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CHAPITRE 8

COMMERCE ET LOGISTIQUE :
LE CAS DE LA FILIÈRE
CÉRÉALIÈRE
Sébastien Abis
CIHEAM-Secrétariat général
François Luguenot
Union InVivo, France
Pierre Rayé
Union InVivo, France

Explorer la route empruntée par les céréales en Méditerranée, c’est traverser le temps
et observer les dynamiques économiques dans une région au passé plurimillénaire
où les grains ont toujours été l’un des moteurs de l’histoire des sociétés, des puis-
sances et du commerce. C’est aussi parcourir des chemins complexes où une multi-
tude d’acteurs, de métiers et d’infrastructures se combinent pour donner corps à
une filière céréalière dont la dimension stratégique repose sur des déterminants à la
fois démographiques, géographiques, agronomiques, alimentaires, logistiques et
financiers. C’est enfin examiner les arcanes géopolitiques (Abis et Blanc, 2012) liées
à l’accélération de la mondialisation agricole et de la financiarisation des marchés
de matières premières vitales.

Il n’est évidemment pas envisageable de revenir sur l’ensemble des questions qui
gravitent autour du commerce des céréales en Méditerranée. L’objectif de ce chapitre
est de mettre l’accent sur l’acuité de la problématique logistique à laquelle la filière
céréalière est de plus en plus exposée dans un contexte global de fortes tensions sur
les marchés agricoles et de hausse des besoins alimentaires. Après avoir rappelé
quelques fondamentaux sur le commerce des grains et son évolution, ce chapitre se
focalisera essentiellement sur les pays situés sur la rive sud de la Méditerranée, grands
importateurs de céréales, et dans lesquels l’amélioration logistique constitue un enjeu
majeur.
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Le commerce des céréales :


permanence, évolution, perspective
Le contexte mondial contemporain est marqué par de vives tensions sur les marchés
agricoles et céréaliers. On constate depuis 2006-2007 que le prix des céréales connaît
un accroissement graduel mais aussi des fluctuations et une volatilité croissantes. À
Chicago ou à Rouen, le cours du blé est scruté avec la plus grande attention par les
importateurs publics et privés de la planète. Suivi des récoltes dans les pays expor-
tateurs, montage des appels d’offres, définition des cahiers des charges et calculs
financiers sont les activités principales de ces opérateurs céréaliers, qu’ils soient posi-
tionnés dans une fonction d’exportation ou d’importation.

Les grandes dynamiques internationales


La hausse du prix des grains s’explique par une multitude de facteurs. La croissance
démographique et économique de la planète est largement responsable de cette évo-
lution. Le nombre croissant de bouches à nourrir et de viande à produire – résultat
de comportements alimentaires transformés – contribue à accentuer la demande
mondiale en céréales. Les trois quarts du soja et du maïs et la moitié du blé produits
dans le monde servent désormais à alimenter les animaux. Après le succès productif
enregistré au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la décennie 2000 s’est carac-
térisée par une relative stagnation des rendements, par une plus grande fréquence
des accidents climatiques et par une croissance des phénomènes spéculatifs. Sur les
dix dernières campagnes de commercialisation, c’est-à-dire entre 2003-2004
et 2012-2013, la production mondiale de céréales aura été, à quatre reprises, infé-
rieure à la consommation. Pour le seul blé, cette situation s’est produite à cinq
reprises, soit une année sur deux !

Inévitablement, ces écarts entre ce que la terre produit et ce que le monde consomme
se répercutent sur les marchés. Même si un hectare de céréales sur six seulement
participe aux échanges commerciaux internationaux, une mauvaise récolte dans l’un
des greniers à grains de la planète a des conséquences immédiates sur les marchés.
Dans le cas du blé, c’est environ 20 % de la production qui est échangée et jusqu’à
35 % pour le soja. Comme en 2007 et en 2010, les marchés ont été particulièrement
agités durant l’été 2012 : la sécheresse qu’ont connu les États-Unis et les plaines
russes a donné un sérieux coup de chaud aux prix des céréales : entre mai et
août 2012, le cours du blé a bondi de 40 % et celui du maïs de 30 %. Des prix qui
s’inscrivent dans une tendance haussière, assortie de fortes variations, constituent
de puissants facteurs d’attraction pour le capital-risque. Si le mouvement de finan-
ciarisation des marchés agricoles existe depuis de nombreuses années, il s’est accéléré
avec la libéralisation des politiques publiques depuis les années 1980 et se complexifie
depuis le déclenchement en 2007 de la crise économique internationale (Valluis,
2013). Cela dit, n’oublions pas qu’il est tout aussi important de suivre l’évolution
du thermomètre que de chercher un remède. En effet, la vindicte s’abat fréquemment
sur des spéculateurs qui seraient la source de tous les maux ; or le vrai problème est
que la planète ne produit pas suffisamment de céréales pour faire face à la demande.
La situation d’incertitude qui s’ensuit attire les spéculateurs et accroît donc les risques
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 141

de variations très fortes des prix. L’afflux vertigineux de liquidités lié à la monéti-
sation des dettes astronomiques des pays développés conduit le plus souvent les
financiers à identifier de nouveaux secteurs d’investissement : les « coupables » ne
sont pas nécessairement ceux que l’on croit... Face à ce renchérissement et à cette
variabilité accrue des cours, les agences onusiennes, notamment, se sont inquiétées
des retombées potentielles sur les pays importateurs et les populations pauvres du
monde. Ces tensions sur les prix révèlent également les carences de la régulation des
marchés agricoles, malgré la mise en place par le G20, sous l’égide de l’Organisation
des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), du dispositif AMIS
en 2011. Ce système d’informations sur l’état des productions, des consommations
et des stocks de céréales est censé prévenir les crises1, afin, lorsqu’elles surgissent,
d’en atténuer les effets.

À long terme, les institutions internationales ne font pas de mystère sur les solutions
à apporter : la FAO et l’Organisation de coopération et de développement écono-
miques (OCDE) estiment que la production agricole devra augmenter de 60 % à
l’horizon 2050 (FAO et OCDE, 2012) ! Or cette augmentation sera contrainte par
une possibilité limitée d’extension des surfaces cultivées, là où la très grande majorité
des terres arables est d’ores et déjà exploitée (en Afrique du Nord et au Moyen-Orient
[ANMO] notamment). Les deux organisations considèrent donc que la hausse de la
production devra passer par une amélioration de la productivité. Dans cette pers-
pective, elles préconisent d’investir dans la recherche, de soutenir les petites exploi-
tations et surtout de réduire les pertes. Ni la conquête foncière ni l’amélioration des
rendements locaux n’étant en mesure de répondre seuls à l’accroissement des besoins,
le dernier point (la réduction des pertes) est au cœur des enjeux de la filière céréalière
en Méditerranée car la problématique logistique représente sans doute le principal
levier de croissance du volume disponible dans la région. Le commerce et l’optimi-
sation des infrastructures seront les moteurs d’une meilleure sécurité alimentaire et
céréalière.

L’hyperdépendance céréalière de la région


méditerranéenne
Le bassin méditerranéen constitue l’un des épicentres céréaliers de la planète. Les
pays riverains restent de très grands consommateurs et certains, comme la France,
sont des producteurs de premier plan. Surtout, la région ANMO2 concentre chaque
année environ 35 % des importations mondiales de céréales et 30 % de celles du
seul blé. Les faibles disponibilités en eau et en terre, ajoutées aux caprices inter-
annuels et inter-saisonniers du climat, sont des contraintes majeures pour ces pays.
La baisse probable des précipitations et la hausse des températures vont accroître les

1 - Le Système d’information sur les marchés agricoles (ou AMIS pour Agricultural Market Information System) est un
système d’agrégation des données statistiques sur l’état du commerce céréalier mis en place à l’initiative du G20,
alors présidé par la France, en 2011. Il doit en premier lieu permettre d’améliorer la transparence des marchés de
denrées agricoles, grâce à l’établissement d’une base de données, dont les informations sont alimentées par des projets
locaux. AMIS a également pour rôle d’encourager la coordination des actions politiques/publiques face aux incerti-
tudes de marché, rendue possible par un système d’alerte, ou Forum de réaction rapide, en cas de constat de conditions
anormales sur les marchés.
2 - Algérie, Bahreïn, Égypte, Émirats arabes unis, Iran, Irak, Israël, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Oman, Qatar,
Arabie Saoudite, Syrie, Turquie et Yémen. Ces pays regroupent environ 5 % de la population mondiale.
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tensions qui pèseront sur les perspectives de développement de la production locale


de ces pays. Du reste, les travaux du GIEC ont attiré l’attention (et peut-être aussi
accentué l’inquiétude...) sur les effets du changement climatique sur la région médi-
terranéenne et ses récoltes agricoles. Ajoutons que l’augmentation de la population
complique encore l’équation. Bien que des politiques de développement agricole
aient été mises en place par plusieurs gouvernements successifs dans la seconde
moitié du XXe siècle (Lerin, 1986), avec la céréaliculture en tête d’affiche, force est
de constater que la production n’a pas été capable de suivre la hausse de la demande.

Entre 1960 et 2011, dans la zone ANMO prise dans son ensemble, la multiplication
par trois de la production contraste avec la multiplication par six de la consomma-
tion de céréales. Ce phénomène s’explique par une demande humaine bien spéci-
fique. De nos jours encore, un Maghrébin consomme annuellement deux fois plus
de pain qu’un Européen et trois fois plus que la moyenne mondiale. Cette croissance
de la demande domestique repose aussi sur des besoins accrus en alimentation ani-
male. Les modifications des modes de vie dans les sociétés du sud et de l’est de la
Méditerranée n’ont pas épargné les assiettes, mieux garnies au début du XXIe siècle
que par le passé, avec une présence plus fréquente des produits carnés. Là encore,
le phénomène mondial s’est illustré en Méditerranée : quand la part des céréales
dédiée à nourrir le bétail n’était que de 1 % au début des années 1960, elle dépasse
actuellement les 30 %. Face à ces besoins intérieurs grandissants, les performances
agronomiques restent décevantes comparées à celles d’autres régions du monde.
De 1961 à 2010, la moyenne mondiale a progressé de 1 432 à 3 564 kilos par hectare
de terre récolté. Ce rendement est largement dépassé par l’Union européenne et
l’Amérique du Nord, tandis que ceux de la zone ANMO se situent en deçà ; certains
pays arabes connaissent même des rendements inférieurs à ceux de l’Afrique sub-
saharienne. Pour le Maroc et l’Algérie, le décrochage par rapport à la Chine est
saisissant alors qu’au début des années 1960 les rendements de ces pays étaient plus
proches. L’Égypte, dont l’intégralité des cultures est irriguée, constitue un cas isolé :
l’évolution de ses rendements céréaliers annuels suit à peu près celle de la France,
même si une légère diminution est constatée depuis le milieu de la décennie 2000.

La conjugaison de ces différentes dynamiques explique, pour la région ANMO, un


recours aux importations céréalières à la fois croissant, structurel et stratégique. Le
volume a franchi la barre des 70 millions de tonnes en 2010, soit un chiffre vingt-
trois fois supérieur aux quantités de céréales importées au début de la décennie 1960.
Un tiers des achats mondiaux se font désormais par les pays de cette zone, dont les
besoins domestiques céréaliers sont couverts à plus de 70 % grâce aux importations
pour la plupart d’entre eux.

Après le Japon, l’Égypte occupe la seconde place parmi les grands importateurs de
la planète (6 % du total importé). Ce taux de dépendance atteint plus de 85 % pour
le Liban, la Libye et la Jordanie. Si l’on s’en tient au blé, Le Caire prend même la
pole position des acheteurs internationaux, suivi par l’Algérie au 5e rang et par
d’autres pays arabes situés dans le top 25 de ce classement (Maroc, Irak, Turquie,
Tunisie, Libye, Yémen, Arabie Saoudite, Soudan). Depuis 2008-2009, ce sont en
moyenne 45 millions de tonnes de blé qui sont importées par les pays de la région
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ANMO. Même les volumes de maïs sont en croissance, atteignant 20 millions de


tonnes sur les dernières campagnes. Simultanément, chaque pays adopte un compor-
tement singulier : schématiquement, chacun se présente unilatéralement à la table
du négoce international, avec une structure d’achat qui lui est propre : un office
d’État comme le GASC en Égypte – le plus gros importateur public de la planète –
ou une pluralité d’acteurs privés comme au Maroc ; des critères de prix et de qualité
qui varient selon les importateurs renforcent les contrastes.

En croisant ces quantités importées avec le prix moyen d’une tonne de céréales, on
saisit l’ampleur de la facture économique d’une telle dépendance aux marchés inter-
nationaux. Pour ne prendre que l’exemple des pays d’Afrique du Nord3, où le taux
de couverture céréalier n’a que très rarement dépassé la barre symbolique des 50 %
depuis la décennie 1980, le montant des achats s’est élevé à environ 12 milliards de
dollars en 2012. Ce poids céréalier dans la balance des paiements devient pour ces
nations difficilement supportable (Hallam et Balbi, 2012) ; surtout si l’on ajoute le
montant des subventions alimentaires (dont la plupart sont orientées vers les céréales
pour la fabrication du pain) et si l’on tient compte des marges économiques rétrécies
dont elles disposent depuis le déclenchement des révoltes arabes début 2011. Dans
le cas de l’Égypte, l’impératif alimentaire et la garantie financière des organismes en
charge des importations sont même au cœur des discussions visant à faire appel à
l’aide extérieure depuis la révolution de février 2011, et notamment au Fonds moné-
taire international (FMI). En outre, le pain, nourriture incontournable, possède une
forte charge culturelle et religieuse (Essid, 2012), et constitue un enjeu déterminant
dans les relations entre le peuple et le pouvoir. Aussi faut-il souligner la menace de
cyclones sociopolitiques autour de la question des céréales et des insécurités alimen-
taires en Méditerranée (Abis, 2012 ; Zurayk, 2011). Même si le faisceau de causalités
est large, il est impossible d’écarter ces vulnérabilités des facteurs explicatifs ayant
contribué aux mouvements de révoltes qui traversent le monde arabe depuis 2011.

Analyses prospectives pour le commerce des céréales


S’il n’est pas possible de détailler et de nuancer davantage le panorama régional,
retenons que l’enjeu stratégique céréalier s’accroît et se complexifie pour la zone
ANMO. De ce constat émergent plusieurs tendances à partir desquelles une réflexion
prospective peut être livrée.

Les pays sont appelés à revoir leurs stratégies agricoles et à réintégrer fortement la
composante alimentaire dans leurs objectifs de sécurité nationale. Résistant aux aléas
institutionnels et politiques, le besoin de nourriture d’une population oblige les
décideurs à rechercher toutes les parades possibles pour atténuer les risques. Même
si le recours aux approvisionnements extérieurs est un processus irréversible, des
leviers peuvent être activés en matière de production nationale et surtout d’efficience
de la chaîne alimentaire. Plutôt que de s’épuiser dans une quête désespérée d’aug-
mentation de la production nationale, la productivité d’une très grande majorité de
pays de la région ANMO peut sans aucun doute s’accroître dans les années à venir
si des moyens financiers et humains sont dédiés au secteur agricole. Mieux, en

3 - Algérie, Égypte, Libye, Maroc et Tunisie. Ces cinq pays regroupent 2 % de la population mondiale.
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cherchant à réduire les pertes et les gaspillages, ces pays peuvent reconquérir des
parts de souveraineté. Si l’autonomie alimentaire est un concept anachronique, l’opti-
misation des filières et le renforcement des capacités de stockage peuvent en revanche
contribuer à améliorer la sécurité alimentaire de ces pays.

Rares sont ceux qui disposent de volumes céréaliers suffisants pour en exporter une
partie. Certains, comme l’Inde, y parviennent occasionnellement ou, comme la Russie,
plus régulièrement, à condition que les récoltes aient bénéficié de la clémence du
climat et que la performance logistique soit au rendez-vous. D’autres nations sont en
capacité d’approvisionner chaque année le reste de la planète. C’est le cas des États-
Unis, du Canada et de la France. Or, avec des stocks qui tendent à baisser, les fluc-
tuations des capacités exportatrices avivent toutefois, de plus en plus souvent, les
tensions sur les marchés. Alors que la demande mondiale croît régulièrement, les
productions et les quantités exportées connaissent des courbes bien moins linéaires.
Les prix, plus élevés et plus fluctuants que par le passé, conditionnent de plus en plus
le commerce des céréales. En Méditerranée comme dans le reste du monde, la compé-
tition géostratégique entre puissances céréalières s’exacerbe derechef (Abis, 2012).

Les dernières projections de la FAO (Alexandratos et Bruinsma, 2012) annoncent


que, pour répondre à la demande mondiale en 2050, il faudra produire environ
3 000 millions de tonnes de céréales (1 850 millions de tonnes ont été produites en
2011-2012), dont la moitié servira à des usages non alimentaires et les deux tiers à
la consommation des pays en développement. Pour ces derniers, le déficit céréalier,
c’est-à-dire l’écart entre production et demande domestiques, s’élèverait alors à
environ 200 millions de tonnes. La région ANMO, avec 114 millions de tonnes, puis
l’Afrique subsaharienne avec 56 millions de tonnes, confirmeraient leurs places de
premières zones importatrices mondiales de céréales. Superposée aux dynamiques
alimentaires et économiques mondiales, cette hyperdépendance céréalière va
entraîner une intensification de la dimension géopolitique du commerce des grains
en Méditerranée.

En conséquence, les acheteurs font jouer la concurrence sur tous les fronts : qualité
des récoltes et structure tarifaire (prix des grains, du fret maritime, assurances, etc.),
mais aussi réactivité logistique, capacités de chargement des navires ou encore accom-
pagnement diplomatique (le pouvoir que procure le commerce des grains, vieux
comme le monde, reste d’actualité). Résultat, la liste des pays qui exportent des
céréales en direction de la zone ANMO s’élargit. Avec environ 35 millions de tonnes
en 2011-2012, la région du pourtour de la mer Noire a assuré à cette date près du
tiers des exportations mondiales de blé. Ainsi, l’Ukraine remporte de plus en plus
souvent les appels d’offres lancés par la Tunisie, le Maroc, le Liban ou la Jordanie,
alors que le Kazakhstan conforte d’année en année sa place de premier exportateur
mondial de farine. Quant à la Russie, outre ses liens spécifiques entretenus avec la
Syrie, c’est surtout en direction de l’Égypte que sa stratégie commerciale s’est
déployée : plus de la moitié des approvisionnements égyptiens en blé se sont effectués
auprès de Moscou ces dernières années. On comprend mieux pourquoi la Russie
décide actuellement de moderniser les installations portuaires de la mer Noire :
Moscou sait pertinemment que l’amélioration de son outil logistique lui permettra
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 145

de conquérir des parts de marché supplémentaires en Méditerranée (Riabko, 2012).


Enfin, il est sans doute important d’envisager l’hypothèse que ces trois pays
(Kazakhstan, Russie et Ukraine) construisent un pool céréalier de la mer Noire afin
de peser davantage sur les marchés. Une telle dynamique ne serait pas sans effet sur
les pays importateurs du bassin méditerranéen.

D’autres pays comme le Brésil, le Mexique, l’Allemagne ou l’Argentine s’invitent


parfois au banquet céréalier de la Méditerranée. Cette prolifération d’acteurs est une
illustration supplémentaire d’un commerce agricole globalisé pour les pays de la
zone ANMO. Dans ce cadre, l’Europe doit rester vigilante si elle tient à demeurer
l’un des principaux partenaires commerciaux. En effet, le bassin méditerranéen
s’affiche comme une destination privilégiée pour le blé de l’Union européenne.
En 2011-2012, sur les 14,5 millions de tonnes vendues à des pays tiers, l’Afrique du
Nord absorbait à elle seule plus de 40 % du blé européen exporté, dont 24 % destiné
à l’Algérie. Ce chiffre correspond à la part que représente bon an mal an cette zone
géographique dans les exportations totales de l’UE, dont on sait qu’elles sont pour
moitié réalisées par la France, pour qui les pays tiers – et méditerranéens en parti-
culier – occupent une place éminente4. La France peut compter sur les performances
de sa logistique céréalière pour parfois réussir à placer des quantités de céréales plus
importantes sur des marchés traditionnellement tournés vers d’autres origines. Ainsi,
quand la Russie décida d’un embargo sur ses ventes de blé à l’été 2010, l’Égypte, qui
en est le premier client, s’est tournée vers la France. Celle-ci a su répondre grâce à
sa vitalité agro-commerciale, qui, du champ hexagonal aux rives méditerranéennes,
repose en grande partie sur ces terminaux portuaires céréaliers que sont Rouen5,
Dunkerque ou La Rochelle-La Pallice.

Si les céréales sont souvent appréhendées et traitées comme une matière première
banalisée, leur fongibilité n’est cependant pas absolue. Cette problématique qualita-
tive trouve un nouvel écho lorsqu’on la replace dans la perspective du commerce
international : si un meunier français sait parfaitement tirer profit d’un blé français,
ce ne sera pas forcément le cas pour un meunier turc, égyptien ou libyen. Cette
problématique est partagée par les exportateurs et les importateurs : pour le pro-
ducteur, l’enjeu sera à la fois de maximiser la productivité de ses hectares et de
valoriser sa production sur le marché national ou à l’exportation ; l’acheteur ou
l’importateur devra quant à lui trouver au meilleur prix une marchandise qui
répondra à ses besoins. Par exemple, si la qualité des récoltes s’avère inadaptée à
l’exportation (ce qui est éminemment lié aux conditions météorologiques lors de la
récolte et reste donc imprévisible), les engagements commerciaux seront difficiles à
respecter. Les puissances qui voudront continuer à jouer un rôle significatif sur les

4 - La France, qui produit environ 35 millions de tonnes de blé chaque saison, écoule entre 15 et 18 millions de tonnes
pour l’exportation. La moitié de ces volumes est dirigée vers les pays tiers, aux premiers rangs desquels se trouvent
l’Algérie, le Maroc et l’Égypte. En agrégeant les données, il apparaît que, en moyenne au cours des récentes campagnes
de commercialisation, 15 à 20 % du blé produit en France est débarqué sur les rives de la Méditerranée du Sud. Un
tiers des exportations totales de blé français, sur le marché communautaire et mondial, est destiné à l’Afrique du
Nord.
5 - Il faut ici rappeler que Rouen est le premier terminal portuaire céréalier d’Europe, avec des chargements d’environ
8 millions de tonnes à chaque campagne de commercialisation. Deux tiers de ces exportations sont dirigées vers
l’Afrique du Nord.
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rives sud et est du bassin méditerranéen devront tenir compte de cahiers des charges
plus exigeants pour les productions nationales et nécessitant des adaptations que ces
nations exportatrices mobiliseront à des fins à la fois économiques et géostratégiques.
Or, la compétition internationale sur le plan de la qualité s’intensifie et une filière
d’exportation ne peut faire l’économie d’une réorganisation en vue de répondre aux
besoins ou tout du moins aux demandes de ses clients. Ce qui était vrai hier dans
le contexte de guerre froide (Morgan, 1979), où la bataille idéologique prédominait,
le sera encore demain dans un monde où la géopolitique des ressources vitales et
les rivalités pour l’accès à l’alimentation vont s’accentuer.

Si cet aspect qualitatif (et sanitaire) occupe le quotidien des négociants, des acheteurs
et des importateurs de la planète, d’autres risques ont tendance à se multiplier :
risque de prix (prix unitaire et taux de change), mais aussi risque de contrepartie.
La gestion des opérations commerciales devient ainsi de plus en plus délicate. Dans
cette perspective, les relations de confiance entre vendeurs et acheteurs – et donc,
par extension, entre pays exportateurs et pays importateurs – sont mises à rude
épreuve. Les engagements commerciaux pluriannuels, l’accompagnement technique
sur le plan infrastructurel et l’ajustement constant des productions en fonction des
besoins évolutifs des clients constitueront des éléments décisifs pour une coopération
céréalière marquée du double sceau du commerce et du développement. En somme,
les relations humaines resteront décisives dans la pratique de ces métiers liés au
grain. Doit-on y voir un facteur stimulant pour les rapports euro-méditerranéens ?

Logistique et commerce :
leviers indissociables du renforcement
de la sécurité alimentaire en Méditerranée
La logistique est le corolaire naturel et nécessaire des marchés céréaliers. La récon-
ciliation entre production et besoins alimentaires a de tout temps constitué un enjeu
crucial pour le développement des sociétés et leur approvisionnement alimentaire.
Déjà, les empires romains et égyptiens se sont bâtis autour de leur suprématie agri-
cole et de leur capacité à nourrir leurs armées. Le port d’Ostie jouait un rôle logis-
tique fondamental pour répondre au défi céréalier de la ville de Rome, dont le tiers
des approvisionnements alimentaires venait des territoires nord-africains. Les
Romains n’avaient pas uniquement inventé un modèle standardisé pour les camps
de l’armée, les routes ou les places urbaines. Ils ont aussi inventé un modèle type de
grenier pour stocker physiquement leurs grains (les horreum), conscients de l’impor-
tance du produit pour assurer la paix sociale dans la cité (Fraser et Rimas, 2010).

Redécouverte de l’importance d’une logistique optimisée


À cela on trouve plusieurs explications structurantes. Tout d’abord, les marchés
céréaliers sont caractérisés par une grande atomicité de la structure productive qui
nécessite le développement d’un réseau de distribution pour approvisionner les mul-
tiples centres de consommation d’une aire géographique, et donc nécessairement la
construction d’infrastructures de transport (routes, voies ferrées, ports) et de stoc-
kage ainsi que l’établissement d’un cadre légal efficient (assurer le droit de propriété
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 147

et sa protection). Ce réseau d’infrastructures doit en outre faire preuve d’une grande


flexibilité : la variabilité des récoltes, et donc des sources d’approvisionnement, doit
pouvoir être prise en compte afin de répondre au mieux à la demande alimentaire
qui, elle, est quasi inélastique.

Ensuite, une forte dimension temporelle doit être appréhendée : la plupart des
céréales sont récoltées une fois par an, alors qu’elles sont consommées quotidien-
nement. Une filière efficace doit être en mesure de créer des tampons pour juguler
et assurer une distribution continue toute l’année. S’ajoute une dimension qualita-
tive : les céréales stockées restent des matières vivantes et leur intégrité doit être
conservée afin qu’elles restent consommables dans la durée.

Enfin, la dimension géographique constitue une problématique croissante avec le


développement et la complexification des sociétés. Depuis que les sociétés ont aban-
donné la chasse et la cueillette, transférer les productions céréalières des zones de
surplus vers les zones de déficit est devenu un enjeu majeur. Le passage à des sociétés
agricoles, et plus encore à des sociétés industrielles de type sédentaire, impliquait
l’échange de denrées agricoles et donc la mise en place d’infrastructures logistiques
adéquates. Cette nécessité s’est encore accrue avec les mouvements de mondialisation
et d’urbanisation qui ont augmenté la distance entre les zones de production et de
consommation. L’accroissement actuel des populations dans des zones où les dis-
ponibilités alimentaires sont restreintes, comme le nord de l’Afrique, impose ainsi
un renforcement du fonctionnement des chaînes d’approvisionnement.

La route des grains


Il ne suffit pas de souligner l’importance de la logistique, il convient également
d’appréhender la complexité et la multiplicité des étapes entre le champ et le consom-
mateur. Les organisations de marché diffèrent selon l’histoire agricole des pays. Ainsi,
une fois le blé récolté, l’agriculteur vendra et livrera à un premier organisme collec-
teur et stockeur qui pourra être une coopérative (France, Danemark, Algérie, Alle-
magne), un opérateur privé de type capitaliste (Royaume-Uni, Roumanie, Espagne,
Tunisie, Maroc) ou une structure étatique (Égypte). Livrées en vrac dans les pays
aux agricultures développées ou en sacs de jute dans les zones aux structures pro-
ductives plus atomisées, les céréales devront être pesées sur une balance « certifiée »
et analysées afin que les deux parties soient assurées du respect des termes quantitatifs
et qualitatifs de l’échange, et qu’un contexte propice au commerce et à la production
puisse être créé. Par la suite, les infrastructures de transport routier, ferroviaire ou
même fluvial seront sollicitées pour que la production atteigne le silo de répartition
qui massifiera la collecte, la triera pour ensuite la distribuer vers l’industrie de pre-
mière transformation : meunier, fabricant d’aliments pour les animaux, semoulier...
L’acheteur contrôlera lui-même la marchandise à son arrivée pour s’assurer que la
matière première correspond à ses besoins ; il pourra alors faire appel à un labora-
toire d’analyse.

Même si le commerce de céréales est avant tout national, on observe depuis de


nombreuses années un fort développement du commerce mondial qui nécessite de
mieux connecter les différentes régions du monde. À titre d’illustration, le commerce
148 MEDITERRA 2014

mondial de blé, qui était inférieur à 50 millions de tonnes au début des années 1960,
dépasse aujourd’hui les 130 millions de tonnes. Sur la même période, le commerce
de maïs est passé de quelque 20 millions de tonnes à 90 millions de tonnes. Or, le
commerce international de céréales nécessite des infrastructures portuaires adaptées
(avec un tirant d’eau suffisant pour accueillir les bateaux), des installations pour
charger et décharger les navires (grues, crapauds, suceuses, convoyeurs, transpor-
teurs, etc.), des installations de stockage qui permettent de maximiser le transit, des
contrôleurs qui assurent la qualité des chargements et des déchargements. L’établis-
sement de telles infrastructures concerne les ports d’importation comme d’exporta-
tion, sachant que leur efficience dépendra de la qualité de leur connexion avec le
réseau intérieur.

Figure 1 - Parcours d’une tonne de blé produite par un agriculteur français


jusqu’au consommateur égyptien

Source : InVivo.

Une meilleure connectivité pour faire face


à une dépendance accrue
Le marché mondial ne forme pas un ensemble homogène : c’est la somme de mul-
tiples micromarchés qui sont connectés grâce à un réseau d’infrastructures logisti-
ques. Une zone isolée des autres, et c’est une production qui ne trouve pas son
débouché ou une population qui n’a pas accès à son alimentation. Sans logistique
adaptée, pas de commerce ni de mécanismes de rééquilibrage des marchés. Les der-
nières crises de prix élevés de 2007-2008, de 2010-2011 ou de 2012-2013 ont mis en
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 149

exergue le besoin de renforcer les chaînes d’approvisionnement. Les équilibres étant


plus fragiles et les disponibilités plus faibles par rapport à la demande, il faut que
des canaux existent pour que le monde transfère au bon moment les céréales des
régions où elles sont disponibles vers celles qui en ont besoin.

Encadré 1 : Quelle serait la situation logistique céréalière


idéale pour un pays importateur ?

Pour appréhender les inefficiences qui peuvent exister dans certains pays, tentons
de dessiner la situation idéale à atteindre pour une politique d’approvisionnement
en céréales. Celle-ci verrait le pays importateur en mesure d’accueillir dans ses ports
des bateaux de très grande taille (60 à 90 kilotonnes) afin de minimiser le coût de
fret ; il lui faudrait ensuite être capable d’assurer un déchargement rapide des navires
afin de limiter le temps d’escale, grâce à des installations portuaires de pointe et des
capacités de stockage suffisamment dimensionnées ; enfin, un réseau de transport
intérieur (routier et ferroviaire) efficient permettrait d’approvisionner efficacement
les industries de première transformation ou des centres de stockage intérieur. Natu-
rellement, les pertes seraient minimisées au cours du transit de la marchandise et
les conditions de financement optimisées grâce au bon fonctionnement du système
bancaire. En outre, une logistique optimisée limiterait les risques de ruptures
d’approvisionnement et, par là, la volatilité sur les marchés locaux et les besoins de
conserver des stocks de sécurité, ce qui de facto réduirait les coûts financiers de
gestion de la filière.

Ce contexte explique la véritable lutte pour le contrôle de la collecte dans les pays
producteurs que se livrent aujourd’hui les sociétés de négoce international avec, par
exemple, le rachat de Viterra au Canada par Glencore, celui de Gavilon collecteur aux
États-Unis par le négociant japonais Marubeni ou le rachat de GrainCorp en Australie
par ADM. Elle s’accompagne de fait du développement des capacités de stockage pour
« capter » la production céréalière. Car l’enjeu est bien là : il faut aller chercher la
production toujours plus loin et développer les outils pour la livrer, à moindre coût,
où l’on en a besoin. Parallèlement, les pays exportateurs s’activent pour mettre en
œuvre de vastes projets d’investissements dans les infrastructures logistiques, avec
l’objectif d’optimiser progressivement la compétitivité des filières céréalières d’expor-
tation. Les États-Unis ont ainsi misé sur le déploiement de structures ferroviaires
impressionnantes capables de gérer des trains d’une longueur de plusieurs kilomètres.
Au Brésil, le président Lula avait dégagé des lignes d’investissement massives au début
des années 2000 pour réduire les goulets d’étranglement logistique et améliorer les
infrastructures portuaires. En France, le seul port de Rouen, premier terminal euro-
péen d’exportations de céréales, bénéficiera d’investissements publics de l’ordre de
350 millions d’euros entre 2009 et 2015, afin notamment de pouvoir accueillir des
bateaux de taille plus importante. En Russie enfin, les projets fleurissent pour améliorer
les infrastructures portuaires des mers Noire, d’Azov, Caspienne ou même celles de la
façade baltico-arctique. Toutes ces dynamiques s’inscrivent dans un contexte mondial
qui voit se multiplier les jeux de pouvoir et de rivalité autour du contrôle des matières
premières. Les céréales, avec d’autres produits alimentaires, se situent au centre de
cette nouvelle géopolitique des ressources (Lee et al., 2012).
150 MEDITERRA 2014

En Méditerranée où les besoins alimentaires sont en croissance, le déficit de production


rend plus qu’ailleurs nécessaire l’existence d’infrastructures adaptées. Or, la filière
d’importation du blé demeure fortement handicapée (FAO et Banque mondiale, 2012).
Ainsi, le coût élevé du transport intérieur serait responsable d’une augmentation de
la facture céréalière de 7 % en Tunisie, de 12 % au Maroc, de 21 % en Égypte et de
40 % en Jordanie. Une meilleure connectivité avec le monde permettrait à ces pays
de réduire considérablement leur facture d’importation. Traiter des questions d’effi-
cacité de la chaîne d’approvisionnement, c’est fort pragmatiquement estimer le coût,
le délai et la fiabilité de la connectique entre le pays d’importation et les zones de
consommation. Les principaux éléments de coût ont trait à la capacité de la chaîne
1) à transférer rapidement la cargaison de céréales des zones d’exportation vers les
centres de consommation, 2) à massifier le flux afin de maximiser les économies
d’échelle et 3) à limiter les pertes tout au long de la filière.

Au sud de la Méditerranée, de nombreux facteurs concourent à l’accroissement de


la facture des importations céréalières. Les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-
Orient disposent globalement d’infrastructures portuaires de taille trop modeste,
alors même que leurs besoins nécessiteraient de massifier bien plus leurs importa-
tions. Seuls l’Égypte et le Maroc sont en mesure de réceptionner des bateaux de
60 000 tonnes (le port algérien de Djen Djen le pourrait aussi mais il est sous-utilisé).
La Libye, la Tunisie ou l’Algérie ne peuvent accueillir que des bateaux de
25 000 tonnes ou, dans les meilleurs cas, de 40 000 tonnes. La différence de coût est
considérable ! Si l’on examine le cas de l’Égypte en avril 2013, un fret pour un bateau
de 60 000 tonnes venant de France coûte entre 14 et 15 dollars par tonne. Pour un
bateau de 25 000 tonnes, le coût peut atteindre 25 dollars par tonne. En rapportant
ces 10 dollars de gain aux 15 millions de tonnes de céréales importées, on saisit
d’emblée l’importance des sommes en jeu.

En outre, ce besoin de massifier les flux s’accroît avec l’allongement des distances à faire
parcourir aux céréales. Si, pour le blé, la proximité des greniers à grains européens (mer
Noire, Union européenne) ont longtemps permis de gérer les importations par petits
volumes, les besoins accrus en fourrages pour nourrir les animaux nécessitent
aujourd’hui de recourir à des origines plus lointaines. Il est ainsi difficile d’ignorer les
États-Unis ou l’Amérique du Sud lorsque l’on cherche à importer du maïs ou, plus
encore, du soja et ses coproduits. Cette problématique est atténuée par le faible coût du
fret. Depuis quatre ans, le marché du transport maritime de matières sèches est en
situation de surcapacité dans un contexte économique mondial difficile et la morosité
des prix reste la norme. Il faut cependant garder à l’esprit que le secteur connaît une
grande cyclicité. Rappelons qu’au début de l’année 2008, alors que le prix des céréales
tutoyait des sommets, le taux de fret entre Rouen et Alger atteignait les 40 dollars par
tonne quand, en 2013, il ne dépasse guère que les 20 dollars. En 2007-2008, cette sur-
chauffe du prix du fret maritime vint accentuer la violence de la hausse des prix que nous
observions sur le marché des grains. L’histoire peut se répéter, et le meilleur moyen pour
les pays importateurs de se prémunir contre ce type de situation est d’optimiser leur
capacité à recevoir et à décharger les bateaux afin de les libérer le plus rapidement
possible.
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 151

Au-delà du port ou de l’orée du champ, c’est le dimensionnement des infrastructures


logistiques locales qui permet à la production locale comme aux importations de
trouver la route des consommateurs. Le transport intérieur joue un rôle essentiel en
permettant d’irriguer les zones de consommation et de désengorger les points
d’entrée des grains. On ignore trop souvent que le coût de transport intérieur est
au moins aussi important que le coût de fret maritime pour livrer une marchandise
à un consommateur. À l’échelle française par exemple, il coûte presque aussi cher
de transporter du blé d’Eure-et-Loir vers Rouen que de transporter le blé de Rouen
vers les côtes algériennes ! En Afrique du Nord où le transport de céréales se fait
principalement par voie routière, les problèmes de congestion des villes constituent
des contraintes quotidiennes avec lesquelles le commerce céréalier doit composer.
Cette prédominance du transport routier sur les infrastructures ferroviaires (vieil-
lissantes ou inexistantes) s’explique en partie par le subventionnement de l’essence
dans de nombreux pays. Or, quand ce mécanisme de soutien public se grippe en
période de crise économique et budgétaire, c’est le transport des denrées agricoles
qui chancelle. La situation de l’Égypte en 2013 en a donné une illustration saisis-
sante : la hausse du coût du carburant a rendu difficile la collecte de la production
domestique fragilisant encore l’équilibre du marché céréalier locale.

Analyses prospectives pour la logistique des céréales


Dans le domaine alimentaire, et dans celui des céréales en particulier, plusieurs
États méditerranéens ont décidé d’investir dans le stockage et le développement des
infrastructures, guidés à la fois par des impératifs nationaux (réduire les pertes
post-récoltes en céréales et donc atténuer la facture des importations) et par des
craintes vis-à-vis des tensions internationales. Relativement modestes ces vingt der-
nières années, les investissements dans les capacités de stockage, dont on redécouvre
les multiples dynamiques vertueuses, connaissent aujourd’hui un regain de vigueur.
Au niveau des filières d’importation, les infrastructures de stockage portuaire adé-
quates permettent de maximiser le transit de la marchandise en offrant à un bateau
arrivant dans le port l’espace suffisant pour décharger sa cargaison. Les coûts s’en
trouvent compressés et les pertes réduites. Aussi surprenant que cela puisse paraître,
un silo portuaire est plus souvent appréhendé comme une porte d’entrée que comme
un lieu de « résidence du blé ». Idéalement, un pays importateur devrait chercher
à réduire les ruptures de charge entre le port et l’industrie de première transfor-
mation afin d’atténuer les coûts de gestion de la marchandise. Or la rareté de la
ressource foncière dans les ports conduit immanquablement à un surcoût de stoc-
kage majeur par rapport au stockage intérieur. Les investissements des États dans
des silos de répartition à l’intérieur des pays répondent ainsi à une stratégie qui
vise à maximiser le transit dans les silos portuaires et à porter la marchandise à
moindre coût à l’intérieur des pays. L’Égypte a adopté cette stratégie, avec un inves-
tissement public-privé dans les infrastructures de stockage portuaires, et une impul-
sion forte de l’État pour développer le stockage national de redistribution avec le
plan des cinquante silos.

En outre, en facilitant l’accès au marché, le développement d’infrastructures de


stockage adéquates stimule la production et diminue in fine la dépendance vis-à-vis
de l’extérieur. Les nécessaires schémas directeurs de collecte passent souvent par
152 MEDITERRA 2014

l’établissement de centres de stockage intermédiaires ou, directement, d’industries


de première transformation. Ces derniers assurent la structuration et l’organisation
d’une filière, ce qui permet au producteur de tirer un meilleur profit de son travail.
Il convient aussi que la production locale réponde qualitativement aux besoins de
l’industrie locale. Souvent, un meunier marocain, algérien ou égyptien tournera le
dos au blé local en raison d’une inadéquation qualitative, voire sanitaire, à ses
besoins. Or, c’est bien dans le silo de collecte que l’acheteur guidera directement le
producteur-livreur pour que celui-ci oriente sa production en fonction des besoins
des consommateurs. Dans le même temps, le collecteur s’efforcera également de
répartir de manière homogène les productions qu’il recevra de la multitude d’exploi-
tants, afin de servir au mieux les demandes qui existent. On prend ici le contrepied
de la fameuse loi des débouchés de Jean-Baptiste Say, qui veut que l’offre crée sa
propre demande : s’il n’existe pas de connexion entre le producteur et son marché,
la dynamique vertueuse avancée à la fin du XVIIIe siècle par l’économiste français ne
pourra s’enclencher. Ainsi, dans la région ANMO, les taux de collecte, c’est-à-dire
de mise en marché, sont très faibles. Seul le Maroc fait exception avec un système
aux multiples imperfections mais qui permet de collecter plus de la moitié de la
production quand, en Tunisie, on tombe sous la barre des 50 % et, en Égypte, des
30 %. À ces problématiques de filière, il faut ajouter celle, essentielle, de la conser-
vation des récoltes, qui affiche souvent de piètres performances en Afrique du Nord :
en Égypte, on parle de plus de 10 % de pertes faute d’infrastructures adéquates ; en
Algérie, c’est depuis 2009, année où la production céréalière a atteint un niveau
record de 6 millions de tonnes, que l’on a réellement pris conscience de l’insuffi-
sance des capacités de stockage des récoltes. En Égypte, depuis de nombreuses
années, la principale banque agricole du pays, qui est également le principal orga-
nisme stockeur de la récolte, débat avec le gouvernement pour impulser un nouveau
plan d’investissement dans ce secteur. Il semble que la multiplication des crises de
prix élevés sur les marchés agricoles ait constitué un argument de poids pour engager
des politiques volontaristes dans cette voie. Quand en Égypte on projette de moder-
niser les aires de stockage « villageoises » (shounas), 39 silos sont prévus pour gérer
les récoltes algériennes.

Plus largement, ces questions doivent être replacées sur la toile de fond stratégique
du bassin méditerranéen, caractérisée par des insécurités alimentaires croissantes et
des inquiétudes de plus en plus vives. Dans cette région, les politiques agricoles et
alimentaires constituent des piliers centraux des politiques sociales. L’intervention
de l’État est très importante, souvent à la hauteur des subventions alimentaires. Dans
un contexte où les prix élevés des céréales amplifient les fragilités alimentaires et
pèsent de plus en sur les finances publiques, la diminution des coûts de gestion de
filière par une logistique optimisée trouve un nouvel écho. De surcroît, cette volatilité
retrouvée des cours des céréales conduit les États à vouloir en atténuer les effets sur
leurs périmètres nationaux. En effet, si la détention de stocks ne permet pas aux
États de se protéger totalement des tumultes des marchés internationaux, elles peu-
vent, premièrement, constituer un outil pour éviter les risques de rupture d’appro-
visionnement (et donc empêcher d’ajouter de la volatilité nationale à de la volatilité
importée) et, deuxièmement, assurer aux États une certaine flexibilité dans les stra-
tégies d’approvisionnement afin de profiter de situations de prix bas ou, au contraire,
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 153

d’amortir une situation de prix très élevés. Ces préoccupations ont été mises en avant
lors du sommet du G20, qui s’est tenu à Paris les 22 et 23 juin 2011, où la question
de la liaison entre les stocks alimentaires et la volatilité des prix a été largement
débattue. Ce coup de projecteur a encouragé nombre de pays à poursuivre leurs
investissements dans les infrastructures de stockage. C’est dans cette optique que
l’Égypte, depuis le début des années 2000, a lancé un programme de construction
de cinquante nouveaux silos à l’intérieur du pays, en plus de l’amélioration du
stockage villageois et des infrastructures d’importation, afin de pouvoir stocker
l’équivalent de six mois de consommation (4,5 millions de tonnes). En Algérie, le
plan d’investissements publics 2010-2014 prévoit, outre un volet important sur le
développement des infrastructures, l’extension des capacités de stockage. Au Maroc,
la stratégie de développement n’est pas moins ambitieuse. Quant à la Tunisie, alors
qu’une véritable impulsion avait été donnée avant la révolution, le soufflet est main-
tenant retombé mais les besoins demeurent considérables.

Si elles sont souvent orientées par les forces publiques, ces stratégies de structura-
tion de filière impliquent également les opérateurs privés (négociants, meuniers,
semouliers, etc.) qui, lorsque l’État leur en offre la possibilité, investissent avec un
réel intérêt dans le stockage. Le but premier du transformateur n’est certes pas de
stocker (il est même plutôt enclin à réduire les charges liées au portage des stocks),
mais il pourra investir dans la filière afin de s’assurer un meilleur approvisionne-
ment. En Égypte par exemple, depuis l’émergence d’une filière du pain non sub-
ventionnée, les opérateurs privés investissent abondamment dans le stockage
portuaire ou à l’intérieur du pays. Au Maroc, l’État encourage l’investissement
dans les infrastructures de collecte par des subventions au stockage. Autant d’exem-
ples qui doivent conduire les gouvernements à s’interroger sur l’équilibre à trouver
entre sphères publiques et privées pour assurer l’approvisionnement alimentaire
des populations.

Assurément, les performances logistiques limitées dans la plupart des pays du sud
et de l’est de la Méditerranée (PSEM) posent un vrai problème en termes de sécurité
alimentaire. Plus globalement, elles handicapent le développement même de ces États.
La logistique s’est imposée comme un vecteur déterminant de la compétitivité éco-
nomique avec la globalisation du commerce. Capable de tirer vers le haut la crois-
sance d’un pays ou d’une entreprise, son efficacité repose sur les politiques publiques,
les investissements, les infrastructures, les transports, l’innovation et la formation.
Elle peut permettre de désenclaver certains territoires et d’en connecter davantage
avec le reste du pays ou du monde. En outre, la logistique doit de plus en plus, en
Méditerranée, intégrer les questions de durabilité environnementale. L’ancrage d’un
pays aux dynamiques de la mondialisation nécessite donc de posséder un certain
nombre de qualifications logistiques, à la fois dans la maîtrise du temps et dans la
gestion de l’espace. Pour franchir les étapes d’une telle ambition, la coopération
internationale, et en premier lieu celle située sur le plan des relations euro-méditer-
ranéennes, peut s’avérer bienvenue. Les pays méditerranéens devraient davantage
s’associer pour stimuler des synergies et rendre complémentaires leurs dispositifs
infrastructurels. Dire cela sur ce sujet précis, c’est répéter les conclusions des exper-
tises sur l’espace méditerranéen, que le CIHEAM avait résumées en 2008 dans son
154 MEDITERRA 2014

rapport de prospective (CIHEAM, 2008) en une formule simple mais qui reste cruel-
lement d’actualité : « s’associer ou s’affaiblir séparément ».

Conclusion
Outre l’écho donné sur le caractère passionnant des céréales et de leur commerce à
travers l’histoire (Collaert, 2013), ce chapitre avait un premier but, celui de remettre
les céréales au cœur des enjeux de la coopération euro-méditerranéenne, laquelle
devrait davantage se concentrer sur le développement des relations et des infrastruc-
tures liées à la sécurité alimentaire qui est une condition essentielle pour réussir la
transition économique et sociale de cette région (Breisinger et al., 2011 ; Sakala et
al., 2012). Région du globe la plus dépendante des approvisionnements extérieurs –
une tendance amenée à s’amplifier dans les années à venir –, la Méditerranée est
inévitablement contrainte de mieux contrôler le coût de ses achats céréaliers. Une
telle entreprise passe en priorité par la sécurisation des importations (capacités finan-
cières, relations avec les fournisseurs et les opérateurs du marché) et par l’optimi-
sation logistique de la filière.

Relever ce défi, capital pour les PSEM, c’est réduire les pertes, renforcer les capacités
de stockage, combler le déficit de production nationale, faciliter le transport des
grains et limiter la charge financière consacrée à l’achat des céréales. Si la prise de
conscience semble réelle depuis quelques années, la logistique nécessite de mobiliser
des moyens matériels dans la durée pour être à la fois efficiente, moderne et compé-
titive. Loin de pouvoir tout résoudre, elle peut contribuer à atténuer les risques
alimentaires et politiques, et, en rapprochant l’offre de la demande, fluidifier le
commerce des céréales tout en favorisant la coopération technique internationale. Il
y a là un domaine de partenariat mutuellement profitable entre les rives de la Médi-
terranée à imaginer.

Si l’Euro-Méditerranée reste une ambition géopolitique à long terme, chaque pas en


direction d’une plus grande solidarité multilatérale dans cet espace compte. La pro-
position, émanant de la 9e réunion ministérielle des États membres du CIHEAM orga-
nisée à Malte en septembre 2012, de développer un volet méditerranéen du système
AMIS est encourageante. En matière d’alimentation et de céréales, complémentarités
et responsabilités mériteraient de primer dans le débat euro-méditerranéen à l’heure
où les équilibres géo-économiques et agricoles de la planète sont en pleine recompo-
sition. Savoir produire mieux, pouvoir produire plus mais aussi décider pour qui
produire constituent trois dimensions d’une seule et même stratégie euro-méditerra-
néenne céréalière où le commerce et la logistique seraient perçus comme des leviers
en faveur de la sécurité alimentaire et de la stabilité géopolitique de cette région.
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 155

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