Rousseau
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DOI: https://doi.org/10.7202/900679ar
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Revue des sciences de l'éducation
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0318-479X (print)
1705-0065 (digital)
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Théorie de l'apprentissage chez Jean-Jacques Rousseau
Dominique Mvogo
Université de Yaounde
Cameroun
Apprendre veut dire: faire que ce que nous faisons et ne faisons pas soit l'écho
de la révélation chaque fois de l'essentiel
Heidegger
Il nous semble en effet que Rousseau n'est pas seulement ce penseur po-
litique génial, dont les idées sont à l'origine de l'événement dont nous avons
célébré le bicentenaire en 1989, à savoir la Révolution française. Il n'est pas
non plus seulement ce philosophe de l'éducation dont les idées ont nourri les
grands mouvements pédagogiques contemporains (éducation nouvelle, non-
directivité, école active, etc.). Il est aussi, comme l'ont bien vu Château (1977)
et Jouvenet (1984) 1 , le père de la psychologie moderne en ses diverses bran-
ches: psychologie de l'enfant, psychologie différentielle, psychologie de l'édu-
cation, etc. Et un des aspects les plus originaux de cette dernière, et sur lequel
malheureusement on n'a pas encore suffisamment insisté, concerne l'appren-
tissage. Or, à lire de près YÉmile que Rousseau publie en 1762, on s'aperçoit
que cet ouvrage contient une théorie de l'apprentissage dont la nouveauté et
l'originalité sont tout à fait étonnantes pour cette époque et qui inaugure, avec
deux siècles d'avance, les recherches qui seront menées en matière d'appren-
tissage au XXe siècle.
Apprentissage et subjectivité
Que la connaissance soit l'oeuvre d'un sujet et d'un sujet de désir, voilà
ce que Rousseau affirme dès le livre second de YÉmile. L'appartenance de
la connaissance à l'espace du désir y est attestée avec une régularité d'horloge.
Ainsi, ironisant sur son contemporain Locke, qui se fait un point
d'honneur d'avoir inventé des dés pour l'apprentissage de la lecture, Rousseau
écrit:
S'il en est ainsi, on se trouve tout de même devant une difficulté assez sé-
rieuse ici. Faut-il attendre, les bras croisés, la naissance du désir chez le sujet
qu'on éduque ou contribuer activement à son apparition, à son émergence? S'il
est vrai, comme le dit Freinet, qu'on ne peut pas faire boire un cheval qui n'a
pas soif, faut-il attendre la soif ou alors aider le cheval à avoir soif en lui don-
nant du sel? Il nous semble qu'il y ait chez Rousseau une réponse claire, bien
que contradictoire, à cette question.
Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle
de toute l'éducation? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre
(Rousseau, 1951, p. 82).
Savoir perdre du temps non seulement pour «laisser mûrir l'enfance
dans les enfants» (Rousseau, 1951, p. 83), mais aussi pour guetter, surprendre
l'émergence du désir. Loin d'être ce tortionnaire mandaté au viol des intelli-
gences et des consciences, l'éducateur est au contraire «le ministre de la natu-
re», le veilleur qui guette l'aurore, l'aurore du désir.
Mais en même temps que Rousseau milite pour cette pédagogie de l'at-
tente et de la demande, tout se passe comme s'il doutait un peu de la nature et
de sa capacité à fournir à l'enfant l'environnement culturel nécessaire à son
devenir-adulte. D'où cette affirmation relative à l'objet du désir: «C'est à vous
de le mettre à sa portée, de faire naître adroitement ce désir.»
Apprentissage et expérience
Si donc c'est le «désir», 1'«intérêt», la «passion» (mots synonymes dans le
texte de VÉmile) qui pour Rousseau réveillent le sujet de son sommeil
biologique et le mettent en appétence et en mouvement vers la connaissance,
celle-ci elle-même ne peut s'acquérir que par l'expérience, l'activité propre de
l'apprenant. C'est là la deuxième idée force de la théorie de Rousseau sur
l'apprentissage.
Dès les premières pages du livre premier de VÉmile, Rousseau annonce
les couleurs. Le projet qu'il nourrit sur son disciple n'est autre que de le faire
vivre: «Vivre est le métier que je lui veux apprendre» (Rousseau, 1951, p. 12).
Et ce thème de la vie reviendra avec une insistance quasi obsessionnelle dans
les pages 12 et 13 de VÉmile que nous citons. Douze fois, Rousseau y évoque la
vie à la fois comme cause finale, télos de l'éducation, et comme cause efficien-
te, motrice. En écrivant:
Vivre, ce n'est pas respirer, c'est agir; c'est faire usage de nos organes, de
nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous
donnent le sentiment de notre existence (Rousseau, 1951, p. 13).
Rousseau institue, érige ici la vie en moyen d'éducation. Ainsi, apprendre, c'est
d'abord s'ouvrir à l'altérité du monde, se rendre attentif aux choses, aux événe-
ments, aux pulsations de la vie, aux expériences intramondaines.
Empiriste comme Locke, Condillac et Helvétius,dont il a certainement lu
les oeuvres, Rousseau souscrit au principe fondamental de l'empirisme, du
sensualisme qui veut que rien n'entre dans l'intelligence qui ne soit au préalable
passé par les sens. D'où cette insistance sur les sens, leur primauté, leur incon-
tournable nécessité dans la formation des idées:
Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens,
la première raison de l'homme est une raison sensitive; c'est elle qui sert
de base à la raison intellectuelle: nos premiers maîtres de philosophie
sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce
n'est pas nous apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à nous servir
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Apprentissage et méthode
Mais il faut tout de suite faire remarquer que ce sur quoi Rousseau insiste
le plus n'est pas la quantité d'expériences vécues par le sujet, le nombre
d'activités menées par lui. Ce qui lui importe au plus haut point, c'est la qualité
de ces expériences, leur aptitude à développer, à former l'esprit du sujet.
Écoutons Rousseau (1951) lui-même:
Souvenez-vous toujours, que l'esprit de mon institution n'est pas
d'enseigner à l'enfant beaucoup de choses (p. 191).
Et quelques lignes plus loin, il ajoute:
Il ne s'agit point de lui enseigner les sciences, mais de lui donner du goût
pour les aimer et des méthodes pour les apprendre (p. 192).
Ici perce peut-être pour la première fois l'opposition chère aux tenants de
l'Éducation nouvelle, opposition entre le «ce que», le «quoi» et le «comment».
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Au «ce que» des sciences, c'est-à-dire à leur contenu effectif et réel, Rousseau
(1951, p. 240) préfère le «comment», la méthode utilisée par les hommes de
science:
Il s'agit moins de lui apprendre une vérité que de lui montrer comment il
faut s'y prendre pour découvrir toujours la vérité.
Pourquoi cette insistance sur le «comment», cette préférence accordée à
la méthode? La réponse à cette question ne peut nous être donnée que si nous
nous référons à l'économie générale de la pensée de Rousseau et à ce qui a été
l'enjeu essentiel de son combat: la libération de l'homme, la volonté de le res-
taurer en/dans son inaltérable liberté. «L'homme est né libre et partout il est
dans les chaînes.» Dès lors, Y Emile, en tant que traité d'éducation, se présente
comme le lieu privilégié de ce combat. Les thèses que Rousseau y développe ne
s'éclairent et ne nous livrent leur portée réelle qu'en référence à ce projet de li-
bération de l'homme, de restauration de son état originel.
Ainsi, privilégier le «comment» de préférence au «ce que», c'est signifier
que l'on veut, sur le plan intellectuel, libérer l'enfant des contenus concrets de
la science en tant que ceux-ci sont le produit, le résultat de la pensée des autres,
de la raison des autres. Valoriser le «comment», c'est montrer que l'on veut
briser la chaîne de dépendance qui nous assujettit aux pensées des autres et
parvenir ainsi à penser par nous-mêmes. Rousseau ne veut pas que son disciple
prenne l'habitude de se référer aux autres, de «recourir sans cesse aux autres»,
à leur autorité intellectuelle:
Qu'il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a
compris lui-même; qu'il n'apprenne pas la science, qu'il l'invente. Si
vous substituez dans son esprit l'autorité à la raison, il ne raisonnera plus;
il ne sera plus que le jouet de l'opinion des autres (Rousseau, 1951,
p. 186).
Plutôt que la science, c'est l'instrument qui permet de l'acquérir dont Rousseau
veut donner la maîtrise; plutôt que la raison constituée, c'est la raison consti-
tuante que Rousseau veut développer par des exercices appropriés. C'est là,
écrit Rousseau (1951, p . 192), «un principe fondamental de toute bonne
eduction».
Cet instrument destiné, comme on vient de le voir, à libérer le disciple
de l'autorité, de la dépendance du maître par contenus scientifiques interposés
est aussi, en quelque sorte, la boussole qui lui permettra de s'orienter dans cette
«mer sans fond» qu'est la science, dans cet univers complexe des disciplines
scientifiques (Rousseau, 1951, p. 191):
Quand je vois un homme épris de l'amour des connaissances se laisser
séduire à leur charme et courir de l'une à l'autre sans savoir s'arrêter, je
crois voir un enfant sur le rivage amassant des coquilles, et commençant
par s'en charger, puis, tenté par celles qu'il voit encore, en rejeter, en
reprendre, jusqu'à ce qu'accablé de leur multitude et ne sachant plus que
choisir, il finisse par tout jeter et retourne à vide.
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Conclusion
Telle est, très brièvement présentée, la théorie rousseauiste de la con-
naissance ou, plus modestement, de l'apprentissage. Rousseau nous apprend
qu'il ne saurait y avoir d'apprentissage sans cet élément primaire, de base et
infranoétique qu'est le désir. C'est lui le sol d'où émerge toute quête de savoir.
Ensuite, il pose l'expérience, l'activité propre du sujet comme moment incon-
tournable de cette quête. Il n'y a d'apprentissage que là où le sujet accepte de
mettre la main à la pâte, d'entrer en contact avec «l'impureté métaphysique de
l'action». Enfin, Rousseau nous apprend que dans tout apprentissage, le
«comment» est infiniment supérieur au «ce que», c'est-à-dire au contenu effec-
tif, réel de l'apprentissage. Il est la clef de la libération du sujet en même temps
que l'outil privilégié pour la conquête des savoirs ultérieurs.
comme moyens d'éducation. Rousseau (1951, p. 186) demande avec une insis-
tance qui frise l'obsession que l'on élimine les livres pour ne conserver qu'un
seul ouvrage, la nature:
Point d'autres livres que le monde, point d'autre instruction que les faits.
Il y a lieu de s'interroger ici sur l'efficacité de cette pédagogie. En plongeant
l'enfant, sans préparation théorique préalable, dans l'univers varié et chaotique
des faits, des phénomènes, qu'y pourra-t-il réellement apprendre et compren-
dre? Ne risque-t-il pas au contraire de se perdre dans ce complexe inextricable
de phénomènes intramondains? Il nous semble qu'on ne va pas à la découverte
de la nature les mains vides, la tête vide. S'il en était ainsi, on n'apprendrait
rien. L'observation de la nature, si elle veut sortir du domaine de l'empiricité et
entrer dans celui de la scientificité, doit être précédée d'un certain travail
théorique. L'explication ne collant pas immédiatement aux faits et aux
phénomènes, le sens ne se livrant pas à partir d'une lecture directe de l'existen-
ce, il importe que l'esprit, qui doit construire ce sens, soit préparé. C'est là une
des idées forces de l'épistémologie bachelardienne (Bachelard, 1984, p . 16):
L'observation scientifique est toujours une observation polémique; elle
confirme ou infirme une thèse antérieure, un schéma préalable, un plan
d'observation: elle montre en démontrant; elle hiérarchise les apparen-
ces; elle reconstruit le réel après avoir reconstruit ses schémas[...]
Oublier cette antériorité et cette primauté de la théorie (ce qui suppose
enseignement) sous prétexte qu'il faut apprendre directement par l'expérience,
c'est se condamner ou condamner l'enfant à une simple rêverie poétique sur le
monde.
Enfin la troisième remarque que nous aimerions faire avant de clore
cette réflexion a trait à la situation du disciple de Rousseau. Emile est éduqué
seul et il apprend seul. Une telle situation n'est pas favorable à l'apprentissage.
Les travaux récemment effectués dans le domaine de la psychologie de l'ap-
prentissage (Reuchlin, 1977, p . 161-163) ont montré l'importance de la
présence des autres, des condisciples dans le processus d'apprentissage. Dans
l'apprentissage choatif notamment, il peut y avoir
[...Jtransmission d'information des sujets les plus rapides aux sujets qui,
s'ils étaient isolés, apprendraient lentement (Reuchlin, 1977, p. 162).
C'est dire qu'aujourd'hui, en matière d'apprentissage, l'aspect social ne peut
pas et ne doit pas être oublié.
Voilà quelques-uns des correctifs nécessaires à apporter à cette théorie
rousseauiste de l'apprentissage qui, aujourd'hui encore, peut nourrir notre
pratique pédagogique.
NOTES
1. C'est pourquoi Rousseau dira au Livre III, p. 212: «En le promenant d'atelier en atelier, ne souf-
frez jamais qu'il voie aucun travail sans mettre lui-même la main à la pâte».
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2. C'est cette dialectique entre le sujet et les choses intramondaines que Dewey appelle
expérience. \oit Démocratie et éducation, 1975, p. 173-186.
RÉFÉRENCES
Bachelard, G., Le nouvel esprit scientifique; Paris: Presses Universitaires de France, 1984.
Bourdieu, P. et J.-C. Passeron, La reproduction: éléments pour une théorie du système d'enseigne-
ment, Paris: Éditions de Minuit, 1970.
Château, J., Les grandes psychologies modernes, Bruxelles: Mardaga, 1977.
Dewey, J., Démocratie et éducation, Paris: Armand Colin, 1975.
Jouvenet, L. P., Rousseau: pédagogie et politique, Toulouse: Privât, 1984.
Piaget, J., La naissance de l'intelligence chez l'enfant, Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1977.
Reuchlin, M., Psychologie, Paris: Presses Universitaires de France, 1977.
Rousseau, J.-J., Emile ou de l'éducation, Paris: Garnier, 1951.