Pascal Et Descartes (Chevalley)

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MME Catherine Chevalley

Ce que Pascal doit à la physique des Principia / What Pascal


owes to the physics of the Principia philosophiae
In: Revue d'histoire des sciences. 2005, Tome 58 n°1. pp. 9-27.

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Chevalley Catherine. Ce que Pascal doit à la physique des Principia / What Pascal owes to the physics of the Principia
philosophiae. In: Revue d'histoire des sciences. 2005, Tome 58 n°1. pp. 9-27.

doi : 10.3406/rhs.2005.2233

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_2005_num_58_1_2233
Résumé
RÉSUMÉ. — L'objet de cet article est de proposer une analyse de ce que Pascal « doit » à la physique
de Descartes. Toutefois il ne s'agira pas tant de mesurer une dette, comme si Pascal avait été un
simple continuateur de Descartes, que de déterminer la différence qui oppose deux conceptions des «
principes de la philosophie ». C'est de ce point de vue que l'on peut montrer comment Pascal pense
d'abord contre Descartes, puis ailleurs que lui. Il pense contre Descartes en ceci qu'il veut assurer la
liberté métaphysique, épistémologique et méthodologique de la physique. Il pense ailleurs que lui en
ceci qu'il pratique une physique d'un genre tout différent : ostensive et non deductive, intervenante
plutôt qu'assignée au décodage d'un « texte » déjà écrit, soumise enfin à la constitution d'une opinion
dans une communauté, plutôt que solitaire. Pascal inaugure en cela une possibilité nouvelle de
compréhension de la relation entre physique et philosophie, dont le XVIIe siècle offre tant
d'interprétations distinctes.

Abstract
SUMMARY. — This paper aims to deal with the issue of what Pascal owes to the physics of Descartes.
However, I shall not attempt to weigh Pascal's debt, making him just a disciple of Descartes. Rather I
shall try to single out the difference there is between the two conceptions of the « principles of
philosophy » that they advocate. It is only from such a point of view that one can understand why Pascal
first opposes Descartes, while going on thinking differently. Pascal opposes Descartes inasmuch as he
wants to secure the freedom of physics, metaphysical, epistemological and methodological. But then he
moves on a very different ground. Indeed the style of Pascal's physics is not a deductive style, neither is
it anything like « reading » the text of Nature, and finally it is not generated by a single autonomous
mind. In this respect, Pascal allows the development of a totally new way of understanding Nature and
physics, among the many others that the XVIIth century has forged.
Ce que Pascal doit à la physique
des Principia

Catherine Chevalley (*)

RÉSUMÉ. — L'objet de cet article est de proposer une analyse de ce que Pas
cal « doit » à la physique de Descartes. Toutefois il ne s'agira pas tant de mesurer
une dette, comme si Pascal avait été un simple continuateur de Descartes, que de
déterminer la différence qui oppose deux conceptions des « principes de la philo
sophie ». C'est de ce point de vue que l'on peut montrer comment Pascal pense
d'abord contre Descartes, puis ailleurs que lui. Il pense contre Descartes en ceci
qu'il veut assurer la liberté métaphysique, épistémologique et méthodologique de
la physique. Il pense ailleurs que lui en ceci qu'il pratique une physique d'un genre
tout différent : ostensive et non deductive, intervenante plutôt qu'assignée au
décodage d'un « texte » déjà écrit, soumise enfin à la constitution d'une opinion
dans une communauté, plutôt que solitaire. Pascal inaugure en cela une possibilité
nouvelle de compréhension de la relation entre physique et philosophie, dont le
xvif siècle offre tant d'interprétations distinctes.
MOTS-CLÉS. — Vide ; matière subtile ; principes ; géométrie ; communautés.
SUMMARY. — This paper aims to deal with the issue of what Pascal owes to
the physics of Descartes. However, I shall not attempt to weigh Pascal's debt,
making him just a disciple of Descartes. Rather I shall try to single out the diffe
rence there is between the two conceptions of the « principles of philosophy » that
they advocate. It is only from such a point of view that one can understand why
Pascal first opposes Descartes, while going on thinking differently. Pascal opposes
Descartes inasmuch as he wants to secure the freedom of physics, metaphysical,
epistemological and methodological. But then he moves on a very different ground.
Indeed the style of Pascal's physics is not a deductive style, neither is it anything
like « reading » the text of Nature, and finally it is not generated by a single auto
nomous mind. In this respect, Pascal allows the development of a totally new way
of understanding Nature and physics, among the many others that the xvnth cen
tury has forged.
KEYWORDS. — Void; subtle matter ; principles ; geometry ; community.

(*) Catherine Chevalley, Département de philosophie, Université François-Rabelais,


3, rue des Tanneurs, 37000 Tours.

Rev. Hist. Sel. 2005, 58/1, 9-27


10 Catherine Chevalley

Que doit Pascal à la physique des Principia philosophiae de


Descartes ? La question appelle une tentative pour mesurer une
influence, chiffrer une dette, indiquer des emprunts, proposer des
rapprochements. Dans une certaine mesure, ce sera en effet mon
objet d'établir entre la physique de Pascal et celle de Descartes la
possibilité d'une comparaison. Mais une telle comparaison, pour
être significative, ne peut pas reposer uniquement sur la
détermination ponctuelle de ressemblances ou de différences, au
sujet par exemple du vide ou du comportement du vif-argent. Elle
doit aussi prendre en compte dans toute son ampleur la différence
radicale qui existe entre Pascal et Descartes quant à leurs
conceptions des « principes de la philosophie », c'est-à-dire des
« connaissances naturelles ». C'est cette différence radicale que je
voudrais avant tout mettre en lumière ici, au risque de ne pas
insister assez, peut-être, sur la solidarité profonde de Pascal
avec Descartes lorsqu'il s'agit de critiquer le savoir purement
livresque et toutes les formes de scolastique, anciennes ou
nouvelles - une solidarité que, donc, je rappelle en prélude pour
que cette étude centrée sur les différences et les oppositions ne
l'efface pas.

I. — Position de la question

Pour commencer, il faut prendre la mesure de la complexité que


renferme cette simple question : déterminer ce que Pascal doit à
Descartes.
Remarquons d'abord qu'il est possible de soutenir à ce propos
deux thèses tout à fait opposées. Car l'on peut dire soit que Pascal
doit tout aux Principia de Descartes, soit qu'il ne leur doit rien. La
première thèse - il lui doit tout - était celle de la plupart des com
mentateurs du xixe siècle, pour qui la science de Pascal était rede
vable de la totalité de son inspiration à la science et au mécanisme
de Descartes. C'était, par exemple, l'opinion de Francisque Bouil-
lier : « [...] les textes scientifiques de Pascal, écrivait-il en 1868, sont
tout pénétrés de l'esprit et de la méthode de Descartes », Pascal
ayant envisagé « la nature tout entière du même point de vue que
l'auteur des Principia Philosophiae ». Ou encore : « Le tour est à
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 11

Pascal, le fond appartient à Descartes (1). » Pour la plupart de ses


commentateurs, Pascal n'a été d'ailleurs philosophe et savant qu'à
proportion de son cartésianisme, de sorte que rejeter Descartes
équivaut à rejeter et la philosophie et la science. La seconde
réponse - il ne lui doit rien - est une réponse un peu brutale, mais
dont on peut imaginer qu'elle prolongerait en somme la conviction
des proches de Pascal à la fin du xvne siècle. On peut se souvenir,
par exemple, du propos rapporté par Pierre Nicole, qui signale un
anticartésianisme dont la radicalité peut être mesurée à la justesse
de son tir : « Feu Monsieur Pascal, quand il voulait donner un
exemple d'une rêverie qui pouvait être approuvée par entêtement,
proposait d'ordinaire l'opinion de Descartes sur la matière et
l'espace » ou bien encore du propos rapporté par Menjot : « Feu
Monsieur Pascal appelait la philosophie cartésienne le roman de la
nature, semblable à peu près à l'histoire de Don Quichotte (2). » Ici
la situation est inversée : rejeter Descartes serait au contraire ouvrir
une voie d'accès à une physique qui ne serait ni rêverie, ni roman.
Et de fait, l'on ne trouvera chez Pascal ni « tourbillons », ni
« raclures », ni rien de ce qui fait le contenu des Principia III et IV
- ni, non plus, faut-il le préciser, aucun récit de la division origi
nelle de la matière par Dieu, ni aucune déduction des « lois de la
nature » à partir de l'immutabilité divine, ni, tout simplement,
aucun commencement métaphysique.
Entre tout et rien, il existe toutefois, évidemment, une troisième
possibilité, qui consiste à dire que Pascal doit quelque chose à Desc
artes. C'est la position que je voudrais soutenir dans ce qui suit,
non pas par un quelconque souci de prudence, mais pour des rai
sons précises. Mais avant d'en venir à ces raisons, il faut insister
sur la situation étrange d'un commentaire qui oscille ainsi entre la
thèse d'un Pascal tout cartésien et celle d'un Pascal entièrement
non cartésien.
S'il reste concevable, encore aujourd'hui, de soutenir l'un ou
l'autre parti, c'est en effet parce qu'il n'existe aucun texte ou frag
ment consacré par Pascal à une évaluation systématique de la phy
sique cartésienne. Rappelons deux choses à ce sujet, a I La première

(1) Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, У éd. (Paris : Delagrave,


1868), vol. I., chap. XXV, resp. 543, 545 et 546 ; cité par Vincent Carraud, Pascal et la philo
sophie (Paris : PUF, 1992), 34.
(2) Voir « Propos attribués à Pascal », in Biaise Pascal, Œuvres complètes, Louis
Lafuma éd. (Paris : Seuil, 1963), coll. « L'Intégrale » (abrégé OC) ; ici § 1005 et 1008.
12 Catherine Chevalley

est que les mentions du nom de Descartes que l'on trouve dans les
Pensées demeurent de fait difficiles à interpréter, qu'il s'agisse du
§ 84 - où Pascal admet qu'il « faut dire en gros : cela se fait par
figure et mouvement », mais non pas « dire quelles et composer la
machine » -, ou du § 553 : « Écrire contre ceux qui approfondissent
trop les sciences. Descartes » - qui laisse ouverte la question de
savoir s'il faut écrire contre Descartes ou avec Descartes contre
ceux qui approfondissent trop -, ou enfin du § 887, qui énonce sim
plement : « Descartes inutile et incertain ». Dans les trois cas, il est
plus que risqué de trancher avec certitude la question de savoir si
ces fragments signalent une solidarité avec Descartes ou bien au
contraire une critique extrême (3). Ы D'autre part, second point,
les mentions explicites de Descartes et les références les plus trans
parentes aux Principia que l'on trouve dans d'autres textes de Pas
cal que les Pensées concernent en général strictement la question du
vide versus la matière subtile - question essentielle, mais dont je
voudrais montrer qu'elle ne renferme pas, loin de là, toute la signi
fication de la physique pascalienne dans son rapport à la physique
cartésienne. Ainsi dans la Lettre de Pascal au très bon révérend
père Noël du 29 octobre 1647, dans la Lettre de Pascal à Le Pail-
leur « au sujet du père Noël », et enfin dans la Lettre d'Etienne
Pascal à Noël, il s'agit de renvoyer Noël à un Descartes qu'il
semble piller sans le citer. Pascal rappelle à Noël que « beaucoup
de personnes, et des plus savantes mêmes de ce temps, m'ont
objecté cette même matière avant vous (mais comme une simple
pensée et non pas comme une vérité constante) », puis, un peu plus
loin, il note que, contrairement à ce que Noël semble laisser
entendre, l'idée d'une « matière inouïe et inconnue à tous les sens »
a déjà été avancée, et même par « l'un des plus célèbres [physiciens]
de votre temps », qui établit « dans tout l'univers une matière uni
verselle, imperceptible et inouïe » très analogue à son « air subt
il» (4). Quant à la Lettre à Le Pailleur, réponse indirecte à la
seconde lettre de Noël, qui s'obstinait (5), le cas est très analogue
puisque Pascal y fait remarquer que cet « air subtil » de Noël paraît

(3) Voir discussion dans Carraud, op. cit. in n. 1, chap. III.


(4) Pascal, Lettre à Noël, OC, resp. 202 a et 203 b. Notons que Noël refusera ce rappro
chement, en arguant d'un solide empirisme aristotélicien ; cf. OC, 204 b : on ne saurait affi
rmer, comme le fait Pascal, « un espace qui ne tombe point sous les sens ».
(5) Sur le malentendu qui fait que Pascal n'a pas répondu directement, voir le début de
la Lettre à Le Pailleur, OC, 209 a.
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 13

bien être la même chose que ce que Descartes appelle «matière


subtile » - « cette pensée n'est en aucune chose différente de celle
de M. Descartes (6) » - de sorte que la balle se trouve dans le camp
de Descartes : « [...] je dois rendre cette réponse à celui qui est
l'inventeur de cette opinion (7). » Enfin, Etienne Pascal s'étonne de
la discrétion de Noël à ce propos :
« Je ne sais pourquoi vous n'avez pas voulu dire dans votre imprimé
que cette matière subtile soit de l'invention de M. Descartes ; je ne sais si
c'est afin que quelqu'un se put imaginer que vous en étiez l'auteur, ou si
vous avez voulu, par cette dissimulation affectée du nom de M. Descartes,
persuader à tous ceux qui liront votre livret que cette matière subtile n'est
pas une chose nouvellement inventée (8). »

Là encore, la référence aux Principia II est donc omniprésente


- et l'on reviendra plus loin sur sa signification. Mais cela ne suffit
pas, pourtant, pour comprendre pleinement ce que Pascal « doit »
à la physique cartésienne.
Revenons maintenant à la question du rapport entre la phy
sique pascalienne et la physique des Principia. Si cette question est
susceptible de recevoir des réponses aussi extrêmes, c'est bien parce
qu'il n'existe aucun texte dans lequel Pascal prendrait lui-même
position clairement sur ce point. Pascal n'a rien dit de décisif au
sujet de sa relation à Descartes. Il s'est tu. Peut-être par simple res
pect. Peut-être par le sentiment, aussi, qu'il ne serait pas écouté
- Descartes étant alors bien plus visible sur la scène publique. Peut-
être encore par ce dédain de la polémique qu'il manifeste à

(6) Pascal, Lettre à Le Pailleur, OC, 213 a.


(7) Resp. OC, 203 b et 213 b. Sur la position de Descartes, voir notamment la Lettre de
Descartes à Mersenne du 13 décembre 1647, qui commence ainsi : « II y a déjà quelque
temps que M. de Zuylichem m'a envoyé l'imprimé de M. Pascal, de quoi je remercie l'auteur
puisque c'est de sa part qu'il m'est envoyé. Il semble y vouloir combattre ma matière subtile,
et je lui en sais fort bon gré [...] » Descartes se plaint ensuite à Mersenne de son silence au
sujet des « expériences du vif-argent ». Il ajoute : « J'avais averti M. Pascal d'expérimenter si
le vif-argent montait aussi haut lorsqu'on est au-dessus d'une montagne que lorsqu'on est
tout au bas ; je ne sais s'il l'aura fait », revendiquant ainsi l'idée de l'expérience du puy de
Dôme, et il précise qu'il fait lui-même des observations. La fin de la lettre tance un peu Mer
senne : « Je m'étonne de ce que vous aurez gardé quatre ans cette expérience, ainsi que le dit
M. Pascal, sans que vous m'en ayez jamais rien mandé, ni que vous ayez commencé à la
faire avant cet été ; car sitôt que vous m'en parlâtes, j'ai jugé qu'elle était de conséquence, et
qu'elle pourrait grandement servir à vérifier ce que j'ai écrit de physique. » Voir Œuvres de
Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, nouvelle présentation par Pierre
Costabel et Bernard Rochot (Paris : Vrin-CNRS, 1966 et suiv.), t. V : Correspondance, 1647-
1648 (abrégé AT).
(8) Lettre d'Etienne Pascal à Noël, OC, 220 b.
14 Catherine Chevalley

Foccasion de la Lettre à Le Pailleur, dont je rappelle qu'elle


s'inscrit dans le contexte d'une situation où Noël avait écrit une
seconde lettre à Pascal tout en lui demandant de n'en rien dire de
crainte que l'École ne s'en émeuve, puis publié un pamphlet dont
Etienne Pascal dira : « [...] ayant lu la lettre dédicatoire de votre
livret, il y a vu des discours si désobligeants, et qui plus est, si
injurieux qu'il a cru ne pouvoir y répartir (9) [...] » Quoi qu'il en
soit, ce silence de Pascal sur les points essentiels de son rapport à
Descartes contraint aujourd'hui à en proposer une interprétation.
C'est ce que je me propose de faire ici, avec toutes les réserves qui
s'imposent.
Cette interprétation consistera, comme on l'a dit plus haut, à
suggérer que Pascal ne doit ni tout ni rien à la physique des Prin-
cipia, mais quelque chose. La suggestion ne revient pas à couper
simplement la poire en deux, en imaginant un partage équitable
entre ce qu'il doit un peu ici, ou pas du tout là, etc. Il s'agit plu
tôt de rendre visible un mouvement très particulier, qui semble
caractériser la totalité du rapport de Pascal à Descartes. Ce mou
vement a été remarquablement décrit par Vincent Carraud dans
l'ensemble de son livre, notamment lorsqu'il dit que « tout se
passe comme si Descartes était toujours à l'origine de la réflexion
pascalienne, qui s'élabore à partir de lui, en en maintenant les
concepts dans la plus exacte intelligence, puis qui les ruine : elle
se développe contre lui, et son écriture s'efforce de l'ou
blier (10) [...] ». Cette phrase décrit, sur la base de l'hypothèse
d'une lectre très précise de Descartes par Pascal, une évolution en
deux temps : penser contre Descartes, et penser ailleurs que Desc
artes. Or c'est précisément ce mouvement que l'on peut rendre
manifeste dans le rapport de Pascal à la physique des Principia.
En d'autres termes, Ton peut montrer que le quelque chose que
Pascal doit à Descartes est moins cette thèse-ci ou cette thèse-là
- ou l'antithèse de cette thèse-ci, l'antithèse de cette thèse-là - que
la possibilité de mettre un tel mouvement en branle, c'est-à-dire de
penser la connaissance de la nature d'abord contre le cartésia
nisme, puis ailleurs, tout simplement ailleurs. Ou encore : ce que
Pascal doit aux Principia, c'est d'avoir en face de lui une pensée
très puissante et ordonnée, à l'égard de laquelle il est cependant

(9) Lettre d'Etienne Pascal à Noël, OC, 215 b.


(10) Carraud, op. cit. inn. 1, 271.
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 15

dans un désaccord profond. La dette, en quelque sorte, serait ici


dans la liberté de s'opposer, puis de penser autrement.
Par là même l'on s'engage à montrer que la physique pasca-
lienne est à la physique cartésienne à la fois dans la proximité que
suppose le fait de penser contre, et dans la distance extrême que
suppose le fait de penser ailleurs. Sur quels textes s'appuyer pour
cela ? De fait, il sera nécessaire de convoquer davantage que le
corpus des textes physiques de Pascal stricto sensu. Rappelons
brièvement en quoi consiste ce corpus des textes physiques. Il
s'agit : du court exposé des Expériences nouvelles touchant le vide
qui paraît en octobre 1647 ; de la Correspondance échangée
en 1647-1648 à propos de ces expériences (deux lettres d'Etienne
Noël à Pascal, une lettre de Pascal à Noël, une lettre de Pascal à
Le Pailleur, une lettre d'Etienne Pascal à Noël) ; du Récit de la
grande expérience de l'équilibre des liqueurs publié en octobre 1648
(c'est l'expérience du puy de Dôme) ; des deux Traités sur
l'équilibre des liqueurs et sur la pesanteur de la masse de l'air qui
seront publiés par Florin Périer en 1663 (rappelons que, si dans
un premier temps Pascal veut ruiner la croyance que la nature a
« horreur du vide », il met ensuite tout l'accent sur le problème de
la pesanteur de l'air en tant qu'elle est la cause des phénomènes
observés dans le tube à mercure) ; et enfin du célèbre projet de
Préface sur le Traité du vide que Pascal n'a pas achevé. Ces textes
définissent ce qu'on peut appeler la physique pascalienne et ils pré
sentent un certain nombre de caractéristiques remarquables que
l'on tentera de mettre en lumière dans la dernière partie de cet
exposé. Mais en tant que tels ces textes sont muets, du moins en
ce qui concerne la compréhension du rapport de Pascal à la phy
sique cartésienne. Pour les faire parler, il faut les situer dans le
cadre plus général d'une compréhension philosophique de ce rap
port. Il faut donc élargir le corpus des textes proprement phy
siques en y incluant les Pensées, notamment le fragment 199 et
les différents fragments sur les ordres, qui permettent seuls de
prendre toute la mesure de l'opposition de Pascal à Descartes.
16 Catherine Chevalley

II. — Penser contre Descartes :


LA LIBERTÉ DE LA PHYSIQUE

Premier temps du mouvement qu'il s'agit de mettre en év


idence : penser contre Descartes. Disons seulement ceci : penser
contre Descartes en ce qui concerne les « connaissances naturelles »
- pour reprendre une expression de Pascal -, cela signifie avant
tout : assurer la liberté de la physique. Parler de « liberté » de la
physique n'est que reprendre ici une expression de Pascal lui-même,
qui écrit dans la Préface sur le traité du vide que l'esprit trouve
dans les sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement
« une liberté tout entière de s'étendre (1 1) ». On reviendra plus loin
sur ce point. Ce qu'il faut montrer en premier lieu est que penser
contre Descartes veut dire : assurer la liberté métaphysique, épisté-
mologique et méthodologique de la physique, c'est-à-dire son ind
épendance à l'égard a I de toute fondation métaphysique ; b I de
toute entreprise d'unification forcée des différentes régions de la
connaissance ; et с I de toute référence contraignante tant à la « tra
dition » qu'à la « géométrie ».
al Commençons par la liberté à l'égard de la métaphysique.
Pascal refuse l'entreprise cartésienne de fondation métaphysique,
comme Jean-Luc Marion et Vincent Carraud l'ont montré dans un
très grand détail. Je m'en tiendrai ici, en faisant référence au § 199
( « Disproportion de l'homme » ) des Pensées, à souligner un seul
point, qui est Y inaccessibilité des principes. On sait que, dans ce
texte du § 199, Pascal engage l'homme à juger « s'il a quelque
proportion » avec la nature, et qu'il opère pour ce faire deux bru
taux changements de référentiel - voir l'homme du point de vue de
l'infiniment grand, puis voir Pinfiniment petit du point de vue de
l'homme. Convenablement déstabilisé, l'homme est alors prêt à
admettre que « la fin des choses et leurs principes sont pour lui
invinciblement cachés dans un secret impénétrable » et qu'il ne peut
« qu'apercevoir quelque apparence du milieu des choses dans
un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur
fin (12) [...] ». Inaccessibilité des principes (et des fins) : on voit
qu'ici, pour reprendre l'expression de l'opuscule sur l'art de persua-

(11) Pascal, Préface sur le Traité du vide, OC, 230 A.


(12) Pascal, Pensées, § 199, OC, 526 b.
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 17

der, aucun cogito ne saurait être le principe ferme et soutenu d'une


physique entière, «comme Descartes a prétendu faire (13)». Plus
précisément, le § 199 - qui ne doit pas, à mon sens, être lu comme
un texte cosmologique qui viserait à introduire l'infini actuel dans
la nature, mais comme un texte de « théorie » de la connaissance -
établit que nous ne connaissons que ce à quoi nous avons proport
ion et rapport - nous ne connaissons que ce qui est au milieu
(selon 518, « c'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu »).
Au milieu « entre rien et tout », et de surcroît dans un milieu dont
les bornes sont fixées par notre physiologie, c'est-à-dire par notre
corps et ses affects (pas trop de bruit, pas trop de lumière, pas trop
de distance, pas trop de proximité, pas trop de plaisirs), ou par
notre entendement et ses capacités (pas trop de longueur du dis
cours ni trop de brièveté, pas trop de vérité, etc.). Le § 199 dit ainsi
en clair que nous donnons aux choses les couleurs de notre être de
mélange : « [...] au lieu de recevoir nos idées de ces choses pures,
nous les teignons de nos qualités (14) [...] » II y aurait donc une folie
fondamentale à s'imaginer que nous puissions connaître parfait
ement les choses simples, qu'elles soient spirituelles ou corporelles.
La connaissance est une humanisation des choses, qui ne tire ses
prétentions à l'universalité et à la nécessité que de l'habitude : selon
660, « quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous
en concluons une nécessité naturelle, comme qu'il sera demain
jour, etc. Mais souvent la nature nous dément et ne s'assujettit pas
à ses propres règles (15) ». Concluons que l'homme ne connaît que
ce à quoi il a rapport, ne connaît cela même qu'à travers le filtre de
son corps, et ne se forge des noms comme « nature » et « nécess
ité » que pour universaliser ce qui se passe dans son « milieu ».
Comment la physique de Pascal pourrait-elle être une physique de
principes ?
b I Liberté à l'égard de toute entreprise de fondation métaphys
ique, donc. Mais cette liberté se redouble d'une liberté épistémo-
logique, comme je l'ai dit plus haut, en entendant par là : une

(13) Pascal, De l'art de persuader, OC, 358 a, souligné par moi. Pascal semble louer
Descartes d'avoir aperçu dans le « Je pense, donc je suis » - à l'opposé de saint Augustin -
« une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et
spirituelle » et un « principe ferme et soutenu d'une physique entière ». Mais il discrédite
implicitement toute l'entreprise.
(14) Pascal, Pensées, § 199, OC, 528 a.
(15) Pascal, Pensées, § 660, OC. 589 a.
18 Catherine Chevalley

liberté dans le mode de connaissance, fondée sur le refus de toute


unification forcée des différentes régions de l'expérience. Ce qu'il
faut souligner ici est que Pinaccessibilité des principes ne conduit
pas chez Pascal au scepticisme, mais à une conception différenciée
des « ordres » dont le slogan absolu pourrait être le « savoir douter
où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut (16) ».
Contrairement à ce que beaucoup de commentateurs ont soutenu,
aux xviir et xixe siècles, l'évolution de Pascal n'est nullement celle
de quelqu'un qui aurait « cru » à la science (cartésienne, évidem
ment), voire à la philosophie (également cartésienne), puis qui
aurait abandonné tout cela au profit de la foi (cris de joie de cer
tains, désespoir de Voltaire et de bien d'autres). Les choses sont
beaucoup plus complexes, y compris chronologiquement, et l'on
peut soutenir que Pascal développe avec une extrême cohérence
(bien que jamais de manière systématique, par principe même) une
conception de la connaissance littéralement inaudible par le ratio
nalisme classique - inaudible parce qu'elle récuse tout idéal de
connaissance unifiée, de méthode unique, de principe d'intelli
gibilité universel. Rappelons ce que dit le § 684 : « Ordre. La
nature a mis toutes ses vérités en soi-même. Notre art les renferme
les unes dans les autres, mais cela n 'est pas naturel. Chacune tient
sa place (17). » Pas d'emboîtement de poupées russes, ni d'idéal
architectonique, chez Pascal. Il y a plutôt des « ordres de choses »
(§ 933) - corps-esprits-charité, ou chair-esprit-volonté, la terminol
ogie même fluctue. Ces ordres sont hétérogènes et incommensurab
les, ils sont dans une distance infinie les uns aux autres. Mais ils
ne sont pas contradictoires - par exemple, « la foi dit bien ce que
les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu'ils
voient» (§ 185). Et ils ne dessinent pas même une sorte de guide
des relais d'étapes où s'arrêter successivement dans le trajet initia
tique qui aboutirait à la foi - « pyrrhonien, géomètre, chrétien », à
mon sens, ne signifie pas qu'il faut d'abord être sceptique, puis
géomètre, pour parvenir enfin à être chrétien, mais bien plutôt
qu'il faut être pyrrhonien là où il faut, s'agissant par exemple de la
coutume (§ 25 : « [...] les rois accompagnés de gardes, de tam
bours, d'officiers [...] toutes les choses qui ploient la machine vers
le respect et la terreur [...]»;§ 44 : les robes rouges, les hermines,

(16) Pascal, Pensées, § 170, OC, 523 a.


(17) Pascal, Pensées, § 68, OC, 590 b.
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 19

les palais, les fleurs de lys, les bonnets carrés et les robes trop
amples des docteurs, tout cet appareil auguste...), géomètre là où il
faut (c'est-à-dire savoir « assurer », connaître la nature des
démonstrations en mathématiques ou des raisonnements en phy
sique (18)), et enfin chrétien là où il faut. Les vérités sont de diffé
rents genres ; elles ne s'étendent pas d'un ordre à l'autre. À
l'intérieur même de chaque ordre, les méthodes doivent être ajus
tées à leur but : il faut « savoir placer la balle » (§ 696). Comment,
de nouveau, la physique de Pascal pourrait-elle être une physique de
principes ?
Libre métaphysiquement, à l'égard de toute tentative de fondat
ion ; libre épistémologiquement, à l'égard de toute conception
unifiée de la connaissance et de la méthode : la physique est enfin
libérée par Pascal aussi bien, comme chez Descartes, de son assujet
tissement à la tradition que, à l'encontre de ce qui se passe chez Desc
artes (du moins en droit), de sa subordination à la « géométrie »
(au sens étroit).
S'agissant d'abord de la tradition, il faut rappeler brièvement
l'argument du texte toujours cité de la Préface du Traité du vide.
Notre siècle, dit Pascal, fait tout le contraire de ce qu'il faudrait.
Pourquoi ? Parce que le « respect que l'on porte à l'Antiquité » est à
tel point, « dans les matières où il doit avoir le moins de force » que
« l'on ne peut plus avancer de nouveautés sans périls ». Ce qui veut
dire : si je suis sujet à des attaques à cause de l'hypothèse du vide,
c'est parce que ce qui règne en physique est le respect de l'Antiquité,
alors que c'est précisément là qu'il devrait régner le moins. D'où la
célèbre division en « questions historiques », qui dépendent seul
ement de la mémoire et qui n'ont pour objet que de savoir ce que les
auteurs ont écrit (histoire, géographie, jurisprudence, langues et sur
tout théologie : affaire de livres), et en « questions dogmatiques »,
qui dépendent seulement du raisonnement et qui n'ont pour objet
que de chercher et découvrir les vérités cachées (géométrie, arithmét
ique, musique, physique, médecine, architecture, etc.). La physique
est une discipline de raisonnement, dit Pascal : « [...] l'autorité y est
inutile, la raison seule a lieu d'en connaître » et l'esprit y a la
« liberté tout entière de s'y étendre, sa fécondité inépuisable produit

(18) Pascal, De l'esprit géométrique, OC, 351 b ; « géométrie » est à prendre ici au sens
large indiqué par Pascal lui-même de « mécanique, arithmétique, géométrie, ce dernier mot
appartenant au genre et à l'espèce ».
20 Catherine Chevalley

continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans


fin et sans interruption » (19). L'autorité est inutile en physique :
Pascal en fera également la remarque à Noël : « [...] sur les sujets de
cette matière, nous ne faisons aucun fondement sur les autorités ;
quand nous citons les auteurs, nous citons leurs démonstrations, et
non pas leurs noms (20). »
Ce moment de libération à l'égard des textes de la tradition est
à tous égards d'inspiration cartésienne. Aussi bien est-ce là qu'on
s'arrête généralement. Mais il est pourtant indispensable d'aller
plus loin, tant l'on a ici une illustration flagrante du mouvement
qui consiste à penser à partir de, puis contre. Quant à la tradition,
Pascal pense à partir de Descartes : même si sa langue est profon
dément différente, la cible commune est le résidu de scolastique,
un peu plus d'ailleurs qu'un résidu, qui traîne dans tous les
manuels. Mais quant au rapport de la physique à la géométrie, Pas
cal s'éloigne nettement de Descartes. Sans doute la physique carté
sienne n'est-elle pas mathématisée. Mais elle est au moins en droit
assujettie à la géométrie, et cela notamment par l'identification de
la matière et de l'espace. Dans les Principia II, la matière, ou « le
corps pris en général (21) », est identifiée à « une substance
étendue en longueur, largeur, et profondeur » (art. 4) et il est rap
pelé que « la substance corporelle ne peut être clairement conçue
sans son extension » (art. 9), que « l'espace [...] et le corps qui est
compris en cet espace ne sont différents que dans notre pensée »
(art. 10), et que « la même étendue qui constitue la nature du
corps constitue aussi la nature de l'espace » (art. 11). C'est préc
isément cette matière-espace qui fait obstacle, chez Descartes, à
toute admission du vide - comme Descartes y insiste dans les arti
cles 16 à 18 (22) : à propos de l'espace « qu'on suppose vide »,
écrit Descartes, nous devons conclure « que, puisqu'il y a en lui de

(19) Pascal, Préface sur le Traité du vide, OC, 230 b. Cf. aussi Lettre à Noël, 202 a.
(20) Pascal, Lettre à Noël, OC, 202 a.
(21) Descartes, Les Principes de la philosophie, AT IX-2, II, 4 : «[...] la nature de la
matière, ou du corps pris en général [...] »
(22) Descartes, ibid., II, 16 : « Qu'il ne peut y avoir aucun vide au sens que les philoso
phes prennent ce mot », c'est-à-dire au sens d'un espace où il n'y aurait point de substance.
Cela « parce que l'extension de l'espace ou du lieu intérieur n'est point différente de
l'extension du corps ». Quant au sens de l'usage ordinaire, il ne fait pas problème : si nous
disons qu'un lieu est vide, c'est simplement pour exprimer qu'il ne contient pas « ce que nous
présumons y devoir être » ; « nous disons qu'un espace est vide, lorsqu'il ne contient rien qui
nous soit sensible, encore qu'il contienne une matière créée et une substance étendue ».
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 21

l'extension, il y a nécessairement aussi de la substance» (art. 16).


Or c'est précisément cette identification de la matière et de
l'espace que Pascal récuse, en dissociant par là même concepts
physiques et concepts géométriques. Il faut, pour apercevoir ce
point, se référer de nouveau à la polémique avec Noël. Lorsque
Etienne Noël objecte à Pascal que, si l'espace vide qui apparaît
dans le tuyau a longueur, largeur et profondeur, alors il est un
corps, Pascal répond, via Le Pailleur, que c'est confondre
« les dimensions avec la matière [...], l'immatérialité avec le
néant (23) ». Et que l'espace vide du tuyau tient en réalité « le
milieu entre la matière et le néant, sans participer ni à l'un ni à
l'autre », car il a des dimensions (et donc il diffère du néant), mais
il est sans résistance et immobile (en quoi il diffère de la
matière) (24). L'espace vide n'est, dit Pascal, « ni corps ni esprit,
mais il est espace » ; il n'est « ni substance ni accident, mais il [est]
espace » (25). Par ces remarques, Pascal pose donc que la condi
tionpour que l'on puisse concevoir un espace vide est que l'on
cesse d'identifier l'espace (géométrique) et la matière, et que l'on
admette qu'il puisse exister un espace physique muni de dimens
ions, mais dépourvu de matière. Anticartésianisme radical, par
lequel Pascal divise les domaines où physique et géométrie peu
vent respectivement légiférer, et introduit de fait un droit nouveau
des concepts physiques à être définis hors géométrie, une géo
métrie qui, rappelons-le, ne traite que « des choses abstraites et

(23) Pascal, Lettre à Le Pailleur, OC, 210 a-b. Noël objecte dans sa seconde Lettre que
Pascal géométrise, qu'il opère une « abstraction d'entendement » (OC, 205 a), inventant un
espace « qui n'est que dans l'esprit du géomètre ». Il utilise ainsi contre Pascal une comparai
son faite par Pascal lui-même dans sa Lettre à Noël : « [...] c'est ce qu'on appelle solide en
géométrie, où l'on ne considère que les choses abstraites et immatérielles. » Mais précis
ément: Pascal pense l'espace vide comme un espace physique qui serait le corrélat du solide
géométrique. Il lui faut introduire un nouveau concept. D'où la remarque agacée de la
Lettre à Le Pailleur : « J'ai vu qu'il [Noël] ne pouvait distinguer les dimensions d'avec la
matière, ni l'immatérialité d'avec le néant. »
(24) Rappelons la manière dont Pascal définit l'espace vide dans sa Lettre à Noël :
« [...] ce que nous appelons espace vide est un espace ayant longueur, largeur et profondeur,
immobile et capable de recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure » (OC,
203 b). Cela est repris et discuté par Noël dans sa réponse (OC, 204 b).
(25) Lettre de Pascal à Le Pailleur, OC, 210 6. On peut soutenir que Pascal conçoit
l'espace comme un réceptacle; voir ibid., OC, 211 a: «[...] l'espace en général comprend
tous les corps de la nature, dont chacun en particulier en occupe une certaine partie ; mais
encore qu'ils soient tous mobiles, l'espace qu'ils remplissent ne l'est pas : car quand un corps
est mû d'un lieu à l'autre, il ne fait que changer de place, sans porter avec soi celle qu'il
occupait au temps de son repos. »
22 Catherine Chevalley

immatérielles (26) ». Sans doute ne faut-il pas forcer l'affirmation


de Descartes selon laquelle « toute ma physique n'est que géo
métrie ». Mais il reste que la « subversion » opérée ici par Pascal
consiste à libérer la physique de toute subordination de droit à la
géométrie, en particulier dans la détermination de ses objets et de
ses concepts (les objets vont être des dispositifs expérimentaux et
les concepts vont être conçus comme des hypothèses de travail,
comme on va le voir tout de suite après). Comment, de nouveau, la
physique pascalienne pourrait-elle être une physique de principes ?
Libre métaphysiquement (pas de fondation parce que les prin
cipes sont inaccessibles), libre épistémologiquement (c'est-à-dire
libre dans son « ordre ») et libre méthodologiquement (autonomie
de ses méthodes et de ses concepts) : ce qu'est la physique pasca
lienne dans son opposition fondamentale aux Principia ne peut
ainsi être établi que par référence aux textes philosophiques pro
prement dits.
Pour conclure ce second point, disons alors ceci, qui servira de
transition avec le troisième : penser contre Descartes, au sujet des
« connaissances naturelles », revient pour Pascal à établir la phy
sique non pas comme une science de principes, mais comme une
connaissance d'expériences. Car tel est le leitmotiv des textes de la
fin des années 1640. Préface sur le Traité du vide : les expériences
« sont les seuls principes de la physique ». Récit de la grande expé
rience de l'équilibre des liqueurs : « [...] l'évidence des expériences
me force de quitter les opinions où le respect de l'Antiquité m'avait
retenu. » Traités de l'équilibre des liqueurs : « [...] les expériences
sont les véritables maîtres qu'il faut suivre dans la physique (27). »
Les expériences sont les seuls principes. Les vrais maîtres. Reste à
montrer, maintenant, comment cette affirmation a conduit Pascal à
penser ailleurs que Descartes, c'est-à-dire à pratiquer une physique
d'un genre tout à fait différent.

(26) Pascal, Lettre à Noël, OC, 203 b.


(27) Pascal, resp. OC, 231 b, 225 b, 259 a.
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 23

III. — Penser ailleurs : montrer, intervenir,


CONSTRUIRE UNE COMMUNAUTÉ

Quel genre de physique Pascal pratique-t-il ? On fera référence


maintenant principalement à l'exposé des Expériences nouvelles tou
chant le vide, au Récit de la grande expérience de l'équilibre des
liqueurs et aux Traités sur l'équilibre des liqueurs et la pesanteur de
la masse de l'air. À lire ces textes, trois points apparaissent particu
lièrement frappants. Le premier est que Pascal pratique une phy
sique non deductive, mais ostensive, une physique où le vocabulaire
du voir et du montrer est d'une importance prédominante. Le
second est qu'il pratique une physique non décryptante, mais inter
venante, consistant moins à « décoder » des lois de la nature qu'à
provoquer des phénomènes au moyen de protocoles et de disposit
ifs expérimentaux contrôlés partie par partie. Le troisième, enfin,
est qu'il pratique une physique non solitaire, mais liée à la constitu
tion d'une communauté de savants. Aucun de ces caractères n'est
totalement nouveau ou original : c'est l'époque, après tout, où
s'invente la notion d'expérimentation, où s'invente aussi un nou
veau style de comptes rendus d'expériences, où se forment aussi des
societies. Mais Pascal donne au style ostensif, intervenant et inter
prétant de cette nouvelle physique une sorte d'illustration exemp
laire, d'une concision et d'une sobriété extrêmes, dans laquelle je
propose de voir l'expression de cette façon qu'il a d'être ailleurs,
tout à fait ailleurs, que Descartes.
Montrer. Dans chacun des quatre traités, l'exposé déductif usuel
des traités de philosophie naturelle fait place à une argumentation
fondée sur la visibilité : il s'agit d'abord et avant tout de montrer
les instruments utilisés et de relater les expériences faites, puis,
ensuite, d'en tirer des « conséquences » sous forme de « proposit
ions » et enfin d'étayer sur ces propositions un « sentiment », c'est-
à-dire une hypothèse. Pascal ne se préoccupe donc pas de dire ce
que sont l'espace, la lumière ou le mouvement - qu'il considère
d'ailleurs comme indéfinissables -, mais de décrire minutieusement
des tuyaux et des seringues de verre, des soufflets, et des siphons
remplis de vif-argent. Insistons. Montrer, montrer et ainsi
convaincre, est d'abord le premier motif qui pousse Pascal à refaire
24 Catherine Chevalley

les expériences de Torricelli, avec son père, à Rouen, en 1646 : « Je


me résolus de faire des expériences si convaincantes qu'elles fussent
à l'épreuve de toutes les objections qu'on y pourrait faire (28). »
Montrer est ensuite le principal résultat revendiqué pour ces
expériences :
« J'ai montré que l'espace vide en apparence, qui a paru dans les expé
riences, est vide en effet de toutes les matières qui tombent sous les sens et
qui sont connues dans la nature [...]. Ainsi je me contente de montrer un
grand espace vide, et laisse à des personnes savantes et curieuses à éprou
ver ce qui se fait dans un tel espace, comme : si les animaux y vivent ; si le
verre en diminue sa réfraction ; et tout ce qu'on y peut faire (29). »

Montrer est enfin le but que vise toute la rhétorique mise en


œuvre dans l'écriture des textes physiques de Pascal : chacun de ces
textes est en effet principalement consacré à une description
extraordinairement précise et minutieuse des dispositifs expérimen
taux et des conditions des expériences, la généralisation ne venant
qu'ensuite et toujours accompagnée de la discussion des objections
possibles. Montrer, donc, et montrer au lieu d'affirmer. Pascal fait
voir, et dit « son sentiment ». À Noël, il écrit : « [...] je dis simple
mentque mon sentiment est que [cet espace] est vide (30). » À Le
Pailleur, il fait remarquer que Noël a cru que lui, Pascal, assurait
« en termes décisifs l'existence réelle de l'espace vide (31) » : mais
c'est que Noël « ne met point de différence entre définir une chose
et assurer son existence », exhibant ainsi une parfaite confusion
méthodologique. Car « d'abord nous concevons l'idée d'une chose ;
ensuite nous donnons un nom à cette idée, c'est-à-dire que nous la
définissons ; et enfin nous cherchons si cette chose est véritable ou
fausse [...] il n'y a point de liaison nécessaire entre la définition
d'une chose et l'assurance de son être (32) ». Définir un « espace
vide » n'est pas assurer définitivement qu'il existe un tel espace,
mais c'est construire par l'expérience et le raisonnement une place
possible pour un tel concept. Toute physique est science
d'hypothèses, comme Pascal l'explique longuement à Noël (33)
- mais ces hypothèses restent des hypothèses : aucune « certitude

(28) Pascal, Expériences, OC, 195 b.


(29) Ibid., 196 a.
(30) Pascal, Lettre à Noël, OC, 202 b.
(31) Pascal, Lettre à Le Pailleur, OC, 209 b.
(32) Ibid., OC, 210 a.
(33) Pascal, Lettre à Noël, OC, 202 b ; et à Le Pailleur, OC, 209 b.
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 25

plus que morale » ne vient ici délivrer du doute, comme c'est le cas
à la fin de la partie IV des Principia. Le style ostensif ne se soutient
que de lui-même.
Montrer, cependant, ne suffît pas et je voudrais donc en venir
au second caractère décisif de la physique de Pascal, à mes yeux.
Montrer ne suffit pas, car après tout on peut montrer n'importe
quoi. Il suffit pour s'en convaincre de lire les deux lettres de Noël,
ou son traité sur Le Plein du vide : Noël pratique en toute bonne
conscience ce qu'il estime sans doute être un empirisme aristotéli
cien, et il montre à tout bout de champ, en se référant sans cesse à
Г « expérience ». Quelle différence y a-t-il entre ce que « montre »
Noël et ce que « montre » Pascal ? La différence réside ici dans le
fait que la physique pascalienne montre des événements et des phé
nomènes dont elle provoque la manifestation dans les moindres
détails, en faisant varier les situations, les protocoles expérimentaux
et les différents paramètres. La physique de Pascal est donc une
physique de Y intervention. La visibilité y est construite. La nature
ne s'y manifeste pas à nu, offerte à la seule sincérité d'un regard
direct, elle s'y présente sous la forme d'un ensemble d'artifices so
igneusement élaborés et contrôlés. Ainsi, par exemple, Pascal écrit
que « l'expérience du vide devra être faite plusieurs fois en un
même jour, dans un même tuyau, avec le même vif-argent, tantôt en
bas et tantôt au sommet d'une montagne (34) ». Car l'objectif est de
montrer le rôle de la pesanteur de l'air : la nature a autant horreur
du vide en bas de la montagne qu'en haut, mais la pression de l'air
n'y est pas la même, il faut donc rendre cette différence manifeste
tout en fixant tous les autres paramètres. Montrer des expériences,
c'est donc faire varier des situations.
Enfin, montrer des expériences, c'est aussi les montrer à des
témoins fiables, qui sauront apprécier et éventuellement discuter les
effets des situations et des dispositifs expérimentaux sur ce qui se
manifeste. La physique intervenante de Pascal est aussi une phy
sique où ceux qui organisent et contrôlent l'intervention, la « pro
vocation » expérimentale, constituent une communauté particul
ière : loin du fatras des « expériences » qu'invoque Noël, mais loin
aussi de la solitude de Descartes, Pascal s'assure de Y accord de per-

(34) Pascal, Récit (copie de la Lettre de Pascal à Florin Périer du 15 novembre 1647),
OC, 222 a. Sur ces aspects de la physique de Pascal, je renvoie pour plus de détails à Cather
ine Chevalley, Pascal : Contingence et probabilités (Paris : PUF, 1994).
26 Catherine Chevalley

sonnes choisies, « aussi savantes qu'irréprochables » selon l'e


xpression de Périer (35) au sujet de l'interprétation des expériences.
Il construit une communauté, et cela en toute conscience de le
faire, comme en témoigne un passage de la Lettre à Le Pailleur :
« [...] quand un sentiment est embrassé par plusieurs personnes
savantes, on ne doit point faire d'estime des objections qui sem
blent le ruiner, quand elles sont très faciles à prévoir, parce qu'on
doit croire que ceux qui le soutiennent y ont déjà pris
garde (36) [...] » Constituer une communauté, c'est constituer pour
les « connaissances naturelles » un milieu qui n'existait pas réell
ement auparavant - il suffît de rappeler les plaintes de Galilée à ce
sujet -, un groupe de gens qui ne croiront pas n'importe quoi, qui
ne se laisseront pas, ou du moins pas complètement, entraîner par
leurs passions, qui examineront et jugeront avec sérénité.

Conclusion

Que conclure ?
Il faut en premier lieu, me semble-t-il, en finir avec l'idée long
temps reçue que Pascal serait tout cartésien en science. Si Pascal
pense en partie à partir de Descartes, il pense aussi contre lui.
Après quoi il se déplace, il se déporte radicalement ailleurs, et tou
jours dans un ailleurs qui lui procure la liberté de ses concepts, qu'il
s'agisse de mathématiques ou de physique.
Ensuite, pour comprendre en quoi Pascal pense contre Desc
artes, il faut, me semble-t-il, restituer - sans la forcer, naturell
ement - la cohérence de sa pensée. Si la physique pascalienne est
sans fondement, c'est par refus de la fondation métaphysique : le
refus de la fondation se voit dans l'absence pure et simple de fon
dement. On n'en comprend donc la portée que si l'on prend en
compte la thèse de l'inaccessibilité des principes, la partition des
ordres et la revendication d'autonomie méthodologique. Ce qui, de
ce point de vue, exprime peut-être le mieux ce qu'est la physique de

(35) Lettre de Florin Périer à Pascal du 22 septembre 1648, OC, 223 a.


(36) Pascal, Lettre à Le Pailleur, OC, 211 a. Voir aussi la Lettre d'Etienne Pascal à
Noël, OC, 220 a : « [...] tant d'honnêtes gens jugés dignes d'être considérés [...] », etc.
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 27

Pascal est le texte du fragment 418 : « Notre âme est jetée dans le
corps où elle trouve nombre, temps, dimension, elle raisonne là-
dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre
chose. » Comment dire mieux ? Nos concepts sont des concepts du
corps, notre âme raisonne et nomme, mais erre à proportion de ce
qu'elle généralise.
Enfin, pour comprendre en quoi Pascal pense ailleurs que Desc
artes, il faut prêter attention au style de sa physique. Style osten-
sif: il s'agit de montrer. Style intervenant : il s'agit de montrer ce
dont on provoque la manifestation. Style interprétant : il s'agit de
constituer une communauté susceptible de garantir une rationalité
aussi grande que possible dans l'interprétation de ce qui se
manifeste.
Pour finir, je dirai donc ceci. Ce que Pascal doit à la physique
des Principia n'est ni tout, ni rien, mais quelque chose, et ce quelque
chose peut être interprété non pas comme tel ou tel emprunt local
ou spécifique que Pascal ferait au manuel cartésien, mais comme la
possibilité de déterminer une forme de pensée radicalement
« autre ».

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