Le Pouvoir Surnaturel Des Femmes

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LE POUVOIR

SURNATUREL Sous la direction de dr. Y. J. C. Vermijn

Sanna Beenhakker - 5646545

DES FEMMES
Quel est le rôle du surnaturel féminin dans les
romans de Chrétien de Troyes et comment peut-on
l’expliquer ?
Table des matières
Introduction ................................................................................................................................ 2
1. Le surnaturel féminin dans les textes de Chrétien de Troyes ................................................. 4
1.2 Miraculosus .................................................................................................................... 10
1.3 Le rôle du surnaturel féminin dans les textes de Chrétien de Troyes ............................. 11
2. La Vierge Marie ................................................................................................................... 13
2.1 Le pouvoir intercesseur de la Vierge Marie ................................................................... 13
2.2 Marie et la courtoisie ...................................................................................................... 15
2.3 ......................................................................................................................................... 17
Marie et les femmes surnaturelles de Chrétien de Troyes .................................................... 17
Conclusion ................................................................................................................................ 19
Bibliographie ............................................................................................................................ 21

1
Introduction
Pendant le Moyen Âge, les auteurs écrivaient parfois sur commande d’un bienfaiteur. Chrétien
de Troyes nomme ses clients souvent dans le prologue de son texte. Nous ne savons pas
beaucoup sur sa vie, mais il est certain qu’il fut lié aux cours de Champagne puis de Flandres.1
Marie de Champagne, comtesse de Champagne, a un rôle très important dans la diffusion des
idéaux courtois au Nord de la France.2 Elle est aussi la bienfaitrice de Chrétien. Au début de Le
Chevalier de la Charrette, il écrit :

Puisque ma dame de Champagne veut que j’entreprenne de faire un roman, je


l’entreprendrai très volontiers, en homme qui lui est entièrement dévoué dans tout ce
qu’il peut faire en ce monde, sans avancer la moindre flatterie. (…) la matière et le sens
lui sont donnés par la comtesse, et lui, il y consacre sa pensée, sans rien ajouter d’autre
que son travail et son application.3

Cette petite introduction nous apprend que non seulement il écrit à la demande de Marie de
Champagne, mais aussi qu’elle lui dicte le sujet de ce texte. Elle a donc influencé son texte.
C’est aussi intéressant de noter que dans Le Chevalier de la Charrette, l'amour entre Guinevère
en Lancelot montre que l'amour courtois y joue un grand rôle. Son dernier ouvrage, Le Conte
du Graal, ne contient pas autant de femmes surnaturelles que ses œuvres plus anciennes. Le
rôle des femmes a aussi changé. Elles sont là pour « marquer les étapes de l’ascension de
Perceval », mais elles ne jouent pas un vrai rôle pour l’histoire.4 Elles n’influencent pas les
événements comme dans les autres textes. Il est intéressant de noter que ce texte est écrit pour
Philippe de Flandre, un homme, et ne connaît pas des femmes vraiment importantes.5 Dans les
textes qui sont écrits sur l’ordre de Marie de Champagne, une femme, il y a beaucoup de femmes
qui jouent des rôles importants. Cela démontre l’influence du client sur le rôle des femmes.
L’importance des femmes dans les livres de Chrétien de Troyes peut donc être expliquée
par l’influence du mécène. Mais il y a aussi une autre notion qui influence l’importance, ou plus
précisément, le rôle que les femmes peuvent jouer dans les récits. Dans les textes de Chrétien
de Troyes, presque toutes les activités surnaturelles sont performées par des femmes, ce qui leur

1
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, Paris : Le Livre de Poche, 2002, p. 9.
2
Idem.
3
Ibidem, p. 274.
4
Marie-Noëlle Lefay-Toury,. ‘Roman breton et mythes courtois. L'évolution du personnage féminin
dans les romans de Chrétien de Troyes (à suivre).’ Cahiers de civilisation médiévale, vol. 15, no. 59,
1972, p. 200. 2
5
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 559.
donne plus de pouvoir. En lisant ces textes, ce fossé hommes-femmes nous frappe et soulève la
question : y a-t-il une raison au fait qu’uniquement les femmes utilisent le surnaturel ?
Le surnaturel donne à ces femmes plus de pouvoir et donc la possibilité de jouer un rôle
plus grand dans leurs récits. Le surnaturel leur donne aussi une forme d’indépendance.
Comment donc interpréter le surnaturel féminin ? Dans ce mémoire nous allons essayer de
rechercher pourquoi seulement les femmes utilisent le surnaturel et comment elles le font. On
distingue deux parties importantes à traiter pour répondre à la question: « Quel est le rôle du
surnaturel féminin dans les romans de Chrétien de Troyes et comment peut-on l’expliquer ? »
Avec un close-reading de tous les romans arthuriens de Chrétien de Troyes, nous étudierons le
rôle exact du surnaturel féminin dans ces textes. Pourquoi et comment les femmes utilisent la
magie ? Nous utiliserons le classement de Jacques le Goff pour mieux spécifier les différentes
formes de magie. Cette recherche amène à la deuxième partie de la question de recherche :
comment peut-on expliquer le rôle spécial des femmes dans ce corpus ? En utilisant les
conclusions de la première partie, nous essayerons de répondre à cette question. Notre
hypothèse est que l’avènement du culte marial pendant le douzième siècle a influencé le rôle
des femmes surnaturelles dans les textes de Chrétien de Troyes. Pour l’étudier, nous traiterons
l’importance croissante de la Vierge.
Le fait que le surnaturel dans les romans de Chrétien de Troyes est un domaine presque
exclusivement féminin n’a jamais été étudié. Pour ce mémoire, nous nous sommes basée sur
des études qui traitent les femmes et la magie dans ses romans, mais n’expliquent pas pourquoi
presque seulement les femmes l’utilisent. Laine E. Dogget explique comment Thessala dans
Cligès utilise la magie pour influencer le récit. Cette notion est très intéressante et dans ce
mémoire, le lien entre la magie et le pouvoir qu’elle donne aux femmes sera recherché dans
tous les textes. Cristina Noacco a étudié le développement de la magie des femmes dans les
romans. Ce développement sera important pour notre recherche, parce que le rôle de la femme
surnaturelle change avec celui du surnaturel.
Ce mémoire veut ajouter une nouvelle dimension à ce débat, en donnant une explication
possible pour le fossé entre les hommes et les femmes dans les romans de Chrétien de Troyes.
Si nous pouvons prouver le lien entre les femmes surnaturelles et la Vierge, il peut permettre
une nouvelle interprétation des femmes dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, et, peut-être aussi
éclairer le lien entre femme et magie dans les autres ouvrages de l'époque.

3
1. Le surnaturel féminin dans les textes de Chrétien de Troyes
Les textes de Chrétien de Troyes sont remplis d’éléments surnaturels. Pour faciliter la
compréhension des différentes formes du surnaturel, nous utiliserons le classement que Jacques
Le Goff fait dans son livre L’imaginaire médiéval. Selon lui, le surnaturel se sépare en trois
domaines aux douzième et treizième siècles, « mirabilis, magicus, miraculosus6 ». Il décrit
magicus comme « le surnaturel maléfique, le surnaturel satanique7 ». Dans les textes de
Chrétien, le magicus n’est pas explicitement présent. C’est pour cette raison que cette catégorie
ne sera pas souvent utilisée dans ce mémoire. Les mirabilia sont les merveilles qui ont des
origines préchrétiennes. L’Église décrivait la plupart des merveilles comme des superstitions et
séparait donc « le miraculeux du merveilleux8 ». La dernière catégorie est le miraculosus. Le
miraculosus était une partie du merveilleux, mais il est devenu une catégorie propre. Le miracle
est « le merveilleux chrétien9 ». Cette forme du merveilleux ne s’exclut pas du mirabilis. Ils
peuvent coexister. Le surnaturel, autant que la religion, était une partie de la vie pour les
chrétiens du Moyen Âge10.
En lisant les textes de Chrétien, la quantité de femmes qui sont surnaturelles ou qui
emploient des objets surnaturels est frappante. Dans cette partie du mémoire, nous allons
analyser ces formes du surnaturel en nous concentrant sur la part que les femmes tiennent. Pour
cette analyse, les miraculosus et mirabilia seront les catégories les plus importantes. Nous
allons analyser comment et pourquoi les femmes sont surnaturelles et utilisent le surnaturel en
parallèle avec leur traitement dans l’histoire.
Quel est le rôle du surnaturel féminin dans les romans de Chrétien de Troyes et comment
peut-on l’expliquer ? La raison de ce traitement sera recherchée plus tard dans ce mémoire,
lorsque nous analyserons le lien entre le traitement des femmes surnaturelles dans les romans
arthuriens de Chrétien de Troyes et l’importance croissante du culte de la Vierge Marie. En
combinant ces deux parties, nous pouvons répondre à notre question de recherche. Pour le
premier chapitre nous nous concentrons sur la première partie : le rôle du surnaturel, et
comment et pourquoi les femmes l’utilisent.

6
Le Goff, Jacques, L’imaginaire médiéval. Essais, Bibliothèque des Histoires, p. 22.
7
Ibidem, p. 22.
8
Idem.
9
Ibidem, p. 29.
10
Saunders, Corinne. ‘Religion and magic.’ The Cambridge Companion to the Arthurian Legend. Édité
par: Elizabeth Archibald et Ad Putter. Cambridge University Press, 2009, p. 203. 4
1.1. Mirabilis
Dans le texte Cligès, la confidente de la protagoniste Fénice, Thessala, est une sorcière : « Elle
était experte en magie, et l’on appelait Thessala parce qu’elle était née en Thessalie où les
maléfices sont pratiqués, enseignés et bien établis, car les femmes de ce pays jettent des sorts
et exercent des charmes11. » Il est intéressant de noter que Chrétien de Troyes précise que les
personnes qui pratiquent la magie sont des femmes. L’empereur prend Fénice pour épouse et
rompt par là sa promesse de rester célibataire. Cela rend le mariage faux et de plus, Fénice n’est
pas amoureuse de l’empereur, mais de Cligès. Ils ne peuvent pas être ensemble à cause du
mariage de Fénice. Elle ne veut pas se « résoudre à la vie que mena Yseut12 », ce qui signifie
qu’elle ne veut pas avoir deux hommes. Si elle couchait avec l’empereur, elle ne pourrait jamais
être avec Cligès13. Thessala l’aide à garder sa virginité pendant son mariage avec Alis. Chrétien
de Troyes écrit : « Sa nourrice y consent et dit qu’elle fera tant d’incantations, de breuvages et
d’enchantements qu’au sujet de cet empereur, elle pourra chasser toute riante sitôt qu’il aura bu
d’un philtre qu’elle lui donnera à boire14. » Grâce à la magie de Thessala, Fénice peut rester
vierge, ce qui lui permet d’être avec Cligès. Dogget décrit le rôle de Thessala:

(…) we can see Thessala’s empirical practice as a means of response to Fenice’s lack
of voice in the system of selecting a marriage partner as depicted in the romance. This
practice gives Fenice a means to assert her desire in a world where that desire cannot be
spoken openly.15

Cette citation montre comment la magie donne aux femmes la possibilité d’être plus
indépendante, ce que nous traiterons plus tard.
Dans l’histoire, Chrétien de Troyes décrit aussi comment Thessala utilise sa magie :
« Thessala broie ses drogues. Elle y met une foule d’épices pour en adoucir le mélange qu’elle
bat et fait infuser et qu’elle filtre jusqu’à ce qu’il soit limpide et n’ait nul goût amer ou aigre,
car les épices qui s’y trouvent le rendent doux et odorant16. » La magie est très concrète dans
ce texte, ce qui dissipe le mystère.
Plus tard, Fénice veut échapper à son mariage avec Alis, afin de rejoindre Cligès. Fénice
doit faire semblant d’être morte, ce que Thessala réalise. Elle fait une « mixture » pour une

11
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 205.
12
Ibidem, p. 207.
13
Idem.
14
Ibidem, p. 208.
15
Laine E. Doggett, Love cures : healing and love magic in old French romance, Penn State
University Press, p. 43. 5
16
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 209.
« potion ». Cette potion permet à Fénice de simuler la mort.17 Quand trois médecins de Salerna
apprennent que Fénice n’est pas morte, ils la maltraitent pour l’éprouver et Thessala utilise alors
un onguent pour panser ses plaies18. Selon Doggett, ‘The episode suggests not only that
Thessala’s knowledge of practical medicine far surpasses that of the Salernitan physicians, but
that they take their authority not from such knowledge but from their titles. They lack sufficient
knowledge to compete with Thessala.’19 Sa connaissance de médecine, probablement un
élément de son enseignement magique, lui donne la possibilité d’être plus douée que des
hommes et, par conséquent, la possibilité d’être une des héroïnes. On peut s’imaginer que, si
Thessala n’avait pas eu de magie, elle n’aurait pas un rôle aussi important.
Après que Cligès et Fénice sont enfin découverts par un chevalier, qui rapporte la
nouvelle à l’empereur, Thessala les rejoint et les aide à s’échapper, encore en utilisant sa magie :
« (...) mais Thessala qui les emmène les conduit si sûrement grâce à son art de magicienne qu’ils
n’ont pas la moindre crainte des forces que déploie l’empereur20 ».
Thessala est donc le moteur de l’histoire. Elle conçoit et exécute les plans pour permettre
la réunion des amants. Grâce à elle, l’amour vrai pourra triompher et les deux amants pourront
se réunir. Elle est donc une héroïne, parce qu’elle aide l’amour pur à vaincre. Fénice est
reconnaissante et loue sa nourrice pour tout ce qu’elle fait : « J’ai bien appris à vous connaître,
et vous m’avez montré votre sagesse. Vous avez tant fait que vous m’êtes très chère. Je me
plains à vous de tous mes maux et ne prends conseil ailleurs21. » L’usage du surnaturel pour le
bien et les louanges de Fénice, l’héroïne de l’histoire, prouvent que la magie ou le surnaturel
peuvent être utilisés par de bonnes figures. Dans Cligès, le surnaturel n’a donc rien à faire avec
la méchanceté. Maintenant nous comparerons la figure surnaturelle principale de Cligès avec
celle d’un roman de Chrétien de Troyes plus tardif.
Le récit Le Chevalier au lion est postérieur à Cligès. Le contenu du surnaturel a changé.
Alors que Thessala est désignée comme une « sorcière », le surnaturel chez les femmes dans Le
Chevalier au lion est plus caché. Yvain entend l’histoire de Calogrenant qui a chevauché dans
une forêt et rencontré un bouvier. Il lui a indiqué le chemin pour trouver la Fontaine-qui-bout.
Calogrenant a versé un peu d’eau sur le perron, après quoi une tempête terrible a lieu. Un
chevalier apparaît et le vainc. Yvain décide de renouveler l’aventure pour venger Calogrenant
et trouver la gloire.

17
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 249.
18
Ibidem, p. 254.
19
Laine E. Doggett, Love cures, p. 77.
20
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 263.
21
Ibidem, p. 243. 6
La fontaine cause des tempêtes quand quelqu’un verse de l’eau sur son perron. L’eau symbolise
souvent un passage, parce qu’elle peut diviser. Selon la théorie de Cristina Noacco, la magie
dans les textes de Chrétien de Troyes est fondée sur les propriétés magiques des quatre
éléments : l’air, l’eau, la terre et le feu :

L’Air enveloppe le verger de la Joie de la Cour, l’Eau versée par Yvain sur la fontaine
merveilleuse déclenche l’orage, de la Terre viennent les pouvoirs magiques des pierres
précieuses utilisées toutes seules ou enchâssées dans des anneaux et des plantes
mélangées dans les philtres, tandis que le Feu accompagne les rites de passage, sorte
d’ordalie païenne, dans le lit périlleux.22

La fontaine est donc l’exemple d’un objet et d’un mirabilis, parce que ses origines ne sont pas
chrétiennes. Après la tempête, qui est causée par Yvain, le chevalier apparaît. Ils se battent et
Yvain le blesse. Le chevalier s’enfuit et Yvain le poursuit jusqu’au château dans lequel il est
enfermé. Il est en grand danger des hommes qui voudraient venger leur seigneur, qui est blessé
à mort et décédera de ses blessures. Yvain est sauvé par Lunete qui lui promet de le protéger
avec toutes ses forces. Elle donne aussi une raison pour cela : « (...) mais il n’y eut aucun
chevalier qui daignât m’adresser un seul mot, à part vous seul, qui êtes ici 23 ». Elle décide de
l’aider parce qu’il a été courtois avec elle lorsqu’elle visitait la cour d’Arthur.
Comme le château est seulement accessible après le rituel de l’eau et le combat avec le
chevalier, nous avons l’impression d’être dans un autre monde qui n’obéit pas aux lois
naturelles du monde « normal ». Lunete renforce cette impression. Elle n’utilise pas la magie
comme Thessala, mais détient un anneau surnaturel qui rend Yvain invisible. De cette façon,
les hommes qui veulent le tuer ne peuvent pas le trouver. Il n’est pas clairement établi si la
magie vient de Lunete ou de l’anneau, et Lunete n’est jamais désignée comme étant une
sorcière. Selon la théorie de Noacco, elle utilise la magie d’une pierre. La magie ne vient pas
d’elle-même, mais de la nature. L’anneau est un mirabilis. Il est utilisé pour atteindre le but de
Lunete – protéger Yvain. Cette forme de surnaturel procure à Lunete une chance de protéger
Yvain et d’influencer l’histoire.
Après cet épisode, Yvain tombe amoureux de la femme du chevalier qu’il a tué,
Laudine. Ils se marient et Yvain quitte sa dame à la recherche de la gloire. Laudine lui donne
alors un délai pour retourner auprès d’elle. Alors qu’il ne revient pas à temps, Lunete lui rend
visite pour l’informer que Laudine ne l’aime plus et demande qu’il rende l’anneau de Laudine.

22
Νοaccο, Cristina: ‘Par nigromance et par enchantement : niveaux et nuances du magique dans les
romans de Chrétien de Troyes.' Magie et illusion au Moyen Âge. Senefiance, 2014, 383–406, par. 3.
23
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 438.
7
Yvain devient alors complètement fou, ce qui ne peut pas seulement s’expliquer par son cœur
brisé. Cela pose la question de savoir si l’anneau est surnaturel et si le fait de l’ôter a rendu
Yvain fou. L’utilisation ou non de la magie par Laudine n’est pas claire. Mais elle habite en un
lieu qui est un mirabilis et son anneau semble avoir des qualités surnaturelles. Noacco suggère
que Lunete et Laudine sont des fées.24 Selon elle, il est possible que l’histoire de Laudine et
Yvain ressemble à un motif de la mythologie celtique dans lequel un homme voulant quitter
l’Île des Fées rompt avec sa dame et ce n’est qu’après moult problèmes et aventures qu’il peut
retourner auprès d’elle.25
Yvain reste fou jusqu’au moment où il est trouvé par une jeune fille. Elle obtient un
onguent de sa dame, qui l’avait reçu de Morgain la sage.26 Son onguent guérit Yvain, parce qu’
« (...) il n’existe nulle démence qu’il ne puisse ôter ».27C’est un autre exemple de mirabilis et
de femme qui utilise un objet ou un produit. Dans ce cas, il est clair que le pouvoir surnaturel
vient du produit, parce qu’elle reçoit des instructions sur son utilisation. La seule chose qu’elle
doit faire, c’est appliquer l’onguent.28 Elle ne l’a pas élaboré et elle n’en comprend pas l’usage,
ce qui est confirmé quand elle en utilise beaucoup trop.29 Mais, même s’il est certain qu’elle
n’utilise pas de pouvoirs surnaturels pour guérir Yvain, l’objet surnaturel, l’onguent, est encore
utilisé par une femme. Il est aussi fait par une femme, Morgain la sage.
L’histoire d’Yvain continue, il rencontre un lion qu’il sauve et qui devient son
compagnon. Cet animal est aussi un mirabilis. Quand ils retournent à la fontaine, Yvain entend
l’histoire de Lunete, alors condamnée au bûcher. Elle est injustement accusée de trahison parce
qu’elle a convaincu Laudine d’épouser Yvain. Yvain doit se battre contre trois hommes pour la
sauver. Pendant la bataille, il est aidé par son lion et sort vainqueur. En revanche, les trois
hommes qui avaient accusé Lunete à tort sont brûlés. Lunete est donc une femme qui a accès à
des objets merveilleux, mais elle est aussi une héroïne. Elle est accusée à tort, puis elle est
sauvée par Yvain. Le fait d’être secouru par le héros et que ses accusateurs soient morts est une
indication qu’elle ne doit pas être vue comme une méchante. Une autre preuve est qu’elle est
très religieuse. Quand Yvain arrive, elle dit : « Seigneur, c’est de la part de Dieu que vous venez
au moment où j’en ai le plus grand besoin».30 Elle va aussi à l’église, où « (...) elle y est restée

24
Cristina Noacco, Niveaux et nuances du magique dans les romans de Chrétien de Troyes, par. 42.
25
Ibidem, référence 45.
26
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 476.
27
Idem.
28
Ibidem, p. 477.
29
Idem. 8
30
Ibidem, p. 504.
si longtemps qu’elle doit y avoir fait suffisamment de prières »31. Le fait qu’elle est une bonne
chrétienne prouve qu’elle ne peut pas être une vraie méchante. La description de Lunete est
aussi très positive. L’auteur la décrit par exemple comme « (...) la demoiselle, qui est pleine de
courtoisie et de bienveillance32 ». L’anneau surnaturel qu’elle utilise ne change pas sa moralité
dans l’histoire, seulement le rôle qu’elle pourrait jouer, et plus spécifiquement le pouvoir
qu’elle a. Sans elle, Yvain aurait été tué dès le début de l’intrigue.
Dans les autres histoires de Chrétien, il n’y a pas de femmes surnaturelles jouant un très
grand rôle. Mais, dans chaque livre, il est fait référence à des femmes surnaturelles. Plusieurs
fois la fée Morgain est désignée comme la sœur du Roi Arthur. Celui-ci utilise un onguent de
sa sœur pour guérir les plaies d’Érec.33 Cela prouve qu’il lui fait confiance. La différence entre
magie et médecine est parfois vague. Dans les histoires, il n’y a pas d’hommes magiques, mais
des médecins mâles, par exemple les médecins qui maltraitent Fénice34. Cependant, la plupart
des médecins sont des femmes. Par exemple dans l’histoire d’Érec : « (...) deux sœurs
gracieuses et souriantes qui possèdent bien l’art de guérir les plaies35 (...) ».
Dans Le Chevalier de la charrette apparaît une fée qui a élevé Lancelot. Elle lui donne
un anneau « dont la pierre avait la vertu de défaire l’enchantement qui le liait, dès qu’il l’avait
regardée »36. Lancelot lui fait confiance et croit qu’elle l’aidera. Il essaie d’utiliser la pierre de
l’anneau pour communiquer avec elle, mais « (...) il le voit bien, quand il l’invoque et qu’il
regarde la pierre de l’anneau, qu’il n’y a là aucun enchantement »37. Cet anneau est un mirabilis,
mais au moment le plus important, il ne fonctionne pas.
La forme du surnaturel semble avoir changée dans Le Chevalier de la charrette. Dans
Cligès, le surnaturel est très explicite, il y a des personnages qui utilisent des objets surnaturels
ou de la magie. Dans Le Chevalier de la Charrette, il y a plus d’endroits surnaturels que d’objets
ou de personnages. Ces endroits sont « le Pont sous l’Eau » et « Le Pont de l’Épée ». Sous l’eau
ou construits par une seule épée, ces objets n’appartiennent pas au monde normal. Dans les
deux cas, l’eau joue un rôle, parce qu’un pont aide à traverser une voie d’eau. Comme le château
dans Le Chevalier au lion, cela signifie un passage vers un autre monde, un monde surnaturel.

31
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 515.
32
Ibidem, p. 443.
33
Ibidem, p.101.
34
Ibidem, p. 252.
35
Ibidem, p. 117.
36
Ibidem, p. 321. 9
37
Idem.
1.2 Miraculosus
Dans les œuvres plus tardives de Chrétien de Troyes, comme dans Le Chevalier au lion, le
surnaturel devient plus subtil. La nature de la magie change aussi. Les miraculosi, les merveilles
chrétiennes, deviennent plus importantes. Comme Noacco l’écrit : « Dans son dernier roman,
l’auteur semble aboutir à un dépassement de la magie, dans la mesure où celle-ci ne suffit plus
à l’accomplissement de la connaissance de soi38. »
Dans Le Conte du Graal, Lancelot cherche un objet saint, la lance qui saigne. Le Graal
joue aussi un rôle important. Quand cet objet est introduit pour la première fois, il est porté par
une femme39. Même chez les miraculosi, les femmes peuvent jouer un rôle, mais la nature de
ce rôle change. Les femmes ne produisent pas le surnaturel, comme a pu le faire Thessala. Elles
ne font pas de mixtures ou d’onguents. Leur rôle change : elles passent de la production du
surnaturel à son utilisation. À cause de ce développement, l’usage du surnaturel devient plus
mystérieux. Parce que l’origine des objets surnaturels est obscure, les pouvoirs des femmes sont
moins clairs. Lunete est-elle un être surnaturel ou utilise-t-elle des objets surnaturels ? Le focus
du surnaturel lui-même change aussi, de mirabilis à miraculosus.
Dans Le Conte du Graal, un nouveau type de personnage est introduit : le devin ou le
prophète.40 Le premier exemple est la femme qui dit à Perceval : « Mon cœur me fait croire et
penser que dans le monde entier, il n’y aura pas, on n’y verra pas, on n’y saura pas de meilleur
chevalier que toi. Oui, je le crois, je le pense, je le sais. »41 Un second exemple est la prédiction
de la « demoiselle hideuse »42, qui dit à Perceval : « Les dames en perdront leur mari, les terres
en seront ruinées, et les jeunes filles, sans secours, resteront orphelines, et nombre de chevaliers
mourront. Tous ces malheurs surviendront par ta faute ! »43
Beaucoup de ces prophètes sont des femmes. En raison de l’importance des prophètes
pour la religion, il est plausible que ces femmes soient des miracolusi et non des mirabilis. Mais
le problème reste entier, parce que « Chez Chrétien, la magie n’est pas séparée du merveilleux,
ni la féerie divisible de l’aventure chevaleresque ; c’est ce qui fait, pour en rester aux termes de
magie, le charme de son œuvre. »44

38
Cristina Noacco, Niveaux et nuances du magique dans les romans de Chrétien de Troyes, par. 52.
39
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 627.
40
Ibidem, p. 579.
41
Idem.
42
Cristina Noacco, Niveaux et nuances du magique dans les romans de Chrétien de Troyes, par. 61.
43
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 648. 10
44
Cristina Noacco, Niveaux et nuances du magique dans les romans de Chrétien de Troyes, par. 61.
Les deux prophètes de l’œuvre de Chrétien de Troyes sont des femmes, et elles sont toutes les
deux des personnages de son dernier texte. Cela montre le développement du surnaturel dans
son œuvre.

1.3 Le rôle du surnaturel féminin dans les textes de Chrétien de Troyes


Dans les romans de Chrétien de Troyes, les femmes utilisent souvent le surnaturel pour
influencer l’histoire. Cela est clair par exemple dans Cligès. Fénice, qui n’a pas de magie, ne
peut pas se protéger du mariage dont elle ne veut pas. Elle a besoin de l’aide d’une autre femme
qui connaît la magie : Thessala. C’est grâce à la magie qu’elle peut aider Fénice. Sans cela elle
n’avait pas eu sa magie, Fénice n’aurait pas pu rester vierge et n’aurait pas pu rejoindre Cligès.
Le surnaturel est donc l’élément qui rend une femme puissante et capable d’influencer
l’histoire. Les actions que Thessala peut réaliser avec sa magie ont une influence considérable
et même déterminent l’histoire : sans elle, et plus spécifiquement sans sa magie, l’histoire
d’amour se terminerait par le mariage de Fénice.
Un autre exemple est Lunete. C’est grâce à son anneau surnaturel qu’elle peut sauver
Yvain. La possession de cet objet magique lui donne la chance de sauver le héros. Les pouvoirs
surnaturels lui donnent donc une forme d’indépendance, une possibilité d’ignorer les décisions
des hommes et celles de Laudine. Dans le cas de Fénice, grâce à la magie de Thessala, elle n’est
pas forcée de passer sa vie avec un homme qu’elle n’aime pas. Lunete garde Yvain de la
vengeance des hommes. Elles sont les exemples les plus probants, mais elles ne sont pas les
seules. L’usage d’onguents ou de pierres surnaturelles donne du pouvoir aux femmes. Elles
utilisent le surnaturel pour changer les circonstances, pour changer l’histoire.
Cependant, il y a une différence entre la magie de Thessala et le surnaturel dans les
œuvres plus tardives de Chrétien. Thessala utilise sa magie pour influencer le corps humain.
On pourrait dire que sa magie est en concurrence avec la médecine en tant que « (...) système
de connaissance de la matière ».45
Cela n’est pas le cas dans Le chevalier au lion. Cligès est le deuxième texte connu de
Chrétien. Le Chevalier au lion est son avant-dernier. Il y a donc un grand laps de temps entre
ces deux textes. La magie est très explicite dans Cligès, cela n’est pas le cas dans ses œuvres
plus tardives. Selon Cristina Noacco : « Dans Yvain, le merveilleux accroît son pouvoir
magique par rapport aux romans précédents : tandis que dans Cligès la magie était opposée à la
médecine, dans Yvain elle s’y substitue (…) »46 Dans le cas de Thessala, on peut parler de

45
Cristina Noacco, Niveaux et nuances du magique dans les romans de Chrétien de Troyes, par. 25.
46
Idem.

11
magie, parce qu’il y a une différence claire entre la magie et la médecine. Dans Cligès, les
docteurs sont aussi en opposition avec Thessala. Les docteurs sont des hommes et sont cruels
parce qu’ils utilisent leurs connaissances pour déterminer que Fénice n’est pas morte et la
maltraitent pour le prouver. Thessala est une femme et elle utilise ses pouvoirs pour aider
Fénice. Dans les textes plus tardifs de Chrétien, la médecine et la magie ne sont plus en
opposition, mais, comme Noacco le dit : « la magie se substitue à la médecine ». Il n’y a pas
beaucoup de docteurs, mais il est frappant qu’il y ait beaucoup de femmes, comme dans Le
Conte du Graal, où il est question d’« un habile médecin, avec trois jeunes filles formées à son
école47 ».
Le surnaturel donne à ces femmes la possibilité de jouer un rôle plus important, parce
que le surnaturel leur donne le pouvoir de vraiment affecter les événements. Mais les raisons
pour lesquelles seules les femmes utilisent le surnaturel ne sont pas claires. Il est remarquable
qu’il y ait beaucoup de femmes qui ont leur place dans une des catégories du surnaturel. La
division homme-femme est tellement grande qu’on pourrait conclure que ce n’est pas fortuit.
Un seul homme est considéré comme appartenant au surnaturel, Merlin, et il n’est que
brièvement nommé. Il n’est pas une vraie figure, il n'entre pas dans l'action.48 Toutes les autres
figures qui utilisent le surnaturel ou ont des pouvoirs surnaturels sont des femmes.
Cela pose la question : pourquoi les femmes ?

47
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 642.
48
Ibidem, p. 145.

12
2. La Vierge Marie
Nous avons vu que le surnaturel est presque exclusivement le domaine des femmes. Dans cette
partie de notre recherche, nous étudierons pourquoi seule des femmes utilisent le surnaturel
dans les textes de Chrétien de Troyes. Notre hypothèse est que ce rôle pour des femmes se
rapporte à la vénération croissante pour la Vierge Marie, une femme sacrée et donc surnaturelle.
Premièrement, nous traiterons les origines de la vénération de Marie et son rôle dans la religion
dans l’époque de Chrétien de Troyes, c’est-à-dire au douzième siècle. Après cela nous allons
étudier ses pouvoirs d’intermédiaire, qui deviennent de plus en plus grands. Brièvement nous
toucherons à l’importance de la courtoisie pour le développement du culte Marian. Ces deux
développements deviennent populaires à la même époque et se concentrent sur des femmes. Il
est donc bien possible qu’ils se complètent et renforcent. Pour finir nous nous concentrerons
sur l’analyse la plus importante par rapport à notre question de recherche : la comparaison du
rôle de Marie avec celui des femmes surnaturelles dans les livres de Chrétien de Troyes.

2.1 Le pouvoir intercesseur de la Vierge Marie


Il n’y a pas beaucoup d’informations sur Marie dans l’Évangile. L’image de Marie qui vient de
cet ouvrage et qui est dominante pendant le haut Moyen Âge est celle d’une « (…) impassive,
comparatively distant figure (…) »49 Au début elle est principalement importante en tant que
témoin de la crucifixion de Jésus et donc n’a pas de trame propre.50 À partir du deuxième siècle,
elle est l'objet de beaucoup de textes.51 Tôt dans le culte chrétien il y avait de l'intérêt pour la
Vierge, mais la vraie vénération de Marie commence au royaume des Francs.52 Dans l’âge de
Charlemagne et ses successeurs, « the free-standing, somewhat autonomous Mary » devient un
personnage à part entière.53 Le rôle de Marie devient de plus en plus important. Dans les
onzième et douzième siècles, elle devient un thème important pour les croyants et est « a central
preoccupation of medieval monastic life, expressed in liturgy and art, prayer and miracle
tales. »54 Marie devient donc une présence importante dans la vie quotidienne des chrétiens
européens en tant que la sainte la plus populaire, ou, dans les mots de Fulton:

What is clear is that by the end of the twelfth century, devotion to Mary – measured as
a frequency of church dedications, as a subject of art, an object of pilgrimage, and a

49
Rachel Fulton. From Judgment to Passion : Devotion to Christ and the Virgin Mary, 800–1200,
Columbia University Press, 2002, p. 206.
50
Miri Rubin. Mother of God. A history of the virgin Mary. Penguin Books, 2010, p. 129.
51
Ibidem, p. xxii.
52
Ibidem, p. 100.
53
Ibidem, p. 102. 13
54
Ibidem, p. 121.
focus of formal liturgy – had surpassed that of devotion to all other figures of Christian
history other than Christ himself.55
Pendant le douzième siècle, beaucoup de reliques de Marie sont découvertes et sacralisées. 56
Nous avons utilisé la définition d’une relique suivante:

Overblijfsel van een christelijke heilige, waarin nog diens kracht (virtus) school. De
belangrijkste relieken zijn het lichaam van een dode heilige of een deel daarvan (botten,
haren, bloed). Daarnaast kennen we ook contactrelieken: voorwerpen die met de heilige
in aanraking gekomen waren.57
Les chrétiens de l’Europe occidentale «revered her hair, her milk, and even her nail pairings
(…)»58 Cela démontre sa popularité, parce que les reliques jouent un rôle important pour les
chrétiens. Beaucoup d’entre eux croient que le ‘virtus’, le pouvoir des saints est présent dans
leurs reliques.59 Elles sont les intermédiaires entre le ciel et le monde des vivants. Grâce à leur
«penetration of the divine », tout ce qui est en rapport avec la relique touche aussi le divin.60
Les croyants pensent que Marie et les autres saints sont dans l’au-delà chrétien, un «real and
awesome place where hell’s bonfires burn and the luminous and serried ranks of angels and the
fellowship of saints assemble in eternal elation round the throne of God above. »61 Mais, malgré
le fait que les saints sont morts, leurs reliques sont tellement puissantes qu’elles peuvent aider
les vivants.62 Quand on révère la relique, les prières vont directement au ciel et donc à Dieu.
Les reliques de Marie sont donc révérées parce qu’elles aident les croyants à entrer en
contact avec le ciel. Marie elle-même est considérée comme un intercesseur particulièrement
important, parce qu’elle a une relation spéciale avec Jésus, en tant que sa mère, et donc aussi
une relation avec Dieu.63 Grâce à sa position elle a plus de pouvoir que les autres saints, parce
que: « (…) she enjoyed a special privilege in being able to bring such petitions before the King

55
Rachel Fulton, From Judgment to Passion, p. 201.
56
Warner, Marina. Alone of all her sex. The Myth and the Cult of the Virgin Mary, Alfred A. Knopf,
1976, p. 294.
57
Rob Meens et Carine van Rhijn, éditeurs. Cultuurgeschiedenis van de middeleeuwen. Beeldvorming
en perspectieven. WBOOKS, 2015, p. 109.
58
Idem.
59
Ibidem, p. 95.
60
Elisabeth Benard. ‘The Living Among the Dead: a Comparison of Buddhist and Christian Relics.’
The Tibet Journal, vol. 13, no. 3, 1988, p. 41. 14
61
Marina Warner, Alone of all her sex, p. 316.
62
Elisabeth Benard, The Living Among the Dead, p. 40.
63
Miri Rubin, Mother of God, p. 133.
her son (…) »64 ou, dans les mots de Miri Rubin, elle était un «all-powerful intercession for the
sinner».65

Mais pourquoi devient-elle la sainte la plus importante? Warner décrit le rôle et le pouvoir de
la Vierge :

The Virgin’s intercession with her son can bring healing and fertility and consolation to
the living; but by far her greatest function in the Catholic scheme of salvation is to
reprieve the sufferings of sinners after death. She is “the mother of mercy,”, the “life,
sweetness, and hope” of the fallen, the advocate who pleads humanity’s cause before
the judgement seat of God. As Christ cannot find it in his heart to refuse his mother, her
merciful role helps in part to solve the racking dilemma that a God who is goodness,
love, and forgiveness could be so harsh as to consign any of his creatures to hell for all
eternity.66
La popularité de Marie a donc à faire avec sa clémence, une caractéristique qui est souvent
considérée féminine, et avec l’amour de Jésus pour sa mère. Non seulement les reliques de
Marie ont un rôle intermédiaire, mais elle-même a aussi un rôle actif d’intercesseur. Elle aide
ses adorateurs en tant que médiatrice clémente entre les hommes et le ciel. Quand quelqu’un
est dans ses bonnes grâces, elle peut procurer le pardon pour ses offenses, grâce à sa relation
avec Jésus. Elle combine donc « the enticing attractions of a mother – loving, and consoling –
with the effective powers of an agent of redemption.»67 Elle était très populaire parce qu'elle
aidait tous les gens qui la vénéraient. Au Moyen Age, il y a des récits dans lesquelles la Vierge
aide un croyant en utilisant ses pouvoirs. Elle utilisait des ruses pour prévenir que ses adorateurs
aillent en enfer. D’autres récits montrent qu’elle se soustrait même complètement à la justice
de Dieu, comme quand elle ressuscite un adorateur pour qu’il puisse faire une bonne confession
avant de mourir à nouveau.68 Par des pareilles actions, elle usurpe les privilèges de son fils.69
Elle devient donc de plus en plus puissante, et, dans les mots de Marina Warner, c’est « the
jurisdiction over death accorded her in popular belief that gives her such widespread
supremacy.»70

2.2 Marie et la courtoisie


Le rôle de Marie en tant qu’intercesseur puissant est une explication pour son rôle de figure
religieuse grandissante. Thomas H. Bestul donne toutefois une autre raison à sa popularité. Il

64
Rachel Fulton, From Judgment to Passion, p. 207.
65
Marina Warner, Alone of all her sex, p. 325.
66
Ibidem, p. 316.
67
Miri Rubin, Mother of God, p. 133.
68
Marina Warner, Alone of all her sex, p. 324.
69
Ibidem, p. 323. 15
70
Ibidem, p. 330.
attire l’attention sur le fait que l’intérêt grandissant pour Marie coïncide avec plus d’importance
pour les femmes dans la littérature en général. Au douzième siècle, quand l’idéalisation
commence, elle présente « (…) two complementary faces: that of the Virgin in religious
literature and that of the aristocratic lady in literature reflecting the milieu of secular court life
of the period».71 Cela peut expliquer comment on a commencé à mettre l’accent sur la position
des femmes – pas seulement celle de Marie – au douzième siècle.72 Dans les récits du douzième
siècle les femmes jouent des rôles plus importants. Elles ne jouent pas de grands rôles en tant
que protagonistes actives, mais deviennent le «but» de l’homme, la raison de ses actions. C’est
l’idée de la tradition courtoise, selon Bustel.73 Joan Kelly-Gadol écrit que, grâce à la courtoisie,
les « (…) ideas of homage and mutuality entered the notion of heterosexual relations along with
the idea of freedom.»74 Cet hommage montre le service mutuel des amants, pas seulement celui
de la femme.75
L’importance des femmes dans les livres est parfois expliquée par l’amélioration de la
position matérielle des femmes aristocrates après l’an 1000.76 Comme il y a peu de familles
aristocrates, elles peuvent être très riches. Grâce à cette richesse, l’aristocratie principalement
mâle pouvait entretenir les femmes dans des situations de plus en plus luxueuses.77 De par ce
développement, le rôle des femmes diffère plus de celui des hommes que dans les autres
couches de la société. Ces hommes « grew fascinated by the increasingly remote and distant
object that their economic acquisitiveness had created; they projected onto woman the ideals
and values that their culture either aspired to or sought to maintain. »’78 Cela peut expliquer
l’avènement de l’amour courtois et peut-être aussi celui du culte Marial. La Vierge est aussi
une femme qui est de plus en plus l’objet d’attention et, elle aussi, représente des valeurs
féminines.
L’amour est un élément important de la tradition courtoise. Le terme « amour courtois»
est introduit par Gaston Paris en 1883. Selon lui, l’amour courtois va au-delà de l'amour, c’est
une collection de règles coutumières pour les amants. Le « but» de l’amour courtois est « the
moral improvement» pour l’amant, même si l'amour dans l'amour courtois n’est pas dépourvu

71
Thomas H. Bestul. Texts of the Passion. Latin Devotional Literature and Medieval Society. University
of Pennsylvania press, 1997, p.113.
72
Ibidem, p. 113-114.
73
Ibidem, p. 113.
74
Joan Kelly-Gadol. ‘Did women have a Renaissance?’ Becoming visible: women in European history,
édité par Renate Bridenthal et Claudia Koonz. Houhgton Mifflin, 1977, p. 178.
75
Ibidem, p. 178.
76
Thomas H. Bestul, Texts of the Passion, p. 114. 16
77
Idem.
78
Idem.
d’attirance sexuelle.79 Francis Norman avance que cette description de l’amour courtois est très
intéressante parce qu’elle contraste avec les idées médiévales du mariage et de la supériorité de
l’homme. 80
La corrélation entre popularité de la Vierge et amour courtois est suggérée par Feuton. Elle écrit
que, peut-être, la popularité de Marie est le résultat de ces nouveaux idéaux. La nouvelle image
de la femme est influencée par les femmes qui dirigeaient leurs propres cours. Mais, comme
nous avons déjà vu, l’intérêt pour la Vierge commence avant la courtoisie qui en France devient
populaire au douzième siècle.81 L'intérêt pour Marie, lui, devient vraiment important au
onzième siècle.82 Helen Hackett voit des parallèles entre les textes d’amour courtois et des
textes de vénération de Marie, ou : « The Virgin is often addressed as if she were a courtly
mistress (…) »83 Cette citation est cruciale, parce qu’elle montre que ces développements se
sont influencés l’un l’autre. Il est bien possible que l’avènement de la courtoisie et du culte
Marian soient entremêlés. L’importance de la courtoisie pour la littérature du douzième siècle
a déjà été analysée. Ce passage montre que Marie, un être surnaturel, peut être traitée comme
une femme courtoise. Cette image, de la femme courtoise et surnaturelle, est aussi présente dans
les textes de Chrétien de Troyes. La position des femmes dans les textes de Chrétien de Troyes
a donc pu être influencée par les développements.

2.3 Marie et les femmes surnaturelles de Chrétien de Troyes


Il est possible que la courtoisie ait influencé le rôle de la femme dans les romans de Chrétien
de Troyes, mais ce facteur n’est pas suffisant pour expliquer pourquoi il y a tant de femmes
surnaturelles. Nous avons déjà vu que, dans les textes de Chrétien de Troyes, le surnaturel est
un domaine presque exclusivement féminin. Ce rapport est si marquant qu’il ne puisse donc pas
être un hasard. Nous avons émis l’hypothèse que cette constatation peut être expliquée par le
prisme de l'avènement du culte Marial.
Les femmes surnaturelles dans les textes de Chrétien de Troyes ont beaucoup de points
communs avec Marie. Les points les plus importants sont si évidents qu’ils peuvent être faciles
négliger, le premier étant qu'elles sont des femmes. Le deuxième point est qu’elles ont des
pouvoirs surnaturels. Ces points peuvent avoir l'air mineurs, mais le fait que tous les êtres

79
Francis X. Newman. The Meaning of Courtly Love, State University of New York Press, 1969, p. vii.
80
Idem.
81
Ibidem, p.vii.
82
Penny Schine Gold. The Lady and the Virgin : Image, Attitude, and Experience in Twelfth-Century
France, University of Chicago Press, 1985, p. 43.
83
Helen Hackett. Virgin Mother, Maiden Queen : Elizabeth I and the cult of the Virgin Mary. The 17
MacMillan Press, 1995, p. 16.
surnaturels sont des femmes est l’indice le plus évident et le plus important. Dans ces textes,
être une femme est une condition pour utiliser le surnaturel.
Le troisième point est plus obscur. Les femmes surnaturelles principales, Lunete et
Thessala, sont aussi des intercesseurs, comme Marie. Comme nous avons déjà vu, une raison
importante pour la popularité croissante de la Vierge est son rôle d’intercesseur miséricordieux
entre les hommes et Dieu. Elle utilise donc ses pouvoirs surnaturels pour plaider en faveur de
quelqu’un devant Dieu. Il est intéressant de noter que les femmes surnaturelles ne sont pas les
protagonistes, mis à part Laudine, mais elles utilisent leurs pouvoirs surnaturels pour aider le
héros. Comme Marie, elles interviennent quand le héros a besoin d’aide. Thessala aide Cligès
et Fénice à échapper à l’empereur. Beaucoup d’autres femmes utilisent le surnaturel pour aider
le héros, comme dans Yvain.84 Penny Schine Gold écrit sur Lunete: « Besides giving Yvain a
ring that makes him invisible, she also gives him practical advice on how to win, and win back,
Laudine; she is the crucial go-between for the two. (…) The female nurturer/advisor is here an
intermediary between the knight and his lady .»85 Même les femmes surnaturelles secondaires
utilisent leurs pouvoirs pour aider, comme la femme qui applique l’onguent pour quérir Yvain.86
Le quatrième point porte sur la possibilité que ces femmes surnaturelles soient aussi des
vierges. Attendu que les femmes au Moyen Âge restaient vierges jusqu’au mariage, il est
vraisemblable que les femmes célibataires soient aussi des vierges. Cela est le cas de beaucoup
de femmes surnaturelles – seule Laudine est mariée. Cela pose la question : pourquoi Laudine ?
Cela peut être un sujet intéressant pour de nouvelles recherches.
En somme, les femmes surnaturelles dans les textes de Chrétien de Troyes ont quatre
points communs importants avec la Vierge Marie : ce sont des femmes, sont presque toujours
des vierges, aient des pouvoirs surnaturels et utilisent ce pouvoir pour aider ou, autrement dit,
pour intercéder.

84
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 477.
85
Penny Schine Gold, The Lady and the Virgin, p. 23.
86
Chrétien de Troyes, Romans de la Table ronde, p. 476.
18
Conclusion
Somme toute, il est clair que dans les textes de Chrétien de Troyes, il y a des femmes qui
utilisent des formes du surnaturel pour influencer le déroulement de l'intrigue. Cette forme du
surnaturel change. Dans ses premiers textes, il est très explicite et la praticienne la plus éminente
est nommée ‘sorcière’. Dans les textes plus tardifs, le surnaturel est plus implicite et vague. Il
n'est pas souvent clair si un personnage est surnaturel ou pas. La nature du surnaturel change
de mirabilia, merveilles qui ont desorigines préchrétiennes, au miraculosus, des merveilles
chrétiennes.87
Les deux femmes les plus importantes qui utilisent le surnaturel sont Lunete dans Le
Chevalier au Lion et Thessala dans Cligès. Ces deux femmes ne sont pas les protagonistes, mais
grâce à leur connaissance du surnaturel, elles peuvent jouer un rôle important. Sans Lunete,
Yvain serait tué au début de l’histoire. Sans Thessala, Fénice et Cligès n’auraient pas pu être
ensemble. Elles peuvent faire ces choses, grâce au surnaturel. Leur connaissance du surnaturel
leur donne la possibilité d’influencer les événements. De ce fait, le surnaturel donne une forme
d’indépendance à ces femmes.
Ces femmes ne sont pas des protagonistes, mais néanmoins, elles sont des héroïnes.
Elles sont toujours décrites très positivement. Leur rôle et leur traitement par l’auteur font
preuve d’une certaine image de la femme. On peut imaginer que cette image positive dans ses
textes a un lien avec l'image que l'auteur se fait du rôle des femmes dans la société. Le fait que
ces femmes puissent utiliser le surnaturel pour être plus indépendantes est lié à cette image.
Chrétien de Troyes écrivait ses livres dans la deuxième partie du douzième siècle. C’était le
temps des romans courtois, mais aussi celui d’une grande vénération de la vierge Marie. Ces
développent amènent tous deux un rôle croissant pour les femmes. Marie devient de plus en
plus puissante, parce que son rôle en tant qu’intercesseur devient plus important. De par sa
relation spéciale avec Jésus, elle peut aider ses adorateurs plus efficacement que les autres
saints.
Dans les textes de Chrétien de Troyes, tous les figures surnaturelles qui entrent en action
sont des femmes. Elles jouent un rôle important dans le déroulement de l’histoire. La différence
entre le rôle des femmes et celui des hommes est tellement évidente, qu'elle ne peut pas être
sans raison. Dans ce mémoire, nous avons recherché la possibilité que la Vierge ait influencé
les rôles des femmes surnaturelles dans les textes de Chrétien de Troyes. Il y a des
ressemblances claires entre ces femmes et la Vierge. Les figures surnaturelles sont toutes des

87
Jacques Le Goff, L’imaginaire médiéval. Essais, p. 22.

19
femmes et elles sont des vierges. Ce ne sont pas les héroïnes de l’histoire, mais, comme Marie,
elles ont un rôle intercesseur. Elles utilisent leurs pouvoirs pour aider le héros, comme la Vierge
utilise ses pouvoirs pour défendre la cause d’un croyant devant Dieu. Seule Laudine
est l’exception à la règle, mais sa servante, Lunete, répond à toutes les conditions.
Les ressemblances entre la Vierge et les femmes surnaturelles dans les textes de
Chrétien de Troyes doivent avoir une raison. L'hypothèse de ce mémoire est que ces figures
sont influencées par l’image de la Vierge qui devient populaire à l’époque de Chrétien de
Troyes. Il est impossible de confirmer si Chrétien de Troyes a délibérément imaginé ses femmes
surnaturelles à l’image de la Vierge, mais il est clair qu’elles ont beaucoup de similarités.
Cette conclusion peut permettre une nouvelle interprétation de la femme magique dans
les romans de cette époque en général. Pour des recherches futures, il peut être intéressant de
rechercher le lien entre la Vierge et les femmes surnaturelles dans autres textes. L’influence qui
est étudiée dans ce mémoire est peut-être aussi présente dans d’autres textes. Cela peut mener
à une nouvelle interprétation de la femme surnaturelle, et peut-être, de la femme courtoise.

20
Bibliographie
• Benard, Elisabeth. ‘The Living Among the Dead: a Comparison of Buddhist and
Christian Relics.’ The Tibet Journal, vol. 13, no. 3, 1988, p. 33-48.
• Bestul, Thomas H. Texts of the Passion. Latin Devotional Literature and Medieval
Society. University of Pennsylvania press, 1997.
• De Troyes, Chrétien. Romans de la Table Ronde. Libraire Générale Française, 2002.
• Doggett, Laine E. Love cures : healing and love magic in old French romance, Penn
State University Press, année?.
• Fulton, Rachel. From Judgment to Passion : Devotion to Christ and the Virgin Mary,
800–1200, Columbia University Press, 2002.
• Hackett, Helen. Virgin Mother, Maiden Queen : Elizabeth I and the cult of the Virgin
Mary. The MacMillan Press, 1995.
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European history, édité par Renate Bridenthal et Claudia Koonz. Houhgton Mifflin,
1977, p. 137-164.
• Le Goff, Jacques. L’imaginaire médiéval. Essais. Gallimard, 1985.
• Lefay-Toury, Marie-Noëlle. ‘Roman breton et mythes courtois. L'évolution du
personnage féminin dans les romans de Chrétien de Troyes (à suivre).’ Cahiers de
civilisation médiévale, vol. 15, no. 59, 1972, p. 193-204.
• Meens, Rob et Carine van Rhijn, éditeurs. Cultuurgeschiedenis van de middeleeuwen.
Beeldvorming en perspectieven. WBOOKS, 2015.
• Newman, Francis X. The Meaning of Courtly Love, State University of New York Press,
1969.
• Νοaccο, Cristina. ‘Par nigromance et par enchantement : niveaux et nuances du magique
dans les romans de Chrétien de Troyes.’ Magie et illusion au Moyen Âge. Senefiance,
2014, p. 383–406.
• Rubin, Miri. Mother of God. A history of the virgin Mary. Penguin Books, 2010.
• Saunders, Corinne. ‘Religion and magic.’ The Cambridge Companion to the Arthurian
Legend. Édité par: Elizabeth Archibald et Ad Putter. Cambridge University Press, 2009,
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• Schine Gold, Penny. The Lady and the Virgin : Image, Attitude, and Experience in
Twelfth-Century France, University of Chicago Press, 1985.

21
• Warner, Marina. Alone of all her sex. The Myth and the Cult of the Virgin Mary, Alfred
A. Knopf, 1976.

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