Irving Washington - Contes D Un Voyageur II

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WASHINGTON IRVING

CONTES D’UN
VOYAGEUR
Tome II
WASHINGTON IRVING

CONTES D’UN
VOYAGEUR
Tome II
Traduit par Lebègue d’Auteuil

1824

Un texte du domaine public.


Une édition libre.

ISBN—978-2-8247-1558-2

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Sources :
— Chez Boulland et Cie, Libraires, 1825
— Bibliothèque Électronique du Québec

Ont contribué à cette édition :


— Association de Promotion de l’Ecriture et de la
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Fontes :
— Philipp H. Poll
— Christian Spremberg
— Manfred Klein
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Deuxième partie

Buckthorne et ses amis.

1
CHAPITRE I

La vie littéraire

P
   objets qui piquent la curiosité d’un voyageur,
j’avais depuis longtemps le plus vif désir de recueillir quelques
anecdotes sur la vie des gens de lettres ; et me trouvant à
Londres, un des endroits les plus renommés pour la publication des
livres, j’étais extrêmement curieux de connaître l’espèce d’animaux qui
les produit. Le hasard me mit heureusement en relation avec un litté-
rateur nommé Buckthorne, personnage qui habitait depuis longtemps la
métropole, et qui pouvait me tracer l’histoire naturelle de tous les ani-
maux étranges que l’on rencontre dans cette vaste forêt. Il s’empressa de
me communiquer quelques renseignements utiles sur l’objet de mes re-
cherches.
« Le monde littéraire, dit-il, est composé de petites confédérations
dont chacune regarde ses membres comme les flambeaux de l’univers, et
considère les autres comme de simples météores passagers, condamnés à
tomber bientôt, et à être oubliés, tandis que ses propres lumières brilleront

2
Contes d’un voyageur II Chapitre I

d’un éclat non interrompu à toute éternité.


— Et comment, s’il vous plaît, lui dis-je s’introduit-on dans ces confé-
dérations dont vous me parlez. Je pense que le commerce entre auteurs
est une espèce de troc d’esprit, où chacun doit apporter des marchandises
en échange, et où l’on ne donne jamais rien pour rien. »
— Oh ! bah ! comme vous vous trompez, dit Buckthorne en souriant :
ne croyez jamais que ce soit en brillant que l’on obtient la faveur des beaux
esprits. Ils vont dans la société pour briller eux-mêmes et non pour admi-
rer l’éclat des autres. Je pensais autrefois comme vous, et je ne me rendais
jamais dans une réunion littéraire sans avoir étudié d’avance mon rôle. Il
en résulta que j’eus bientôt la réputation d’un insupportable discoureur ;
et qu’en peu de temps j’eusse été complètement excommunié, si je n’avais
changé de système. Non, monsieur, il n’y a point de qualité qui ait plus de
succès chez les beaux esprits que celle de savoir écouter ; ou bien, si vous
êtes jamais éloquent, soyez-le en tête-à-tête avec un auteur ; louez alors
ses ouvrages, ou ce qui lui plaira presque autant, dépréciez les ouvrages
de ses contemporains. Quand, même il dirait du bien des productions d’un
de ses amis intimes, soutenez hardiment l’opinion contraire ; décidez que
son ami est une buse : ne craignez pas de l’offenser ; on parle beaucoup
de l’irritabilité des auteurs ; je n’en trouvai jamais un qui se fâchât, de
contradictions de ce genre. Non, non, monsieur, les auteurs conviennent
des défauts de leurs amis avec une candeur toute particulière. De plus,
je dois vous engager à être extrêmement sobre de remarques sur les ou-
vrages modernes, si ce n’est pour faire des observations satiriques contre
les écrivains les plus distingués de notre temps.
— Parbleu, lui dis-je, je ne louerai personne qui ne soit mort depuis
un demi-siècle, au moins.
— Même alors, observa M. Buckthorne, je vous conseillerai beaucoup
de circonspection ; car vous devez savoir que plusieurs anciens écrivains
ont été enrôlés sous les bannières de sectes différentes, et que leur mé-
rite est devenu l’objet de discussions de parti, aussi vives que celles qui
concernent le mérite des hommes d’état et des politiques de nos jours.
Il y a même dans notre littérature des périodes entières, absolument en
état de blocus, ou tabouées, pour me servir d’une expression de la mer

3
Contes d’un voyageur II Chapitre I

du Sud ¹. Ce serait, par exemple, risquer, dans certains cercles, sa réputa-


tion d’homme de goût, que de dire un mot d’éloge sur quelque écrivain
du règne de Charles II, ou même de la reine Anne, tous ces auteurs étant
déclarés des Français déguisés.
— Comment, lui dis-je, pourrai-je savoir si je parcours une terre sauve,
étranger comme je le suis aux bornes littéraires et à la ligne des frontières
du goût à la mode.
— Oh ! répondit-il, il y a heureusement dans la littérature un espace
qui forme une sorte de terrain neutre, sur lequel tous les gens de lettres
se traitent en amis, et se livrent sans contrainte à l’excès de leur humeur
bienveillante : c’est le règne d’Elisabeth et celui de Jacques. Ici, vous pou-
vez louer à tort et à travers ; ici, vous pouvez en prendre à souhait et y
1. On trouve ce mot taboué (taboo’d) dans les Voyages autour du monde, par le capitaine
Cook, et certes il n’a pas le moindre rapport avec le mot tatoué (bariolé de figures bizarres,
imprégnées dans la peau), quoiqu’en aient pu dire de savantes traductions, dont l’exactitude
et la fidélité sont vantées par des journalistes qui n’entendent pas les langues étrangères !
Les insulaires de la mer du Sud faisaient un commerce d’échange avec les navigateurs ;
mais, quelquefois l’équipage trouvait que sur certaines parties de la côte, ou en des endroits
particuliers de l’intérieur, les habitants et les denrées avaient disparu et que les Européens
n’y pouvaient entamer aucune affaire : les naturels du pays expliquaient cette singularité, en
disant que c’était un terrain taboué. Cook a figuré, par les syllabes taboo’d, le son équivalent
que produisait, pour l’oreille d’un Anglais, ce mot employé chez les insulaires, quand ils
voulaient rendre compte de l’obstacle dont se plaignait le voyageur. Le taboué répond donc
à un blocus fictif ou à une espèce d’interdit. Le personnage qu’on fait parler ici rappelle que
de prétendus connaisseurs ont mis hors de la loi, par cette espèce d’excommunication, plus
d’une réputation littéraire, longtemps considérée comme au-dessus de toute atteinte.
En effet, il plaît à quelques écrivains de la nouvelle école de condamner Pope et Ad-
disson, qu’ils trouvent trop peu Anglais ; de même qu’en France, de jeunes romantiques
dédaignent Racine et Boileau, dont le style est probablement trop français. Lord Byron n’a
pas donné dans ce travers : il professe la plus haute admiration pour l’élégant et correct
auteur de l’Essai sur la Critique, le Boileau de l’Angleterre. À ses yeux, Pope est le premier
des poètes anglais. Cette préférence pour des barbares, à peine intelligibles, paraît tout aussi
sensée aux hommes éclairés, chez nos voisins d’outre-mer, que nous trouverions juste et rai-
sonnable de placer Ronsard au-dessus de Voltaire, ou de prédire que la postérité négligera
les ouvrages de Montesquieu, et de Jean-Jacques Rousseau pour la prose renouvelée des
Gaulois, qu’admire tout seul l’éditeur du Solitaire. Ce sujet a été traité avec une grande su-
périorité d’esprit et de talent, pour ce qui concerne la littérature anglaise, dans un excellent
article de M. Jeffrey, sur les œuvres dramatiques de Ford. Voyez la Revue d’Édimbourg, de
1812.
(Note du traducteur.)

4
Contes d’un voyageur II Chapitre I

revenir encore ². Plus l’auteur est obscur, plus le style est rocailleux et
affecté, et plus votre admiration portera le caractère du tact d’un véri-
table connaisseur, dont le goût, semblable à celui des épicuriens, préère
le gibier qui a le fumet le plus prononcé.
« Mais, continua-t-il, puisque vous paraissez curieux de connaître
quelque chose des sociétés littéraires, je saisirai l’occasion de vous in-
troduire dans une coterie où se réunissent les talents du jour. Je ne vous
réponds pas, cependant, qu’ils soient tous du premier ordre. Je ne sais
pourquoi, mais nos grands génies n’aiment pas à se mettre en bandes :
ils ne vont pas en troupeau ; ils s’élancent séparément dans la société. Ils
préèrent se mêler, comme des hommes vulgaires, dans la multitude et
ne conservent rien de l’auteur, si ce n’est la gloire. Les classes inférieures
seules parquent ensemble, acquièrent de la force et de l’importance par
leur réunion, et portent tous les caractères distinctifs de l’espèce. »

2. Cut and come again, couper de grandes tranches et y revenir encore : expression
proverbiale qui s’applique partout où il y a ce qu’on appelle abondance de bien. (Note du
traducteur.)

5
CHAPITRE II

Un dîner littéraire

Q
   cette conversation, M. Buckthorne vint me
prendre et me conduisit à un dîner régulier d’hommes de lettres.
Il était donné par un grand libraire, ou plutôt par une société
de libraires, dont la raison de commerce surpassait en longueur celle de
Sidrach, Misach et Abdenago ¹.
Je fus surpris d’y trouver réunis de vingt à trente convives, que pour
1. Sidrach, Misach et Abdenago, comme on les appelle dans la Vulgate catholique, sont
trois jeunes Israélites dont un ange a sauvé les jours. (Voyez le prophète Daniel, chap. 5.).
Leurs noms, qui se trouvent toujours ensemble, forment pour les lecteurs de la Bible, une
espèce de raison sociale. Chez les protestants, les personnages de l’Ancien Testament sont
aussi connus que les quatre fils Aymon. Rien n’est donc plus simple, pour un lecteur anglais,
que cette allusion à l’interminable signature de certaines maisons de commerce, dans la
librairie de Londres. On voit sur les titres de leurs livres, que l’ouvrage est imprimé pour
compte d’une société dont les associés principaux et commanditaires sont indiqués tout au
long. À Paris, on met chez un tel et compagnie. La crainte des railleurs empêcherait de fournir,
quand même il y aurait lieu, une petite liste d’associés, jusqu’à concurrence de cinquante
syllabes. (Note du traducteur.)

6
Contes d’un voyageur II Chapitre II

la plupart je n’avais jamais vus. M. Buckthorne m’en expliqua la raison,


en m’apprenant que ceci était un dîner d’affaires, une espèce d’exercice à
feu, que la maison donnait à peu près deux fois par an à ses auteurs. Il est
vrai que, par occasion, on invitait quelquefois, à de petits dîners, trois ou
quatre hommes de lettres ; mais c’étaient en général des auteurs choisis,
chéris par le public, et parvenue à leur sixième ou septième édition. « Il y
a, dit-il, dans le monde littéraire, certaines limites géographiques ; et vous
pourrez vous faire une idée assez juste du degré de la faveur publique
dont jouit un auteur, par la qualité du vin que lui donne le libraire. Vers
sa troisième édition, un auteur franchit la ligne du vin de Porto, et passe
au vin de Bordeaux : quand il atteint la sixième ou septième édition, il en
est alors aux vins de Champagne et de Bourgogne ². »
« À quel degré sont parvenus, lui dis-je, ces messieurs qui nous en-
tourent ? Y en a-t-il quelques-uns qui boivent le vin de Bordeaux ? »
— Pas tout à fait, pas tout à fait. Vous trouvez à ces grands dîners
la tourbe commune des auteurs, des hommes à une ou à deux éditions ;
et si quelques autres y sont invités, on les prévient que c’est une espèce
d’assemblée républicaine. – Vous m’entendez ; une assemblée de la répu-
blique des lettres, et qu’ils ne doivent s’attendre qu’à des mets simples et
substantiels. »
Ces explications me mirent à même de mieux comprendre les dispo-
sitions de la table. Les deux bouts étaient occupés par deux associés de
la maison ; et l’on semblait avoir adopté l’idée d’Addisson, pour la pré-
séance littéraire des convives. Un poète chéri du public était à la place
d’honneur : vis à vis de lui, un voyageur imprimé in-quarto satiné, avec
planches. Un antiquaire à l’air grave, qui avait publié plusieurs ouvrages
solides, cités fort souvent, mais bien rarement lus, était traité avec beau-
coup de respect ; il se trouvait assis à côté d’un Monsieur proprement
vêtu de noir, auteur d’un joli petit in-octavo satiné, sur l’économie poli-
2. Le Porto, ou plutôt vin d’Oporto (en Portugal), ordinairement mêlé d’eau-de-vie com-
mune ; le claret, vin ordinaire de Bordeaux, rendu meilleur par une certaine quantité de
Cognac ; le vin de Champagne mousseux, avec ou sans mélange de cidre ; et les vins de
Bourgogne, premières qualités (Pommard, Nuits, Volnay, etc.), qu’on altère plus difficile-
ment ; telle est l’hiérarchie vineuse reconnue chez les gourmets anglais. La prééminence est
surtout établie d’après le prix coûtant. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre II

tique, devenue à la mode. Quelques hommes à trois volumes in-12, d’un


assez bon débit, occupaient le centre, tandis que le bas de la table était
garni de petits poètes, de traducteurs, et d’écrivains qui n’avaient pas en-
core obtenu une grande célébrité. La conversation, pendant le dîner, fut
toute en boutades et en saillies, qui jaillissaient en légères étincelles, de
toutes les parties de la table, et se dissipaient en fumée. Le poète, plein
de cette assurance d’un homme bien vu dans le inonde et indépendant
de son libraire, était d’une gaieté brillante et lançait mille traits qui fai-
saient éclater de rire son voisin, un des associés, et qui charmaient toute
la société. L’autre associé, cependant, gardait son sérieux, et ne cessait de
découper, avec l’air important d’un homme d’affaires tout entier à l’oc-
cupation du moment. Mon ami Buckthorne m’expliqua la cause de cette
gravité : il m’apprit que les travaux de la maison étaient admirablement
bien répartis entre les associés. « Ainsi par exemple, dit-il, ce Monsieur
si sérieux est l’associé tranchant, qui distribue les morceaux de la bête, et
l’autre est l’associé riant, qui cherche à faire valoir l’homme d’esprit ³. »
La conversation était surtout animée au haut bout de la table, comme
si les auteurs qui l’occupaient eussent possédé une langue plus intré-
pide. Quant à la foule placée à l’autre bout, si elle ne se distinguait pas
en parlant, elle se distinguait en mangeant. Jamais festin ne soutint une
attaque plus vive, plus déterminée, plus opiniâtre, que celle de cette pha-
lange de mâchoires. Quand la nappe fut enlevée, et que le vin circula, ils
s’égayèrent entre eux et se livrèrent à la joie. Leurs plaisanteries cepen-
dant, si par hasard il en parvenait quelques-unes au haut bout de la table, y
produisaient bien peu d’effet. L’associé riant semblait même ne pas trou-
ver nécessaire de les honorer d’un sourire ; ce que m’expliqua mon voisin
Buckthorne, en me disant qu’il fallait un certain degré de faveur publique,
avant que les saillies d’un auteur fissent rire un libraire.
Parmi cette foule de littérateurs équivoques, placés dans la région in-
3. « He attends to the joints ; the other attends to the jokes. » A joint est un gros morceau
de viande, un énorme roast-beef, ou quelque autre friandise de ce genre. Il n’est pas question
ici d’articulations, de jointures, comme si l’on découpait une volaille. Le sens de cette plai-
santerie, ou la consonance forme une espèce de jeu de mots fortuit, serait tout aussi bien
rendu si l’on disait : « L’un s’occupe de la bonne chère et l’autre des bons mots. » (Note du
traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre II

férieure de l’esprit, mes yeux en distinguèrent particulièrement un. Ses


vêtements appartenaient presque à l’indigence, quoiqu’il eût évidemment
mis tous ses soins à son habit noir râpé, et qu’un énorme jabot bien plissé
s’étendît en bouffant sur sa poitrine. Son visage était brun, mais fleuri, un
peu trop fleuri peut-être, surtout près du nez, quoique cette couleur rubi-
conde rendit plus vifs ses yeux noirs et brillants. Il avait quelque chose de
l’air d’un bon vivant, joint à cette nuance de pauvre diable, qui donne à
la gaieté de l’homme un ton extrêmement modeste. Rarement j’avais vu
une figure qui promît davantage, mais jamais promesse ne fut plus mal
tenue. Il ne disait rien, mangeait et buvait avec le dévorant appétit d’un
habitant de galetas ⁴, et s’arrêtait à peine pour rire des bons mots du haut
bout de la table. Je demandai qui il était. Buckthorne le regardant avec
attention : « Ma foi, dit-il, j’ai déjà vu cette figure quelque part, mais je
ne me rappelle pas où. Ce ne peut pas être un auteur de renom ; c’est, je
suppose, un rédacteur de sermons ⁵, ou quelque compilateur de voyages
à l’étranger. »
Après dîner, nous nous rendîmes dans une autre pièce, pour prendre
le thé et le café ; nous y fûmes renforcés d’une nuée de convives d’une
classe inférieure, auteurs de petits volumes cartonnés, ou de pamphlets
brochés en papier bleu. Ils n’étaient pas encore parvenus à l’honneur
d’une invitation à dîner ; mais on les engageait par occasion à venir passer
la soirée, sans façon. Ils traitaient avec beaucoup de respect les associés,
4. Garreteer, pauvre diable qui habite un galetas, un grenier (garret). Nous avons vu d’ha-
biles écrivains rendre ce mot par journaliste en anglais gazeteer. On ne conçoit pas que quel-
qu’un fasse un pareil contresens à Paris : c’est connaître encore moins les usages du monde
que le dictionnaire ; mais cela n’empêche pas d’être vanté comme traducteur par les jour-
nalistes, qui n’y entendent pas malice. (Note du traducteur.)
5. Un rédacteur de sermons n’est pas un prédicateur ; il s’agit de ces éloquents fournis-
seurs qui travaillent à prix fixe pour MM. les orateurs sacrés. On se rappelle que certain
évêque d’Autun, non pas de nos jours, mais du siècle de Louis XIV, payait ainsi argent
comptant sa réputation d’homme habile ; au moins, s’il faut s’en rapporter à l’épigramme
connue :
On dit que l’abbé Roquee
Prêche les sermons d’autrui :
Moi, qui sais qu’il les achète,
Je soutiens qu’ils sont à lui.
(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre II

et même ils semblaient les craindre un peu : mais ils faisaient une cour
assidue à la dame de la maison, et ils étaient vraiment fous des enfants.
Quelques-uns, qui ne se sentaient pas assez de hardiesse pour s’avancer
ainsi, se tenaient discrètement dans des coins, causaient entre eux, par-
couraient des portefeuilles d’estampes qu’ils n’avaient guère vues plus de
cinq mille fois, ou jetaient les yeux sur la musique posée sur le piano.
Le poète et l’auteur du joli petit in-octavo étaient les personnages les
plus distingués et les mieux à leur aise dans le salon : c’étaient évidem-
ment des habitués du quartier de l’Ouest. Ils se placèrent aux deux cô-
tés de la maîtresse de la maison, et lui adressèrent mille et mille compli-
ments pleins de galanterie ; je crus qu’à quelques-unes de leurs politesses
la dame allait mourir de plaisir. Tout ce qu’ils disaient, tout ce qu’ils fai-
saient, avait un parfum de bon ton. Je regardai en vain autour de moi
pour trouver le pauvre diable d’auteur à l’habit noir râpé : il avait disparu
immédiatement après que l’on eut quitté la table, craignant sans doute
l’éblouissante clarté du salon. Ne trouvant plus rien qui m’intéressât, je
me retirai dès qu’on eut servi le café, laissant le poète et l’auteur du petit
élégant octavo satiné maîtres du champ de bataille.

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CHAPITRE III

Le club des originaux

C
 ,  crois, le lendemain soir, qu’en sortant du théâtre de
Covent-Garden avec mon excentrique ami Buckthorne, il me
proposa de me donner une idée d’un autre genre de vie et de
caractère. Me trouvant très disposé aux recherches de cette espèce, il me
mena au travers d’une infinité de petites cours et d’allées qui avoisinent
Covent-Garden, jusqu’à ce que nous nous arrêtâmes devant une taverne
qui retentissait de la bruyante gaieté d’une bande joyeuse. Nous enten-
dions de grands éclats de rire, suivis d’un intervalle de silence ; puis de
nouveaux éclats, comme si un plaisant de premier ordre eût conté quelque
bonne histoire. Peu d’instants après on chanta, et la fin de chaque couplet
était accompagnée de cris et de violents coups sur la table.
« C’est ici, me dit Buckthorne à voix basse, c’est ici un club de plai-
sants originaux, le rendez-vous de petits beaux-esprits, de comédiens du
troisième ordre, et de rédacteurs de journaux de théâtre. Chacun peut

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Contes d’un voyageur II Chapitre III

entrer en payant six pence ¹ au comptoir, pour la dépense du club. »


Nous entrâmes donc sans cérémonie, et nous prîmes place seuls à une
table, dans un coin obscur de la salle. Le club était assemblé autour d’une
table couverte de boissons de plusieurs espèces, pour satisfaire le goût de
tous les convives. Les membres étaient en effet de plaisants originaux :
mais quelle fut ma surprise en reconnaissant dans le chef de la réunion
le pauvre diable d’auteur dont j’avais remarqué, au dîner des libraires, la
figure revenante et la complète taciturnité ! Les choses avaient entière-
ment changé de face pour lui. Là, simple zéro, il était ici le seigneur en
titre, l’esprit supérieur, le génie dominant. Il était assis au haut bout de la
table, le chapeau sur la tête, et les yeux encore plus brillants que le nez.
Il avait pour chaque convive une épigramme ou un mot piquant, pour
chaque circonstance une saillie. On ne pouvait rien dire ni rien faire qui
ne tirât de lui quelque étincelle ; et je déclare franchement que j’ai en-
tendu chez des gens de haut parage des traits de bien plus mauvais goût.
Ses plaisanteries, je l’avoue, étaient un peu fortes, mais elles convenaient
au cercle qu’il présidait. La compagnie était arrivée à ce degré d’ivresse
où un peu d’esprit produit beaucoup d’effet. Chaque fois que notre auteur
ouvrait la bouche, il était sûr d’exciter de bruyants applaudissements, et
même quelquefois avant qu’il eût eu le temps de parler.
Nous avions été assez heureux d’entrer à temps comme il allait chan-
ter de joyeux couplets qu’il avait composés exprès pour le club. Sa voix
fut accompagnée de celle de deux bons vivants, qui auraient offert à Ho-
garth des sujets dignes de son pinceau ². Chacun était muni d’une copie
écrite ; il me fut donc facile de lire ces couplets :
Allons, gai, le verre en avant,
La joie et le verre à la ronde :
Cesser de boire, mon enfant,
C’est être un sot en ce bas monde.
Ainsi, je bois à ta santé.
1. A six pence, pièce de 12 sous et demi de France. Les 20 shillings valent 25 francs, au
pair : le shilling, ou pièce de 1 franc 25 centimes, se divise en 12 pence. Le mot pence étant
le pluriel anglais du mot penny, on ne peut lui donner un s pour terminaison dans les livres
français. (Note du traducteur.)
2. Hogarth, admirable peintre de caricatures. (Note du traducteur.)

12
Contes d’un voyageur II Chapitre III

Nez rouge et face rubiconde,


Voilà le signe respecté
Qui distingue l’homme du monde ³.
Nous restâmes jusqu’à ce que la société se séparât, et que notre bel
esprit fût seul. Il était assis à la table, les jambes écartées et étendues, les
mains dans les poches, la tête penchée sur la poitrine, et il regardait d’un
air triste un pot vide. Sa gaieté avait disparu, son feu était entièrement
éteint.
Mon compagnon s’approcha de lui, et interrompit cet accès de mé-
lancolie. Buckthorne se présenta, lui-même en rappelant à l’auteur qu’ils
avaient dîné ensemble chez les libraires.
« Il me semble cependant, ajouta-t-il, que je vous avais déjà vu
ailleurs ; votre figure est certainement celle d’une ancienne connaissance ;
mais, sur ma vie, je ne puis me rappeler où je vous ai connu.
— Cela se conçoit, répondit l’autre avec un sourire : plusieurs de mes
anciens amis m’ont oublié. Cependant, à dire vrai, ma mémoire est aussi
infidèle que la vôtre en cette occasion. Si néanmoins ceci peut vous re-
mettre sur la voie, mon nom est Thomas Dribble, à votre service.
— Quoi ! Tom Dribble, qui était à l’école du vieux Birchell dans le
comté de Warwick ?
— Lui-même, répliqua-t-il froidement.
— Mais alors nous sommes d’anciens camarades d’école, quoiqu’il ne
soit pas étonnant que vous ne me reconnaissiez point : j’étais votre ca-
det de quelques années. Ne vous rappelez-vous pas le petit Jack Buck-
3. Voici le texte original de ces couplets, bien faiblement rendus dans cette traduction,
qui n’a d’autre mérite que d’être à peu près littérale :
Merrily, merrily push round the glass,
And merrily troll the glee ;
For he who won’ t drink till be wink, is an ass ;
So, neighbour, I drink to thee.
Merrily, merrily fuddle thy nose,
Until it right rosy shall be ;
For a jolly red nose, I speak under the rose,
Is a sign of good company.

13
Contes d’un voyageur II Chapitre III

thorne ⁴ ? »
Il s’en suivit une scène de reconnaissance entre ces compagnons
d’étude et une interminable conversation sur les jours de l’école, et sur les
espiègleries des écoliers. M. Dribble finit en observant, avec un profond
soupir, que depuis lors les temps avaient cruellement changé.
« Parbleu, M. Dribble, dis-je, vous me paraissez un tout autre homme
qu’au dîner. Je n’avais pas l’idée qu’il y eût en vous un pareil fond de
gaieté. Là, vous étiez tout silence ; ici, vous mettiez seul la table en train.
— Ah ! mon cher monsieur, répondit-il en secouant la tête et en haus-
sant les épaules, je suis un véritable ver luisant ; je ne brille jamais au
jour. D’ailleurs, c’est une chose difficile pour un pauvre diable d’auteur
de briller à la table d’un riche libraire. Qui croyez-vous qui voulût rire de
ce que j’aurais dit, quand j’avais près de moi les beaux esprits en vogue ?
Mais ici, quoique pauvre diable, je suis entouré de plus pauvres diables
encore que moi : je suis au milieu d’hommes qui me regardent comme
un homme de lettres et comme un bel esprit, et toutes mes plaisanteries
passent comme l’or neuf qui sort de la monnaie.
— Vous ne vous rendez pas justice, monsieur, lui dis-je ; je suis sûr
d’avoir entendu dire ce soir plus de choses piquantes par vous, que par
quelqu’un de ces beaux esprits dont vous semblez avoir si grand peur. »
— Ah ! monsieur, mais ils ont pour eux le bonheur ; ils sont à la mode.
Rien de tel que d’être à la mode. Un homme qui obtient une fois la réputa-
tion d’avoir de l’esprit, est toujours sûr de plaire, quelque chose qu’il dise.
Il pourra déraisonner autant qu’il voudra, tout aura cours. On ne soumet
jamais à l’examen la monnaie d’un riche ; mais un pauvre diable ne peut
mettre en circulation ni une plaisanterie, ni une guinée, sans qu’on l’exa-
mine des deux côtés. L’argent et l’esprit sont toujours suspects, avec un
habit usé jusqu’à la corde.
« Quant à moi, continua-t-il, en levant son chapeau un peu plus d’un
côté, quant à moi, je déteste vos beaux dîners : rien n’est comparable,
monsieur, à la liberté du cabaret. J’aime bien mieux avoir ma côtelette et
mon pot de bière avec mes pareils, que de manger de la venaison et de
4. Jack, diminutif de John, Jean, et non pas Jacques, comme ce mot se traduit quelquefois
par des savants. (Note du traducteur.)

14
Contes d’un voyageur II Chapitre III

boire du vin de Bordeaux au milieu de cette maudite société élégante et


polie, qui ne rit jamais du bon mot d’un pauvre diable, de peur qu’il ne
soit trop vulgaire. Une bonne plaisanterie croît dans un sol humide ; elle
fleurit dans les terres basses, mais elle se fane sur vos diables de terrains
arides et élevés. Jadis j’ai fréquenté les hautes sociétés, monsieur, jusqu’à
ce que je me fusse presqu’entièrement perdu ; j’y devins fade, langoureux,
ennuyeusement gentil. Ce qui me sauva, ce fut d’être arrêté par mon hô-
tesse et jeté en prison. Là, une société où l’on chantait en chœur, de la
bière à bon marché, enfin l’exemple d’autres pauvres diables, tout cela
fortifia mon esprit, et je revins à moi. »
Comme il était tard, nous nous séparâmes, quoique je désirasse vi-
vement connaître mieux ce philosophe pratique. Je fus donc ravi quand
Buckthorne lui proposa une autre entrevue pour causer du temps passé
à l’école, et lui demanda son adresse. M. Dribble parut d’abord ne pas se
soucier de désigner le lieu de sa demeure ; mais tout-à-coup prenant un air
déterminé : « Green-arbour-court, monsieur, s’écria-t-il ; numéro… dans
Green-arbour-court ; vous connaissez sans nul doute cet endroit. Terre
classique, monsieur, terre classique ! C’est là que Goldsmith écrivit son
Vicaire de Wakefield. J’aime toujours à vivre dans les lieux chers à la lit-
térature. »
Je m’amusais beaucoup de cette bigarre apologie d’un vilain quartier.
En nous en retournant, Buckthorne m’assura que ce Dribble avait été,
dans les années de leur enfance, le garçon le plus spirituel et le plus es-
piègle de l’école, un de ces malicieux lutins que l’on qualifie de brillants
génies. Comme il s’aperçut de ma curiosité sur ce qui concernait son an-
cien camarade d’études, il me promit de m’emmener quand il irait le voir
dans Green-arbour-court.
Peu de jours après, il vint me chercher un matin ; et nous partîmes
pour notre expédition. Il me conduisit par une infinité d’allées singu-
lières ; de cours et de passages obscurs : car il paraissait parfaitement
versé dans la topographie si compliquée de la capitale. Nous arrivâmes
enfin à Fleetmarket, et en traversant ce marché, nous tournâmes dans
une rue étroite, jusqu’au bas d’un escalier haut et roide, en pierres, qui
est nommé le casse-cou ; cet escalier conduisait à Green-arbour-court, et
sans doute, me dit Buckthorne, qu’en le descendant, le pauvre Goldsmith

15
Contes d’un voyageur II Chapitre III

risqua souvent de s’y rompre le cou. Lorsque nous entrâmes dans la cour,
je ne pus, sans sourire, penser en quels coins écartés le génie enfante ses
productions. Et les muses, ces belles capricieuses, qui refusent si souvent
de visiter les palais, et n’accordent pas le plus léger sourire à ceux qui les
adorent dans de somptueux cabinets, sous des lambris dorés, descendent
dans des trous et des terriers pour prodiguer leurs faveurs à quelque élève
en haillons !
Je trouvais que ce Green-arbour-court était une petite place, entourée
de maisons hautes et misérables, dont les entrailles semblaient tournées
du dedans au dehors si l’on en jugeait par l’aspect des guenilles et des
vieux habits qui flottaient à chaque fenêtre. Cette place paraissait être le
pays des blanchisseuses ; on y avait tendu, en tous sens, des cordes sur
lesquelles se balançait le linge qui séchait.
À l’instant où nous entrions, il s’éleva une querelle entre deux hé-
roïnes, au sujet d’un baquet dont l’une et l’autre réclamaient la propriété :
aussitôt toute la communauté fut en rumeur. Des têtes en cornettes pa-
rurent à chaque croisée, et il s’ensuivit un tel débordement de paroles et
un si grand vacarme, que je fus obligé de me boucher les oreilles. Toutes
ces amazones prirent parti dans le débat ; et agitant leurs bras d’où décou-
lait l’eau de savon, elles firent feu de leurs fenêtres comme de l’embrasure
d’un fort, tandis que des essaims d’enfants bercés et nichés dans chacune
des fécondes cellules de cette ruche, éveillés par le bruit, joignaient leurs
cris perçants au concert général.
Pauvre Goldsmith ! quels moments il a dû passer, enfermé dans cet
antre infect et tumultueux, lui dont les habitudes étaient si pacifiques et
les nerfs si sensibles ! Quand tout ce qu’il était forcé de voir et d’entendre
suffisait pour aigrir le cœur et le remplir de misanthropie, comment sa
plume a-t-elle pu distiller le miel d’Hybla ? Il est plus que probable, ce-
pendant, que plusieurs de ses inimitables tableaux de la vie du peuple
furent tirés des scènes dont il était entouré dans ce séjour. L’accident de
mistriss Tibbs, forcée d’aller laver les deux chemises de son mari dans la
maison d’une voisine qui refusait de lui prêter son baquet, pourrait bien
ne pas être un jeu de l’imagination, mais un fait passé sous les yeux de
Goldsmith. Peut-être son hôtesse était-elle l’original du portrait : peut-
être la mince garde-robe de Beau-Tibbs n’était-elle qu’un fac simile de

16
Contes d’un voyageur II Chapitre III

celle du romancier.
Ce ne fut pas sans quelque peine que nous parvînmes à trouver le lo-
gement de Dribble. Il occupait, au second étage ; une chambre qui donnait
sur la cour. Quand nous entrâmes, il était assis au bord de son lit, écrivant
sur une table cassée. Il nous reçut cependant avec un air franc et ouvert,
avec un air de pauvre diable, dont le charme était irrésistible. À la vé-
rité il parut d’abord légèrement déconcerté ; il boutonna son gilet un peu
plus haut et y enfonça son jabot de toile qui s’en était trop éloigné. Mais
il se remit aussitôt, et se redressa d’un air de satisfaction en s’avançant
pour nous recevoir ; il tira pour M. Buckthorne un tabouret à trois pieds,
m’indiqua du doigt un antique et lourd fauteuil de damas, qui ressemblait
à un monarque détrôné, en exil, et nous souhaita la bienvenue dans son
galetas.
La conversation fut bientôt engagée. Buckthorne et lui avaient beau-
coup de choses à se dire sur les scènes passées jadis à l’école : et comme
rien ne dispose plus le cœur de l’homme à la confiance que des souvenirs
de cette espèce, nous obtînmes de lui une rapide esquisse de sa carrière
littéraire.

17
CHAPITRE IV

Le pauvre diable d’auteur

J
   ma carrière, nous dit-il, par être
le bambin le plus espiègle et le plus malin de l’école ; je fus en-
suite assez malheureux pour me voir le plus grand génie de mon
village. Mon père, procureur de campagne, comptait que je lui succéde-
rais dans ses fonctions ; mais j’avais trop de génie pour m’appliquer, et
mon père admirait trop mon génie pour vouloir l’arrêter dans sa marche :
je fréquentai donc la mauvaise compagnie, et je pris de mauvaises habi-
tudes. Entendez-moi bien ; je veux dire que je fréquentai les savants et les
précieuses du village, et que je me mis à composer des poésies pastorales.
C’était tout à fait la mode, dans le village, d’être littérateur. Un pe-
tit cercle de choix, composé de nos plus brillants esprits, se réunissait
souvent ; il s’érigea en société littéraire, scientifique et philosophique, et
nous nous imaginâmes bientôt que nous étions les savants les plus pro-
fonds qui existassent. Chacun de nous avait adopté un beau nom tiré
de quelque habitude ou de quelque manière affectée. Un lourd person-

18
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

nage prenant une énorme quantité de thé, se dandinait dans son fauteuil,
parlait par sentences, prononçait d’un ton dogmatique, et on le regar-
dait comme un second docteur Johnson : un autre, parvenu au vicariat,
débitait de grosses plaisanteries, écrivait des vers burlesques ; c’était le
Swift de notre société. De même nous avions notre Pope, nos Goldsmith,
nos Addisson ; et une dame à bas bleus ¹ qui nous recevait chez elle, qui
avait des correspondances sur rien avec tout le monde, et qui écrivait des
lettres d’un style roide et composé, comme celui d’un livre imprimé, fut
proclamée une nouvelle Mistriss Montagu. Quant à moi, j’étais, d’après
l’opinion de tous, le prodige adolescent, le jeune homme poétique, le gé-
nie transcendant, l’espoir et l’orgueil du village, qui me devrait un jour la
célébrité dont jouit Stratford, sur l’Avon ². Mon père mourut, me laissant
sa bénédiction et son étude. Sa bénédiction ne me donna point d’argent
dans la poche ; et quant à son étude, elle m’abandonna bientôt : car je ne
m’occupais que d’écrire des poésies, je ne m’appliquais pas aux lois ; et
mes clients, quoi qu’ils eussent infiniment de respect pour mes talents,
n’avaient aucune confiance en un procureur-poète.
Je perdis ainsi ma clientèle, je dépensai mon argent et j’achevai mon
poème. Il était intitulé, les Plaisirs de la Mélancolie ; tout notre cercle éleva
cette production jusqu’aux nues : les Plaisirs de l’Imagination, les Plaisirs
de l’Espérance, les Plaisirs de la Mémoire, quoique chacun de ces ouvrages
eût placé son auteur au premier rang des poètes, n’étaient que de faible
prose en comparaison ³ ! Notre mistriss Montagu pleura, du commence-
ment jusqu’à la fin. Mon ouvrage fut proclamé, par tous les membres de
la société littéraire, scientifique et philosophique, le plus grand poème
du siècle ; et tous prédirent le bruit qu’il ferait dans le monde. Nul doute
que les libraires de Londres n’en devinssent fous ; et la seule crainte de
mes amis était que je ne fisse un sacrifice en le cédant à trop bon compte.
1. C’est-à-dire une femme de lettres. (Note du traducteur.)
2. Lieu à jamais célèbre par la naissance de Shakespeare. (Note du traducteur.)
3. e Pleasures of Imagination, poème de feu Akenside ; the Pleasures of Hope, poème
de M. Campbell, aujourd’hui rédacteur du New Monthly Magazine, un des meilleurs jour-
naux littéraires qu’il y ait en Europe ;the Pleasures of Memory, poème de M. Rogers, aimable
vieillard, qui, par la douceur et l’élégance de ses mœurs, autant que par la finesse de son
esprit, rappelle le souvenir de l’ingénieux Fontenelle, tandis que par son talent poétique il se
place à un rang très élevé, où n’atteignit jamais le philosophe normand. (Note du traducteur.)

19
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

Chaque fois que l’on traitait ce sujet, on faisait hausser le prix. On sup-
putait les fortes sommes données pour les poèmes de quelques auteurs
populaires, et l’on décidait que le mien, à lui seul, valait plus que tous les
autres ensemble et qu’il fallait qu’il fut payé en conséquence. Pour moi,
j’étais modeste dans mes prétentions, et je déclarai que mille guinées me
satisferaient. Je mis donc mon poème en poche et je me rendis à Londres.
Mon voyage fut gai. J’avais le cœur aussi léger que la bourse, et la tête
remplie de brillantes espérances de gloire et de fortune. Avec quel noble
orgueil, des hauteurs de High-gate, je jetai les yeux sur l’antique ville de
Londres ! J’étais comme un général qui laisse tomber ses regards sur une
place dont il compte se rendre maître. La grande capitale se déployait
devant moi, ensevelie sous le nuage ordinaire de fumée noire et épaisse,
qui interceptait les rayons, éclatants du soleil, et entourait la ville d’une
espèce de mauvais temps artificiel. Dans les faubourgs, du côté de l’ouest,
cette fumée s’éclaircissait peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin tout fût éclairé,
par un brillant soleil, et que la vue s’étendît, sans obstacle jusqu’à la ligne
bleue des montagnes de Kent.
Mes regards avides ne pouvaient se détacher de l’immense coupole de
Saint-Paul, dont la masse noirâtre se dessinait dans ce chaos de brouillard ;
et je me représentais le grave et docte royaume de l’érudition qui entoure
sa base. Bientôt les Plaisirs de la Mélancolie jetteraient ce monde d’impri-
meurs et de libraires dans un tourbillon d’affaires et de plaisirs ; bientôt
j’entendrais mon nom répété par tous les compagnons imprimeurs dans
le Pater-noster-row, l’Angel court et l’ave Maria lane, jusqu’à ce que le
son fût renvoyé par les échos de l’Amen corner !
Arrivé dans la ville, je me rendis sur-le-champ chez l’éditeur le plus à
la mode ; c’était le favori des auteurs nouveaux.
Le cercle de village avait décidé en effet qu’il serait l’heureux mortel.
Je ne puis exprimer avec quel orgueil je parcourais les rues. Ma tête tou-
chait aux nuages ; je sentais les zéphyrs célestes se jouer à l’entour d’elle,
et je me la figurais déjà couronnée d’une auréole de gloire littéraire. En
passant près des fenêtres des boutiques de libraires, je voyais déjà dans
l’avenir le moment où mon poème brillerait parmi les merveilles du jour
imprimées sur papier satiné ; et mon portrait, gravé sur cuivre, ou taillé
en bois, figurant à côté de ceux de Scott, de Byron et de Moore.

20
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

Quand j’entrai chez l’éditeur, il y avait dans l’orgueil de mon main-


tien et le peu de propreté de mes vêtements quelque chose qui inspira de
la vénération aux commis. Sans doute ils me prirent pour un personnage
d’importance ; probablement un déterreur de racines grecques, ou un ex-
plorateur de pyramides. Un homme en linge sale, quand il prend des airs
avantageux, impose toujours dans le monde littéraire. On doit se sentir
bien sûr de son esprit avant que de risquer de négliger sa toilette. Il n’y
a qu’un grand génie ou un savant illustre qui ose être malpropre. Je fus
donc introduit à l’instant dans le sanctum sanctorum de ce grand-prêtre
de Minerve.
De nos jours, les éditeurs de livres sont bien différents de ce qu’ils
étaient du temps de Bernard Lintot ⁴. Je trouvai le libraire vêtu à la mode,
dans un charmant salon meublé de canapés, de portraits d’auteurs cé-
lèbres, et de rayons de livres richement reliés. Il faisait sa correspondance,
à une table élégante. C’était expédier les affaires de la bonne façon. Le
lieu semblait assorti à la magnificence des éditions qui en sortaient. Je
me félicitais du choix que j’avais fait de cet éditeur, car j’aimai toujours à
encourager les hommes d’esprit et de goût.
J’approchai de la table, avec ce maintien imposant de poète que j’avais
l’habitude de prendre à notre cercle de village, quoique j’y ajoutasse une
nuance d’air protecteur, tel qu’on doit je prendre lorsqu’on va faire la
fortune d’un homme. Le libraire s’arrêta, la plume à la main ; il attendait
en silence ce que présageait une apparition si étrange.
Je le mis sur-le-champ à son aise ; car j’étais persuadé que je n’avais
qu’à venir, à voir, et à vaincre. Je lui appris mon nom, et le titre de mon
poème : je tirai le précieux rouleau de mon manuscrit raturé ; je le posai
sur la table avec emphase, et en même temps, pour venir directement au
fait, je lui dis que le prix était de mille guinées.
Je ne lui avais pas laissé le temps de parler ; il n’y semblait d’ailleurs
pas disposé. Il fixa sur moi ses regards pendant quelques minutes, avec un
air d’étrange perplexité ; il m’examina de la tête aux pieds, jeta les yeux
sur le manuscrit, puis les leva de nouveau sur moi, puis me montra une
4. Bernard Lintot est un des plus anciens imprimeurs libraires anglais dont on ait
conservé le souvenir. (Note du traducteur.)

21
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

chaise, et se mettant à siffler tout bas, il continua sa lettre.


Je m’assis, et j’attendis quelque temps sa réponse, croyant qu’il réflé-
chissait à part lui ; mais il ne s’arrêtait que par occasion, pour prendre de
nouveau de l’encre, pour se frotter le menton ou le bout du nez, et puis il
se remettait à écrire. Il paraissait que son esprit était fort occupé de tout
autre chose ; mais je ne pouvais concevoir qu’une autre chose au monde
pût l’occuper et lui faire oublier mon poème sur la table. J’avais supposé
que tout devait céder le pas aux Plaisirs de la Mélancolie.
Mon orgueil se réveilla enfin. Je ramassai mon manuscrit, je l’enfonçai
dans ma poche, et je sortis de la chambre, en faisant assez de bruit pour
qu’on s’aperçût de mon départ. Le libraire cependant, trop absorbé par un
sujet moins important, n’y fit aucune attention. On me laissa descendre
l’escalier sans me rappeler. Je ne fis qu’un saut jusque dans la rue : pas un
commis ne courut après moi ; le libraire ne vint pas même m’appeler par
la croisée du salon. On m’a raconté depuis qu’il m’avait regardé comme
un insensé ou comme un imbécile. Je vous laisse à juger combien cette
opinion était erronée.
Quand j’eus tourné le coin de la rue, je me sentis l’oreille basse. Je
modérai mes prétentions et mon orgueil, et je réduisis mes conditions
chez le premier libraire auquel je m’adressai. Je n’en réussis pas davan-
tage, ni chez le troisième ni chez le quatrième. Je désirai alors que les
éditeurs fissent une offre ; mais du diable s’ils le voulurent ! Ils me dirent
que la poésie n’était que de la drogue ; que tout le monde écrivait des
vers ; que le marché en était encombré. Puis, le titre de mon poème n’était
pas attrayant ; les plaisirs de toute espèce étaient usés jusqu’à la corde ;
les horreurs seules prenaient de nos jours ; encore commençaient-elles à
s’épuiser. Des histoires de pirates, de brigands, de Turcs sanguinaires, se
débitaient assez bien ; mais alors elles devaient porter quelque nom connu
et célèbre, ou le public ne les regardait même pas.
Enfin j’offris de laisser mon poème à un libraire, afin qu’il pût le lire
et le juger par lui-même. « Mais, en vérité, monsieur…. monsieur…r…r….
(j’oublie votre nom), dit-il en jetant un coup d’œil sur mon habit râpé et
sur mes guêtres usées, en vérité, monsieur, nous sommes en ce moment-
ci accablés d’affaires, et nous avons déjà tant de manuscrits à lire, que
nous n’avons pas le loisir de nous occuper d’une nouvelle production.

22
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

Mais si vous revenez dans huit ou quinze jours, ou bien vers le milieu
du mois prochain, nous serons peut-être en état d’examiner votre ou-
vrage et de vous donner une réponse. Ne l’oubliez pas, dans deux mois.
Bonjour, monsieur ; je serai enchanté de vous voir, chaque fois que vous
passerez par ici. » En parlant ainsi, il me reconduisait en me saluant de la
manière la plus polie. Bref, monsieur, au lieu de la concurrence empres-
sée sur laquelle je comptais pour mon poème, je n’obtins pas même une
simple lecture ! En même temps mes amis m’accablaient de lettres pour
me demander quand l’ouvrage paraîtrait, et qui était mon éditeur ; mais
par-dessus toute chose, pour me recommander de ne pas le céder à trop
bon marché.
Il ne me restait plus qu’une ressource. Je me déterminai à publier moi-
même mon ouvrage, et à prendre ma revanche sur les libraires, quand je
serais l’idole du jour. En conséquence, je fis imprimer les Plaisirs de la
Mélancolie, et je me ruinai. À l’exception des exemplaires envoyés aux
journaux, et à mes amis du village, pas un, je crois, ne sortit du magasin du
libraire. Le mémoire de l’imprimeur épuisa ma bourse, et on ne fit aucune
mention de mon poème, si ce n’est dans les annonces que je payai.
J’aurais pu prendre mon malheur en patience, et l’attribuer, selon
l’usage, à la négligence du libraire, ou au peu de goût du public, et selon
l’usage aussi, en appeler à la postérité ; mais nos amis du village ne me
laissaient pas en repos. Ils se figuraient que j’étais fêté par les grands, ad-
mis à l’intimité des gens de lettres, et lancé dans la brillante carrière de la
fortune et de la gloire. À chaque instant de nouveaux débarqués arrivaient
chez moi avec une lettre de recommandation du cercle du village, qui ré-
clamait pour eux mes bons offices, et me priait de les faire connaître dans
la société : on m’insinuait qu’en les introduisant chez quelque seigneur
célèbre dans la littérature je leur serais extrêmement agréable. Je résolus,
en conséquence, de changer de logement, de cesser toute correspondance,
et de m’éclipser aux yeux de mes admirateurs de campagne. D’ailleurs, je
brûlais de tenter un nouvel essai poétique. Je n’étais nullement découragé
par la mésaventure du premier. Mon poème était évidemment trop didac-
tique. Le public se trouvait assez savant ; il ne cherchait plus l’instruction
dans ses lectures. « Il leur faut des horreurs ? me dis-je ; eh ! parbleu, je
leur en donnerai de reste ! » Je cherchai donc un endroit écarté et tran-

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

quille, où je fusse hors de l’atteinte de mes amis, et où j’eusse le loisir de


préparer quelque délicieux plat poétique assaisonné d’une manière infer-
nale.
J’avais de la peine à trouver un endroit à ma guise, lorsque le hasard
me conduisit sur le chemin de Canonbury-Castle. C’est une vieille tour en
briques, près du joyeux Islington ⁵, seul reste d’un rendez-vous de chasse
de la reine Elisabeth, où elle venait jouir de la campagne, quand toutes
les terres voisines étaient encore couvertes de forêts. Ce qui rendait ce
séjour intéressant à mes yeux, c’est qu’un poète l’avait habité. C’est-là
que résidait Goldsmith, lorsqu’il écrivit le Village abandonné. On me fit
voir ce même appartement ; c’était un reste du style primitif du château,
avec des lambris boisés et des fenêtres gothiques. Je fus ravi de cet air
d’antiquité, et de l’idée que le pauvre Goldy ⁶ l’habita jadis.
Goldsmith était un poète agréable, me dis-je, un poète fort agréable,
quoiqu’un peu trop de la vieille école. Ses idées et ses sentiments n’avaient
pas l’énergie qui est à la mode aujourd’hui ; mais s’il avait vécu dans ces
jours de cœurs brûlants et de têtes chaudes, nul doute qu’il n’eût écrit
d’une manière différente.
En peu de temps je fus tranquillement établi dans mon nouveau domi-
cile ; tous mes livres étaient rangés ; mon pupitre à écrire était placé près
d’une croisée qui donnait sur les champs ; et je me sentais aussi joyeux que
Robinson Crusoé quand il eut fini son petit pavillon. Pendant quelques
jours, je jouis de l’agrément de la nouveauté, et de tous les charmes qui
embellissent un logement avant qu’on y ait découvert quelque défaut.
J’errai dans les champs où je m’imaginais que Goldsmith avait erré. J’exa-
minai le joyeux Islington ; je mangeai mon dîner solitaire au Taureau noir,
qui, suivant la tradition, avait été une maison de campagne de sir Walter-
Raleigh ⁷ ; je buvais mon vin à petit coups et je songeais au vieux temps,
5. Le village d’Islington est surnommé le joyeux Islington (merry Islington) dans
quelques chansons du temps de la reine Elisabeth. (Note du traducteur.)
6. Nom d’amitié que l’on donnait à Goldsmith ; espèce de diminutif de son nom de fa-
mille, qui signifie orèvre. (Note du traducteur.)
7. Walter Raleigh, personnage célèbre dont les aventures, le génie et les voyages appar-
tiennent à l’histoire, mais qui est peut-être aujourd’hui plus connu encore par les romans
de sir Walter Scott. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

assis dans une antique et majestueuse salle, où s’était tenu plus d’un grave
conseil.
Tout cela fut à merveille pendant une semaine. Excité par la nou-
veauté, inspiré par les souvenirs qu’éveillait en mon esprit cette retraite
si intéressante, je croyais déjà sentir le génie de la composition s’agiter
en moi. Mais le dimanche arriva, et avec lui toute la population de la ville,
qui se répandait en essaims autour de Canonbury-Castle. Je ne pouvais
plus ouvrir ma croisée, sans être étourdi par les cris de joie et par le ta-
page des joueurs de crosse ; le chemin, jadis si tranquille, qui passait sous
ma fenêtre, retentissait maintenant du bruit des pas et du cliquetis des
langues : et pour achever mon malheur, je m’aperçus que ma paisible re-
traite n’était qu’une pièce curieuse ; puisqu’on montrait aux étrangers la
tour et ce qu’elle contenait, à raison de six pence par tête.
On ne cessait d’entendre sur l’escalier les pas des gens de la ville, qui
montaient avec leurs familles au haut de la tour, pour voir la campagne,
apercevoir Londres par un télescope et tâcher de distinguer les cheminées
de leurs maisons. Enfin, au milieu d’une veine poétique, dans un moment
d’inspiration, je fus interrompu et toutes mes idées se perdirent, par la
faute de mon insupportable hôtesse, qui, frappant à ma porte, me de-
manda si je voulais bien permettre à un monsieur et à une dame d’entrer,
pour jeter un coup d’œil sur la chambre de M. Goldsmith ? Pour peu que
vous sachiez ce que c’est que le cabinet d’un auteur, et ce qu’est un auteur
lui-même, vous concevez qu’il n’y avait pas moyen d’y tenir. Je défendis
expressément que l’on continuât à montrer ma chambre ; mais alors on la
faisait voir quand j’étais absent, et tous mes papiers étaient brouillés : un
jour, en rentrant chez moi, je trouvai un maudit boutiquier et ses filles,
la bouche béante sur mes manuscrits, et mon hôtesse frappée de terreur
à mon apparition. J’essayai d’y remédier pendant quelque temps, en gar-
dant la clef dans ma poche : mais ce fut en vain. J’entendis un jour mon
hôtesse, sur l’escalier, dire à quelques habitués, que la chambre était oc-
cupée par un auteur, qui se mettait en fureur quand on le troublait ; et
un léger bruit à la porte me fit bientôt connaître qu’ils me regardaient à
travers le trou de la serrure. Par Apollon, c’était aussi trop fort ! Malgré
mon vif désir de gloire, et mon ambition d’exciter l’étonnement de l’uni-
vers, je ne me souciais pas d’être montré en détail, à six pence par tête,

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

et par le trou de la serrure encore ! Je dis donc adieu à Canonbury-Castle,


au joyeux Islington, et aux promenades du pauvre Goldsmith, sans avoir
avancé mes travaux d’une seule ligne.
J’habitai ensuite une petite chaumière blanchie à la chaux, située non
loin d’Hampstead, sur le sommet d’une colline. Je voyais de là Chalk-Farm
et Camden-Town, fameux par la rivalité des auberges de la mère au Cha-
peron rouge et de la mère au Chaperon noir ; et à travers de Cracksnell-
Common, la vue s’étendait au loin jusqu’à Londres.
Cette chaumière, en elle-même, n’avait rien de remarquable ; je la re-
gardai cependant avec respect, car elle avait été l’asile, d’un auteur per-
sécuté. Là le pauvre Steele s’était retiré ; il s’y tenait caché lorsqu’il était
poursuivi par les créanciers et les huissiers, de temps immémorial les
fléaux des auteurs et des esprits indépendants ⁸ ; et c’était là qu’il avait
écrit plusieurs numéros du Spectateur. C’est de là aussi qu’il envoyait à sa
femme ces petits billets pleins de tendresse et d’originalité, où l’on trouve
un mélange si bizarre du caractère de l’époux affectueux, de l’homme sans
soucis, et du dissipateur aux expédients. Je crus, en voyant la première fois
la fenêtre de son appartement, que j’allais m’y installer et composer des
volumes.
Il n’en fut rien ! C’était au moment de la récolte des foins ; et comme
si le malheur l’eût voulu, précisément en face de la chaumière se trouvait
un petit cabaret à bière, à l’enseigne de la Meule de foin. Je ne sais s’il
existait du temps de Steele ; mais il déjoua tous mes efforts pour trouver
une pensée ou suivre une inspiration. C’était le rendez-vous de tous les
faneurs irlandais qui fauchaient les vastes prairies des alentours, et des
bouviers et charretiers, qui suivent cette route. Ils s’y réunissaient dans
les interminables soirées d’été, ou au clair de lune pendant la moisson,
et se mettaient à table devant la porte ; là ils buvaient, riaient, se dispu-
taient, se battaient, chantaient des chansons assoupissantes, et oubliaient
les heures, jusqu’à ce que le son grave et solennel de l’horloge de Saint-
8. On appelle bailif, en Angleterre, les individus chargés d’exécuter la contrainte par
corps, pour dettes : ce mot n’est donc pas du tout l’équivalent du mot français bailli. MM.
les bailifs exercent les fonctions confiées autrefois, en France, aux sergents, et maintenant
aux huissiers et à leurs recors, dans les départements, et aux gardes du commerce à Paris.
(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

Paul renvoyât ces drôles chez eux.


Le jour, je me trouvais encore moins en état d’écrire. C’était au mi-
lieu des ardeurs de l’été. Les faneurs travaillaient dans les prairies, et le
parfum du foin nouvellement fauché me rappelait les champs où j’étais
né. Ainsi, au lieu de rester à travailler dans ma chambre, j’allais parcou-
rant la montagne de Primrose, les hauteurs de Hampstead, les champs
des bergers ⁹, et tous ces sites dignes de l’Arcadie, tant célébrés par les
bardes de Londres. Je ne puis vous dire combien d’heures délicieuses je
passai, couché sur les meules de foin nouveau, au bas de ces riantes col-
lines, où j’aspirais les exhalaisons balsamiques de la prairie, tandis que la
mouche d’été bourdonnait autour de moi, et que la verte cigale sautillait
sur mon sein ! Combien de fois, les yeux à demi fermés, je contemplai la
masse enfumée de Londres, en écoutant le bruit lointain de sa popula-
tion, et plaignant le sort des malheureux enfants de la terre condamnés
à travailler dans ses entrailles, comme les gnomes de la ténébreuse mine
d’or ¹⁰.
Que l’on dise ce que l’on voudra des badauds épris de la campagne :
il n’en est pas moins vrai qu’à l’ouest de Londres il se trouve une infi-
nité de beautés champêtres. Si l’on embrasse de ses regards la vallée de
West-End, dont la surface unie offre de verts pâturages qui s’étendent au
midi, animés par de nombreux troupeaux ; sur le sommet de la montagne,
l’aiguille d’Hampstead s’élançant du milieu des bois touffus ; et en pers-
pective, le docte mont de Harrow, on conviendra que jamais, à proximité
d’une grande capitale, on ne vit de paysage plus véritablement champêtre.
Je ne trouvais pas néanmoins que mes fréquents changements de do-
micile eussent amélioré ma situation : et je commentais à reconnaître que
dans la littérature, aussi bien que dans le commerce, le vieux proverbe a
raison de dire : pierre qui roule n’amasse pas de mousse.
Les charmes paisibles de la campagne me jouaient même un fort mau-
9. Shepherd’s fields, champs des bergers, est un nom propre qui ne devrait pas plus se
traduire que les noms de nos villages ou châteaux, tels que Bellevue, Eaubonne, etc. mais
on a voulu éviter quelquefois de hérisser de mots anglais une traduction déjà suffisamment
chargée de noms intraduisibles. (Note du traducteur.)
10. Gnomes in the dark gold mine. Citation d’une charmante chanson de M. Moore. (Note
du traducteur.)

27
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

vais tour : je ne pouvais monter mon imagination sur un ton lugubre. Au


milieu d’un riant paysage, il me devenait impossible de concevoir des
scènes de sang et de meurtre ; et les élégants citadins, en culottes et en
guêtres, chassaient de mon esprit toute idée de héros et de brigands. Je ne
pouvais songer qu’à des sujets doux et calmes. Les Plaisirs du Printemps,
les Plaisirs de la Solitude, les Plaisirs du Repos, les Plaisirs du Sentiment ;
toujours des Plaisirs : et j’avais trop présente à la mémoire la douloureuse
expérience des Plaisirs de la Mélancolie, pour que je me laissasse encore
séduire de nouveau.
Enfin le hasard me favorisa. Dans mes courses j’avais souvent porté
mes pas du côté de Hampstead-Hill, qui est une espèce de Parnasse pour
la capitale. Dans ces occasions je dînais au Château de Jack-Straw. C’est
une auberge de village, qui porte ce nom, à l’endroit même où ce fameux
rebelle et ses partisans tenaient jadis leur conseil de guerre. C’est main-
tenant le rendez-vous favori des habitants de Londres qui aiment la cam-
pagne ; cette auberge est en bon air : on y jouit d’une belle vue sur la ville.
J’étais un jour assis dans la salle commune, ruminant un beefsteak et une
pinte de vin de Porto, quand d’anciennes et héroïques images enflam-
mèrent mon cerveau. J’avais longtemps cherché un sujet, un héros : tous
deux se présentèrent soudain à mon imagination. Je me décidai à compo-
ser un poème sur l’histoire de Jack Straw ¹¹. J’étais si rempli de mon sujet,
que je tremblais de peur qu’un autre auteur ne me prévînt. Je m’étonnai
que pas un des poètes du jour, dans leurs recherches sur les héros bri-
gands, n’eût encore songé à Jack-Straw. Je me mis à travailler à bâtons
rompus, barbouillant plusieurs feuilles de pensées détachées et choisies,
de batailles et de descriptions, pour les trouver toutes prêtes au premier
moment. En peu de jours, j’esquissai le squelette de mon poème : il n’y
manquait plus que les chairs et le sang ; j’avais l’habitude de prendre mon
manuscrit et de me promener dans Caen-Wood, en le déclamant ; j’allais
ensuite dîner au château de Jack, pour entretenir le feu de mon imagina-
tion.
Je m’y trouvais un jour, assez tard, dans la chambre commune. Il n’y
11. Jack Straw était un des collaborateurs du fameux chef de révoltés Jack Cade, sous le
règne de Henri VI, contemporain de Jeanne d’Arc, pucelle d’Orléans. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

avait plus personne qu’un homme, qui, assis près d’une fenêtre, savourait
sa pinte de Porto, en examinant les passants. Il portait un habit vert de
chasse. Sa physionomie était fortement prononcée ; il avait le nez aquilin,
le regard romantique, excepté cependant qu’il y avait quelque chose de
louche : l’ensemble de la tête me sembla d’un style tout à fait poétique.
Cet homme me plut infiniment, car il faut savoir que je suis un peu phy-
sionomiste ; je le pris pour un poète ou pour un philosophe.
Comme j’aime à faire de nouvelles connaissances, car je vois en
chaque individu un volume de la nature humaine, j’entrai bientôt en
conversation avec l’étranger, qui, à ma grande satisfaction, n’était pas
d’un abord difficile. Après mon dîner, j’allai le joindre à la fenêtre, et nous
nous liâmes si bien que je proposai de vider ensemble une bouteille de vin,
ce qu’il accepta très volontiers.
J’avais l’esprit trop plein de mon poème pour laisser reposer long-
temps ce sujet, et je commençai par remonter à l’origine du cabaret et à
l’histoire de Jack Straw. Je trouvai mon nouvel ami très versé dans cette
matière, et tout à fait de mon avis sur chaque point. Le vin et la conver-
sation m’échauèrent. Dans toute l’effusion des sentiments d’un auteur,
je lui parlai de mon poème esquissé, et je récitai quelques passages, qui
le transportèrent d’admiration. Il avait évidemment une forte vocation
poétique.
« Monsieur, me dit-il, en remplissant mon verre, nos poètes ne s’oc-
cupent pas de ce qui se passe chez eux. Je ne vois pas quel besoin nous
avons de sortir de la vieille Angleterre pour écrire l’histoire de brigands
et de rebelles. J’aime votre Jack-Straw, monsieur ; c’est un héros du pays !
Je l’aime, monsieur ; oui je l’aime excessivement. Il est Anglais jusqu’à la
moelle des os… ou que je sois damné… Qu’on me donne après tout de la
vieille et brave Angleterre ! Voilà ma façon de penser, monsieur. »
« J’honore votre façon de penser, m’écriai-je vivement : elle est exac-
tement la mienne : un brigand anglais est pour la poésie un brigand tout
aussi bon que ceux de l’Italie, de l’Allemagne ou de l’Archipel : mais il est
difficile d’en convaincre nos poètes. »
« Tant pis pour eux, répartit l’homme en habit vert. Que diable
veulent-ils donc ? Qu’avons-nous à faire de leurs Archipels d’Italie et
d’Allemagne ? N’avons nous pas des bruyères, des forêts et de grands

29
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

chemins dans notre petite île ?… Oui-dà ! Et de braves gaillards pour en


battre les détours encore ! Que chacun reste chez soi, dis-je ; voilà mon
avis… Allons, monsieur, à votre santé ; je suis tout à fait d’accord avec
vous. »
« Les poètes des temps anciens avaient sur ce point des idées justes,
continuai-je : témoins les vieilles et belles ballades de Robin Hood, d’Allan
du vallon et de tant d’autres vigoureux et bons vieux routiers d’autrefois.
« Bien, monsieur, parfaitement bien, s’écria-t-il, en m’interrompant.
Robin des bois ! C’était un gaillard à crier Arrête ! sans jamais reculer. »
« Ah, monsieur, lui dis-je, il y avait de fameuses bandes de brigands
dans le bon vieux temps : c’était là une époque glorieuse et poétique. La
joyeuse troupe de la forêt de Sherwood menait sous le vert feuillage des
arbres une vie si libre et si pittoresque ¹² ! J’ai souvent eu le désir de Visiter
les lieux qu’elle fréquentait, et de parcourir le théâtre des exploits de Friar
Tuck, de Glymn de la Clough, et de sir William de Cloudeslie ¹³ »
«Mais, monsieur, dit l’homme en vert, depuis ce temps-là nous avons
eu plusieurs bandes fort gentilles ; ces gaillards, par exemple, qui fréquen-
taient les grandes bruyères des environs de Londres, près de Bagshot, de
Hounslow et de Blackheath. Allons, monsieur, à votre santé. Vous ne bu-
vez donc pas ? »
« Je suppose, dis-je en vidant mon verre, je suppose que vous avez
entendu parler du fameux Turpin, né dans le village même de Hampstead,
et qui se tenait ordinairement en embuscade avec sa bande dans la forêt
d’Epping, il y a près de cent ans ? »
« Si j’en ai entendu parler ! s’écria-t-il, certainement que j’en ai en-
tendu parler ! Voilà un vigoureux compère, tenace comme la poix : le
vieux de la Térébenthine ¹⁴ ! Comme nous l’appelions. C’était un fameux
et robuste gaillard, monsieur. »
12. Under the green wood tree. Citation d’une ancienne chanson aussi connue chez les
Anglais que Charmante Gabrielle en France. (Note du traducteur.)
13. Tous braconniers, voleurs de grands chemins, ou quelque chose d’approchant, aussi
bien que Robin Hood et ses dignes émules dont on a parlé plus haut. Ces personnages fi-
gurent dans de vieilles ballades anglaises. (Note du traducteur.)
14. En anglais Turpentine, ce qui explique mieux le jeu de mots dans ce sobriquet donné
à Turpin. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

« Eh bien, monsieur, continuai-je, j’ai visité l’abbaye de Waltham et


l’église de Chingford, uniquement à cause des histoires de ses exploits
que j’avais entendus conter pendant mon enfance ; et j’ai exploré la fo-
rêt d’Epping pour trouver la caverne où il avait coutume de se cacher.
Vous devez savoir, ajoutai-je, que je suis une espèce d’amateur de voleurs
de grand chemin : c’étaient des compères entreprenants et courageux ; ils
présentent la meilleure justification que nous puissions alléguer en faveur
des chevaliers errants d’autrefois. Ah ! monsieur, notre pays a dégénéré ;
il est tombé peu-à-peu dans la faiblesse et l’indolence. Nous avons perdu
l’antique courage anglais. Les braves chevaliers de la potence sont tous
devenus de timides voleurs à pied, de lâches coupeurs de bourses ; on ne
voit plus aujourd’hui de ces hardis brigandages, commis noblement sur
le grand chemin du roi. Un homme peut maintenant rouler d’un bout à
l’autre de l’Angleterre, dans une voiture qui favorise le sommeil, ou dans
une rapide chaise de poste, sans autre aventure que de verser peut-être
quelquefois, de coucher dans des draps humides, ou d’avoir un repas mal
apprêté. Nous n’entendons plus parler de diligences arrêtées et pillées
par une troupe bien montée de gaillards déterminés, le pistolet à chaque
main, et le visage couvert de crêpe. Quel bel et poétique incident citait,
par exemple, dans la vie domestique, pour un carrosse de famille qui se
rendait à une maison de campagne, d’être attaqué au milieu des ténèbres !
Le père débarrassé de sa montre et de sa bourse ; les dames, de leurs col-
liers et de leurs pendants d’oreilles, par un voleur de grand chemin aux
phrases polies, monté sur une jument de race, et qui ensuite franchis-
sant la haie, traversait la campagne au galop, à la grande admiration de
miss Caroline, la demoiselle, qui écrivait un long et romantique récit de
l’aventure à son amie miss Juliana, restée à la ville. Ah ! monsieur ! Nous
ne rencontrons plus de ces incidents de nos jours !
« Cela, monsieur, dit mon compagnon, profitant d’une pause que je
fis pour reprendre haleine, et pour saisir le verre de vin qu’il venait préci-
sément de se verser, cela, monsieur, je vous en demande pardon, ne vient
pas d’un manque de vieux courage anglais. C’est l’effet de ce maudit sys-
tème de banque : les gens ne voyagent plus, comme autrefois, avec des
sacs d’or : ils ont des reconnaissances de la poste, des lettres de change
sur les banquiers. Voler une diligence, c’est comme faire la chasse aux

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

corneilles, où l’on n’a pour ses peines qu’une charogne et des plumes.
Mais une diligence d’autrefois, monsieur, était aussi riche qu’un galion
d’Espagne. Elle était remplie de petits jaunets, et une voiture particulière
en contenait cent ou deux cents au moins.
Je ne puis exprimer combien je prenais de plaisir aux saillies de ma
nouvelle connaissance. Il me dit qu’il venait souvent à l’auberge et qu’il
serait fort heureux de se lier davantage avec moi ; je me promis à moi-
même d’y passer plus d’une agréable après-dînée, pendant lesquelles je
lui lirais mon poème à mesure qu’il serait avancé, et je profiterais des
remarques de l’étranger ; car il avait évidemment le vrai sentiment de la
poésie.
« Allons, monsieur, dit-il, en secouant la bouteille, le diable m’em-
porte, je vous aime ! Vous êtes un homme selon mon cœur. Je suis diable-
ment lent à faire de nouvelles connaissances ; il faut être prudent, voyez-
vous ? Mais quand je rencontre un homme de votre calibre, morbleu ! Mon
cœur s’élance aussitôt vers lui. Voilà mes sentiments, monsieur. Allons,
monsieur, à la santé de Jack Straw ! Je présume qu’on peut y boire aujour-
d’hui, sans qu’il y ait crime de haute trahison !
— De tout mon cœur, répondis-je gaiement, et à Dick Turpin, par-
dessus le marché.
— Ah ! monsieur, dit le personnage en vert, voilà l’espèce d’hommes
qu’il faut aux poètes. L’almanach de Newgate, monsieur, ne lisez que
l’almanach de Newgate ¹⁵. C’est là que vous trouverez des actions cou-
rageuses et d’audacieux gaillards ! »
Nous nous amusions si bien ensemble, que nous restâmes fort tard
à l’auberge. J’insistai pour payer la dépense, car ma bourse et mon cœur
étaient également pleins. Mais je consentis à ce que l’étranger acquittât la
carte à notre première rencontre. Comme toutes les voitures de Hamps-
tead à Londres étaient déjà parties, il nous fallut retourner à pied. Il était
si enchanté de l’idée de mon poème, qu’il ne pouvait parler d’autre chose.
Il me fit répéter tous les passages dont je pouvais me souvenir ; et quoique
je m’en acquittasse d’une manière peu suivie, à cause de la faiblesse de
ma mémoire, il n’en était pas moins ravi.
15. La prison criminelle de Londres. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

De temps en temps, il déclamait avec véhémence quelque morceau


qu’il estropiait horriblement en le citant ; il se frottait ensuite les mains
et s’écriait : « Par Jupiter ! Cela est beau, cela est magnifique ! Le diable
m’emporte, monsieur, si je conçois comment il vous vient de telles
idées ! »
Je dois vous avouer que je n’étais pas toujours enchanté de ses fausses
citations, qui souvent ôtaient toute espèce de sens aux passages ; mais
quel auteur s’arrête à de pareilles vétilles, quand il s’entend louer ?
Jamais je n’avais passé une soirée plus agréable. Je ne m’apercevais
pas que le temps s’écoulât. Je ne pouvais me résoudre à me séparer de
mon nouvel ami, et je continuai de me promener avec lui, bras dessus,
bras dessous, au-delà de mon habitation, par Camden-Town, et à travers
Crackskull-Common, parlant de mon poème tout le long de la route.
Quand nous eûmes traversé à moitié Crackskull-Common, il m’inter-
rompit au milieu d’une citation, pour me dire que cette commune avait été
un fameux rendez-vous de voleurs, et qu’elle en était même encore infes-
tée quelquefois : il ajouta qu’un homme y avait été assassiné récemment,
en cherchant à se défendre, « Quel archi-benêt ! m’écriai-je ; il faut être
bien sot de risquer sa vie, ou même un seul de ses membres, pour sauver
une misérable bourse. C’est un cas tout différent de celui d’un duel, où
il s’agit de l’honneur. Pour moi, ajoutai-je, jamais je ne songerais à faire
quelque résistance à ces enragés.
— Vous pensez comme cela ? s’écria mon ami en vert, se précipitant
sur moi, et m’appuyant un pistolet sur la gorge ; eh ! bien alors, à vous,
mon garçon !… allons… la bourse… videz-la ! Les poches ! »
En un mot, je vis que la muse m’avait joué un nouveau tour, et m’avait
livré aux mains d’un voleur. Il ne s’agissait pas de parlementer. Il me fit
retourner mes poches ; et au bruit de quelques pas qu’il entendit au loin,
il fondit impitoyablement sur la bourse, la montre et tout le reste ; il me
donna sur ma pauvre tête un coup qui m’étendit à terre, et il décampa
bien vite, emportant son butin.
Je ne revis plus mon ami à l’habit vert, qu’un ou deux ans après, que
j’aperçus sa physionomie poétique au milieu d’une troupe de scélérats,
solidement enchaînés, qui était en route pour le lieu de déportation : il
me reconnut aussitôt ; et me regardant avec impudence, il me demanda

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

où en était l’histoire du château de Jack Straw.


La catastrophe de Crackskull-Common termina ma campagne d’été.
J’étais guéri de mon enthousiasme poétique pour les rebelles, les brigands
et les voleurs de grand chemin. J’étais dégoûté de mon sujet, et, qui pis est,
j’étais débarrassé de ma bourse, où j’avais presque mis jusqu’au dernier
liard que j’eusse au monde. Désespéré, j’abandonnai donc la chaumière
de sir Richard Steele ; et je pris un logement moins illustré, quoique non
moins poétique, et tout aussi aéré, dans un galetas de la capitale.
Je résolus maintenant de cultiver la société des gens de lettres et de
m’enrôler dans la confrérie des auteurs. C’est par le frottement continuel
de l’esprit, pensai-je, que les auteurs font jaillir les étincelles du génie, et
qu’il s’enflamment au feu des plus glorieuses conceptions. La poésie est
évidemment une maladie contagieuse. Je ne quitterai pas la société des
poètes : qui sait, si comme tant d’autres, je ne gagnerai pas leur mal ?
Je n’éprouvai point de difficulté à me trouver admis dans un cercle
d’hommes de lettres, je n’étais pas coupable du péché de succès. La chute
de mon poème devenait, en effet une espèce de recommandation en ma
faveur. À la vérité, mes nouveaux amis ne portaient pas des noms fort dis-
tingués dans la littérature ; mais, si l’on voulait les en croire, ils étaient,
comme les anciens prophètes, des hommes dont le monde n’était pas
digne, et qui vivraient dans les temps futurs, quand les éphémères favoris
de notre siècle seraient oubliés.
Je découvris cependant bientôt que plus je fréquentais la société des
littérateurs, moins j’étais en état d’écrire ; que la poésie n’était pas aussi
contagieuse que je l’avais cru ; et que dans les rapports familiers, il n’y
avait souvent rien de moins poétique qu’un poète. D’ailleurs je manquais
de l’esprit de corps nécessaire pour tirer quelque bénéfice de ces associa-
tions littéraires. Je ne pouvais m’attacher à aucune secte particulière. Je
trouvais dans chacune quelque chose qui me plaisait ; mais cela ne conve-
nait pas ; car on n’est affilié à une de ces sectes que sous la condition tacite
de mépriser toutes les autres.
Je m’aperçus qu’il y avait de petits groupes d’auteurs qui vivaient
exclusivement ensemble, et l’un par l’autre. Ils se considéraient comme
ayant à eux seuls tout l’esprit de la terre. Ils avaient créé un système
de convention d’après lequel ils pensaient, parlaient et plaisantaient sur

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

toutes choses ; ils continuaient à le suivre, et ils s’élevaient réciproque-


ment jusqu’aux nues. Chaque secte avait une profession de foi particu-
lière ; elle adoptait certains auteurs, comme des divinités, se prosternait
devant eux, et les adorait ; elle traitait d’infidèle et d’hérétique toute per-
sonne qui ne les adorait pas ou qui en adorait d’autres.
Si l’on s’entretenait des écrivains du jour, je trouvais qu’en général
on vantait des noms dont j’avais à peine entendu parler et qu’on en ci-
tait avec dédain d’autres, bien chers au public. Si je faisais mention d’un
ouvrage nouveau sorti de la plume d’un auteur du premier ordre, on ne
l’avait pas lu ; on n’avait pas le temps de lire tout ce que la presse produi-
sait ; cet auteur écrivait trop, pour qu’il écrivit bien et alors on s’extasiait
sur quelque M. Timson, Tomson ou Jackson, dont les ouvrages étaient né-
gligés actuellement, mais qui feraient l’admiration et les délices de la pos-
térité. Hélas ! quelle énorme dette un monde insouciant accumule chaque
jour sur les épaules de cette pauvre postérité !
Mais il était surtout édifiant d’entendre avec quel dédain ils parlaient
des grands. Bon Dieu ! à quel inexprimable degré de mépris les grands
sont-ils descendus chez ce petit fretin de la littérature ! À la vérité, on fai-
sait de temps en temps une exception en faveur de quelque seigneur, qui
peut-être leur avait serré, par hasard, la main à une élection, qui les avait
salués, ou leur avait fait un signe de tête, à un dîner public ; il était alors
proclamé un bon compagnon, bon diable et sans malice ; mais en géné-
ral il suffisait d’avoir un titre, pour être l’objet de leur souverain mépris ;
vous ne pouvez pas vous figurer leur manière poétique et philosophique
de s’exprimer sur la noblesse.
Quant à moi, je m’en inquiétais peu : quoique je né fusse pas aussi ai-
gri envers les grands, et que je ne pensasse pas mal d’un homme par cela
seul qu’il était né innocemment pour hériter d’un titre, je ne me sentais
cependant pas appelé à garantir cette classe des injures dont l’accablaient
les petits. Mais la haine des pygmées de la littérature contre les écrivains
célèbres de notre temps me faisait mal et me révoltait. Je ne pouvais ni en-
trer dans leurs querelles, ni partager leur animosité. Je n’étais pas encore
assez auteur pour haïr les autres auteurs ; j’éprouvais encore du plaisir à
lire les nouveautés ; mon cœur avait la force de louer un contemporain,
eût-il même du succès. En un mot, j’aimais la variété, et je ne pouvais pas

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

me borner à telle époque ou à tel genre d’auteurs. Je passais avec délices,


des pages brûlantes de Byron, à l’élégante et froide causticité de Pope ; et
après avoir parcouru les forêts sacrées du Paradis perdu, je me livrais au
plus voluptueux abandon dans les bosquets enchantés de Lalla Rook ¹⁶.
Je voudrais varier mes auteurs, disais-je, comme je change de vins ;
tout en aimant ceux qui sont forts et généreux, je ne décrierai jamais les
vins pétillants qui réjouissent le cœur. Le Porto et le Xérès sont excellents,
ainsi que le Madère ; mais le Bordeaux et le Bourgogne peuvent se boire
de temps à autre, sans déshonorer le palais ; et le Champagne est une
boisson qu’il ne faut pas du tout dédaigner.
Telle était la tirade que je débitai dans un club littéraire, un jour que
j’étais un peu échauffé par l’ale ¹⁷. Je la débitai même avec quelqu’em-
phase, car je croyais ma comparaison très belle. Malheureusement, mon
auditoire ne buvait que de la bière, et haïssait Pope. Ainsi mes, figures de
rhétorique, tirées de la qualité des vins, furent sans effet, et ma tolérance
littéraire fut regardée comme une hérésie palpable. En un mot, je me vis
bientôt traité comme ces esprits forts en matières religieuses, proscrits
par chaque secte et le jouet de toutes. Voilà les tristes conséquences qui
résultent de ne pas savoir haïr en littérature.
Je crois que vous vous lassez ; j’abrégerai donc ce qui me reste à vous
dire de ma carrière littéraire. Je ne vous ennuierai pas du détail des di-
verses tentatives que je fis pour dompter le fougueux Pégase ; des poèmes
que j’écrivis et qui ne furent jamais imprimés ; des pièces de théâtre que
je présentai, qui ne furent jamais jouées ; des traités que je publiai, qui ne
furent jamais achetés. Il semblait que les libraires, les directeurs de spec-
tacles et le public même, fussent entrés dans une conspiration pour me
faire mourir de faim ; et pourtant je ne pouvais prendre sur moi de ces-
ser mes tentatives et d’abandonner ces rêves de gloire auxquels je m’étais
16. Poème de M. Thomas Moore. (Note du traducteur.)
17. Ale, bière anglaise, dont le nom se prononce comme le mot français aile. Ce passage
rappelle quelques vers du pauvre diable, de Voltaire :
Ma triste voix chantait, d’un gosier sec,
Le vin d’Aï, le Frontignan, le Grec,
Buvant de l’eau, dans un vieux pot à bière.
(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre IV

livré si longtemps. Comment aurais-je osé regarder en face le cercle lit-


téraire de mon village, après avoir si complètement démenti ses prédic-
tions ? Je continuai donc encore quelque temps à écrire pour la gloire ;
et je fus ainsi plus malheureux qu’un chien, me voyant d’ailleurs conti-
nuellement exposé à périr d’inanition. J’accumulai, sur les rayons de ma
bibliothèque, des monceaux de richesses littéraires, qui devaient être un
jour des trésors pour la postérité, mais qui, hélas ! ne donnaient pas un
sou. De quelle utilité devenait toute cette opulence, pour mes besoins ac-
tuels ? Je ne pouvais pas rapiécer mes coudes avec une ode, ou satisfaire
ma faim avec des vers blancs. Un homme remplira-t-il son ventre avec le
vent d’est ? dit le proverbe. Il le ferait tout aussi bien, qu’avec de la poésie.
Plus d’une fois, je me promenai vers cinq heures, plein de soucis, le
cœur triste, l’estomac vide, et regardant attentivement dans les caves du
quartier de l’ouest. Là, je voyais le feu briller à travers les fenêtres des
cuisines, les viandes tourner à la broche et le jus en ruisseler, et les cuisi-
nières battre des puddings ou trousser un dindon ; je sentais alors que si
j’avais pu entrer dans une de ces cuisines, j’aurais abandonné volontiers
aux Muses et à Apollon ma part des collines faméliques du Parnasse. Ah !
monsieur, on parle de méditations au milieu des tombeaux… elles ne sont
pas aussi lugubres que les méditations d’un pauvre diable qui n’a pas le
sou, et qui parcourt une rangée de fenêtres de cuisine à l’heure du dîner.
Enfin, presque réduit à la famine et au désespoir, il me vint tout-à-
coup à l’esprit que peut-être je n’étais pas un sujet aussi habile que le vil-
lage et moi nous l’avions supposé ; ce fut là mon salut. À l’instant que cette
idée naquit dans mon cerveau, elle fit naître en même temps la conviction
et l’espoir. Je m’éveillai comme d’un rêve ; je laissai la gloire immortelle à
ceux qui peuvent vivre de l’air ; je me mis à écrire pour avoir simplement
du pain ; et depuis cette époque, j’ai toujours eu une existence très sup-
portable. Il n’y a pas d’homme de lettres plus à son aise, monsieur, que
celui qui n’a pas de réputation à gagner ou à perdre. J’avais à me retenir
un peu et à rogner mes ailes ; qui sans cela m’auraient transporté dans
la poésie, malgré moi. Je résolus donc de prendre l’extrémité opposée ;
abandonnant les plus hautes régions du métier, je descendis donc tout
d’un coup jusqu’aux plus basses, et je devins ce qu’on appelle un reptile.
— Un reptile ! et qu’est-ce que cela ? lui dis-je.

37
Contes d’un voyageur II Chapitre IV

— Oh ! monsieur, je vois que vous ne connaissez pas les mots tech-


niques : un reptile est un rédacteur qui fournit aux journaux des articles
à tant la ligne, qui est à l’affût des accidents, qui se rend au bureau de
Bow-street ¹⁸, aux tribunaux, et dans tout autre repaire de fraude et d’ini-
quité. Nous sommes payés à raison d’un penny la ligne ; et comme nous
pouvons placer le même article dans presque tous les journaux, nous ga-
gnons quelquefois une journée honnête. La Muse nous maltraite de temps
à autre, ou bien toute la ville est d’une tranquillité désolante, et alors
nous n’avons pas de quoi manger ; souvent aussi les impitoyables éditeurs
rognent nos articles un peu longs et trop riches en fleurs de rhétorique,
et d’un trait on nous escamote deux ou trois pence. Mainte fois j’ai vu de
cette manière ma cruche de porter retranchée de mon repas, et j’ai dîné le
gosier sec. Cependant je ne dois pas trop me plaindre. Petit à petit je me
suis élevé dans les rangs inférieurs du métier, et je me trouve maintenant,
à ce que je crois, dans la région la plus agréable de la littérature.
— Mais, lui dis-je, qu’êtes-vous donc maintenant ?
— À présent, dit-il, je suis un écrivain dans toutes les règles, et je me
prête à tout. Je travaille aux ouvrages des autres, à tant la feuille : je fais
des traductions, j’écris des articles du second ordre, qui servent de rem-
plissage aux revues et aux magasins ; je compile des voyages de terre et de
mer, et je fournis aux journaux des critiques de théâtre. Toutes ces pro-
ductions, comme vous le concevez bien, sont anonymes, et ne me donnent
de réputation que dans le commerce ; j’y suis regardé comme un auteur
propre à tout, et je suis sûr d’avoir toujours de l’ouvrage. C’est la seule ré-
putation que je désire. Je dors en repos, sans craindre les créanciers ni les
critiques et je laisse l’immortelle renommée à ceux qui se résignent à être
froissés et tourmentés pour l’obtenir. Croyez-moi, le seul auteur heureux
dans ce monde est celui qui ne doit pas s’inquiéter de sa réputation.

n
18. Aux audiences de police, tenues aujourd’hui par sir Richard Birnie, et où l’on entend
plaider chaque jour les causes les plus plaisantes.
Les Anglais désignent les rédacteurs de ces sortes d’articles sous le titre de creeper, (être
qui rampe) ; aucun dictionnaire ne fait mention de ce nom de métier. (Note du traducteur.)

38
CHAPITRE V

La renommée

L
   quitté le nid littéraire de l’honnête Dribble,
et que nous eûmes traversé, sans encombre, les dangereux es-
caliers casse-cou, et les labyrinthes de Fleet-Market, M. Buck-
thorne fit bien des commentaires sur l’aperçu de la vie littéraire qu’il
m’avait présenté.
J’exprimai ma surprise de trouver un monde si différent de ce que
je m’étais figuré. « C’est ce qui arrive toujours aux étrangers, me dit-il.
Le pays de la littérature est très beau, vu à une certaine distance ; mais,
comme dans tout autre paysage, les charmes disparaissent à mesure qu’on
approche, et les épines et les ronces deviennent de plus en plus visibles.
La république des lettres est la plus agitée, la plus divisée de toutes les
républiques anciennes et modernes.
— Cependant, lui dis-je en souriant, vous ne voudriez pas me don-
ner l’esquisse de ce brave Dribble pour une bonne carte du pays. C’est
un hibou qui attrape des souris ; c’est un littérateur infime. Nous aurions

39
Contes d’un voyageur II Chapitre V

trouvé une tout autre manière d’être, chez un de ces auteurs fortunés que
nous voyons planer, en se jouant, sur les hauteurs de l’empire de la mode,
comme les hirondelles caressent de leurs ailes légères les nuages azurés,
dans un jour d’été.
— C’est possible, répliqua-t-il ; mais j’en doute. Je croirais plutôt que si
quelqu’auteur, même celui qui compte le plus de succès, nous découvrait
ses sentiments véritables, vous reconnaîtriez l’excellence de la philoso-
phie de notre ami, par rapport à la réputation. Vous verriez un auteur, qui,
dans le monde, porte un visage riant, tandis que le vautour de la critique
lui dévore le foie. Un autre qui fut assez dupe de prendre la mode pour
la gloire, vous le verriez observant toutes les physionomies, se rendant à
chaque invitation, plus ambitieux de figurer dans le beau monde que dans
le monde littéraire, et prêt à s’abandonner au désespoir pour l’inattention
d’un seigneur ignorant, ou d’une duchesse distraite. Ceux qui s’élèvent,
vous les trouveriez tourmentés du désir de monter plus haut : et ceux qui
déjà sont au faîte de la gloire, tourmentés par la crainte continuelle d’en,
descendre.
» Ceux-mêmes qui voient d’un œil indifférent le fracas de la renom-
mée et les caprices de la mode, ne s’en trouvent guère mieux ; leur repos
est troublé sans cesse, leurs projets sont continuellement interrompus ;
car, quels que soient ses sentiments, dès qu’un auteur est lancé dans la
tanière de la renommée, il faut qu’il aille en avant jusqu’à ce que la vaine
curiosité du moment soit satisfaite, et jusqu’à ce qu’on le jette de côté
pour faire place à quelque nouveau caprice. Après tout, je ne sais si l’on
n’est pas plus heureux d’être entraîné dans le tourbillon par son ambition,
quelque vexation qu’on y éprouve, que d’être doublement tourmenté en
se voyant obligé de mettre au jeu sans retirer aucun bénéfice.
» Les gens à la mode ne cessent de demander du nouveau ; chaque
semaine doit avoir sa merveille, n’importe en quel genre. Tantôt un au-
teur, tantôt un mangeur de charbons ardents ; puis un compositeur, ou
un jongleur indien, ou un chef de l’Inde, un habitant du pôle arctique, ou
des pyramides ; chacun brille pendant ce court espace de gloire, et cha-
cun cède la place à la merveille suivante. Vous devez savoir que parmi
nos dames de haut rang nous avons des têtes étrangement fantasques ;
elles rassemblent autour d’elles des êtres remarquables en tout genre :

40
Contes d’un voyageur II Chapitre V

joueurs de violon, hommes d’état, chanteurs, guerriers, artistes, philo-


sophes, acteurs et poètes ; toute espèce de personnages, en un mot, qui
se distinguent par quelque singularité, de manière que leurs routs ¹ res-
semblent à ces bals masqués, où chacun vient en habit de caractère.
» J’éprouvai souvent un plaisir infini dans ces réunions, à voir quels
efforts chacun faisait pour jouer son rôle et pour sortir de son caractère
naturel. Il n’y a pas de jeu de propos interrompus aussi parfait que la
conversation entre les gens de lettres et les grands. L’homme élégant
cherche toujours à passer pour bel esprit, et le bel esprit pour homme
élégant ².
» J’ai observé un seigneur qui prenait un air savant et parlait doc-
tement à un homme de lettres, tandis que celui-ci visait à l’air de petit
maître et au ton de l’homme répandu dans le beau monde. Le pair citait
une demi-douzaine de savants auteurs, avec lesquels il voulait paraître in-
timement lié, tandis que l’homme de lettres parlait de sir John par-ci, de
sir Harry par-là, et vantait l’excellent Bourgogne qu’il avait bu chez lord
un tel. Chacun semblait oublier que son propre caractère était le seul titre
de distinction auprès de l’autre. Si le pair n’avait été réellement qu’un
érudit, l’auteur n’aurait pas écouté son bavardage ; et l’auteur, eût-il été
allié à toute la noblesse de l’almanach royal, n’aurait eu aucun prix aux
yeux du grand seigneur.
» J’ai vu de même une élégante lady, remarquable par sa beauté, en-
nuyer un philosophe avec de sotte métaphysique, tandis que le philosophe
prenait gauchement un air de galanterie, jouait avec l’éventail de la dame,
et babillait sur l’opéra. J’ai entendu un poète sentimental débiter des ab-
surdités à un homme d’état, sur la dette publique ; et, m’approchant d’un
groupe de vieux savants, qui causaient dans un coin, comme j’espérais
entendre une discussion sur quelque découverte importante, je trouvai
qu’ils s’amusaient uniquement d’une anecdote scandaleuse. »

n
1. Assemblées nombreuses. (Note du traducteur.)
2. C’est le mot de Louis XIV, en voyant le marquis de Cavoie se promener avec Racine.
(Note du traducteur.)

41
CHAPITRE VI

Le philosophe pratique

L
   j’avais entendues sur Buckthorne, de son an-
cien camarade d’école, et la variété de traits originaux que
j’avais déjà remarqués en lui, m’inspirèrent le plus vif désir de
savoir quelque chose de son histoire. Je suis un voyageur de la bonne
vieille école, et j’aime à l’excès cette coutume que l’on trouve dans les
anciens livres, conformément à laquelle, chaque fois que des voyageurs
se rencontraient, ils s’arrêtaient aussitôt et se contaient leurs histoires et
leurs aventures. Ce Buckthorne, en outre, me plaisait infiniment : il avait
vu le monde, il avait fréquenté la société, et il gardait cependant la forte
teinte d’originalité de l’homme qui a vécu longtemps seul. Il y avait en lui
un fond d’insouciance et de bonne humeur qui me charmait ; et quelque-
fois une légère nuance de mélancolie, mêlée à sa gaieté, rendait celle-ci
encore plus piquante. Il avait coutume de développer des théories sur la
société et les mœurs, et il se plaisait à considérer la nature humaine sous
des points de vue bizarres ; mais il n’avait jamais de fiel dans ses satires.

42
Contes d’un voyageur II Chapitre VI

Elles attaquaient plutôt les folies que les vices du genre humain ; et même,
les folies de ses semblables, il les traitait avec la douce indulgence d’un
homme qui sent sa propre fragilité. Il avait été évidemment ballotté et
froissé par la fortune, sans en être aigri ; semblable à ces fruits dont la sa-
veur devient plus douce et plus parfumée, lorsqu’ils sont un peu meurtris
et qu’ils ont été exposés aux premiers froids de la saison.
J’ai toujours beaucoup aimé la conversation des philosophes pratiques
de ce caractère, qui ont tiré parti des doux avantages de l’adversité ¹ sans
contracter d’amertume ; qui ont appris à estimer le monde ce qu’il vaut,
en gardant leur bonne humeur ; et qui, en reconnaissant la justesse du
dicton : tout est vanité, l’appliquent sans aigreur.
C’était ainsi qu’était Buckthorne : en général, philosophe joyeux ; et
si quelquefois une ombre de tristesse venait à obscurcir son front, elle
n’était que passagère, comme un nuage d’été qui se dissipe bientôt, et
qui rafraîchit et ranime les champs sur lesquels il a passé. Un jour je me
promenais avec lui dans les jardins de Kensington, car c’était un épicurien
qui recherchait les plaisirs peu coûteux et les promenades champêtres
à proximité de la capitale. Nous jouissions d’une délicieuse matinée de
printemps : et Buckthorne éprouvait cette heureuse disposition d’esprit
d’un habitant des villes, amateur de la campagne, quand, par un beau
soleil, il prend ses ébats sur l’herbe. Il suivait des yeux une alouette, qui
s’élevant d’un lit de marguerites et de renoncules des prés, montait en
chantant vers un nuage éclatant de blancheur qui flottait sur l’azur du
ciel.
« De tous les oiseaux, dit-il, l’existence que je préférerais est celle de
l’alouette. Dans la plus heureuse saison de l’année, elle jouit des heures
les plus ravissantes du jour, au milieu des fraîches et vertes prairies, et de
fleurs nouvellement écloses : et quand elle est rassasiée des voluptés de
la terre, elle élève son vol vers les cieux, comme si elle voulait puiser la
mélodie dans les astres du matin. Écoutez son ramage comme il pénètre
doucement l’oreille ! Quelle richesse de musique ! Comme ses accents dé-
licieux tombent de cadence en cadence ! Qui voudrait se rompre la tête
1. Sweet uses of adversity. Citation de Shakespeare, dans la pièce intitulée As you like it.
(Note du traducteur.)

43
Contes d’un voyageur II Chapitre VI

aux concerts et à l’opéra, quand il peut, en se promenant dans les prés,


entendre sans frais une pareille mélodie ? Voilà les jouissances qui font
dédaigner la richesse, et qui rendent indépendant l’homme le plus pauvre.
Fortune, en vain tu me refuses
Tes faux biens, tes dons si trompeurs ;
L’azur des cieux, l’éclat des fleurs,
Les bois, et les champs, et les muses
Me tiendront lieu de tes faveurs.
Je jouis, malgré tes rigueurs,
De tous les biens de la nature :
À mes pieds le ruisseau murmure ;
Ses flots limpides, dans leur cours,
Offrent de mes paisibles jours
Une image fidèle et pure.
« Monsieur, il y a dans les œuvres de la nature, des préceptes de sa-
gesse qui valent tous ceux de l’école, si seulement nous savons bien les
entendre : une des leçons les plus agréables que je reçus à une époque
de chagrin, me fut donnée par le chant de l’alouette. » Je profitai de cette
disposition à l’épanchement, pour faire sentir à Buckthorne combien je
désirais connaître quelque chose des aventures de sa vie, que je supposais
fertile en événements. Il sourit, tandis que je lui exprimais ce désir. « Je
n’ai pas, dit-il, une longue histoire à conter ; ce n’est qu’un tissu d’erreurs
et de folies. Mais, telle qu’elle est, vous en connaîtrez une époque, d’après
laquelle vous jugerez du reste. » – Et sans autre préambule, il me raconta
les anecdotes suivantes de sa première jeunesse.

44
CHAPITRE VII

Buckthorne
ou
Le jeune homme aux grandes
espérances

J
   riche, mais avec de grandes espérances, ce qui est
peut-être la condition la plus fatale dans laquelle on puisse naître.
Mon père, petit propriétaire campagnard et dernier rejeton d’une
famille ancienne et honorable, mais bien déchue, habitait dans le comté
de Warwick une maison, jadis pied-à-terre pour la chasse. C’était un ar-
dent chasseur, qui vivait en dépensant la totalité d’un modique revenu,
de sorte que de ce côté j’avais peu à espérer : mais j’avais un oncle riche,
frère de ma mère, avare, ladre, thésauriseur, qui, à ce que l’on croyait avec
confiance, me ferait son héritier, parce qu’il était vieux garçon, parce que

45
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

je portais son nom de baptême, et parce qu’il haïssait tout le monde ex-
cepté moi.
Au fait, la haine s’invétérait dans son âme ; et avare jusqu’en sa mi-
santhropie il gardait sa rancune avec le même soin qu’une guinée. Ainsi
quoique ma mère fût son unique sœur, il ne lui avait jamais pardonné son
mariage avec mon père, contre qui, depuis l’époque où ils furent cama-
rades d’école, il nourrissait un pressentiment froid, constant, immuable,
resté au fond de son cœur, comme une pierre au fond d’un puits. Ma
mère, cependant, me croyait l’intermédiaire appelé à rétablir l’harmonie,
car elle me regardait comme un prodige… Dieu la bénisse ! Mon cœur se
dilate quand je songe à sa tendresse. C’était la meilleure, la plus indul-
gente des mères : j’étais son unique enfant : c’est dommage qu’elle n’en
eût qu’un ; il y avait dans son cœur assez de complaisante faiblesse pour
en gâter une douzaine.
Je fus envoyé fort jeune à une école publique, bien contre le gré de ma
mère : mais mon père soutenait que c’était le seul moyen de donner de
la force et du courage aux garçons. L’école était tenue par un zélé parti-
san de l’ancien système, qui remplissait en conscience ses devoirs envers
les élèves confiés à ses soins : c’est-à-dire que nous étions fouettés d’im-
portance quand nous ne savions pas nos leçons. Nous étions divisés en
classes, et conduits ainsi en troupeaux, par le fouet, sur les routes du sa-
voir, à peu près de la même manière que les bestiaux sont conduits au
marché ; de façon que ceux qui ont l’allure plus pesante ou les jambes
plus courtes, souffrent de la légèreté ou des longues jambes de leurs com-
pagnons plus alertes.
Je l’avoue à ma honte, j’étais un incorrigible traînard. J’eus toujours
les inclinations poétiques ; c’est-à-dire que je fus toujours un batteur de
pavé, très disposé à faire le fainéant. J’avais coutume de laisser là mes
livres et la classe chaque fois que cela m’était possible, et d’aller courir les
champs. Avec ce caractère, tout ce qui m’environnait me semblait sédui-
sant. L’école était dans une maison à l’ancienne mode, faite de bois et de
plâtre, blanchie à la chaux, et située à l’extrémité d’un charmant village :
tout près de là on voyait la vénérable église surmontée d’une haute flèche
gothique ; au bas s’étendait une riante plaine de verdure, avec un petit
ruisseau qui brillait au loin parmi des bocages de saules ; tandis qu’une

46
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

ligne bleuâtre de collines, qui bornait le paysage, donnait lieu, pendant un


jour d’été, à plus d’une rêverie sur le pays enchanté qu’elle me cachait.
Malgré tous les châtiments que je souffris à l’école pour me faire aimer
mon livre, je ne puis jamais songer à cet endroit sans attendrissement. Au
fait, je regardais cette fréquente flagellation comme le partage de l’huma-
nité, et comme la manière régulière de rendre les écoliers savants.
Ma tendre mère se désolait souvent, au détail des rudes épreuves aux-
quelles j’étais soumis pour acquérir du savoir mais mon père restait sourd
à ses plaintes. Il avait été lui, aussi fouetté, à l’école et il jurait qu’il n’exis-
tait pas d’autre méthode pour donner du talent à un homme, quoique, à
parler avec tout le respect qui lui est dû, mon père ne fit pas beaucoup
d’honneur à sa théorie : car il était regardé comme un terrible lourdaud.
Mon caractère poétique se déclara de fort bonne heure. Chaque di-
manche je voyais au service divin, un écuyer du voisinage, seigneur de la
paroisse, dont l’immense parc touchait presque au village, et dont le vaste
château semblait prendre l’église sous sa protection. En effet, on aurait pu
penser que l’église était consacrée à l’écuyer, plutôt qu’à Dieu. Le clerc
de la paroisse s’inclinait profondément devant lui ; et en sa présence, les
bedeaux s’humiliaient jusque dans la poussière. Il entrait toujours un peu
tard, et avec quelque fracas ; il frappait majestueusement le pavé, de sa
canne, balançant son chapeau qu’il tenait à la main, et jetant de toutes
parts des regards orgueilleux, tandis qu’il traversait le bas-côté de l’église ;
le pasteur, qui dînait chez lui tous les dimanches, ne commençait jamais
le service avant l’arrivée du patron. Celui-ci occupait avec sa famille un
large banc d’une tenture magnifique ; il s’humiliait dévotement sur des
carreaux de velours, et lisait les préceptes de modestie et d’humilité dans
des livres de prières, reliés en maroquin, richement dorés. Chaque fois que
le pasteur parlait de la peine qu’éprouve le riche à entrer dans le royaume
du ciel, les yeux de la congrégation se tournaient vers le grand banc, et
l’écuyer semblait flatté de l’application.
La magnificence de ce banc, et l’air aristocratique de la famille, frap-
pèrent singulièrement mon imagination ; et je devins amoureux fou d’une
petite fille de l’écuyer, âgée d’environ douze ans. Cette extravagante fan-
taisie me fit plus que jamais négliger mes études. Je pris l’habitude de
rôder autour du parc, et de me cacher près du château, pour entrevoir à

47
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

la dérobée la petite demoiselle, aux fenêtres, ou lorsqu’elle jouait sur la


pelouse, ou bien enfin quand elle sortait avec sa gouvernante.
Je n’étais point assez hardi ou assez impudent pour oser sortir de ma
cachette. Je me conduisis là comme un braconnier, jusqu’à ce que j’eusse
lu une ou deux des métamorphoses d’Ovide : alors je me figurai que j’étais
quelque dieu des forêts, et la jeune fille une timide nymphe des bois que
je poursuivais. Il y a quelque chose de délicieux dans cet éveil préma-
turé d’une tendre passion. Je sens encore aujourd’hui les palpitations qui
faisaient battre mon jeune cœur quand par hasard j’entrevoyais la robe
blanche qui flottait parmi le feuillage des bosquets. Je mis dans mon sein
un volume de Waller ¹ que j’avais dérobé dans la bibliothèque de ma mère,
et j’appliquai à ma petite divinité tous les compliments prodigués par le
poète à sa belle Sacharissa.
Enfin je dansai avec elle, à un bal d’enfants : j’étais si niais et si gauche,
que j’osais à peine lui parler : sa présence me remplissait d’embarras et de
crainte : mais j’étais si bien inspiré, que mon esprit poétique s’exhala pour
la première fois en vers, et je fabriquai quelques lignes brûlantes, dans
lesquelles je chantais la petite dame, sous le nom favori de Sacharissa. Le
dimanche suivant, au sortir de l’église, je lui glissai les vers dans la main,
en tremblant et en rougissant ; la petite prude les remit à sa maman ; la
maman les remit à l’écuyer : celui-ci, qui ne se sentait aucun attrait pour
la poésie les envoya, fort en colère, au maître d’école ; et le maître d’école,
avec une barbarie digne des siècles d’ignorance, me punit par une forte et
surtout par une humiliante flagellation, d’avoir ainsi escaladé le Parnasse
en contrebande. C’était un triste début pour un adorateur des Muses : il
aurait dû me guérir de ma passion pour la poésie, mais il ne fit que la
fortifier, car je me sentais animé par le courage d’un martyr. Ce qui va-
lait bien autant peut-être, je fus guéri de ma passion pour la jeune dame ;
j’étais si indigné de l’ignominieux châtiment que j’avais encouru, en cé-
lébrant ses charmes, que je ne levai plus la tête à l’église. Heureusement
pour ma sensibilité blessée, les fêtes de la Saint-Jean arrivèrent, et je re-
tournai chez moi. Ma mère, selon son habitude, m’interrogea sur ce qui
concernait mon école, mes petits plaisirs, mes soucis, mes chagrins ; car
1. Poète du temps de Charles II. (Note du traducteur.)

48
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

l’enfance a sa part des uns comme des autres. Je lui dis tout ; elle s’indigna
du traitement que j’avais subi. Elle éclata contre l’arrogance de l’écuyer
et la pruderie de sa fille : quant au maître d’école, elle s’étonnait qu’on eût
besoin de ces gens-là et que les enfants ne pussent pas rester à la maison,
pour être élevés par des précepteurs, sous les yeux de leur mère. Elle vou-
lut voir les vers que j’avais composés, et en fut enchantée ; car, à dire le
vrai, elle jugeait fort bien la poésie. Elle les montra même à la femme du
pasteur, qui protesta qu’ils étaient charmants ; et les trois filles du pasteur
insistèrent pour en avoir chacune la copie.
Tout ceci me semblait du baume sur mes blessures, et je fus encore
plus consolé et encouragé, quand ces jeunes dames, qui étaient les sa-
vantes ² de l’endroit, et qui avaient lu d’un bout à 1’autre les vies du
docteur Jonhson ³, assurèrent ma mère que les grands génies ne s’appli-
quaient jamais à l’étude, et qu’ils se montraient toujours paresseux : d’où
je commençai à conclure que je n’appartenais pas à la classe ordinaire.
Mon père, cependant, fut d’une toute autre opinion ; car lorsque ma mère,
dans l’orgueil de son cœur, lui montra mes vers, il les jeta par la fenêtre,
en lui demandant si elle « comptait faire son fils un marchand de can-
tiques » ? Mais c’était un homme insouciant, à idées vulgaires, et je ne
puis dire que je l’aie jamais beaucoup aimé : ma mère absorbait toute ma
tendresse filiale.
On avait coutume, pendant les vacances, de m’envoyer faire de
courtes visites à mon oncle, qui devait me nommer son héritier : on pen-
sait que je m’emparerais ainsi de son esprit, et qu’il deviendrait fou de
moi. C’était un vieux compère bien sec, au regard inquiet, et qui habitait
une vieille maison de campagne délabrée, qu’il laissait tomber en ruine,
par extrême avarice. Il n’avait qu’un seul domestique, vivant avec lui, ou
plutôt mourant de faim, depuis bien des années. Il n’était permis à au-
cune femme de coucher dans la maison. Une fille du vieux domestique
habitait, près de la porte, un réduit, qui jadis avait été une loge de por-
tier ; elle avait la permission de passer chaque jour une heure dans la
maison, pour faire les lits et apprêter un morceau à manger. Le parc qui
2. Les bas-bleus. Voyez les notes précédentes sur ce mot. (Note du traducteur.)
3. Les vies des poètes anglais, par Johnson. (Idem.)

49
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

entourait le logis avait un aspect sauvage ; on voyait croître les arbres,


respectés par la serpe ; les étangs croupis, les urnes et les statues tom-
bées de leurs piédestaux et ensevelies sous un épais gazon. Les lièvres
et les faisans étaient si peu inquiétés, excepté par les braconniers, qu’ils
se multipliaient abondamment et se jouaient sur les pelouses inégales,
et dans les avenues pleines de mauvaises herbes. Pour garder la maison,
pour effrayer les voleurs, que mon oncle redoutait un peu, et afin d’éloi-
gner les visites qu’il craignait presqu’autant, il nourrissait deux ou trois
limiers, qui rôdaient continuellement dans le parc, et faisaient la terreur
des paysans du voisinage. Ces chiens maigres et affamés, semblaient tou-
jours prêts à dévorer un homme, seulement pour apaiser leur faim ; et
ils mettaient réellement obstacle à ce qu’aucun étranger approchât de ce
château enchanté.
Telle était la maison de mon oncle, que j’allais visiter de temps à autre,
pendant les vacances. J’étais, comme je l’ai déjà dit, le favori du vieillard ;
c’est-à-dire qu’il ne me haïssait pas autant qu’il haïssait tout le monde.
On m’avait bien appris quel était son caractère, et l’on m’avait engagé
à cultiver ses bonnes grâces ; mais j’étais trop jeune et trop insouciant,
pour être courtisan ; et dans le fait je n’ai jamais été assez attaché à mes
intérêts pour leur permettre de régler mes sentiments. Cependant, nous
nous accordions bien ensemble, et comme mes visites ne lui coûtaient
rien, elles ne paraissaient pas lui être désagréables. J’apportais toujours
ma ligne, et je tirais de l’étang la moitié de ce qu’il fallait à notre table.
Nos repas étaient tristes et solitaires. Mon oncle parlait peu : il mon-
trait du doigt ce qu’il désirait, et le domestique le comprenait très bien.
En effet, ce John, ou Iron-John ⁴, comme on l’appelait dans le voisinage,
était la contrepartie de son maître. C’était un vieillard grand et sec, avec
une perruque usée, qui semblait faite d’une queue de vache ; sa figure
était aussi rude que si elle avait été recouverte de la peau du même ani-
mal. Il portait ordinairement un long habit de livrée, tout rapetassé, pris
dans la garde-robe de la maison, et qui faisait des poches autour de ses
membres sans en serrer aucun, ayant évidemment appartenu à quelque
prédécesseur plus gras, dans les jours d’abondance du château. Il sem-
4. Jean, l’homme de fer : sobriquet anglais de ce domestique. (Note du traducteur.)

50
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

blait que par la longue habitude du silence, les gonds de sa mâchoire se


fussent rouillés ; il lui fallait pour les entrouvrir et laisser sortir une phrase
passable, autant d’efforts qu’il en eût employés pour ouvrir les grilles de
fer du parc, et pour faire sortir le vieux carrosse de famille, qui, sous la
remise, tombait en morceaux.
Je dois convenir, néanmoins, que les bizarreries de mon oncle me di-
vertirent pendant quelque temps ; le délabrement même de ce triste sé-
jour avait quelque chose qui frappait mon imagination. Quand il faisait
beau, je m’amusais seul à parcourir tout le parc, et à galoper comme un
jeune cheval sur les pelouses. Les lièvres et les faisans semblaient regar-
der avec surprise un être humain qui se promenait en plein jour sur ces
terres défendues. Quelquefois je leur lançais des pierres, ou je poursui-
vais les oiseaux avec un arc et des flèches ; car c’eût été me trahir que
de me servir de fusil. De temps en temps, le chemin m’était barré par un
bambin à cheveux roux, hérisson en guenilles, fils de la femme à la loge :
il courait comme un sauvage à l’entour de la maison ; j’essayai d’abord de
l’apprivoiser, et de faire de lui mon compagnon ; mais il semblait impré-
gné du caractère étrange et farouche de tout ce qui l’environnait, et il se
tenait toujours à l’écart. Je le regardai donc comme un nouvel Ourson ⁵,
et je m’amusais à lui lancer quelques flèches ; alors, tenant d’une main ses
chausses mal attachées, il décampait avec l’agilité du daim.
Il y avait dans cette solitude sauvage quelque chose de singulièrement
attrayant pour moi : les vastes écuries, vides et ruinées par la pluie et le
vent, ou sur les stalles vacantes l’on voyait encore les noms des anciens
chevaux favoris ; les fenêtres bouchées de pierres et de planches ; les toits
à demi brisés, occupés par les freux et les choucas, tout avait un singulier
aspect d’abandon. On aurait cru la maison tout à fait inhabitée, si ce n’eût
été un léger filet de fumée bleuâtre qui par intervalles s’élevait en tire-
bouchon du milieu d’une des vastes cheminées, où s’apprêtait le maigre
et chétif repas de mon oncle.
La chambre de mon oncle, située dans un coin écarté du bâtiment, était
fortement garantie de tout danger et d’ordinaire fermée à double tour. Je
5. Personnage, assez connu d’un roman de la Bibliothèque bleue, intitulé Valentin et Our-
son. Ce chef-d’œuvre est traduit dans toutes les langues. (Note du traducteur.)

51
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

n’étais jamais admis dans ce fort redoutable, où le vieillard passait la plus


grande partie de la journée, immobile comme une vieille araignée dans la
citadelle qu’elle s’est tissue. Le reste du château m’était cependant ouvert,
et je m’y promenais librement. Le brouillard, et la pluie qui s’introduisait
par les fenêtres cassées, faisaient pourrir et tomber le papier des murs, et
moisir les tableaux ; peu à peu les meubles se détruisaient. Quand le temps
était mauvais, j’aimais à circuler dans les grandes et vastes chambres, et
à écouter le vent mugir, les portes et les volets battre à chaque instant. Je
me plaisais à penser que lorsque j’hériterais de cette terre je remettrais
tout à neuf et que bientôt les accents de la joie retentiraient dans le vieux
bâtiment, étonné lui-même de sa gaieté.
La chambre que j’occupais, pendant ces visites, était celle que ma mère
avait eue étant demoiselle. On y voyait encore la toilette ornée de ses
mains, les paysages qu’elle-même avait dessinés. Elle n’y était jamais en-
trée depuis son mariage ; mais elle me demandait souvent si tout y était
encore dans le même état. Tout restait exactement de même ; j’aimais cette
chambre, pour l’amour de ma mère, et je prenais soin de conserver chaque
objet et de réparer de mes mains les brèches aux croisées. Je jouissais par
anticipation de l’époque où je souhaiterais à ma mère la bienvenue dans
la maison de ses ancêtres, et où je la rétablirais dans les lieux témoins, de
sa première enfance.
Enfin, mon mauvais génie, ou ce qui est peut-être la même chose,
la muse poétique, m’inspira l’idée de rimer encore. Mon oncle, qui ne se
rendait jamais à l’église ⁶, lisait chaque dimanche quelques chapitres de la
Bible : Iron-John, la femme de la loge et moi nous composions la congréga-
tion. Il semblait que peu lui importait ce qu’il lisait, pourvu que ce fût tiré
de la Bible. Quelquefois, par exemple, c’était le cantique de Salomon ⁷ ; et
ce squelette desséché disait alors, « qu’il cherchait du soulagement dans
le vin et qu’il se restaurait de pommes, parce qu’il était malade d’amour. »
Quelquefois, les lunettes sur le nez, il estropiait des chapitres entiers de
6. Chez les protestants, il n’est pas d’obligation rigoureuse d’assister à l’office du di-
manche : beaucoup de personnes, très dévotes d’ailleurs, se contentent de lire elles-mêmes
la Bible, que le prédicateur explique à son auditoire. (Note du traducteur.)
7. Le Cantique des Cantiques, comme on l’appelle dans la Vulgate, poème qui, dans le
sens littéral, est très peu chaste. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

noms hébreux, du Deutéronome, tandis que la pauvre femme soupirait et


gémissait, comme si elle eut été fortement émue. Son livre favori, cepen-
dant, était le Voyage du Pèlerin, et chaque fois qu’il arrivait au passage où
l’on parle du Château des doutes, et du géant Désespoir, je pensais à mon
oncle et à son vieux château ruiné. Cette idée me souriait tellement, que
je me mis à griffonner à ce sujet quelques vers, sous les arbres du parc : en
peu de jours, j’avançai assez bien un poème, ou je donnais la description
de la maison de campagne, sous le nom de Château des doutes, et où mon
oncle représentait le géant Désespoir.
Je perdis mon manuscrit dans quelque coin, et je soupçonnai bientôt
que mon oncle l’avait trouvé, lorsqu’il me signifia rudement que j’eusse
à retourner chez moi, et à ne plus revenir le voir, avant qu’il ne me fît
demander.
Précisément à cette époque, ma mère mourut. Je ne puis m’arrêter
sur cette triste circonstance. Mon cœur, insouciant et indifférent sur toute
chose que ce soit, se gonfle au seul souvenir de ce malheur. La mort de ma
mère fut un événement qui peut-être amena toutes mes autres infortunes.
Avec elle s’éteignit tout ce qui m’attachait à la maison. Il n’y avait plus
personne à qui je voulusse plaire, ou que je craignisse d’offenser. Mon
père était un homme bon, à sa manière : mais il avait un mauvais système
d’éducation, et nous différions de sentiment sur des points essentiels. Il y
a, sur l’utilité des verges, un grande différence d’opinion, suivant le bout
qui vous tombe en partage. Je ne pus jamais embrasser la manière de voir
de mon père, sur ce point.
Je commençai donc à m’impatienter très fort de rester à l’école, et
d’être fouetté pour des choses qui me déplaisaient. Je soupirais après le
changement, surtout depuis que j’avais perdu la ressource d’une diversion
aux ennuis de l’école, dans l’aspect effrayant de la maison de mon oncle.
Je n’avais pas encore dix-sept ans ; j’étais grand, pour mon âge, et
plein d’idées fantasques. J’éprouvais un vif et insatiable désir de voir les
différents genres de vie et les différentes classes de la société : cette hu-
meur errante avait été nourrie en moi par Tom Dribble, l’esprit le plus
distingué, le plus grand génie de l’école, doué de toutes les dispositions
vagabondes d’un poète.
J’avais l’habitude, en classe, de m’asseoir à mon pupitre, pendant les

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

belles journées d’été, et au lieu d’étudier dans le livre ouvert devant moi,
je dévorais de mes regards, à travers la croisée, les vertes prairies et les
collines bleuâtres. Combien j’enviais le bonheur de ces groupes assis sur
l’impériale d’une diligence, jasant, jouant et riant, tandis que la voiture
rapide les entraînait sur le chemin de la capitale ! Les rouliers eux-mêmes,
marchant à pas lents à côté de leurs lourds attelages, et traversant ainsi
le royaume d’un bout à l’autre, étaient pour moi des sujets d’envie ; mon
imagination me représentait les aventures qu’ils devaient rencontrer et
les étranges scènes auxquelles ils assistaient. Tout cela était sans doute
l’effet du caractère poétique qui fermentait en moi, et qui me poussait
dans un monde créé par lui, mais que je prenais pour le monde réel.
Aussi longtemps que ma mère exista, cette forte propension à la vie
errante fut combattue par l’attrait plus fort de la maison paternelle et par
les puissants liens de l’affection qui me retenaient ; mais maintenant que
ma mère n’était plus, l’attrait avait disparu, les liens étaient brisés : mon
cœur n’ayant désormais rien qui l’attachât, était à la merci de toutes les
impulsions. La modicité de la pension que m’allouait mon père, la pau-
vreté de ma bourse, qui en était une conséquence immédiate, m’empê-
chaient seules de monter dans une diligence et de me lancer au hasard
sur l’immense océan de la vie.
À cette même époque, le village fut animé, pendant un ou deux jours,
par le passage de plusieurs caravanes, qui menaient des bêtes féroces et
d’autres raretés à une grande foire annuelle d’une ville voisine.
Je n’avais jamais vu de foire de quelque importance, et ma curiosité fut
fortement excitée par le fracas de ces préparatifs. Je contemplais avec un
étonnement mêlé de respect les personnages errants qui accompagnaient
ces caravanes. Je perdais mes heures dans l’auberge du village, à écouter
avec avidité, avec délices, le bavardage original et les grossières plaisan-
teries des bateleurs et de leurs compagnons ; j’éprouvais le plus vif désir
d’assister à cette fête que mon imagination me présentait comme une
chose merveilleuse.
Nous eûmes une après-dînée de congé, qui me permit de m’absenter
depuis midi jusqu’au soir. Une charrette se rendait du village à la foire :
je ne pus résister à la tentation, ni à l’éloquence de Tom Dribble qui était
vagabond jusqu’au fond de l’âme. Nous louâmes des places et nous par-

54
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

tîmes pleins d’une impatience enfantine. Je comptais bien ne jeter qu’un


regard sur cette terre promise, et revenir aussitôt, avant qu’on se fût même
aperçu de mon absence.
Dieu ! que j’étais heureux en arrivant à la foire. Combien j’étais en-
chanté de ce monde si gai, si brillant, qui m’entourait ! Les saillies de Po-
lichinelle, la voltige à cheval, les tours magiques des sorciers ! Mais ce
qui s’empara le plus de mon attention, ce fut un théâtre ambulant où l’on
représenta, en moins d’une demi-heure, une tragédie, une pantomime et
une farce, et où l’on assassina plus de personnages qu’à Drury- Lane et
à Covent-Garden, pendant toute une soirée ⁸. Depuis cette époque, j’ai
souvent vu des pièces jouées par les meilleurs acteurs du monde ; mais
je n’éprouvai jamais la moitié des jouissances que me procura cette pre-
mière représentation.
Il y avait là un féroce tyran coiffé d’un casque, pareil à une écuelle ren-
versée, et vêtu d’un costume de laine rouge, avec de magnifiques brode-
ries en cuir doré ; son visage était si effrayant, par d’énormes moustaches
et par des sourcils épais et froncés, noircis au moyen d’un bouchon brûlé,
que je me sentais battre le cœur quand il parcourait à pas lents le petit
théâtre. Je fus aussi ravi de la merveilleuse beauté d’une infortunée de-
moiselle, en taffetas rose fané et en mousseline blanche, bien sale, que
le tyran retenait dans une rude captivité, afin de gagner sa tendresse, et
qui pleurait, se tordait les mains, et agitait un mouchoir blanc déchiré, du
sommet, d’une tour inexpugnable, haute comme un carton de modiste.
Même lorsque je fus sorti, à la fin de la pièce, je ne puis m’arracher des
environs du théâtre ; étonné et ravi, je me mis à rire en voyant les acteurs
représenter des grotesques, ou danser sur un échafaud établi à l’extérieur
de la cabane, pour séduire une nouvelle chambrée de spectateurs.
J’étais si distrait par ces scènes variées, si absorbé par la foule de sen-
sations qui s’emparaient de moi, que je semblais ravi en extase. Je perdis
mon compagnon, Tom Dribble, dans une querelle et une bagarre, près
d’un des théâtres ; mais j’avais l’esprit trop occupé pour songer long-
temps à lui. Je rôdai jusqu’à ce qu’il fît obscur ; alors la foire fut éclai-
rée et m’offrit une nouvelle scène de magie. L’illumination des tentes et
8. Deux des grands théâtres de Londres. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

des échoppes, le brillant effet des théâtres décorés en lampions, où se


montraient des groupes d’acteurs en beaux habits de fête, contrastaient
admirablement avec l’obscurité qui environnait le tableau : tandis que le
bruit des tambours, des trompettes, des violons, des hautbois et des cym-
bales, mêlé aux harangues des bateleurs, aux cris de Polichinelle et aux
éclats de rire de la foule, s’unissaient pour prolonger et compléter ma folle
distraction.
Le temps volait, sans que je m’aperçusse. Quand je revins à moi, et
que je songeai à l’école, je me hâtai de partir. Je m’informai de la charrette
dans laquelle j’étais venu : elle s’en était retournée depuis longtemps ! Je
demandai l’heure ; près de minuit ! Un tremblement soudain me saisit.
Comment rentrer à l’école ? J’étais trop fatigué pour faire la route à pied,
et je ne savais où m’adresser pour avoir une voiture : et quand même
j’en trouverais une, oserais-je déranger toute 1’école, si longtemps après
minuit ?… Réveiller le lion endormi, le maître ! au beau milieu du repos
de la nuit ?… l’idée était trop effrayante, pour un écolier en faute. Toutes
les horreurs du retour se pressèrent à mes yeux ; mon absence aurait été
remarquée depuis longtemps… et une absence d’une nuit entière… Œuvre
de ténèbres, difficile à expier ! Les verges du pédagogue décuplaient les
terreurs de mon imagination épouvantée. Je me représentais le châtiment
et l’humiliation sous mille formes, et le cœur me manquait à ce tableau.
Hélas ! bien souvent les petits chagrins de l’enfance font souffrir nos âmes
timides autant que les malheurs réels de l’âge viril qui accablent des cœurs
plus courageux.
J’errais autour des échoppes ; là, j’aurais pu tirer une leçon de mes sen-
timents actuels. Combien les charmes de ce monde dépendent de nous-
mêmes ! Maintenant je ne voyais plus rien de gai, ni de délicieux dans
les divertissements qui m’environnaient. Je m’étendis à terre, fatigué et
aux abois, derrière une de ces vastes tentes ; et me couvrant du bord de la
toile, pour me préserver de la fraîcheur de la nuit, je m’assoupis bientôt.
J’avais dormi fort peu, quand je fus éveillé par des éclats de gaieté
qui venaient d’une cabane voisine : c’était le théâtre ambulant, grossiè-
rement construit en planches et en toile. Je regardai par une ouverture,
et je vis tous les personnages dramatiques, tragédie, comédie et panto-
mime, occupés à se rafraîchir, après le départ de leur dernier auditoire ;

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

ils étaient gais et folâtres, et les éclats de rire ébranlaient leurs tristes tré-
teaux : je fus surpris de voir le tyran au manteau de laine rouge, et aux
épouvantables moustaches qui avaient fait battre mon cœur quand il se
pavanait sur les planches, métamorphosé maintenant en un gros gaillard
de bonne humeur : il n’avait plus sur la tête la brillante écuelle, et sa face
joviale était lavée de toutes les terreurs du bouchon brûlé. Je fus enchanté
aussi de voir la pauvre demoiselle en taffetas passé et en mousseline sale,
qui avait tremblé sous sa tyrannie, et qui m’avait tant affligé par ses cha-
grins, assise familièrement sur ses genoux, et buvant à la même cruche.
Arlequin dormait sur un banc : et moines, satyres et vestales, groupés en-
semble, riaient à gorge déployée d’une histoire fort leste, contée par un
malheureux chevalier qui avait été assassiné de la manière la plus barbare,
dans la tragédie.
En effet, tout cela était nouveau pour moi ; j’entrais dans une autre
planète. Je regardai et j’écoutai avec beaucoup de curiosité et un vif plai-
sir. Ils débitaient mille étranges histoires et mille plaisanteries sur les
événements du jour ; et ils faisaient les descriptions les plus burlesques,
en singeant les spectateurs qui les avaient admirés. Leur conversation
était pleine d’allusions à leurs aventures, dans les divers endroits où ils
s’étaient montrés, aux rôles qu’ils avaient joués dans différents villages,
et aux embarras comiques où ils s’étaient trouvés quelquefois. Toutes les
inquiétudes passées fournissaient aujourd’hui à ces êtres insouciants et
légers matière à plaisanterie et contribuaient beaucoup à la gaieté du mo-
ment. De foire en foire, ils avaient parcouru le royaume entier, et ils se
disposaient à partir pour Londres, le lendemain matin. Mon parti fut pris.
Je sortis de mon asile et me glissai à travers la haie dans un champ voisin,
où je me mis en devoir de me transformer en pauvre, couvert de gue-
nilles. Je déchirai mes habits ; je les salis de boue ; je me barbouillai le
visage et les mains ; me traînant près d’une des boutiques, j’y dérobai un
vieux chapeau, et je laissai à la place le mien, qui était neuf. C’était un vol
honnête, et j’espère qu’au jour du jugement ce chapeau ne s’élèvera pas
contre moi.
J’osai maintenant me rendre à ce théâtre où l’on se divertissait si bien ;
et me présentant au corps dramatique, je m’offris comme volontaire. Je
me sentis terriblement agité et confus ; car jamais je n’avais été en pré-

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

sence de tels personnages ⁹. Je m’étais adressé au directeur de la troupe.


C’était un gros homme, habillé de blanc sale, le corps emmailloté dans
une ceinture rouge à franges de clinquant ; son visage était barbouillé de
fard, et une plume flottait majestueusement sur son vieux bonnet noir
à paillettes ; c’était le Jupiter-tonnant de cet Olympe, et autour de lui
se trouvaient les dieux et les déesses d’un rang inférieur. Il étais assit
à l’extrémité d’un banc, près de la table, un bras appuyé sur la hanche, et
l’autre étendu vers l’anse d’une cruche qu’il avait lentement éloignée de
ses lèvres pour m’inspecter des pieds à la tête. C’était un terrible moment
d’examen ; et je me représentais les groupes qui nous entouraient livrés
au doute, et attendant, en silence, le signe souverain.
Il me demanda qui j’étais, quels talents je possédais et quelles seraient
mes prétentions. Je me fis passer pour un domestique renvoyé d’une fa-
mille honnête ; et comme heureusement on n’a pas besoin de recomman-
dation spéciale pour être admis en mauvaise société, il était facile de ré-
pondre aux questions sur ce sujet. Quant à mes talents, je savais réciter
quelques vers et même plusieurs scènes de pièces, que j’avais apprises
pour nos représentations de l’école. Je savais danser. Cela suffit. On ne
m’interrogea pas davantage sur mes connaissances : un danseur, c’était
précisément ce qui leur manquait ; et… comme je ne demandais d’autre
salaire que la nourriture y compris les liquides, plus le transport gratis
par le monde, le marché fut conclu à l’instant.
Voyez-moi donc, subitement métamorphosé d’écolier de bonne fa-
mille en sauteur-bouffon ; car ce fut l’emploi dans lequel je débutai. J’étais
un de ceux qui formaient les groupes dans les drames, et l’on m’employait
surtout à danser sur les tréteaux, en dehors de la cabane, pour attirer
les spectateurs. J’étais équipé en satyre, avec un costume de grosse ra-
tine qu’on avait ajusté à ma taille, et un grand masque riant, orné de
longues oreilles et de petites cornes. Ce déguisement me convenait beau-
coup, parce qu’il me préservait du danger d’être reconnu, aussi longtemps
que nous serions dans cette partie de la province ; et, puisque je n’avais
qu’à sauter et à faire des pas grotesques, le rôle était favorable à un débu-
9. Never stood in such a presence. Citation de Douglas, pièce dramatique de M. Hume.
(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

tant ; j’étais presque comme Simon-Snug, dans le rôle du lion, à qui l’on
ne demandait que de rugir ¹⁰.
Je ne puis vous exprimer combien j’étais heureux de mon changement
subit de situation. Je ne me sentais pas dégradé, car j’avais trop peu vu
la société pour avoir des idées sur la distance des rangs ; et il est rare
qu’un enfant de seize ans soit aristocrate. Je n’avais point quitté d’amis,
car personne au monde ne s’intéressait à moi, depuis que ma bonne mère
n’existait plus : je n’avais quitté aucun plaisir, car mon unique plaisir était
d’errer partout et de me livrer aux caprices d’une imagination poétique,
et j’en jouissais maintenant dans toute sa latitude. Il n’y a point de vie
éminemment poétique comme celle d’un bouffon sauteur.
Peut-être dira-t-on, que tout ceci annonçait de basses inclinations. Je
ne le pense pas ; non que je prétende me justifier entièrement, je connais
trop mon caractère fantasque ; mais, en cette occasion, je ne fus séduit
ni par l’amour de la mauvaise compagnie, ni par un penchant pour les
habitudes vicieuses : j’ai toujours méprisé un grossier abrutissement ; j’ai
toujours éprouvé du dégoût pour le vice, qu’il fût dans les hautes classes
ou dans les rangs inférieurs. J’étais entraîné par une impulsion soudaine,
irréfléchie. Je n’avais pas le projet d’embrasser cette profession comme
genre de vie, ni de m’attacher à ces gens comme à ma future société. Ma
seule idée était de satisfaire, en passant, ma curiosité, et de m’abandonner
à mes fantaisies. J’avais un goût prononcé pour les originalités de carac-
tère et pour les changements de situation ; je fus toujours avide d’assister
à la comédie de la vie, et curieux d’en voir les scènes variées.
Ainsi, en me joignant à des bateleurs et à des bouffons, j’étais guidé
par cette même vivacité d’imagination qui m’avait déjà conduit près
d’eux : je marchais, pour ainsi dire, enveloppé d’une illusion protectrice,
que mon imagination répandait autour de moi : je me liais avec ces gens
parce qu’ils me paraissaient avoir une manière d’être tout à fait poé-
tique ; leurs façons bizarres, et quelque chose de pittoresque dans leur
genre de vie, me divertissaient ; mais je n’étais ni amusé, ni corrompu par
leurs vices. Bref, je me mêlais parmi eux, comme le prince Hal parmi ses
10. Simon Snug, dans le rôle du lion, dans le Midsummer night’s dream de Shakespeare.
(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

ignobles compagnons, uniquement pour satisfaire mes caprices ¹¹.


Je n’examinai pas ainsi mes motifs à cette époque : j’étais trop in-
souciant, trop léger pour raisonner sur ce sujet : mais je le fais à présent,
lorsque, non sans trembler, je me rappelle tous les périls auxquels je m’ex-
posai inconsidérément, et la manière dont j’y échappai. J’en suis bien sûr,
cette poétique ardeur, qui m’avait précipité dans la nasse, suffit seule pour
m’en tirer avant que je devinsse un incorrigible vagabond.
Tout entier aux jouissances du moment, étourdi par cette impétuosité
d’esprits animaux, si actifs chez un enfant, je dansais, je faisais mille ca-
brioles et, mille tours bizarres sur les tréteaux, dans les villages où nous
représentions nos farces ; et je fus généralement reconnu pour le mortel
le plus agréable qui eût jamais rempli ces rôles. Ma disparition de l’école
avait excité l’inquiétude de mon père ; car un jour, devant la tente même
où je jouais, j’entendis publier mon signalement, avec la promesse d’une
récompense pour celui qui donnerait quelque renseignement sur moi. Je
ne me faisais pas beaucoup de scrupule de laisser mon père livré à quelque
peine à mon sujet ; c’était le punir de son ancienne indifférence ; et me
rendre plus précieux, quand il me retrouverait.
Je m’étonnai qu’aucun de mes camarades ne reconnût en moi la bre-
bis égarée que l’on réclamait ; mais ils étaient tous, sans doute, occupés
de leurs propres affaires ; ils se livraient sérieusement à leur profession :
car la folie était, pour la plupart, un simple métier, et plus d’une fois ils
grimaçaient et cabriolaient le cœur bien gros. Chez moi, au contraire, tout
était réalité : je jouais con amore ; je babillais et je riais avec l’irrésistible
gaieté de mon esprit. Il est vrai que, de temps à autre, je tressaillais et
je reprenais mon sérieux, si je recevais à l’improviste, au milieu de mes
gambades, un coup de la batte d’Arlequin ; car elle me rappelait les verges
de mon ancien maître d’école. Mais je m’y habituai bientôt, et je suppor-
tai les coups de poing, les coups de pied, les roulées, et les autres traits
d’esprit du pantomime ambulant, avec une humeur joviale qui me fit sin-
gulièrement chérir.
La tournée de province de la troupe se termina bientôt, et nous nous
rapprochâmes de la capitale, pour assister aux foires qui se tiennent dans
11. Le prince Hal, personnage du Henri V de Shakespeare. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

ses environs. La plus grande partie de nos bagages de théâtre fut envoyée
en avant, afin que tout se trouvât prêt à l’ouverture des foires, tandis
qu’un détachement de la compagnie voyageait à petites journées, et four-
rageait dans les villages. Je m’amusais beaucoup de la vie aventurière et
bizarre que nous menions ; arrivés aujourd’hui, partis demain ; tantôt fai-
sant de bons repas dans les auberges, tantôt mangeant au pied des haies,
sur la verdure des champs. Lorsque l’auditoire était nombreux, et la re-
cette considérable, nous nous régalions ; au cas contraire, nous faisions
maigre chère, et nous nous consolions par l’espoir des succès du lende-
main.
Enfin, le nombre toujours croissant de rapides diligences qui nous
devançaient, couvertes de voyageurs ; le concours toujours plus nom-
breux de voitures, de chariots, de charrettes, de cabriolets, de troupeaux
de bœufs et de moutons se pressant sur la route ; les petites bonbonnières,
en guise de maisons de campagne, avec leur joli parterre de douze pieds
carrés, et leurs arbres hauts de douze pieds, tout blancs de poussière, et les
innombrables pensionnats pour les jeunes personnes et les jeunes gens,
placés le long de la route, afin que les enfants jouissent de l’air pur et du
calme de la campagne ; tout annonçait que la superbe capitale n’était pas
loin. Le bruit, la foule, la confusion, la poussière et les embarras s’aug-
mentaient plus nous approchions, jusqu’à ce que je visse le grand nuage
de fumée suspendu dans les airs, comme le dais d’un trône au-dessus de
cette reine des cités.
Voilà de qu’elle manière je fis mon entrée dans Londres, en misérable
saltimbanque, à la tête d’une caravane et au milieu d’une foule de va-
gabonds ; j’étais cependant aussi heureux qu’un prince ; car, comme le
prince Hal, je me sentais supérieur à ma situation, et je savais que je pou-
vais un jour la quitter et remonter à ma place.
Comme mon œil étincela quand nous passâmes le coin de Hyde-Park
et que je vis rouler les somptueux équipages ! Par derrière, les laquais
poudrés en riches livrées, avec de beaux bouquets et des cannes à pommes
d’or : au dedans, des femmes séduisantes, si magnifiquement parées, et
d’une beauté divine ! Je fus toujours très sensible aux charmes du sexe ;
ils étaient ici dans toute leur puissance de séduction ; car, quoi qu’on dise

61
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

de la beauté sans ornements ¹², il y a quelque chose qui impose dans les
charmes revêtus d’une brillante parure. Ce beau cou de cygne entouré
de diamants ; ces cheveux noirs comme le jais, parsemés de perles ; ces
rubis étincelants sur un sein de neige, sont des objets que jamais je ne
contemplai sans émotion ; et un bras éblouissant de blancheur, serré dans
de beaux bracelets, des doigts effilés et transparents, chargés de bagues
brillantes, ont pour moi un charme irrésistible. Mes yeux furent même
éblouis à l’aspect d’une grande et majestueuse beauté qui passait à côté
de moi : elle était au-dessus de tout ce que mon imagination prêtait à ce
sexe. J’éprouvai pour un instant de la honte en songeant à la société dont
je faisais partie, et en mesurant l’immense intervalle qui me séparait de
ces êtres imposants.
Je me dispenserai de vous donner les détails de ma vie fortunée dans
les environs de la capitale, quand je jouais aux diverses foires qui s’y
tiennent à la fin du printemps, et au commencement de l’été. Ce pas-
sage d’un endroit à l’autre, ce changement continuel de scènes, nourris-
sait mon imagination avide de nouveautés, et tenait mes esprits dans un
état perpétuel de mouvement.
Comme j’étais grand pour mon âge, je désirai un jour de représenter
les héros dans la tragédie ; mais, après deux ou trois essais, le directeur me
trouva décidément incapable de remplir cet emploi ; et la première actrice
tragique, grosse et grande femme, qui avait horreur d’un héros si mince,
confirma la décision.
Le fait est que j’avais tâché de donner du sens à un langage qui n’avait
pas de sens, et du naturel à des scènes qui n’avaient pas de naturel. On
disait que je ne remplissais pas mes rôles, et on avait raison. Les rôles
avaient été disposés pour une tout autre espèce d’hommes. Notre premier
tragique était un gros et vigoureux gaillard, à voix de stentor ; il frappait
du talon, et se donnait des coups dans la poitrine, à secouer sa perruque ; il
beuglait, en déclamant son galimatias, de manière que chaque phrase re-
tentissait à l’oreille comme le son d’une timbale. J’aurais aussi bien réussi
à remplir ses habits que ses rôles. Quand nous avions un dialogue en-
12. Beauty unadorned is orned the most, passage aussi connu que le vers,
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
(Note du traducteur)

62
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

semble, je n’étais rien à côté de lui, avec ma voix faible et mes manières
distinguées. C’était comme si l’on eût voulu parer les coups d’un gour-
din, en maniant une légère épée. Me voyait-il gagner terrain sur lui ? Il se
réfugiait dans sa grosse voix, et lançait contre moi des éclats semblables
à ceux du tonnerre, jusqu’à ce qu’ils fussent recouverts par le tonnerre
plus bruyant encore des applaudissements de l’auditoire.
À dire la vérité, je soupçonne que l’on ne jouait pas franc jeu avec
moi, et qu’il y avait quelque manigance au fond ; car, sans vanité, je crois
que j’étais meilleur acteur que lui. Comme je ne m’étais pas engagé par
ambition dans cette carrière vagabonde, je ne me fâchais pas de ne point
obtenir d’avancement ; mais je voyais avec chagrin qu’une vie errante
avait aussi ses peines et ses tourments, et que les jalousies, les intrigues
et les plus folles ambitions se trouvaient même parmi des vagabonds.
En effet, quand je fus plus habitué à ma situation, et que les prestiges
de mon imagination se furent dissipés peu à peu, je commençai à m’aper-
cevoir que mes camarades n’étaient pas aussi heureux et aussi exempts
d’inquiétudes que je me l’étais d’abord figuré. Ils étaient réciproquement
jaloux de leurs talents, et ils se querellaient pour les rôles, comme les au-
teurs des grands théâtres ; ils se querellaient pour les costumes ; et il y
avait une robe de soie jaune, à garniture rouge, et une toque ornée de
trois plumes d’autruche cassées, qui mettaient tous les jours aux prises
les dames de la troupe. Même les artistes parvenus au plus haut degré de
distinction n’étaient pas plus heureux que les autres, car M. Flimsey, lui-
même, notre premier rôle tragique, et qui paraissait un compère jovial et
sans soucis, m’avoua un jour, dans un accès de confiance, qu’il était bien
malheureux. Il avait un beau-frère, par suite de mariage, qui était direc-
teur de théâtre dans une petite ville de province ; et ce bon parent « un
peu plus que parent, mais un peu moins que bon ¹³ », le dédaignait et le
traitait avec mépris, parce qu’il n’était après tout qu’un comédien ambu-
lant. Je tâchai de le consoler en rappelant les nombreux applaudissements
qu’il recevait chaque jour ; mais en vain, il me déclara qu’ils n’avaient au-
cun charme pour lui, et que jamais il ne serait heureux, aussi longtemps
13. A lile more than kin, but less than kind. Citation du Hamlet de Shakespeare. (Note du
traducteur.)

63
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

que le nom de Flimsey ne rivaliserait pas avec celui de Crimp.


Combien peu ceux qui sont devant le rideau d’un théâtre savent ce
qui se passe derrière ! Combien peu ils sont en état de juger, d’après la
physionomie des acteurs, ce qui se passe dans leur âme ! J’ai vu se que-
reller dans la coulisse, comme deux chats, les amants qui, l’instant après,
en scène, volaient dans les bras l’un de l’autre ; et un jour que notre Bel-
vidéra donnait à son cher Jaffier ¹⁴ le baiser d’adieu, je craignis qu’elle
ne lui mordît un morceau de la joue. Notre premier tragédien, hors de la
scène, était un imperturbable goguenard ; notre premier paillasse était le
mortel le plus hargneux qui existât. Il allait toujours bourrant, toujours
grognant, le rire peint sur sa physionomie : et je puis vous assurer, que
quelque chose que l’on dise de la gravité d’un singe ou de la mélancolie
d’un vieux chat, il n’existe pas d’être plus mélancolique, au monde, qu’un
bouffon hors de son rôle.
La seule chose sur laquelle tous fussent d’accord, c’était pour médire
du directeur, et pour critiquer son administration. Au reste, j’ai découvert
depuis, que c’est là un trait distinctif, inhérent à l’espèce humaine et qui
se retrouve, dans toutes les sociétés. Il semble que l’unique occupation
de l’homme soit de se plaindre du pouvoir qui le gouverne. Dans tous les
genres de vie que j’ai examinés, j’ai vu l’espèce humaine divisée eu deux
grandes classes : ceux qui montent et ceux qui sont montés. La grande
lutte de la vie semble établie, pour décider à qui restera la selle. C’est, à
ce qu’il me paraît, le principe fondamental des politiques, tant dans la vie
privée que dans la vie publique. Néanmoins, mon intention n’est pas de
faire de la morale ; mais on n’est pas toujours maître de retenir des idées
philosophiques.
Eh ! bien donc, pour en revenir à moi, on avait décidé, comme je lai
dit, que je n’étais nullement propre à la tragédie, et, par malheur, comme
je n’avais aucune facilité pour apprendre, à cause de la faiblesse de ma
mémoire, on me déclara également peu propre à la comédie. D’ailleurs,
l’emploi des jeunes premiers se trouvait accaparé par un acteur avec qui
je ne pouvais entrer en concurrence, puisqu’il le remplissait depuis près
d’un demi-siècle. Je redescendis donc à la pantomime. Cependant, par
14. Dans la Venise sauvée, d’Otway. (Note du traducteur.)

64
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

suite des bons offices de la femme du directeur, qui m’avait pris en ami-
tié, je fus promu du rôle de satyre à celui d’amoureux ; et avec ma figure
couverte de rouge et de mouches, une énorme cravate de papier, un cha-
peau à forme pointue, et un ample habit bleu de ciel à long pans, je fus
métamorphosé en amant de Colombine. Mon rôle n’était ni bien tendre,
ni très sentimental ; je n’avais qu’à poursuivre la belle fugitive ; à recevoir
de temps en temps la porte au nez ; à me casser quelquefois la tête contre
un poteau, à tomber et à rouler par terre avec Pantalon et Paillasse, et à
souffrir patiemment les vigoureux coups du sabre de bois d’Arlequin.
Mais le malheur voulut que mon tempérament poétique se reprît à
fermenter en moi, et produisit de nouveaux troubles. L’air inflammatoire
d’une grande capitale joint aux sites champêtres où les foires se tenaient,
tels que Greenwich-Park, Epping-Forest et la charmante vallée de West-
End, avait sur moi la plus puissante influence. Tantôt, à Greenwich-Park,
j’étais témoin des anciens jeux des jours de fête, des courses du haut en
bas des collines, et des danses en rond où l’on s’embrasse ; tantôt un fir-
mament de joues fleuries et de beaux yeux bleus s’offrait à ma vue, au
moment où j’exécutais des grotesques sur nos tréteaux : tout cela mit
en mouvement mon jeune sang et mon caractère poétique. En un mot,
je jouai mon rôle au naturel, et je devins éperdument amoureux de Co-
lombine. C’était une jolie fille, appétissante et bien faite, avec de beaux
cheveux châtains, qui rendaient plus piquante sa mine friponne. Du mo-
ment que je fus amoureux de bonne foi, il me devint impossible de jouer
la passion. J’étais tout imagination et tout sentiment, et je ne pouvais
montrer des émotions feintes, quand j’étais si vivement touché de la réa-
lité. Je ne pouvais badiner avec une fiction qui s’approchait si fort de la
vérité. Je jouai avec trop de naturel pour réussir. Et alors quelle situa-
tion pour un amant ! Je n’étais qu’un enfant, et Colombine se riait de ma
passion, car les jeunes filles ont bien plus tôt des connaissances sur ce
chapitre que les garçons, si longtemps gauches. Quelles angoisses j’avais
à souffrir chaque fois qu’elle dansait à l’extérieur de la cabane et qu’elle
étalait si généreusement tous ses charmes, j’étais au supplice. Pour ache-
ver ma misère, j’avais un rival réel dans la personne d’Arlequin, gaillard
de vingt-six ans, actif, vigoureux et rusé, Quel espoir restait-il, avec une
telle rivalité, pour un pauvre jouvenceau comme moi, ignorant et novice ?

65
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

J’avais, cependant, quelques avantages qui parlaient pour moi. Malgré


mon changement de vie, je conservais ce je ne sais quoi indéfinissable qui
distingue toujours l’homme comme il faut, ce je ne sais quoi, qui est plu-
tôt dans l’air et dans les manières que dans les habits, et qu’il serait aussi
difficile à l’homme bien né de dépouiller qu’à un manant d’acquérir. La
troupe l’avait généralement senti, et m’appelait d’ordinaire le petit mon-
sieur Jack. La jeune fille s’en apercevait aussi ; et, malgré sa prédilection
pour mon imposant rival, elle aimait à folâtrer avec moi. Cela ne faisait
que redoubler mes tourments, en augmentant ma passion, et en éveillant
la jalousie de son amant aux couleurs bigarrées.
Hélas ! pensez combien je souffrais, obligé de poursuivre inutilement
ma Colombine, pendant une éternelle pantomime ; de la voir emportée
dans les bras robustes de l’heureux Arlequin, et, au lieu de l’arracher de
ses mains, d’être contraint à faire par terre des culbutes avec Pantalon et
Paillasse, et à supporter les infernales et avilissantes taloches de la batte
de mon rival, qui, puisse le ciel le confondre ! (excusez mon emportement)
redoublait ses coups, le scélérat ! avec un malicieux plaisir. Bien plus, je
l’entendais distinctement rire aux éclats sous son maudit masque. – Je
vous demande pardon de m’être un peu échauffé dans ma narration ; je
veux rester calme ; mais ces souvenirs m’agitent encore quelquefois. J’ai
entendu conter, et j’ai vu dans les livres bien des situations déplorables
et désespérées où se trouvaient des amants ; mais il n’y en a aucune, je
crois, où le véritable amour ait été jamais exposé à de plus étranges, à de
plus rudes épreuves.
Cela ne pouvait durer longtemps ; le sang et la chair ne pouvaient le
supporter, au moins le sang et la chair que la nature m’avait donnés : il y
avait sans cesse, entre mon rival et moi, de l’animosité ou des querelles
dans lesquelles il me traitait avec l’insultante indulgence qu’un homme
peut avoir pour un enfant. S’il s’était emporté ouvertement contre moi,
j’aurais pu me fâcher, ou du moins j’aurais su quel parti prendre ; mais être
humilié, persifflé et traité comme un enfant, en présence de ma maîtresse,
quand je sentais fermenter en moi le fier courage d’un homme, quoique
petit ! Dieu, cela n’était pas supportable !
Enfin, nous donnions un jour nos représentations à la foire de West-
End, qui était, à cette époque, une promenade fort à la mode, et souvent

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

encombrée par les brillants équipages de la ville. Parmi les spectateurs


qui garnissaient le devant de notre petit théâtre en toile, une après-dînée
que je figurais dans une pantomime, se trouvait un grand nombre de de-
moiselles d’un pensionnat, avec leur gouvernante. Jugez de ma confusion,
quand, au milieu de mes gambades, je reconnus l’objet de mon ancienne
flamme, celle pour qui j’avais fait des vers à l’école, celle dont les charmes
m’avaient attiré un traitement si sévère, la cruelle Sacharissa ! Ce qui était
le pire, je me figurais qu’elle m’avait reconnu, et qu’elle racontait l’his-
toire de mon humiliante flagellation ; car je la voyais chuchoter avec ses
compagnes et avec la gouvernante. Je perdis de vue le rôle que je rem-
plissais et l’endroit où j’étais. Je semblais anéanti, et j’aurais pu me ca-
cher dans un trou à rat… malheureusement, aucun ne s’ouvrit pour m’y
recevoir. Avant que je fusse revenu de mon trouble, je fus culbuté par
Pantalon et Paillasse, et je sentis le sabre d’Arlequin répéter de vigoureux
assauts de façon à dégrader très fort ma dignité.
Ciel et terre ! devrais-je de nouveau souffrir le martyre de cette ma-
nière ignominieuse, à la connaissance et même à la vue de la plus char-
mante, mais de la plus dédaigneuse des belles ? Mon courroux, longtemps
étouffé éclata sur l’heure ; les sentiments d’un homme bien né, trop long-
temps assoupis, se réveillèrent en moi. Piqué jusqu’au vif par cette insup-
portable mortification, je me relevai à l’instant, et je m’élançai sur Arle-
quin, comme un jeune tigre ; je lui arrachai son masque ; je le souffletai,
et bientôt je répandis plus de sang sur le théâtre qu’il n’en avait coulé
pendant toute une campagne tragique de batailles et d’assassinats.
Aussitôt qu’Arlequin fut revenu de sa surprise, il me rendit mon at-
taque avec les intérêts. Entre ses mains, je fus réduit à rien. Sans contredit,
j’étais plus leste ; cela tenait à mon éducation : mais, il avait le rustique,
avantage des os et des muscles. Je sentais que je me serais battu jusqu’à la
mort, et il est probable que j’en serais venu là car il avait, comme disent
les boxeurs, mis ma tête en compote ¹⁵, quand la bonne Colombine accou-
rut à mon secours. Dieu bénisse les femmes ! Elles sont toujours du parti
du faible et de l’opprimé.
La bataille devint alors générale ; les acteurs prirent parti pour l’un ou
15. 47

67
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

pour l’autre des combattants. Le directeur interposa en vain son autorité ;


en vain les plumes blanches de son bonnet noir à paillettes s’élevaient-
elles en balayant l’air, et en se balançant en avant et en arrière au plus
fort du combat. Guerriers, dames, prêtres, satyres, rois et reines, dieux et
déesses, tous se jetaient pêle-mêle dans la mêlée : jamais, depuis le choc
sous les murs de Troie, il n’y avait eu pareille lutte entre des combat-
tants divins et humains. L’auditoire applaudissait ; les femmes, criaient et
fuyaient la salle et il y eut bientôt une scène de discorde qui défiait toute
description.
L’arrivée des officiers de paix put seule rétablir un peu l’ordre. Le dé-
gât, qu’avaient essuyé les costumes et les décorations ne permit point de
nouvelle représentation, ce jour-là. La bataille terminée, le premier soin
fut de s’informer de la cause qui l’avait amenée ; question que se font or-
dinairement les politiques après une guerre sanglante et inutile, et qui
n’est pas toujours facile à résoudre. On fut bientôt sur mes traces, et l’on
en vint à mon inexplicable colère que l’on ne pouvait attribuer qu’à un
accès de frénésie ¹⁶. Le directeur était juge, jury, et par-dessus le marché,
partie plaignante : en pareil cas, la justice est toujours expéditive. Il était
sorti du combat, comme un débris aussi imposant que ce beau vaisseau
de guerre Espagnol, la très Sainte Trinité. Ses plumes élégantes, qui jadis
flottaient par-dessus tout, étaient maintenant penchées sur ses oreilles ;
sa robe de gala pendait derrière lui en lambeaux, et ne pouvait dissimu-
ler les ravages qu’elle avait éprouvés dans la mêlée. Le pauvre directeur,
pendant là bagarre, avait reçu des coups de pied et des coups de poing
16. Ce passage de l’auteur original est intraduisible : to put one’s head to the chancery.
est une phrase technique dans la noble profession des boxeurs. Quand un de ces messieurs
réussit à serrer sous un bras, contre sa poitrine, le cou de son adversaire, de manière à lui
couper la respiration et à l’étouffer, en même temps que de l’autre poing il frappe le crâne
et le nez, sans que le malheureux vaincu, ait la moindre chance de sortir de cette position,
les amateurs disent que c’est une tête mise à la chancellerie, allusion à ces interminables
procès qui sont pendants au tribunal du lord chancelier, et qu’on n’espère jamais tirer de là,
du vivant des plaideurs. Il paraît inutile de donner de pareilles notes, chaque fois que l’on
rencontre un mot de l’argot des boxeurs, ou des parieurs aux courses de chevaux. C’est bien
là qu’il faut suivre le conseil d’Horace :
…………………….. et quæ
Desperat tractala nitescere posse, relinquit.
(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

de tous les partis ; car chacun saisit une occasion de satisfaire adroite-
ment sur sa carcasse quelque secrète rancune. C’était un homme trop
prudent pour déclarer la guerre à toute la troupe ; il jura donc que moi
seul je lui avais donné tous les coups de pied et de poing, et je le laissai
dans ce sentiment. Il avait cependant quelques blessures qui portaient les
traces incontestables des exploits d’une femme. Ses joues rouges et rebon-
dies étaient marquées de sillons ensanglantés qu’on imputa aux ongles de
mon intrépide et dévouée Colombine. II n’y eut pas moyen de calmer la
colère du monarque ; avoir souffert dans sa personne, avoir souffert dans
sa bourse ; voir sa dignité même insultée ! Ce dernier point surpassait
toutes les autres choses ; car la susceptibilité des potentats est toujours,
en raison inverse de leur dignité réelle. Il déchargea donc sa fureur sur les
auteurs de la querelle, et Colombine et moi nous fûmes en même temps
renvoyés de la troupe.
Représentez-vous maintenant un garçon tel que moi, d’un peu plus de
seize ans, homme comme il faut par naissance, vagabond par métier, lancé
au hasard dans le monde ; me voyez-vous me frayer un chemin au travers
de la foule de la foire, mon costume de bateleur traînant en lambeaux,
et Colombine en pleurs, pendue à mon bras, dans une toilette brillante,
mais tout en guenilles ? Les larmes coulaient une à une sur ses joues,
en effaçant des couches de fard, et, à la lettre, dévorant les fleurs de son
teint ¹⁷.
La foule s’écartait pour nous laisser passer, et nous poursuivait de
ses huées. Je sentais bien le ridicule de ma situation, mais j’étais trop
galant pour abandonner cette belle, qui avait tout sacrifié pour moi. Après
avoir traversé la foire, nous nous trouvâmes comme Adam et Ève, dans
des contrées inconnues, « et nous avions devant nous le monde entier
pour choisir une retraite ¹⁸. » Jamais on ne vît dans la délicieuse vallée
17. Preying upon her damask cheek, citation, en parodie, de cet admirable passage de Sha-
kespeare, dans la pièce intitulée Twelh night, or what you will :
………….. She never told her love,
But let concealment, like a worm i’thebud,
Feed on her damask cheek…
(Note du traducteur.)
18. And had the world before us, where to choose.

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

du West-End un couple plus désolé. La pauvre Colombine jeta en arrière


un regard languissant sur la foire, qui semblait briller d’un plus grand
éclat qu’à l’ordinaire : les tentes, les boutiques, et les groupes bigarrés,
tout cela, doré par le soleil, rayonnait au travers du feuillage des arbres,
avec les joyeuses banderoles qui flottaient dans cette belle journée d’été.
Colombine s’appuya sur mon bras, avec un profond soupir, et continua sa
marche. Je n’avais à lui donner ni espoir, ni consolation ; mais elle s’était
attachée à mon sort, et Colombine était trop femme pour me quitter.
Pensifs et silencieux, nous traversâmes donc les belles prairies situées
derrière Hampstead, et nous continuâmes notre course, jusqu’à ce que le
violon, le hautbois, les cris et les éclats de rire fussent couverts par le
son bruyant de la grosse caisse, qui bientôt lui-même se perdît dans le
lointain. Nous longeâmes la solitaire et délicieuse Allée des Rossignols.
Quel lieu pouvait être plus propice pour un couple d’amants !… Mais quel
couple d’amants ! Pas un rossignol ne chanta pour nous charmer : les Bo-
hémiennes mêmes, qui campaient là pendant la foire, n’offrirent point
de dire la bonne aventure à un couple de si mauvais augure, qui sans
doute leur paraissait porter sa destinée trop lisiblement écrite sur la phy-
sionomie, pour avoir besoin d’interprète ; les enfants de Bohémiens se
traînaient à leurs cabanes, et nous jetaient des regards craintifs, tandis
que nous approchions. Je m’arrêtai un moment, presque tenté de deve-
nir Bohémien ; mais je trouvais mes intimations poétiques suffisamment
satisfaites, pour le moment, et je passai outre. Nous voyageâmes ainsi,
comme un prince et une princesse dans un conte de nourrice, jusqu’à
ce que nous eûmes traversé une partie de la bruyère de Hampstead, et
nous arrivâmes près du château de Jack Straw. Là, fatigués, abattus, nous
nous assîmes sur le penchant d’une colline, tout à côté de cette même
borne milliaire où Whittington entendit jadis les cloches de Bow présa-
ger sa future grandeur ¹⁹. Hélas ! Aucune cloche ne nous invitait, tandis
C’est un des beaux vers du Paradis perdu, de Milton. (Note du traducteur.)
19. Whittington est un ancien maire de Londres, dont l’histoire, vraie ou fabuleuse, est
connue de tous les enfants de la Grande-Bretagne. On raconte qu’étant simple apprenti et
se voyant maltraité par son maître, il prit la fuite et ne s’arrêta qu’à l’endroit dont notre
texte fait mention. Là il écouta le son des cloches de Bow, et s’imagina qu’elles lui disaient :
Va-t-en chez toi, tu seras maire.(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

que nous jetions sur la ville déjà éloignée un regard désolé ! La vieille cité
de Londres semblait s’envelopper, d’un air farouche, dans son manteau
de fumée noirâtre, et ne vouloir offrir aucune protection à un couple aussi
mal vêtu.
Cette fois-ci, du moins, la marche ordinaire de la pantomime était ren-
versée ; Arlequin était dupe, et l’amoureux avait emmené tout de bon sa
Colombine. Mais que faire d’elle à présent ? Je ne pouvais pas la prendre
par la main, retourner chez mon père, me jeter à ses genoux, et lui deman-
der son pardon et sa bénédiction, selon l’usage dramatique. Les chiens
même auraient chassé une beauté si déguenillée.
Au milieu de mes tristes réflexions, quelqu’un me frappa sur l’épaule,
et en levant les yeux, je vis derrière moi deux gaillards grands et vigou-
reux. Ne sachant à quoi m’attendre, je me levai, et je me préparai à me
battre de nouveau ; mais en un clin d’œil ils me donnèrent un croc en
jambe et se saisirent de moi.
« Allons, allons, mon jeune maître, dit l’un des drôles, d’un ton
brusque, mais gai, ne vous mettez pas en fureur ; on a pensé que vous
aviez eu assez de liberté pour cette fois. Venez, il est plus que temps de
laisser là ces arlequinades, et de rentrer chez votre père.
En effet, j’étais tombé entre les mains d’hommes sans pitié. La cruelle
Sacharissa avait dit qui j’étais, qu’on avait promis par tout le pays une
récompense pour celui qui donnerait de mes nouvelles, et que mon si-
gnalement avait été inséré dans les papiers publics : ainsi ces harpies, par
le vil appât de l’or, résolurent de me livrer aux mains de mon père, et aux
griffes de mon pédagogue.
En vain je jurai que je n’abandonnerais jamais ma fidèle et triste Co-
lombine ; ce fut en vain que je m’échappai de leurs mains pour m’élancer
vers elle, que je fis le vœu de la défendre, que j’essuyai les larmes de ses
joues, et en même temps toute une couche de rouge qui aurait disputé
d’éclat avec le carmin. Mes persécuteurs furent inflexibles ; ils semblaient
même se réjouir de notre infortune, et s’amuser de cet étalage théâtral
de boue, de costume, et d’affliction. On m’entraîna, dans mon désespoir,
laissant ma Colombine seule en ce vaste univers ; je lui adressai en m’éloi-
gnant plus d’un regard de douleur, tandis que ses yeux se fixèrent triste-
ment sur moi, et qu’elle restait immobile sur le penchant des collines de

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

Hampstead, si délaissée si belle, si déguenillée, si crottée, et pourtant si


charmante !
Ainsi finit ma première course dans le monde. Je revenais à la maison,
riche en expérience inutile, et tremblant de la récompense que m’allaient
attirer mes progrès. Cependant, je fus reçu d’une toute autre manière que
je ne m’y attendais. Mon père avait un peu le diable au corps, et ne sem-
bla pas m’en vouloir beaucoup de mes frasques ; il appelait cela jeter ma
gourme. Il se trouva que, le jour de mon arrivée, mon père avait à dîner
plusieurs chasseurs de ses amis ; ils me firent raconter quelques-unes de
mes aventures, et ils en rirent de bon cœur.
Un vieux bon vivant, au nez singulièrement rouge, me prit fort en
amitié. Je l’entendis dire tout bas à mon père que j’étais un garçon plein
de cœur et dont on pourrait faire quelque chose ; mon père lui répondit
que j’avais du bon, mais que j’étais un jeune chien mal dressé, et qui avait
grand besoin du fouet. Peut-être cette conversation même m’éleva-t-elle
dans son estime. – Je sus bientôt que le monsieur à nez de rubis était
un vieux voisin, chasseur au renard, et que mon père avait une grande
déférence pour son opinion. Au fait, je crois qu’il m’eût pardonné tout,
plutôt que de me voir livré à la poésie, qu’il appelait une occupation vile,
lâche, abominable, et la perte de tout homme bien né. Il jurait qu’elle était
indigne d’un jeune homme qui avait de si belles espérances, qui posséde-
rait un jour de si grandes richesses, et qui serait en état d’avoir des chiens,
des chevaux, et de prendre, par-dessus le marché, à son service, des poètes
pour lui composer des chansons.
J’avais alors satisfait, pour quelque temps, mon inclination vaga-
bonde ; j’avais épuisé mes sentiments poétiques ; j’avais rudement expié
ma passion pour les représentations théâtrales. Je me sentais humilié ;
j’étais bien aise de me cacher pour un temps, afin de me soustraire au
ridicule et aux épigrammes du monde ; car je trouvai bien des personnes
qui n’étaient pas tout à fait aussi indulgentes au dehors qu’à la table de
mon père. Je ne pouvais rester chez moi ; la maison était d’une insuppor-
table tristesse, depuis que ma mère n’y était plus pour me chérir. Le petit
parterre qui faisait ses délices était maintenant en désordre et recouvert
de mauvaises herbes. J’essayai, pendant un ou deux, jours, de le rétablir ;
mais plus je travaillais et plus mon cœur s’attristait. Chaque petite plante

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

brisée, que je l’avais vue cultiver si tendrement, semblait répondre à mes


sentiments par une éloquence muette. Il y avait un chèvrefeuille favori,
auquel je l’avais vue souvent prodiguer ses soins, et qui, disait-elle, se-
rait devenu l’ornement de son jardin : je le trouvai rampant à terre, ses
tiges négligées, entortillées l’une dans l’autre, et entremêlées de plantes
parasites ; j’y vis un emblème de ma propre situation ; je me reconnus,
négligé, inutile et courant à ma perte. Je ne pus travailler plus longtemps
au jardin.
Mon père m’envoya tendre une visite à mon oncle, afin que ce vieillard
ne m’oubliât point. Je fus reçu comme à l’ordinaire, sans aucune expres-
sion de mécontentement ; ce qui était toujours regardé comme un accueil
cordial. Je ne pus découvrir s’il avait entendu parler de mon escapade ou
non, tant lui et son serviteur étaient taciturnes. Je me fatiguai à me pro-
mener pendant un ou deux jours, dans le triste château et dans le parc si
négligé ; je fus possédé une fois, je crois, du démon de la poésie, car j’eus
envie de me jeter dans un étang ; je résistai cependant au malin esprit, et
il finit par me laisser en repos. Je retrouvai le même garçon aux cheveux
roux, qui courait dans le parc ; je ne me sentais plus d’humeur à lui don-
ner la chasse, au contraire, je tâchai de l’apprivoiser, et de m’en faire un
ami ; mais le jeune sauvage était indomptable.
Quand je revins de chez mon oncle, je restai quelque temps à la mai-
son, car mon père allait s’occuper, disait-il, de faire de moi un homme.
Il me prit avec lui pour la chasse, et je devins le favori de l’écuyer au
nez rubicond, parce que je galopais partout, que je ne refusais jamais le
saut le plus dangereux, et que j’étais toujours présent à la mort de la bête.
J’offensais cependant quelquefois, mon père, aux dîners de chasseurs, en
émettant un autre avis que le sien, dans les discussions politiques. Mon
père était d’une ignorance étonnante ; d’une ignorance enfin à ne pas sa-
voir qu’il ne savait rien. Néanmoins il était fermement attaché à l’église et
au roi, et plein des préjugés de l’ancien temps. Maintenant j’avais ramassé
quelques notions politiques et religieuses, pendant mes courses avec les
baladins, et je me trouvais en état de rectifier plusieurs de ses opinions
surannées. Il me semblait qu’il était de mon devoir de le faire : aussi nous
nous disputions souvent dans les discussions qui s’élevaient parfois à ces
dîners, de chasseurs.

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

J’étais à l’âge où l’on sait le moins de choses, où l’on est plus fier
de ses connaissances, et plus opiniâtre à défendre son opinion sur des
sujets auxquels on n’entend rien. Mon père était un homme avec qui la
discussion était fort difficile, car il ne reconnaissait jamais qu’on l’eût bien
réfuté. Quelquefois je l’embarrassais un instant ; mais alors il avait un
argument qui coupait court à la question ; il me menaçait de me battre. Je
crois qu’il finit par se lasser de moi, parce que je parlais et je montais à
cheval mieux que lui. L’écuyer au nez de rubis se dégoûta de moi aussi,
parce que, dans l’ardeur de la chasse, je lui passais sur le corps, tandis qu’il
était étendu dans la boue avec son cheval. Ainsi je me trouvai disgracié
par tout le monde, et je me serais presque brouillé avec moi-même, si
les trois filles du pasteur ne m’eussent fait garder la bonne opinion que
j’avais de ma personne.
C’étaient elles qui autrefois avaient admiré mes vers, quand ils
m’eurent attiré une si rude correction à l’école ; depuis cette époque,
j’avais toujours conservé une haute idée de leur jugement. En effet, ces
jeunes demoiselles ne se bornaient pas à un goût fin, elles possédaient
aussi des talents et des connaissances. Leur éducation avait été dirigée
par leur mère, qui appartenait au corps des Bas-Bleus ²⁰ : elles savaient
assez de botanique pour nommer par leurs noms techniques toutes les
fleurs de leur jardin, et elles en connaissaient, par-dessus le marché, les
vertus et les propriétés. Elles savaient aussi la musique ; non la musique
vulgaire, mais Rossini et Mozart ; et elles chantaient en perfection les mé-
lodies irlandaises de Moore. Elles avaient de jolies petites tables à ouvrage,
couvertes de toute sorte d’objets de curiosité, de fragments de lave, d’œufs
de couleur, et de nécessaires qu’elles avaient peints et vernis elles-mêmes.
Elles excellaient à faire des filets, des réseaux, des tableaux en détrempe,
des éventails en plumes, des écrans ; elles brodaient en soie et en laine ;
elles parlaient français, italien, et elles savaient Shakespeare par cœur.
Elles avaient même quelques notions de géologie et de minéralogie ; elles
allaient dans le voisinage cassant des pierres en morceau, au grand éton-
nement des gens de la campagne, frappés de stupeur.
20. Voyez les notes précédentes sur ce mot, qui signifie à peu près femme savante, ou
pédantes. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

Je suis peut-être un peu trop minutieux en énumérant leurs perfec-


tions : mais je voulais vous montrer que ce n’étaient pas des demoiselles
ordinaires, et qu’elles avaient droit à être comptées dans une classe à
part. C’était donc une consolation pour moi de jouir de quelque faveur
chez des personnes si distinguées. En effet, elles m’avaient toujours re-
gardé comme un génie, et elles avaient trouvé une nouvelle preuve du fait
dans mon expédition errante. Elles faisaient observer que Shakespeare
lui-même avait été un assez mauvais sujet dans sa jeunesse, qu’il avait
volé un daim, comme chacun sait ; qu’il avait fréquenté la mauvaise com-
pagnie, et qu’il avait vécu avec des comédiens : aussi je me réjouissais
fort à l’idée d’avoir dans le caractère un trait décidément Shakespearien.
La plus jeune des trois demoiselles était cependant ma plus grande
consolation. C’était une jeune fille pâle, sentimentale, le visage entouré
de longues boucles de la couleur de l’hyacinthe. Elle faisait aussi des vers,
et nous entretînmes une correspondance poétique. Elle avait du goût pour
l’art dramatique, et je lui enseignai à jouer quelques scènes de Roméo et
Juliette. J’avais coutume de réciter la scène du jardin, sous sa croisée à
treillage, qui donnait sur le cimetière, au milieu des cytises et des chèvre-
feuilles. Je commençais à la trouver aussi belle que spirituelle, et je crois
que j’aurais fini par en devenir amoureux, si son père n’avait pas décou-
vert notre cours d’études théâtrales. C’était un homme studieux, abstrait,
presque toujours trop absorbé par ses travaux profonds et religieux, pour
s’apercevoir des légers travers de ses filles ; peut-être s’aveuglait-il aussi
par la tendresse paternelle : mais un jour, à l’improviste, il mit la tête à
la fenêtre de son cabinet d’étude, au milieu d’une scène, et il fit cesser
nos exercices de déclamation. Il avait une grande dose de ce bon sens
prosaïque contre lequel je me suis toujours heurté dans ma carrière poé-
tique, comme si c’eût été pour moi une pierre d’achoppement. Mon ex-
cursion vagabonde n’avait point paru aussi poétique à ce brave homme
qu’à ses filles. Il tirait sa comparaison d’un tout autre manuel. Il me re-
gardait comme un enfant prodigue et il doutait que j’arrivasse jamais à
l’heureux dénouement du veau gras.
Je pense que l’on donna quelque avis à mon père de cette nouvelle
éruption de mon caractère poétique ; car il m’annonça tout-à-coup qu’il
était plus que temps de me préparer pour l’université. Je redoutais de

75
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

rentrer à l’école d’où je m’étais enfuis ; les railleries de mes camarades et


les regards partis du banc de l’écuyer eussent été pour moi pires que la
mort ; heureusement je ne fus pas exposé à cette humiliation. Mon père
me mit en pension chez un ecclésiastique de la campagne, qui donnait
ses soins à trois ou quatre autres jeunes gens. Je m’y rendis avec joie ;
car j’avais souvent entendu ma mère parler de lui avec estime. Au fait, il
avait été dans sa jeunesse un des admirateurs de cette excellente femme ;
sa fortune trop médiocre et ses prétentions trop modestes ne lui permirent
pas de la demander en mariage ; mais il avait toujours conservé pour elle
une tendre affection. C’était un excellent homme, un digne échantillon de
notre estimable clergé de campagne, qui, dans le silence et sans ostenta-
tion, distribue tant de bienfaits, qui s’est pour ainsi dire incorporé dans le
système de la vie champêtre, et y répand l’influence constante mais mo-
deste d’une piété tolérante et d’un bons sens éclairé. Il habitait un petit
village peu éloigné de Warwick, une de ces petites communautés où le
troupeau, très resserré, était en quelque sorte abrité en entier dans le sein
du pasteur. La vénérable église, au milieu du cimetière tout couvert de
gazon, était un de ces temples rustiques répandus sur notre pays comme
pour sanctifier le sol.
Même en ce moment, j’ai présent à la pensée le digne pasteur, avec sa
physionomie douce et bienveillante, qu’une chevelure argentée rendait
plus vénérable encore : son souvenir est devant mes yeux, tel que je le
vis lui-même à mon arrivée, assis sous un berceau qui servait de vesti-
bule au petit presbytère ; à l’entrée, il y avait un parterre, et ses élèves
étaient rassemblés autour de lui, comme ses enfants. Je n’oublierai jamais
sa réception, car je crois qu’en ce moment il pensait à ma pauvre mère,
et qu’il était touché du sort de son fils. Ses yeux brillaient quand il me
reçut à sa porte, et il me serra dans ses bras comme l’enfant adoptif de
sa tendresse. Jamais je ne m’étais trouvé si heureusement placé : il était
un de ces dignes membres de notre église qui suppléent à leur modique
revenu en élevant quelques fils de famille. Je suis intimement convaincu
que ces petits collèges doivent être comptés parmi les meilleures écoles
de notre pays, pour la science et pour la vertu. Le cœur et l’esprit à la fois
y sont cultivés et rendus meilleurs ; le précepteur est le compagnon, l’ami
de ses élèves ; son caractère sacré lui imprime de la dignité à leurs yeux ;

76
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

et la solennité de ses fonctions lui donne cette élévation d’âme, cette ré-
gularité de conduite nécessaires à ceux qui veulent instruire la jeunesse
à penser et agir honorablement.
Je parle d’après ma faible expérience et d’après mes observations, de
bien peu de poids ; mais je crois avoir raison : quoi qu’il en soit, je puis
attribuer tout ce qu’il y a de bon dans mon caractère, composé d’élé-
ments hétérogènes, au peu de temps que je fus sous la direction de ce bon
vieillard. Il entrait dans les peines, dans les occupations et dans les amu-
sements de ses élèves : il gagnait notre confiance et s’attaquait à étudier
notre âme et notre cœur, avec plus d’application que nous n’en mettions
à étudier nos livres.
Il eut bientôt sondé mon caractère. J’étais devenu, comme je l’ai déjà
fait entendre, un peu libéral dans mes opinions et disposé à philoso-
pher sur la politique et sur la religion : j’avais pris quelques notions
sur les hommes et les mœurs, et j’avais appris chez mes compagnons,
philosophes-comédiens-ambulants, à mépriser tout préjugé vulgaire. Le
pasteur n’essaya point d’humilier mon fol orgueil ni de révoquer en
doute la justesse de mes idées ; il se contenta d’insinuer dans mon esprit
quelques principes sur ces sujets, toujours d’une manière douce et mo-
deste, qui ne dérangeait pas une des plumes de mon orgueil. Je fus étonné
du changement que la plus légère connaissance des choses apporte dans
notre manière de voir, et comment les sujets prennent une face diffé-
rente, selon qu’on y réfléchit ou qu’on se contente d’en parler seulement.
Je conçus un respect infini pour mon professeur, et j’ambitionnai son suf-
frage. Dans mon ardent désir de faire sur lui une impression favorable, je
lui offris une rame entière de mes poésies : il les lut avec attention, sourit
et me serra la main lorsqu’il me les rendit, mais ne prononça pas un mot.
Le lendemain il me mit aux mathématiques.
Je ne sais comment la marche de l’enseignement semblait, près de
lui, perdre toute son austérité. Je ne m’apercevais pas qu’il choquât une
de mes inclinations, qu’il s’opposât à un de mes désirs ; mais je sentais
que tout-à-coup mes inclinations étaient entièrement changées. Je devins
appliqué à l’étude, ardent à m’instruire. Je fis des progrès sensibles dans
les connaissances que j’avais auparavant considérées comme au-dessus
de mes forces, et je m’étonnai moi-même de mes progrès. Je crus aussi

77
Contes d’un voyageur II Chapitre VII

que j’étonnais mon précepteur ; car je le surpris souvent les yeux fixés sur
moi avec une expression singulière. Je soupçonnai depuis qu’il cherchait
dans ma physionomie, avec un sentiment mélancolique, les traits de ma
mère lorsqu’elle était jeune.
L’éducation n’était pas chez lui divisée par tâches et imposée comme
un travail que l’on quitte avec joie au moment où l’heure de l’étude ex-
pire. Nos heures d’occupation étaient fixées, il est vrai, pour nous faire
prendre l’habitude de l’ordre et de la distribution du temps ; mais on nous
rendait ces heures agréables et intéressantes. Quand elles étaient passées,
l’éducation n’en continuait pas moins ; on la retrouvait partout, dans nos
récréations, dans nos amusements. C’était une suite non interrompue de
leçons. La plus grande partie de notre Instruction nous était donnée pen-
dant de délicieuses promenades, ou lorsque nous étions assis sur le bord
de l’Avon ; et ce que l’on apprend ainsi, fait souvent une impression plus
profonde que ce que l’on acquiert en pâlissant sur les livres. Plusieurs des
préceptes, si doux et si purs, qui coulaient de ses lèvres éloquentes, se rat-
tachent dans mon âme aux plus aimables scènes de la nature, qui mêlent
à ce souvenir un charme inexprimable.
Je ne prétends pas qu’un miracle se fût opéré en moi : après tout, je
n’étais encore qu’un bien faible écolier. Mon tempérament poétique fer-
mentait toujours en moi, luttait vivement contre la sagesse, et, je le crains,
conservait la prééminence. Je trouvais l’étude des mathématiques insup-
portable ; quand il faisait beau, j’étais tout prêt à oublier mes problèmes
pour regarder les oiseaux qui sautillaient sur les croisées, ou les abeilles
qui bourdonnaient dans les chèvrefeuilles. Chaque fois que je pouvais
m’échapper, j’allais me promener sur les bords verdoyants de l’Avon, et
j’excusais moi-même cette disposition errante par l’idée que je foulais
une terre classique, une terre où Shakespeare s’était promené, À quelle
voluptueuse oisiveté je m’abandonnais, lorsque, couché sous les arbres, je
suivais de l’œil les vagues argentées qui bouillonnaient parmi les arches
du pont en ruines, et qui baignaient le rocher sur lequel est bâti l’antique
château de Warwick ; que de fois j’ai songé à l’harmonieux Shakespeare,
et baisé, dans mon jeune enthousiasme, les flots qui avaient arrosé son
village natal !
Mon bon précepteur m’accompagnait souvent dans ces excursions ca-

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

pricieuses. Il cherchait à maîtriser cette disposition aventureuse de l’es-


prit, afin d’en tirer quelque parti. Il tâchait de m’apprendre à mêler le rai-
sonnement aux simples sensations, à moraliser sur les scènes qui m’envi-
ronnaient, et à établir une correspondance entre mon cœur et les beautés
de la nature. Il tâchait de diriger mon imagination vers des sujets élevés
et nobles, et de la remplir de sublimes images. En un mot, il tirait tout le
parti possible d’un tempérament poétique, et il s’efforçait de détruire le
mal que m’avaient fait mes grandes espérances.
Si j’eusse été confié plutôt aux soins du bon pasteur, ou si j’avais pu
rester plus longtemps chez lui, je crois qu’il aurait fait quelque chose de
moi ; il avait déjà classé en assez bon ordre tout ce que l’on m’avait in-
culqué par les verges, et il avait extirpé une grande partie du savoir in-
utile que j’avais acquis dans mes courses vagabondes. Je soupçonnais déjà
qu’avec tout mon génie, un peu d’application ne me ferait pas de mal ; et
malgré mes frasques, je commençais même à douter que je fusse un se-
cond Shakespeare.
Précisément au moment où je faisais ces précieuses découvertes, le
bon pasteur mourut. Ce fut un jour d’affliction pour tout le voisinage. Il
réunit autour de lui, à ses derniers instants, son petit troupeau d’élèves,
ses enfants, comme il nous appelait d’ordinaire ; il nous donna les avis
d’adieu d’un père, maintenant qu’il allait nous quitter et que nous nous
séparions les uns des autres pour nous disperser dans le monde. Il me prit
par la main, me parla d’une manière affectueuse et grave, me rappela le
souvenir de ma mère, et se servit de son nom pour donner encore plus de
force à ses dernières exhortations ; car je crois qu’il me regardait comme
le plus imprudent et le plus égaré de son troupeau : il tint ma main dans
la sienne, longtemps après avoir cessé de parler, et il fixa ses yeux sur moi
avec tendresse et presque avec compassion : ses lèvres remuèrent, comme
s’il eût prié pour moi, et il expira me tenant encore la main.
Il n’y eut pas dans toute l’église un assistant qui ne versât de larmes
quand on lut le service funéraire du haut de la chaire où il avait si souvent
prêché. Lorsque le corps fut mis en terre, notre petite troupe se rassembla
autour de lui, et suivit des yeux le cercueil jusqu’à ce qu’il fût au fond de
la fosse ; les paroissiens nous regardaient avec une tendre affection, car
le deuil était dans nos cœurs autant que sur nos habits. Nous nous arrê-

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

tâmes encore quelque temps près du tombeau, serrés l’un contre l’autre
et pleurant en silence, puis nous nous quittâmes comme une troupe de
frères qui s’éloignent du foyer paternel, pour ne plus jamais s’y réunir.
Comme l’esprit, paisible de cet excellent homme avait adouci nos ca-
ractères et lié nos jeunes cœurs par les plus aimables chaînes ! J’ai tou-
jours tressailli de plaisir en retrouvant un ancien camarade d’école, même
un de mes compagnons d’erreur ; mais chaque fois que, dans le cours de
ma vie, je rencontrai un des membres de ce petit troupeau, avec lequel je
parcourais le rivage de l’Arno, ce fut avec une vive sensation de tendresse,
avec un élan de vertu qui, pour quelques instants, me rendaient meilleur.
Je fus alors envoyé à Oxford, et j’éprouvai une forte émotion en y en-
trant comme étudiant. Ici le savoir imprime à toutes choses sa majesté.
Il a des palais pour habitations ; il est sanctifié par les pompes sacrées de
la religion ; il est environné d’un éclat et d’une gloire qui frappent vive-
ment l’imagination. Ce fut du moins ainsi qu’il parut à mes yeux, quelle
que fût mon étourderie. Mes travaux préparatoires chez le digne pasteur
m’avaient disposé à regarder cette université avec crainte et respect ; il
y avait fait ses études, et il en parlait toujours avec une tendresse filiale,
une vénération classique. Lorsque je vis le groupe des flèches et des tours
de la plus auguste des cités s’élever dans la plaine, je les saluai, dans mon
enthousiasme, comme les pointes d’un diadème placé par la nation sur le
front de la science.
Pendant quelque temps l’antique Oxford m’offrit mille sujets de dis-
traction. Il y avait pour moi du charme dans ses bâtiments monastiques,
ses grands quadrangles gothiques, ses salles solennelles et ses cloîtres obs-
curs. J’aimais à me rendre le soir sur les places entourées de collèges, où
l’on n’aperçoit aucun édifice moderne, et à y voir les professeurs et les
étudiants, marcher dans les ténèbres, avec leurs robes et leurs bonnets
antiques. Il me semblait que j’étais transporté, momentanément, au mi-
lieu des hommes et des édifices des temps anciens. J’assistais souvent au
service du soir, dans la chapelle du nouveau collège, pour entendre jouer
les orgues magnifiques, et le chœur entonner une antienne, dans ce su-
perbe édifice où s’unissent, avec une si admirable harmonie, la peinture,
la musique et l’architecture.
Un de mes endroits favoris était aussi la charmante promenade, bor-

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

dée d’ormes élevés, qui s’étend le long de la rivière, derrière les murailles
grisâtres du collège de la Madelaine, et qui porte le nom d’Allée d’Addi-
son, parce que c’était sa promenade ordinaire quand il étudiait à Oxford.
Je devins un habitué fainéant de la bibliothèque de Bodley, je feuilletais
beaucoup de livres, mais je ne puis dire que je les étudiasse ; en effet,
n’ayant plus personne pour me diriger ou me surveiller, j’étais revenu,
peu à peu, à me livrer aux écarts de mon imagination. Ceux-ci étaient
du moins agréables et sans danger, et j’aurais pu, en me réveillant de ces
rêves littéraires, m’occuper de quelque chose de meilleur. Les circons-
tances m’étaient favorables ; les temps de désordre de l’université avaient
cessé ; les jours des buveurs intrépides n’existaient plus : les anciennes
querelles de la ville et de la robe, semblables aux guerres civiles de la rose
rouge et de la rose blanche, étaient, éteintes ; étudiants et bourgeois dor-
maient en paix et en toute sûreté, sans risque d’être sommés, pendant la
nuit, de prendre part à une sanglante mêlée. C’était alors la mode à Ox-
ford de s’appliquer à l’étude, et il y avait toujours à parier que je suivrais
la mode. Mais malheureusement je tombai dans une société particulière
de jeunes gens gais, brillants, d’un esprit vif et prompt, qui avaient fait un
peu les bons vivants, et qui s’étaient initiés enfin à la fancy ²¹. Ils avaient
décidé que l’étude n’était bonne que pour les esprits obtus qui grimpent
péniblement sur la colline, tandis que le génie s’y élance d’un seul bond.
J’éprouvai quelque honte de faire le hibou parmi des oiseaux si gais ; je
jetai donc mes livres et je devins homme du bon ton.
Comme mon père, malgré la modicité de ses revenus, m’avait alloué
une pension assez considérable, parce qu’il ne perdit point de vue mes
grandes espérances, j’étais en état de paraître avantageusement au milieu
de mes compagnons. Je m’appliquai à toute sorte de jeux et d’exercices ;
je devins un des plus habiles rameurs qui eussent jamais vogué sur l’Isis.
Je boxais, je faisais des armes, je fréquentais le tir, je pêchais, je chassais,
et mes chambres, aux collèges, étaient toujours ornées de fouets de tout
genre, d’éperons, de fusils de chasse, de lignes, de fleurets, et de gants à
21. Association de tous les amateurs du noble art de boxer, des courses de chevaux, des
paris de toute espèce ; réunion dans laquelle se trouvent des hommes de toutes les classes
de la société. Le motfancy, littéralement, signifie conception bizarre, fantaisie, caprice, ima-
gination il est intraduisible dans le sens qu’il a ici. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

boxer. Une paire de culottes de peau semblait sortir une de ses cuisses
d’un tiroir entrouvert, et des bouteilles vides étaient entassées au fond de
chaque cabinet.
Mon père vint me voir au collège, quand j’étais au point le plus élevé
de ma carrière. Il me demanda comment je gouvernais mes études, et
quelle espèce de chasse il y avait dans les environs : il examina d’un œil
curieux tout mon attirail de chasse, voulut savoir si quelques-uns des pro-
fesseurs chassaient au renard, et s’ils étaient en général adroits tireurs, car
il soupçonnait que leurs études devaient altérer leur vue. Nous allâmes un
jour tirer ensemble ; il fut enchanté de ma dextérité et émerveillé de mes
doctes dissertations sur les qualités des chevaux et sur les fusils de Man-
ton ²². Ainsi, en dernière analyse, il partit fort satisfait de l’instruction que
j’avais acquise au collège.
Je ne sais d’où cela provient mais je ne puis rester longtemps dés-
œuvré sans que je devienne amoureux. Aussi à peine eus-je été un peu
homme de bon ton, que je m’épris passionnément de la fille d’un bouti-
quier de la rue Haute. À dire vrai, elle faisait l’admiration de la plupart des
étudiants. Je composai plusieurs sonnets en son honneur, et je dépensai
dans sa boutique la moitié de mon argent à l’achat d’objets dont je n’avais
nul besoin, afin de trouver l’occasion de lui parler. Son père, vieillard à
l’air sec, avec des boucles d’argent bien polies, et une perruque crêpé et
frisée, la surveillait de près, comme le font, en général, les pères à Oxford,
non sans raison. Je m’efforçai d’obtenir ses bonnes grâces, et d’acquérir
de la familiarité chez lui ; ce fut en vain. Je dis, dans sa boutique, plu-
sieurs choses charmantes ; il ne riait jamais. Il ne se souciait ni d’esprit, ni
de gaieté. C’était un de ces vieillards sévères qui mettent les jeunes gens
aux abois. Il avait déjà élevé deux ou trois filles, et il connaissait les ruses
des étudiants ; il était aussi habile, aussi fin qu’un vieux grison de blai-
reau à qui l’on a souvent donné la chasse. Le voir le dimanche, si roide et
si empesé dans sa démarche, si propre et si soigné dans son habillement,
avec sa fille sous le bras, c’était plus qu’il n’en fallait pour détourner tous
les mauvais sujets d’Oxford d’approcher d’elle.
22. Joseph Manton, communément nommé Joe Manton, est un célèbre armurier, comme
M. Le Page, à Paris. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

Cependant, en dépit de sa vigilance, je me ménageai quelques entre-


tiens avec la jeune personne, en achetant plusieurs objets de la boutique ;
je faisais mes marchés terriblement longs ; j’examinais et je réexaminais
les choses avant que de les prendre. En attendant, j’expédiais, sous le cou-
vert d’une pièce de batiste, ou je glissais dans une paire de bas mes sonnets
et mes acrostiches. Je lui murmurais à l’oreille quelque tendre fadaise, tout
en marchandant, et je lui pressais amoureusement la main, quand elle me
remettait, enveloppées dans du papier gris, les petites pièces de monnaie
qui me revenaient. Que ceci serve d’avis à tous les merciers qui ont, pour
demoiselles de comptoirs, leurs jolies filles, et pour pratiques les jeunes
étudiants. Je ne sais si mes regards et mes discours étaient fort éloquents
mais ma poésie fut irrésistible : car, au fait, la jeune personne avait du
goût pour les productions de l’esprit, et il était rare qu’elle n’eût pas en
lecture quelque ouvrage du cabinet littéraire.
Ce fut donc par l’attrait divin de la poésie, tout puissant, sur le beau
sexe, que je subjuguai le cœur de cette jolie petite mercière. Nous en-
tretînmes quelque temps, à la faveur du comptoir, une correspondance
sentimentale, et je lui fournissais autant de vers que les bas en pouvaient
contenir. Enfin je lui persuadai de m’accorder un rendez-vous ; mais com-
ment y réussir ? Son père ne la perdait pas de vue un instant ; elle ne sor-
tait jamais seule, et la maison était close à l’instant même où l’on fermait
la boutique. Tous ces obstacles ne firent que donner plus de piquant à
l’intrigue. Je lui proposai un rendez-vous dans sa chambre à coucher, où
je grimperais la nuit. On ne pouvait résister à ce plan…. Un père cruel,
un amant secret, une entrevue clandestine !… Toutes les aventures que la
petite avaient étudiées dans les livres du cabinet de lecture semblaient sur
le point de se réaliser pour elle.
Mais quel était mon projet, en demandant ce rendez-vous ? En vérité,
je n’en sais rien ; je n’avais pas de mauvaises intentions ; je ne puis pas
dire que j’en eusse de bonnes. J’aimais la jeune fille, et je désirais l’oc-
casion de la connaître un peu mieux. J’avais demandé un rendez-vous,
comme j’ai fait bien d’autres choses, inconsidérément ; et sans songer aux
conséquences. Mes arrangements terminés, je m’adressai à moi-même
quelques questions sur mon dessein ; mais les réponses furent peu sa-
tisfaisantes. Je me demandai : « Vais-je perdre cette pauvre imprudente ?

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

– Non, m’écriai-je vivement et avec indignation. – L’enlever ? – Mais où


la mener, et dans quelle intention ? – Eh ! bien, alors, l’épouserai-je ? –
Bah ! Un homme qui a mes espérances épouser la fille d’un boutiquier !
– Qu’irai-je donc faire chez elle ? Hélas !… Mais… Entrons d’abord dans
sa chambre, et puis nous verrons. » Et ainsi se termina cet examen de
moi-même.
Ainsi, monsieur, advienne que pourra ; à la faveur de l’obscurité je me
rendis furtivement à la demeure de ma Dulcinée. Tout était tranquille. Au
signal convenu la fenêtre s’ouvrit avec précaution : c’était précisément
au-dessus de la croisée en saillie de la boutique, ce qui favorisa mon projet.
La maison n’était pas très élevée, et j’escaladai la forteresse avec assez de
facilité. Je grimpai, le cœur palpitant, j’atteignis le châssis ; je me glissai
à moitié dans la chambre, et je me sentis accueilli, non par la douce main
de ma belle, impatiente de mon arrivée, mais par le rude poignet du vieux
père au regard sévère, à la perruque frisée et crêpée.
Je m’arrachai de ses griffes, et tâchai de battre en retraite ; mais je
fus déconcerté par ses cris, au voleur ! À l’assassin ! J’étais inquiété aussi
par sa canne des dimanches qui, tandis que je m’efforçais de descendre,
me travaillait la tête avec une merveilleuse rapidité ; mon chapeau n’était
qu’un bien faible rempart à cette attaque. Je n’avais encore jamais eu l’idée
de l’activité du bras d’un vieillard, ni de la dureté d’une canne à pomme
d’ivoire. Dans mon trouble et dans ma confusion, le pied me manqua, et
je tombai à plat sur le pavé. Je fus aussitôt entouré de mauvais drôles qui,
j’en suis bien persuadé, étaient postés pour me saisir. Au fait, je n’étais pas
en état d’échapper, car dans ma chute je m’étais foulé la cheville, et je ne
pouvais me tenir sur les pieds. Je fus arrêté comme voleur avec effraction ;
et pour me décharger d’un crime énorme, je m’accusais d’un moindre
tort. Je déclarai qui j’étais et pourquoi j’étais venu. Hélas ! Les coquins
le savaient que de reste, et ne faisaient que s’amuser à mes dépens. Ma
perfide muse m’avait joué un de ses vilains tours : le vieux sorcier de père
avait trouvé mes sonnets et mes acrostiches cachés dans les trous et les
coins de sa boutique ; il n’avait pas le même goût que sa fille pour la poésie,
et il s’était imposé une sévère et silencieuse surveillance. Il avait attrapé
nos lettres, il s’était mis au fait de nos plans, et n’avait rien négligé pour
ma réception. C’est ainsi que je fus toujours condamné à me voir jeter

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

dans des embarras par ma muse. Que nul homme désormais ne se laisse
aller à faire l’amour en vers !
La colère du vieillard fut un peu apaisée par les meurtrissures de ma
tête et la douleur de ma foulure : il voulut donc bien ne pas me tuer sur
le champ, il fut même assez humain pour fournir un volet en guise de
civière, sur lequel on me transporta au collège comme un guerrier blessé.
Il fallut éveiller le portier pour me recevoir. La porte s’ouvrit et j’entrai.
L’aventure circula dès le lendemain matin et devint le sujet des railleries
de tout le collège, depuis l’office jusqu’au réfectoire.
J’eus le temps de me repentir pendant plusieurs semaines que mon
entorse me retint chez moi, et j’employai mon loisir à traduire les Conso-
lations de la Philosophie, de Boèce. Je reçus une lettre fort tendre et très
mal orthographiée de ma pauvre maîtresse, qui avait été envoyée chez
une parente à Coventry. Elle protestait qu’elle n’avait eu aucune part à
nos infortunes, et jurait de m’être fidèle jusqu’à la mort. Je ne fis guère
d’attention à l’épître ; car pour le moment j’étais guéri et de l’amour et de
la poésie. Les femmes, cependant, sont plus constantes dans leur attache-
ment que les hommes, quoi qu’en puissent dire les philosophes. Je suis
persuadé qu’elle me resta fidèle pendant plusieurs mois ; mais elle avait
affaire à un père cruel, dont le cœur était aussi dur que la pomme de sa
canne. Il n’était pas homme à se laisser toucher par les larmes ou par la
poésie ; et il força ma belle d’épouser un jeune et estimable marchand, qui
la rendit heureuse en dépit d’elle-même et en dépit de toutes les règles des
romans, et qui plus est, la rendit mère de plusieurs enfants. Aujourd’hui
encore cet heureux couple occupe une jolie boutique au coin qui fait face
à l’enseigne du grand badaud ²³, à Coventry.
Je ne vous fatiguerai pas de plus amples détails sur mes études à Ox-
ford ; quoiqu’elles ne fussent pas toujours aussi sévères que celles-ci, et
que je n’aie pas chaque fois payé mes leçons aussi cher ; pour abréger
donc, je continuais à vivre dans mes bizarreries ordinaires, acquérant peu
à peu la connaissance du bien et du mal, jusqu’à ce que j’eusse atteint ma
vingt-unième année. À peine étais-je majeur, que j’appris la mort subite
23. Tom le badaud, qui regarde d’un air ébahi et un peu à la dérobée. C’est à peu près
là ce qu’on représente sur les enseignes où se trouve l’inscription PeepingTom. (Note du
traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

de mon père. Le choc fut rude ; car quoiqu’il ne m’eût jamais traité avec
beaucoup de tendresse, il était cependant mon père, et je sentais que sa
mort me laissait seul au monde.
Je retournai chez moi et je me trouvai le maître solitaire de la mai-
son paternelle. Des sensations mélancoliques vinrent en foule m’accabler.
C’était un séjour qui en tout temps me rappelait à moi et m’amenait à ré-
fléchir ; maintenant surtout, qu’il semblait si triste et si abandonné. J’en-
trai dans la petite salle à déjeuner ; je trouvai là les éperons de mon père
et son fouet, suspendus près de la cheminée ; puis le Livre, des haras, le
Magasin de la Chasse, et, l’Almanach des courses de chevaux, son unique
lecture : son épagneul favori était couché sur un tapis devant le feu. Le
pauvre animal, qui, auparavant, n’avait jamais fait attention à moi, vint à
présent me caresser ; il me lécha la main, regarda autour de la chambre,
poussa des cris plaintifs, remua un peu la queue, et fixa ses yeux sur moi.
Je sentis l’énergie de cet appel. « Pauvre Dash, lui dis-je, tous deux nous
sommes seuls au monde et nous n’avons personne pour prendre soin de
nous : nous nous soignerons l’un l’autre ! » Le chien ne m’a jamais quitté.
Je n’eus pas la force d’entrer dans la chambre de ma mère ; mon cœur
se gonflait quand, en passant, j’apercevais la porte. Son portrait était sus-
pendu dans la salle, précisément au-dessus de la place qu’elle avait cou-
tume d’occuper. En y jetant les yeux, je me figurai qu’elle me regardait
avec tendresse et je fondis en larmes. Je n’étais, il est vrai, qu’un être sans
soucis, encore endurci peut-être parce que j’avais vécu dans les écoles
publiques et parmi des étrangers qui ne prenaient aucun intérêt à moi ;
mais le souvenir de la tendresse d’une mère triomphait de tout. Je n’étais
ni d’âge ni de caractère à rester longtemps abattu ; il y avait en moi une
force de réaction qui me ranimait toujours après chaque calamité. Dans le
fait, mon esprit semblait plus subtil après un abattement momentané. J’ar-
rangeai le plus promptement possible tout ce qui concernait l’héritage ;
je réalisai mes biens, qui n’étaient pas très considérables, mais qui me
semblaient immenses, à moi dont l’œil poétique embellissait et exagérait
chaque objet : et me trouvant, en peu de mois, libre de tout embarras et de
toute contrainte, je résolus d’aller à Londres, pour y jouir de moi-même.
Pourquoi n’irais-je pas ?… J’étais jeune, vif et gai, j’avais abondance de
fonds pour les plaisirs du moment, et l’héritage de mon oncle en perspec-

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

tive. Laissons se dessécher tristement au collège et pâlir sur les livres, me


disais-je, ceux qui ont à se frayer un chemin dans le monde : ce serait une
conduite ridicule pour un jeune homme qui a mes espérances.
Je partis donc pour Londres dans un tandem ²⁴, décidé à m’y bien di-
vertir. Je traversai quelques-uns des villages où peu d’années auparavant
j’avais paru en bouffon, et j’allai visiter les scènes de quelques-unes de
mes aventures et de mes folies, poussé simplement par ce sentiment de
mélancolique plaisir que nous éprouvons à retourner sur nos pas, et à re-
trouver les traces de notre existence passée, quand même elles sont em-
preintes au milieu de ronces et d’épines. Je fis un détour vers la fin de mon
voyage, afin de revoir dans le West-End et dans Hampstead le théâtre de
mon dernier exploit dramatique et de la royale bataille de la cabane. En
descendant du haut de la colline de Hampstead, près du château de Jack
Straw, je m’arrêtai à la place où Colombine et moi nous nous étions assis,
tristes et couverts de haillons magnifiques, et d’où nous jetions un regard
certain sur le séjour de Londres. Je m’attendais presque à la revoir, debout
sur le bord de la colline, telle que Niobé toute en pleurs ²⁵, affligée comme
Babylone en ruines.
« Pauvre Colombine, dis-je avec un profond soupir : tu étais une brave
et généreuse fille…, une femme constante, fidèle au malheureux, et prête
à te sacrifier pour un homme qui ne le méritait pas ! »
Je tâchai de chasser en sifflant le souvenir de cette infortunée ; car je
ne pouvais y songer sans me faire quelque reproche. Je continuais gaie-
ment mon chemin, jouissant des regards d’admiration des palefreniers
et des garçons d’écurie, étonnés de me voir gouverner mes chevaux, avec
tant d’adresse, à la rude descente d’Hampstead, quand, précisément à l’ex-
trémité du village, un des traits de mon cheval de devant se détacha : je
m’arrêtai ; comme le cheval était rétif, et que mon domestique n’était pas
fort habile, j’appelai à mon aide le robuste maître d’un petit cabaret, qui se
tenait sur sa porte, une cruche à la main. Il vint aussitôt, m’aider, suivi de
sa femme, le sein à demi-nu, un enfant dans ses bras et deux autres à ses
24. Un tandem est un cabriolet à deux chevaux, attelés l’un devant l’autre, au lieu de
marcher de front comme les chevaux des cabriolets à timon ou à pompe. (Note du traducteur.)
25. « Like Niobe, al tears. » Citation du Hamlet, de Shakespeare.
(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

talons. Je fus un instant stupéfait, doutant du témoignage de mes yeux.


Je ne me trompais pas : dans le gros cabaretier boursoufflé par la bière, je
reconnus mon ancien rival, Arlequin, et dans sa malpropre épouse celle
qui fut jadis la jolie, la sémillante Colombine.
Le changement produit dans mes traits par le passage de l’adolescence
à l’âge viril, et la différence de ma situation, empêchèrent qu’ils ne me re-
connussent. Ils ne pouvaient soupçonner que le jeune homme brillant,
vêtu à la mode et conduisant son équipage, fût ce petit maître fardé, au
vieux chapeau en pointe, au long et flasque habit bleu de ciel. Mon cœur
s’émut de tendresse pour Colombine, et j’étais ravi de la voir si heureu-
sement établie. Aussitôt que le harnois fut arrangé, je jetai sur son ample
sein une petite bourse pleine d’or, et puis, en feignant de donner un bon
coup de fouet à mes chevaux, j’entortillai et fis siffler la corde autour des
grosses côtes du ci-devant Arlequin. Les chevaux s’élancèrent avec la ra-
pidité de l’éclair, et j’étais déjà hors de vue, avant que les deux parties
fussent revenues de la surprise que leur causait la libéralité de mes dons.
J’ai toujours regardé ce que je fis là comme une des plus fortes preuves
de mon génie ; c’était une parfaite répartition poétique de la justice dis-
tributive.
J’entrai à Londres en cavalier, et je devins un des élégants du jour.
Je pris un logement à la mode dans le quartier de l’ouest ; j’employai le
plus renommé des tailleurs ; je fréquentai les rendez-vous ordinaires des
oisifs ; je me livrai un peu au jeu ; je perdis gaiement mon argent, et j’y
gagnai un nombre infini de connaissances qui n’étaient bonnes à rien,
quoique gens à la mode. J’acquis aussi la réputation d’homme à talent,
parce que j’étais devenu boxeur habile, pendant mes études à Oxford ;
je me distinguai donc parmi les héros de la fancy ; je devins compère et
compagnon avec certains boxeurs de haut rang, et je fis l’admiration de
Fives-Court ²⁶. Cependant le trop de science d’un homme comme il faut
est sujet à lui attirer quelquefois de grands embarras : il est trop disposé à
jouer le rôle de chevalier errant, et à se faire des querelles qu’un homme
moins savant eût paisiblement évitées. Je voulus un jour châtier l’inso-
26. En général les Fives-Courts sont des endroits où l’on s’exerce à un jeu de balles, nommé
fives ; ici, en particulier, c’est le nom propre d’un de ces jeux de paume, à Londres. (Notes du
traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

lence d’un porte-faix ; c’était un drôle, fort comme Hercule ; mais j’étais
si sûr de mon talent ! Comme à l’ordinaire, je remportai la victoire : le
porte-faix subit l’humiliation, pansa les blessures de sa tête et se remit
à ses travaux aussi indifféremment que si rien ne fût arrivé, tandis que
moi, je me mis au lit avec ma gloire, et n’osai de quinze jours montrer
mon visage meurtri ; je reconnus, par là, qu’un homme, comme il faut
peut perdre la bataille, même quand il est victorieux.
Je suis né philosophe, et personne ne moralise mieux que moi sur un
malheur qui est passé. Je restai donc au lit, et je moralisai sur cette triste
ambition qui met de niveau l’homme bien né et le manant. Je connais
l’opinion de plusieurs sages qui ont approfondi cette matière ; ils pré-
tendent que le noble art du boxeur entretient chez la nation le courage des
dogues. Je suis bien éloigné de contester l’avantage qu’il peut y avoir à
devenir une nation de dogues ; mais alors il me sembla que cet art tendait
surtout à multiplier la race des tapageurs anglais. Qu’est-ce que Fives-
Court ? me dis-je, en me retournant avec douleur dans mon lit, si ce n’est
l’école de la canaille, où tout hardi coquin du pays peut prendre ses de-
grés ? Et qu’est-ce que le langage équivoque de la fancy ? Un jargon, un
argot, au moyen duquel tous les sots et tous les fripons communiquent,
entre eux et s’entendent, pour jouir d’une espèce de supériorité sur ceux
qui ne sont pas initiés. Que sont les parties de boxeurs ? des arènes où les
hommes les plus nobles, les plus illustres, se rencontrent familièrement
avec les gens les plus infâmes. Et la fancy elle-même, qu’est-elle, au fait, si
ce n’est une chaîne de communication facile, qui s’étend du pair au filou,
par le moyen de laquelle un homme du plus haut rang peut trouver un
jour qu’à trois chaînons près, il a touché dans la main de l’assassin destiné
au gibet ?
« Il suffit, m’écriai-je, pleinement convaincu par la force de ma phi-
losophie et par la douleur de mes blessures, je ne veux plus avoir rien de
commun avec cette société. » Ainsi, dès que je fus rétabli de ma victoire,
je m’occupai d’objets plus doux, et je devins l’admirateur passionné des
dames. Si j’avais eu le caractère plus adroit et plus ambitieux, je serais
parvenu au plus haut degré de l’empire de la mode, comme j’y voyais ar-
river quelques laborieux compagnons. Mais c’est une existence fatigante,
inquiète, malheureuse ; il est peu d’êtres aussi agités, aussi misérables que

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

ceux qui recherchent les faveurs de la mode. Je me contentai de ce genre


de société qui compose la frontière de l’empire, et où il est facile de trouver
place. Je trouvai le sol léger, doux et fertile. Je n’avais qu’à semer quelques
cartes de visites ; et je recueillais une ample moisson d’invitations. À la
vérité, ma figure et mon air ne m’étaient pas défavorables. Les jeunes
dames se disaient même à l’oreille que j’avais prodigieusement d’esprit,
et que je faisais des vers ; et les vieilles avaient certifié que j’étais un jeune
homme de famille honorable, d’une jolie fortune et à grandes espérances.
Je fus donc entraîné par la bruyante agitation d’une vie de délices, si
séduisante pour un jeune homme, et dont l’homme à caractère poétique
jouit si vivement, lorsqu’il la goûte pour la première fois : cette rapide va-
riété de sensations, ce tourbillon d’objets éblouissants, cette succession de
plaisirs piquants, ne me laissaient pas le temps de la réflexion ; je ne pou-
vais que sentir. Je n’essayai point de faire des vers ; la poésie me sortait de
tous les pores ; je ne respirai que poésie ; tout était pour moi un rêve poé-
tique. Un homme qui n’est que sensuel ne connaît pas les délices d’une
brillante capitale. Il vit au milieu de jouissances animales et d’habitudes
sans charme. Mais pour un jeune homme à sentiments poétiques, c’est
un monde idéal, un théâtre d’illusions et d’enchantements ; son imagina-
tion est continuellement excitée, et donne le piquant de l’esprit à chaque
jouissance.
Une saison entière de cette vie de Londres calma cependant un peu
mon ivresse ; ou plutôt, une de mes anciennes maladies vint me reprendre
et me rendit plus sérieux. Je devins amoureux ; je fus subjugué par une
beauté charmante, quoique très fière, qui, sous la conduite d’une vieille
fille, sa tante, était venue à Londres pour jouir des plaisirs de la ville pen-
dant l’hiver et pour y chercher un mari. Nul doute qu’elle ne trouvât des
amants à choisir car elle était depuis longtemps la beauté par excellence
d’une petite ville épiscopale ; et même des poètes de l’endroit avaient cé-
lébré ses charmes dans une pièce de vers latins. Ses amis firent d’avance
les plans les plus extravagants sur la sensation qu’elle allait produire.
Quelques-uns craignaient que son choix ne fût précipité, et qu’elle ne se
contentât d’un titre trop peu brillant. La tante avait décidé que personne

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

ne l’obtiendrait, s’il n’était au moins lord ²⁷.


Hélas ! avec tous ses charmes, il manquait à la jeune personne une
chose indispensable…, elle n’avait point d’argent. Elle attendit donc en
vain qu’un duc, un marquis ou un comte, vînt tomber à ses pieds ; elle
voyait déjà venir la fin de la saison, et de ses espérances, quand je me mis
en avant.
Je fus très bien accueilli par la jeune dame et par sa tante. Je n’avais
pas de titre, à la vérité, mais de si belles espérances ! J’obtins bientôt une
préférence marquée sur deux rivaux, le second fils d’un baronnet pauvre,
et un capitaine de dragons à la demi-solde. Je ne fis pas une attaque dans
les formes, car j’étais décidé à ne rien précipiter ; mais je conduisais sou-
vent mon équipage dans la rue qu’elle habitait et j’étais sûr de la voir à
la croisée, ordinairement, un livre à la main. Je me livrai de nouveau à la
manie de rimer, et j’envoyai à ma belle de longues pièces de vers, ano-
nymes il est vrai ; mais elle connaissait mon écriture. La tante et la nièce
affectaient cependant sur ce sujet une ignorance tout à fait aimable ; la
jeune personne me montrait les vers ; elle s’étonnait de ne pouvoir de-
viner qui les faisait ; elle déclarait qu’il n’y avait rien au monde qu’elle
aimât autant que la poésie : tandis que la vieille tante mettait ses lunettes
qui lui pinçaient le nez, lisait les vers en estropiant le sens et la mesure,
vrai supplice pour l’oreille d’un auteur, et protestait qu’il n’y avait rien
qui les égalât dans les Morceaux choisis ²⁸.
La saison des plaisirs se termina sans que je me fusse déclaré, quoi-
qu’assurément j’eusse reçu des encouragements. Je n’étais pas tout à fait
sûr d’avoir obtenu une place dans le cœur de la jeune personne et, pour
dire la vérité, la tante outrait un peu son rôle, et me témoignait une affec-
tion trop extravagante. Je savais que les vieilles tantes ne se laissent pas
captiver par le simple mérite personnel des adorateurs de leurs nièces,
et je désirais connaître au juste combien je devais de cette faveur à mon
équipage, et combien à mes grandes espérances.
Elles m’avaient souvent fait entendre que leur ville natale était un sé-
jour charmant pendant l’été, que l’on y trouvait une société agréable, et
27. On peut être lord, sans être comte, marquis ou duc. (Note du traducteur.)
28. Le Trésor du Parnasse, le plus joli des recueils, l’Almanach des Muses, l’Almanach des
Grâces, ou, si l’on veut, les Leçons de Liérature et de Morale.(Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

que les alentours offraient de très belles promenades. En conséquence,


peu de temps après qu’elles fussent retournées chez elles, j’y fis mon en-
trée dans le grand genre, conduisant ma voiture par la rue principale.
Dès le lendemain matin on me vit à l’église, assis dans le même banc que
la beauté régnante. Après le service, les questions à voix basse se multi-
plièrent. « Qui est-t-il ? » et, « Qu’est-il ? » Et les réponses étaient comme
à l’ordinaire : « Un jeune homme de très bonne famille, une jolie fortune,
et de grandes espérances. »
Je fus frappé des singularités de cette vénérable petite ville. Une ca-
thédrale, avec ses dépendances et ses coutumes, présente un tableau des
temps d’autrefois et d’un ordre de choses tout à fait ancien. C’est une
relique précieuse d’un siècle plus poétique. On y trouve le silence et la
solennité du cloître ; surtout dans le cas présent, où la cathédrale étant
fort grande et la ville petite, L’influence de l’église était encore mieux
sentie. La pompe solennelle du service divin, célébré deux fois par jour,
aux sons graves de l’orgue et avec l’harmonie des chants du chœur qui
remplissaient le magnifique édifice, donnait pour ainsi dire à la ville un
air de dimanche perpétuel. Cette routine non interrompue d’augustes cé-
rémonies, qui semblait indépendante du monde entier, ces offrandes jour-
nalières de mélodie et de louanges, s’élevant au ciel comme l’encens de
l’autel, produisaient sur mon imagination un effet tout-puissant.
La tante m’introduisit dans sa coterie, composée de familles attachées
à la cathédrale et d’autres personnes peu riches, mais très respectables qui
s’étaient réfugiées sous les ailes de la cathédrale, pour jouir d’une bonne
société, à peu de frais. C’était un petit cercle éminemment aristocratique,
scrupuleux dans ses relations à l’extérieur, et mettant une précaution ja-
louse à n’admettre rien de bas ou de vulgaire.
On eût dit que la courtoisie de la vieille école s’était réfugiée là. C’était
un échange continuel de politesses, de petits présents de fruits, de frian-
dises, et de jolis billets de compliments ; car dans une communauté pai-
sible et de bon ton, comme celle-ci, jouissant d’une douce aisance, les
petits devoirs, les petits amusements et les petites civilités, remplissent
la journée. J’ai vu, au milieu des chaleurs d’un jour d’été, un gros laquais
bien poudré sortir de la grille de fer d’un hôtel magnifique et traverser
la petite place d’un air d’importance et de dignité, en portant une petite

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

tourte sur un large plateau d’argent.


Les amusements du soir étaient modestes et dignes de l’ancien temps.
On s’assemblait à une heure raisonnable ; les jeunes demoiselles faisaient
de la musique, les vieilles dames jouaient au whist et tout le monde se re-
tirait de bonne heure. Il n’y avait point de luxe dans ces réunions simples.
Deux ou trois chaises à porteurs étaient en activité permanente, quoique
la plupart de ces dames sortissent, en socques et en galoches, avec un la-
quais, ou, avec une femme de chambre, qui portait une lanterne en avant ;
et il n’était pas minuit, à beaucoup près, quand le claquement des galoches
et la lueur des lanternes dans toute la petite ville annonçaient que l’as-
semblée du soir était finie.
Cependant je ne m’y sentais pas aussi à l’aise que je me l’étais d’abord
imaginé, vu le peu d’étendue de la petite ville. Je la trouvais bien différente
des autres villes de province, et il n’était pas aussi facile d’y briller. Mal-
heureux pêcheur que j’étais ! La dignité même et le décorum de la petite
communauté me contrariaient. Je craignais de voir mes frivolités et mes
folies passées s’élever en jugement contre moi. Je regardais avec une sorte
de frayeur les dignitaires de la cathédrale qui se mêlaient familièrement
à la société. Cela me travaillait, en vérité, les nerfs. Le craquement des
souliers d’un prébendier, que l’on entendait d’un bout à l’autre des rues
paisibles, me remplissait d’effroi, et la vue d’un chapeau de chanoine suf-
fisait quelquefois pour m’arrêter tout court au milieu de mon plus brillant
essor poétique.
La vieille tante ne pouvait rester tranquille : il fallait qu’elle me pro-
clamât un génie et qu’à tout venant elle vantât mes vers. Aussi longtemps
qu’elle ne le dit qu’aux dames, tout alla bien, parce qu’elles étaient en état
de sentir et d’apprécier la poésie de la nouvelle école romantique. Mais la
bonne dame ne fut pas contente qu’elle n’eût lu mes vers à un prébendier
qui, depuis longtemps, était le critique infaillible de l’endroit. C’était un
vieux monsieur mince et délicat, de manières douces et polies, enfoncé
jusqu’aux lèvres dans les doctrines classiques, et peu facile à échauffer
par l’énergique et bouillante poésie du jour. Mes plus brûlantes idées,
mes plus brûlantes expressions furent sans effet sur sa froideur glaciale ;
il secoua la tête en souriant ; il condamna tout cela comme n’étant pas
conforme aux règles d’Horace, et il trouva ma poésie tout à fait illégi-

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

time.
Plusieurs vieilles dames, qui jusqu’alors m’avaient admiré, secouèrent
la tête, en apprenant cette décision : elles ne pouvaient songer à louer des
vers que condamnait Horace ; et l’on ne devait admettre rien d’illégitime
dans une société honnête. Grâce à mon étoile, cependant, j’avais pour
moi la jeunesse et l’amour de la nouveauté ; ainsi les jeunes demoiselles
persistèrent à trouver mes vers admirables, en dépit d’Horace et de la
légitimité.
Je me consolai par l’approbation des jeunes personnes, que j’avais
toujours reconnues pour les meilleurs juges en poésie. Quant à ces vieux
pédants, disais-je, ils se sont glacés au fond des froides sources classiques.
Je sentais néanmoins que je perdais du terrain, et qu’il était nécessaire
d’en venir au dénouement. Précisément à cette époque, il y eut un bal
public où se réunit la meilleure société de la ville avec la noblesse des
environs : à cette occasion, je pris grand soin de ma toilette, et jamais je
n’avais eu meilleure mine. J’étais décidé à livrer cette nuit un assaut défi-
nitif au cœur de la jeune demoiselle, à l’attaquer avec toutes mes forces,
et à proposer le lendemain ma capitulation en due forme.
J’entrai dans la salle du bal au milieu d’un murmure flatteur, qui s’éle-
vait d’ordinaire parmi les jeunes personnes, dès que je paraissais. J’étais
en brillante disposition d’esprit, car, à dire le vrai, un joyeux verre de vin
m’avait mis en belle humeur. Je parlai, je babillai sans désemparer ; je dé-
bitai mille balivernes, avec la confiance d’un homme sûr de son auditoire ;
et tout cela porta coup.
Au plus beau de mon triomphe, j’observai un petit noyau qui se for-
mait à l’extrémité supérieure de la salle. Il s’augmentait par degrés. Un ri-
canement s’échappa du cercle, et des regards se portèrent sur moi ; puis on
ricana de nouveau. Quelques-unes des jeunes personnes couraient dans
les diverses parties de la chambre et chuchotaient avec leurs amies. Par-
tout où elles allaient, je remarquais toujours ce même ricanement et ces
regards jetés sur moi. Je ne savais que penser. Je m’examinai de la tête aux
pieds, je jetai un coup d’œil en arrière dans une glace, afin de découvrir
s’il y avait à ma personne quelque chose d’extraordinaire… quelque pli de
travers… quelque partie du vêtement qui fit une étrange grimace… non…
tout était bien ! Mes habits m’allaient à peindre. J’en conclus que ce devait

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

être quelqu’un de mes jolis mots qui rebondissait pour ainsi dire dans ce
groupe de beautés folâtres, et je résolus de jouir d’un de mes bons mots
par ricochet. Je traversai donc la chambre sans bruit, souriant à tous ceux
que je rencontrais, qui, je dois le dire, souriaient et ricanaient à leur tour.
J’approchai du petit cercle la tête haute, et de l’air radieux d’un homme
content de lui, qui est sûr d’être bien reçu. Le groupe des jeunes beautés
s’ouvrit quand j’avançai.
Ô ciel et terre ! quel objet me frappa, au centre de ce cercle ! l’objet de
mon ancienne, de ma fatale passion, l’éternelle Sacharissa ! Elle était par-
venue, il est vrai, à tout l’éclat d’une beauté formée ; on voyait pourtant
à l’expression ironique et malicieuse de sa physionomie, quelle se souve-
nait fort bien de moi, et des humiliantes flagellations dont deux fois déjà
elle avait été cause.
Je vis à l’instant quelle épouvantable nuée de ridicule allait éclater sur
moi. Mon orgueil tomba. La flamme de l’amour s’éteignit soudain, ou elle
fut étouffée par l’excès de ma honte. Je ne sais comment je sortis de la
salle ; je m’imaginai que tout le monde me poursuivait de ricanements.
Au moment où j’atteignis la porte, j’aperçus ma maîtresse et sa tante qui
écoutaient les chuchoteries de Sacharissa ; la vieille dame levait au ciel
les yeux et les mains ; et les traits de la jeune personne exprimaient, à ce
qu’il me parut, un ineffable mépris. Je n’en voulus pas voir d’avantage, et
je franchis l’escalier en deux sauts. Le lendemain, avant le lever du soleil,
je battis en retraite, et je ne sentis la rougeur quitter mes joues brûlantes
que lorsque j’eus perdu de vue les vieilles tours de la cathédrale.
Je rentrai dans Londres, pensif et découragé. Mon argent était presque
tout dépensé ; car j’avais vécu libéralement et sans calculer. Le rêve
d’amour était dissipé, et le règne du plaisir touchait à sa fin. Je pris le
parti de me réformer, tandis qu’il me restait encore quelque chose : je
vendis donc ma voiture et mes chevaux pour la moitié de leur valeur ; je
mis tranquillement l’argent dans ma poche et je redevins piéton. Je ne
doutais plus qu’avec mes grandes espérances je ne pusse augmenter mes
fonds, par le moyen des usuriers ou par des emprunts ordinaires : mais
j’avais des principes qui répugnaient à ces deux expédients et je résolus
de faire durer, par une économie sévère, ma bourse peu fournie, jusqu’à
ce que mon oncle quittât la vie ou plutôt ses biens. Je restai donc chez

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

moi à lire ; j’aurais bien écrit aussi ; mais j’avais trop souffert par mes
productions poétiques ; elles m’avaient toujours jeté dans quelque ridi-
cule embarras. Je pris par degrés un air tant soit peu rouillé, une tournure
d’emprunteur, qui commencèrent à refroidir le monde pour moi ; je n’ai
jamais eu l’idée de lui reprocher sa conduite ; il en a toujours bien agi
envers moi. Quand j’étais brillant de gaieté et de bonheur, épris de la so-
ciété, le monde m’a caressé ; quand je me suis trouvé triste et pauvre, et
que j’ai désiré la solitude, eh bien, il m’a laissé seul : que peut-on souhai-
ter de plus ? Croyez-moi, le monde est beaucoup plus obligeant qu’on ne
le représente en général.
Enfin, monsieur, au milieu de ma réforme, de ma retraite, et de mes
études, je reçus la nouvelle que mon oncle était dangereusement malade.
Je volai sur les ailes de la tendresse d’un héritier, pour recueillir son der-
nier soupir, et son testament. Je le trouvai entouré des soins de son fidèle
domestique, le vieux John, de la femme qui travaillait quelquefois dans la
maison, et du petit garçon à tête de renard, nouvel Ourson, à qui j’avais
de temps en temps donné la chasse dans le parc. Quand j’entrai dans la
chambre, John, l’homme de fer, exhala une espèce de salut asthmatique,
et me reçût avec quelque chose qui ressemblait presque à un sourire. La
femme, assise au pied du lit, sanglotait, et l’Ourson à cheveux rouges de-
venu un grand et gros lourdaud, restait debout à quelque distance, regar-
dant d’un air vague et stupide.
Mon oncle était étendu sur le dos : il n’y avait point de feu, pas une de
ces commodités que doit offrir la chambre d’un malade. Les toiles d’arai-
gnées flottaient au plafond ; le ciel du lit était couvert de poussière, et les
rideaux tombaient en lambeaux. Sous le lit, on voyait sortir un coin du
coffre-fort ; à la boiserie étaient suspendus des mousquets rouillés, des
pistolets d’arçon, et une épée à pointe et à tranchant, dont mon oncle
avait muni sa chambre, pour défendre sa vie et son trésor. Il n’avait point
appelé de médecin pendant sa maladie ; et s’il fallait en juger par les restes
mesquins étendus sur la table, il semblait s’être aussi refusé les secours
d’une cuisinière.
Quand j’entrai, il était sans mouvement, les yeux fixes, la bouche ou-
verte : au premier aspect, je le crus mort : le bruit de mes pas lui fit
tourner la tête. Dès qu’il m’eût vu, un sourire languissant parut sur ses

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

traits, et son œil transparent rayonna de plaisir. C’était le seul sourire


qu’il m’eût jamais adressé ; il m’alla jusqu’au cœur. « Pauvre vieillard,
pensai-je, pourquoi m’avoir forcé à vous laisser livré ainsi à l’affliction,
puisque je vois que ma présence a le pouvoir de vous ranimer ! »
« Mon neveu, me dit-il, après quelques efforts, et d’une voix dé-
faillante, je suis content que vous soyez venu. À présent je mourrai tran-
quille. Voyez, ajouta-t-il, en soulevant son bras décharné, voyez dans cette
boîte, sur la table, vous trouverez que je ne vous ai pas oublié ! »
Je pressai sa main sur mon cœur, et les larmes me vinrent aux yeux. Je
m’assis près de son lit et je ne le quittai plus ; mais il garda pour toujours
le silence ; ma présence semblait cependant lui donner quelque plaisir ;
car, par intervalles, un faible sourire animait son visage, et il tâchait de
me montrer encore la boîte placée sur la table. Sa vie paraissait décliner en
même temps que le jour. Vers le coucher du soleil, sa main s’affaissa sur
le lit, ses yeux devinrent ternes, sa bouche resta entrouverte, et il mourut
ainsi par degrés.
Je ne pus me défendre d’un sentiment d’émotion, en voyant ainsi ma
famille entièrement éteinte ; je versai des larmes sincères de regrets, sur
cet étrange vieillard, qui m’avait ainsi réservé, pour son lit de mort, son
premier sourire affectueux, comme le soleil couchant d’un jour nébuleux,
qui brille au moment de s’envelopper dans les ténèbres. Laissant le corps
aux soins des domestiques, j’allai me coucher.
Ce fut une nuit très agitée. Les vents semblaient chanter autour de
la maison le requiem de mon oncle, et les limiers hurlaient comme s’ils
avaient su la mort de leur vieux maître. John me refusa presque une chan-
delle pour m’éclairer et pour dissiper la tristesse de mon appartement,
tant il était habitué à une économie sordide. Je ne pus dormir : le sou-
venir de cette scène de la mort de mon oncle, et les sons lugubres qui
retentissaient près de la maison, affectaient mon âme. Bientôt cependant
ces idées furent remplacées par des plans pour l’avenir, et je restai éveillé
la plus grande partie de la nuit, me livrant, par anticipation, à de poé-
tiques projets, pour rendre bientôt à ces antiques murs le spectacle d’une
vie joyeuse, et pour y rétablir, sous peu, l’hospitalité des ancêtres de ma
mère.
Les funérailles de mon oncle se firent avec décence, quoique sans ap-

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

pareil. Je savais que sa mémoire n’était respectée de personne, et je ne


voulais point que l’on eût occasion de rire à son enterrement, ou de faire
quelque mauvaise plaisanterie sur son tombeau. Il fut enterré dans l’église
du village voisin ; ce n’était pas la sépulture de la famille ; mais il avait ex-
pressément ordonné qu’on ne l’enterrât point parmi ses parents ; pendant
leur vie, il s’était brouillé presque avec tous, et il emportait ses ressenti-
ments même dans la tombe.
Je payai de ma bourse les frais des funérailles, pour en finir plus tôt
avec les entrepreneurs et pour débarrasser le château de ces oiseaux de
mauvais augure. J’invitai le pasteur de la paroisse et le notaire du village
à venir le lendemain matin à la maison, assister à la lecture du testament.
Je les régalai d’un excellent déjeuner, luxe que l’on n’avait pas vu dans le
château depuis longues années. Aussitôt que le déjeuner fut desservi, je
fis appeler John, la femme et le jeune garçon ; car je tenais infiniment à
procéder en règle, et en présence de tout le monde. La boîte fut posée sur
la table. – Il régnait un profond silence. – Je rompis le cachet. – Je levai le
couvercle et je trouvai… non le testament…, mais mon maudit poème du
Château des Doutes et du géant Désespoir.
Qui aurait pu penser que ce vieillard desséché, si taciturne, et si apa-
thique en apparence, eût pu garder soigneusement, dans sa rancune, pen-
dant des années, la plaisanterie d’un enfant étourdi, pour l’en punir avec
une cruauté si raffinée ? Je me rendis compte maintenant de son sourire
au lit de mort, le seul qu’il m’eût jamais adressé. Il avait été grave et sé-
rieux toute sa vie ; c’était une chose étrange, qu’il fût mort en s’amusant
d’une pareille plaisanterie, et il était bien dur que cette plaisanterie fût a
mes dépens.
Le notaire et le pasteur semblaient n’y rien comprendre. « Il doit y
avoir quelque erreur, dit le notaire. Il n’y a point de testament ici. »
« Oh ! dit le vieux John, faisant craquer ses mâchoires rouillées, si c’est
un testament que vous cherchez là, je crois que je puis en trouver un. »
Il sortit avec ce même sourire singulier, dont il m’avait salué à mon
arrivée, et dont à présent je n’augurais rien de bon. En peu de temps, il
revint et apporta un testament parfait de tous points, dûment signé et
cacheté, attesté et rédigé avec une horrible régularité, par lequel le dé-
funt laissait des legs considérables à John, dit l’homme de fer, à la fille,

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

et le reste de sa fortune au garçon à cheveux rouges, qui, à mon extrême


étonnement, était le fils de mon oncle et de cette même femme : il l’avait
épousée secrètement, et sans autre dessein, je le crois en conscience, que
d’avoir un héritier, et de frustrer ainsi de son héritage mon père et ses des-
cendants. Il y avait une petite apostille, dans laquelle il déclarait qu’ayant
découvert chez son neveu de jolies dispositions pour la poésie, il pensait
que le jeune homme n’avait pas besoin d’autres biens : il le recommandait
cependant à la protection de son héritier, et priait celui-ci d’accorder au
neveu un galetas gratis, dans le Château des Doutes ²⁹.

29. Le Château des Doutes et le géant Désespoirfigurent dans un roman religieux, intitulé
the Pilgrim’s progress, qui fait partie de la Bibliothèque bleue, et dont l’auteur s’appelle Jean
Bunyan. (Note du traducteur.)

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Contes d’un voyageur II Chapitre VII

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Table des matières

II Buckthorne et ses amis. 1


I La vie littéraire 2

II Un dîner littéraire 6

III Le club des originaux 11

IV Le pauvre diable d’auteur 18

V La renommée 39

VI Le philosophe pratique 42

VII Buckthorne
ou
Le jeune homme aux grandes espérances 45

101
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Achevé d’imprimer en France le 6 novembre 2016.

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