CI140159
CI140159
CI140159
COMMERCE ET LOGISTIQUE :
LE CAS DE LA FILIÈRE
CÉRÉALIÈRE
Sébastien Abis
CIHEAM-Secrétariat général
François Luguenot
Union InVivo, France
Pierre Rayé
Union InVivo, France
Explorer la route empruntée par les céréales en Méditerranée, c’est traverser le temps
et observer les dynamiques économiques dans une région au passé plurimillénaire
où les grains ont toujours été l’un des moteurs de l’histoire des sociétés, des puis-
sances et du commerce. C’est aussi parcourir des chemins complexes où une multi-
tude d’acteurs, de métiers et d’infrastructures se combinent pour donner corps à
une filière céréalière dont la dimension stratégique repose sur des déterminants à la
fois démographiques, géographiques, agronomiques, alimentaires, logistiques et
financiers. C’est enfin examiner les arcanes géopolitiques (Abis et Blanc, 2012) liées
à l’accélération de la mondialisation agricole et de la financiarisation des marchés
de matières premières vitales.
Il n’est évidemment pas envisageable de revenir sur l’ensemble des questions qui
gravitent autour du commerce des céréales en Méditerranée. L’objectif de ce chapitre
est de mettre l’accent sur l’acuité de la problématique logistique à laquelle la filière
céréalière est de plus en plus exposée dans un contexte global de fortes tensions sur
les marchés agricoles et de hausse des besoins alimentaires. Après avoir rappelé
quelques fondamentaux sur le commerce des grains et son évolution, ce chapitre se
focalisera essentiellement sur les pays situés sur la rive sud de la Méditerranée, grands
importateurs de céréales, et dans lesquels l’amélioration logistique constitue un enjeu
majeur.
140 MEDITERRA 2014
Inévitablement, ces écarts entre ce que la terre produit et ce que le monde consomme
se répercutent sur les marchés. Même si un hectare de céréales sur six seulement
participe aux échanges commerciaux internationaux, une mauvaise récolte dans l’un
des greniers à grains de la planète a des conséquences immédiates sur les marchés.
Dans le cas du blé, c’est environ 20 % de la production qui est échangée et jusqu’à
35 % pour le soja. Comme en 2007 et en 2010, les marchés ont été particulièrement
agités durant l’été 2012 : la sécheresse qu’ont connu les États-Unis et les plaines
russes a donné un sérieux coup de chaud aux prix des céréales : entre mai et
août 2012, le cours du blé a bondi de 40 % et celui du maïs de 30 %. Des prix qui
s’inscrivent dans une tendance haussière, assortie de fortes variations, constituent
de puissants facteurs d’attraction pour le capital-risque. Si le mouvement de finan-
ciarisation des marchés agricoles existe depuis de nombreuses années, il s’est accéléré
avec la libéralisation des politiques publiques depuis les années 1980 et se complexifie
depuis le déclenchement en 2007 de la crise économique internationale (Valluis,
2013). Cela dit, n’oublions pas qu’il est tout aussi important de suivre l’évolution
du thermomètre que de chercher un remède. En effet, la vindicte s’abat fréquemment
sur des spéculateurs qui seraient la source de tous les maux ; or le vrai problème est
que la planète ne produit pas suffisamment de céréales pour faire face à la demande.
La situation d’incertitude qui s’ensuit attire les spéculateurs et accroît donc les risques
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 141
de variations très fortes des prix. L’afflux vertigineux de liquidités lié à la monéti-
sation des dettes astronomiques des pays développés conduit le plus souvent les
financiers à identifier de nouveaux secteurs d’investissement : les « coupables » ne
sont pas nécessairement ceux que l’on croit... Face à ce renchérissement et à cette
variabilité accrue des cours, les agences onusiennes, notamment, se sont inquiétées
des retombées potentielles sur les pays importateurs et les populations pauvres du
monde. Ces tensions sur les prix révèlent également les carences de la régulation des
marchés agricoles, malgré la mise en place par le G20, sous l’égide de l’Organisation
des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), du dispositif AMIS
en 2011. Ce système d’informations sur l’état des productions, des consommations
et des stocks de céréales est censé prévenir les crises1, afin, lorsqu’elles surgissent,
d’en atténuer les effets.
À long terme, les institutions internationales ne font pas de mystère sur les solutions
à apporter : la FAO et l’Organisation de coopération et de développement écono-
miques (OCDE) estiment que la production agricole devra augmenter de 60 % à
l’horizon 2050 (FAO et OCDE, 2012) ! Or cette augmentation sera contrainte par
une possibilité limitée d’extension des surfaces cultivées, là où la très grande majorité
des terres arables est d’ores et déjà exploitée (en Afrique du Nord et au Moyen-Orient
[ANMO] notamment). Les deux organisations considèrent donc que la hausse de la
production devra passer par une amélioration de la productivité. Dans cette pers-
pective, elles préconisent d’investir dans la recherche, de soutenir les petites exploi-
tations et surtout de réduire les pertes. Ni la conquête foncière ni l’amélioration des
rendements locaux n’étant en mesure de répondre seuls à l’accroissement des besoins,
le dernier point (la réduction des pertes) est au cœur des enjeux de la filière céréalière
en Méditerranée car la problématique logistique représente sans doute le principal
levier de croissance du volume disponible dans la région. Le commerce et l’optimi-
sation des infrastructures seront les moteurs d’une meilleure sécurité alimentaire et
céréalière.
1 - Le Système d’information sur les marchés agricoles (ou AMIS pour Agricultural Market Information System) est un
système d’agrégation des données statistiques sur l’état du commerce céréalier mis en place à l’initiative du G20,
alors présidé par la France, en 2011. Il doit en premier lieu permettre d’améliorer la transparence des marchés de
denrées agricoles, grâce à l’établissement d’une base de données, dont les informations sont alimentées par des projets
locaux. AMIS a également pour rôle d’encourager la coordination des actions politiques/publiques face aux incerti-
tudes de marché, rendue possible par un système d’alerte, ou Forum de réaction rapide, en cas de constat de conditions
anormales sur les marchés.
2 - Algérie, Bahreïn, Égypte, Émirats arabes unis, Iran, Irak, Israël, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Oman, Qatar,
Arabie Saoudite, Syrie, Turquie et Yémen. Ces pays regroupent environ 5 % de la population mondiale.
142 MEDITERRA 2014
Entre 1960 et 2011, dans la zone ANMO prise dans son ensemble, la multiplication
par trois de la production contraste avec la multiplication par six de la consomma-
tion de céréales. Ce phénomène s’explique par une demande humaine bien spéci-
fique. De nos jours encore, un Maghrébin consomme annuellement deux fois plus
de pain qu’un Européen et trois fois plus que la moyenne mondiale. Cette croissance
de la demande domestique repose aussi sur des besoins accrus en alimentation ani-
male. Les modifications des modes de vie dans les sociétés du sud et de l’est de la
Méditerranée n’ont pas épargné les assiettes, mieux garnies au début du XXIe siècle
que par le passé, avec une présence plus fréquente des produits carnés. Là encore,
le phénomène mondial s’est illustré en Méditerranée : quand la part des céréales
dédiée à nourrir le bétail n’était que de 1 % au début des années 1960, elle dépasse
actuellement les 30 %. Face à ces besoins intérieurs grandissants, les performances
agronomiques restent décevantes comparées à celles d’autres régions du monde.
De 1961 à 2010, la moyenne mondiale a progressé de 1 432 à 3 564 kilos par hectare
de terre récolté. Ce rendement est largement dépassé par l’Union européenne et
l’Amérique du Nord, tandis que ceux de la zone ANMO se situent en deçà ; certains
pays arabes connaissent même des rendements inférieurs à ceux de l’Afrique sub-
saharienne. Pour le Maroc et l’Algérie, le décrochage par rapport à la Chine est
saisissant alors qu’au début des années 1960 les rendements de ces pays étaient plus
proches. L’Égypte, dont l’intégralité des cultures est irriguée, constitue un cas isolé :
l’évolution de ses rendements céréaliers annuels suit à peu près celle de la France,
même si une légère diminution est constatée depuis le milieu de la décennie 2000.
Après le Japon, l’Égypte occupe la seconde place parmi les grands importateurs de
la planète (6 % du total importé). Ce taux de dépendance atteint plus de 85 % pour
le Liban, la Libye et la Jordanie. Si l’on s’en tient au blé, Le Caire prend même la
pole position des acheteurs internationaux, suivi par l’Algérie au 5e rang et par
d’autres pays arabes situés dans le top 25 de ce classement (Maroc, Irak, Turquie,
Tunisie, Libye, Yémen, Arabie Saoudite, Soudan). Depuis 2008-2009, ce sont en
moyenne 45 millions de tonnes de blé qui sont importées par les pays de la région
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 143
En croisant ces quantités importées avec le prix moyen d’une tonne de céréales, on
saisit l’ampleur de la facture économique d’une telle dépendance aux marchés inter-
nationaux. Pour ne prendre que l’exemple des pays d’Afrique du Nord3, où le taux
de couverture céréalier n’a que très rarement dépassé la barre symbolique des 50 %
depuis la décennie 1980, le montant des achats s’est élevé à environ 12 milliards de
dollars en 2012. Ce poids céréalier dans la balance des paiements devient pour ces
nations difficilement supportable (Hallam et Balbi, 2012) ; surtout si l’on ajoute le
montant des subventions alimentaires (dont la plupart sont orientées vers les céréales
pour la fabrication du pain) et si l’on tient compte des marges économiques rétrécies
dont elles disposent depuis le déclenchement des révoltes arabes début 2011. Dans
le cas de l’Égypte, l’impératif alimentaire et la garantie financière des organismes en
charge des importations sont même au cœur des discussions visant à faire appel à
l’aide extérieure depuis la révolution de février 2011, et notamment au Fonds moné-
taire international (FMI). En outre, le pain, nourriture incontournable, possède une
forte charge culturelle et religieuse (Essid, 2012), et constitue un enjeu déterminant
dans les relations entre le peuple et le pouvoir. Aussi faut-il souligner la menace de
cyclones sociopolitiques autour de la question des céréales et des insécurités alimen-
taires en Méditerranée (Abis, 2012 ; Zurayk, 2011). Même si le faisceau de causalités
est large, il est impossible d’écarter ces vulnérabilités des facteurs explicatifs ayant
contribué aux mouvements de révoltes qui traversent le monde arabe depuis 2011.
Les pays sont appelés à revoir leurs stratégies agricoles et à réintégrer fortement la
composante alimentaire dans leurs objectifs de sécurité nationale. Résistant aux aléas
institutionnels et politiques, le besoin de nourriture d’une population oblige les
décideurs à rechercher toutes les parades possibles pour atténuer les risques. Même
si le recours aux approvisionnements extérieurs est un processus irréversible, des
leviers peuvent être activés en matière de production nationale et surtout d’efficience
de la chaîne alimentaire. Plutôt que de s’épuiser dans une quête désespérée d’aug-
mentation de la production nationale, la productivité d’une très grande majorité de
pays de la région ANMO peut sans aucun doute s’accroître dans les années à venir
si des moyens financiers et humains sont dédiés au secteur agricole. Mieux, en
3 - Algérie, Égypte, Libye, Maroc et Tunisie. Ces cinq pays regroupent 2 % de la population mondiale.
144 MEDITERRA 2014
cherchant à réduire les pertes et les gaspillages, ces pays peuvent reconquérir des
parts de souveraineté. Si l’autonomie alimentaire est un concept anachronique, l’opti-
misation des filières et le renforcement des capacités de stockage peuvent en revanche
contribuer à améliorer la sécurité alimentaire de ces pays.
Rares sont ceux qui disposent de volumes céréaliers suffisants pour en exporter une
partie. Certains, comme l’Inde, y parviennent occasionnellement ou, comme la Russie,
plus régulièrement, à condition que les récoltes aient bénéficié de la clémence du
climat et que la performance logistique soit au rendez-vous. D’autres nations sont en
capacité d’approvisionner chaque année le reste de la planète. C’est le cas des États-
Unis, du Canada et de la France. Or, avec des stocks qui tendent à baisser, les fluc-
tuations des capacités exportatrices avivent toutefois, de plus en plus souvent, les
tensions sur les marchés. Alors que la demande mondiale croît régulièrement, les
productions et les quantités exportées connaissent des courbes bien moins linéaires.
Les prix, plus élevés et plus fluctuants que par le passé, conditionnent de plus en plus
le commerce des céréales. En Méditerranée comme dans le reste du monde, la compé-
tition géostratégique entre puissances céréalières s’exacerbe derechef (Abis, 2012).
En conséquence, les acheteurs font jouer la concurrence sur tous les fronts : qualité
des récoltes et structure tarifaire (prix des grains, du fret maritime, assurances, etc.),
mais aussi réactivité logistique, capacités de chargement des navires ou encore accom-
pagnement diplomatique (le pouvoir que procure le commerce des grains, vieux
comme le monde, reste d’actualité). Résultat, la liste des pays qui exportent des
céréales en direction de la zone ANMO s’élargit. Avec environ 35 millions de tonnes
en 2011-2012, la région du pourtour de la mer Noire a assuré à cette date près du
tiers des exportations mondiales de blé. Ainsi, l’Ukraine remporte de plus en plus
souvent les appels d’offres lancés par la Tunisie, le Maroc, le Liban ou la Jordanie,
alors que le Kazakhstan conforte d’année en année sa place de premier exportateur
mondial de farine. Quant à la Russie, outre ses liens spécifiques entretenus avec la
Syrie, c’est surtout en direction de l’Égypte que sa stratégie commerciale s’est
déployée : plus de la moitié des approvisionnements égyptiens en blé se sont effectués
auprès de Moscou ces dernières années. On comprend mieux pourquoi la Russie
décide actuellement de moderniser les installations portuaires de la mer Noire :
Moscou sait pertinemment que l’amélioration de son outil logistique lui permettra
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 145
Si les céréales sont souvent appréhendées et traitées comme une matière première
banalisée, leur fongibilité n’est cependant pas absolue. Cette problématique qualita-
tive trouve un nouvel écho lorsqu’on la replace dans la perspective du commerce
international : si un meunier français sait parfaitement tirer profit d’un blé français,
ce ne sera pas forcément le cas pour un meunier turc, égyptien ou libyen. Cette
problématique est partagée par les exportateurs et les importateurs : pour le pro-
ducteur, l’enjeu sera à la fois de maximiser la productivité de ses hectares et de
valoriser sa production sur le marché national ou à l’exportation ; l’acheteur ou
l’importateur devra quant à lui trouver au meilleur prix une marchandise qui
répondra à ses besoins. Par exemple, si la qualité des récoltes s’avère inadaptée à
l’exportation (ce qui est éminemment lié aux conditions météorologiques lors de la
récolte et reste donc imprévisible), les engagements commerciaux seront difficiles à
respecter. Les puissances qui voudront continuer à jouer un rôle significatif sur les
4 - La France, qui produit environ 35 millions de tonnes de blé chaque saison, écoule entre 15 et 18 millions de tonnes
pour l’exportation. La moitié de ces volumes est dirigée vers les pays tiers, aux premiers rangs desquels se trouvent
l’Algérie, le Maroc et l’Égypte. En agrégeant les données, il apparaît que, en moyenne au cours des récentes campagnes
de commercialisation, 15 à 20 % du blé produit en France est débarqué sur les rives de la Méditerranée du Sud. Un
tiers des exportations totales de blé français, sur le marché communautaire et mondial, est destiné à l’Afrique du
Nord.
5 - Il faut ici rappeler que Rouen est le premier terminal portuaire céréalier d’Europe, avec des chargements d’environ
8 millions de tonnes à chaque campagne de commercialisation. Deux tiers de ces exportations sont dirigées vers
l’Afrique du Nord.
146 MEDITERRA 2014
rives sud et est du bassin méditerranéen devront tenir compte de cahiers des charges
plus exigeants pour les productions nationales et nécessitant des adaptations que ces
nations exportatrices mobiliseront à des fins à la fois économiques et géostratégiques.
Or, la compétition internationale sur le plan de la qualité s’intensifie et une filière
d’exportation ne peut faire l’économie d’une réorganisation en vue de répondre aux
besoins ou tout du moins aux demandes de ses clients. Ce qui était vrai hier dans
le contexte de guerre froide (Morgan, 1979), où la bataille idéologique prédominait,
le sera encore demain dans un monde où la géopolitique des ressources vitales et
les rivalités pour l’accès à l’alimentation vont s’accentuer.
Si cet aspect qualitatif (et sanitaire) occupe le quotidien des négociants, des acheteurs
et des importateurs de la planète, d’autres risques ont tendance à se multiplier :
risque de prix (prix unitaire et taux de change), mais aussi risque de contrepartie.
La gestion des opérations commerciales devient ainsi de plus en plus délicate. Dans
cette perspective, les relations de confiance entre vendeurs et acheteurs – et donc,
par extension, entre pays exportateurs et pays importateurs – sont mises à rude
épreuve. Les engagements commerciaux pluriannuels, l’accompagnement technique
sur le plan infrastructurel et l’ajustement constant des productions en fonction des
besoins évolutifs des clients constitueront des éléments décisifs pour une coopération
céréalière marquée du double sceau du commerce et du développement. En somme,
les relations humaines resteront décisives dans la pratique de ces métiers liés au
grain. Doit-on y voir un facteur stimulant pour les rapports euro-méditerranéens ?
Logistique et commerce :
leviers indissociables du renforcement
de la sécurité alimentaire en Méditerranée
La logistique est le corolaire naturel et nécessaire des marchés céréaliers. La récon-
ciliation entre production et besoins alimentaires a de tout temps constitué un enjeu
crucial pour le développement des sociétés et leur approvisionnement alimentaire.
Déjà, les empires romains et égyptiens se sont bâtis autour de leur suprématie agri-
cole et de leur capacité à nourrir leurs armées. Le port d’Ostie jouait un rôle logis-
tique fondamental pour répondre au défi céréalier de la ville de Rome, dont le tiers
des approvisionnements alimentaires venait des territoires nord-africains. Les
Romains n’avaient pas uniquement inventé un modèle standardisé pour les camps
de l’armée, les routes ou les places urbaines. Ils ont aussi inventé un modèle type de
grenier pour stocker physiquement leurs grains (les horreum), conscients de l’impor-
tance du produit pour assurer la paix sociale dans la cité (Fraser et Rimas, 2010).
Ensuite, une forte dimension temporelle doit être appréhendée : la plupart des
céréales sont récoltées une fois par an, alors qu’elles sont consommées quotidien-
nement. Une filière efficace doit être en mesure de créer des tampons pour juguler
et assurer une distribution continue toute l’année. S’ajoute une dimension qualita-
tive : les céréales stockées restent des matières vivantes et leur intégrité doit être
conservée afin qu’elles restent consommables dans la durée.
mondial de blé, qui était inférieur à 50 millions de tonnes au début des années 1960,
dépasse aujourd’hui les 130 millions de tonnes. Sur la même période, le commerce
de maïs est passé de quelque 20 millions de tonnes à 90 millions de tonnes. Or, le
commerce international de céréales nécessite des infrastructures portuaires adaptées
(avec un tirant d’eau suffisant pour accueillir les bateaux), des installations pour
charger et décharger les navires (grues, crapauds, suceuses, convoyeurs, transpor-
teurs, etc.), des installations de stockage qui permettent de maximiser le transit, des
contrôleurs qui assurent la qualité des chargements et des déchargements. L’établis-
sement de telles infrastructures concerne les ports d’importation comme d’exporta-
tion, sachant que leur efficience dépendra de la qualité de leur connexion avec le
réseau intérieur.
Source : InVivo.
Pour appréhender les inefficiences qui peuvent exister dans certains pays, tentons
de dessiner la situation idéale à atteindre pour une politique d’approvisionnement
en céréales. Celle-ci verrait le pays importateur en mesure d’accueillir dans ses ports
des bateaux de très grande taille (60 à 90 kilotonnes) afin de minimiser le coût de
fret ; il lui faudrait ensuite être capable d’assurer un déchargement rapide des navires
afin de limiter le temps d’escale, grâce à des installations portuaires de pointe et des
capacités de stockage suffisamment dimensionnées ; enfin, un réseau de transport
intérieur (routier et ferroviaire) efficient permettrait d’approvisionner efficacement
les industries de première transformation ou des centres de stockage intérieur. Natu-
rellement, les pertes seraient minimisées au cours du transit de la marchandise et
les conditions de financement optimisées grâce au bon fonctionnement du système
bancaire. En outre, une logistique optimisée limiterait les risques de ruptures
d’approvisionnement et, par là, la volatilité sur les marchés locaux et les besoins de
conserver des stocks de sécurité, ce qui de facto réduirait les coûts financiers de
gestion de la filière.
Ce contexte explique la véritable lutte pour le contrôle de la collecte dans les pays
producteurs que se livrent aujourd’hui les sociétés de négoce international avec, par
exemple, le rachat de Viterra au Canada par Glencore, celui de Gavilon collecteur aux
États-Unis par le négociant japonais Marubeni ou le rachat de GrainCorp en Australie
par ADM. Elle s’accompagne de fait du développement des capacités de stockage pour
« capter » la production céréalière. Car l’enjeu est bien là : il faut aller chercher la
production toujours plus loin et développer les outils pour la livrer, à moindre coût,
où l’on en a besoin. Parallèlement, les pays exportateurs s’activent pour mettre en
œuvre de vastes projets d’investissements dans les infrastructures logistiques, avec
l’objectif d’optimiser progressivement la compétitivité des filières céréalières d’expor-
tation. Les États-Unis ont ainsi misé sur le déploiement de structures ferroviaires
impressionnantes capables de gérer des trains d’une longueur de plusieurs kilomètres.
Au Brésil, le président Lula avait dégagé des lignes d’investissement massives au début
des années 2000 pour réduire les goulets d’étranglement logistique et améliorer les
infrastructures portuaires. En France, le seul port de Rouen, premier terminal euro-
péen d’exportations de céréales, bénéficiera d’investissements publics de l’ordre de
350 millions d’euros entre 2009 et 2015, afin notamment de pouvoir accueillir des
bateaux de taille plus importante. En Russie enfin, les projets fleurissent pour améliorer
les infrastructures portuaires des mers Noire, d’Azov, Caspienne ou même celles de la
façade baltico-arctique. Toutes ces dynamiques s’inscrivent dans un contexte mondial
qui voit se multiplier les jeux de pouvoir et de rivalité autour du contrôle des matières
premières. Les céréales, avec d’autres produits alimentaires, se situent au centre de
cette nouvelle géopolitique des ressources (Lee et al., 2012).
150 MEDITERRA 2014
En outre, ce besoin de massifier les flux s’accroît avec l’allongement des distances à faire
parcourir aux céréales. Si, pour le blé, la proximité des greniers à grains européens (mer
Noire, Union européenne) ont longtemps permis de gérer les importations par petits
volumes, les besoins accrus en fourrages pour nourrir les animaux nécessitent
aujourd’hui de recourir à des origines plus lointaines. Il est ainsi difficile d’ignorer les
États-Unis ou l’Amérique du Sud lorsque l’on cherche à importer du maïs ou, plus
encore, du soja et ses coproduits. Cette problématique est atténuée par le faible coût du
fret. Depuis quatre ans, le marché du transport maritime de matières sèches est en
situation de surcapacité dans un contexte économique mondial difficile et la morosité
des prix reste la norme. Il faut cependant garder à l’esprit que le secteur connaît une
grande cyclicité. Rappelons qu’au début de l’année 2008, alors que le prix des céréales
tutoyait des sommets, le taux de fret entre Rouen et Alger atteignait les 40 dollars par
tonne quand, en 2013, il ne dépasse guère que les 20 dollars. En 2007-2008, cette sur-
chauffe du prix du fret maritime vint accentuer la violence de la hausse des prix que nous
observions sur le marché des grains. L’histoire peut se répéter, et le meilleur moyen pour
les pays importateurs de se prémunir contre ce type de situation est d’optimiser leur
capacité à recevoir et à décharger les bateaux afin de les libérer le plus rapidement
possible.
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 151
Plus largement, ces questions doivent être replacées sur la toile de fond stratégique
du bassin méditerranéen, caractérisée par des insécurités alimentaires croissantes et
des inquiétudes de plus en plus vives. Dans cette région, les politiques agricoles et
alimentaires constituent des piliers centraux des politiques sociales. L’intervention
de l’État est très importante, souvent à la hauteur des subventions alimentaires. Dans
un contexte où les prix élevés des céréales amplifient les fragilités alimentaires et
pèsent de plus en sur les finances publiques, la diminution des coûts de gestion de
filière par une logistique optimisée trouve un nouvel écho. De surcroît, cette volatilité
retrouvée des cours des céréales conduit les États à vouloir en atténuer les effets sur
leurs périmètres nationaux. En effet, si la détention de stocks ne permet pas aux
États de se protéger totalement des tumultes des marchés internationaux, elles peu-
vent, premièrement, constituer un outil pour éviter les risques de rupture d’appro-
visionnement (et donc empêcher d’ajouter de la volatilité nationale à de la volatilité
importée) et, deuxièmement, assurer aux États une certaine flexibilité dans les stra-
tégies d’approvisionnement afin de profiter de situations de prix bas ou, au contraire,
Commerce et logistique : le cas de la filière céréalière 153
d’amortir une situation de prix très élevés. Ces préoccupations ont été mises en avant
lors du sommet du G20, qui s’est tenu à Paris les 22 et 23 juin 2011, où la question
de la liaison entre les stocks alimentaires et la volatilité des prix a été largement
débattue. Ce coup de projecteur a encouragé nombre de pays à poursuivre leurs
investissements dans les infrastructures de stockage. C’est dans cette optique que
l’Égypte, depuis le début des années 2000, a lancé un programme de construction
de cinquante nouveaux silos à l’intérieur du pays, en plus de l’amélioration du
stockage villageois et des infrastructures d’importation, afin de pouvoir stocker
l’équivalent de six mois de consommation (4,5 millions de tonnes). En Algérie, le
plan d’investissements publics 2010-2014 prévoit, outre un volet important sur le
développement des infrastructures, l’extension des capacités de stockage. Au Maroc,
la stratégie de développement n’est pas moins ambitieuse. Quant à la Tunisie, alors
qu’une véritable impulsion avait été donnée avant la révolution, le soufflet est main-
tenant retombé mais les besoins demeurent considérables.
Si elles sont souvent orientées par les forces publiques, ces stratégies de structura-
tion de filière impliquent également les opérateurs privés (négociants, meuniers,
semouliers, etc.) qui, lorsque l’État leur en offre la possibilité, investissent avec un
réel intérêt dans le stockage. Le but premier du transformateur n’est certes pas de
stocker (il est même plutôt enclin à réduire les charges liées au portage des stocks),
mais il pourra investir dans la filière afin de s’assurer un meilleur approvisionne-
ment. En Égypte par exemple, depuis l’émergence d’une filière du pain non sub-
ventionnée, les opérateurs privés investissent abondamment dans le stockage
portuaire ou à l’intérieur du pays. Au Maroc, l’État encourage l’investissement
dans les infrastructures de collecte par des subventions au stockage. Autant d’exem-
ples qui doivent conduire les gouvernements à s’interroger sur l’équilibre à trouver
entre sphères publiques et privées pour assurer l’approvisionnement alimentaire
des populations.
Assurément, les performances logistiques limitées dans la plupart des pays du sud
et de l’est de la Méditerranée (PSEM) posent un vrai problème en termes de sécurité
alimentaire. Plus globalement, elles handicapent le développement même de ces États.
La logistique s’est imposée comme un vecteur déterminant de la compétitivité éco-
nomique avec la globalisation du commerce. Capable de tirer vers le haut la crois-
sance d’un pays ou d’une entreprise, son efficacité repose sur les politiques publiques,
les investissements, les infrastructures, les transports, l’innovation et la formation.
Elle peut permettre de désenclaver certains territoires et d’en connecter davantage
avec le reste du pays ou du monde. En outre, la logistique doit de plus en plus, en
Méditerranée, intégrer les questions de durabilité environnementale. L’ancrage d’un
pays aux dynamiques de la mondialisation nécessite donc de posséder un certain
nombre de qualifications logistiques, à la fois dans la maîtrise du temps et dans la
gestion de l’espace. Pour franchir les étapes d’une telle ambition, la coopération
internationale, et en premier lieu celle située sur le plan des relations euro-méditer-
ranéennes, peut s’avérer bienvenue. Les pays méditerranéens devraient davantage
s’associer pour stimuler des synergies et rendre complémentaires leurs dispositifs
infrastructurels. Dire cela sur ce sujet précis, c’est répéter les conclusions des exper-
tises sur l’espace méditerranéen, que le CIHEAM avait résumées en 2008 dans son
154 MEDITERRA 2014
rapport de prospective (CIHEAM, 2008) en une formule simple mais qui reste cruel-
lement d’actualité : « s’associer ou s’affaiblir séparément ».
Conclusion
Outre l’écho donné sur le caractère passionnant des céréales et de leur commerce à
travers l’histoire (Collaert, 2013), ce chapitre avait un premier but, celui de remettre
les céréales au cœur des enjeux de la coopération euro-méditerranéenne, laquelle
devrait davantage se concentrer sur le développement des relations et des infrastruc-
tures liées à la sécurité alimentaire qui est une condition essentielle pour réussir la
transition économique et sociale de cette région (Breisinger et al., 2011 ; Sakala et
al., 2012). Région du globe la plus dépendante des approvisionnements extérieurs –
une tendance amenée à s’amplifier dans les années à venir –, la Méditerranée est
inévitablement contrainte de mieux contrôler le coût de ses achats céréaliers. Une
telle entreprise passe en priorité par la sécurisation des importations (capacités finan-
cières, relations avec les fournisseurs et les opérateurs du marché) et par l’optimi-
sation logistique de la filière.
Relever ce défi, capital pour les PSEM, c’est réduire les pertes, renforcer les capacités
de stockage, combler le déficit de production nationale, faciliter le transport des
grains et limiter la charge financière consacrée à l’achat des céréales. Si la prise de
conscience semble réelle depuis quelques années, la logistique nécessite de mobiliser
des moyens matériels dans la durée pour être à la fois efficiente, moderne et compé-
titive. Loin de pouvoir tout résoudre, elle peut contribuer à atténuer les risques
alimentaires et politiques, et, en rapprochant l’offre de la demande, fluidifier le
commerce des céréales tout en favorisant la coopération technique internationale. Il
y a là un domaine de partenariat mutuellement profitable entre les rives de la Médi-
terranée à imaginer.
Bibliographie
Abis (S.) (2012), Pour le futur de la Méditerranée : l’agriculture, Paris, L’Harmattan, coll.
« La bibliothèque de l’IREMMO.
Abis (S.) (2012), « Géopolitique du blé en Méditerranée », Futuribles, 387, Paris, juillet-
août, p. 65-82.
Abis (S.) et Blanc (P.) (dir.) (2012), « Agriculture et alimentation : des champs géopo-
litiques de confrontations au XXIe siècle », Cahier du Club Déméter, 13, février.
Alexandratos (N.) et Bruinsma (J.) (2012), « World Agriculture Towards 2030-2050 :
The 2012 Revision », ESA Working Paper, 12-03, Rome, FAO.
Breisinger (C.), Ecker (O.) et Al-Riffai (P.) (2011), « Economics of the Arab Awakening :
From Revolution to Transformation and Food Security », IFPRI Policy Brief, 18, Was-
hington (D. C.), mai.
Collaert (J.-P.) (2013), Céréales. La plus grande saga que le monde ait vécue, Paris, Éditions
rue de l’Échiquier.
CIHEAM (dir.) (2008), Mediterra 2008. Les futurs agricoles et alimentaires en Méditer-
ranée, Paris, Presses de Sciences Po-CIHEAM.
Hallam (D.) et Balbi (L.) (2012), « Cereals Price Volatility and Food Security in the
Mediterranean Area », CIHEAM Watch Letter, 23, décembre.
FAO et OCDE (2012), FAO-OECD Joint Report. Increased productivity and a more sus-
tainable food system will improve global food security. Agricultural Outlook 2012-2021,
Rome et Paris, FAO et OCDE, juillet.
FAO et Banque mondiale (2012), The Grain Chain Food Security and Managing Wheat
Imports in Arab Countries. Joint Report, Rome et Washington (D. C.), FAO et Banque
mondiale, mars.
Fraser (E. D. G.) et Rimas (A.) (2010), Empires of Food. Feast, Famine and the Rise and
Fall of the Civilizations, Croydon, Arrow Books.
Lee (B.), Preston (F.), Kooroshy (J.), Bailey (R.) et Lahn (G.) (2012), Resources Futures.
A Chatham House Report, Londres, Chatham House, décembre.
Lerin (F.) (1986), Céréales et produits céréaliers en Méditerranée, Actes du colloque orga-
nisé à Rabat du 6 au 8 mars 1985, Montpellier, CIHEAM, coll. « Options méditer-
ranéennes », série « Études ».
Morgan (D.) (1979), Les Géants du grain, Paris, Seuil.
Riabko (N.) (2012), « Cereal Powers of the Black Sea and the Mediterranean Basin »,
CIHEAM Watch Letter, 23, décembre.
Sakala (Z.), Kolster (J.) et Matondo-Fundani (N.), « L’économie politique de la sécurité
alimentaire en Afrique du Nord », Note économique de la Banque africaine de dévelop-
pement (BAD), octobre.
Valluis (B.) (dir.) (2013), « Agriculture et finances : quelles régulations pour une alloca-
tion optimale des capitaux ? », Cahier du Club Déméter, 14, mars.
156 MEDITERRA 2014