Éloge de La Trahison
Éloge de La Trahison
Éloge de La Trahison
2024 03:05
TTR
Traduction, terminologie, re?daction
Éloge de la trahison
In Praise of Treason
Alexis Nouss
Éditeur(s)
Association canadienne de traductologie
ISSN
0835-8443 (imprimé)
1708-2188 (numérique)
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Alexis Nouss
1
Je dois l'information à deux étudiants de mon séminaire de traduction
littéraire. Qu'ils en soient remerciés.
168
permis à la philosophie de s'établir dans une certaine universalité, du
moins le voulait-elle. Or, justement, la traduction, qui devrait ouvrir la
voie vers l'universalité, ne le permet pas, lexicalement et
conceptuellement. D'où sa connivence avec le relativisme de
l'épistémologie moderne et contemporaine, de Bachelard à Heisenberg,
Kuhn, Feyerabend, Morin ou Rorty2.
2
Voir mon article « La traduction comme OVNI », Meta, vol. 40, no 3, 1995.
3
Dans Après Babel, reprise dans Passions impunies (tr. P.-E. Dauzat et L.
Évrard, Paris, Gallimard, 1997) où il traite aussi de la traduction comme
disjonction (1978, p. 172).
4
Il trahit d'ailleurs ce désir farouche : dans sa traduction de l'essai de
Schleirmacher, « Des différentes méthodes du traduire », à un endroit où
l'auteur dit seulement à propos de ses fameuses deux méthodes qu'« il y aurait
deux choses à faire [zweierlei zu thun] » pour les étudier, Berman les qualifie :
« il faudrait entreprendre deux tâches » (F. Schleirmacher, Des différentes
169
traduction, la traduction à la fois comme objet et sujet de savoir (1984,
pp. 289-290) et le modèle de critique qu'il propose dans John Donne
est indéniablement structuré.
6
J. Derrida, Le monolinguisme de l'autre, Paris, Galilée, 1996. Sur ce même
thème, voir les essais réunis dans Du bilinguisme, Paris, Denoël, 1985.
7
« Au-delà de toute forme pathologique de la trahison, ces analyses montrent
que le moi est, comme le dit Freud, ein Grenzwesen, un être de frontières, dont
le passage est toujours exposé à une transgression ouverte ou clandestine :
homme du double jeu, le traître est un homme divisé. Sa duplicité est
structurale, et en ce sens le traître est notre condition commune dans la mesure
où la vie psychique est divisée et, par là même, mouvement et
transformation. » (R. Kaës, « Notes sur la trahison. Une approche de la
consistance du lien intersubjectif » dans Le goût de l'altérité, Paris, Desclée de
Brouwer, 1999)
172
traducteur de Kafka et de Handke, a présenté la traduction comme se
situant sur une ligne d'inconciliabilité entre les langues, et, pour le
comprendre, il faut lire ses écrits autobiographiques sur l'enfant juif
caché pendant la guerre et devant apprendre les stratégies de
l'imposture.
8
Singulier éclairage sur la citation de Genet mentionnée en incipit.
9
« L'essai sur la traduction de Walter Benjamin. Traductions critiques » (dir. :
A. Nouss), TTR, vol. X, no 2, 1997. Ma traduction est co-signée par L. Lamy.
174
non préjudiciable de la traduction : « À quel concept de la traduction
faut-il en rappeler pour que cet axiome ne soit pas simplement
inintelligible et contradictoire : “rien n'est traduisible, or rien n'est
intraduisible”? À la condition d'une certaine économie qui rappelle le
traduisible à l'intraduisible, non pas comme le même à l'autre mais
comme le même au même ou l'autre à l'autre »10. Une des réponses à
cette apparente contradiction est d'avancer que ce que l'on traduit, ce
qu'il faut traduire, c'est l'intraduisible, à savoir ce qui manifeste
l'opacité, la résistance, l'altérité, l'étrangeté de la langue et du texte
d'origine. C'est cela qui doit passer dans la langue d'accueil. La pensée
derridienne nous suggère donc que trahison et traduction, toutes deux
comme formes de don, se rejoindraient dans leur commune
impossibilité qui, loin d'être une entrave pragmatique, nourrirait la
visée traductive. La faute étymologique ou la faute de Babel ne seraient
alors que l'expression de cet impossible, sous la forme d'un devoir de le
dépasser, ou de le relever, dans l'acception derridienne.
10
« Qu'est-ce qu'une traduction "relevante"? », Quinzièmes assises de la
traduction littéraire (Arles 1998), Arles, Actes Sud, 1999, p. 25. Voir aussi,
entre autres, « Des tours de Babel », Psyché, Paris, Galilée, 1987.
11
Le territoire de l'homme, tr. A. Guerne, Paris, Le livre de poche-Biblio, 1998,
p. 162.
175
vouloir saisir un corps qui ne se rend pas (« rendre un texte » est aussi
synonyme de traduire).
12
W. Benjamin, op. cit., p. 22.
176
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Barthes
présentait la langue dans une sévère perspective socio-politique, la
dénonçant comme du côté du pouvoir, de l'ordre, jusqu'à la traiter de
fasciste. Lorsque les ressources d'un dénuement mystique ou d'une
jubilation nietzschéenne sont refusées, affirmer sa liberté sera donc un
combat qui adoptera, pour servir sa cause, les stratégies, qui se jouent
de la morale, d'une guérilla : « [...] il ne reste, si je puis dire, qu'à
tricher avec la langue, tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette
esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-
pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je
l'appelle pour ma part : littérature »13. Littérature : la rature de la lettre,
c'est-à-dire à la fois la barrer, travailler sur elle, et ne pas réussir ce
travail, le rater, au plus proche du littéralisme bermanien. Cette trahison
nécessaire, Barthes la pense aussi lorsqu'il évoque ce qu'il appelle le
« bruissement de la langue » (1993, pp. 99-102), qui s'élève quand une
langue étrangère nous apparaît pleinement langue parce que nous ne la
comprenons pas, parce qu'elle trahit notre exigence du sens. Dans
l'Empire des signes, consacré au Japon, il évoque la jouissance de
« descendre dans l'intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais
l'amortir, jusqu'à ce qu'en nous tout l'Occident s'ébranle et que vacillent
les droits de la langue paternelle » (1984, p. 11). Lorsqu'elle se met à
l'écoute de cet intraduisible, la traduction sera, aux côtés de la
littérature, une autre forme de trahison rédemptrice14.
13
Leçon, Paris, Seuil, coll. « Points », 1978, p. 16. Voir aussi G. Manganelli,
La littérature comme mensonge.
14
Cette dernière notion, religieuse, n'appartient pas, comme telle, à l'univers
barthésien mais je l'introduis en référence aux pensées de Rosenzweig et
Benjamin sur la traduction.
177
la langue où il s'exprime [...] » (id.), c'est-à-dire qu'il traduit. Ligne de
fuite, mais cette fuite-là n'est pas une lâcheté; elle demande du courage
car elle est départ, invention, création. « On trahit les puissances fixes
qui veulent nous retenir, les puissances établies de la terre » (1996,
p. 52). De la terre et du ciel, puisque Deleuze prend pour figures
exemplaires de la trahison autant les prophètes de l'Ancien Testament
que les grands explorateurs, Aguirre ou Colomb. « Le vol créateur du
traître, contre les plagiats du tricheur » (ibid., p. 53) car Deleuze
introduit entre ces deux personnages une distinction marquée où le
premier s'oppose au pouvoir et à l'ordre, tandis que le second ne rêve
que d'appropriations. Le premier vise les terres inconnues, le second les
territoires déjà conquis. « Il y a beaucoup de gens qui rêvent d'être
traîtres. [...] Ce ne sont pourtant que de petits tricheurs. [...] C'est que
traître, c'est difficile, c'est créer. Il faut y perdre son identité, son
visage » (ibid., p. 56).
Université de Montréal
Références
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