Elsea

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Elséa

Par Anthony GAVARD

Un mois s'est écoulé depuis cette nuit où j'ai scellé ma vie en la rencontrant.

Le jour se lève. Les quelques rares rayons de soleil dépassant des toits des
immeubles voisins m'éclairent de leur lueur blafarde à travers l'épaisseur de crasse qui
tapisse ma fenêtre. Leur douce chaleur consume pourtant mon visage aussi sûrement
que la flamme vive d’un bûcher. Ma peau est si pâle.

Sur ma droite, mon radioréveil s'obstine à inscrire en chiffres de sang un temps


qui ne compte plus pour moi. Comme chaque matin depuis que je l'ai rencontrée, je
commence par croire que tout ceci n'a été qu'un rêve. Comment pourrait-il en être
autrement ? Sa main se pose alors sur mon torse, aussi brûlante qu'une pluie d'hiver. A
son contact glacé je laisse échapper un cri de silence. Elle est étendue près de moi, la
tête à demi enfouie dans l'oreiller et m'observe au travers d'une mèche de ses cheveux
couleur d'ébène. Son parfum me parvient, doux, étrange, enivrant. Il me rappelle les
senteurs de mon enfance, fragrances éparses surgissant de mes souvenirs comme de
vieux fantômes. Quelque chose d’autre aussi, de plus ancien, quelque chose de plus
dérangeant, et dont je ne veux rien savoir.

Elle me sourit, et je veux croire qu'elle m'aime. Tandis que je la regarde, cette
question revient me hanter : Qui est-elle ? Cela n'a plus d'importance. Je me contente de
tourner la tête vers la fenêtre pour regarder les derniers efforts du soleil qui se hisse au-
dessus de la barrière de béton, sachant que bientôt je ne pourrais plus. La tache
lumineuse s’auréole doucement sur ma poitrine (là où coure une ligne de chair en voie
de cicatrisation) et ses rayons me réchauffe – un peu trop d’ailleurs, je les sens traverser
ma peau. Elle a retiré sa main et je sais qu'elle est partie. Elle ne va pas revenir avant la
nuit, maintenant. Je ferme les yeux et m’abandonne pour fuir tout cela. Vaine espérance:
elle continue d’errer inlassablement dans mon esprit. Sous mes yeux impuissants à
contenir l’obscurité se déroule à nouveau cet instant magique, hors du temps, comme
autant de reflets que font deux miroirs se faisant face, indéfiniment.

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J'errais dans le métro plus que je ne m'y promenais. Je n'étais pas ivre, mais
l'alcool exerçait sur moi sa douce emprise, emplissant ma tête d'une brume de coton. Je
débouchais sur le quai espérant que ce n'était pas le dernier train que je venais
d’entendre partir. Sur ma droite, un clochard était affalé sur quatre sièges. Son sac lui
servait d'oreiller et une couverture écossaise jetée sur lui le couvrait des mollets
jusqu’aux épaules, ne laissant dépasser qu’une main qui traînait sur le sol comme un
vieux câble sectionné. Sur le quai d'en face, un guitariste désoeuvré grattait son
instrument distraitement, apparemment indifférent à la conversation des plus animée
que tenait un homme sans âge avec le distributeur automatique de boissons.

Je m'installais sur un siège et renversais la tête en arrière, essayant d'échapper au


flot de mes pensées que l'alcool n'arrivait plus à arrêter. Je revoyais sans cesse ma mère,
hurlant dans sa cuisine que je ne ferai jamais rien de ma vie, agitant en l'air une spatule
en bois au rythme de ses mots, tandis que se superposait comme dans un film la liste des
reçus au baccalauréat sur laquelle mon nom ne figurait pas. Tout cela ricochait dans ma
tête. Les bruits du métro me parvenaient diffus, comme si quelqu'un les saupoudraient
au-dessus de moi. Le train est arrivé, me surprenant presque.

Le wagon était vide à l'exception d'un groupe de jeunes – quatre -, qui formaient
un cercle à deux rangées de moi. Ils parlaient bruyamment et lâchaient quelques rires
gras aussi plaisant à l'oreille que des rots sonores dans une église. Une phrase surgit à
ma mémoire : On est une bande de jeunes... On s'fend la gueule... et je souriais malgré
moi. Je m'asseyais discrètement, me faisant instinctivement aussi petit que possible,
transparent. C'est à ce moment là que je la vis au milieu d'entre eux et compris qu’elle
était la cible de leur excitation. Calme, une lueur d’amusement brillant au fond des
yeux, elle leur faisait face avec un aplomb suicidaire. Et soudain il n’y eu plus qu’elle.
Elle qui semblait plus réelle que tout le reste, cependant qu’étrangement, une part de
moi reniait son existence.

L'un d’eux essaya de la prendre par le bras pour l'attirer vers lui, faisant grogner
ses camarades d’un contentement proche de cochons se baignant dans leur auge. La
claque partit, cinglant l'air comme une détonation. Le garçon vacilla en arrière, et
s’ensuivit une seconde de silence, chacun essayant de comprendre ce qui venait de se
passer. Puis tout bascula très vite. La seconde suivante j'étais debout dans l'allée,
fondant sur eux en totale inconscience du danger, avant même de savoir que j’avais pris
la décision de le faire. La pensée m’effleura qu’une main invisible me tirait par le bras.
Je ne me serais jamais crût capable d’un tel acte.

Un cri : « Hey, mec ! Derrière toi ! », suivit d'un «Merde ! », lâché par un brun
au regard de fouine juste avant que mon poing ne s'écrase sur sa mâchoire dans un bruit
de bois cassé. Il partit en arrière, avant se courber en avant comme s'il voulait dégueuler
- sauf qu'à la place il cracha deux dents. Avant même qu'il ne se redresse, les autres
fonçaient déjà sur moi avec trois clics ! chacun correspondant à une lame qui jaillissait.
J'esquivais le premier... m'acculant entres deux rangées de sièges et devenant ainsi aussi
difficile à attraper qu'une pneumonie en plein hiver. Ils rangèrent leurs armes en
souriant - c'était déjà ça..., puis un poing vint dans ma direction. Je l'arrêtais net en le
bloquant avec mes avant-bras, permettant à un pied venu de nulle part de me frapper
violemment à l'estomac. Le souffle coupé, je m'écroulais à terre en me tenant le ventre
et m’apercevais enfin que ma main était en sang. Leurs ricanements tournaient autours

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de moi en une valse sinistre, alors que j'essayais de me relever, le corps secoué de
hoquets saccadés. « Voilà pour l’introduction, passons au développement ! », ricana le
plus grand d’entre eux, qui devait avoir un peu plus d’instruction… Deux mains me
saisirent par les bras et m'envoyèrent plonger tête la première vers une barre d'appui. Je
volais littéralement vers elle, les bras tendus comme pour l'embrasser, et la heurtait de
plein fouet dans un bruit sourd qui résonna dans mon crâne. La douleur explosa et une
myriade d'étoiles dansa devant mes yeux. Un goût métallique m'emplit la bouche, tandis
que je sentais le monde vaciller autour de moi. Allongé sur le dos, un œil fermé et
l'autre recouvert d'un voile rouge, j’attendis la suite des événements en suffocant - sans
avoir vraiment d'autres choix...- Je voyais celui que je supposais être le chef (il y en a
toujours un…) se tenir au-dessus de moi, un filet de bave brunâtre dégouttant de sa
lèvre coupée et maculant son t-shirt blanc d'un point d'exclamation sanglant.

« Qu'est-ce qu'on fait de lui ? », demanda une voix haletante où pointait une
excitation mal contenue. « J'ai ma petite idée là-dessus... », répondit Lèvre Fendue, une
lueur malveillante au fond de ses yeux de fouine. De nouveau un clic ! Des bruits de
vêtements qu’on déchire, puis une douleur qui annihile toutes les autres - la mère de
toute les douleurs, partant de mon bas-ventre pour envahir tout mon corps. Je me sentais
partir, et j’entendais les craquements sinistres qu’étaient leurs rires, des cris de corbeaux
affamés. Car c’est ce qu’ils sont. Une langue de chaleur vint s’ouvrir sur ma poitrine,
noyée par le trop plein de douleur que constituait le reste de mon corps, mais suffisante
pour me laisser penser que les choses sérieuses allaient commencer. Au milieu de moi
quelque chose se déchira, et les larmes jaillirent. De larmes de honte et d’impuissance,
tandis que je pensais « Alors c’est comme ça que ça se termine ? C’est ça ? C’est
vraiment ça, Le Dernier Jour De Ma Vie ? »

Des choses me soulevèrent un peu – sans soute des mains, allez savoir…, et
j’entrouvrais péniblement un œil sur un gros plan de Lèvre Fendue, souriant tant bien
que mal, et produisant de nouveaux craquements avec sa bouche dont j’essayais de
comprendre le sens, même si je sentais que l’idée générale ne signifiait rien de bon pour
moi. Soudain, tranchant toute réflexion, quelqu'un se trouvant hors de mon champ de
vision (lequel, il est vrai, était très restreint) avait beugler : « Kaisse t’veux toi ? T’as
peur qu’on t’oublie ? !», en terminant sa phrase par un croassement qui se voulait un
rire et qui termina sa carrière en hurlement. Suivit un bruit atroce - comme une voiture
passant sur un gros chat. Lèvre Fendue disparut de ma vue, jappant un «P’tain !»
étranglé. Des bruits de pas chaotiques. Des cris. Des coups qui résonnent. Des bruits
que je croyais n’avoir à entendre qu’au cinéma. Des cris. Bordel, mais qui pouvait crier
comme ça ? Le métro s'arrête, les portes s'ouvrent. Des pas se précipitent vers la sortie.
Encore des cris, d'autres personnes, cette fois.

« Ho, Mon Dieu ! Regardez ! », «Ecartez-vous, bon sang, ils ont des armes ! ».
Un cri de femme, des pas qui s'estompent. Des gens qui montent. «Ho, Mon Dieu ! »,
encore une fois... « Il y a du sang partout ! », puis un homme : « Tenez, il en reste un.»,
« Oui, mais dans quel état.», remarqua quelqu'un d'une voix étrangement détachée. Ce
fut le dernier mot que j’entendis avant de sombrer dans l'inconscience. A mon réveil,
ma tête me donna l'impression de vouloir exploser. J'ouvrais un œil, l'autre s'obstinant à
vouloir rester fermer, et prenait à peine attention au quelques personnes prostrée à
l'arrière du wagon et dont l’indifférence avait quelque chose de terrifiant. Certains me
dévisageaient, me portant l’intérêt qu’on réserve en général à un rat crevé.

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Mais pas Elle.

Elle était là, accroupie à coté de moi, et j’avais se sentiment incroyable d’être
important, de me sentir plus solide - non pas physiquement, mon corps étant à la torture,
mais… je ne sais pas… comme si le monde autour de nous n’avait que la consistance
d’une feuille de papier que j’aurais pu déchirer en tendant la main. J’essayais de la
lever, et ne réussit qu’à remuer péniblement les doigts ; alors elle me prit la main, et la
porta à hauteur de sa bouche, son sourire éclatant comme un feu d'artifice dans une nuit
d'été, et ses yeux comme des gouffres d’éternité dans lesquels je m’abîmais - ignorant le
sang dont elle était tachée, de même que ce petit bout de matière rosâtre qui restait
accroché à son épaule comme une sangsue. Le temps semblât alors se fissurer, créant
une faille hors de la réalité étouffante. La douleur s'atténuait (elle n'avait pas disparue,
mais était indistincte, lointaine). J'étais allongé et restais là à la contempler quand se
déclara en moi un sentiment d’une violence que je ne soupçonnait pas. Ses yeux
semblaient plonger au fond des miens, puiser dans mes pensées. Et pendant de longues
secondes ? Minutes ? Heures ? Je ne pus en détacher mon regard.

Je ne me rappelle plus ce que je lui ai dit et, en fait, je ne sais même pas si nous
avons parler (de même que je ne sais plus comment nous sommes rentrés). Je perds la
mémoire. La seule chose dont je me souvienne, c'est qu'elle était près de moi le
lendemain matin (juste avant que le soleil n'inonde la chambre de lumière) et que je ne
voulais plus la quitter. Son corps endormi près de moi avait la couleur du lait, et je fut
pris d’un sentiment compulsif de vouloir toucher sa peau. Puis j’ai fermé les yeux le
temps d’un battement de cœur quand une lame de lumière s’est posée sur eux, et elle
n’avait plus été là. Elle avait tout de l’apparence d’un rêve, mais étrangement, je savais
qu'elle allait revenir... dès la tombée de la nuit. Tout ce qui me restait d'elle était son
nom, tourbillonnant dans le maelström de mes incertitudes : Elséa... Alors je m’étais
levé, ignorant le picotement qui me démangeait le cou et passant distraitement un doigt
sur la petite tache couleur de rouille à la base de mon oreiller. Puis les jours ont défilés,
mais seules les nuits étaient importantes. J’ai commencé à sortir de moins en moins. Je
sentais la force - la vie - quitter progressivement mon corps, comme l'eau d'un robinet
mal refermé.

Maintenant je ne sors plus du tout, je ne bouge presque plus. Je ne vis plus que
pour la revoir. Je me sens partir, et pourtant... cela ne me fait pas peur. Peut-être parce
que plus rien ne me retient ici. Peut-être parce que je sais que je vais la rejoindre, que je
serais totalement avec elle - à elle. Peut-être parce que je sais maintenant que la mort
n'est pas une fin en soi. Peut-être...

Le soir est finalement venu. Elle est là. Il n'y a pas eu de bruit de clef dans la
serrure, pas de porte qui s'ouvre péniblement sur ses gonds mal huilés, pas de soupir de
soulagement que l'on pousse en arrivant chez soi après une dure journée. Mais je sais
qu'elle est là. Elle va venir près de moi. La voilà. Son visage blanc, éclairé par l'éclat de
la pleine lune, rayonne comme un soleil, comme un nouveau jour, une nouvelle

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naissance. Ses cheveux sombres comme l'infini retombent sur ses épaules. Ses yeux
bleus (n’étaient-ils pas noirs avant ?) me transpercent, je me sens flotter. Elle vient près
de moi. Je me contracte un peu, redoutant le contact de sa peau glacée autant que je le
désire. Elle me sourit. O mon Dieu, je me damnerai pour contempler ce sourire jusqu'à
la fin des temps. Elle se penche sur moi, tandis que deux éclats en forme de croissants
de lune étincellent dans sa bouche. Je ferme les yeux. La douleur/le plaisir m'arrache un
cri étranglé et je sens une larme perler. Qui es-tu, Elséa ? Qu’est-tu ? Je sais que je
t'aime, et je sais que tu m'aimes - ou du moins je le crois, alors c'est pareil... non ?

Anthony GAVARD
30 mars 2006
Paris

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