photos, si toutefois la pellicule n’était pas
voilée, ce qu’il pouvait malheureusement craindre…
« Celui qui, de son vivant, avait été don Bruno Battisti »
(comme on dit dans ce pays), grand voyageur, grand
travailleur, homme instruit, culto, voisin serviable, avait
sur sa dernière couche un visage grave de force calmée.
Le front bombé ressortait, la convexité accrue des yeux
mal fermés recélait une énigme ; la bouche close
indiquait une vague expression de mépris. Du moins,
Harris le pensa, lui qui, des heures durant, les bras
croisés, les sourcils froncés, contempla les deux visages
éteints. Daria était belle. Comment une femme qui
n’était plus jeune pouvait-elle avoir cette beauté de jeune
fille, blanchie sous une neige invisible, découpée dans la
pureté même ? Elle souriait – à peine. Beaucoup de
morts sourient, ce n’est paraît-il que l’effet d’une
contraction musculaire, mais cette expression de
délivrance dans le sourire, de quoi était-elle l’effet ?
Harris en retrouvait la fragilité sur le visage blême de
Noémi, souvent debout près de lui, le menton dans la
main, les grands yeux immobiles.
Ses paupières ne cillaient pas. Rien ne l’avait surprise
dans ce dénouement brusque, comme s’il n’avait été que
l’accomplissement de son rêve de la nuit. Elle s’était
montrée, quand doña Luz le lui annonça avec précaution,
d’une simplicité puérile. Seulement, elle parut se
dessécher tout entière, ainsi qu’une plante consumant sa
dernière sève. « Cela devait arriver, doña Luz, j’attendais
cela depuis si longtemps ! Mais pourquoi suis-je restée,
moi ? » La vieille Indienne trouva cette préscience
naturelle, chez une simple d’esprit. « Remerciez Dieu,
ma fillette », dit-elle. « Oh, non », répondit durement
Noémi et même elle eut un drôle de rire.
L’inhumation se fit en fin d’après-midi dans le
cimetière du désert où dormaient les défunts de trente
familles dispersées dans la solitude et quelques enfants
de travailleurs de la plantation. Ce fut Harris qui
s’opposa au transport des deux dépouilles à San-Blas.
« Moi, si je crevais ici, c’est dans le bled que je voudrais
qu’on me mette en terre… Ils penseraient comme moi, on
ne peut pas le nier ! » Le curé ne fit pas d’objection. Nos
périssables restes sont bien partout, pourvu que l’on ait
pris soin de l’âme. C’était à mi-chemin de Las Calaveras
un invisible champ de repos. La pente accidentée
s’inclinait vers la sierra. Les escarpements contenaient
par endroits un fond de terre incultivable parce qu’il était
capricieusement répandu entre des affleurements de
roches nues. Donc un très grand cimetière pour peu de
morts épars. Les croix ne s’y voyaient guère ; un soleil
sans merci y brûlait promptement les fleurs. Des cactus y
poussaient à l’égaillée. Après les pluies, le cimetière se
couvrait d’une splendeur de fleurs sauvages submergeant
les tombes. Cimetière intermittent ! À la Toussaint, les
familles, venant prendre avec leurs défunts le repas de
minuit, jouissaient d’un esseulement incomparable ;
leurs cierges tremblotants ne paraissaient proches que
des autres mondes stellaires.
Les travailleurs de don Bruno creusèrent une seule
fosse. Don Maclovio, en surplis blanc, dit la prière.
Femmes et enfants de la solitude formaient un groupe
taciturne. Monica et doña Luz soutinrent Noémi qui
n’avait pas besoin d’être soutenue, qui balbutiait avec
étonnement : « Sacha, Sacha » (et croyait par instants
que rien de tout cela n’était réel, que Sacha serait là tout
à l’heure, comme le long de la vie… Pourquoi serait-il
là ?). Trente visages d’argile brune tragiquement
concentrés se pressaient derrière les gens importants,
don Gamelindo, M. Brown, don Harris, l’élégant médecin
en veston de gabardine grise. Les rites accomplis, Noémi
jeta, puisqu’on lui disait de le faire, la première pelletée
de terre, maladroitement, entre les deux cercueils. Doña
Luz, pareille à une vieille fée aux sombres traits aigus, à
la chevelure argentée, lui dit : « Sur le cercueil de votre
époux, fillette », et guida sa main pour une seconde
pelletée. Le plus vieil ami, don Gamelindo, se comporta
en bon fossoyeur – et quel fossoyeur serait meilleur que
l’ami le plus sûr ? Il fit « han ! », sa nuque devint
cramoisie pendant qu’il se penchait pour bien enfoncer la
bêche dans la terre sèche et claire. « Adiós, don Bruno ! »
Le cercle entier des assistants entendit sa voix
autoritaire, la terre tomba sur la bière avec un gros bruit
de mitraillade, noblement. Don Gamelindo, ne sachant
pas le prénom de Daria, s’épongea le front avec un
mouchoir rouge afin de donner le temps de s’informer
tout bas auprès de Harris. Puis il dit fortement : « Adiós,
doña Maria ! » et de nouveau la terre tomba noblement.
Les pelletées vacillantes de M. Brown rendirent un son
furtif. Celles de Harris, rageuses, rendirent un son sourd.
Les peones finirent énergiquement la besogne. Des
vautours volaient bas dans le ciel rose.
Don Gamelindo, en prenant congé, dit humblement à
Noémi :
— Si la señora voulait vendre sa terre, personne ne lui
en offrirait un meilleur prix que moi.
— Que dites-vous ? reprit Noémi, vaguement effrayée.
— La señora ne vend rien, dit doña Luz en redressant
ses chétives épaules.
Don Gamelindo baisa la main aux deux femmes :
l’étrange main blanche, la vieille main brune. Il sauta en
selle, salua les gens d’un large mouvement de sombrero,
fit caracoler sa monture harnachée d’argent et s’éloigna
au grand trot… La terre, on finira bien par la vendre ! J’ai
le temps, moi. La vie est patience, l’argent est patience, la
terre est patience ! Adiós…
M. Brown partit une heure après, à la nuit tombante.
Harris et Monica l’accompagnèrent jusqu’à la route. Un
fin croissant de lune s’élevait sur le lac transparent.
Harris, pour être cordial, demanda :
— Reviendrez-vous aux Calaveras, Mister Brown ?
Nous vous offrons l’hospitalité… C’est moins confortable
qu’ici, mais…
— Non, dit M. Brown, d’une voix veule. Du reste, mon
travail est fini.
— Reprenez des forces, Señor… Adiós, Señor, dit
Monica, émue.
M. Brown embraya. Les phares de l’auto projetèrent
sur de menus enfers de pierraille leur lumière objective.
Harris enlaça Monica résistante et douce. Le croissant
de lune tremblait deux fois, dans le ciel et sur l’eau.
« Monica, dit Harris d’une voix inconnue, profondément,
Monica ! » La jeune femme perçut, comme jamais
encore, qu’il l’aimait. Une joie convulsive se répandit
dans son être. Elle le vit défiguré par la souffrance. Elle
tendit vers lui son large visage indistinct, massif,
calmement exalté. « Si tu veux pleurer, Harris, dit-elle,
pleure… Ça fait du bien. » Elle sentit le frisson de colère
qui le durcit. Il ricana : « Pleurer, moi ? Qu’est-ce que tu
crois ? »
*
Mexique, 1946.
Les Années sans pardon, le plus dur et le plus
poétique des romans de Victor Serge, est une évocation
apocalyptique de la Seconde Guerre mondiale. Nourrie
de son expérience personnelle, cette œuvre posthume
terminée en 1946 dut attendre 1971 avant d’être publiée,
par François Maspero. Quatre grands volets évoquent
tour à tour le Paris irréel des derniers jours de l’avant-
guerre, les mille jours de Leningrad assiégée par les
nazis, le Götterdämmerung des derniers jours de Berlin
dévastée et la selva mexicaine où se confondent la vie et
la mort. Dans cet univers de catastrophe, les
protagonistes – communistes sans illusions étouffés par
le totalitarisme stalinien – combattent le fascisme et
cherchent à « s’évader d’un monde sans évasion
possible ».
Grand peintre d’atmosphère, Victor Serge pousse ici
son réalisme jusqu’à l’hallucination, propose des visions
débordantes, terribles et poétiques de survivants dans les
décombres d’une civilisation qui s’autodétruit. Dans ce
roman qui « annonce et précède la littérature allemande
de l’après-guerre » (Le Monde, 1971), Victor Serge pose
les problèmes de l’action, de l’art et de l’intelligence
critique, et y répond par de mystérieuses métaphores
comme le « feu central », les « masques funèbres »
gisant sous la terre, et la puissance impudente et
irrésistible d’une banane poussant dans le sol volcanique
de la selva.
Victor Serge (1890-1947), révolutionnaire et
romancier francophone reconnu, a vécu la chute de
Paris, combattu dans la Leningrad assiégée de 1919,
travaillé comme agent secret dans le Berlin des
chômeurs et des putschs, connu les principaux agents en
rupture du Komintern (Krivitsky, Barmine et Reiss) et
subi les attentats organisés contre lui par les assassins
guépéou de Trotsky à Mexico où il écrivait ses Années
sans pardon.
Notes

[1] Alexandre Blok, 1914 (en russe).


[2] André Salmon, Prikaz, Paris, 1919.

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