Pascal Et Descartes (Chevalley)
Pascal Et Descartes (Chevalley)
Pascal Et Descartes (Chevalley)
Chevalley Catherine. Ce que Pascal doit à la physique des Principia / What Pascal owes to the physics of the Principia
philosophiae. In: Revue d'histoire des sciences. 2005, Tome 58 n°1. pp. 9-27.
doi : 10.3406/rhs.2005.2233
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_2005_num_58_1_2233
Résumé
RÉSUMÉ. — L'objet de cet article est de proposer une analyse de ce que Pascal « doit » à la physique
de Descartes. Toutefois il ne s'agira pas tant de mesurer une dette, comme si Pascal avait été un
simple continuateur de Descartes, que de déterminer la différence qui oppose deux conceptions des «
principes de la philosophie ». C'est de ce point de vue que l'on peut montrer comment Pascal pense
d'abord contre Descartes, puis ailleurs que lui. Il pense contre Descartes en ceci qu'il veut assurer la
liberté métaphysique, épistémologique et méthodologique de la physique. Il pense ailleurs que lui en
ceci qu'il pratique une physique d'un genre tout différent : ostensive et non deductive, intervenante
plutôt qu'assignée au décodage d'un « texte » déjà écrit, soumise enfin à la constitution d'une opinion
dans une communauté, plutôt que solitaire. Pascal inaugure en cela une possibilité nouvelle de
compréhension de la relation entre physique et philosophie, dont le XVIIe siècle offre tant
d'interprétations distinctes.
Abstract
SUMMARY. — This paper aims to deal with the issue of what Pascal owes to the physics of Descartes.
However, I shall not attempt to weigh Pascal's debt, making him just a disciple of Descartes. Rather I
shall try to single out the difference there is between the two conceptions of the « principles of
philosophy » that they advocate. It is only from such a point of view that one can understand why Pascal
first opposes Descartes, while going on thinking differently. Pascal opposes Descartes inasmuch as he
wants to secure the freedom of physics, metaphysical, epistemological and methodological. But then he
moves on a very different ground. Indeed the style of Pascal's physics is not a deductive style, neither is
it anything like « reading » the text of Nature, and finally it is not generated by a single autonomous
mind. In this respect, Pascal allows the development of a totally new way of understanding Nature and
physics, among the many others that the XVIIth century has forged.
Ce que Pascal doit à la physique
des Principia
RÉSUMÉ. — L'objet de cet article est de proposer une analyse de ce que Pas
cal « doit » à la physique de Descartes. Toutefois il ne s'agira pas tant de mesurer
une dette, comme si Pascal avait été un simple continuateur de Descartes, que de
déterminer la différence qui oppose deux conceptions des « principes de la philo
sophie ». C'est de ce point de vue que l'on peut montrer comment Pascal pense
d'abord contre Descartes, puis ailleurs que lui. Il pense contre Descartes en ceci
qu'il veut assurer la liberté métaphysique, épistémologique et méthodologique de
la physique. Il pense ailleurs que lui en ceci qu'il pratique une physique d'un genre
tout différent : ostensive et non deductive, intervenante plutôt qu'assignée au
décodage d'un « texte » déjà écrit, soumise enfin à la constitution d'une opinion
dans une communauté, plutôt que solitaire. Pascal inaugure en cela une possibilité
nouvelle de compréhension de la relation entre physique et philosophie, dont le
xvif siècle offre tant d'interprétations distinctes.
MOTS-CLÉS. — Vide ; matière subtile ; principes ; géométrie ; communautés.
SUMMARY. — This paper aims to deal with the issue of what Pascal owes to
the physics of Descartes. However, I shall not attempt to weigh Pascal's debt,
making him just a disciple of Descartes. Rather I shall try to single out the diffe
rence there is between the two conceptions of the « principles of philosophy » that
they advocate. It is only from such a point of view that one can understand why
Pascal first opposes Descartes, while going on thinking differently. Pascal opposes
Descartes inasmuch as he wants to secure the freedom of physics, metaphysical,
epistemological and methodological. But then he moves on a very different ground.
Indeed the style of Pascal's physics is not a deductive style, neither is it anything
like « reading » the text of Nature, and finally it is not generated by a single auto
nomous mind. In this respect, Pascal allows the development of a totally new way
of understanding Nature and physics, among the many others that the xvnth cen
tury has forged.
KEYWORDS. — Void; subtle matter ; principles ; geometry ; community.
I. — Position de la question
est que les mentions du nom de Descartes que l'on trouve dans les
Pensées demeurent de fait difficiles à interpréter, qu'il s'agisse du
§ 84 - où Pascal admet qu'il « faut dire en gros : cela se fait par
figure et mouvement », mais non pas « dire quelles et composer la
machine » -, ou du § 553 : « Écrire contre ceux qui approfondissent
trop les sciences. Descartes » - qui laisse ouverte la question de
savoir s'il faut écrire contre Descartes ou avec Descartes contre
ceux qui approfondissent trop -, ou enfin du § 887, qui énonce sim
plement : « Descartes inutile et incertain ». Dans les trois cas, il est
plus que risqué de trancher avec certitude la question de savoir si
ces fragments signalent une solidarité avec Descartes ou bien au
contraire une critique extrême (3). Ы D'autre part, second point,
les mentions explicites de Descartes et les références les plus trans
parentes aux Principia que l'on trouve dans d'autres textes de Pas
cal que les Pensées concernent en général strictement la question du
vide versus la matière subtile - question essentielle, mais dont je
voudrais montrer qu'elle ne renferme pas, loin de là, toute la signi
fication de la physique pascalienne dans son rapport à la physique
cartésienne. Ainsi dans la Lettre de Pascal au très bon révérend
père Noël du 29 octobre 1647, dans la Lettre de Pascal à Le Pail-
leur « au sujet du père Noël », et enfin dans la Lettre d'Etienne
Pascal à Noël, il s'agit de renvoyer Noël à un Descartes qu'il
semble piller sans le citer. Pascal rappelle à Noël que « beaucoup
de personnes, et des plus savantes mêmes de ce temps, m'ont
objecté cette même matière avant vous (mais comme une simple
pensée et non pas comme une vérité constante) », puis, un peu plus
loin, il note que, contrairement à ce que Noël semble laisser
entendre, l'idée d'une « matière inouïe et inconnue à tous les sens »
a déjà été avancée, et même par « l'un des plus célèbres [physiciens]
de votre temps », qui établit « dans tout l'univers une matière uni
verselle, imperceptible et inouïe » très analogue à son « air subt
il» (4). Quant à la Lettre à Le Pailleur, réponse indirecte à la
seconde lettre de Noël, qui s'obstinait (5), le cas est très analogue
puisque Pascal y fait remarquer que cet « air subtil » de Noël paraît
(13) Pascal, De l'art de persuader, OC, 358 a, souligné par moi. Pascal semble louer
Descartes d'avoir aperçu dans le « Je pense, donc je suis » - à l'opposé de saint Augustin -
« une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et
spirituelle » et un « principe ferme et soutenu d'une physique entière ». Mais il discrédite
implicitement toute l'entreprise.
(14) Pascal, Pensées, § 199, OC, 528 a.
(15) Pascal, Pensées, § 660, OC. 589 a.
18 Catherine Chevalley
les palais, les fleurs de lys, les bonnets carrés et les robes trop
amples des docteurs, tout cet appareil auguste...), géomètre là où il
faut (c'est-à-dire savoir « assurer », connaître la nature des
démonstrations en mathématiques ou des raisonnements en phy
sique (18)), et enfin chrétien là où il faut. Les vérités sont de diffé
rents genres ; elles ne s'étendent pas d'un ordre à l'autre. À
l'intérieur même de chaque ordre, les méthodes doivent être ajus
tées à leur but : il faut « savoir placer la balle » (§ 696). Comment,
de nouveau, la physique de Pascal pourrait-elle être une physique de
principes ?
Libre métaphysiquement, à l'égard de toute tentative de fondat
ion ; libre épistémologiquement, à l'égard de toute conception
unifiée de la connaissance et de la méthode : la physique est enfin
libérée par Pascal aussi bien, comme chez Descartes, de son assujet
tissement à la tradition que, à l'encontre de ce qui se passe chez Desc
artes (du moins en droit), de sa subordination à la « géométrie »
(au sens étroit).
S'agissant d'abord de la tradition, il faut rappeler brièvement
l'argument du texte toujours cité de la Préface du Traité du vide.
Notre siècle, dit Pascal, fait tout le contraire de ce qu'il faudrait.
Pourquoi ? Parce que le « respect que l'on porte à l'Antiquité » est à
tel point, « dans les matières où il doit avoir le moins de force » que
« l'on ne peut plus avancer de nouveautés sans périls ». Ce qui veut
dire : si je suis sujet à des attaques à cause de l'hypothèse du vide,
c'est parce que ce qui règne en physique est le respect de l'Antiquité,
alors que c'est précisément là qu'il devrait régner le moins. D'où la
célèbre division en « questions historiques », qui dépendent seul
ement de la mémoire et qui n'ont pour objet que de savoir ce que les
auteurs ont écrit (histoire, géographie, jurisprudence, langues et sur
tout théologie : affaire de livres), et en « questions dogmatiques »,
qui dépendent seulement du raisonnement et qui n'ont pour objet
que de chercher et découvrir les vérités cachées (géométrie, arithmét
ique, musique, physique, médecine, architecture, etc.). La physique
est une discipline de raisonnement, dit Pascal : « [...] l'autorité y est
inutile, la raison seule a lieu d'en connaître » et l'esprit y a la
« liberté tout entière de s'y étendre, sa fécondité inépuisable produit
(18) Pascal, De l'esprit géométrique, OC, 351 b ; « géométrie » est à prendre ici au sens
large indiqué par Pascal lui-même de « mécanique, arithmétique, géométrie, ce dernier mot
appartenant au genre et à l'espèce ».
20 Catherine Chevalley
(19) Pascal, Préface sur le Traité du vide, OC, 230 b. Cf. aussi Lettre à Noël, 202 a.
(20) Pascal, Lettre à Noël, OC, 202 a.
(21) Descartes, Les Principes de la philosophie, AT IX-2, II, 4 : «[...] la nature de la
matière, ou du corps pris en général [...] »
(22) Descartes, ibid., II, 16 : « Qu'il ne peut y avoir aucun vide au sens que les philoso
phes prennent ce mot », c'est-à-dire au sens d'un espace où il n'y aurait point de substance.
Cela « parce que l'extension de l'espace ou du lieu intérieur n'est point différente de
l'extension du corps ». Quant au sens de l'usage ordinaire, il ne fait pas problème : si nous
disons qu'un lieu est vide, c'est simplement pour exprimer qu'il ne contient pas « ce que nous
présumons y devoir être » ; « nous disons qu'un espace est vide, lorsqu'il ne contient rien qui
nous soit sensible, encore qu'il contienne une matière créée et une substance étendue ».
Ce que Pascal doit à la physique des Principia 21
(23) Pascal, Lettre à Le Pailleur, OC, 210 a-b. Noël objecte dans sa seconde Lettre que
Pascal géométrise, qu'il opère une « abstraction d'entendement » (OC, 205 a), inventant un
espace « qui n'est que dans l'esprit du géomètre ». Il utilise ainsi contre Pascal une comparai
son faite par Pascal lui-même dans sa Lettre à Noël : « [...] c'est ce qu'on appelle solide en
géométrie, où l'on ne considère que les choses abstraites et immatérielles. » Mais précis
ément: Pascal pense l'espace vide comme un espace physique qui serait le corrélat du solide
géométrique. Il lui faut introduire un nouveau concept. D'où la remarque agacée de la
Lettre à Le Pailleur : « J'ai vu qu'il [Noël] ne pouvait distinguer les dimensions d'avec la
matière, ni l'immatérialité d'avec le néant. »
(24) Rappelons la manière dont Pascal définit l'espace vide dans sa Lettre à Noël :
« [...] ce que nous appelons espace vide est un espace ayant longueur, largeur et profondeur,
immobile et capable de recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure » (OC,
203 b). Cela est repris et discuté par Noël dans sa réponse (OC, 204 b).
(25) Lettre de Pascal à Le Pailleur, OC, 210 6. On peut soutenir que Pascal conçoit
l'espace comme un réceptacle; voir ibid., OC, 211 a: «[...] l'espace en général comprend
tous les corps de la nature, dont chacun en particulier en occupe une certaine partie ; mais
encore qu'ils soient tous mobiles, l'espace qu'ils remplissent ne l'est pas : car quand un corps
est mû d'un lieu à l'autre, il ne fait que changer de place, sans porter avec soi celle qu'il
occupait au temps de son repos. »
22 Catherine Chevalley
plus que morale » ne vient ici délivrer du doute, comme c'est le cas
à la fin de la partie IV des Principia. Le style ostensif ne se soutient
que de lui-même.
Montrer, cependant, ne suffît pas et je voudrais donc en venir
au second caractère décisif de la physique de Pascal, à mes yeux.
Montrer ne suffit pas, car après tout on peut montrer n'importe
quoi. Il suffit pour s'en convaincre de lire les deux lettres de Noël,
ou son traité sur Le Plein du vide : Noël pratique en toute bonne
conscience ce qu'il estime sans doute être un empirisme aristotéli
cien, et il montre à tout bout de champ, en se référant sans cesse à
Г « expérience ». Quelle différence y a-t-il entre ce que « montre »
Noël et ce que « montre » Pascal ? La différence réside ici dans le
fait que la physique pascalienne montre des événements et des phé
nomènes dont elle provoque la manifestation dans les moindres
détails, en faisant varier les situations, les protocoles expérimentaux
et les différents paramètres. La physique de Pascal est donc une
physique de Y intervention. La visibilité y est construite. La nature
ne s'y manifeste pas à nu, offerte à la seule sincérité d'un regard
direct, elle s'y présente sous la forme d'un ensemble d'artifices so
igneusement élaborés et contrôlés. Ainsi, par exemple, Pascal écrit
que « l'expérience du vide devra être faite plusieurs fois en un
même jour, dans un même tuyau, avec le même vif-argent, tantôt en
bas et tantôt au sommet d'une montagne (34) ». Car l'objectif est de
montrer le rôle de la pesanteur de l'air : la nature a autant horreur
du vide en bas de la montagne qu'en haut, mais la pression de l'air
n'y est pas la même, il faut donc rendre cette différence manifeste
tout en fixant tous les autres paramètres. Montrer des expériences,
c'est donc faire varier des situations.
Enfin, montrer des expériences, c'est aussi les montrer à des
témoins fiables, qui sauront apprécier et éventuellement discuter les
effets des situations et des dispositifs expérimentaux sur ce qui se
manifeste. La physique intervenante de Pascal est aussi une phy
sique où ceux qui organisent et contrôlent l'intervention, la « pro
vocation » expérimentale, constituent une communauté particul
ière : loin du fatras des « expériences » qu'invoque Noël, mais loin
aussi de la solitude de Descartes, Pascal s'assure de Y accord de per-
(34) Pascal, Récit (copie de la Lettre de Pascal à Florin Périer du 15 novembre 1647),
OC, 222 a. Sur ces aspects de la physique de Pascal, je renvoie pour plus de détails à Cather
ine Chevalley, Pascal : Contingence et probabilités (Paris : PUF, 1994).
26 Catherine Chevalley
Conclusion
Que conclure ?
Il faut en premier lieu, me semble-t-il, en finir avec l'idée long
temps reçue que Pascal serait tout cartésien en science. Si Pascal
pense en partie à partir de Descartes, il pense aussi contre lui.
Après quoi il se déplace, il se déporte radicalement ailleurs, et tou
jours dans un ailleurs qui lui procure la liberté de ses concepts, qu'il
s'agisse de mathématiques ou de physique.
Ensuite, pour comprendre en quoi Pascal pense contre Desc
artes, il faut, me semble-t-il, restituer - sans la forcer, naturell
ement - la cohérence de sa pensée. Si la physique pascalienne est
sans fondement, c'est par refus de la fondation métaphysique : le
refus de la fondation se voit dans l'absence pure et simple de fon
dement. On n'en comprend donc la portée que si l'on prend en
compte la thèse de l'inaccessibilité des principes, la partition des
ordres et la revendication d'autonomie méthodologique. Ce qui, de
ce point de vue, exprime peut-être le mieux ce qu'est la physique de
Pascal est le texte du fragment 418 : « Notre âme est jetée dans le
corps où elle trouve nombre, temps, dimension, elle raisonne là-
dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre
chose. » Comment dire mieux ? Nos concepts sont des concepts du
corps, notre âme raisonne et nomme, mais erre à proportion de ce
qu'elle généralise.
Enfin, pour comprendre en quoi Pascal pense ailleurs que Desc
artes, il faut prêter attention au style de sa physique. Style osten-
sif: il s'agit de montrer. Style intervenant : il s'agit de montrer ce
dont on provoque la manifestation. Style interprétant : il s'agit de
constituer une communauté susceptible de garantir une rationalité
aussi grande que possible dans l'interprétation de ce qui se
manifeste.
Pour finir, je dirai donc ceci. Ce que Pascal doit à la physique
des Principia n'est ni tout, ni rien, mais quelque chose, et ce quelque
chose peut être interprété non pas comme tel ou tel emprunt local
ou spécifique que Pascal ferait au manuel cartésien, mais comme la
possibilité de déterminer une forme de pensée radicalement
« autre ».