Irving Washington - Contes D Un Voyageur II
Irving Washington - Contes D Un Voyageur II
Irving Washington - Contes D Un Voyageur II
CONTES D’UN
VOYAGEUR
Tome II
WASHINGTON IRVING
CONTES D’UN
VOYAGEUR
Tome II
Traduit par Lebègue d’Auteuil
1824
ISBN—978-2-8247-1558-2
BIBEBOOK
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Credits
Sources :
— Chez Boulland et Cie, Libraires, 1825
— Bibliothèque Électronique du Québec
Fontes :
— Philipp H. Poll
— Christian Spremberg
— Manfred Klein
Licence
Le texte suivant est une œuvre du domaine public édité
sous la licence Creatives Commons BY-SA
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1
CHAPITRE I
La vie littéraire
P
objets qui piquent la curiosité d’un voyageur,
j’avais depuis longtemps le plus vif désir de recueillir quelques
anecdotes sur la vie des gens de lettres ; et me trouvant à
Londres, un des endroits les plus renommés pour la publication des
livres, j’étais extrêmement curieux de connaître l’espèce d’animaux qui
les produit. Le hasard me mit heureusement en relation avec un litté-
rateur nommé Buckthorne, personnage qui habitait depuis longtemps la
métropole, et qui pouvait me tracer l’histoire naturelle de tous les ani-
maux étranges que l’on rencontre dans cette vaste forêt. Il s’empressa de
me communiquer quelques renseignements utiles sur l’objet de mes re-
cherches.
« Le monde littéraire, dit-il, est composé de petites confédérations
dont chacune regarde ses membres comme les flambeaux de l’univers, et
considère les autres comme de simples météores passagers, condamnés à
tomber bientôt, et à être oubliés, tandis que ses propres lumières brilleront
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Contes d’un voyageur II Chapitre I
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Contes d’un voyageur II Chapitre I
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Contes d’un voyageur II Chapitre I
revenir encore ². Plus l’auteur est obscur, plus le style est rocailleux et
affecté, et plus votre admiration portera le caractère du tact d’un véri-
table connaisseur, dont le goût, semblable à celui des épicuriens, préère
le gibier qui a le fumet le plus prononcé.
« Mais, continua-t-il, puisque vous paraissez curieux de connaître
quelque chose des sociétés littéraires, je saisirai l’occasion de vous in-
troduire dans une coterie où se réunissent les talents du jour. Je ne vous
réponds pas, cependant, qu’ils soient tous du premier ordre. Je ne sais
pourquoi, mais nos grands génies n’aiment pas à se mettre en bandes :
ils ne vont pas en troupeau ; ils s’élancent séparément dans la société. Ils
préèrent se mêler, comme des hommes vulgaires, dans la multitude et
ne conservent rien de l’auteur, si ce n’est la gloire. Les classes inférieures
seules parquent ensemble, acquièrent de la force et de l’importance par
leur réunion, et portent tous les caractères distinctifs de l’espèce. »
2. Cut and come again, couper de grandes tranches et y revenir encore : expression
proverbiale qui s’applique partout où il y a ce qu’on appelle abondance de bien. (Note du
traducteur.)
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CHAPITRE II
Un dîner littéraire
Q
cette conversation, M. Buckthorne vint me
prendre et me conduisit à un dîner régulier d’hommes de lettres.
Il était donné par un grand libraire, ou plutôt par une société
de libraires, dont la raison de commerce surpassait en longueur celle de
Sidrach, Misach et Abdenago ¹.
Je fus surpris d’y trouver réunis de vingt à trente convives, que pour
1. Sidrach, Misach et Abdenago, comme on les appelle dans la Vulgate catholique, sont
trois jeunes Israélites dont un ange a sauvé les jours. (Voyez le prophète Daniel, chap. 5.).
Leurs noms, qui se trouvent toujours ensemble, forment pour les lecteurs de la Bible, une
espèce de raison sociale. Chez les protestants, les personnages de l’Ancien Testament sont
aussi connus que les quatre fils Aymon. Rien n’est donc plus simple, pour un lecteur anglais,
que cette allusion à l’interminable signature de certaines maisons de commerce, dans la
librairie de Londres. On voit sur les titres de leurs livres, que l’ouvrage est imprimé pour
compte d’une société dont les associés principaux et commanditaires sont indiqués tout au
long. À Paris, on met chez un tel et compagnie. La crainte des railleurs empêcherait de fournir,
quand même il y aurait lieu, une petite liste d’associés, jusqu’à concurrence de cinquante
syllabes. (Note du traducteur.)
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Contes d’un voyageur II Chapitre II
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Contes d’un voyageur II Chapitre II
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Contes d’un voyageur II Chapitre II
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Contes d’un voyageur II Chapitre II
et même ils semblaient les craindre un peu : mais ils faisaient une cour
assidue à la dame de la maison, et ils étaient vraiment fous des enfants.
Quelques-uns, qui ne se sentaient pas assez de hardiesse pour s’avancer
ainsi, se tenaient discrètement dans des coins, causaient entre eux, par-
couraient des portefeuilles d’estampes qu’ils n’avaient guère vues plus de
cinq mille fois, ou jetaient les yeux sur la musique posée sur le piano.
Le poète et l’auteur du joli petit in-octavo étaient les personnages les
plus distingués et les mieux à leur aise dans le salon : c’étaient évidem-
ment des habitués du quartier de l’Ouest. Ils se placèrent aux deux cô-
tés de la maîtresse de la maison, et lui adressèrent mille et mille compli-
ments pleins de galanterie ; je crus qu’à quelques-unes de leurs politesses
la dame allait mourir de plaisir. Tout ce qu’ils disaient, tout ce qu’ils fai-
saient, avait un parfum de bon ton. Je regardai en vain autour de moi
pour trouver le pauvre diable d’auteur à l’habit noir râpé : il avait disparu
immédiatement après que l’on eut quitté la table, craignant sans doute
l’éblouissante clarté du salon. Ne trouvant plus rien qui m’intéressât, je
me retirai dès qu’on eut servi le café, laissant le poète et l’auteur du petit
élégant octavo satiné maîtres du champ de bataille.
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CHAPITRE III
C
, crois, le lendemain soir, qu’en sortant du théâtre de
Covent-Garden avec mon excentrique ami Buckthorne, il me
proposa de me donner une idée d’un autre genre de vie et de
caractère. Me trouvant très disposé aux recherches de cette espèce, il me
mena au travers d’une infinité de petites cours et d’allées qui avoisinent
Covent-Garden, jusqu’à ce que nous nous arrêtâmes devant une taverne
qui retentissait de la bruyante gaieté d’une bande joyeuse. Nous enten-
dions de grands éclats de rire, suivis d’un intervalle de silence ; puis de
nouveaux éclats, comme si un plaisant de premier ordre eût conté quelque
bonne histoire. Peu d’instants après on chanta, et la fin de chaque couplet
était accompagnée de cris et de violents coups sur la table.
« C’est ici, me dit Buckthorne à voix basse, c’est ici un club de plai-
sants originaux, le rendez-vous de petits beaux-esprits, de comédiens du
troisième ordre, et de rédacteurs de journaux de théâtre. Chacun peut
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Contes d’un voyageur II Chapitre III
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Contes d’un voyageur II Chapitre III
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Contes d’un voyageur II Chapitre III
thorne ⁴ ? »
Il s’en suivit une scène de reconnaissance entre ces compagnons
d’étude et une interminable conversation sur les jours de l’école, et sur les
espiègleries des écoliers. M. Dribble finit en observant, avec un profond
soupir, que depuis lors les temps avaient cruellement changé.
« Parbleu, M. Dribble, dis-je, vous me paraissez un tout autre homme
qu’au dîner. Je n’avais pas l’idée qu’il y eût en vous un pareil fond de
gaieté. Là, vous étiez tout silence ; ici, vous mettiez seul la table en train.
— Ah ! mon cher monsieur, répondit-il en secouant la tête et en haus-
sant les épaules, je suis un véritable ver luisant ; je ne brille jamais au
jour. D’ailleurs, c’est une chose difficile pour un pauvre diable d’auteur
de briller à la table d’un riche libraire. Qui croyez-vous qui voulût rire de
ce que j’aurais dit, quand j’avais près de moi les beaux esprits en vogue ?
Mais ici, quoique pauvre diable, je suis entouré de plus pauvres diables
encore que moi : je suis au milieu d’hommes qui me regardent comme
un homme de lettres et comme un bel esprit, et toutes mes plaisanteries
passent comme l’or neuf qui sort de la monnaie.
— Vous ne vous rendez pas justice, monsieur, lui dis-je ; je suis sûr
d’avoir entendu dire ce soir plus de choses piquantes par vous, que par
quelqu’un de ces beaux esprits dont vous semblez avoir si grand peur. »
— Ah ! monsieur, mais ils ont pour eux le bonheur ; ils sont à la mode.
Rien de tel que d’être à la mode. Un homme qui obtient une fois la réputa-
tion d’avoir de l’esprit, est toujours sûr de plaire, quelque chose qu’il dise.
Il pourra déraisonner autant qu’il voudra, tout aura cours. On ne soumet
jamais à l’examen la monnaie d’un riche ; mais un pauvre diable ne peut
mettre en circulation ni une plaisanterie, ni une guinée, sans qu’on l’exa-
mine des deux côtés. L’argent et l’esprit sont toujours suspects, avec un
habit usé jusqu’à la corde.
« Quant à moi, continua-t-il, en levant son chapeau un peu plus d’un
côté, quant à moi, je déteste vos beaux dîners : rien n’est comparable,
monsieur, à la liberté du cabaret. J’aime bien mieux avoir ma côtelette et
mon pot de bière avec mes pareils, que de manger de la venaison et de
4. Jack, diminutif de John, Jean, et non pas Jacques, comme ce mot se traduit quelquefois
par des savants. (Note du traducteur.)
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Contes d’un voyageur II Chapitre III
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Contes d’un voyageur II Chapitre III
risqua souvent de s’y rompre le cou. Lorsque nous entrâmes dans la cour,
je ne pus, sans sourire, penser en quels coins écartés le génie enfante ses
productions. Et les muses, ces belles capricieuses, qui refusent si souvent
de visiter les palais, et n’accordent pas le plus léger sourire à ceux qui les
adorent dans de somptueux cabinets, sous des lambris dorés, descendent
dans des trous et des terriers pour prodiguer leurs faveurs à quelque élève
en haillons !
Je trouvais que ce Green-arbour-court était une petite place, entourée
de maisons hautes et misérables, dont les entrailles semblaient tournées
du dedans au dehors si l’on en jugeait par l’aspect des guenilles et des
vieux habits qui flottaient à chaque fenêtre. Cette place paraissait être le
pays des blanchisseuses ; on y avait tendu, en tous sens, des cordes sur
lesquelles se balançait le linge qui séchait.
À l’instant où nous entrions, il s’éleva une querelle entre deux hé-
roïnes, au sujet d’un baquet dont l’une et l’autre réclamaient la propriété :
aussitôt toute la communauté fut en rumeur. Des têtes en cornettes pa-
rurent à chaque croisée, et il s’ensuivit un tel débordement de paroles et
un si grand vacarme, que je fus obligé de me boucher les oreilles. Toutes
ces amazones prirent parti dans le débat ; et agitant leurs bras d’où décou-
lait l’eau de savon, elles firent feu de leurs fenêtres comme de l’embrasure
d’un fort, tandis que des essaims d’enfants bercés et nichés dans chacune
des fécondes cellules de cette ruche, éveillés par le bruit, joignaient leurs
cris perçants au concert général.
Pauvre Goldsmith ! quels moments il a dû passer, enfermé dans cet
antre infect et tumultueux, lui dont les habitudes étaient si pacifiques et
les nerfs si sensibles ! Quand tout ce qu’il était forcé de voir et d’entendre
suffisait pour aigrir le cœur et le remplir de misanthropie, comment sa
plume a-t-elle pu distiller le miel d’Hybla ? Il est plus que probable, ce-
pendant, que plusieurs de ses inimitables tableaux de la vie du peuple
furent tirés des scènes dont il était entouré dans ce séjour. L’accident de
mistriss Tibbs, forcée d’aller laver les deux chemises de son mari dans la
maison d’une voisine qui refusait de lui prêter son baquet, pourrait bien
ne pas être un jeu de l’imagination, mais un fait passé sous les yeux de
Goldsmith. Peut-être son hôtesse était-elle l’original du portrait : peut-
être la mince garde-robe de Beau-Tibbs n’était-elle qu’un fac simile de
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Contes d’un voyageur II Chapitre III
celle du romancier.
Ce ne fut pas sans quelque peine que nous parvînmes à trouver le lo-
gement de Dribble. Il occupait, au second étage ; une chambre qui donnait
sur la cour. Quand nous entrâmes, il était assis au bord de son lit, écrivant
sur une table cassée. Il nous reçut cependant avec un air franc et ouvert,
avec un air de pauvre diable, dont le charme était irrésistible. À la vé-
rité il parut d’abord légèrement déconcerté ; il boutonna son gilet un peu
plus haut et y enfonça son jabot de toile qui s’en était trop éloigné. Mais
il se remit aussitôt, et se redressa d’un air de satisfaction en s’avançant
pour nous recevoir ; il tira pour M. Buckthorne un tabouret à trois pieds,
m’indiqua du doigt un antique et lourd fauteuil de damas, qui ressemblait
à un monarque détrôné, en exil, et nous souhaita la bienvenue dans son
galetas.
La conversation fut bientôt engagée. Buckthorne et lui avaient beau-
coup de choses à se dire sur les scènes passées jadis à l’école : et comme
rien ne dispose plus le cœur de l’homme à la confiance que des souvenirs
de cette espèce, nous obtînmes de lui une rapide esquisse de sa carrière
littéraire.
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CHAPITRE IV
J
ma carrière, nous dit-il, par être
le bambin le plus espiègle et le plus malin de l’école ; je fus en-
suite assez malheureux pour me voir le plus grand génie de mon
village. Mon père, procureur de campagne, comptait que je lui succéde-
rais dans ses fonctions ; mais j’avais trop de génie pour m’appliquer, et
mon père admirait trop mon génie pour vouloir l’arrêter dans sa marche :
je fréquentai donc la mauvaise compagnie, et je pris de mauvaises habi-
tudes. Entendez-moi bien ; je veux dire que je fréquentai les savants et les
précieuses du village, et que je me mis à composer des poésies pastorales.
C’était tout à fait la mode, dans le village, d’être littérateur. Un pe-
tit cercle de choix, composé de nos plus brillants esprits, se réunissait
souvent ; il s’érigea en société littéraire, scientifique et philosophique, et
nous nous imaginâmes bientôt que nous étions les savants les plus pro-
fonds qui existassent. Chacun de nous avait adopté un beau nom tiré
de quelque habitude ou de quelque manière affectée. Un lourd person-
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Contes d’un voyageur II Chapitre IV
nage prenant une énorme quantité de thé, se dandinait dans son fauteuil,
parlait par sentences, prononçait d’un ton dogmatique, et on le regar-
dait comme un second docteur Johnson : un autre, parvenu au vicariat,
débitait de grosses plaisanteries, écrivait des vers burlesques ; c’était le
Swift de notre société. De même nous avions notre Pope, nos Goldsmith,
nos Addisson ; et une dame à bas bleus ¹ qui nous recevait chez elle, qui
avait des correspondances sur rien avec tout le monde, et qui écrivait des
lettres d’un style roide et composé, comme celui d’un livre imprimé, fut
proclamée une nouvelle Mistriss Montagu. Quant à moi, j’étais, d’après
l’opinion de tous, le prodige adolescent, le jeune homme poétique, le gé-
nie transcendant, l’espoir et l’orgueil du village, qui me devrait un jour la
célébrité dont jouit Stratford, sur l’Avon ². Mon père mourut, me laissant
sa bénédiction et son étude. Sa bénédiction ne me donna point d’argent
dans la poche ; et quant à son étude, elle m’abandonna bientôt : car je ne
m’occupais que d’écrire des poésies, je ne m’appliquais pas aux lois ; et
mes clients, quoi qu’ils eussent infiniment de respect pour mes talents,
n’avaient aucune confiance en un procureur-poète.
Je perdis ainsi ma clientèle, je dépensai mon argent et j’achevai mon
poème. Il était intitulé, les Plaisirs de la Mélancolie ; tout notre cercle éleva
cette production jusqu’aux nues : les Plaisirs de l’Imagination, les Plaisirs
de l’Espérance, les Plaisirs de la Mémoire, quoique chacun de ces ouvrages
eût placé son auteur au premier rang des poètes, n’étaient que de faible
prose en comparaison ³ ! Notre mistriss Montagu pleura, du commence-
ment jusqu’à la fin. Mon ouvrage fut proclamé, par tous les membres de
la société littéraire, scientifique et philosophique, le plus grand poème
du siècle ; et tous prédirent le bruit qu’il ferait dans le monde. Nul doute
que les libraires de Londres n’en devinssent fous ; et la seule crainte de
mes amis était que je ne fisse un sacrifice en le cédant à trop bon compte.
1. C’est-à-dire une femme de lettres. (Note du traducteur.)
2. Lieu à jamais célèbre par la naissance de Shakespeare. (Note du traducteur.)
3. e Pleasures of Imagination, poème de feu Akenside ; the Pleasures of Hope, poème
de M. Campbell, aujourd’hui rédacteur du New Monthly Magazine, un des meilleurs jour-
naux littéraires qu’il y ait en Europe ;the Pleasures of Memory, poème de M. Rogers, aimable
vieillard, qui, par la douceur et l’élégance de ses mœurs, autant que par la finesse de son
esprit, rappelle le souvenir de l’ingénieux Fontenelle, tandis que par son talent poétique il se
place à un rang très élevé, où n’atteignit jamais le philosophe normand. (Note du traducteur.)
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Contes d’un voyageur II Chapitre IV
Chaque fois que l’on traitait ce sujet, on faisait hausser le prix. On sup-
putait les fortes sommes données pour les poèmes de quelques auteurs
populaires, et l’on décidait que le mien, à lui seul, valait plus que tous les
autres ensemble et qu’il fallait qu’il fut payé en conséquence. Pour moi,
j’étais modeste dans mes prétentions, et je déclarai que mille guinées me
satisferaient. Je mis donc mon poème en poche et je me rendis à Londres.
Mon voyage fut gai. J’avais le cœur aussi léger que la bourse, et la tête
remplie de brillantes espérances de gloire et de fortune. Avec quel noble
orgueil, des hauteurs de High-gate, je jetai les yeux sur l’antique ville de
Londres ! J’étais comme un général qui laisse tomber ses regards sur une
place dont il compte se rendre maître. La grande capitale se déployait
devant moi, ensevelie sous le nuage ordinaire de fumée noire et épaisse,
qui interceptait les rayons, éclatants du soleil, et entourait la ville d’une
espèce de mauvais temps artificiel. Dans les faubourgs, du côté de l’ouest,
cette fumée s’éclaircissait peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin tout fût éclairé,
par un brillant soleil, et que la vue s’étendît, sans obstacle jusqu’à la ligne
bleue des montagnes de Kent.
Mes regards avides ne pouvaient se détacher de l’immense coupole de
Saint-Paul, dont la masse noirâtre se dessinait dans ce chaos de brouillard ;
et je me représentais le grave et docte royaume de l’érudition qui entoure
sa base. Bientôt les Plaisirs de la Mélancolie jetteraient ce monde d’impri-
meurs et de libraires dans un tourbillon d’affaires et de plaisirs ; bientôt
j’entendrais mon nom répété par tous les compagnons imprimeurs dans
le Pater-noster-row, l’Angel court et l’ave Maria lane, jusqu’à ce que le
son fût renvoyé par les échos de l’Amen corner !
Arrivé dans la ville, je me rendis sur-le-champ chez l’éditeur le plus à
la mode ; c’était le favori des auteurs nouveaux.
Le cercle de village avait décidé en effet qu’il serait l’heureux mortel.
Je ne puis exprimer avec quel orgueil je parcourais les rues. Ma tête tou-
chait aux nuages ; je sentais les zéphyrs célestes se jouer à l’entour d’elle,
et je me la figurais déjà couronnée d’une auréole de gloire littéraire. En
passant près des fenêtres des boutiques de libraires, je voyais déjà dans
l’avenir le moment où mon poème brillerait parmi les merveilles du jour
imprimées sur papier satiné ; et mon portrait, gravé sur cuivre, ou taillé
en bois, figurant à côté de ceux de Scott, de Byron et de Moore.
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Mais si vous revenez dans huit ou quinze jours, ou bien vers le milieu
du mois prochain, nous serons peut-être en état d’examiner votre ou-
vrage et de vous donner une réponse. Ne l’oubliez pas, dans deux mois.
Bonjour, monsieur ; je serai enchanté de vous voir, chaque fois que vous
passerez par ici. » En parlant ainsi, il me reconduisait en me saluant de la
manière la plus polie. Bref, monsieur, au lieu de la concurrence empres-
sée sur laquelle je comptais pour mon poème, je n’obtins pas même une
simple lecture ! En même temps mes amis m’accablaient de lettres pour
me demander quand l’ouvrage paraîtrait, et qui était mon éditeur ; mais
par-dessus toute chose, pour me recommander de ne pas le céder à trop
bon marché.
Il ne me restait plus qu’une ressource. Je me déterminai à publier moi-
même mon ouvrage, et à prendre ma revanche sur les libraires, quand je
serais l’idole du jour. En conséquence, je fis imprimer les Plaisirs de la
Mélancolie, et je me ruinai. À l’exception des exemplaires envoyés aux
journaux, et à mes amis du village, pas un, je crois, ne sortit du magasin du
libraire. Le mémoire de l’imprimeur épuisa ma bourse, et on ne fit aucune
mention de mon poème, si ce n’est dans les annonces que je payai.
J’aurais pu prendre mon malheur en patience, et l’attribuer, selon
l’usage, à la négligence du libraire, ou au peu de goût du public, et selon
l’usage aussi, en appeler à la postérité ; mais nos amis du village ne me
laissaient pas en repos. Ils se figuraient que j’étais fêté par les grands, ad-
mis à l’intimité des gens de lettres, et lancé dans la brillante carrière de la
fortune et de la gloire. À chaque instant de nouveaux débarqués arrivaient
chez moi avec une lettre de recommandation du cercle du village, qui ré-
clamait pour eux mes bons offices, et me priait de les faire connaître dans
la société : on m’insinuait qu’en les introduisant chez quelque seigneur
célèbre dans la littérature je leur serais extrêmement agréable. Je résolus,
en conséquence, de changer de logement, de cesser toute correspondance,
et de m’éclipser aux yeux de mes admirateurs de campagne. D’ailleurs, je
brûlais de tenter un nouvel essai poétique. Je n’étais nullement découragé
par la mésaventure du premier. Mon poème était évidemment trop didac-
tique. Le public se trouvait assez savant ; il ne cherchait plus l’instruction
dans ses lectures. « Il leur faut des horreurs ? me dis-je ; eh ! parbleu, je
leur en donnerai de reste ! » Je cherchai donc un endroit écarté et tran-
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assis dans une antique et majestueuse salle, où s’était tenu plus d’un grave
conseil.
Tout cela fut à merveille pendant une semaine. Excité par la nou-
veauté, inspiré par les souvenirs qu’éveillait en mon esprit cette retraite
si intéressante, je croyais déjà sentir le génie de la composition s’agiter
en moi. Mais le dimanche arriva, et avec lui toute la population de la ville,
qui se répandait en essaims autour de Canonbury-Castle. Je ne pouvais
plus ouvrir ma croisée, sans être étourdi par les cris de joie et par le ta-
page des joueurs de crosse ; le chemin, jadis si tranquille, qui passait sous
ma fenêtre, retentissait maintenant du bruit des pas et du cliquetis des
langues : et pour achever mon malheur, je m’aperçus que ma paisible re-
traite n’était qu’une pièce curieuse ; puisqu’on montrait aux étrangers la
tour et ce qu’elle contenait, à raison de six pence par tête.
On ne cessait d’entendre sur l’escalier les pas des gens de la ville, qui
montaient avec leurs familles au haut de la tour, pour voir la campagne,
apercevoir Londres par un télescope et tâcher de distinguer les cheminées
de leurs maisons. Enfin, au milieu d’une veine poétique, dans un moment
d’inspiration, je fus interrompu et toutes mes idées se perdirent, par la
faute de mon insupportable hôtesse, qui, frappant à ma porte, me de-
manda si je voulais bien permettre à un monsieur et à une dame d’entrer,
pour jeter un coup d’œil sur la chambre de M. Goldsmith ? Pour peu que
vous sachiez ce que c’est que le cabinet d’un auteur, et ce qu’est un auteur
lui-même, vous concevez qu’il n’y avait pas moyen d’y tenir. Je défendis
expressément que l’on continuât à montrer ma chambre ; mais alors on la
faisait voir quand j’étais absent, et tous mes papiers étaient brouillés : un
jour, en rentrant chez moi, je trouvai un maudit boutiquier et ses filles,
la bouche béante sur mes manuscrits, et mon hôtesse frappée de terreur
à mon apparition. J’essayai d’y remédier pendant quelque temps, en gar-
dant la clef dans ma poche : mais ce fut en vain. J’entendis un jour mon
hôtesse, sur l’escalier, dire à quelques habitués, que la chambre était oc-
cupée par un auteur, qui se mettait en fureur quand on le troublait ; et
un léger bruit à la porte me fit bientôt connaître qu’ils me regardaient à
travers le trou de la serrure. Par Apollon, c’était aussi trop fort ! Malgré
mon vif désir de gloire, et mon ambition d’exciter l’étonnement de l’uni-
vers, je ne me souciais pas d’être montré en détail, à six pence par tête,
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avait plus personne qu’un homme, qui, assis près d’une fenêtre, savourait
sa pinte de Porto, en examinant les passants. Il portait un habit vert de
chasse. Sa physionomie était fortement prononcée ; il avait le nez aquilin,
le regard romantique, excepté cependant qu’il y avait quelque chose de
louche : l’ensemble de la tête me sembla d’un style tout à fait poétique.
Cet homme me plut infiniment, car il faut savoir que je suis un peu phy-
sionomiste ; je le pris pour un poète ou pour un philosophe.
Comme j’aime à faire de nouvelles connaissances, car je vois en
chaque individu un volume de la nature humaine, j’entrai bientôt en
conversation avec l’étranger, qui, à ma grande satisfaction, n’était pas
d’un abord difficile. Après mon dîner, j’allai le joindre à la fenêtre, et nous
nous liâmes si bien que je proposai de vider ensemble une bouteille de vin,
ce qu’il accepta très volontiers.
J’avais l’esprit trop plein de mon poème pour laisser reposer long-
temps ce sujet, et je commençai par remonter à l’origine du cabaret et à
l’histoire de Jack Straw. Je trouvai mon nouvel ami très versé dans cette
matière, et tout à fait de mon avis sur chaque point. Le vin et la conver-
sation m’échauèrent. Dans toute l’effusion des sentiments d’un auteur,
je lui parlai de mon poème esquissé, et je récitai quelques passages, qui
le transportèrent d’admiration. Il avait évidemment une forte vocation
poétique.
« Monsieur, me dit-il, en remplissant mon verre, nos poètes ne s’oc-
cupent pas de ce qui se passe chez eux. Je ne vois pas quel besoin nous
avons de sortir de la vieille Angleterre pour écrire l’histoire de brigands
et de rebelles. J’aime votre Jack-Straw, monsieur ; c’est un héros du pays !
Je l’aime, monsieur ; oui je l’aime excessivement. Il est Anglais jusqu’à la
moelle des os… ou que je sois damné… Qu’on me donne après tout de la
vieille et brave Angleterre ! Voilà ma façon de penser, monsieur. »
« J’honore votre façon de penser, m’écriai-je vivement : elle est exac-
tement la mienne : un brigand anglais est pour la poésie un brigand tout
aussi bon que ceux de l’Italie, de l’Allemagne ou de l’Archipel : mais il est
difficile d’en convaincre nos poètes. »
« Tant pis pour eux, répartit l’homme en habit vert. Que diable
veulent-ils donc ? Qu’avons-nous à faire de leurs Archipels d’Italie et
d’Allemagne ? N’avons nous pas des bruyères, des forêts et de grands
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corneilles, où l’on n’a pour ses peines qu’une charogne et des plumes.
Mais une diligence d’autrefois, monsieur, était aussi riche qu’un galion
d’Espagne. Elle était remplie de petits jaunets, et une voiture particulière
en contenait cent ou deux cents au moins.
Je ne puis exprimer combien je prenais de plaisir aux saillies de ma
nouvelle connaissance. Il me dit qu’il venait souvent à l’auberge et qu’il
serait fort heureux de se lier davantage avec moi ; je me promis à moi-
même d’y passer plus d’une agréable après-dînée, pendant lesquelles je
lui lirais mon poème à mesure qu’il serait avancé, et je profiterais des
remarques de l’étranger ; car il avait évidemment le vrai sentiment de la
poésie.
« Allons, monsieur, dit-il, en secouant la bouteille, le diable m’em-
porte, je vous aime ! Vous êtes un homme selon mon cœur. Je suis diable-
ment lent à faire de nouvelles connaissances ; il faut être prudent, voyez-
vous ? Mais quand je rencontre un homme de votre calibre, morbleu ! Mon
cœur s’élance aussitôt vers lui. Voilà mes sentiments, monsieur. Allons,
monsieur, à la santé de Jack Straw ! Je présume qu’on peut y boire aujour-
d’hui, sans qu’il y ait crime de haute trahison !
— De tout mon cœur, répondis-je gaiement, et à Dick Turpin, par-
dessus le marché.
— Ah ! monsieur, dit le personnage en vert, voilà l’espèce d’hommes
qu’il faut aux poètes. L’almanach de Newgate, monsieur, ne lisez que
l’almanach de Newgate ¹⁵. C’est là que vous trouverez des actions cou-
rageuses et d’audacieux gaillards ! »
Nous nous amusions si bien ensemble, que nous restâmes fort tard
à l’auberge. J’insistai pour payer la dépense, car ma bourse et mon cœur
étaient également pleins. Mais je consentis à ce que l’étranger acquittât la
carte à notre première rencontre. Comme toutes les voitures de Hamps-
tead à Londres étaient déjà parties, il nous fallut retourner à pied. Il était
si enchanté de l’idée de mon poème, qu’il ne pouvait parler d’autre chose.
Il me fit répéter tous les passages dont je pouvais me souvenir ; et quoique
je m’en acquittasse d’une manière peu suivie, à cause de la faiblesse de
ma mémoire, il n’en était pas moins ravi.
15. La prison criminelle de Londres. (Note du traducteur.)
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n
18. Aux audiences de police, tenues aujourd’hui par sir Richard Birnie, et où l’on entend
plaider chaque jour les causes les plus plaisantes.
Les Anglais désignent les rédacteurs de ces sortes d’articles sous le titre de creeper, (être
qui rampe) ; aucun dictionnaire ne fait mention de ce nom de métier. (Note du traducteur.)
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CHAPITRE V
La renommée
L
quitté le nid littéraire de l’honnête Dribble,
et que nous eûmes traversé, sans encombre, les dangereux es-
caliers casse-cou, et les labyrinthes de Fleet-Market, M. Buck-
thorne fit bien des commentaires sur l’aperçu de la vie littéraire qu’il
m’avait présenté.
J’exprimai ma surprise de trouver un monde si différent de ce que
je m’étais figuré. « C’est ce qui arrive toujours aux étrangers, me dit-il.
Le pays de la littérature est très beau, vu à une certaine distance ; mais,
comme dans tout autre paysage, les charmes disparaissent à mesure qu’on
approche, et les épines et les ronces deviennent de plus en plus visibles.
La république des lettres est la plus agitée, la plus divisée de toutes les
républiques anciennes et modernes.
— Cependant, lui dis-je en souriant, vous ne voudriez pas me don-
ner l’esquisse de ce brave Dribble pour une bonne carte du pays. C’est
un hibou qui attrape des souris ; c’est un littérateur infime. Nous aurions
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Contes d’un voyageur II Chapitre V
trouvé une tout autre manière d’être, chez un de ces auteurs fortunés que
nous voyons planer, en se jouant, sur les hauteurs de l’empire de la mode,
comme les hirondelles caressent de leurs ailes légères les nuages azurés,
dans un jour d’été.
— C’est possible, répliqua-t-il ; mais j’en doute. Je croirais plutôt que si
quelqu’auteur, même celui qui compte le plus de succès, nous découvrait
ses sentiments véritables, vous reconnaîtriez l’excellence de la philoso-
phie de notre ami, par rapport à la réputation. Vous verriez un auteur, qui,
dans le monde, porte un visage riant, tandis que le vautour de la critique
lui dévore le foie. Un autre qui fut assez dupe de prendre la mode pour
la gloire, vous le verriez observant toutes les physionomies, se rendant à
chaque invitation, plus ambitieux de figurer dans le beau monde que dans
le monde littéraire, et prêt à s’abandonner au désespoir pour l’inattention
d’un seigneur ignorant, ou d’une duchesse distraite. Ceux qui s’élèvent,
vous les trouveriez tourmentés du désir de monter plus haut : et ceux qui
déjà sont au faîte de la gloire, tourmentés par la crainte continuelle d’en,
descendre.
» Ceux-mêmes qui voient d’un œil indifférent le fracas de la renom-
mée et les caprices de la mode, ne s’en trouvent guère mieux ; leur repos
est troublé sans cesse, leurs projets sont continuellement interrompus ;
car, quels que soient ses sentiments, dès qu’un auteur est lancé dans la
tanière de la renommée, il faut qu’il aille en avant jusqu’à ce que la vaine
curiosité du moment soit satisfaite, et jusqu’à ce qu’on le jette de côté
pour faire place à quelque nouveau caprice. Après tout, je ne sais si l’on
n’est pas plus heureux d’être entraîné dans le tourbillon par son ambition,
quelque vexation qu’on y éprouve, que d’être doublement tourmenté en
se voyant obligé de mettre au jeu sans retirer aucun bénéfice.
» Les gens à la mode ne cessent de demander du nouveau ; chaque
semaine doit avoir sa merveille, n’importe en quel genre. Tantôt un au-
teur, tantôt un mangeur de charbons ardents ; puis un compositeur, ou
un jongleur indien, ou un chef de l’Inde, un habitant du pôle arctique, ou
des pyramides ; chacun brille pendant ce court espace de gloire, et cha-
cun cède la place à la merveille suivante. Vous devez savoir que parmi
nos dames de haut rang nous avons des têtes étrangement fantasques ;
elles rassemblent autour d’elles des êtres remarquables en tout genre :
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Contes d’un voyageur II Chapitre V
n
1. Assemblées nombreuses. (Note du traducteur.)
2. C’est le mot de Louis XIV, en voyant le marquis de Cavoie se promener avec Racine.
(Note du traducteur.)
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CHAPITRE VI
Le philosophe pratique
L
j’avais entendues sur Buckthorne, de son an-
cien camarade d’école, et la variété de traits originaux que
j’avais déjà remarqués en lui, m’inspirèrent le plus vif désir de
savoir quelque chose de son histoire. Je suis un voyageur de la bonne
vieille école, et j’aime à l’excès cette coutume que l’on trouve dans les
anciens livres, conformément à laquelle, chaque fois que des voyageurs
se rencontraient, ils s’arrêtaient aussitôt et se contaient leurs histoires et
leurs aventures. Ce Buckthorne, en outre, me plaisait infiniment : il avait
vu le monde, il avait fréquenté la société, et il gardait cependant la forte
teinte d’originalité de l’homme qui a vécu longtemps seul. Il y avait en lui
un fond d’insouciance et de bonne humeur qui me charmait ; et quelque-
fois une légère nuance de mélancolie, mêlée à sa gaieté, rendait celle-ci
encore plus piquante. Il avait coutume de développer des théories sur la
société et les mœurs, et il se plaisait à considérer la nature humaine sous
des points de vue bizarres ; mais il n’avait jamais de fiel dans ses satires.
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Contes d’un voyageur II Chapitre VI
Elles attaquaient plutôt les folies que les vices du genre humain ; et même,
les folies de ses semblables, il les traitait avec la douce indulgence d’un
homme qui sent sa propre fragilité. Il avait été évidemment ballotté et
froissé par la fortune, sans en être aigri ; semblable à ces fruits dont la sa-
veur devient plus douce et plus parfumée, lorsqu’ils sont un peu meurtris
et qu’ils ont été exposés aux premiers froids de la saison.
J’ai toujours beaucoup aimé la conversation des philosophes pratiques
de ce caractère, qui ont tiré parti des doux avantages de l’adversité ¹ sans
contracter d’amertume ; qui ont appris à estimer le monde ce qu’il vaut,
en gardant leur bonne humeur ; et qui, en reconnaissant la justesse du
dicton : tout est vanité, l’appliquent sans aigreur.
C’était ainsi qu’était Buckthorne : en général, philosophe joyeux ; et
si quelquefois une ombre de tristesse venait à obscurcir son front, elle
n’était que passagère, comme un nuage d’été qui se dissipe bientôt, et
qui rafraîchit et ranime les champs sur lesquels il a passé. Un jour je me
promenais avec lui dans les jardins de Kensington, car c’était un épicurien
qui recherchait les plaisirs peu coûteux et les promenades champêtres
à proximité de la capitale. Nous jouissions d’une délicieuse matinée de
printemps : et Buckthorne éprouvait cette heureuse disposition d’esprit
d’un habitant des villes, amateur de la campagne, quand, par un beau
soleil, il prend ses ébats sur l’herbe. Il suivait des yeux une alouette, qui
s’élevant d’un lit de marguerites et de renoncules des prés, montait en
chantant vers un nuage éclatant de blancheur qui flottait sur l’azur du
ciel.
« De tous les oiseaux, dit-il, l’existence que je préférerais est celle de
l’alouette. Dans la plus heureuse saison de l’année, elle jouit des heures
les plus ravissantes du jour, au milieu des fraîches et vertes prairies, et de
fleurs nouvellement écloses : et quand elle est rassasiée des voluptés de
la terre, elle élève son vol vers les cieux, comme si elle voulait puiser la
mélodie dans les astres du matin. Écoutez son ramage comme il pénètre
doucement l’oreille ! Quelle richesse de musique ! Comme ses accents dé-
licieux tombent de cadence en cadence ! Qui voudrait se rompre la tête
1. Sweet uses of adversity. Citation de Shakespeare, dans la pièce intitulée As you like it.
(Note du traducteur.)
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Contes d’un voyageur II Chapitre VI
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CHAPITRE VII
Buckthorne
ou
Le jeune homme aux grandes
espérances
J
riche, mais avec de grandes espérances, ce qui est
peut-être la condition la plus fatale dans laquelle on puisse naître.
Mon père, petit propriétaire campagnard et dernier rejeton d’une
famille ancienne et honorable, mais bien déchue, habitait dans le comté
de Warwick une maison, jadis pied-à-terre pour la chasse. C’était un ar-
dent chasseur, qui vivait en dépensant la totalité d’un modique revenu,
de sorte que de ce côté j’avais peu à espérer : mais j’avais un oncle riche,
frère de ma mère, avare, ladre, thésauriseur, qui, à ce que l’on croyait avec
confiance, me ferait son héritier, parce qu’il était vieux garçon, parce que
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Contes d’un voyageur II Chapitre VII
je portais son nom de baptême, et parce qu’il haïssait tout le monde ex-
cepté moi.
Au fait, la haine s’invétérait dans son âme ; et avare jusqu’en sa mi-
santhropie il gardait sa rancune avec le même soin qu’une guinée. Ainsi
quoique ma mère fût son unique sœur, il ne lui avait jamais pardonné son
mariage avec mon père, contre qui, depuis l’époque où ils furent cama-
rades d’école, il nourrissait un pressentiment froid, constant, immuable,
resté au fond de son cœur, comme une pierre au fond d’un puits. Ma
mère, cependant, me croyait l’intermédiaire appelé à rétablir l’harmonie,
car elle me regardait comme un prodige… Dieu la bénisse ! Mon cœur se
dilate quand je songe à sa tendresse. C’était la meilleure, la plus indul-
gente des mères : j’étais son unique enfant : c’est dommage qu’elle n’en
eût qu’un ; il y avait dans son cœur assez de complaisante faiblesse pour
en gâter une douzaine.
Je fus envoyé fort jeune à une école publique, bien contre le gré de ma
mère : mais mon père soutenait que c’était le seul moyen de donner de
la force et du courage aux garçons. L’école était tenue par un zélé parti-
san de l’ancien système, qui remplissait en conscience ses devoirs envers
les élèves confiés à ses soins : c’est-à-dire que nous étions fouettés d’im-
portance quand nous ne savions pas nos leçons. Nous étions divisés en
classes, et conduits ainsi en troupeaux, par le fouet, sur les routes du sa-
voir, à peu près de la même manière que les bestiaux sont conduits au
marché ; de façon que ceux qui ont l’allure plus pesante ou les jambes
plus courtes, souffrent de la légèreté ou des longues jambes de leurs com-
pagnons plus alertes.
Je l’avoue à ma honte, j’étais un incorrigible traînard. J’eus toujours
les inclinations poétiques ; c’est-à-dire que je fus toujours un batteur de
pavé, très disposé à faire le fainéant. J’avais coutume de laisser là mes
livres et la classe chaque fois que cela m’était possible, et d’aller courir les
champs. Avec ce caractère, tout ce qui m’environnait me semblait sédui-
sant. L’école était dans une maison à l’ancienne mode, faite de bois et de
plâtre, blanchie à la chaux, et située à l’extrémité d’un charmant village :
tout près de là on voyait la vénérable église surmontée d’une haute flèche
gothique ; au bas s’étendait une riante plaine de verdure, avec un petit
ruisseau qui brillait au loin parmi des bocages de saules ; tandis qu’une
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l’enfance a sa part des uns comme des autres. Je lui dis tout ; elle s’indigna
du traitement que j’avais subi. Elle éclata contre l’arrogance de l’écuyer
et la pruderie de sa fille : quant au maître d’école, elle s’étonnait qu’on eût
besoin de ces gens-là et que les enfants ne pussent pas rester à la maison,
pour être élevés par des précepteurs, sous les yeux de leur mère. Elle vou-
lut voir les vers que j’avais composés, et en fut enchantée ; car, à dire le
vrai, elle jugeait fort bien la poésie. Elle les montra même à la femme du
pasteur, qui protesta qu’ils étaient charmants ; et les trois filles du pasteur
insistèrent pour en avoir chacune la copie.
Tout ceci me semblait du baume sur mes blessures, et je fus encore
plus consolé et encouragé, quand ces jeunes dames, qui étaient les sa-
vantes ² de l’endroit, et qui avaient lu d’un bout à 1’autre les vies du
docteur Jonhson ³, assurèrent ma mère que les grands génies ne s’appli-
quaient jamais à l’étude, et qu’ils se montraient toujours paresseux : d’où
je commençai à conclure que je n’appartenais pas à la classe ordinaire.
Mon père, cependant, fut d’une toute autre opinion ; car lorsque ma mère,
dans l’orgueil de son cœur, lui montra mes vers, il les jeta par la fenêtre,
en lui demandant si elle « comptait faire son fils un marchand de can-
tiques » ? Mais c’était un homme insouciant, à idées vulgaires, et je ne
puis dire que je l’aie jamais beaucoup aimé : ma mère absorbait toute ma
tendresse filiale.
On avait coutume, pendant les vacances, de m’envoyer faire de
courtes visites à mon oncle, qui devait me nommer son héritier : on pen-
sait que je m’emparerais ainsi de son esprit, et qu’il deviendrait fou de
moi. C’était un vieux compère bien sec, au regard inquiet, et qui habitait
une vieille maison de campagne délabrée, qu’il laissait tomber en ruine,
par extrême avarice. Il n’avait qu’un seul domestique, vivant avec lui, ou
plutôt mourant de faim, depuis bien des années. Il n’était permis à au-
cune femme de coucher dans la maison. Une fille du vieux domestique
habitait, près de la porte, un réduit, qui jadis avait été une loge de por-
tier ; elle avait la permission de passer chaque jour une heure dans la
maison, pour faire les lits et apprêter un morceau à manger. Le parc qui
2. Les bas-bleus. Voyez les notes précédentes sur ce mot. (Note du traducteur.)
3. Les vies des poètes anglais, par Johnson. (Idem.)
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belles journées d’été, et au lieu d’étudier dans le livre ouvert devant moi,
je dévorais de mes regards, à travers la croisée, les vertes prairies et les
collines bleuâtres. Combien j’enviais le bonheur de ces groupes assis sur
l’impériale d’une diligence, jasant, jouant et riant, tandis que la voiture
rapide les entraînait sur le chemin de la capitale ! Les rouliers eux-mêmes,
marchant à pas lents à côté de leurs lourds attelages, et traversant ainsi
le royaume d’un bout à l’autre, étaient pour moi des sujets d’envie ; mon
imagination me représentait les aventures qu’ils devaient rencontrer et
les étranges scènes auxquelles ils assistaient. Tout cela était sans doute
l’effet du caractère poétique qui fermentait en moi, et qui me poussait
dans un monde créé par lui, mais que je prenais pour le monde réel.
Aussi longtemps que ma mère exista, cette forte propension à la vie
errante fut combattue par l’attrait plus fort de la maison paternelle et par
les puissants liens de l’affection qui me retenaient ; mais maintenant que
ma mère n’était plus, l’attrait avait disparu, les liens étaient brisés : mon
cœur n’ayant désormais rien qui l’attachât, était à la merci de toutes les
impulsions. La modicité de la pension que m’allouait mon père, la pau-
vreté de ma bourse, qui en était une conséquence immédiate, m’empê-
chaient seules de monter dans une diligence et de me lancer au hasard
sur l’immense océan de la vie.
À cette même époque, le village fut animé, pendant un ou deux jours,
par le passage de plusieurs caravanes, qui menaient des bêtes féroces et
d’autres raretés à une grande foire annuelle d’une ville voisine.
Je n’avais jamais vu de foire de quelque importance, et ma curiosité fut
fortement excitée par le fracas de ces préparatifs. Je contemplais avec un
étonnement mêlé de respect les personnages errants qui accompagnaient
ces caravanes. Je perdais mes heures dans l’auberge du village, à écouter
avec avidité, avec délices, le bavardage original et les grossières plaisan-
teries des bateleurs et de leurs compagnons ; j’éprouvais le plus vif désir
d’assister à cette fête que mon imagination me présentait comme une
chose merveilleuse.
Nous eûmes une après-dînée de congé, qui me permit de m’absenter
depuis midi jusqu’au soir. Une charrette se rendait du village à la foire :
je ne pus résister à la tentation, ni à l’éloquence de Tom Dribble qui était
vagabond jusqu’au fond de l’âme. Nous louâmes des places et nous par-
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ils étaient gais et folâtres, et les éclats de rire ébranlaient leurs tristes tré-
teaux : je fus surpris de voir le tyran au manteau de laine rouge, et aux
épouvantables moustaches qui avaient fait battre mon cœur quand il se
pavanait sur les planches, métamorphosé maintenant en un gros gaillard
de bonne humeur : il n’avait plus sur la tête la brillante écuelle, et sa face
joviale était lavée de toutes les terreurs du bouchon brûlé. Je fus enchanté
aussi de voir la pauvre demoiselle en taffetas passé et en mousseline sale,
qui avait tremblé sous sa tyrannie, et qui m’avait tant affligé par ses cha-
grins, assise familièrement sur ses genoux, et buvant à la même cruche.
Arlequin dormait sur un banc : et moines, satyres et vestales, groupés en-
semble, riaient à gorge déployée d’une histoire fort leste, contée par un
malheureux chevalier qui avait été assassiné de la manière la plus barbare,
dans la tragédie.
En effet, tout cela était nouveau pour moi ; j’entrais dans une autre
planète. Je regardai et j’écoutai avec beaucoup de curiosité et un vif plai-
sir. Ils débitaient mille étranges histoires et mille plaisanteries sur les
événements du jour ; et ils faisaient les descriptions les plus burlesques,
en singeant les spectateurs qui les avaient admirés. Leur conversation
était pleine d’allusions à leurs aventures, dans les divers endroits où ils
s’étaient montrés, aux rôles qu’ils avaient joués dans différents villages,
et aux embarras comiques où ils s’étaient trouvés quelquefois. Toutes les
inquiétudes passées fournissaient aujourd’hui à ces êtres insouciants et
légers matière à plaisanterie et contribuaient beaucoup à la gaieté du mo-
ment. De foire en foire, ils avaient parcouru le royaume entier, et ils se
disposaient à partir pour Londres, le lendemain matin. Mon parti fut pris.
Je sortis de mon asile et me glissai à travers la haie dans un champ voisin,
où je me mis en devoir de me transformer en pauvre, couvert de gue-
nilles. Je déchirai mes habits ; je les salis de boue ; je me barbouillai le
visage et les mains ; me traînant près d’une des boutiques, j’y dérobai un
vieux chapeau, et je laissai à la place le mien, qui était neuf. C’était un vol
honnête, et j’espère qu’au jour du jugement ce chapeau ne s’élèvera pas
contre moi.
J’osai maintenant me rendre à ce théâtre où l’on se divertissait si bien ;
et me présentant au corps dramatique, je m’offris comme volontaire. Je
me sentis terriblement agité et confus ; car jamais je n’avais été en pré-
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Contes d’un voyageur II Chapitre VII
tant ; j’étais presque comme Simon-Snug, dans le rôle du lion, à qui l’on
ne demandait que de rugir ¹⁰.
Je ne puis vous exprimer combien j’étais heureux de mon changement
subit de situation. Je ne me sentais pas dégradé, car j’avais trop peu vu
la société pour avoir des idées sur la distance des rangs ; et il est rare
qu’un enfant de seize ans soit aristocrate. Je n’avais point quitté d’amis,
car personne au monde ne s’intéressait à moi, depuis que ma bonne mère
n’existait plus : je n’avais quitté aucun plaisir, car mon unique plaisir était
d’errer partout et de me livrer aux caprices d’une imagination poétique,
et j’en jouissais maintenant dans toute sa latitude. Il n’y a point de vie
éminemment poétique comme celle d’un bouffon sauteur.
Peut-être dira-t-on, que tout ceci annonçait de basses inclinations. Je
ne le pense pas ; non que je prétende me justifier entièrement, je connais
trop mon caractère fantasque ; mais, en cette occasion, je ne fus séduit
ni par l’amour de la mauvaise compagnie, ni par un penchant pour les
habitudes vicieuses : j’ai toujours méprisé un grossier abrutissement ; j’ai
toujours éprouvé du dégoût pour le vice, qu’il fût dans les hautes classes
ou dans les rangs inférieurs. J’étais entraîné par une impulsion soudaine,
irréfléchie. Je n’avais pas le projet d’embrasser cette profession comme
genre de vie, ni de m’attacher à ces gens comme à ma future société. Ma
seule idée était de satisfaire, en passant, ma curiosité, et de m’abandonner
à mes fantaisies. J’avais un goût prononcé pour les originalités de carac-
tère et pour les changements de situation ; je fus toujours avide d’assister
à la comédie de la vie, et curieux d’en voir les scènes variées.
Ainsi, en me joignant à des bateleurs et à des bouffons, j’étais guidé
par cette même vivacité d’imagination qui m’avait déjà conduit près
d’eux : je marchais, pour ainsi dire, enveloppé d’une illusion protectrice,
que mon imagination répandait autour de moi : je me liais avec ces gens
parce qu’ils me paraissaient avoir une manière d’être tout à fait poé-
tique ; leurs façons bizarres, et quelque chose de pittoresque dans leur
genre de vie, me divertissaient ; mais je n’étais ni amusé, ni corrompu par
leurs vices. Bref, je me mêlais parmi eux, comme le prince Hal parmi ses
10. Simon Snug, dans le rôle du lion, dans le Midsummer night’s dream de Shakespeare.
(Note du traducteur.)
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Contes d’un voyageur II Chapitre VII
ses environs. La plus grande partie de nos bagages de théâtre fut envoyée
en avant, afin que tout se trouvât prêt à l’ouverture des foires, tandis
qu’un détachement de la compagnie voyageait à petites journées, et four-
rageait dans les villages. Je m’amusais beaucoup de la vie aventurière et
bizarre que nous menions ; arrivés aujourd’hui, partis demain ; tantôt fai-
sant de bons repas dans les auberges, tantôt mangeant au pied des haies,
sur la verdure des champs. Lorsque l’auditoire était nombreux, et la re-
cette considérable, nous nous régalions ; au cas contraire, nous faisions
maigre chère, et nous nous consolions par l’espoir des succès du lende-
main.
Enfin, le nombre toujours croissant de rapides diligences qui nous
devançaient, couvertes de voyageurs ; le concours toujours plus nom-
breux de voitures, de chariots, de charrettes, de cabriolets, de troupeaux
de bœufs et de moutons se pressant sur la route ; les petites bonbonnières,
en guise de maisons de campagne, avec leur joli parterre de douze pieds
carrés, et leurs arbres hauts de douze pieds, tout blancs de poussière, et les
innombrables pensionnats pour les jeunes personnes et les jeunes gens,
placés le long de la route, afin que les enfants jouissent de l’air pur et du
calme de la campagne ; tout annonçait que la superbe capitale n’était pas
loin. Le bruit, la foule, la confusion, la poussière et les embarras s’aug-
mentaient plus nous approchions, jusqu’à ce que je visse le grand nuage
de fumée suspendu dans les airs, comme le dais d’un trône au-dessus de
cette reine des cités.
Voilà de qu’elle manière je fis mon entrée dans Londres, en misérable
saltimbanque, à la tête d’une caravane et au milieu d’une foule de va-
gabonds ; j’étais cependant aussi heureux qu’un prince ; car, comme le
prince Hal, je me sentais supérieur à ma situation, et je savais que je pou-
vais un jour la quitter et remonter à ma place.
Comme mon œil étincela quand nous passâmes le coin de Hyde-Park
et que je vis rouler les somptueux équipages ! Par derrière, les laquais
poudrés en riches livrées, avec de beaux bouquets et des cannes à pommes
d’or : au dedans, des femmes séduisantes, si magnifiquement parées, et
d’une beauté divine ! Je fus toujours très sensible aux charmes du sexe ;
ils étaient ici dans toute leur puissance de séduction ; car, quoi qu’on dise
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Contes d’un voyageur II Chapitre VII
de la beauté sans ornements ¹², il y a quelque chose qui impose dans les
charmes revêtus d’une brillante parure. Ce beau cou de cygne entouré
de diamants ; ces cheveux noirs comme le jais, parsemés de perles ; ces
rubis étincelants sur un sein de neige, sont des objets que jamais je ne
contemplai sans émotion ; et un bras éblouissant de blancheur, serré dans
de beaux bracelets, des doigts effilés et transparents, chargés de bagues
brillantes, ont pour moi un charme irrésistible. Mes yeux furent même
éblouis à l’aspect d’une grande et majestueuse beauté qui passait à côté
de moi : elle était au-dessus de tout ce que mon imagination prêtait à ce
sexe. J’éprouvai pour un instant de la honte en songeant à la société dont
je faisais partie, et en mesurant l’immense intervalle qui me séparait de
ces êtres imposants.
Je me dispenserai de vous donner les détails de ma vie fortunée dans
les environs de la capitale, quand je jouais aux diverses foires qui s’y
tiennent à la fin du printemps, et au commencement de l’été. Ce pas-
sage d’un endroit à l’autre, ce changement continuel de scènes, nourris-
sait mon imagination avide de nouveautés, et tenait mes esprits dans un
état perpétuel de mouvement.
Comme j’étais grand pour mon âge, je désirai un jour de représenter
les héros dans la tragédie ; mais, après deux ou trois essais, le directeur me
trouva décidément incapable de remplir cet emploi ; et la première actrice
tragique, grosse et grande femme, qui avait horreur d’un héros si mince,
confirma la décision.
Le fait est que j’avais tâché de donner du sens à un langage qui n’avait
pas de sens, et du naturel à des scènes qui n’avaient pas de naturel. On
disait que je ne remplissais pas mes rôles, et on avait raison. Les rôles
avaient été disposés pour une tout autre espèce d’hommes. Notre premier
tragique était un gros et vigoureux gaillard, à voix de stentor ; il frappait
du talon, et se donnait des coups dans la poitrine, à secouer sa perruque ; il
beuglait, en déclamant son galimatias, de manière que chaque phrase re-
tentissait à l’oreille comme le son d’une timbale. J’aurais aussi bien réussi
à remplir ses habits que ses rôles. Quand nous avions un dialogue en-
12. Beauty unadorned is orned the most, passage aussi connu que le vers,
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
(Note du traducteur)
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semble, je n’étais rien à côté de lui, avec ma voix faible et mes manières
distinguées. C’était comme si l’on eût voulu parer les coups d’un gour-
din, en maniant une légère épée. Me voyait-il gagner terrain sur lui ? Il se
réfugiait dans sa grosse voix, et lançait contre moi des éclats semblables
à ceux du tonnerre, jusqu’à ce qu’ils fussent recouverts par le tonnerre
plus bruyant encore des applaudissements de l’auditoire.
À dire la vérité, je soupçonne que l’on ne jouait pas franc jeu avec
moi, et qu’il y avait quelque manigance au fond ; car, sans vanité, je crois
que j’étais meilleur acteur que lui. Comme je ne m’étais pas engagé par
ambition dans cette carrière vagabonde, je ne me fâchais pas de ne point
obtenir d’avancement ; mais je voyais avec chagrin qu’une vie errante
avait aussi ses peines et ses tourments, et que les jalousies, les intrigues
et les plus folles ambitions se trouvaient même parmi des vagabonds.
En effet, quand je fus plus habitué à ma situation, et que les prestiges
de mon imagination se furent dissipés peu à peu, je commençai à m’aper-
cevoir que mes camarades n’étaient pas aussi heureux et aussi exempts
d’inquiétudes que je me l’étais d’abord figuré. Ils étaient réciproquement
jaloux de leurs talents, et ils se querellaient pour les rôles, comme les au-
teurs des grands théâtres ; ils se querellaient pour les costumes ; et il y
avait une robe de soie jaune, à garniture rouge, et une toque ornée de
trois plumes d’autruche cassées, qui mettaient tous les jours aux prises
les dames de la troupe. Même les artistes parvenus au plus haut degré de
distinction n’étaient pas plus heureux que les autres, car M. Flimsey, lui-
même, notre premier rôle tragique, et qui paraissait un compère jovial et
sans soucis, m’avoua un jour, dans un accès de confiance, qu’il était bien
malheureux. Il avait un beau-frère, par suite de mariage, qui était direc-
teur de théâtre dans une petite ville de province ; et ce bon parent « un
peu plus que parent, mais un peu moins que bon ¹³ », le dédaignait et le
traitait avec mépris, parce qu’il n’était après tout qu’un comédien ambu-
lant. Je tâchai de le consoler en rappelant les nombreux applaudissements
qu’il recevait chaque jour ; mais en vain, il me déclara qu’ils n’avaient au-
cun charme pour lui, et que jamais il ne serait heureux, aussi longtemps
13. A lile more than kin, but less than kind. Citation du Hamlet de Shakespeare. (Note du
traducteur.)
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suite des bons offices de la femme du directeur, qui m’avait pris en ami-
tié, je fus promu du rôle de satyre à celui d’amoureux ; et avec ma figure
couverte de rouge et de mouches, une énorme cravate de papier, un cha-
peau à forme pointue, et un ample habit bleu de ciel à long pans, je fus
métamorphosé en amant de Colombine. Mon rôle n’était ni bien tendre,
ni très sentimental ; je n’avais qu’à poursuivre la belle fugitive ; à recevoir
de temps en temps la porte au nez ; à me casser quelquefois la tête contre
un poteau, à tomber et à rouler par terre avec Pantalon et Paillasse, et à
souffrir patiemment les vigoureux coups du sabre de bois d’Arlequin.
Mais le malheur voulut que mon tempérament poétique se reprît à
fermenter en moi, et produisit de nouveaux troubles. L’air inflammatoire
d’une grande capitale joint aux sites champêtres où les foires se tenaient,
tels que Greenwich-Park, Epping-Forest et la charmante vallée de West-
End, avait sur moi la plus puissante influence. Tantôt, à Greenwich-Park,
j’étais témoin des anciens jeux des jours de fête, des courses du haut en
bas des collines, et des danses en rond où l’on s’embrasse ; tantôt un fir-
mament de joues fleuries et de beaux yeux bleus s’offrait à ma vue, au
moment où j’exécutais des grotesques sur nos tréteaux : tout cela mit
en mouvement mon jeune sang et mon caractère poétique. En un mot,
je jouai mon rôle au naturel, et je devins éperdument amoureux de Co-
lombine. C’était une jolie fille, appétissante et bien faite, avec de beaux
cheveux châtains, qui rendaient plus piquante sa mine friponne. Du mo-
ment que je fus amoureux de bonne foi, il me devint impossible de jouer
la passion. J’étais tout imagination et tout sentiment, et je ne pouvais
montrer des émotions feintes, quand j’étais si vivement touché de la réa-
lité. Je ne pouvais badiner avec une fiction qui s’approchait si fort de la
vérité. Je jouai avec trop de naturel pour réussir. Et alors quelle situa-
tion pour un amant ! Je n’étais qu’un enfant, et Colombine se riait de ma
passion, car les jeunes filles ont bien plus tôt des connaissances sur ce
chapitre que les garçons, si longtemps gauches. Quelles angoisses j’avais
à souffrir chaque fois qu’elle dansait à l’extérieur de la cabane et qu’elle
étalait si généreusement tous ses charmes, j’étais au supplice. Pour ache-
ver ma misère, j’avais un rival réel dans la personne d’Arlequin, gaillard
de vingt-six ans, actif, vigoureux et rusé, Quel espoir restait-il, avec une
telle rivalité, pour un pauvre jouvenceau comme moi, ignorant et novice ?
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de tous les partis ; car chacun saisit une occasion de satisfaire adroite-
ment sur sa carcasse quelque secrète rancune. C’était un homme trop
prudent pour déclarer la guerre à toute la troupe ; il jura donc que moi
seul je lui avais donné tous les coups de pied et de poing, et je le laissai
dans ce sentiment. Il avait cependant quelques blessures qui portaient les
traces incontestables des exploits d’une femme. Ses joues rouges et rebon-
dies étaient marquées de sillons ensanglantés qu’on imputa aux ongles de
mon intrépide et dévouée Colombine. II n’y eut pas moyen de calmer la
colère du monarque ; avoir souffert dans sa personne, avoir souffert dans
sa bourse ; voir sa dignité même insultée ! Ce dernier point surpassait
toutes les autres choses ; car la susceptibilité des potentats est toujours,
en raison inverse de leur dignité réelle. Il déchargea donc sa fureur sur les
auteurs de la querelle, et Colombine et moi nous fûmes en même temps
renvoyés de la troupe.
Représentez-vous maintenant un garçon tel que moi, d’un peu plus de
seize ans, homme comme il faut par naissance, vagabond par métier, lancé
au hasard dans le monde ; me voyez-vous me frayer un chemin au travers
de la foule de la foire, mon costume de bateleur traînant en lambeaux,
et Colombine en pleurs, pendue à mon bras, dans une toilette brillante,
mais tout en guenilles ? Les larmes coulaient une à une sur ses joues,
en effaçant des couches de fard, et, à la lettre, dévorant les fleurs de son
teint ¹⁷.
La foule s’écartait pour nous laisser passer, et nous poursuivait de
ses huées. Je sentais bien le ridicule de ma situation, mais j’étais trop
galant pour abandonner cette belle, qui avait tout sacrifié pour moi. Après
avoir traversé la foire, nous nous trouvâmes comme Adam et Ève, dans
des contrées inconnues, « et nous avions devant nous le monde entier
pour choisir une retraite ¹⁸. » Jamais on ne vît dans la délicieuse vallée
17. Preying upon her damask cheek, citation, en parodie, de cet admirable passage de Sha-
kespeare, dans la pièce intitulée Twelh night, or what you will :
………….. She never told her love,
But let concealment, like a worm i’thebud,
Feed on her damask cheek…
(Note du traducteur.)
18. And had the world before us, where to choose.
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que nous jetions sur la ville déjà éloignée un regard désolé ! La vieille cité
de Londres semblait s’envelopper, d’un air farouche, dans son manteau
de fumée noirâtre, et ne vouloir offrir aucune protection à un couple aussi
mal vêtu.
Cette fois-ci, du moins, la marche ordinaire de la pantomime était ren-
versée ; Arlequin était dupe, et l’amoureux avait emmené tout de bon sa
Colombine. Mais que faire d’elle à présent ? Je ne pouvais pas la prendre
par la main, retourner chez mon père, me jeter à ses genoux, et lui deman-
der son pardon et sa bénédiction, selon l’usage dramatique. Les chiens
même auraient chassé une beauté si déguenillée.
Au milieu de mes tristes réflexions, quelqu’un me frappa sur l’épaule,
et en levant les yeux, je vis derrière moi deux gaillards grands et vigou-
reux. Ne sachant à quoi m’attendre, je me levai, et je me préparai à me
battre de nouveau ; mais en un clin d’œil ils me donnèrent un croc en
jambe et se saisirent de moi.
« Allons, allons, mon jeune maître, dit l’un des drôles, d’un ton
brusque, mais gai, ne vous mettez pas en fureur ; on a pensé que vous
aviez eu assez de liberté pour cette fois. Venez, il est plus que temps de
laisser là ces arlequinades, et de rentrer chez votre père.
En effet, j’étais tombé entre les mains d’hommes sans pitié. La cruelle
Sacharissa avait dit qui j’étais, qu’on avait promis par tout le pays une
récompense pour celui qui donnerait de mes nouvelles, et que mon si-
gnalement avait été inséré dans les papiers publics : ainsi ces harpies, par
le vil appât de l’or, résolurent de me livrer aux mains de mon père, et aux
griffes de mon pédagogue.
En vain je jurai que je n’abandonnerais jamais ma fidèle et triste Co-
lombine ; ce fut en vain que je m’échappai de leurs mains pour m’élancer
vers elle, que je fis le vœu de la défendre, que j’essuyai les larmes de ses
joues, et en même temps toute une couche de rouge qui aurait disputé
d’éclat avec le carmin. Mes persécuteurs furent inflexibles ; ils semblaient
même se réjouir de notre infortune, et s’amuser de cet étalage théâtral
de boue, de costume, et d’affliction. On m’entraîna, dans mon désespoir,
laissant ma Colombine seule en ce vaste univers ; je lui adressai en m’éloi-
gnant plus d’un regard de douleur, tandis que ses yeux se fixèrent triste-
ment sur moi, et qu’elle restait immobile sur le penchant des collines de
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J’étais à l’âge où l’on sait le moins de choses, où l’on est plus fier
de ses connaissances, et plus opiniâtre à défendre son opinion sur des
sujets auxquels on n’entend rien. Mon père était un homme avec qui la
discussion était fort difficile, car il ne reconnaissait jamais qu’on l’eût bien
réfuté. Quelquefois je l’embarrassais un instant ; mais alors il avait un
argument qui coupait court à la question ; il me menaçait de me battre. Je
crois qu’il finit par se lasser de moi, parce que je parlais et je montais à
cheval mieux que lui. L’écuyer au nez de rubis se dégoûta de moi aussi,
parce que, dans l’ardeur de la chasse, je lui passais sur le corps, tandis qu’il
était étendu dans la boue avec son cheval. Ainsi je me trouvai disgracié
par tout le monde, et je me serais presque brouillé avec moi-même, si
les trois filles du pasteur ne m’eussent fait garder la bonne opinion que
j’avais de ma personne.
C’étaient elles qui autrefois avaient admiré mes vers, quand ils
m’eurent attiré une si rude correction à l’école ; depuis cette époque,
j’avais toujours conservé une haute idée de leur jugement. En effet, ces
jeunes demoiselles ne se bornaient pas à un goût fin, elles possédaient
aussi des talents et des connaissances. Leur éducation avait été dirigée
par leur mère, qui appartenait au corps des Bas-Bleus ²⁰ : elles savaient
assez de botanique pour nommer par leurs noms techniques toutes les
fleurs de leur jardin, et elles en connaissaient, par-dessus le marché, les
vertus et les propriétés. Elles savaient aussi la musique ; non la musique
vulgaire, mais Rossini et Mozart ; et elles chantaient en perfection les mé-
lodies irlandaises de Moore. Elles avaient de jolies petites tables à ouvrage,
couvertes de toute sorte d’objets de curiosité, de fragments de lave, d’œufs
de couleur, et de nécessaires qu’elles avaient peints et vernis elles-mêmes.
Elles excellaient à faire des filets, des réseaux, des tableaux en détrempe,
des éventails en plumes, des écrans ; elles brodaient en soie et en laine ;
elles parlaient français, italien, et elles savaient Shakespeare par cœur.
Elles avaient même quelques notions de géologie et de minéralogie ; elles
allaient dans le voisinage cassant des pierres en morceau, au grand éton-
nement des gens de la campagne, frappés de stupeur.
20. Voyez les notes précédentes sur ce mot, qui signifie à peu près femme savante, ou
pédantes. (Note du traducteur.)
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et la solennité de ses fonctions lui donne cette élévation d’âme, cette ré-
gularité de conduite nécessaires à ceux qui veulent instruire la jeunesse
à penser et agir honorablement.
Je parle d’après ma faible expérience et d’après mes observations, de
bien peu de poids ; mais je crois avoir raison : quoi qu’il en soit, je puis
attribuer tout ce qu’il y a de bon dans mon caractère, composé d’élé-
ments hétérogènes, au peu de temps que je fus sous la direction de ce bon
vieillard. Il entrait dans les peines, dans les occupations et dans les amu-
sements de ses élèves : il gagnait notre confiance et s’attaquait à étudier
notre âme et notre cœur, avec plus d’application que nous n’en mettions
à étudier nos livres.
Il eut bientôt sondé mon caractère. J’étais devenu, comme je l’ai déjà
fait entendre, un peu libéral dans mes opinions et disposé à philoso-
pher sur la politique et sur la religion : j’avais pris quelques notions
sur les hommes et les mœurs, et j’avais appris chez mes compagnons,
philosophes-comédiens-ambulants, à mépriser tout préjugé vulgaire. Le
pasteur n’essaya point d’humilier mon fol orgueil ni de révoquer en
doute la justesse de mes idées ; il se contenta d’insinuer dans mon esprit
quelques principes sur ces sujets, toujours d’une manière douce et mo-
deste, qui ne dérangeait pas une des plumes de mon orgueil. Je fus étonné
du changement que la plus légère connaissance des choses apporte dans
notre manière de voir, et comment les sujets prennent une face diffé-
rente, selon qu’on y réfléchit ou qu’on se contente d’en parler seulement.
Je conçus un respect infini pour mon professeur, et j’ambitionnai son suf-
frage. Dans mon ardent désir de faire sur lui une impression favorable, je
lui offris une rame entière de mes poésies : il les lut avec attention, sourit
et me serra la main lorsqu’il me les rendit, mais ne prononça pas un mot.
Le lendemain il me mit aux mathématiques.
Je ne sais comment la marche de l’enseignement semblait, près de
lui, perdre toute son austérité. Je ne m’apercevais pas qu’il choquât une
de mes inclinations, qu’il s’opposât à un de mes désirs ; mais je sentais
que tout-à-coup mes inclinations étaient entièrement changées. Je devins
appliqué à l’étude, ardent à m’instruire. Je fis des progrès sensibles dans
les connaissances que j’avais auparavant considérées comme au-dessus
de mes forces, et je m’étonnai moi-même de mes progrès. Je crus aussi
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que j’étonnais mon précepteur ; car je le surpris souvent les yeux fixés sur
moi avec une expression singulière. Je soupçonnai depuis qu’il cherchait
dans ma physionomie, avec un sentiment mélancolique, les traits de ma
mère lorsqu’elle était jeune.
L’éducation n’était pas chez lui divisée par tâches et imposée comme
un travail que l’on quitte avec joie au moment où l’heure de l’étude ex-
pire. Nos heures d’occupation étaient fixées, il est vrai, pour nous faire
prendre l’habitude de l’ordre et de la distribution du temps ; mais on nous
rendait ces heures agréables et intéressantes. Quand elles étaient passées,
l’éducation n’en continuait pas moins ; on la retrouvait partout, dans nos
récréations, dans nos amusements. C’était une suite non interrompue de
leçons. La plus grande partie de notre Instruction nous était donnée pen-
dant de délicieuses promenades, ou lorsque nous étions assis sur le bord
de l’Avon ; et ce que l’on apprend ainsi, fait souvent une impression plus
profonde que ce que l’on acquiert en pâlissant sur les livres. Plusieurs des
préceptes, si doux et si purs, qui coulaient de ses lèvres éloquentes, se rat-
tachent dans mon âme aux plus aimables scènes de la nature, qui mêlent
à ce souvenir un charme inexprimable.
Je ne prétends pas qu’un miracle se fût opéré en moi : après tout, je
n’étais encore qu’un bien faible écolier. Mon tempérament poétique fer-
mentait toujours en moi, luttait vivement contre la sagesse, et, je le crains,
conservait la prééminence. Je trouvais l’étude des mathématiques insup-
portable ; quand il faisait beau, j’étais tout prêt à oublier mes problèmes
pour regarder les oiseaux qui sautillaient sur les croisées, ou les abeilles
qui bourdonnaient dans les chèvrefeuilles. Chaque fois que je pouvais
m’échapper, j’allais me promener sur les bords verdoyants de l’Avon, et
j’excusais moi-même cette disposition errante par l’idée que je foulais
une terre classique, une terre où Shakespeare s’était promené, À quelle
voluptueuse oisiveté je m’abandonnais, lorsque, couché sous les arbres, je
suivais de l’œil les vagues argentées qui bouillonnaient parmi les arches
du pont en ruines, et qui baignaient le rocher sur lequel est bâti l’antique
château de Warwick ; que de fois j’ai songé à l’harmonieux Shakespeare,
et baisé, dans mon jeune enthousiasme, les flots qui avaient arrosé son
village natal !
Mon bon précepteur m’accompagnait souvent dans ces excursions ca-
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tâmes encore quelque temps près du tombeau, serrés l’un contre l’autre
et pleurant en silence, puis nous nous quittâmes comme une troupe de
frères qui s’éloignent du foyer paternel, pour ne plus jamais s’y réunir.
Comme l’esprit, paisible de cet excellent homme avait adouci nos ca-
ractères et lié nos jeunes cœurs par les plus aimables chaînes ! J’ai tou-
jours tressailli de plaisir en retrouvant un ancien camarade d’école, même
un de mes compagnons d’erreur ; mais chaque fois que, dans le cours de
ma vie, je rencontrai un des membres de ce petit troupeau, avec lequel je
parcourais le rivage de l’Arno, ce fut avec une vive sensation de tendresse,
avec un élan de vertu qui, pour quelques instants, me rendaient meilleur.
Je fus alors envoyé à Oxford, et j’éprouvai une forte émotion en y en-
trant comme étudiant. Ici le savoir imprime à toutes choses sa majesté.
Il a des palais pour habitations ; il est sanctifié par les pompes sacrées de
la religion ; il est environné d’un éclat et d’une gloire qui frappent vive-
ment l’imagination. Ce fut du moins ainsi qu’il parut à mes yeux, quelle
que fût mon étourderie. Mes travaux préparatoires chez le digne pasteur
m’avaient disposé à regarder cette université avec crainte et respect ; il
y avait fait ses études, et il en parlait toujours avec une tendresse filiale,
une vénération classique. Lorsque je vis le groupe des flèches et des tours
de la plus auguste des cités s’élever dans la plaine, je les saluai, dans mon
enthousiasme, comme les pointes d’un diadème placé par la nation sur le
front de la science.
Pendant quelque temps l’antique Oxford m’offrit mille sujets de dis-
traction. Il y avait pour moi du charme dans ses bâtiments monastiques,
ses grands quadrangles gothiques, ses salles solennelles et ses cloîtres obs-
curs. J’aimais à me rendre le soir sur les places entourées de collèges, où
l’on n’aperçoit aucun édifice moderne, et à y voir les professeurs et les
étudiants, marcher dans les ténèbres, avec leurs robes et leurs bonnets
antiques. Il me semblait que j’étais transporté, momentanément, au mi-
lieu des hommes et des édifices des temps anciens. J’assistais souvent au
service du soir, dans la chapelle du nouveau collège, pour entendre jouer
les orgues magnifiques, et le chœur entonner une antienne, dans ce su-
perbe édifice où s’unissent, avec une si admirable harmonie, la peinture,
la musique et l’architecture.
Un de mes endroits favoris était aussi la charmante promenade, bor-
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dée d’ormes élevés, qui s’étend le long de la rivière, derrière les murailles
grisâtres du collège de la Madelaine, et qui porte le nom d’Allée d’Addi-
son, parce que c’était sa promenade ordinaire quand il étudiait à Oxford.
Je devins un habitué fainéant de la bibliothèque de Bodley, je feuilletais
beaucoup de livres, mais je ne puis dire que je les étudiasse ; en effet,
n’ayant plus personne pour me diriger ou me surveiller, j’étais revenu,
peu à peu, à me livrer aux écarts de mon imagination. Ceux-ci étaient
du moins agréables et sans danger, et j’aurais pu, en me réveillant de ces
rêves littéraires, m’occuper de quelque chose de meilleur. Les circons-
tances m’étaient favorables ; les temps de désordre de l’université avaient
cessé ; les jours des buveurs intrépides n’existaient plus : les anciennes
querelles de la ville et de la robe, semblables aux guerres civiles de la rose
rouge et de la rose blanche, étaient, éteintes ; étudiants et bourgeois dor-
maient en paix et en toute sûreté, sans risque d’être sommés, pendant la
nuit, de prendre part à une sanglante mêlée. C’était alors la mode à Ox-
ford de s’appliquer à l’étude, et il y avait toujours à parier que je suivrais
la mode. Mais malheureusement je tombai dans une société particulière
de jeunes gens gais, brillants, d’un esprit vif et prompt, qui avaient fait un
peu les bons vivants, et qui s’étaient initiés enfin à la fancy ²¹. Ils avaient
décidé que l’étude n’était bonne que pour les esprits obtus qui grimpent
péniblement sur la colline, tandis que le génie s’y élance d’un seul bond.
J’éprouvai quelque honte de faire le hibou parmi des oiseaux si gais ; je
jetai donc mes livres et je devins homme du bon ton.
Comme mon père, malgré la modicité de ses revenus, m’avait alloué
une pension assez considérable, parce qu’il ne perdit point de vue mes
grandes espérances, j’étais en état de paraître avantageusement au milieu
de mes compagnons. Je m’appliquai à toute sorte de jeux et d’exercices ;
je devins un des plus habiles rameurs qui eussent jamais vogué sur l’Isis.
Je boxais, je faisais des armes, je fréquentais le tir, je pêchais, je chassais,
et mes chambres, aux collèges, étaient toujours ornées de fouets de tout
genre, d’éperons, de fusils de chasse, de lignes, de fleurets, et de gants à
21. Association de tous les amateurs du noble art de boxer, des courses de chevaux, des
paris de toute espèce ; réunion dans laquelle se trouvent des hommes de toutes les classes
de la société. Le motfancy, littéralement, signifie conception bizarre, fantaisie, caprice, ima-
gination il est intraduisible dans le sens qu’il a ici. (Note du traducteur.)
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boxer. Une paire de culottes de peau semblait sortir une de ses cuisses
d’un tiroir entrouvert, et des bouteilles vides étaient entassées au fond de
chaque cabinet.
Mon père vint me voir au collège, quand j’étais au point le plus élevé
de ma carrière. Il me demanda comment je gouvernais mes études, et
quelle espèce de chasse il y avait dans les environs : il examina d’un œil
curieux tout mon attirail de chasse, voulut savoir si quelques-uns des pro-
fesseurs chassaient au renard, et s’ils étaient en général adroits tireurs, car
il soupçonnait que leurs études devaient altérer leur vue. Nous allâmes un
jour tirer ensemble ; il fut enchanté de ma dextérité et émerveillé de mes
doctes dissertations sur les qualités des chevaux et sur les fusils de Man-
ton ²². Ainsi, en dernière analyse, il partit fort satisfait de l’instruction que
j’avais acquise au collège.
Je ne sais d’où cela provient mais je ne puis rester longtemps dés-
œuvré sans que je devienne amoureux. Aussi à peine eus-je été un peu
homme de bon ton, que je m’épris passionnément de la fille d’un bouti-
quier de la rue Haute. À dire vrai, elle faisait l’admiration de la plupart des
étudiants. Je composai plusieurs sonnets en son honneur, et je dépensai
dans sa boutique la moitié de mon argent à l’achat d’objets dont je n’avais
nul besoin, afin de trouver l’occasion de lui parler. Son père, vieillard à
l’air sec, avec des boucles d’argent bien polies, et une perruque crêpé et
frisée, la surveillait de près, comme le font, en général, les pères à Oxford,
non sans raison. Je m’efforçai d’obtenir ses bonnes grâces, et d’acquérir
de la familiarité chez lui ; ce fut en vain. Je dis, dans sa boutique, plu-
sieurs choses charmantes ; il ne riait jamais. Il ne se souciait ni d’esprit, ni
de gaieté. C’était un de ces vieillards sévères qui mettent les jeunes gens
aux abois. Il avait déjà élevé deux ou trois filles, et il connaissait les ruses
des étudiants ; il était aussi habile, aussi fin qu’un vieux grison de blai-
reau à qui l’on a souvent donné la chasse. Le voir le dimanche, si roide et
si empesé dans sa démarche, si propre et si soigné dans son habillement,
avec sa fille sous le bras, c’était plus qu’il n’en fallait pour détourner tous
les mauvais sujets d’Oxford d’approcher d’elle.
22. Joseph Manton, communément nommé Joe Manton, est un célèbre armurier, comme
M. Le Page, à Paris. (Note du traducteur.)
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dans des embarras par ma muse. Que nul homme désormais ne se laisse
aller à faire l’amour en vers !
La colère du vieillard fut un peu apaisée par les meurtrissures de ma
tête et la douleur de ma foulure : il voulut donc bien ne pas me tuer sur
le champ, il fut même assez humain pour fournir un volet en guise de
civière, sur lequel on me transporta au collège comme un guerrier blessé.
Il fallut éveiller le portier pour me recevoir. La porte s’ouvrit et j’entrai.
L’aventure circula dès le lendemain matin et devint le sujet des railleries
de tout le collège, depuis l’office jusqu’au réfectoire.
J’eus le temps de me repentir pendant plusieurs semaines que mon
entorse me retint chez moi, et j’employai mon loisir à traduire les Conso-
lations de la Philosophie, de Boèce. Je reçus une lettre fort tendre et très
mal orthographiée de ma pauvre maîtresse, qui avait été envoyée chez
une parente à Coventry. Elle protestait qu’elle n’avait eu aucune part à
nos infortunes, et jurait de m’être fidèle jusqu’à la mort. Je ne fis guère
d’attention à l’épître ; car pour le moment j’étais guéri et de l’amour et de
la poésie. Les femmes, cependant, sont plus constantes dans leur attache-
ment que les hommes, quoi qu’en puissent dire les philosophes. Je suis
persuadé qu’elle me resta fidèle pendant plusieurs mois ; mais elle avait
affaire à un père cruel, dont le cœur était aussi dur que la pomme de sa
canne. Il n’était pas homme à se laisser toucher par les larmes ou par la
poésie ; et il força ma belle d’épouser un jeune et estimable marchand, qui
la rendit heureuse en dépit d’elle-même et en dépit de toutes les règles des
romans, et qui plus est, la rendit mère de plusieurs enfants. Aujourd’hui
encore cet heureux couple occupe une jolie boutique au coin qui fait face
à l’enseigne du grand badaud ²³, à Coventry.
Je ne vous fatiguerai pas de plus amples détails sur mes études à Ox-
ford ; quoiqu’elles ne fussent pas toujours aussi sévères que celles-ci, et
que je n’aie pas chaque fois payé mes leçons aussi cher ; pour abréger
donc, je continuais à vivre dans mes bizarreries ordinaires, acquérant peu
à peu la connaissance du bien et du mal, jusqu’à ce que j’eusse atteint ma
vingt-unième année. À peine étais-je majeur, que j’appris la mort subite
23. Tom le badaud, qui regarde d’un air ébahi et un peu à la dérobée. C’est à peu près
là ce qu’on représente sur les enseignes où se trouve l’inscription PeepingTom. (Note du
traducteur.)
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de mon père. Le choc fut rude ; car quoiqu’il ne m’eût jamais traité avec
beaucoup de tendresse, il était cependant mon père, et je sentais que sa
mort me laissait seul au monde.
Je retournai chez moi et je me trouvai le maître solitaire de la mai-
son paternelle. Des sensations mélancoliques vinrent en foule m’accabler.
C’était un séjour qui en tout temps me rappelait à moi et m’amenait à ré-
fléchir ; maintenant surtout, qu’il semblait si triste et si abandonné. J’en-
trai dans la petite salle à déjeuner ; je trouvai là les éperons de mon père
et son fouet, suspendus près de la cheminée ; puis le Livre, des haras, le
Magasin de la Chasse, et, l’Almanach des courses de chevaux, son unique
lecture : son épagneul favori était couché sur un tapis devant le feu. Le
pauvre animal, qui, auparavant, n’avait jamais fait attention à moi, vint à
présent me caresser ; il me lécha la main, regarda autour de la chambre,
poussa des cris plaintifs, remua un peu la queue, et fixa ses yeux sur moi.
Je sentis l’énergie de cet appel. « Pauvre Dash, lui dis-je, tous deux nous
sommes seuls au monde et nous n’avons personne pour prendre soin de
nous : nous nous soignerons l’un l’autre ! » Le chien ne m’a jamais quitté.
Je n’eus pas la force d’entrer dans la chambre de ma mère ; mon cœur
se gonflait quand, en passant, j’apercevais la porte. Son portrait était sus-
pendu dans la salle, précisément au-dessus de la place qu’elle avait cou-
tume d’occuper. En y jetant les yeux, je me figurai qu’elle me regardait
avec tendresse et je fondis en larmes. Je n’étais, il est vrai, qu’un être sans
soucis, encore endurci peut-être parce que j’avais vécu dans les écoles
publiques et parmi des étrangers qui ne prenaient aucun intérêt à moi ;
mais le souvenir de la tendresse d’une mère triomphait de tout. Je n’étais
ni d’âge ni de caractère à rester longtemps abattu ; il y avait en moi une
force de réaction qui me ranimait toujours après chaque calamité. Dans le
fait, mon esprit semblait plus subtil après un abattement momentané. J’ar-
rangeai le plus promptement possible tout ce qui concernait l’héritage ;
je réalisai mes biens, qui n’étaient pas très considérables, mais qui me
semblaient immenses, à moi dont l’œil poétique embellissait et exagérait
chaque objet : et me trouvant, en peu de mois, libre de tout embarras et de
toute contrainte, je résolus d’aller à Londres, pour y jouir de moi-même.
Pourquoi n’irais-je pas ?… J’étais jeune, vif et gai, j’avais abondance de
fonds pour les plaisirs du moment, et l’héritage de mon oncle en perspec-
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lence d’un porte-faix ; c’était un drôle, fort comme Hercule ; mais j’étais
si sûr de mon talent ! Comme à l’ordinaire, je remportai la victoire : le
porte-faix subit l’humiliation, pansa les blessures de sa tête et se remit
à ses travaux aussi indifféremment que si rien ne fût arrivé, tandis que
moi, je me mis au lit avec ma gloire, et n’osai de quinze jours montrer
mon visage meurtri ; je reconnus, par là, qu’un homme, comme il faut
peut perdre la bataille, même quand il est victorieux.
Je suis né philosophe, et personne ne moralise mieux que moi sur un
malheur qui est passé. Je restai donc au lit, et je moralisai sur cette triste
ambition qui met de niveau l’homme bien né et le manant. Je connais
l’opinion de plusieurs sages qui ont approfondi cette matière ; ils pré-
tendent que le noble art du boxeur entretient chez la nation le courage des
dogues. Je suis bien éloigné de contester l’avantage qu’il peut y avoir à
devenir une nation de dogues ; mais alors il me sembla que cet art tendait
surtout à multiplier la race des tapageurs anglais. Qu’est-ce que Fives-
Court ? me dis-je, en me retournant avec douleur dans mon lit, si ce n’est
l’école de la canaille, où tout hardi coquin du pays peut prendre ses de-
grés ? Et qu’est-ce que le langage équivoque de la fancy ? Un jargon, un
argot, au moyen duquel tous les sots et tous les fripons communiquent,
entre eux et s’entendent, pour jouir d’une espèce de supériorité sur ceux
qui ne sont pas initiés. Que sont les parties de boxeurs ? des arènes où les
hommes les plus nobles, les plus illustres, se rencontrent familièrement
avec les gens les plus infâmes. Et la fancy elle-même, qu’est-elle, au fait, si
ce n’est une chaîne de communication facile, qui s’étend du pair au filou,
par le moyen de laquelle un homme du plus haut rang peut trouver un
jour qu’à trois chaînons près, il a touché dans la main de l’assassin destiné
au gibet ?
« Il suffit, m’écriai-je, pleinement convaincu par la force de ma phi-
losophie et par la douleur de mes blessures, je ne veux plus avoir rien de
commun avec cette société. » Ainsi, dès que je fus rétabli de ma victoire,
je m’occupai d’objets plus doux, et je devins l’admirateur passionné des
dames. Si j’avais eu le caractère plus adroit et plus ambitieux, je serais
parvenu au plus haut degré de l’empire de la mode, comme j’y voyais ar-
river quelques laborieux compagnons. Mais c’est une existence fatigante,
inquiète, malheureuse ; il est peu d’êtres aussi agités, aussi misérables que
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time.
Plusieurs vieilles dames, qui jusqu’alors m’avaient admiré, secouèrent
la tête, en apprenant cette décision : elles ne pouvaient songer à louer des
vers que condamnait Horace ; et l’on ne devait admettre rien d’illégitime
dans une société honnête. Grâce à mon étoile, cependant, j’avais pour
moi la jeunesse et l’amour de la nouveauté ; ainsi les jeunes demoiselles
persistèrent à trouver mes vers admirables, en dépit d’Horace et de la
légitimité.
Je me consolai par l’approbation des jeunes personnes, que j’avais
toujours reconnues pour les meilleurs juges en poésie. Quant à ces vieux
pédants, disais-je, ils se sont glacés au fond des froides sources classiques.
Je sentais néanmoins que je perdais du terrain, et qu’il était nécessaire
d’en venir au dénouement. Précisément à cette époque, il y eut un bal
public où se réunit la meilleure société de la ville avec la noblesse des
environs : à cette occasion, je pris grand soin de ma toilette, et jamais je
n’avais eu meilleure mine. J’étais décidé à livrer cette nuit un assaut défi-
nitif au cœur de la jeune demoiselle, à l’attaquer avec toutes mes forces,
et à proposer le lendemain ma capitulation en due forme.
J’entrai dans la salle du bal au milieu d’un murmure flatteur, qui s’éle-
vait d’ordinaire parmi les jeunes personnes, dès que je paraissais. J’étais
en brillante disposition d’esprit, car, à dire le vrai, un joyeux verre de vin
m’avait mis en belle humeur. Je parlai, je babillai sans désemparer ; je dé-
bitai mille balivernes, avec la confiance d’un homme sûr de son auditoire ;
et tout cela porta coup.
Au plus beau de mon triomphe, j’observai un petit noyau qui se for-
mait à l’extrémité supérieure de la salle. Il s’augmentait par degrés. Un ri-
canement s’échappa du cercle, et des regards se portèrent sur moi ; puis on
ricana de nouveau. Quelques-unes des jeunes personnes couraient dans
les diverses parties de la chambre et chuchotaient avec leurs amies. Par-
tout où elles allaient, je remarquais toujours ce même ricanement et ces
regards jetés sur moi. Je ne savais que penser. Je m’examinai de la tête aux
pieds, je jetai un coup d’œil en arrière dans une glace, afin de découvrir
s’il y avait à ma personne quelque chose d’extraordinaire… quelque pli de
travers… quelque partie du vêtement qui fit une étrange grimace… non…
tout était bien ! Mes habits m’allaient à peindre. J’en conclus que ce devait
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être quelqu’un de mes jolis mots qui rebondissait pour ainsi dire dans ce
groupe de beautés folâtres, et je résolus de jouir d’un de mes bons mots
par ricochet. Je traversai donc la chambre sans bruit, souriant à tous ceux
que je rencontrais, qui, je dois le dire, souriaient et ricanaient à leur tour.
J’approchai du petit cercle la tête haute, et de l’air radieux d’un homme
content de lui, qui est sûr d’être bien reçu. Le groupe des jeunes beautés
s’ouvrit quand j’avançai.
Ô ciel et terre ! quel objet me frappa, au centre de ce cercle ! l’objet de
mon ancienne, de ma fatale passion, l’éternelle Sacharissa ! Elle était par-
venue, il est vrai, à tout l’éclat d’une beauté formée ; on voyait pourtant
à l’expression ironique et malicieuse de sa physionomie, quelle se souve-
nait fort bien de moi, et des humiliantes flagellations dont deux fois déjà
elle avait été cause.
Je vis à l’instant quelle épouvantable nuée de ridicule allait éclater sur
moi. Mon orgueil tomba. La flamme de l’amour s’éteignit soudain, ou elle
fut étouffée par l’excès de ma honte. Je ne sais comment je sortis de la
salle ; je m’imaginai que tout le monde me poursuivait de ricanements.
Au moment où j’atteignis la porte, j’aperçus ma maîtresse et sa tante qui
écoutaient les chuchoteries de Sacharissa ; la vieille dame levait au ciel
les yeux et les mains ; et les traits de la jeune personne exprimaient, à ce
qu’il me parut, un ineffable mépris. Je n’en voulus pas voir d’avantage, et
je franchis l’escalier en deux sauts. Le lendemain, avant le lever du soleil,
je battis en retraite, et je ne sentis la rougeur quitter mes joues brûlantes
que lorsque j’eus perdu de vue les vieilles tours de la cathédrale.
Je rentrai dans Londres, pensif et découragé. Mon argent était presque
tout dépensé ; car j’avais vécu libéralement et sans calculer. Le rêve
d’amour était dissipé, et le règne du plaisir touchait à sa fin. Je pris le
parti de me réformer, tandis qu’il me restait encore quelque chose : je
vendis donc ma voiture et mes chevaux pour la moitié de leur valeur ; je
mis tranquillement l’argent dans ma poche et je redevins piéton. Je ne
doutais plus qu’avec mes grandes espérances je ne pusse augmenter mes
fonds, par le moyen des usuriers ou par des emprunts ordinaires : mais
j’avais des principes qui répugnaient à ces deux expédients et je résolus
de faire durer, par une économie sévère, ma bourse peu fournie, jusqu’à
ce que mon oncle quittât la vie ou plutôt ses biens. Je restai donc chez
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moi à lire ; j’aurais bien écrit aussi ; mais j’avais trop souffert par mes
productions poétiques ; elles m’avaient toujours jeté dans quelque ridi-
cule embarras. Je pris par degrés un air tant soit peu rouillé, une tournure
d’emprunteur, qui commencèrent à refroidir le monde pour moi ; je n’ai
jamais eu l’idée de lui reprocher sa conduite ; il en a toujours bien agi
envers moi. Quand j’étais brillant de gaieté et de bonheur, épris de la so-
ciété, le monde m’a caressé ; quand je me suis trouvé triste et pauvre, et
que j’ai désiré la solitude, eh bien, il m’a laissé seul : que peut-on souhai-
ter de plus ? Croyez-moi, le monde est beaucoup plus obligeant qu’on ne
le représente en général.
Enfin, monsieur, au milieu de ma réforme, de ma retraite, et de mes
études, je reçus la nouvelle que mon oncle était dangereusement malade.
Je volai sur les ailes de la tendresse d’un héritier, pour recueillir son der-
nier soupir, et son testament. Je le trouvai entouré des soins de son fidèle
domestique, le vieux John, de la femme qui travaillait quelquefois dans la
maison, et du petit garçon à tête de renard, nouvel Ourson, à qui j’avais
de temps en temps donné la chasse dans le parc. Quand j’entrai dans la
chambre, John, l’homme de fer, exhala une espèce de salut asthmatique,
et me reçût avec quelque chose qui ressemblait presque à un sourire. La
femme, assise au pied du lit, sanglotait, et l’Ourson à cheveux rouges de-
venu un grand et gros lourdaud, restait debout à quelque distance, regar-
dant d’un air vague et stupide.
Mon oncle était étendu sur le dos : il n’y avait point de feu, pas une de
ces commodités que doit offrir la chambre d’un malade. Les toiles d’arai-
gnées flottaient au plafond ; le ciel du lit était couvert de poussière, et les
rideaux tombaient en lambeaux. Sous le lit, on voyait sortir un coin du
coffre-fort ; à la boiserie étaient suspendus des mousquets rouillés, des
pistolets d’arçon, et une épée à pointe et à tranchant, dont mon oncle
avait muni sa chambre, pour défendre sa vie et son trésor. Il n’avait point
appelé de médecin pendant sa maladie ; et s’il fallait en juger par les restes
mesquins étendus sur la table, il semblait s’être aussi refusé les secours
d’une cuisinière.
Quand j’entrai, il était sans mouvement, les yeux fixes, la bouche ou-
verte : au premier aspect, je le crus mort : le bruit de mes pas lui fit
tourner la tête. Dès qu’il m’eût vu, un sourire languissant parut sur ses
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29. Le Château des Doutes et le géant Désespoirfigurent dans un roman religieux, intitulé
the Pilgrim’s progress, qui fait partie de la Bibliothèque bleue, et dont l’auteur s’appelle Jean
Bunyan. (Note du traducteur.)
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Table des matières
II Un dîner littéraire 6
V La renommée 39
VI Le philosophe pratique 42
VII Buckthorne
ou
Le jeune homme aux grandes espérances 45
101
Une édition
BIBEBOOK
www.bibebook.com