Mariama Bâ - Un Chant Écarlate

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Mariama Ba

UN CHANT ECARLATE

Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal


Photo Baidy
IN MEMORIAM

« Ils prennent leur élan et sortent du tremplin : Dieu les prend dans sa
main et les rend aériens en suspendant leur chute. » Ces vers du poéte
Jean Sarment s’imposent 4 nous 4 la pensée de Mariama Ba, disparue
« en plein bond ». C’est, en effet, aussitét aprés son retour de la Foire
de Francfort (Octobre 80) ot l’attribution du prix Noma 4 son livre
UNE SI LONGUE LETTRE avait fait d’elle, pour une semaine, le
porte-parole glorifié de toute la littérature africaine, que Mariama Ba a
senti les premiéres atteintes du mal pernicieux qui devait l’emporter
moins d’un an plus tard (aodt 1981).
Notre maison, dont le premier roman de Mariama Ba reste un fleu-
ron, en déplorant la perte d’un auteur qui lui était attaché, pleure plus
encore l’amie souriante, l’étre au grand cceur qui avait fait de la
défense de la femme dans nos sociétés en voie de transformation, une
cause personnelle.
On retrouvera dans « Un chant écarlate », la Croisée mobilisée contre
les injustices sociales, ajoutant ici un plaidoyer pour des valeurs
d’identité dont les aspects négatifs, cependant, ne lui échappaient pas.
C’est sans doute l’histoire d’un amour, mais, au-dela, investigué
avec une sensibilité qui n’enléve rien 4 l’intelligence, un aspect de la
tragédie de l’aventure humaine, ou |’amour ne triomphe pas toujours
des préjugés et incompréhensions qui font partie de l’héritage culturel
que chacun de nous porte comme une richesse ou un fardeau.
Mariama Ba s’est vu mourir. Cette femme au grand cceur n’a eu tout
au long de son bref calvaire ni une révolte ni une malédiction. Elle
pleurait quelquefois, mais sa grande foi islamique lui avait dicté
d’accepter un sort injuste. Nous accepterons donc avec elle qu’elle soit
si tt partie, mais rien ne fera taire nos regrets.

L’Editeur
A mon oncle Ousmane Macoumba DIOP

Dans les convulsions de Pharmattan,


L’intensité des priéres !
Dans les méandres de la mémoire,
Le scintillement des messages !

Nos ancétres, Ma Ngoye et Mademba Negoye,


Dans l’ouragan des élans guerriers,
Ecoutaient le tonnerre de leur tam-tam respectif,
Symbole de bravoure et de distinction.

Coumba Dior Diaw,


Femme lionne,
Repose dans la solennité de Soumbédioune,
Auréolée de gloire, Diop Mao.

A cette lignée exaltée par les griots de Ndande,


Tu raccorderas,
Jet digne de la reléve,
Bonté et prété.

Dans ma pensée a l’écoute de nos morts,


Les fiévres du passé !
Dans mon coeur musclé par ta tendresse,
Mon attachement : tu as comblé mon enfance orpheline.

Mariama Ba
PREMIERE PARTIE
© Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal - Dakar - 1981
1.
Usine Niari Talli” secouait sa torpeur nocturne, sous le
soleil qui s’ébrouait. Les derniéres ombres se dessou-
daient, restituant aux choses formes et couleurs.
A cette heure du jour Ousmane ne dormait plus. Dans
un délicieux engourdissement, les yeux mi-clos, ii accor-
dait, dans sa pensée, les bruits 4 des gestes précis...
Trass ! trass ! trass !\e pas de Yaye Khady !
Trass ! trass ! trass ! Des pas résolument dirigés vers sa
fenétre...
Un coup, un autre coup, plusieurs coups suivis et cha-
que fois, le diminutif de son prénom, « Oussou ! », répété
impérieusement.
« Oussou ! Oussou ! » Le tambourinement saccadé per-
sistait, lui arrachant des houm intermittents de plus en
plus nets, qui l’aidérent 4 vaincre les derniéres résistances
de son inertie.
Aussi finit-il par se dégager du désordre de la couver-
ture, finit-il par bdiller, s’étirer, badiller encore, rassembler
ses sandales et déverrouiller sa porte.
Il se dirigea alors vers la « douchiére » de l’habitation,
coin protégé par des feuilles de zinc rouillées et tapissé de
pierres noires.

(1) Quartier du Grand-Dakar au nom inspiré par les deux chaussées paralléles qui le
traversent et la proximité de l’Usine de la Biscuiterie.

METHODIST COLLEGE LIBRARY


FAYETTEVILLE, NC
8 MARIAMA BA

L’eau tiédie par la mére facilita sa toilette matinale, car


le vent glacé, giflant les zincs, paralysait ses doigts. En se
frottant, il sentait son cceur battre un peu plus vite : une
nouvelle année scolaire commengait.
Pour l’inaugurer, il préféra son ensemble africain en
lagos brodé, qui lui avait porté chance a l’examen du bac-
calauréat et remplaca ses sandales par des chaussures fer-
mées.
Comme toujours, 4 cette heure, son pére était absent : il
mélait sa voix au cheeur des priéres a la mosquée.
Dans la cour, Yaye Khady rationnait le pain du petit
déjeuner. D’un coup d’ceil furtif, elle vérifia la « tignasse »
de son fils ainé :
— Tune déjeunes pas ? Le quinquéliba est chaud.
Ousmane déclina l’invitation.
— Tusais bien, Yaye™, que je ne prends rien le matin, les
jours de classe.
Yaye Khady haussa les épaules :
— Tu changes d’école ! Tu peux bien changer tes habitu-
desisy
Bref dialogue entre une mére attentionnée et son fils
pressé. Et Ousmane gagna la rue.
La rue! Rythmes ! Couleurs ! Déja les deux chaussées
du quartier grouillaient de monde.
Pour économiser le coat du transport, qui comptait
pour les siens, Ousmane avait accepté de ne jamais pren-
dre les cars.
Il évalua la longueur de son nouveau trajet. « Ainsi, je
disciplinerai mes pas, les ralentirai ou les presserai selon
les délais disponibles ! »

(2) Maman, Mére.


UN CHANT ECARLATE 9

Cette année, son itinéraire se rallongeait : « Bah ! Je me


léverai plus t6t que de coutume, a l’instant ot le couvercle
du satala ndiapou paternel tintera, au lieu d’attendre les
reniflements de mon frére ou le « trass, trass » des savates
de Yaye Khady.
La marche lui était familiére. Il avait acquis, depuis plus
de dix ans qu’il fréquentait l’école, le secret de vaincre les
distances. I] oubliait les kilométres en « flirtant » avec la
rue.
La rue ! Vie et lumiére !Comme Ousmane la pratiquait
en parfait ami ! Sensible a ses besoins, il dénombrait ses
particularités. Situant ses miséres, il était toujours au dia-
pason de son humeur aussi variable que les heures et les
saisons.
Trait d’union essentiel de la cité, la rue supportait, avec
le méme flegme, le voisinage des taudis et des logis somp-
tueux..
Que cachaient aux méandres de la chaussée ces murs
délabrés ! Ces facades défraichies par les ans, quelles his-
toires avaient-elles 4 conter ? L’humble logis autant que
’orgueilleuse demeure pouvait abriter une harmonie fami-
liale ou connaitre le régne de la discorde et de l’animosité.
Intimité des volets clos! Toits de chaume! Tuiles
roses! Pierres lézardées ! Cl6tures tapissées de fleurs!
Portails en fer forgé! Baraques boiteuses! Murs en
banco ! Briques rouges des facades ! Plainte du feuillage
froissé par les vents !Ousmane marchait toujours.
Sous le méme réverbére, |’aliéné qui, chaque matin, exi-
geait l’aum6ne par sa main tendue. La luminosité de ses

(3) Bouilloire pour ablutions.


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prunelles, dans la tourmente de son regard, troublait. Et


Ousmane fuyait ce spectre en admirant le ciel.
Le ciel ! Une immensité ot des nuages pourpres et or,
regonflés, couraient en d’interminables chevauchements.
Ot allaient les files d’oiseaux qui prenaient dans |’espace,
la reléve de ceux de la veille > Iraient-ils mourir en capti-
vité ou périr, victimes des intempéries ?
Ousmane marchait toujours. Laideurs saisissantes dans
la rue, les enfants en groupes ou solitaires vétus de hail-
lons ! Grelottant dans le froid de novembre, les yeux éplo-
rés et le visage limé par la faim, ils prenaient d’assaut le
coeur des passants. Des aveugles animaient leurs ténébres
de complaintes attendrissantes. Manchots, bossus, uni-
jambistes, tous les handicapés se réfugiaient dans la géné-
rosité de la rue : l’étalage de |’infirmité suscite la pitié, la
pitié déclenche le réflexe charitable qui adoucit la misére.
Ousmane avangait. Et la rue se déployait, tantdt lisse, tan-
tot défoncée. Digne ou vulgaire, coquette ou poussiéreuse,
animée ou calme, elle s’étirait, serpentait, s’élargissait ou
se rétrécissait.
Ousmane se souvenait... Les classes de son enfance !...
Les maitres qui, en se succédant, avaient fait de lui un
bachelier !
L’amour de l’effort, ils le lui avaient inculqué. Is iui
avaient montré comment se forge, dans la patience et le
travail, la clé du succés.
Djibril Guéye, son pére, avait aidé 4 sa réussite scolaire,
lui inspirant le godt du labeur et l’humilité qui n’exclut
pas l’ambition.
— Le travail seul hisse ! répétait-il inlassablement, tenant
UN CHANT ECARLATE 1]

sa philosophie d’une enfance dure vécue au Dahra™, sous


la férule impitoyable d’un marabout tyrannique.
« La dissertation quotidienne sur les lois divines n’avait
pas éteint en notre maitre, la soif des biens terrestres ».
Djibril Guéye confiait, dégu: « Dans son éducation,
Venseignement religieux ne primait point: Les talibés
étaient davantage dressés pour la mendicité ».
La derniére guerre avait surpris Djibril Guéye dans ce
« dahra », remplissant les alouha”, 4 la place du maitre.
Les études coraniques de son fils terminées, le grand pére
d’Ousmane avait exigé le maintien de Djibril 1a « pour
toute la vie ».
En ces temps, la parole paternelle pesait plus lourde-
ment qu’aujourd’hui dans l’orientation des destinées. Les
enfants, méme adultes, se pliaient a des exigences familia-
les qui allaient parfois 4 l’encontre de leurs intéréts.
La guerre, avec le recrutement massif de tirailleurs séné-
galais®, avait délivré Djibril Guéye du joug marabouti-
que. En le déliant du serment paternel, elle reculait son
horizon au-dela des veillées de lecture 4 la lumiére des
feux de bois. Djibril Guéye découvrait que d’autres voix
emplissaient la terre, qui pouvaient s’accorder avec la
vénération de Dieu.
Il était revenu de la guerre avec une jambe plus courte
que lautre et de nombreuses décorations. Son titre
d’ancien combattant le privilégiait dans ses rapports avec
le Blanc: ainsi, son invalidité et la « reconnaissance »

(4) Internat d’enseignement coranique


(5) Ardoise (planchette)
(6) Soldats recrutés non seulement au Sénégal mais dans les divers territoires de
Vex-A.0.F.
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d’une administration coloniale lui avaient permis d’occu-


per, dans le Grand-Dakar, une demi-parcelle.
Sans profession, il passait le plus clair de son temps a
raconter « sa» guerre, et 4 vitupérer les « Allemands »,
« ces Toubab »” qui, par haine des Noirs, en voulaient
aux Frangais ».
Il était pour ses voisins « Celui qui avait vu Paris ».
Cette « chance » lui ouvrait bien des sympathies.
L’admiration et la générosité d’un coreligionnaire
avaient nanti d’une épouse jeune et belle, Yaye Khady
Diop.
Ousmane marchait toujours et la distance raccourcissait.
Il fouillait sa mémoire, « en effervescence » ce matin, pour
trouver la cause de |’admiration sans bornes qu’il vouait,
enfant, 4 son pére. Sa bonté ? Sa charité ? Son adhésion
profonde a l’Islam ? Peut-étre, plus banalement dans son
regard enfantin, l’éclat des nombreuses médailles que
Yaye Khady épinglait fiérement sur le boubou blanc
empesé qu’arborait son pére, pour aller toucher, tous les
trimestres, sa pension d’ancien combattant.
Au fur et 4 mesure qu’il grandissait, comparait, cette
admiration se consolidait, justifiée par le comportement
de son pére :
« Les enfants, en mitrissant, distinguent l’honnéteté de
la fourberie, le sens de la responsabilité sous l’avalanche
des reproches, |’affection protectrice dans la sévérité du
regard. Les enfants, en mirissant, jugent leurs parents. Et
leur verdict s’inscrit parfois sans appel... »

(7) ces Blancs.


UN CHANT ECARLATE 13

Surtout, Ousmane savait gré 4 son pére d’avoir résisté 4


la tentation de nouvelles épouses. Djibril Guéye avait
conscience de ses faibles moyens de subsistance, limités
aux rentrées trimestrielles de sa pension. Mais, comme
bien d’autres, il aurait pu s’octroyer, avec facilité, trois
autres femmes et encombrer la demi-parcelle.
Son attitude lui évitait les remous intérieurs qui tirail-
laient son voisin Pathé Ngom, aprés |’audition de l’Imam,
a la priére du Vendredi :
« Etre droit comme le fléau d’une balance entre ses deux
plateaux ! Doser compliments et remontrances ! Se don-
ner équitablement ! Mesurer gestes et comportements ! Et
partager tout justement ! »
« Voila des prescriptions dures 4 observer » commentait
Ousseynou, fils ainé de Pathé Ngom.
Par les confidences de ce frére de case’, Ousmane avait
des détails précis sur la vie polygamique :
« La dépense de toute la concession était remise 4 chaque
épouse, tous les deux jours. La femme avait |’écrasante
responsabilité de transformer cette somme en plusieurs
repas. Elle quémandait souvent pour flatter les gotits gas-
tronomiques du Borom Keur™ et ménageait sa réputation
en mettant ce qui restait de meilleur dans le plat des adul-
tes. Dans cette répartition du contenu de la marmite, les
enfants étaient lésés et leurs doigts ne heurtaient que des
os dans le couscous ou le riz. »
Ousseynou s’étonnait: Les Guéye mangeaient lente-

(8) Celui qui, circoncis en méme temps que vous a subi dans la méme case, les €épreuves
virilisantes.
(9) Le maitre de la maison.
14 MARIAMA BA

ment. Chez lui, dans le groupe des enfants, on ne machait


pas : on avalait pour « profiter » le plus possible, rivalisant
avec les « poignées géantes » des ainés redoutés qui se tail-
laient des parts royales. Personne ne protestait de peur
d’étre traité de siskatt"”.
Dans la concession de Pathé Ngom, Ousmane avait
assisté 4 des scénes dramatiques, nées des rivalités entre
co-épouses. Les enfants qui soutenaient leurs méres,
étaient entrainés dans leurs disputes et partageaient leurs
rancunes tenaces. Dans les « face-a-face », la bassine d’eau
sale, le fourneau malgache et ses braises, les tessons de
bouteilles, la casserole d’eau bouillante, l’écumoire, le
pilon devenaient des armes.
Ousmane sourit :
« Dieu merci, Yaye Khady est unique Dyégue” de
notre concession ! Dans sa cour, elle dirige son regard ex1-
geant partout et ses mains frottent, raclent, rangent, recti-
fient, selon ses seuls ordres ! Chaque jour lui ouvre un
éventail de charges complexes et |’éventail, resserré le soir,
se rouvre le lendemain, trés tét, inlassablement »
Yaye Khady, jeune et bien portante, ne se plaignait ni
du transport des bassines remplies d’eau de la fontaine
publique, ni de la fumée piquante des feux de bois qui
rougissaient ses yeux., ni du balai trop court si fatigant !
« Le coeur de Yaye Khady est une outre pleine qui, pen-
dant longtemps, n’a profité qu’a mon pére et 4 moi ».
Ousmane sourit encore : « Certes la vie n’est pas tou-
jours facile. Mais dans la baraque, l’entente et l’affection
régnent ».

(10) Celui qui répugne a partager la nourriture


(11) Dame.
UN CHANT ECARLATE 15

Grace 4 ses maternités espacées, « 4 la maniére de |’élé-


phant »“”? murmurait-on dans le quartier, Yaye Khady
s’épanouissait, contrairement aux autres femmes plus pro-
lifiques.
Elle n’avait pas 4 envier ses amies dont les ainés avaient
été des filles. Ousmane, trés t6t, avait accepté d’étre « ses
jambes et ses bras », la ravitaillant en charbon et en eau.
De plus, il savait choisir les condiments et ruser avec son
copain de jeu Ousseynou, pour ne pas étre vu, quand il se
substituait 4 sa mére dans les séances pénibles de balayage.
De fréquents téte 4 téte avaient tissé, entre la mére et le
fils, une complicité qui les comblait.

(12) Tous les cing ans, dit-on.


2.

Djibril Guéye n’appréciait guére le réle de son fils a coté


de Yaye Khady. II ne ratait jamais occasion de sermon-
ner son épouse quand il surprenait Ousmane éventant le
feu ou rassemblant des ordures.
— Ne fais pas de ce gosse une femmelette ! tonnait-il. Et
de plus en plus, Djibril Guéye songeait a4 « sauver » son
garconnet. Le souvenir de son martyre au dahra ne I’inci-
tait pas a chercher le secours de l’école coranique. I]
revoyait trop nettement la promiscuité douteuse, la longue
cravache tombant sur les dos nus des talibés immobilisés
par « quatre bons gaillards ».
L’école des Toubab le tentait. Et ?ambition du pére
d’assurer a son fils une forte trempe de caractére fut la
chance d’Ousmane.
Année aprés année, il se fraya un chemin dans la forét
dense du savoir de l’école des Blancs. Chaque matin, ses
outils et ses livres noués solidement dans un vieux foulard,
il courait pour arriver a l’heure, aprés avoir effectué quel-
ques travaux domestiques, en l’absence de son pére retenu
4 la mosquée par les priéres chantées de l’aube.
La nuit, son temps lui appartenait. A la lumiére de la
lampe-tempéte posée a terre, il « buvait » ses premiéres
legons. Morceau de charbon en main quand son bout de
UN CHANT ECARLATE 17

craie était usé, il composait sur les planches de la baraque,


avec les mots appris, des phrases nouvelles. Les quatre
opérations, quotidiennement utilisées et vérifiées,
n’avaient plus de secrets pour lui.
La nuit, une volonté de percer alliée au godt de la lec-
ture le maintenait éveillé. Des ainés serviables le guidaient
dans ses prospections. Aussi, apportait-il 4 ses parents de
trés bonnes notes, fruit d’un effort inlassable, servi par
une intelligence exceptionnelle.
Ousmane se souvenait... L’a4ge du concours a l’entrée en
sixiéme : « Oh! La beauté et le charme d’Ouleymatou
Ngom! Je ne me lassais jamais de la regarder ».
Quand leurs regards se croisaient, il éprouvait une
grande joie. Son cceur battait plus vite. Sa respiration
s’accélérait. Avec empressement, il lui portait son aide
pour résoudre un probléme ou appliquer une régle gram-
maticale. Parfois, dans ces entrevues, leurs doigts se fré-
laient. Mais vite, trop vite au gré d’Ousmane, Ouleymatou
retirait sa main. Sa bouche se durcissait en une moue de
réprobation.
Ousmane se souvenait... L’4ge du concours 4 |’entrée en
sixiéme : « Oh! La beauté et le charme d’Ouleymatou
Ngom ! Je ne me lassais jamais de la regarder ».
Au jeu de Janga-bouri" nocturne, elle s’arrangeait pour
chercher l’objet caché dans la méme direction que Seydou
Niang, autre frére de case d’Ousseynou.
Cette attitude nouvelle intriguait Ousmane. Acculé,
Ousseynou finit par lui avouer : « Ma sceur Ouleymatou

(1) Jeu qui consiste 4 retrouver un objet caché (corde, baton...). Le chanceux qui décou-
vre l’objet a le droit d’en user pour corriger ses camarades qui courent pour échapper a
la correction.
18 MARIAMA BA

ne veut pas d’un garcon qui balaie, porte des seaux d’eau
et sent le poisson sec. »
Ces paroles blessérent profondément Ousmane dont les
yeux s’embuérent des larmes de l’adolescence si promptes
a perler.
Les affres de la jalousie le torturaient. Mais il avait de la
dignité une haute conception, née de |’exaltation de ses
aieux par son pére.
Il était Guéye, « Lébou pur », de ceux qui forgérent la
célébrité du Cap-Vert, de ceux qui domptérent la mer
pour conquérir la richesse, de ceux qui frayérent avec les
rab et les tour.
L’ami griot de son pére, Lamane Mboup, aprés avoir
énumeéré la longue lignée des Guéye, ne manquait jamais
d’exhumer |’exploit de celui qui avait été l’ancétre si entre-
prenant qu’il séduisit une «rab». Et cet ancétre se
réveilla, 4 l’aube de ses premiéres noces, dans une cour
envahie de calebasses de /4kh fumant, participation 4 la
féte de son épouse invisible.
Que représentait Ouleymatou, comparée aux épouses
« rab » dont on vantait la beauté limpide comme un clair
de lune, les yeux immenses lumineux et les longs cheveux
de soie qui couvraient leur dos et leurs hanches ?
Et puis, il connaissait les épreuves de son pére au dahra.
Djibril Guéye lui avait conté sa mésaventure une nuit de
tornade opaque. En revenant d’un village ot il s’était
attardé pour renouveler ses hardes et améliorer sa pitance,
il s’était trompé de chemin. Le vent violentait ses oreilles
et il se battait désespérément contre les ombres et le sol

(2) Créatures invisibles au pouvoir néfaste ou bénéfique.


(3) N’importe quelle pate ; ici pate de mil arrosée de lait caillé.
UN CHANT ECARLATE 19

mou. Les lambeaux de son boubou, volant autour de ses


os, le livraient au froid. I] marchait dans le noir, heurtant
des « pierres », croyait-il.
Soudain, a la lumiére aveuglante d’un éclair, Djibril fris-
sonna : il errait dans le cimetiére du village. Les tombes
Yentouraient. Il s’accroupit, ferma les yeux et jusqu’a
l’aube, usa de son savoir coranique pour se protéger.
Son arrivée lamentable dans ses loques trempées, la fié-
vre qui cognait 4 ses tempes, ses pieds chaussés de boue
n’empéchérent guére une autre averse de tomber de la lon-
gue cravache du maitre...
Alors devrait-il pleurer parce qu’une « petite fille » fei-
gnait de ne pas le voir et lui préférait le « dernier de la
Classe » ?
Il se domina. Sa volonté et son orgueil refoulérent le
sentiment naissant.
Ousmane se souvenait... Et il marchait toujours. II
secoua la téte 4 l’évocation de ce sentiment, emporté par le
vent, comme sa premiére enfance, a laquelle il apparte-
nait.
...Ni Ouleymatou, ni Ousseynou n/’avaient résisté a la
rigoureuse sélection de l’entrée en sixiéme, alors que sa
réussite avait mis plus d’aisance dans le budget familial,
avec la bourse qu’elle comportait. On annexa aux deux
piéces de la baraque, une chambrette pour. lui. On installa,
au fil des ans, un robinet qui soulagea Yaye Khady, et
enfin l’électricité.
Sept années de lycée ne l’avaient point départi de son
ardeur au travail. Le méme pas pressé et la méme soif de
connaissance le conduisaient ce matin 4 l'Université.
L’indifférence moqueuse d’Ouleymatou avait brisé suc-
cessivement en Ousmane tous ses élans affectifs vers les
20 MARIAMA BA

jeunes filles. De sa déception était née une détermination


farouche d’étouffer en lui toute ébauche de penchant
amoureux. I] assimilait toutes les femmes 4 Ouleymatou
dédaigneuse et égoiste, prétentieuse et dure. Chaque ten-
tation le crispait. Il imaginait des rires sournois qui s’ali-
menteraient de ragots sur son compte. II prenait ses dis-
tances avant les chuchotements blessants : « C’est le jeune
homme qui balayait et achetait du poisson sec ! »
Méme quand il était ému, il se retranchait derriére une
cuirasse de froideur qui le protégeait des regards appuyés
des jeunes filles. Son attitude n’était pas une fuite. Il se
méfiait. I] parlait aux copines, en camarade serviable et
poli, attentionné quelquefois, mais jamais « intéressé ». I]
ne dévisageait pas ses interlocutrices, de peur d’étre accro-
ché par le petit rien séducteur qui démolit les résolutions.
Méfiant et idéaliste, Ousmane redoutait les tricheries
qui régalaient les loisirs de la jeunesse du quartier.
Les aventures et mésaventures de ses camarades encou-
rageaient son intransigeance. Les femmes, décrites volages
et irresponsables, prétes 4 mentir et 4 tromper, ne |’inté-
ressaient pas.
Le croyant seulement porté vers les livres, ses compa-
gnons l’avait surnommé «Le Curé»! IIs ignoraient
l’échec de sa premiére tentative amoureuse et les tour-
ments qu’il avait endurés.
Ousseynou, qui partageait son secret, en parfait kharit
n’ébruita jamais l’histoire.

(4) Moitié, ami.


3.
Ousmane Guéye pouvait-il appeler relation amoureuse
ses divertissements avec la niéce de Tante Kiné, une
femme du quartier qui entretenait avec Yaye Khady de
trés bons rapports ?
Il croisait, quand il quittait le lycée, vers le domaine du
marchand de charbon, la niéce de Tante Kiné, portant au
bras son panier noirci.
Cette enfant, dépéchée nuit et jour chez Yaye Khady
assiégeait leur logis. Ses visites avaient pour objet des
emprunts divers : une piéce de monnaie, un morceau de
poisson sec, une poignée de sel, rien qu’une pincée de pol-
vre.
Si la niéce se présentait avec une bouteille, corvée pour
Ousmane: il fallait installer au goulot de la bouteille
Pentonnoir et y verser l’huile ou le vinaigre ou l’eau de
javel, « empruntés » parce que le Maure commercant
déjeunait ou dinait, priait ou avait fermé sa boutique.
Ousmane ne sut jamais pourquoi sa mére se laissait ber-
ner par Tante Kiné. Cette femme possédait I’art de ne rien
acheter et de s’approvisionner sur les réserves de Yaye
Khady.
Elle arrivait en visite lorsqu’elle était sire de trouver
Yaye Khady seule, Djibril Guéye n’appréciant guére ses
maniéres de parasite. Tante Kiné se plaignait en termes
22 MARIAMA BA

justes qui suscitaient l’apitoiement. Troisiéme épouse, elle


devait faire front 4 l’unité de combat et de défense de ses
co-épouses plus mires qu’elle, qui tiraient de leurs « expé-
riences de vieilles guenons », des « grimaces » qu’elle
ignorait.
— Ce sont leurs enfants qui me tracassent le plus. Je ne
sais o me mettre. Ils me reprochent méme le sable de la
cour que je foule et l’air du logis que je respire.
Tante Kiné élevait 4 dessein le degré de ses humiliations
et de ses souffrances pour attendrir. Et Yaye Khady conso-
lait, conseillait, prétait.
En attendant, le boubou emporté hier par la niéce, enve-
loppé dans des journaux, pour servir de modéle au Tou-
couleur vendeur de tissus, ne revenait pas.
Demain, Ousmane sera 4 nouveau dépéché a la récupé-
ration. I] trouvera la porte de Tante Kiné close, la niéce
assise sur la grosse brique du seuil, et elle, la niéce, expli-
quera, malicieuse :
— Ma tante est allée 4 un baptéme. Elle a mis un boubou
vert avec des fleurs jaunes. Elle s’est poudrée. Elle est
belle, ma tante dans le boubou vert.
Le boubou vert ! Ousmane devinera : le boubou de Yaye
Khady. Il s’en retournera les mains vides. A sa mére, il
dira : « Tante Kiné est sortie ».
En enfant bien éduqué, il ne voudra pas étre traité de
« rapporteur », de « fossoyeur d’amitié ». Les boubous de
Yaye Khady pourront bien défiler chez tante Kiné. Ous-
mane ne révéla jamais l’usage qu’on en faisait.
A chaque rencontre, Ousmane taquinait la niéce de la
voisine. En causant avec elle le long de la rue, il lisait de la
vénération dans le regard enfantin. I] déviait de leur che-
min. I] l’attardait, lui tenait la main, histoire de doser son
UN CHANT ECARLATE 23

pouvoir de séduction. La petite, amoureuse, émerveillée,


consentait 4 ses caprices.
Mais Ousmane eut la générosité de ne pas dépasser les
limites décentes. I] sut se retenir, comme un brave petit
homme conscient. Mieux, il changea de chemin, lassé par
ces jeux qui enchantaient ses sens, mais laissaient indiffé-
rent son cceur.
Depuis des années, Ousmane Guéye paraissait donc
immunisé contre la passion. II] passait a travers les piéges
tendus, les ceillades appuyées, les barricades les mieux
dressées pour sa capture. Des ombres de méfiance obscur-
cissaient son ciel.
Mais, bousculant les ombres, une soudaine clarté illu-
mina cet horizon. L’amitié d’une nouvelle éléve blanche,
Mireille de La Vallée, avait rythmé trop rapidement a son
gré, ses cours de Terminale. Le méme intérét pour la phi-
losophie les avait rapprochés. Le méme esprit critique les
isolait sur le trottoir ot Mireille attendait, pour regagner
son domicile, la voiture de son pére, un diplomate des ser-
vices de la Primature.
A lépreuve orale de langue vivante au baccalauréat,le
trac noyait le vocabulaire d’Ousmane. Les réponses possé-
daient un contour clair dans son esprit, mais les mots pour
les préciser fuyaient, alors qu’il les connaissait. I] se trou-
vait coincé.
En face de lui, dans un coin de la salle, soustraite a la
vigilance de l’examinateur, Mireille suivait |’interroga-
tion, en attendant son tour d’étre « dépecée ».
Quand Ousmane butait sur un mot, et fouillait en vain
sa mémoire traitresse pour le trouver, elle arrondissait ou
étirait ses lévres pour le secourir. Et Ousmane s’accrochait
4 nouveau, relangait son exposé, s’enhardissait. On dirait
24 MARIAMA BA

méme que la jeune fille blanche l’inspirait, que les yeux,


percants et volontaires, communiquaient 4 son esprit un
regain de lucidité.
Noblesse oblige ! dit-on. Ousmane remplaca discréte-
ment la jeune fille dans le méme coin. Il vola 4 son
secours, par la méme voie de la mimique.
A la sortie, ils rirent malicieusement de leur trouvaille.
A la proclamation des résultats, la chance leur avait
souri. Ils étaient admis d’office avec mention.
Pas de remords, pas de honte. Ils savaient bien l’un et
lautre que leur réussite dépendait des épreuves 4 cceffi-
cient élevé.
Ils se félicitérent, confrontant leurs réponses aux diver-
ses questions, situérent les points ou ils avaient failli, et
trouvérent que la derniére question de l’épreuve de mathé-
matique avait provoqué le léger recul de Mireille.
Ils se. séparérent, pour les vacances, heureux, sans for-
malité autre que la banale poignée de mains et le sourire
de la réussite.
Mais le destin veillait. Il avait ainsi posé ses premiers
jalons.

+k

Les services du Ministére de l’Education Nationale et


de la Culture proposérent 4Ousmane Guéye une bourse
d’études en France, pour préparer le concours d’entrée 4
L’Ecole Normale Supérieure. Il choisit de rester 4 Dakar.
Son sens familial l’emportait sans hésitation sur son ambi-
tion et sa curiosité: Djibril Guéye vieillissait, Yaye
UN CHANT ECARLATE 25

Khady, pétrie de tendresse, supporterait mal son absence ;


son frére et ses sceurs, si jeunes, avaient besoin de guide.
Ouleymatou, informée de la réussite scolaire d’Ous-
mane, qui ouvrait l’avenir sur les hautes sphéres de la con-
naissance, esquissa de timides sourires, simula des rencon-
tres pour le reconquérir. Mais 4 ses avances, Ousmane
répondit par une politesse glaciale.
Il put étre indifférent, d’autant plus que l’euphorie du
succés estompée, il découvrit la persistance du souvenir de
Mireille. Il croyait le souvenir lié aux moments de 1’exa-
men. Mais ces moments s’évanouissaient lentement et le
souvenir grandissait démesurément . La forme blanche
Venvahissait. Elle arrondissait ou étirait ses lévres pour le
tirer d’embarras. Elle secouait sa chevelure dorée et
soyeuse. Les longs cils de ses yeux pers frémissaient. Elle
lui souriait. Elle le regardait.
I] lui suffisait de suspendre sa respiration, de fermer les
yeux, pour ressentir le contact ouaté de la main douce,
mollement abandonnée dans la sienne. La voix aux intona-
tions charmeuses caressait son oreille et le bercait.
Ousmane se surprit 4 préférer la solitude aux discus-
sions fracassantes. Ruminer ses souvenirs ! Se soustraire
aux visites ennuyeuse et bruyantes des copains ! Tout lui
paraissait dépourvu d’intérét en dehors de Mireille ! Que
Ouleymatou était futile, comparée 4 sa compagne de classe
si intelligente !
Le souvenir léger, parfumé, l’accompagnait partout. I]
était son bien, son secret qu’il animait a sa guise. Le nom
précédé de particule faisait de la jeune fille blanche « sa
princesse »
Sa raison, son alliée de toujours, le mettait en garde con-
tre son imagination qui ébranlait ses résolutions de chas-
26 MARIAMA BA

teté et d’indifférence. Mais Ousmane se laissait dominer


par son réve. Sa folie le grisait.
Qu’importait ! Se laisser aller aprés les dures contraintes
des révisions ! Se laisser aller aprés les efforts harassants
pour ne pas confondre les formules ! Se laisser aller et
profiter gouliiment de la compagnie discréte de cette amie
invisible et ailée, qui accourait vite, trés vite 4 son appel !
Se laisser aller d’autant plus qu’il était sir de ne jamais la
revoir !
Au ceeur de ses songes devenus quotidiens, au centre de
son désir, les lévres fines palpitaient.
4.

Il franchit, ce matin de rentrée, le portail du batiment de


la Faculté des Lettres et Sciences Humaines.
L’enceinte vibrait déja de chahuts. Dés le seuil, son
ceeur bondit.
Devant lui, l’aurore étincelait. Une téte blonde s’agitait.
Tout d’un coup, le réve enfoui dans son ccur et caressé
avec tendresse se matérialisait. L’image avait franchi les
limites brumeuses. Elle se mouvait.
Cette nuque laiteuse que Ousmane apercevait était bien
celle de Mireille. Il avait trop embrassée en songe pour
en oublier la forme gracile et ondoyante. Ce profil, il le
reconnaitrait, méme sans lumiére, pour l’avoir mille fois
redessiné, en trois mois de vacances.
Et la parure d’or diaphane frémissait ! La seconde vécue
lui parut une éternité, par la densité de l’émotion, par la
rencontre jugée impossible qui s’organisait.
Avancer. Mais avancer comment ? Ses jambes hési-
taient, son cceur dansait.
« Du courage ! » A pas comptés. Mais chaque pas le rap-
prochait du but, lentement, mais irrévocablement. I] avan-
cait. A pas comptés certes. Mais il progressait tout de
méme.
Sa main se tendait et se refermait, se tendait vers un
objectif : une épaule claire, qui avait repoussé l’envahisse-
28 MARIAMA BA

ment des cheveux de flamme. Et la paume d’Ousmane


conquit tendrement cette parcelle de peau et s’y appuya.
On imagine des chocs spectaculaires pour le jaillisse-
ment du bonheur. On imagine des cadres cotiteux pour
son éclatement. Et le bonheur nait de rien, se nourrit de
rien. On lui confére un prix énorme. Son acquisition
parait réclamer un prix fort . Et pourtant, le bonheur peut
s’épanouir tout simplement dans un amphithéatre d’Uni-
versité. Une épaule nue le déclenche. Quelques pas le
livrent. Un quart de tour de téte ! L’oblique d’un visage !
Et des fluides se rejoignent pour recréer l’unité. Le couple
nait. La mission millénaire s’ébauche. Un homme, une
femme ici. Un homme, une femme ailleurs !
Une poignée de main! Dans le trouble des yeux bleus
incrédules, Ousmane découvrit sa propre émotion.
L’étonnement de Mireille, son bouleversement percepti-
ble, ses joues pourpres, lui donnérent l’espoir qu’il n’avait
pas été le seul a4 imaginer, 4 souhaiter. Mireille avait-elle
subi les mémes assauts que lui? Elle était 14. Pourquoi
était-elle 1a? Elle n’avait peut-étre pas voulu de la
France... comme lui. S’était-elle accordé une chance de le
revoir ? Ousmane Guéye lui parlait.
Et les yeux pers se fermérent de bonheur. Et les joues
rosissantes recurent discrétement deux traits humides.
Et Ousmane Guéye, qui refusait les aventures sentimen-
tales, acceptait. Et Ousmane Guéye, qui se méfiait des
femmes, s’abandonna 4 une femme, blanche de surcroit.
Le temps d’une poignée de mains, d’un battement de cils !
Des amoureux plus imaginatifs que Mireille et Ous-
mane inventeront peut-étre un jour un vocabulaire et des
gestes neufs.
Comme tout leur paraissait merveilleux, éclairé par
UN CHANT ECARLATE 29

lamour. Toutes les occasions joignaient leurs doigts. Des


banalités déclenchaient leurs rires. Les heures couraient
quand ils se retrouvaient et les moments de sé€paration
s’étiralent, ennuyeux et cruels.
Leurs différences les enrichissaient. Ils éprouvaient,
lun pour l’autre, des inquiétudes nées de tout et de rien :
de fiévres passagéres, d’un bouton gratté, d’un rhume
exténuant. Une note faible d’interrogation, un cours mal
percgu dérangeaient leur quiétude. Ils tendaient au bon-
heur parfait.
Se contempler, se découvrir! Les parties visibles de
leurs corps n’avaient plus de secrets pour eux. Ousmane
palpait la cicatrice bosselée de l’avant-bras de Mireille qui
expliquait :
— Un abcés qui fut douloureux, il y a deux ans !
Mireille admirait la carrure de son ami. Ousmane
s’enorgueillissait :
— Les épaules paternelles !
Ils s’embrassaient. Le baiser demeure |’expression natu-
relle du sentiment. I draine sans danger l’excés des désirs.
Arrivés tot le matin et les aprés-midi, Ousmane et Mireille
profitaient de leur solitude momentanée pour se blottir
lun contre Pautre. Leurs lévres se cherchaient, s’unis-
saient, se détachaient. Ce jeu les enivrait et ne cessait qu’a
la venue de leurs camarades. IIs étaient heureux. Ousmane
écoutait son cours sans comprendre, les yeux rivés sur la
nuque dorée par les reflets de la chevelure et Mireille, cou-
rageusement, prenait des notes pour deux.
Parfois, ils désertaient les cours. La chaussée traversée,
a l’autre limite de 1’Université, livrait la mer.
Ousmane Guéye fredonnait, en la contemplant, le début
d’une dictée de l’école primaire :
30 MARIAMA BA

« La mer fouette la céte de sa vague monotone et


courte ». Mireille complétait : « et Ousmane et Mireille
s’adorent. Et Ousmane et Mireille s’embrassent ». Elle joi-
gnait le geste 4 la parole. Ils riaient, ivres de jeunesse,
d’illusions et d’espace.
A défaut de baignades, ils trempaient dans |’eau, leurs
pieds, délivrés depuis longtemps de la contrainte des
chaussures.
Des fois, ils se reposaient sur une natte. Et c’est dans
cette attitude que les confidences se libéraient.
Résumés de livres lus, mises au point sur les cours, for-
mulation d’exposés pour avoir le maximum de points, tout
alimentait leurs causeries. Ousmane Guéye excellait pour
rendre accessible une communication.
Mireille, en revanche, avait le monopole de se raconter.
Elle offrait 4 son amour son passé et son présent. Les
albums de famille défilaient entre les mains d’?Ousmane.
Les photographies étaient commentées.
— Je suis fille unique et tu devines qui est mon pére car la
voiture qui me dépose a dt t’éclairer depuis longtemps.
— Qui, répondait Ousmane pensif. Je suis un amoureux
fou de la fille d’un diplomate frangais.
Mireille poursuivait :
— Regarde moi ici, avec mes cheveux tirés en arriére.
C’est la coiffure « queue de cheval ». Plus loin : « J’ai qua-
tre ans ici. Le livre que je tiens, je venais d’achever sa lec-
ture. J’ai su lire 4 quatre ans, et toi ? »
Elle n’attendait pas de réponse et continuait :
— Regarde-moi en tenue de ballerine. J’ai appris 4 danser.
Ici, je joue du piano. Mes parents n’ont rien ménagé pour
faire de moi une jeune fille accomplie.
Et pointant son index sur une photo jaunie :
UN CHANT ECARLATE 3]

— Voici mes grands parents paternels. Ils vivent toujours.


Plus haut la maison familiale.
Ousmane remarqua :
— Une riviére coule aux alentours de la maison de
famille.
— Non, corrigea Mireille. Ce n’est pas une riviére. C’est
un étang, tellement beau, |’été !
Fille unique, Mireille aurait pu étre mal éduquée. Mais
elle raisonnait et la lucidité lui interdisait l’insolence. Elle
qualifiait de « perversion » le manque d’éducation.
— Iln’ya pas de pire poison, affirmait-elle.
Elle puisait la force de se comporter poliment dans sa
conviction de l’égalité des hommes. La connaissance par-
faite du savoir-vivre qu’on lui avait inculqué, aidait son
attitude.
Elle concluait :
— Contrairement 4 la tradition, c’est moi qui borde mes
parents au lit, depuis que j’ai lage de le faire, aprés les
avoir embrassés.
Ousmane écoutait. Son amour-propre repoussait le
quartier populaire d’Usine Niari-Talli. Sa pensée élevait
un rempart entre Mireille si raffinée et la baraque ocre. I]
dit tout haut :
— Le jour ot je te parlerai des miens, le jour ow je te ferai
entrer dans le jardin secret de mes origines, je te demande-
rai d’étre ma femme.
Mireille acquiescait, respectueuse de la pudeur d’autrui.
Le silence d’Ousmane ajoutait du mystére a son amour.
Ousmane réfléchissait.
— M/’aimes-tu ? Ne suis-je pour toi que le jouet original
qui manque 4 ta collection, dans ton univers comblé ?
La criniére blonde voltigeait en guise de réponse. Elle
32 MARIAMA BA

croyait 4 l’amour sans patrie. Elle cherchait chez un parte-


naire |’intelligence et le charme : dans leur classe, Ous-
mane se situait parmi les meilleurs; et il était beau,
comme une statue. « Tes traits ont une finesse étonnante.
On les dirait ciselés ».
Mireille aimait. Elle ne mentait pas. Le conformisme de
ses parents, placés au plus haut sommet de la bourgeoisie
de son pays, ne pouvait rien contre l’insondable loi de
attraction qui la poussait vers Ousmane. La « Corbeille
d’or » trouvée 4 sa naissance ne la révoltait pas. Elle
n’avait aucun traumatisme psychique 4 résorber, aucun
manque a combler, aucune haine 4 assouvir, aucune tare 4
compenser, aucune révolte 4 endiguer, aucun joug a bri-
ser. Elle était saine et normale. Elle aimait, naturellement,
comme une jeune fille de son age.
— Je ne peux expliquer mon sentiment. Pourquoi toi?
disait-elle souvent en riant.
Et c’est parce qu’elle aimait, que le désir de porter
secours avait surgi en elle, spontanément, comme un désir
de protection maternelle, enfoui dans chaque amante,
lorsqu’elle avait vu Ousmane en difficulté 4 l’examen.
Le souvenir d’Ousmane avait meublé ses vacances.
Comment le retrouver? Elle avait tenté sa chance
« comme le prisonnier d’un incendie se jette d’une fené-
tre ».
Son inscription a l’Université n’était pas un hasard. Elle
avait lutté pour faire admettre son point de vue. Ses
parents possédaient un luxueux appartement dans la capi-
tale de son pays, qu’occupait une vieille tante célibataire
que sa présence comblerait bien.
— Qui résiste 4 la plaidoirie de l’amour ? interrogea mali-
cieusement Mireille.
UN CHANT ECARLATE 33

Elle se promettait de laborieuses recherches. Et la voila,


sans peine, devant Ousmane, tracant de son doigt l’ovale
du visage, tatant les joues, redécouvrant la poitrine entre-
vue il y a des mois.
Face 4 un engagement pareil, Ousmane pourrait un jour
décrire la salle d’eau en zinc troué, parler des jambes iné-
gales de Djibril, introduire le sourire charmant de Yaye
Khady, malgré les cours fleuries, les meubles cossus, les
cuisines équipées, la profusion de jouets et de vétements,
la charge dorée des bibliothéques, admirés 4 travers les
photographies des albums explorés.
La derniére photographie de l’un des albums — celle-la,
récente — révélée 4 Ousmane, représentait Mireille en
longue robe bleue, agrémentée d’une rose blanche 4
Yépaule gauche, dans le vaste salon de la résidence diplo-
matique.
Leurs enfances ne se ressemblaient pas. Le balai court
avait écaillé la main du jeune Ousmane. Le dégoulinement
de l’eau dansant dans son petit seau, avait trempé son dos.
Etait-il un partenaire possible pour Mireille ? Pourrait-
il assumer pareille mutation ?
Il était pauvre certes. Mais la pauvreté n’est pas une
infirmité. Elle ne peut étre non plus un critére de considé-
ration.
La supériorité d’un individu? La grandeur de
homme ? Assurément dans son intelligence, dans son
cceur, dans ses vertus !
Ousmane se sentait Homme et comme tel, digne de tous
les teémoignages d’amour.
Mireille minait facilement le souvenir d’Ouleymatou.
Elle désintoxiquait le coeur d’Ousmane et lui redonnait
confiance. Elle expulsait toutes les résolutions défensives.
34 MARIAMA BA

Elle s’installait victorieusement dans un cceur et dans un


corps disponibles.

Et le temps fuyait sous la houlette des mois.


Dans les réves, l’amour décuplait les forces combatives
d’Ousmane Guéye qui soulevait des montagnes, démolis-
sait maints obstacles pour conserver sa belle. Coquette,
Mireille virevoltait en jupe ou se dandinait dans des
« jeans » qui moulaient ses formes. Ses cheveux blonds
épars resplendissaient, jouet ex hs dans la main tendre de
son ami.
Leurs photographies schin eee calmaient l’impatience
des séparations. Dans un cadre en fer forgé, garni de verre,
Mireille trénait sur la petite table de travail de la cham-
brette.
Une bonne malhabile de Yaye Khady fit tomber un jour
le cadre, en rangeant les livres. Le verre protecteur se
brisa. En voyant les débris, Ousmane entra dans une
colére épouvantable que personne ne s’expliquait. II s’age-
nouilla, délivra l’image des morceaux de verre, caressa
avec émotion le corps entier dans le cadre nu. Son expres-
sion de ferveur bouleversait ses traits et cette attitude de
vénération surprit Yaye Khady.
Sa main caressa 4 nouveau la photographie et il se sur-
UN CHANT ECARLATE 35

prit a penser haut : « Heureusement qu’elle n’a eu aucune


égratignure ! »
Yaye Khady, de plus en plus étonnée, rétorqua:
— Et si elle en avait eu une ? Si tu te voyais, tremblant
pour la photo d’une actrice de cinéma que tu ne connais
méme pas !... Etre ace point a la merci d’un mythe !
Pour dissiper le trouble de sa mére, Ousmane plaisanta :
— Qui, jusqu’a ce point ! Tu trembles davantage pour le
lutteur Doudou Ndoye. Tu chantes 4 longueur de journée
ses exploits. Est-ce que mon pére s’en offusque ?
Ils rirent et incident fut oublié. La photographie reprit-.
sa place dans le méme cadre garni d’un nouveau verre.
Quant a la photographie d’Ousmane, elle n’avait pas de
place fixe dans la chambre de Mireille, encore moins de
cadre protecteur. Elle allait de son oreiller 4 la poche de sa
robe de chambre. Elle voyageait entre les classeurs et les
livres selon ses occupations du moment. Mais elle était
témoin de tous les actes de sa vie quotidienne.
Se douchait-elle ? Elle la placait dans un coin de la salle
de bain et lui dédiait des sourires.
Se couchait-elle ? Elle la bercait sous sa couverture et
lembrassait. Montait-elle en voiture pour rejoindre l’Uni-
versité ? Elle l’installait 4 cété d’elle et la soutenait d’une
main pour l’aider 4 résister aux secousses de la route.
Cette photographie, elle l’avait choisie parmi une dou-
zane dauires) egw eile’ payait “tirees) « Reéeussic !>
« Vivante ! » La mer trés bleue entourait le rocher noir sur
lequel son ami était debout. Sa chemise rouge ouverte libé-
rait sa poitrine, ornée d’une fine chaine, cadeau de
Mireille. Ousmane riait de toutes ses belles dents. Ses
yeux avaient une expression d’intelligence malicieuse.
Et la nuit la photographie lui parlait des douceurs
36 MARIAMA BA

vécues. Leur parcours récent avait déja un lot de souve-


nirs: ses bouderies et ses réconciliations hatives, sa
recherche passionnée de l’autre, ses embuscades, ses
méandres.
Mais un jour la petite photographie s’égara. Plus de mer
bleue, plus de rocher noir, plus de chemise rouge, plus de
sourire blanc, plus d’yeux lumineux. Et Mireille chercha
en vain son bien précieux. Son armoire fouillée, ses tiroirs
vidés ne la-livrérent point. Les classeurs, les cahiers, les
livres et les blocs-notes ne la lachérent pas. Le dessous du
lit balayé et le matelas retourné sans résultat, son inquié-
tude empirait. Sa mére souhaitait bien l’aider. Mais fallait-
il qu’elle sit ce qui valait tant d’effervescence et de soucis
a son enfant.
Mireille s’inquiétait :
« Et si mon pére retrouve la photo ? » Elle appréhendait
« Le dialogue ».
A cette perspective, ses joues s’empourpraient.
Ousmane percut son anxiété. Elle dut lui avouer la dis-
parition de la photographie, ses recherches et ses craintes.
Ousmane conseilla:
— Désormais, contente-toi de mon image la-dedans » et il
appuya son poing sur le front de la belle jeune fille.

*
xk

Depuis des années que son pére ceuvrait en terre sénéga-


laise, le calme des habitudes immuables régnait dans la
résidence diplomatique.
Réveil matinal pour Mireille. Elle servait le petit déjeu-
UN CHANT ECARLATE 37

ner 4 ses parents au lit. C’était l'une des taches qu’elle


s’était assignée dés qu’elle avait su manier les boutons des
fourneaux a gaz.
Plateau de café, confiture et croissants pour son pére,
thé pour sa mére sans beurre, ni pain. Madame de La Val-
lée disciplinait son estomac et supportait un régime
sévére. Elle luttait ainsi contre l’embonpoint, la fonction
de son mari exigeant d’elle beauté et maintien.
Mireille embrassait ses parents, réglait sa montre 4 leur
réveil.
Elle s’asseyait sur l’un des lits jumeaux. Et le bavardage
malaxait problémes sérieux et futiles, confidences et actua-
lités, nouvelles du pays et taches a abattre, invitations 4
donner ou a rendre, programme de la journée.
Mireille abandonnait ensuite ses parents a leurs pla-
teaux. Elle courait 4 son bain pour ne pas rater la lecon
d’éducation physique de la radio. Elle avait maintenant
une raison supplémentaire - un amoureux dans sa vie -
pour maintenir sa souplesse et sa grace.
Le choix du vétement avait de l’importance. « Comment
se présenter aujourd’hui 4 Ousmane ? » Les instincts de
séduction de la femme amoureuse sourdaient en elle. Elle
désirait une apparition différente chaque jour. Son argent
de poche passait dans l’achat de produits de beauté dont
elle usait discrétement, pour augmenter |’éclat de sa che-
velure ou appuyer le pourpre de ses joues et de ses lévres.
L’eau de cologne la parfumait subtilement.
Hier, l’ensemble pantalon et chemisier blancs, foulard
turquoise, avait fait sensation. Avant hier, une robe verte
« maxi » trés souple et des chaussures assorties s’étaient
alliées 4 la couleur de ses yeux.
Aujourd’hui ?... Elle fit glisser les cintres de sa pende-
38 MARIAMA BA

rie. Tout lui paraissait inapproprié, incapable de séduire


Ousmane. Son choix se porta tout de méme sur une robe
en cotonnade rouge imprimée de petites feuilles, cadeau
récent de la grand-mére de La Vallée.
« Ousmane portera-t-il sa chemise rouge, celle de la
petite photographie? Nos vétements s’harmonise-
raient... »
Le souvenir de la petite photographie réveillait son
angoisse d’autant plus qu’elle entendait son pére commen-
cer sa journée par un plongeon énergique et tapageur dans
« son bain ».
Sa mére se manifestait aux domestiques et précisait ses
directives pour la journée.
Mireille dévala les escaliers, fraiche et parfumée. Un
claquement de portiére ! Le chauffeur prit en trombe le
chemin de |’Université, ralentissant devant l’H6pital Le
Dantec assailli par les malades venus aux soins, qui débor-
daient sur la chaussée.
D.

Le calme plat des habitudes acquises fut bouleversé ce


soir-la dans la résidence diplomatique.
Mireille revint de son cours a4 dix-huit heures, aprés
avoir passé des moments agréables avec son ami.
Elle montait en chantonnant les escaliers.
— Mireille !
La voix durcie de son pére rugissait de la salle de séjour
plongée dans l’obscurité avec ses rideaux tirés; elle se
retourna. .
Ses yeux apercurent sa mére dans une attitude rigide
qu’elle ne lui connaissait pas. D’un grand cendrier, placé
entre ses parents, débordaient des mégots de cigarettes
éteintes 4 peine entamées.
La photographie! Son secret percé! Ousmane livré
dans sa chemise rouge 4 la colére de ses parents ! Sa poi-
trine nue a la merci de leur mépris ! Elle fit front et avanca
lentement. Elle atteignit son pére, se baissa pour le baiser
rituel et se heurta 4 un menton cogneur. Elle n’osa pas
embrasser sa mére dont l’attitude crispée interdisait toute
approche.
Jean de La Vallée retira d’une enveloppe la photogra-
phie. Mireille souffrit d’en voir le papier froissé et jauni.
Maltraitée, la photographie portait des rainures, comme
40 MARIAMA BA

des marques de griffes. « Avec moi, la photographie avait


eu droit 4 des égards et des soins ! »
— Connais-tu « ca» ? attaqua son pére et il enchaina,
méprisant :
— Tu connais bien «¢a» car «¢a» test dédié: «A
Mireille que j’aime - Ousmane ». II exhibait la photogra-
phie tenue entre deux doigts, dédaigneusement, comme si
elle était porteuse de germes microbiens.
Sa mére, téte baissée, assistait 4 l’affrontement. La blan-
cheur du chemisier qu’elle portait accentuait la teinte
livide de son cou et de son visage. Ses mains posées 4 plat
sur ses genoux tremblaient nerveusement.
Mireille recut « ca » avec fierté. L’image qu’elle con-
naissait si bien pour |’avoir observée sous divers angles,
s’animait 4 nouveau, comme dans un passé récent ou elle
lui dédiait ceillades et sourires, ot elle lui parlait de ten-
dresses, d’espoir et de projets.
« Ca » était important dans sa vie. « ¢a » était son bon-
heur. Ousmane se mouvait 4 travers « ca ». Leur commu-
nion, 4 nouveau, versait en elle une douce chaleur. Le sor-
tilége de l'amour, 4 nouveau, opérait, né du visage aux
traits fins, de la poitrine nue, de la chemise rouge, de la
mer bleue, du rocher gris, des soleils du regard.
Ousmane s’animait. Ousmane l’étreignait. Une scéne
émergea violemment, plus significative parmi tant
d’autres qu’elle ressuscitait. Ils avaient l’habitude de se
retrouver en compagnie ou seuls selon les jours dans la
chambre de la cité universitaire d’un ami d’Ousmane, Ali.
Dans cette chambre baptisée pompeusement « Keur”

(1) Maison.
UN CHANT ECARLATE 41

Ali », les loisirs étaient meublés par des discussions et


Paudition de disques. « Keur Ali » offrait aux amoureux
une inviolable sécurité. Mais la rareté des moments vécus
sans témoin, les précautions prises pour ne point casser le
fil mince de leur bonheur, teintaient leurs retrouvailles de
tristesse.
Un soir, pour « semer » des camarades tétus, Ousmane
avait dt ruser et feindre de s’en aller. Puis, débarrassé de
l’escorte indiscréte, il était revenu sur ses pas.
Il trouva son amie, seule, étendue sur l’unique lit, sa téte
reposée sur la profusion de ses cheveux libérés, ses jambes
dénudées dans leurs lignes harmonieuses, ses beaux yeux
alanguis par l’incertitude de I’attente.
Ousmane caressa de sa paume le front, les longs fils d’or
de la chevelure. Ses doigts jouérent sur le corps tiéde. Sa
bouche fiévreuse chercha, pour se calmer, des replis de
chair fraiche.
La pénombre accumulée par l’heure tardive obscurcis-
sait leurs corps. Ils s’étreignirent avec plus de passion que
de coutume. Et Ousmane serra Mireille. Il serra puissam-
ment le corps jeune et souple qui s’abandonna docilement.
Une douleur violente naquit des entrailles blessées de la
jeune fille. La plainte rauque persistante sur les lévres
entr’ouvertes, dégrisa Ousmane. Mais une volupté annihi-
lante de part et d’autre, avait succédé au cri. Des larmes
envahissaient les joues de Mireille. Ousmane transpirait.
A genoux, il implorait son pardon. Mais son corps vain-
queur vibrait de joie. Ses yeux lumineux contrastaient
avec ses mots de regrets. Leurs visages rapprochés mélé-
rent des larmes de bonheur et de réconciliation.
Devant ses parents qui exigeaient d’elle repentir et
42 MARIAMA BA

reniement, Mireille se souvenait. Elle avait donné son


ceeur, puis son corps. L’irrévocable s’était accompli.
Des larmes ! Mais pas de regrets ! Des larmes encore,
mais elle pleurait d’aimer, d’étre comme le lierre de son
pays, inextricable dans son attachement. Son ame s’était
rivée 4 travers sa chair offerte.
Elle balbutia :
— Je le connais. C’est un garcon intelligent. Faites sa con-
naissance avant de juger.
Elle allait continuer — pour des heures ? des mois ? —
sa litanie, plaidoirie inutile, car ses juges avaient une
intime conviction inébranlable.
Une gifle retentissante ! Les mots furent ravalés. Elle
hurla son désespoir et courut s’engouffrer dans sa cham-
bre, aprés avoir entrevu sa mére s’affaisser sur le tapis.
La violence de son pére ne la surprenait pas. Elle était 4
la mesure de sa folie. Une folie souveraine en elle. Une
folie grisante. Elle ne la renierait pas. Mieux, elle avait des
raisons infinies de la chanter. Elle voulait son bonheur
avec Ousmane. Elle jura de lutter.

*
xk

Le lendemain de cette scéne violente, méme réveil mati-


nal pour Mireille, malgré ses yeux rougis, sa gorge séche,
la fiévre de ses tempes, sa bouche amére blessée par la
gifle, sa téte bourdonnante de solutions récusées, aussi
insensées les unes que les autres. Elle prépara les deux pla-
teaux habituels et se heurta 4 une porte close.
Elle se baigna rapidement, s’habilla en négligeant de
UN CHANT ECARLATE 43

choisir son vétement, cacha la fatigue de son regard der-


riére des verres fumés. Du sparadrap habilement collé
masquait sa blessure.
Au moment de descendre les marches de |’escalier pour
retrouver le chauffeur, comme 4a |’accoutumée, son pére,
reconnaissant son pas, ouvrit brusquement la porte de sa
chambre et lui barra le passage :
— Plus d’université ! J’ai compris : c’est pour le Négre
que tu as choisi de rester. Je ne veux pas de scandale. Tu
ne mesures pas la gravité de ta conduite, face 4 la situation
que j’occupe.
Mireille recula, horrifiée. Le langage de son pére la
déroutait. Etait-ce 1a le méme homme qui fraternisait avec
les peuples dans ses discours ?
Dans sa pensée, la voix de son pére renforcait d’autres
voix, entendues au cours de réceptions ou de réunions,
celles de ses compatriotes habiles 4 dénigrer, ridiculiser et
stigmatiser. Les chefs d’Etats africains demeuraient leur
cible favorite. On s’ingéniait 4 déceler les failles et les
insuffisances dans leur comportement, avec un langage
lourd de sous-entendus.
Son pére demeurait silencieusement indifférent, lors de
ces effeuillages destructeurs. Pour cela, elle avait cru son
réve possible.
Et voila ses yeux brusquement dessillés. Son pére, si
mesuré de ton et d’attitude, se crispait pour dominer une
violence nourrie par une répulsion profonde du Négre,
longtemps maitrisée, qui l’envahissait, aujourd’hui, sans
retenue. Mireille recula.
Son pére affichait du mépris. Qu’avait son pére de plus
que le pére de son ami ? Ousmane lui avait dit un jour,
44 MARIAMA BA

malgré sa réserve rigoureuse quand il s’agissait de ses


parents :
— Mon pére est invalide de guerre. A ce titre, il a une
pension.
Révoltée par l’ingratitude et sincére dans son jugement,
elle fit face. Sa conviction profonde de l’égalité des hom-
mes la soutenait. Comme des dards, ses mots se succé-
daient :
« Le pére de « ¢a » a guerroyé pour notre pays. Au péril
de sa vie. C’est un invalide, victime d’une cause qui n’était
pas sienne. Le-pére d’Ousmane a protégé notre histoire et
défendu notre sécurité. Qu’as-tu fait pour lui en échange ?
Ta présence ici ? Mais elle n’est pas pure générosité. Sol-
dat de ta patrie sans uniforme ni arme, tu es le regard du
« maitre » sur les affaires d’autrui. Colonisateur hier vétu
d’humanisme trompeur, tu demeures aujourd’hui le
méme homme intéressé, présent uniquement pour exploi-
ter encore. Je suis de l’autre bord, par choix, par choix
irréversible, entends-tu ?... »
Déchainée, Mireille continua :
« Je sens Ousmane. J’ai écouté battre son cceur. Ses qua-
lités ont en moi balayé toutes les vieilles croyances enfon-
cées a coups d’anecdotes intolérantes. A moi, le Négre sau-
vage, au sourire « banania ». A moi, le Négre idiot hermé-
tique au savoir. A moi, le Négre aux yeux ronds dans un
visage de cire ! Tu te crois supérieur parce que tu es blanc.
Mais gratte ta peau. Tu verras le méme sang rouge gicler,
signe de ta ressemblance avec tous les hommes de la terre.
Ton coeur n’est pas a droite. Il est bien 4 gauche, papa,
comme le coeur de tout humain. Tu as un cerveau, un foie
assignés aux mémes fonctions que le cerveau et le foie
d’Ousmane. Dis-moi, ot se trouve ta supériorité ? Pour-
UN CHANT ECARLATE 45

quoi as-tu cédé 4 mon désir d’étudier ici ? Pour moi, cer-
tes, Mais aussi pour ton image de marque. Cela fait bien,
la fille d’un, diplomate étudiante 4 l’Université du pays ou
résident ses parents. Cela fait « idées généreuses »,
« options avancées », tant de termes criés avec force, qui
ne recouvrent aucune grandeur. Tu as ébranlé ma con-
fiance et décu mon affection. J’aime, tu entends. J’aime un
Négre, noir comme de la houille. Noir ! Noir ! Je l’aime et
je ne renonce pas 4 cet homme simplement parce qu’il est
noir. »
L’assaut était amour, violence et sincérité et dressait une
jeune fille contre des « vérités » inculquées. Monsieur de
La Vallée ne pouvait rien contre les torrents millénaires de
la passion déchainée. Déséquilibré par la surprise et le ver-
tige des mots, il maitrisait sa colére en serrant avec énergie
ses poings. Ses machoires claquaient :
« Tu es mineure! Mineure! Bon sang! Trop jeune
pour comprendre. J’ai la mission de te protéger. Je le ferai,
malgré toi. Tu rejoins notre pays dés ce soir. »
Il se détourna. Mireille hurlait encore :
— Ne compte pas sur un suicide. Chaque pulsation de
mon cceur tendra désormais 4 mon rapprochement avec
Ousmane. Ousmane ! Tu entends ? Ousmane !
Elle s’engouffra dans sa chambre et croula, la téte la pre-
miére sur ses draps.
Calmée, elle clarifiait ses idées....
Sa pensée se tourna affectueusement vers sa mére. Elle
lui téléphona pour lui demander de la recevoir. Sa mére se
déroba. Le domestique lui apprit que Madame était trés
fatiguée :
— Le médecin est revenu trois fois depuis hier.
« Un choc dur ! » admit Mireille.
46 MARIAMA BA

La réaction de ses parents ne la surprenait pas. Fruits


sélectionnés de la bourgeoisie, les réalités de la vie ne leur
parvenaient que tamisées et schématisées. L’héritage des
bonnes pensées et des bonnes maniéres avait ses tabous et
ses interdits. Entre proner |’égalité des hommes et la prati-
quer, il y avait un abime 4 franchir et ils n’étaient point
aptes 4 ce saut périlleux.
Sous les lustres des salons, ils serraient les mains noires,
avec le sourire, mais sans Ame.
Mireille secouait tristement sa chevelure. Prise de court,
comment réagir ? Comment avertir Ousmane ? Comment
le délivrer de l’inquiétude qui le tenaillerait jusqu’au jour
ou elle pourrait lui expliquer ? Recourir au domestique ou
au chauffeur était trop risqué : découverts ils seraient ren-
voyés sans pitié.
Impuissante, elle griffa ses draps. Sa rage courbait sa
nuque, emmélait ses cheveux , enfouissait son visage dans
Poreiller, martelait le sol. Elle hurlait son mal jusqu’a
satiété ! Elle hurlait sa douleur! Ses poings menus
cognaient la porte.
Elle hoquetait toujours alors qu’un domestique placait
sur le sol deux valises vides.
« De la part de Monsieur, pour vos bagages, Mademoi-
selle ».

Son pére exécutait sans tarder la menace de la rapatrier.


« Qu’importe ! » Elle bouda les mets servis aux heures
des repas sur une table roulante.
« Qu’importe ! » Elle bourra péle-méle les deux valises
de vétements, de livres, d’objets de toilette. Elle accorda
toute son attention au classement des lettres de son amou-
UN CHANT ECARLATE 47

reux. Elle les groupa en un paquet soigné et glissa en leur


sein la petite photographie récupérée.
Elle attendit ’heure du départ.
« A vingt deux heures ! » avait précisé son pére par le
domestique.
La nuit était déja noire, striée inégalement de lumiéres
suspendues entre ciel et terre, quand la voiture du diplo-
mate emprunta, en passant devant l’Assemblée Nationale,
la corniche qui méne 4a l’aéroport de Yoff.
Mireille frissonnait en faisant une fois de plus ce che-
min. La voiture dépassa en trombe |’Université. A gauché
«sa plage », derriére ces rochers. L’effondrement des
vagues était cruel 4 son coeur meurtri !
Elle se recroquevillait sur la banquette, les yeux remplis
de larmes.
Le village de Ouakam. Une montée. Un « stop » pru-
dent. Devant elle, le phare de Almadies balayait la nuit.
Un virage. L’hétel de Ngor triomphait de l’ombre, tel un
fanal troué de petites étoiles. Des voitures luxueuses
encombraient |’entrée du Casino du Cap-Vert.
Un silence menacgant isolait le pére de sa fille tandis que
la voiture repoussait les ténébres. Des changements de
vitesse opportuns, un soubresaut brutal. Le véhicule se
stabilisa enfin sur le parking du salon d’honneur de
PAéroport.
Mireille, pour descendre, n’attendit pas l’autorisation
paternelle. Elle se dirigea vers le salon et s’installa dans un
fauteuil. Monsieur de La Vallée donna des ordres pour les
formalités d’embarquement et l’enregistrement des deux
valises.
Une animation régnait sur les lieux. Le Ministre des
Affaires Etrangéres revenait d’un long périple 4 travers
48 MARIAMA BA

l’Afrique et les membres de son cabinet, des amis, des


parents, quelques électeurs intrigants tenaient 4 1’accueil-
lir. Ils trompaient leur impatience en buvant des jus de
fruits. La gaieté bruyante de cette assemblée énervait
Mireille, autant que les rires 4 gorge déployée et les attitu-
des pleines de suffisance.
Ceux qui reconnurent le diplomate le saluérent avec
déférence. Détendu, affable, Monsieur de La Vallée sou-
riait, serrait cordialement les mains noires, hochait la téte :
« Non, je ne voyage pas. J’accompagne ma fille fatiguée
qui va respirer |’air de la montagne. Une bouffée d’air pur
est toujours la bienvenue en période de croissance. »
Et il désignait Mireille d’un geste attendri. I] masquait
son tourment dans son réle paternel joué avec un art con-
sommeé de la bienséance. Nulle trace de colére raciste dans
sa voix et son allure. Les reproches ? Oubliés ! Les mena-
ces proférées ? Evanouies !
Mireille, craintivement, se pelotonnait dans ses pull-
overs. Ses yeux rougis et ses traits las pouvaient étre inter-
prétés comme les signes extérieurs d’une maladie.
Le haut-parleur, avec la voix posée et agréable d’une
hétesse, invitait 4 l’embarquement.
Le diplomate sourit, serra amicalement les mains noires
et prit congé en poussant sa fille affectueusement vers la
sortie. La coupée était déja dressée et accueillait les pre-
miers voyageurs.
I] donna 4 son enfant le baiser hier refusé. Elle répondit
sans élan 4 son salut, comme une momie.
La coupée franchie, Mireille se laissa choir dans le pre-
mier fauteuil offert 4 sa fatigue. Elle couvrit ses jambes de
ses pull-overs chiffonnés. Elle redressa machinalement
UN CHANT ECARLATE 49

son fauteuil et attacha sa ceinture, avant |’invitation de


P’hétesse.
Des vrombissements ! L’avion se détachait du sol, s’éle-
vait.
Mireille songeait. L’hétesse passait et repassait en lui
souriant, devinant en elle, l’unique jeune passagére de la
premiére classe, la fille du diplomate qu’on lui avait
recommandé de surveiller discrétement.
Les gentillesses de l’hétesse n’eurent pas raison de sa
froideur. Elle repoussa rafraichissements et journaux. Peu
a peu, vaincue par l’épuisement, elle sombra dans le som-
meil.

*
kk

La désagréable morsure du froid qui accueillit Mireille


raviva sa douleur.
Elle changeait de pays, d’Université, de cadre de vie,
sans effort de réadaptation. Elle reconnaissait en tout, avec
dégoat, la méthode de son pére : la rigueur et l’efficacité
faites homme, sans le moindre frisson du cceur.
Des ordres avaient été donnés, des relations utilisées
pour qu’elle ne manquat de rien.
Mais qu’espérait-on de l’influence du changement de
pays 2? On la détachait de son amour pour qu’elle oubliat.
Mais bien au contraire, du froid vif naissait le regret du
soleil chaud.
Elle n’attendit pas pour écrire 4 Ousmane et rétablir le
lien rompu si cruellement.
Dans une grande enveloppe, elle glissa la derniére pho-
50 MARIAMA BA

tographie de son album, celle qui la représentait en longue


robe bleue égayée d’une rose blanche.
Elle relut la missive rédigée d’un trait. Elle la plia soi-
gneusement et la joignit 4 la photographie.
6.

Par les soins des services de |’administration universi-


taire, Ousmane Guéye recut un grand pli rose, couvert de
timbres étrangers.
L’écriture de Mireille! L’écriture sans fioritures qui
dénotait la nature volontaire de son auteur !
Son émotion était aussi incontrélable que le jour o@ il
avait redécouvert lépaule, la nuque, les cheveux de
Mireille, au hasard d’une rentrée universitaire.
Devait-il se réjouir ? La couleur rose de l’enveloppe
incitait 4 l’optimisme. Mais le départ brusque de la jeune
fille pour son pays n’augurait « rien de bon! » quant 4 ses
rapports avec ses parents. Si le voyage avait été préparé,
elle l’en aurait informé. Brusquement, elle avait disparu.
Depuis quatre jours, ses recherches se heurtaient 4 un
mur de silence opaque. Habité par un tourment infernal,
il avait osé faire le tour de la résidence diplomatique. Mais
les batiments, situés au fond d’une immense cour, ne
livraient aucun secret.
Yaye Khady constatait avec désespoir l’énervement et la
distraction de son fils. Elle pressentait un événement capi-
tal dans la vie de son enfant et, malgré ses astuces de
femme, ne put rien percer.
Maintenant, Ousmane ne quittait plus sa table de tra-
vail. Pour se « saouler » de l’image de sa bien-aimée, il se
52 MARIAMA BA

plagait en face de sa photographie. II feignait d’étudier, un


livre ouvert entre ses coudes plantés sur la table, le visage
entre ses paumes. Tout son étre, en ces instants, se tendait
vers l’absente.
Avec cette enveloppe qu’il tenait, ses tourments allaient
empirer ou se dissiper. La lettre vibrait dans sa main, por-
teuse d’un message, comme un envoyé du destin.
Il choisit de savoir « tout de suite ». « Tant pis pour le
cours de M: Sy. Il fera sa péroraison sans moi ». I] s’arran-
gea une fuite discréte.
Il voulait retrouver la complicité de sa chambrette,
témoin de ses gémissements nocturnes, quand la nostalgie
de l’absente l’étreignait. Devant la photographie de
Mireille, il souhaitait lire le contenu de la missive.
La rue pouvait bien l’inviter 4 écouter ou 4 regarder, il
ne lui répondra pas. Leur lien, né d’une communion
ancienne, s’était distendu 4 |’apparition de Mireille dans
sa vie. « Que la rue boude ou crie mon ingratitude ! » dit-
il. Et il héla un taxi.
— Vite ! ordonna-t-il. Usine Niari Talli.
La route de Ouakam, le Point E, les Zones A et B, tous
ces quartiers furent « avalés » par les roues de la voiture.
— Bien! Bien ! encourageait Ousmane.
Pour ne pas effrayer sa mére qui ne Il’avait jamais vu
arriver en taxi, il fit stopper la voiture folle 4 cent métres
de son domicile.
Yaye Khady, néanmoins, marqua son étonnement :
— Déja ? Un lundi! Es-tu malade ?
— Non. C’est le Professeur qui est indisposé
Yaye Khady grogna sa réprobation :
UN CHANT ECARLATE 53

— Mais d’habitude, dans ces cas 1a, tu restais 4 la Biblio-


théque.
— Aujourd’hui, plaisanta Ousmane que ce dialogue aga-
¢ait, aujourd’hui, pas de bibliothéque ! Repos avant le
déjeuner !
Et ce prétexte lui permit de verrouiller porte et fenétre.
Mais la lampe qu’il alluma le trahit.
— Il a allumé. II ne dort pas. De quel repos s’agit-il
donc ? s’étonna encore Yaye Khady.
Avec ce sens de divination indéfinissable que possédent
les méres, elle conclut que son Oussou « grandissait. » I]
avait sans doute un secret. Une femme qui |’inquiétait ?
Strement une femme! Seul l’amour pousse 4 I’incohé-
rence : repos et lumiére ne vont pas ensemble. Ousmane
aimait. I] souffrait peut-étre !
Sa supputation la satisfaisait, car elle craignait que son
fils demeure le « curé » de son surnom.
La curiosité malmenait Yaye Khady et la poussait 4
regarder entre deux fentes de la baraque, 14 ou un inters-
tice béant |’invitait.
Elle se retint :
« Et si Ousmane surprenait mon attitude ? S’il me
découvrait, épiant ?... »
Sa dignité prit le dessus sur la tentation.
Pour user sa fébrilité, elle continuait d’éplucher et de
gratter les legumes du repas, plus soigneusement que de
coutume et les laissait choir dans une calebasse d’eau
Dans la chambre verrouillée, Ousmane se dévétit
comme s’il allait combattre. II] livrait d’ailleurs un combat -
qui, méme s’il ne requérait pas de force physique, n’en
demeurait pas moins dur. I] pressentait une lutte apre
dont Mireille était ’enjeu. Les parents de son amie
54 MARIAMA BA

avaient pour armes des arguments solides. Si Mireille se


ralliait 4 leurs désirs, il serait vaincu. Fétu de paille tordu,
il serait relégué dans la déception dont il avait connu les
prémisses avec Ouleymatou.
Et si Mireille le choisissait, 4 la place de la richesse et de
la facilité ?
Et si Mireille choisissait le Négre, fils d’un invalide de
guerre et d’une ménagére analphabéte ?
Si Mireille le choisissait, les prédictions des amies de sa
meére se réaliseraient :
Elles avaient prévu : « Quand on aime ses parents, on se
situe toujours aux meilleures places ! » Et il avait eu son
baccalauréat.
Elles avaient prévu : « Quand on aide sa mére sans com-
plexe, (elles connaissaient les corvées du jeune Ousmane)
Dieu octroie en retour des élévations morales et matériel-
les insoup¢gonnées et aplanit toutes les difficultés ».
Emue, Yaye Khady intervenait en priéres, les larmes
aux yeux...« Assez de divagations ! ».
Ousmane ouvrit enfin l’enveloppe. Une photographie
s’en échappa, qu’il reconnut. II la ramassa, l’embrassa, la
regarda. La photographie autorisait l’espérance.
Il sourit aux lignes nettes, d’une lecture aisée. Les mots
décidés, la tendresse profonde et cependant timide, res-
semblaient 4 Mireille dont la voix lui parvenait, lointaine
et pourtant tendrement proche.
Elle avouait :

Ousmane,
Nos embrassades ne précéderont plus nos cours. Nous ne
fuirons plus ensemble l’ennuyeux Mr’ Sy et sa voix morne,
UN CHANT ECARLATE 55

pour humer lair marin proche. Non que j’aie cessé de


t’aimer.
Le refus de te perdre me vaut d’étre exilée dans ma propre
_patrie.
Ta petite photographie, retrouvée dans la voiture par mon
pere, a provoqué le drame.
Tu avais raison d’attirer mon attention sur le dicton
wolof : « Ce qui s’ignore n’existe pas ».
Par le biats de la photo ou par toute autre vote, mes parents
auraient été informés. Qu’ils soient au courant de ton exis-
tence dans ma vie me délivre de mes angoisses, des précautions
et surtout du mensonge..
Le plus important pour mot, reste ta position. F’ignore tout
de tot. ¥’1gnore qui tu es, en dehors de nous.
Je nexige rien que tu ne veuilles me livrer. Mais pour me
battre je voudrais situer la finalité de ma lutte.
Si je dots renoncer a tot, dis-le moi sans géne. Tu m’as
donné un bonheur merveilleux qui plaide déja ton pardon. Si
aimant, tu veux batir Pavenir avec mot, je suis préte. Tout
me semblera facile si je trouve, au bout de ma tourmente
momentanée et de ma solitude, tes bras ouverts. Mais il fau-
dra attendre quatre ans, pour que j’ate la majorité légale.
Ordonne et rien n’aura plus d’importance que tot.
Ecris-mot. f’attends. 7
Mireille.

Suivait l’adresse d’une copine élue boite postale.


Ousmane relut : « Ordonne et rien n’aura plus d’impor-
tance » !
La lettre lVorientait vers le « sérieux ». Son contenu
l’entrainait vers les déchirements entre les choix inconci-
liables. Ousmane trouva la situation « cornélienne » :
56 MARIAMA BA

« D’un cété, mon cceur épris d’une Blanche... de l’autre,


«ma société ». Entre les deux, ma raison oscillante,
comme le fléau d’une balance qui ne peut trouver un point
d’équilibre entre deux plateaux aux contenus également
chers ». j
Renier Usine Niari Talli >Echapper 4 son emprise?
Vomir ses relents ? Tentant ! Mais sa petite patrie l’agrip-
pait. Elle grondait violemment en lui, voix accordées des
valeurs traditionnelles, dictant, impérieuses, les droits de
la vie collective. Tout louvoiement, tout bouleversement
soulevaient l’étonnement, le mépris ou l’indignation. Le
flambeau de l’héritage culturel éclairait ’unicité du che-
min a emprunter... Les mentalités se momifiaient dans le
carcan du passé... Dans leur cuirasse, des mceurs et des
coutumes décourageaient les attaques...
MBowéne ! MBoupéne ! Thiaméne"! des concessions
vouées 4 des professions héritées de la nuit des temps... La
religion, dans la tolérance de son enseignement, restait le
lien indestructible...
Usine Niari Talli l’enveloppait, tendresse de Yaye
Khady répercutée dans les cceurs des femmes du quartier,
autant de méres qui avaient nettoyé ses narines d’enrhumé
chronique, autant de yaye™ vigilantes qui l’avaient sou-
vent corrigé sans hésitation, pour |’éloigner des ordures,
ou il extirpait ces riens — ficelles, boites de conserves, car-
tons — que l’imagination enfantine métamorphose en
jouets inédits... Tombait-il malade ? Tout le quartier, sou-

(1) MBowéne : cordonniers.


MBoupéne : griots.
Thiaménes : bijoutiers.
(2) Yaye : mére.
UN CHANT ECARLATE 57

cleux et soupconneux, s’inquiétait. Chaque main s’armait


de talismans et de « sa@fara » pour le délivrer des « filets »
d’une sorciére invisible. Il se revoyait, quand le paludisme
martelait ses tempes, grelottant dans le délire de la fiévre.
Il écoutait alors, anxieux, l’énumération des recettes de
frictions énergiques ow |’ail revenait sans cesse, nanti de
pouvoirs miraculeux... Usine Niari Talli résistait farou-
chement, puits intarissable d’enrichissement et de forma-
tion, creuset inviolable de traditions ot se revigoraient le
coeur et l’Ame.
Généreux dans la pauvreté, pudiques dans l’épreuve,
honnétes dans la misére, tolérants dans les conflits, tels
étaient les habitants de son quartier.
Renier Usine Niari Talli ? Maudire les tintamarres
matinaux des klaxons qui ponctuaient les crissements de
pneus ? Les scintillements des fourneaux malgaches éclai-
raient son tourment. Sa mémoire vibrait des courses gaies
derriére les pneus de voiture abandonnés. Sa mémoire
s’énervait dans les poursuites harassantes et les corps a
corps autour d’un ballon éventré...
Renier Usine Niari Talli ? Ignorer l’index respectable
des coreligionnaires de son pére qui indiquait le chemin
royal de Dieu ? Ne plus s’émouvoir et se recueillir, 4
V’écoute du muezzin, sous le minaret d’une mosquée bai-
gnée de lueurs pourpres de l’aurore ? Déchiqueter les
mille feuillets du patrimoine ancestral ? Piétiner les gris-
gris protecteurs ? Désavouer les rab et les djinns ? Détour-
ner du sillon approprié le sang porteur de vertus ? Huer

(3) Safara : eau bénite.


58 MARIAMA BA

l’orgueil de la naissance ? Mourir par amour et non pour


Vhonneur ?
Osera-t-il ? Il bandait son courage pour se libérer. Mais
se libérer des nceuds qui le rivaient aux baobabs de sa terre
était-ce une entreprise aisée ? Osera-t-il ? Le visage mécon-
tent des morts grimacait de mépris. Leur mémoire protes-
tait. Le tonnerre de la vengeance grondait. Osera-t-il ?
Choisir sa femme en dehors de la communauté était un
acte de haute trahison et on lui avait enseigné: « Dieu
punit les traitres ». On prévenait, sentencieux : « Dérétou
Tegal dou moye lou pou borom ! » (Le sang du circoncis ne
gicle que sur sa cuisse).
Des frissons d’inquiétude ! Des tentacules l’enserraient
fortement. Chaque effort de libération le ligaturait davan-
tage. Comment fuir sans amputation profonde ? Com-
ment fuir sans hémorragie mortelle ?
Mais son cceur bondissait. Par ses photographies,
Mireille, radieusement, l’invitait. Il secouait la téte...:
« D’un cété, Mireille... De l’autre « ma société »... Mes
parents... »
« Mes parents ? La méme réaction aussi hostile que celle
des parents de Mireille ». Il retrouverait en eux ’horreur
et le dégodt de l’apport étranger. Bien str, Djibril Guéye
avait pratiqué les Blancs. Mais jamais, il n’avait oublié
qu’il était différent d’eux et il était fier de cette différence.
Comment déplacer l’horizon de son pére ? Comment s’y
prendre pour bouleverser 1|’ordre de sa conscience ? Com-
ment lui démontrer d’autres vérités ?
Yaye Khady rappela sa présence en éternuant :
« Yaye Khady est possessive ! Insoumise. Comment la
vaincre ? Yaye Khady se battra énergiquement. Yaye
UN CHANT ECARLATE 59

Khady se battra... jusqu’au dernier souffle... » admit Ous-


mane.
Il admit encore :
« Dans Usine Niari Talli, je serai un guena het... un
traitre... celui dont le comportement sera dénoncé pour
mettre en garde. Quant aux copains... »
Ses copains voyaient grandir une passion 14 ot ils
situaient une « tocade ». Leur désaccord était signifié
énergiquement. Le barbu du groupe avait averti :
« Ah! Non et non! Le régne des couples mixtes doit
étre révolu. Ce genre de mariage se défendait dans le
systéme colonial ot: les Négres intéressés tiraient promo-
tion et profit de leur union avec une Blanche. On doit
choisir sa femme chez soi. Ces Blancs sont des racistes.
Leur humanisme d’hier n’était que leurre, une arme
d’exploitation honteuse pour endormir nos consciences.
Chez eux, pas d’ambiguité ! Pas de masque ! Les chauf-
feurs de taxis se détournent des clients négres. Doudou
nous a raconté : « Pour avoir une chambre d’hétel, il faut
téléphoner... Et la chambre disponible « tout de suite »
n’existe plus dés que vous déclinez votre identité. »
Boly le guitariste avait insisté : « Au-dela de vos sens,
quelles sources de communion aurez-vous toi et ta « tou-
bab » ? On ne batit pas l’avenir sur « des passés sans
liens ». Tant de ménages mixtes sont broyés par |’incom-
préhension. L’Afrique sait étre jalouse jusqu’a la cruauté,
méfie-toi ».
Des arguments ! Des arguments !

(4) Traitre a sa patrie (littéralement : sortir de la race).


60 MARIAMA BA

Mais l’Amour, lentement les submergeait ; Ousmane


plaidait en lui-méme.
— II faut oser. Pour avancer, la reconversion des mentali-
tés est nécessaire. Pour vivre, il faut oser. L’échec des
autres ne peut étre mien. Que de mariages défaits dans le
monde, n’est-ce pas ? Mais le mariage se célébre toujours.
Mireille n’est pas une aventuriére qui poursuit des fantas-
mes. Elle ne cherche ni exotisme outrancier ni sensations
fortes. Elle aime. Vivre ma propre expérience ! Batir mon
avenir au lieu de laisser les autres le choisir 4 ma place.
— Difficile, rétorquait la Raison. Difficile, dans le con-
texte actuel. Difficile avec une mére comme la tienne !
Mais |’Amour insistait : « Il te suffira de cloisonner ta
vie d’époux de Mireille et ta vie de fils de Yaye Khady, de
fils de Niari Talli ».
Et l’Amour conseillait encore :
— Ne capitule pas avant de combattre. Le succés est pos-
sible.
Ousmane réfléchissait. Dés ce soir, il écrirait.
Mais avant tout engagement, il criera son attachement a
sa condition de Négre. Il exigera de Mireille, comme préa-
lable, sa conversion a Il’Islam. Elevé dans la voie
d’« Allah », musulman convaincu et pratiquant dans le sil-
lage d’un pére ancien « talibé », Ousmane ne concevait pas
de mariage en dehors de la mosquée. II sut le dire, en ter-
mes rigoureux.
« Pour toi, je ne m’émietterai jamais. Pour toi, je ne me
viderai pas » !Ousmane réfléchissait.
Dés ce soir, il écrira. Il parlera, avant tout engagement
encore, de Yaye Khady et de Djibril Guéye « inattaqua-
bles », de sa baraque dressée dans les senteurs nauséabon-
UN CHANT ECARLATE 61

des des égouts bouchés. I] présentera sa chambrette aux


dizaines d’ interstices.
Safiétou qui trottine, fesses nues, gris-gris aux jambes,
morve au bord de la lévre, fera sa révérence 4 Mireille.
L’odeur du poisson sec attachée 4 son quartier fouettera
les narines sensibles de sa belle.
Mais il saura dire également son amour. Comme il
décrira sa solitude et sa souffrance et la nudité du temps !
Comme il souffrira, lui aussi, de son « exil dans sa propre
patrie » !
Il composait dans sa téte les phrases qu’il emploierait. I
gesticulait, réfutait tel mot impropre, gommait en pensée,
répétait. I] sautillait. Le bonheur fouettait son corps et
ensevelissait ses scrupules.
Yaye Khady écoutait. Elle devinait des pas de danse.
Ousmane, fou de joie, se laissa tomber avec force sur le
matelas mousse. I] poussa du fond de ses entrailles déga-
gées d’inquiétude, un soupir rauque. Une nouvelle phase
de sa vie !
Yaye Khady écoutait. Elle sourit. Le cri lavertissait de
la victoire de son fils. Elle ignorait la nature du combat
livré. Mais qu’importait ! La victoire était dans le soupir !
Son fils ! Son Oussou !
Elle se leva en chantonnant. Elle secoua les pelures
accrochées a son pagne. Elle fit quelques pas pour attein-
dre la marmite sur ses trois grosses pierres ot flambait du
bois. Elle souleva le couvercle a l’aide d’un morceau de
papier, trempa, dans la sauce, son index droit, pour véri-
fier la teneur en sel.
Le martyre des légumes suppliciés au couteau conti-
nuait : l’eau bouillante les engloutit.
A Vheure du déjeuner, quand Ousmane déverrcuilla sa

METHODIST COLLEGE LIBRARY


FAYETTEVILLE, NC
62 MARIAMA BA

porte, Yaye Khady vit, 4 cété du premier cadre en fer


forgé, la méme actrice dans une autre attitude.
Elle taquina :
— Mets cette diablesse qui te fascine tant dans un cadre
ou je ne réponds pas de sa présence !
Ousmane obtempéra joyeusement.
Yaye Khady ne soupconnait rien, pas plus que Djibril
Guéye.
ihe

Mai 1968 trouva la famille de La Vallée 4 Paris. A cette


époque, Mireille était confrontée 4 des états d’4me lan-
guissants. Un tourment nourri de désir exacerbé par la
solitude, la consumait. Dans son étre, ses élans se coagu-
laient.
Comme elle aurait aimé se départir de sa réserve, de son
attitude polie, de son calme quotidien, et extérioriser les
troubles qui l’habitaient.
Elle avait acquiescé 4 toutes les exigences de |’intransi-
geant Ousmane. Les difficultés de leur entreprise, cruelle-
ment projetées 4 ses yeux, ne la découragérent pas. Ous-
mane tonnait :
« Je te dissuade de choisir!» « Ne fais pas de mot ton
élu!» «Il en est temps encore!» Mais ces exhortations
n’empéchaient pas Mireille d’avancer.
La religion dont elle avait promis de se dépouiller n’était
plus un vétement 4 sa taille depuis longtemps. Trop
d’interdictions, 4 mesure qu’elle grandissait, le rendaient
de plus en plus étriqué. Elle ripostait :
« L°habit religieux que tu me proposes ne me va pas mieux
que celui dont tu exiges abandon. Mais je l’endosse... Sans
enthousiasme. Ne magnifte pas mon geste. Il est sans gran-
deur. I] ne recouvre aucun sacrifice. I] n’est pas arrachement.
64 MARIAMA BA

Il n’est que la logique d’un processus déja déclenché, avant


notre rencontre. » Elle aussi , elle regimbait.
« Fe suis décidée a rester Moi pour l’essentiel, pour les
valeurs auxquelles je crots, pour les vérités qui m’éclatrent.
Ne voulant pas faire de tot un pantin entre mes mains,
jaccepte d’avance tes refus comme des cris de conscience. Fe ne
peux donc moi aussi, t’apporter en guise de dot une liste de
renoncements. fe ne serait pas malléable, épousant toutes les
formes de l’Afrique. Car l’Afrique n’a pas seulement 1c1 le
visage du travailleur immigré qui vit un dur exil pour nourrir
sa famille lointaine. Elle dégotite, sous les lumiéres crues,
accrochée pour survivre a des manteaux de femme. Tant
d’histotres me sont contées, vomies dans des hoquets et des rec-
tus hideux. Les victimes de promesses délibérément violées,
celles dépouillées de leurs biens par des fiancés négres volatilt-
sés, me mettent en garde quand je parle de toi. Mats je me dis
que les drames passionnels n’ont pas rayé l’Amour du monde.
Chaque étre est condamné a vivre son expérience propre. fe
souhatte la mienne réussie. Fe suis Amour et Volonté ».
Et parce qu’elle se sentait « Amour et Volonté », comme
elle aurait souhaité attiser quotidiennement au vent de la
révolte estudiantine, le feu qui la bralait.
Mais son pére, rigide comme toujours, demeurait
l’écluse qui referme ses vannes prudemment, avant tout
débordement.
— Non, ma petite. Tu ne sortiras plus d’ici. Avec ces
émeutes ! Avec ¢a (son « ¢a » favori dont il recouvrait tout
ce qu’il n’aimait pas), ces coups donnés et recus, on ne sait
jamais.
Pour endormir la vigilance paternelle, Mireille se con-
tenta de participer épisodiquement 4 l’ébranlement. Mais
comme elle se sentait aussi passionnément motivée que ses
UN CHANT ECARLATE 65

copains, la plupart enfants de bourgeois comme elle,


situés a l’aile la plus dure des émeutiers !
La famille traditionnelle les révoltait, comme une insti-
tution 4 démanteler pour en repenser le contenu, restrein-
dre le pouvoir et remodeler les limites. L’école qu’ils pra-
tiquaient les brimait. A leurs yeux, elle s’avérait étre
Vappui de la famille.
Monsieur de La Vallée croyait sa fille « en dehors de la
fournaise » grace a son « autorité » et sa « persuasion ».
Revenu de son lieu de travail, il relatait les événements, a
sa maniére, dans les sens de l’optique gouvernementale
répercutée par les ondes et la télévision.
Mais Mireille s’évadait la nuit et vivait bien « la four-
naise ». La mélée écoulait sa colére. La violence de la tem-
péte la ressuscitait. Le tonnerre déclenché drainait ses
aspirations fougueuses de bouleversements sociaux. La
« fournaise » convenait a son choix de vie et faisait corps
avec son inhabituel engagement amoureux. En ces heures
troubles de déchainement sans retenue, Mireille avait
deux visages qu’elle troquait l’un contre l’autre, habile-
ment. Celui de la jeune fille sereine de ’appartement tran-
quille lui convenait moins que le masque décidé de |’étu-
diante engagée.
Que dirait son pére, s’il la voyait, en jeans retroussé
jusqu’aux cuisses, cheveux au vent, ceil brillant, a la bou-
che tous les gros mots bannis du vocabulaire de l’apparte-
ment. Sa mére s’évanouirait encore si elle la savait a la téte
des émeutiers, lancant comme eux des armes hétéroclites
sur les voitures et les vitrines.
Le courrier de Mireille relatait 4 son ami les €vénements
qui bousculaient la capitale.
« Le refus de la ségrégation entre filles et garcons, dans la
66 MARIAMA BA

méme Université ot on avait apostrophé le Ministre de la


Jeunesse n’a été que le prétexte pour l’éclatement d’un conflit
latent ».
Bien sir, Mireille abondait dans le sens de ceux qui
désiraient l’abolition des régles établies, tandis que son
pére dépassé et écceuré par les événements, grognait :
— Cette jeunesse ! Cette jeunesse ! De l’audace, elle en a
4 revendre (il ne parlait pas de courage, remarqua sa fille).
Cette jeunesse, plus on lui céde, plus elle exige. Elle est
inconsciente. Parlementer avec elle, c’est la démission. La
mater! L’écraser! Si j’étais 4 la place du Ministre de
’Intérieur ! Ce sont des cadavres que leurs faibles parents
ramasseraient. Je te retiens bien ici (il désignait Mireille
du doigt, ignorant ses fugues). Si tous les péres avaient
pris leur responsabilité ! Eh bien, il n’y aurait plus de
manifestants ! Plus de manifestants, plus de barricades !
Plus d’affrontements.
Et Monsieur de La Vallée réajustait ses bretelles remises
en service par le dévouement de sa femme qui suivait avec
angoisse son amaigrissement. L’exacerbation des nerfs de
Monsieur de La Vallée soumettait son épouse 4 une dure
« €preuve ».
Et Mireille informait son ami :
« Quant adMaman, Ousmane, elle est acceptation devant
son époux. Elle répéte a nos visiteurs, sans tenir compte de
leur opinion sur la « marée » (un mot de papa), ce qu’elle
retient des arguments de son mari contre « les fous » (un autre
mot de papa).
Mireille terminait ainsi :
« La ligne droite, favorite de mon pére, n’existe plus. Tout,
en ces lieux, est brisé, tordu. La remise en cause de ses concep-
tions sur l’honneur, le devoir, l’obéissance déséquilibre mon
UN CHANT ECARLATE 67

pére. Ses larges gestes, ses fulminations, ses allées et venues


inlassables dans l’appartement n’ont pas empéché le sinistre
réveil de la ville le matin du 11.
Les rues des quartiers assiégés par les étudiants étaient jon-
chées de décombres. Persistait, incommodante, l’aigreur de la
fumée des incendies et des grenades lacrymogénes.
Ah ! Comme jai participé aux émeutes ! Comment te com-
muniquer Tivresse d’écouler dans le fracas de l’affrontement
ma haine des conventions ? Comme j’a1 jout d’un coup de pied
donné sur le visage d’un défenseur de l’ordre !
Jat cassé avec plaisir quelques voitures de ces Messieurs
guindés, qui pronent fraternité, humanisme dans leurs dis-
cours et qui ont des coeurs secs. Ah! Comme j’ai participé,
Ousmane ! »
Le lendemain, une autre lettre :
« Des négociations n’ont rien apporté. Les ouvriers ne se
reconnatssent pas dans les compromis signés par leurs dirt-
geants syndicaux.
La gréve est reine et la ville pue.
L’odeur du poisson sec qui malméne tes narines le soir au
Grand-Dakar doit étre plus agréable que les relents qui nous
entourent.
Les bourgeois qu’abandonnent leurs enfants, remplacés par
des animaux dans leur tendresse, ne savent plus que faire de
leurs temps : la puanteur de la rue les cloitre. Et quand tls sor-
tent, les braves bourgeois, ils ont du mal a trouver le pied
d’arbre ou le rebord de mur oti leurs chiens se soulagent. A la
place des tas dégoutants de crotte qu’un talon étourdi écrase et
éparpille sur les trottoirs, nous avons des monceaux de sale-
tés : boites en fer, coton, détritus, épluchures.
Fentends la priére des bourgeotses :
« Dieu! faites revenir les éboueurs ! Les marchands des
68 MARIAMA BA

quatre saisons ! Les épiciers aussi ! Tout manque ! L’essence !


L’argent ! »
L’abondance houspillée a fut.
Mes camarades et mot continuons a rechercher « la plage
sous les pavées ». Notre cri: « Il est interdit d’interdire » reste
souverain.
A bientét Mireille.
Soutenus par l’ardeur et les illusions de leur Age, les étu-
diants sénégalais, comme leurs pairs partout au monde,
pronent la hardiesse dans les mutations sociales. IIs esti-
ment timorées les réformes introduites par les gouver-
nants. Ils appellent aux grands bouleversements dans de
violentes vitupérations. Leur réve d’une société équitable,
chez les uns, est assis sur des idéologies et modéles impor-
tés, chez les autres sur un nationalisme intransigeant.
Ousmane et ses copains n’échappaient point 4 l’attirance
facile des excés de langage.
« Keur Ali », l'un de leurs lieux de rencontre, retentis-
sait souvent de leurs prises de position passionnées, au
rythme de discussions ot |’on dépouillait Marx et Lénine
de leurs théories révolutionnaires, pour s’en approprier,
ou les démolir.
Un samedi soir, Ousmane se présenta 4 ses amis, sa
moisson de journaux dans les bras.
« Pour votre information ! »
Boly, le musicien du groupe, comme toujours portait sa
guitare. Des dodelinements de téte et des claquements de
70 MARIAMA BA

doigts appréciaient l’hymne guerrier dédié 4 la mémoire


du roi sans peur, Soundiata.
« Soundiata, Keita ! »
« Doémou Pinku dou dé ! Domou Pinku dou daao ».
« Soundiata Keita ! »
« Un fils de Est ne meurt pas ! Un fils de Est ne fuit
pas ! »
Cette épopée historique enflammait leur imagination.
Des voix males saluaient le courage du héros africain.
« Démou Pinku dou dé ! Démou Pinku dou daao ».
A nouveau, Ousmane exhorta le groupe a la lecture des
journaux. Mais « Soundiata, le fils de l’Est qui ne meurt
pas, le fils de l'Est qui ne fuit pas » ne desserra pas son
étreinte.
Boly arréta la course de ses doigts sur les cordes de son
instrument :
— Si Soundiata revenait sur terre, reconnaitrait-il ses des-
cendants ?
« Les grandes idées ont déserté l’4me des Africains.
Combien de gouvernants avons-nous ici qui ont été des
étudiants 4 l’avant-garde des mouvements de libération
nationale et qui aujourd’hui, les pieds sur l’étrier du pou-
voir, sont méconnaissables. Ils blament ce qu’ils pré-
naient autrefois...:»
Une occasion de plus pour vider rancceurs et décep-
tions ! Le ton était donné. Les uns aprés les autres ou en
méme temps, ils se défoulaient. Les « gros » du régime en
place furent « disséqués » par des langues, bistouris tran-
chants. On n’oublia ni « les villas luxueusement meublées
qui bordent la corniche », ni « les voitures climatisées qui
ronronnent grace a l’essence des contribuables ».
Ali s’attarda sur « les nantis irresponsables des postes
UN CHANT ECARLATE 71

clés qui volent le trésor public ! », « les nantis de postes


immérités sont grassement payés de surcroit ! » I] conclut
grave : « Dés lors, comment sur les tribunes officielles, ne
pas entendre louer |’Etat progressiste, la Nation humaine,
le Pouvoir compétent, le Président pére du peuple ? Un
directeur de services importants ne s’est point géné pour
avouer 4 son interlocuteur :
— Comment veux-tu que je scie la branche qui me sup-
porte ! »
Le barbu du groupe succéda 4 Ali. Il railla, acerbe, le
contenu des discours :
« Phrases pompeuses, sans sincérité, alignées par des
conseillers techniques dépourvus de scrupule, émaillées
de chiffres trompeurs pour faire sérieux et vrai ! Et l’on se
référe pieusement, au début, au milieu et a la fin des tira-
des, comme 4 Dieu le pére, au Président... Personne n’ose
couper le cordon ombilical »...
Ils donnaient l’impression, ces jeunes, que les tenants
du pouvoir gouvernaient uniquement pour des privilégiés
au détriment des intéréts de la communauté. Amérement,
ils piétinaient les arguments qu’on leur brandissait, argu-
ments tirés de « leur inexpérience », de leur « manque de
patriotisme » et de « réalisme ».
Le barbu, 4 nouveau, mobilisa l’attention en gonflant sa
voix, et gesticulait pour imiter un ministre en place :
« Tout chef de famille souhaite pour les siens le meilleur
logement, une bonne nourriture, de confortables véte-
ments, n’est-ce pas ?... Mais quand il confronte le contenu
de ses désirs 4 celui de ses revenus, il se contente de don-
ner 4 sa famille une vie 4 la mesure de ses moyens finan-
ciers ». ;
Sur le méme ton emphatique, Ousmane rétorqua :
72 MARIAMA BA

« Belle comparaison ! Quand un chef de famille gagne


modestement sa vie, il ne va pas dans les night clubs et les
casinos dilapider ses revenus »...
Ali compléta la pensée de son ami, sentencieux:
« Un chef de famille qui dilapide ses revenus meérite
Popprobre. L’ Etat est pendable de vivre au-dessus de ses
moyens. L’Etat est pendable de choisir des priorités qui
n’en sont pas. Un maigre budget impose austérité et
rigueur ».
Un paralléle impitoyable était souvent tracé entre les
futilités établies en régles immuables et les urgences igno-
rées. Les problémes cruels de la faim, du manque d’eau,
des maladies, accaparaient. longuement |’attention. Les
gouffres béants qui absorbaiént les richesses du pays,
autant que les inégalités sociales, alimentaient leur verve.
Ils révaient de faire du pays un gigantesque chantier qui
changerait la vie.
Et l’on vinta la Négritude ! Le barbu se leva encore
pour la lacérer impitoyablement.
Mais Ousmane osa exprimer sa conviction: « Je suis
pour le contenu de la Négritude. Je suis pour |’Enracine-
ment et |’Ouverture ».
On le hua, en passant au crible d’une exigence diaboli-
que tous les moyens proposés pour « l’Enracinement » et
« Ouverture ». Boly rythmait les propos de claquements
appropriés des cordes de sa guitare en guise d’applaudisse-
ments.
Ousmane conclut dans la clameur hostile « la Culture
est Universelle. La culture est un instrument de dévelop-
pement. Comment y accéder sans se connaitre pour ¥’esti-
mer, sans connaitre autrui pour l’estimer ».
La griserie des mots allait continuer sans doute si Ous-
UN CHANT ECARLATE 73

mane, portant l’index 4 son front, ne s’était point souvenu


d’une promesse faite 4 Yaye Khady le matin :
— Je dois emmener ma Yaye apprécier le « Mandat », le
film de Sembéne Ousmane. I] me faut partir. Le Vog est
loin d’ici... Je veux que ma mére vive la différence des
quartiers et compare. Quel monde entre le Vog au specta-
cle serein et notre Al Akbar bruyant et son odeur de bei-
enets 1...
Boly s’énerva :
— Toujours ta Yaye ! Comme un bébé au sein. Crois-tu
que le fait de changer Yaye Khady de cinéma fera d’elle
une révolutionnaire ?... En tout cas, ta Yaye nous gache
nos meilleurs moments...
Ousmane rit.
— Je rapporterai 4 Yaye Khady tes propos. Toi qu’elle
trouve si bien éduqué...
Boly prit congé 4 son tour et lui emboita le pas. Ses
doigts dansaient sur les cordes de la guitare.
L’air de Soundiata Keita, « Un fils de l’Est qui ne meurt
pas ! Un fils de l’Est qui ne fuit pas » emplit gaiement
Pespace.
Comme ils enviaient, Ousmane et ses amis, les étudiants
francais que le « ras le bol » seul motivait dans la révolte.
Eux, « ils avaient des causes d’agitation autrement sérieu-
ses!» « Les réduits inconfortables » qui étaient leurs
chambres, « arrachés dans la bagarre », illustraient, 4 leurs
yeux, d’une maniére flagrante, la gravité de leurs préoccu-
pations. Ali ne se lassait jamais de narrer I’histoire de sa
chambre :
« La capacité d’hébergement de notre cité est dérisoire
par rapport au nombre d’étudiants. Pour décrocher ma
piaule, je me suis bagarré en vain. Mais il a suffi d’un seul
74 MARIAMA BA

coup de fil de mon cousin, chef de cabinet du ABSUE de


l’Education et de la Culture, pour que je sois satisfait.»
Et l’on plaisantait sur « les clandos » qui, chaque soir,
comme Boly, transformaient en dortoir les salles de confé-
rences et d’études. I se défendit.
« Que voulez-vous que je fasse ? Jhabite Guédiawaye
dans le sable. C’est si loin que la présence de la mer
détonne. Le premier visiteur des lieux, saisi par le mirage
de ces eaux insolites a di exprimer son étonnement :
« Guedié Waye ». Depuis on appelle mon quartier « Gue-
dié Waye ! La mer hein ! »
Fous rires de l’assistance ! Boly imperturbable poursui-
vit, sans interrompre la caresse délicate de ses doigts sur
les cordes de sa guitare :
« Alors, comment voulez-vous que je regagne chaque
jour « Ma mer », surtout lorsque pour revenir ici, il faut
effectuer une véritable randonnée. Les cars insuffisants
sont pris d’assaut par les plus téméraires et sont vite bon-
dés. Dans nos revendications figure 4 juste raison |’exis-
tence d’un parc automobile qui doit étre pris en charge par
le COUD™. Cela faciliterait énormément nos allées et
venues, 4 nous les habitants des quartiers périphériques ».
Ali exposa les saillies de ses cétes... On oublia le trans-
port pour la nourriture. On remercia fort Yaye Khady qui
leur offrait un repas de vrai riz sénégalais par semaine.
Quelqu’un éleva une voix solennelle pour promettre :
« Si la diarrhée ne me tue pas ici, si la sélection ne me
massacre pas, Yaye Khady, mére d’Ousmane, comme je
m’occuperai de toi ».

(1) Centre des Oeuvres Universitaires de Dakar.


UN CHANT ECARLATE 75

D’autres voix renforcérent cette promesse tandis


qu’Ousmane, géné par les flots de louanges, s’évertuait 4
redonner 4a l’entretien sa véritable dimension :
« Il est difficile de faire de la nourriture de qualité en
grande quantité. Mais on peut respecter les régles
dhygiéne... »
Mais Boly ne le laissa pas achever son discours. II fit une
révérence a la maniére des artistes : des pas en avant, un
salut, des pas en arriére, un autre salut.
I] dit, sans rire :
— C’est moi qui léve l’ancre le premier aujourd’hui, pour
ma yaye 4 Guédiawaye. Quand verrons-nous changer tout
cela, amis ?
La nuit tombait. A son tour, Ousmane prit congé. II se
hatait vers Usine Niari Talli. Il n’y avait point de mer au
Grand-Dakar. Mais combien préférait-il sa poussiére 4 la
mer de Guédiawaye. Alors que ses jambes suffisaient pour
regagner son domicile, de véritables prouesses donnaient a4
Boly une place dans les cars de Pikine.
Mais Boly avait ajouté en partant :
— J’ai la nostalgie de ma mére. Cinq jours sans la voir !
Ousmane approuvait: la joie de retrouver une mére
valait bien une bousculade.

*
xk

« Lances pour éventrer les injustices sociales ! » « Ener-


gie debout pour combler les insuffisances ! »
Comment ces étudiants qui se définissaient ainsi, ne
seraient-ils point tentés par des actions d’éclat ?
76 MARIAMA BA

Contraints par la faim, la plupart abandonnaient les étu-


des en laissant des vides dans les rangs déja si clairsemés
au départ. Ceux qui restaient s’interrogeaient et crai-
gnaient l’assassinat de leur avenir.
D’abord éparpillés et de faible intensité, les feux de la
contestation s’attisérent soudainement, quand la Commis-
sion Nationale de L’Enseignement Supérieur décida
d’appliquer le fractionnement des bourses. Les petits feux
se muérent en embrasement dangereux.
Et la ville de Dakar vécut, elle aussi, ses journées de Mai
1968. Les fumées denses de la tourmente s’élevérent sinis-
trement au-dessus de l’université avant d’obscurcir rapide-
ment l’atmosphére. Une violence aveugle dressa, étroite-
ment unis pour un méme combat, syndicalistes et ché-
meurs, délinquants et désceuvrés, contre les forces de
ordre.
Les'événements s’enchainaient 4 un rythme accéléré :
L’ Université prisonniére dans un cordon policier ! Des
magasins « domaines du capitalisme » saccagés ! Des voi-
tures officielles lapidées ! Des syndicalistes arrétés ! Des
étudiants parqués ou rapatriés, aprés la mise a sac des dor-
toirs de la cité !.

A Mireille, bourrée d’inquiétude 4 cause du silence inac-


coutumé de son ami, Ali expliqua :
« Ousmane est prisonnier de Etat au camp Mangin aprés
un affrontement sévére au sein de la Cité. Chance ou mal-
chance, les événements m’ont trouvé en ville pour raison de
famille.
Dans le secret de l’existence de la « Boite Postale Yvette »,
par amitié pour Ousmane, je prends la liberté de vous infor-
mer ».
UN CHANT ECARLATE Tal

Au bout de douze jours de captivité, Ousmane renoue


enfin le lien :

« Fe suis assis en face de tes photographies et je fais peau


neuve sous ton regard. Ton sourire en moi verse a nouveau
d’agréables douceurs. Il y a a peine une heure que j'ai quitté le
Camp Mangin, libéré avec mes camarades. Un climat d’insé-
curité régne toujours. Le couvre-feu persiste. Ainst ma mére
me raconte qu’hier, pour condutre une de ses amtes a la mater-
nité, elle a du demander l’autortsation de circuler au Commis-
sariat du quartier.
Quant a nous, point de regrets. Conditionnés démesuré-
ment, nous avons justement éclaté. Les beaux discours, pour
une fois, sont restés dans les tiroirs. Une mobilisation cons-
tante et diaboliquement répressive des forces de ordre les a
remplacés. On nous a cassé les reins. Mats nous sommes
encore debout et heureux, heureux de notre victoire qui est
d’avoir amené, par notre lutte courageuse, le régime a prendre
conscience de notre existence. La violence, bien plus que les
moyens pacifiques employes hier inutilement, a été entendue.
Tous les établissements scolaires sont fermés. Pourvu que
l'année ne soit pas perdue pour allonger notre attente. fe te
serre fortement dans mes bras. »

La légalité, peu 4 peu, se réinstalla . Aprés la révolte,


Université rouvrit ses portes. Avant la rentrée, les exa-
mens furent honorés. L’année ne fut pas perdue.

*
xk
78 MARIAMA BA

Ousmane Guéye, intelligent, motivé par son amour,


encouragé par son pére, entouré d’une tendresse attention-
née par sa mére, se mouvait aisément dans ses cours. I] ne
connut pas les échecs qui décourageaient les volontés les
plus tendues aux prises avec une sélection rigoureuse. II
parvint 4 sa licence, puis 4 sa maitrise de philosophie.
Qualifié d’éléve exceptionnellement doué, on lui offrit une
nouvelle ouverture vers la France. « Je verrai plus tard »
répondit-il.
Pour le moment, sa famille avait besoin de lui., La vie
devenait de plus en plus chére. La bourse, au secours de la
pension de l’ancien combattant diminuée, venait difficile-
ment a bout des dépenses vitales. .
Son pére vieillissait. Fervent musulman, pratiquant
assidu, Ousmane le savait habité d’un réve qu’il jugeait
impossible 4 réaliser : visiter les lieux saints de 1’Islam.
Ousmane tenait a lui payer ce voyage.
Et puis, il désirait sortir sa famille de l’environnement
déprimant du Grand-Dakar. I] voulait fuir l’air empesté
des égouts bouchés, la poussiére polluée. Il voulait, pour
son frére et ses sceurs qui grandissaient, un cadre décent
ot le vent n’entrerait plus en minces filets provocateurs de
bronchites. I] ne pouvait plus se suffire, pour savourer les
délices des bains, du coin cléturé de zinc. II] révait pour lui
et les siens d’une maison confortable.
Il avait besoin de travailler. Il prit donc service, avec
émotion et fierté, dans son ancien lycée.
Tandis que Mireille patientait, avec son premier rappel
de solde, Ousmane Guéye offrit 4 son pére le pélerinage 4
la Mecque. Et tandis que Mireille patientait, le dossier
UN CHANT ECARLATE 79

O.H.L.M.® qu’il avait constitué, était aux mains d’un de


ses anciens condisciples de |’Université.

(2) Office de l’Habitation 4 Loyer Modéré.


9.

Mireille patientait. Elle avait terminé, elle aussi, licence


et maitrise de philosophie.
Comme Ousmane, elle enseignait, malgré les exhorta-
tions de son pére :
— Tu peux aller jusqu’a l’agrégation ! Tu n’es pas pau-
vre. On peut t’entretenir. A quoi va te servir ton maigre
salaire ?
Mireille s’obstina. Elle souhaitait économiser pour son
futur foyer. A sa « mésalliance », elle n’ajouterait pas le
remords de payer linstallation de son ménage avec
argent de ses parents.
Son pére dut céder. Elle allait 4 son travail apparem-
ment belle et légére. Son air détendu et sa gaieté forcée
cachaient des préoccupations sérieuses.
Elle patientait. Des flirts éphéméres la libéraient du
désir sexuel. Mais ces flirts, elle les estimait décevants.
Ousmane émergeait royalement de toute noyade de ses
sens. Les jeux ou sa chair seule baignait se révélaient sans
emprise sur ses inquiétudes et le vide intérieur. La compa-
raison rendait plus mordante |’empreinte de l’absent. Le
souvenir de leur seule union éveillait un ouragan en elle.
Son étre s’accoudait sur des réminiscences qui rendaient
sa soif d’?Ousmane inextinguible.
UN CHANT ECARLATE 81

Alors, de ses évasions, de ses « destructions », naissaient


des vagues de regrets. Sa bouche tarie se refermait. Elle
construisait et reconstruisait pendant des jours et des
nuits, une nouvelle cuirasse pour son étre avec les bribes
de son bonheur ancien, jusqu’a la lassitude, jusqu’a l’épui-
sement qui la livraient 4 nouveau a d’autres bras ouverts
sur sa solitude et sa faim. Elle souffrait.. Elle patientait...
Elle souffrait alors que ses parents croyaient oublié « ¢a »,
le Négre a la chemise rouge. Monsieur de La Vallée voyait
d’un bon ceil évoluer l’intérét que portait a sa fille, Pierre,
Phéritier d’un complexe industriel important.
Monsieur de La Vallée révait tout haut :
« Pierre est un beau parti, méme si son nom fait « peu-
ple ». Mireille peut conserver son patronyme ».
« Pierre! l’Ame et le cerveau de |’entreprise paternelle
que sa compétence a relancée ! »
Les Dubois, parents de Pierre, étaient nantis. Leur cha-
let, a la montagne, abritait les vacances d’hiver des de La
Vallée.
Pierre n’était point l’un de ces jeunes gens aux cheveux
longs mal peignés, en « blue jean » crasseux, aux mains
douteuses, qui, oisifs, déambulaient, le regard morne ou
étincelant, sur les trottoirs, trainant leur vie comme un
fardeau. Bel homme a !’ceil bleu, toujours soigné dans une
mise simple, il avait fait de brillantes études d’ingénieur.
Son éducation contenait les principes chers 4 Monsieur
de La Vallée.
— C’est un beau parti » chuchotait Madame de La Val-
lée, toujours accordée a la volonté de son mari.
Quant 4 Mireille, elle jugeait son prétendant agréable.
Elle appréciait ses solides qualités sans s’*émouvoir. Si elle
supportait la compagnie de Pierre, elle ne |’aimait pas.
82 MARIAMA
BA

Son cceur bondissait chaque jour, pour prendre un peu de


chaleur, vers les pays ensoleillés de son ami négre. Le lien
arraché avait été rétabli. Leur correspondance, remplie de
leur amour, de leurs projets, des efforts déployés pour ne
pas reculer l’échéance du bonheur, les reliait.
Elle avait attendu, en vivotant, l’heure de sa majorité. Et
4 présent que tout se résolvait - les Guéye ayant enfin
emménagé dans cette H.L.M. de Gibraltar -, Pierre lui
apparaissait comme un intrus. Avec lui, elle se sentait
bien. Avec Ousmane, elle avait vibré.
Les roses rouges qui envahissaient l’appartement, cha-
que samedi soir, ne changeaient pas sa décision. Pour
ménager ses parents, elle taisait son refus.
Mais quand on voulut décréter officielles les fiangailles,
elle s’arc-bouta.
Cette bague algue marine, auréolée de fins diamants, ne
brillera jamais 4 son doigt.
Monsieur de La Vallée pestait, soutenu par son épouse.
Pierre demeura son bon copain, avec toujours, au fond de
son ceil bleu, du désir et des regrets.
10.

Djibril Guéye revenu de la Mosquée aprés la priére de


« Tisbar »” invita Ousmane 4 venir le rejoindre dans sa
chambre. Yaye Khady, assise sur le lit, était occupée 4
tresser les cheveux de Safiétou. Ses mains habiles tracaient
sur la téte de la petite fille des carrés et des rectangles. Elle
enserrait chaque touffe dans du fil noir que Safiétou lui
tendait, par bribes, en dévidant une pelote.
Ousmane prit place 4 c6té de sa mére tandis que Djibril
Guéye mettait 4 l’aise sa jambe invalide en |’étendant,
aprés s’étre installé dans l’unique fauteuil de la piéce.
— Ousmane! appela Djibril Guéye. Ousmane, tu es ma
fierté. Tu m’as comblé au-dela de mes espérances. Depuis
que tu as fait la différence entre ta main droite et ta main
gauche, ta mére et moi n’avons eu rien 4 te reprocher. Tu
n’as jamais rien désiré. Tu t’es sacrifié pour la commu-
nauté familiale. En cela, tu me ressembles.
J’ai foulé le sol des lieux saints de l’Islam. J’ai vu Djed-
dah. J’ai prié quarante fois 4 Médine, comme on le recom-
mande. J’ai entendu 4 l’aube la voix unique d’Abdoul
Aziz, petit-fils du prophéte, appeler 4 la priére. J’ai dormi,

(1) Premiére priére de l’aprés-midi.


84 MARIAMA BA

enivré par ma foi dans la Mosquée de Médine. Je me suis


prosterné devant la tombe de Mohamed Rassol. Ousmane,
grace 4 toi, j’ai refait le périple du prophéte. Ma main a
touché la pierre noire de la Kaaba. Je me suis saoulé de
l’eau bénite du Zem-Zem. J’ai couru sur les lieux dits Safa-
Marva qui perpétuent les allées et venues inquiétes de
Adjara™, cherchant de l’eau pour baigner son nouveau-né.
Minam ! Arafat ! Moustalifa! Tamin! °. J’ai tout vécu.
J’ai prié partout. Que Dieu te comble mon fils, Al Ham
dou li lah ! Dieu merci. Que Dieu te garde, Amin ! Amin !
Yaye Khady et Safiétou reprirent en échos :
« Amin ! Amin ! Yarabi ! Amin ! »
Djibril Guéye s’éclaircit la voix par des raclements de
gorge. Il regarda son fils droit dans les yeux :
— Excuse-moi d’étre long. « Quand le cceur est plein, il
déborde ». Mon cceur est rempli de bonheur. II a besoin
d’étre libéré. Laisse-moi te le dire.
« Nous sommes ici, dans ce quartier confortable 4 cété
des fonctionnaires, grace 4 toi. Tu aurais pu, comme les
jeunes de ton Age qui aiment leur aisance et la préférent 4
leur famille, habiter seul ton logement et nous laisser crou-
pir dans la baraque. Tu as toujours songé 4 nos besoins, ta
mé€re et moi, avant de préserver tes intéréts.
« Mais cette maison est bien grande pour nous six. C’est
ta tante Coumba qui me 1’a fait remaquer. Voila ce qu’elle
a dit :
« Yaye Khady, ta femme, est fatiguée. Elle se fane car
lorsque la jeunesse épouse la vieillesse l’échange de sangs
se produit au bénéfice de la vieillesse. Ainsi Djibril, tu es

(2) Figure coranique.


(3) Lieux saints de l’Islam.
UN CHANT ECARLATE 85

robuste, frais, alors que ta femme s’étiole, d’autant plus


qu’elle a toujours les corvées ménagéres 4 son Age. »
Yaye Khady intervint rageusement :
— Va jusqu’au bout de ton propos. Si Coumba me trouve
fanée, elle te propose en échange une jeune et belle
femme, n’est-ce pas ? Si Coumba trouve la maison trop
grande pour nous, elle veut sans doute combler le vide par
une nouvelle épouse qui enfantera chaque année, n’est-ce
pas ?
Djibril Guéye supplia :
— Tréve de suppositions !
Yaye Khady, fougueuse :
— Je ne suppose rien. Je connais Coumba. Elle ne cessera
donc jamais de me poursuivre avec sa haine envieuse.
Qu’elle aille trouver Dieu pour changer mon sort !
Djibril Guéye, choqué :
— Mais écoute un peu. « Avant de clore la bouche du
patre, reconnais d’abord Il’air qu’il siffle ». Ecoute au lieu
d’échafauder. Malgré les propos de Coumba, je ne me
sens plus jeune. Quand un arbre a porté des fruits, il peut
se laisser abattre sans regret. Les théories flatteuses de
Coumba a mon égard n’ont de but qu’un veeu : il ne s’agit
pas de me donner une nouvelle épouse. Réfléchis. Suis-je
assez vil pour installer dans la maison de ton fils ta
co-épouse ? Coumba désire que notre fils Ousmane épouse
sa fille Mariéme. Mariéme passe tous les dimanches ici
depuis que nous avons déménagé et t’apporte une aide
notable dans la marche de la maison. Coumba a ajouté :
« Je compte sur toi pour la réalisation de mon veeu. Ous-
mane est un bon fils. Il est mon fils. Je veux qu’il soit mon
86 MARIAMA BA

goro™, Je n’exige ni dot, ni machine, rien que le lien sacré.


D’étonnement, ‘Yaye Khady lacha la touffe de cheveux
qu’elle tenait. Ce qu’elle apprenait Poffusquait:
— Quoi ? Coumba veut faire épouser sa fille par Ous-
mane ! Aprés avoir tenté vainement de te marier, toi son
grand frére, elle se retourne vers ton fils. Elle est malade,
je crois, avec son envie de marier. Ne crois pas 4 l’histoire
du « lien sacré ». Quand une mére veut se débarrasser de
sa fille, elle est mielleuse : « Sans dot, sans machine, le
lien béni ». Et une fois son souhait réalisé, elle réclame
sans vergogne tout ce qui est di. Si elle n’est pas satisfaite,
au moindre désaccord, elle sort 1l’argument-massue :
« N’ennuie pas ma fille. Elle ne te doit rien ». Et la fille
aussi, au moindre reproche, s’indigne : « Tu m’as épousée
sans rien débourser et tu veux me mener durement en
plus?» Alors Djibril, laisse de cété les douceurs de
Coumba. Ce qui m’intéresse, c’est ta réponse 4 Coumba.
Je te sais faible 4 son égard. Que lui as-tu dit ?
Djibril Guéye avoua :
« Le bouc choisit lui-méme sa femelle ».
Yaye Khady enchaina en se tournant vers Ousmane.
— Bien répondu. J’ajoute que cette Mariéme n’est pas
aguichante. Ousmane aimes-tu cette fille longue comme
un rénier, plus laide qu’une hyéne ? Sa téte ressemble 4
celle d’une tortue qui rentre etsortsoncou. |
Et Yaye Khady riait et se tenant le ventre, ellejjoignait a
la description les gestes appropriés.
Djibril Guéye s’énerva ; pointant sa canne vers Ous-
mane, il sollicitait son secours :

(4) Beau-fils ou belle-fille (gendre ou bru).


UN CHANT ECARLATE 87

— Heureusement qu’Ousmane connait Mariéme et peut


se faire une opinion. Tu exagéres en voulant faire endos-
ser a cette enfant tes différends avec Coumba. Ousmane,
que dis-tu de la proposition de ta tante ?
Pris de court et percevant dans la tournure de la ques-
tion le secret désir de son pére, Ousmane prétexta la sur-
prise pour ne pas répondre.
— Je réfléchirai, dit-il.
Djibril Guéye conclut :
— Je préfére ta pondération a l’emballement de ta mére.
Toujours impulsive, ta mére !
Il demanda, pour couper court 4 l’entretien, son caftan
gris.
— Celui que m’a donné Ousmane, 4 la Korité !
Ainsi, il éloignait sa femme de son fils. Il se méfiait de la
puissance de conviction de son épouse.
Yaye Khady en se dirigeant vers l’armoire, langa
encore :
— Si Ousmane devait étre mis au courant de toutes les
demandes de mariage formulées adroitement par des
méres, 11 n’y aurait plus de temps ici pour autre chose.
Toutes mes amies et connaissances le veulent pour gen-
dre. Ainsi la mére d’Ouleymatou, de Rabi, de Nafi, de
Bineta. Mon fils est un homme. Tu as bien dit qu’on ne
fait pas « sentir le bouc ». Le choix de sa femme incombe a
Ousmane et 4 lui seul.
Pour la faire taire, Djibril dirigea la discussion vers un
sujet qui mettait Yaye Khady mal a I’aise.
— N’oublie pas toi, que c’est ton pére qui m’a Choisi.
C’est une pratique courante de choisir un bon mari pour
sa fille. Je ne te connaissais pas. On ne t’a pas forcée !
— Qu’en sais-tu ? répondit Yaye Khady. Vingt ans de dif-
88 MARIAMA BA

férence d’4ge entre nous et tu fais l’orgueilleux au lieu de


remercier Dieu et mon pére qui ont arrangé si bien ta vie.
Elle riait aux éclats.
— Te forcer ? Te forcer, toi, tétue comme une mule, plai-
santa son mari.
Yaye Khady rétorqua, mains aux hanches :.
« Oui, me forcer. On m’a forcée ». Son ton peu convain-
cant dérida plus encore Djibril Guéye. Safiétou, étrangére
a ce dialogue, profita du répit accordé 4 sa téte pour se
dégourdir les jambes. Fiére de ses nouvelles tresses, elle
dansait devant la glace de l’armoire.
Ousmane avait disparu depuis longtemps.
11.

Ousmane s’installa 4 sa table de travail. La photographie


de « l’actrice », aprés s’étre dédoublée d’abord sur la table,
avait proliféré pour couvrir les pages d’un album entier.
Les photographies en couleur ressemblaient a des cartes
postales.
— Mais ou prends-tu toutes ces poses de l’actrice ? inter-
rogeait la curieuse Yaye Khady.
— Jeles achéte, mentait Ousmane.
Dés lors, Yaye Khady put admettre une manie de collec-
tionneur. Ni Djibril Guéye, ni elle n’eurent aucune
arriére-pensée, méme quand Ousmane leur remit des
cadeaux, « de la part d’une ancienne camarade blanche de
la Faculté, rentrée en France. »
Djibril avait remarqué :
— Celle qui écrit tout le temps ? Les Toubab aiment
ecrire:
I] avait eu une belle montre de poche qui le dirigeait a
temps vers la Mosquée. Le collier de Yaye Khady était un
bijou qu’admiraient ses voisines, en lui demandant sa pro-
venance.
— « Un cadeau ! » langait-elle avec une voix séche, éva-
sive. Rien n’arréte la coquetterie féminine, elle le savait,
90 MARIAMA BA

dans la recherche de l’originalité et elle ne souhaitait pas


voir 4 un baptéme, toutes les poitrines ornées du méme
collier.
Il ne venait pas aux parents d’Ousmane l’idée que cette
amie lointaine et généreuse pouvait étre la méme per-
sonne, présente sous leur toit par ses photographies.
La stratégie défensive d’Ousmane avait résisté au temps
et 4 la curiosité. Mireille en France, personne ne
soupconnait son secret. Il ne se refusait pas les plaisirs
sans conséquence de son age et Yaye Khady ne faisait rien
pour le pousser au mariage, acceptant ses flirts éphéméres,
dans le quartier, ot il était réputé « inconstant ».
Il se mit 4 corriger les copies de ses lycéens avec applica-
tion. La proposition de tante Coumba ne le troublait pas.
Il eut un sourire amusé au souvenir du portrait de
Mariéme campé par sa mére.
Il admit :
« Affreuse, cette Mariéme ! comme une hyéne ! »
Le désaccord de ses parents au sujet de cette enfant,
serait son meilleur argument, si jamais Djibril Guéye exi-
geait son avis.
Son pére eut la délicatesse de deviner son refus.
La disparition boudeuse de Coumba, l’absence de
Mariéme les dimanches suivants prouvérent 4 Ousmane
Pintervention de Djibril.
Sa reconnaissance se concrétisa par une canne neuve.
UN CHANT ECARLATE 9]

L’heure du diner ! La famille Guéye était réunie au rez-


de-chaussée de la nouvelle demeure. Yaye Khady présenta
du « M’Boum »”, le mets favori de son mari.
Les mains puisaient dans le plat commun. Yaye Khady
arrosait le couscous de temps en temps avec une louche
remplie de sauce.
La saveur du M’Boum réussi 4 merveille par Yaye
Khady, déliait les langues. Ousmane profita de cette gaieté
générale pour annoncer son désir de voyager.
— Je veux connaitre Paris. J’ai déposé ce matin une
demande d’autorisation de sortie. Je ferai établir un passe-
port.
Djibril Guéye saisit cette nouvelle occasion pour évo-
quer le pays de « sa » guerre, ce qu’il en connaissait avant
sa chute d’une jeep qui l’avait trainé en cassant sa jambe.
Yaye Khady malicieusement conseilla 4 son fils :
— Fais tout pour voir ton actrice en chair et en os. On dit
que les actrices sont mal élevées. Mireille (Ousmane lui
avait dit le nom) est belle, trés belle. Elle doit étre plus
insolente donc que les autres. Quand la beauté est source
de revenus, elle entraine la dureté du cceur.
Babacar priait avec insistance :
— Dis, tu m’emménes, frére. Si je réussis mon BEPC,
m’emmeéneras-tu en vacances avec toi ?
Ousmane écoutait plutét Djibril Guéye qui fournissait
des détails importants :
— Ce sera 1’été ; néanmoins, il y a souvent des pluies trai-
tresses, et un froid mordant. Méfie-toi des changements

(1) Sauce a base de feuilles de choux et d’arachides crues pilées qui accompagne le cous-
cous.
(2) Brevet d’Etudes du Premier Cycle.
92 MARIAMA BA

du temps. Ton voyage peut étre instructif si tu sais regar-


der. Tu observeras, vérifieras. Tu te feras une opinion en
comparant avec le contenu de tes livres.
Yaye Khady prévint :
— Il parait que les femmes blanches s’attachent facile-
ment aux Noirs. Méfie-toi. Ne nous raméne pas l’une
d’elles.
Ousmane se leva géné et, pour s’isoler, prétexta la pré-
paration de ses cours.
Il n’eut aucun remords 4 dissimuler aux siens le motif de
son voyage. Ses parents eux-mémes avaient convenu « Le
bouc choisit sa femelle ». Yaye Khady avait ajouté « que le
choix de sa femme lui incombait ».
En cachant le véritable but de son voyage, il reculait le
moment des heurts.
« A quoi bon déchainer précocement les hostilités ».
« On verra... »

Les vacances s’annongaient. Les examens et les con-


cours s’oubliaient dans l’apaisement des nerfs.
Ousmane se surprenait 4 chantonner pour lui-méme:
« Je vais me marier ! Je vais me marier ! »
Il allait se marier en effet et cette perspective l’impré-
gnait d’une délicieuse sensation d’allégresse, manifestée
par une débauche inhabituelle de gestes et de propos.
Il allait se marier, vivre le réve tant de fois caressé ! Ous-
mane avait envoyé depuis plusieurs mois, 4 un vague cou-
UN CHANT ECARLATE 93

sin, Lamine, qui résidait en France, ses piéces d’état civil


pour les formalités préparatoires.
Et Yaye Khady le trouvait transfiguré :
— Encore un qui va nous remplir les oreilles de Paris a
son retour ! Si Ousmane a déja cet air heureux avant son
voyage, je me demande dans quel état il reviendra, quand
il aura « vu » !
Et Yaye Khady éprouva une certaine fierté.
Fiévreusement, Ousmane prépara son voyage.
Il fit des emplettes. Des objets de l’artisanat sénégalais
emplirent sa valise.
Comme cadeau de noces, quel objet offrir 4 sa fiancée
pour concrétiser son amour ? II fixa son choix sur un bra-
celet aux dessins faits de minces fils d’or, travail de fili-
grane ou les bijoutiers sénégalais excellent. Il emporta
aussi, en se faisant violence — Mireille le lui avait suggéré
—, deux alliances, symbole de l’état nouveau.qui allait étre
sien.
Un Boeing, en retard de trois heures sur l’horaire de
décollage prévu, l’emporta vers Mireille.
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DEUXIEME PARTIE
1.

L’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle ! Déja, le climat


et le perfectionnement technique environnants signifié-
rent 4 Ousmane la différence des deux mondes que |’avion
avait reliés.
Son accés 4 la ville fut conditionné par l’approbation
dune police perspicace et des contréles sanitaire et doua-
nier minutieux. Mais au bout de son agacement, Mireille,
illuminée par la joie des retrouvailles, robe bleue sur sa
peau laiteuse, cheveux d’or derriére le décolleté de son
encolure, lévres' légérement rougies, et dans son ceil ému,
la goutte de mer de sa prunelle !
Lamine était 1a, discret, occupé 4 récupérer la valise du
voyageur. Les doigts que le temps et la distance avaient
désunis, renouérent leur étreinte. La méme émotion
intense qu’autrefois. La méme tendresse, infiltrée dans les
voix. Le froid glacait les oreilles d’?Ousmane, mais la cha-
leur du bonheur coulait en lui. Mireille observait son ami.
Elle avait laissé un adolescent. Elle découvrait un homme.
Mais la finesse des traits avait résisté au mtrissement. Le
charme émanait toujours du visage ouvert et Mireille
n’était pas décue. Elle ne regrettait pas d’avoir porté, seule
et si longuement, dans l’immensité de la ville, le poids de
son engagement.
98 MARIAMA BA

Ousmane était radieux. Sa « princesse » était une fée


plus ensorcelante dans son cadre normal.
La bénédiction 4 la mosquée de Jussieu suivait le
mariage civil. L’officiant y officialiserait la conversion de
Mireille.
Chaque acte avait été prévu. Ils avaient révé et patienté,
pour les instants qu’ils vivaient.

*
xk

Babacar décacheta |’unique lettre venue de France, a la


suite des cartes postales qui balisaient pour la famille le
périple du voyageur. La longueur de la lettre était frap-
pante. A quelques jours de son arrivée, pourquoi Ous-
mane éprouvait-il le besoin de tant écrire ? Djibril Guéye
était d’autant plus intrigué que Babacar, loquace pour ce
genre d’exercice, ne traduisait aucune ligne.
— Mais parle, s’énerva le pére et Babacar restait muet.
— Le « francais » de mon frére, dans cette lettre, me
dépasse. Donne-la 4 Monsieur Ndoye.
Et il s’enfuit. Anxieux, Djibril Guéye sollicita l’institu-
teur :
— Une lettre d’Ousmane. Je cherche un lecteur.
— Avec plaisir ! sourit le maitre d’école.
Ousmane avait écrit :
Cher pére,
Je m’adresse a toi avant de me tourner vers ma mére. Tu es
Vhomme qui a vécu dans un dahra, un homme qui a eu « sa »
UN CHANT ECARLATE 99

guerre, un homme que la vie n’a pas épargné. Tu es donc plus


armé contre la souffrance que Yaye Khady. II est normal que
tu subtsses d’abord le choc de la nouvelle que je vous annonce.
Je me suis marté ici avec « mon actrice ».
Crest amie qui t’a offert la montre de poche qui rythme tes
priéres. Elle était ma fiancée. Si tu te rappelles le moment ou
tu vis sa photographie pour la premiére fois sur ma table de
travail a Grand-Dakar, tu jugeras aisément la durée du par-
cours que nous avons effectué ensemble et qui mérite, comme
aboutissement, le lien sacré.
S1 jai réusst, s1 je suis ta fierté comme tu dis, si j’ai comblé
tes désirs, st tu es loin de la pousstére d’Usine Niari-Talh, st
tu vois d’un cil plus calme les trimestres s’étirer, c’est a elle
que tu le dots. Entreprendre est difficile pour un homme seul.
« Rien ne peut se faire sans une parcelle d’amour » avatt cou-
tume de répéter l’un de mes premiers maitres. Mireille — sur
le prénom, je n’ai pas menti d Yaye Khady — Mireille m’a
permis, par un soutien moral constant, de me réaliser.
Elle était devant mot, comme un flambeau, illuminant
mon chemin. :
Elle n’est pas lune de ces vulgaires aventuriéres qui s’accro-
chent aux Négres pour ne pas sombrer. Mireille est une fille
d’anctenne noblesse. Ses grands-parents habitent encore le cha-
teau de leurs ancétres. Son pére fut diplomate a Dakar ou
nous nous sommes connus. Elle est professeur de philosophie
comme mot.
Je lui ai parlé de ma famille. Fe ne lui ai rien caché sur nos
difficultés passées. Elle m’aime tel que je suis et a renoncé a sa
religion pour devenir ma femme. La mosquée de la ville a béni
notre union.
Tu as la délicate mission d’informer ma mere. Fatsle en
insistant sur le fait qu’elle « ne me perd pas ». Fais-le en pen-
100 MARIAMA BA

sant a la destinée de chaque étre orientée par le Tout-putssant


Allah.
Rien ne peut changer le sentiment profond que j’éprouve
pour vous.
A bientot.
Ousmane.

Monsieur Ndoye était arrivé 4 la traduction du dernier


mot. Djibril eut la force de se redresser et remercia.
Il comprenait 4 présent la dérobade de babacar, qui avait
craint sa colére.
Djibril Guéye et Babacar gardérent le secret toute la
journée. Mais le soir, au lieu d’assister aux priéres que les
fidéles chantent, assis en rond autour d’un drap blanc dans
la Mosquée, Djibril rentra chez lui.
— Revenir si t6t de la Mosquée ! Yaye Khady écarquillait
des yeux interrogateurs :
— Malade ?
Il secoua tristement la téte.
— Quoi alors ? Un accident ! Un parent mort ?
Il secoua encore plus tristement la téte et emprunta
péniblement les marches de l’escalier qui menait aux
chambres 4 coucher.
Yaye Khady le suivait, implorante :
— Eclaire-moi rapidement! J’étouffe! Libére-moi de
l’angoisse. Parle ! Ousmane est-il mort ?
Djibril Guéye prit le temps de s’adosser au fauteuil de la
chambre a coucher, le temps de bien installer sa jambe
malade. Puis il sortit de sa poche la lettre. Yaye Khady,
pleurait déja sans savoir pour quel motif :
— J*tais trop heureuse, trop chanceuse. Ca ne pouvait
pas durer.
UN CHANT ECARLATE 101

Devant tant de tristesse subite, devant la fragilité sou-


daine de cette femme, pourtant de « fer », Djibril fit un
effort surhumain pour remplir sa délicate mission, en
dominant son propre désarroi :
— Ousmane s’est marié en France, avec Mireille.
Et Yaye Khady, incrédule, répéta :
— Mireille! Mireille des photographies ? Mireille ?
L’actrice ?
Djibril Guéye rectifia :
— Mireille n’est pas actrice. Elle est professeur. Ton fils
te demande pardon.
Yaye Khady se redressa. « Les pleurs n’ont jamais rien
arrangé ! » Elle ne geignait plus. Sa mémoire ressuscitait
mille indices ténus qui éclairaient le présent. La régularité
du courrier de l’étranger aurait dt 1’alerter. Et la proliféra-
tion des photos aussi! Et le mépris d’?Ousmane pour les
femmes ! Elle se souvint du cadre brisé, de la colére de son
fils devant la photographie sans protection.
Elle avait été stupide de ne rien deviner. « On ne dévie
pas le destin » ! « Si j’avais su ! Si j’avais su ! » Elle aurait
cherché Il’antidote du sortilége secrété par cette « fille du
diable » quia envoitté son fils.
Djibril Guéye, lui, débitait un monologue conforme 4
son fatalisme et 4 sa piété :
— Comme cette femme a accepté d’étre musulmane, nous
n’avons rien a faire d’autre que de |’intégrer dans la
famille. Ousmane Guéye ne nous « doit» plus rien.
L’orientation de sa vie lui appartient. Dans le cadre de la
Morale, il a le droit de faire de sa vie ce qu’il veut.
Yaye Khady se révoltait :
— Une Toubab ne peut étre une vraie bru. Elle n’aura
d’yeux que pour son homme. Nous ne compterons pas
102 MARIAMA BA

pour elle. Moi qui révais d’une bru qui habiterait ici et me
remplacerait aux taches ménagéres en prenant la maison
en mains, voila que je tombe sur une femme qui va empor-
ter mon fils. Je créverai, debout dans la cuisine.
Djibril Guéye rétorqua calmement :
— Si tu avais aidé Coumba, Mariéme serait restée avec
nous.
Yaye Khady fit front :
— Je préfére me dresser contre cette étrangére que me
dresser contre Coumba, ta sceur. Je ne regrette pas mon
attitude. Je reste 4 la cuisine mais reine chez moi.
Mariéme ici, j’aurais cohabité avec Coumba. Tu le sais,
Coumba aurait été la directrice de mon foyer.
Djibril Guéye s’emporta :
— Tu ne préféres pas l’étrangére. On ne peut aimer ce
qu’on ne connait pas.
Rasséréné, il ajouta :
— Accueillons ce mariage comme le « mal » nécessaire 4
notre survie. Nous alimentons la haine, l’envie depuis la
réussite de notre fils.
Il empoigna son chapelet. Il en égrena lentement les
grosses perles noires et continua, de plus en plus serein :
— Yaye Khady, taisons notre douleur. Il y a en ce
moment oW nous nous plaignons, des 4dmes que Dieu
emporte. Entre la mort et notre souffrance, il y a un
abime. Rendons grace 4 Dieu de nous asséner des coups
que nous pouvons supporter. Le hasard ne marie pas un
homme et une femme. Le mariage est une ceuvre divine.
Yaye Khady maitrisait sa rancceur. Mais elle rejetait
Vidée que cette Blanche était un « mal » nécessaire. Elle
sortit précipitamment, laissant Djibril Guéye 4 son chape-
let.
UN CHANT ECARLATE 103

Elle ouvrit doucement la porte de la chambre de


absent. Elle retira l’album de son fils du tiroir ot il le
gardait et le feuilleta : petites et grandes photos se succé-
daient. Mireille était splendide, assise ou debout, cheveux
au vent ou savamment coiffés, en robes ou en pantalons.
Yaye Khady eut la révélation de la beauté d’une
« Djinn »“ échappée de son monde. Le sortilége qui avait
séduit et aimanté son fils opérait en elle. Elle referma
album pour ne pas céder « 4 la magie de la diablesse ».
Mais les yeux grands ouverts, bleus et rieurs, la poursui-
vaient. Les yeux riaient ironiquement.
« On ne peut rien contre l’amour ».
Soudain, Yaye Khady s’inquiéta :
« Celui qui lutte contre l’amour est semblable 4 celui
qui veut assécher la mer. J’ai du travail... »

(1) Etre invisible capable de prodiguer le mal autant que le bien.


Yaye Khady se tournait et se retournait dans son lit.


Toutes les nuits, depuis qu’elle savait son « Oussou marié
a cette Blanche », le sommeil la fuyait. Des soupirs, char-
gés de désespoir, lui échappaient.
Le jour, pour ne pas penser, elle fatiguait son corps par
les travaux domestiques. La nuit, malgré son épuisement,
elle veillait, haletante.
Une lourdeur inexplicable engourdissait son corps.
L’écumoire, au bout de son bras, ne retournait plus aisé-
ment le riz dans la marmite. A ses moments de solitude, —
ses enfants chez leurs copains et Djibril Guéye 4 la Mos-
quée — elle restait des heures entiéres prostrée, soutenant
de la main sa téte, devenue lourde. Ousmane avait « obs-
trué le chemin uni de sa vie ».
« Oussou ! mari d’une Blanche! ». « L’événement était
capital » et elle ne se lassait pas de s’en étonner, de se
lamenter. Aucun charlatan lors de ses nombreuses consul-
tations de mére de famille prévoyante, n’avait prédit le
comportement de son fils. Et la mauvaise farce durait
depuis des jours. Aucune autre missive n’était venue la
démentir.
« Oussou ! mari d’une Blanche ! Il y a des maux que !’on
confie 4 l’amitié. Il existe des peines dont le partage est
UN CHANT ECARLATE 105

aisé. La confidence sincére trouve souvent un baume ».


Mais ce qu’elle ressentait, elle, Yaye Khady ? L’espérance
désertait son Ame. Pouvait-on vivre sans désirer ?
Son ceeur se durcissait. Pouvait-on vivre sans aimer ?
L’amertume l’habitait. Pouvait-on vivre de mélancolie ?
Le flux et le reflux de ses pensées tristement roulaient
leurs vagues dans sa téte. Toute la ville allait étre infor-
mée, son quartier d’abord ot résidait le maitre, traducteur
de la lettre. Cet instituteur déclencherait la rumeur en
confiant la nouvelle 4 son épouse, entre quatre murs, sous
le sceau du secret. Et toujours sous le sceau du secret, bien
entendu, de bouche 4 oreille, son infortune, colportée,
deviendrait le motif des rencontres. Les amies « qui lui
veulent du bien » viendront |’entourer pour se « charger »
de leur part de peine, aprés s’étre enquis du « vrai de la
chose ». « La chose » allait enfler, se déformer, se désagré-
ger pour mieux se répandre et nourrir les haines et les
envies. Elle s’installerait dans les cérémonies. Elle se glis-
serait entre deux pas de danseuses. Elle accompagnerait le
choix du poisson et des légumes au marché, s’assiérait aux
bornes fontaines, distrairait le parcours de deux clientes,
dans un car rapide. Et elle Yaye Khady, pétrie de dignité,
ngor et diom, depuis sa prime jeunesse, elle qui vivait en
accord parfait avec sa conscience, servirait de pature du
fait de son fils, 4 toutes les langues exercées 4 la médi-
sance.
Des milliers de pointes invisibles déchiquetaient sa
chair. Elle fondait de jour en jour et s’en rendait compte

(1) Dignité et honneur.


106 MARIAMA BA

en nouant aisément les extrémités de son pagne. Comment


ne pas maigrir ?Avec sa gorge obstruée qui refusait de
déglutir, elle n’avalait, depuis quelque temps, que du lait
et des bouillies.
Elle n’était debout que par la crainte de la colére du
pieux Djibril Guéye, voué par sa foi 4 l’acceptation, sans
aucun murmure, de la volonté divine. Elle avait beau énu-
mérer toutes les joies dont Ousmane avait jalonné leurs
rapports, mais ses tourments ne diminuaient pas. Ils affai-
blissaient la main qui écaillait le poisson. Ils figeaient son
sourire en rictus, quand elle s’essayait 4 la gaieté.
Elle inventoriait les destinées des enfants de ses connais-
sances, pour bien se persuader que le malheur « déposait
ses paquets » devant chaque concession riche ou pauvre,
humble ou honorée :
Ousseynou Ngom, frére de case d’Ousmane, n/’avait
point’ réussi 4 l’école francaise. II était réduit 4 servir un
Libanais dans une boutique de tissus.
Seydou Niang, autre frére de case de son fils, trainait
dans les rues l’oisiveté honteuse et les doigts habiles du
voleur a la tire.
Dans son nouveau quartier, le couple d’en face avait un
fils, un fils bien dréle ! Cet adolescent d’une quinzaine
d’années refusait obstinément la compagnie et les jeux des
garcons de son age, pour rechercher la compagnie et les
jeux des petites filles ! Bien dréle cet adolescent qui imi-
tait les filles, dans leur allure, leur langage trainant et leurs
occupations !
Son pére, quand il le surprenait 4 jacasser parmi les
commeéres, ou 4 faire mijoter les plats dans les goiters,
entrait dans de folles coléres, la cravache 4 la main. En
vain.
UN CHANT ECARLATE 107

En vain, sa mére le rasait-elle pour l’enlaidir. On le


prendrait pour l’une des fillettes qu’il fréquentait. I] rou-
lait les yeux en parlant. Mais il ne roulait pas que les yeux.
Il roulait avec perversité ses hanches et langait ses fesses
en arriére quand il se déplagait. Dés qu’il était hors de por-
tée du regard de sa mére, il s’entourait d’un pagne et se
dandinait.
« Sauf miracle, ce garconnet deviendrait un « gér dji-
guéne »” destiné 4 passer sa vie, accroupi aux pieds d’une
courtisane dont il demeurerait l’homme de main. Ce serait
son réle de dénicher les amants généreux pour |’entretient
cotiteux de ce genre de maisonnée. Ce serait a lui d’ordon-
nancer les menus des repas. Et il lui arriverait quelquefois
d’étre préféré 4 sa patronne... »
Yaye Khady plaignait sincérement la mére de cet échan-
tillon.
Elle se rappelait également les yeux éplorés de son amie
Kiné, a la recherche d’un agent de service pour maitriser
son fils. Moussa, des nuits entiéres, ameutait tout le quar-
tier, par ses élucubrations et sa violence.
Moussa ? Un déchet ! Envoyé chez un oncle émigré au
Mali pour y apprendre un métier, il était revenu mécon-
naissable du pays des Bambara. L’alcool et la drogue se
disputaient sa raison. Moussa! Un déchet qui n’ouvrait
l’ceil que pour déranger.
La folie seule expliquerait le comportement de Moussa.
Défoncer les malles, subtiliser leur contenu et le revendre
4 vil prix pour étancher une soif chaque jour plus exi-
geante ! Qui ne chuchotait pas sur le compte de Moussa ?

(2) Littéralement homme-femme ; homosexuel.


108 MARIAMA BA

Elle se calma :
« Il n’y a pas de comparaison possible entre Moussa et
« Oussou. Je remercie Dieu ! »
« Pourtant Ousmane et Moussa étaient au monde par la
méme voie, tous deux fruits de l’amour! ». Ni Yaye
Khady, ni Kiné n’avaient subi de pression pour se marier.
Elles avaient aimé leur homme. Presque 4 la méme
période, elles avaient porté leur grossesse. Elles s’étaient
émerveillées du rebondissement de leur ventre, de la vie
qui s’y agitait, des coups que ces vies donnaient dans leurs
flancs.
« Un espoir immense et un bonheur orgueilleux habi-
tent chaque femme en état de gestation. Elle sent mirir
avec volupté le fruit du don de sa personne. Elle subit avec
patience toutes les rigueurs nécessaires au bon déroule-
ment de sa grossesse ! » Kiné, qui avait été délivrée la pre-
miére, lui révéla :
— Une douleur 4 nulle autre pareille, l’enfantement !
— Comme un mal de dent ? s’était inquiétée Yaye Khady.
— Tu verras, avait conclu Kiné, orgueilleusement.
Et Yaye Khady n’avait pas « vu », mais « senti » comme
la rupture de ligaments dans ses entrailles. On lui avait
prédit que |’enfant naitrait lorsque, du sable pressé dans sa
main, jaillirait de l’eau. Elle n’avait pas pressé de sable,
dirigée vers la Maternité Mandel.
Ses reins battus par une douleur infernale et le feu bria-
lant son bas-ventre, la souffrance avait perlé en gouttelet-
tes sur son front.
Son bébé sur ses genoux avait été le bonheur de sa vie.
Elle méditait : « Chaque mére porte au chevet de son
enfant ses espérances. Elle réve pour son petit une desti-
UN CHANT ECARLATE 109

née merveilleuse, en l’allaitant, en le bercant, en le soi-


gnant, en |’aimant surtout.
Le réve peut déboucher sur les chemins boueux. Alors,
c’est la déception. Mais la déception n’empéche point la
lutte. Une ceuvre de sauvetage est entreprise, avec pour
armes le coeur rempli de tendresse et l’immense besoin de
se sacrifier. Et quand toutes les ressources humaines et
surhumaines sont épuisées sans résultat, la mére s’assoit
sur les débris de ses espérances. Une mére décue ? Une
pierre broie journellement son cceur. La paix n’existe plus
pour elle ».
Yaye Khady méditait. Par rapport aux autres méres,
était-elle si mal lotie ? « Les aveugles, les manchots, les
paralytiques, tous les déchets humains — handicapés
physiques et aliénés — avaient été enfantés dans la douleur
et le sang, dans l’espérance et la joie. Et les méres des
aveugles, des manchots, qu’ont-elles fait pour trouver 4 la
place des joies espérées de l’enfantement, des ténébres
amoncelées au bout de leur longue marche ? »
Yaye Khady méditait :
« Le garcon raté est préférable a la fille dévoyée. Celle-ci
est conduite rapidement a travers des aventures dégradan-
tes, dans un tombeau. Vidée de sa dignité ! Loque aux usa-
ges divers selon la main diabolique qui la manipule!
Détournée de son réle d’épouse et de mére, toujours vic-
time de choix pour les sans scrupules. Elément de sales
besognes et de non moins sales machinations! Usée
comme un vieux torchon, ses humiliations ne seront
jamais compensées. Et la déchéance ne prend fin que dans
les bas-fonds de la laideur : grabat de cellules de prisons
110 MARIAMA BA

ou couches d’hétels douteux ; coups de poignards dans les


bistrots sordides ou mort violente dans la rue ».
Yaye Khady avait parfois assisté 4 la Maternité, lors de
ses couches, 4 des manifestations hystériques de la souf-
france, quand le bébé mourait en naissant.
« Le sort aveugle, pour satisfaire son appétit dévasta-
teur, a une prédilection pour les tout-petits.
« Le vieillard de soixante-dix ans reste 4 jamais le tout-
petit de sa mére. Qu’importe donc l’4ge ou la mort fige a
jamais une vie! Chaque mére ressent le méme rouleau
compresseur sur ses reins, 4 la mort de son enfant. Le
méme feu cuit sa poitrine. Le méme impitoyable étau
rétrécit son coeur. La méme impuissance ploie son échine
devant la fatalité. »
Des larmes montaient aux yeux de Yaye Khady. Elle
pleurait silencieusement pour les méres dont les tout-
petits sont morts avant d’avoir « bu une goutte de pluie »,
les tout-petits fauchés alors qu’ils essayaient d’emprison-
ner dans leurs menottes, un rayon d’or de soleil. « Eh oui,
le sort impitoyable desserre souvent |’étreinte maternelle
_des épaules des tout-petits qui ont grandi. Des tout-petits
qui ont grandi peuvent mourir devant leurs méres en
délire, vieillies subitement. Et ces méres-la ne savent plus
quoi faire du reste de leur vie ».
Yaye Khady pleurait. Et la pensée, laborieusement, che-
minait, fortifiée et réconfortée par sa traversée de la
« vie ». « Mais tout de méme : comment Ousmane avait-il
pu oublier mon visage en sueur, oublier mes fatigues,
oublier notre tendresse ? Cette femme me reléguera-t-elle
donc a jamais dans les cuisines ? »
Quelle différence entre une bru Négresse et Toubab !
Une négresse connait et accepte les droits de la belle-mére.
UN CHANT ECARLATE 111

Elle entre dans un foyer avec l’esprit d’y prendre la reléve.


La belle-fille installe la mére de son époux dans un nid de
respect et de repos. Evoluant dans ses priviléges
jamais discutés, la belle-mére ordonne, supervise, exige.
Elle s’approprie les meilleures parts du gain de son fils. La
marche de la maison ne la laisse pas indifférente et elle a
son mot a dire sur l'éducation de ses petits-enfants...
Il existe des belles-méres qui agissent en vraies rivales de
leurs brus. Elles remportent la victoire, dans des batailles
familiales ot leur seule larme suffit 4 la répudiation de
Paudacieuse qui ne satisfait pas leur appétit de sangsues.
Yaye Khady ne demandait pas au destin de l’ériger en
adversaire de sa bru. Elle ne désirait qu’un repos qu’elle
jugeait mérité. Ses beaux parents morts avant son mariage,
elle avait ignoré la guerre sournoise qui oppose quotidien-
nement belle-mére et bru. Mais, Coumba, une belle-sceur
perfide, était toujours en train de lui « couper l’herbe sous
les pieds ». Elle ne révait donc pas de « broyer » une fille
d’autrul.
Yaye Khady ne demandait au destin qu’un repos mérité.
Comme toutes les méres, elle avait connu les terribles
nuits de veille ot l’instinct seul diagnostique les poussées
dentaires, les fiévres précédant les maladies infantiles qui
se disputent la vie du bébé. Elle avait eu ses entrées chez
les guérisseurs, accompagnées de paiement en boubous ou
en pagnes, a défaut d’argent. Les longues queues des dis-
pensaires ? Elle les avait pratiquées dés l’aube pour voir
trés tot la doctoresse et ensuite faire son marché et sa cui-
sine.
Elle méritait une prompte reléve. Beaucoup de femmes
de son 4ge, 4 cause de la présence de leur belle-fille,
n’avaient plus que le souci de se laisser vivre agréable-
112 MARIAMA BA

ment. Elles se mouvaient dans la paresse et ’encens. Leur


bru les servait. Dans leur chambre, tout leur tombait du
ciel : la meilleure part des repas, le linge repassé, les draps
de lit journellement renouvelés. L’oisiveté convenait 4
leur Age. La médisance trompait leur ennui. La direction
des cérémonies familiales comblait leur inactivité. Certai-
nes belles-méres se consacraient 4 Dieu et tuaient le temps
en batissant leur au-dela : la Mosquée les accueillait a la
priére du Vendredi, parfumées, dans des déploiements de
vétements et chales blancs, le chapelet a la main.
« Assurément, affirma t-elle, un des sommets de la vie
d’une femme est dans le choix'd’une belle-fille ».
Ousmane introduisait une anomalie. « Une Blanche
n’enrichit pas une famille. Elle l’appauvrit en sapant son
unité. Elle ne s’intégre pas dans la communauté. Elle
s’isole, et entraine dans son évasion son époux. A-t-on
jamais vu une Blanche piler le mil, porter des bassines
d’eau ? »
« Au contraire, la Blanche exploite : on fait pour elle ce
dont elle n’a point la pratique ! »
Et Yaye Khady secouait la téte !
« La Blanche manie son homme comme un pantin. Son
mari reste sa propriété. Unique gérante des biens de son
foyer, elle les détourne 4 son seul profit. Rien ne va 4a la
belle-famille. »
En prospectant la « vie », en se tournant et se retournant
dans son lit, Yaye Khady se soulageait. Son mari croyant
s’appuyait sur la justesse, l’infaillibilité et la sagesse de
Dieu pour endiguer ses révoltes. Son mari croyant et prati-
quant assidu avait raison. La bonté d’Allah secourait ceux
qui priaient et elle priait. Et puis, par rapport 4 d’autres
parents qui n’avaient pas moins aimé ni moins peiné
UN CHANT ECARLATE 113

qu’eux, par rapport a d’autres parents aussi ou plus méri-


tants qu’eux, ils étaient, Djibril Guéye et elle, privilégiés
par le destin.
Ousmane les avait respectés et aidés. Dans ce logement
neuf, il avait introduit la modernité. Leur téléphone était
assailli, au point d’étre maintenant cadenassé. Tous les
jours, des voisines lui envoyaient des provisions 4 conser-
ver dans son réfrigérateur. Son fer électrique secourait
bien des méres de famille dans le quartier, quand sévissait
une pénurie de charbon.
Ses réflexions renouvelérent sa force combative :
« Non, une femme, aussi blanche soit-elle, ne saccagera
pas mon ceuvre ». Elle n’allait pas se laisser envahir sans
crier gare.
Elle défiait cette diablesse aux cheveux de « Djinn ».
Elle n’acceptait pas sa suprématie. « Je ne me laisserai pas
détruire pour lui céder une place nette »
— L’étrangére ne dévorera pas aisément les fruits de mon
labeur ! »
— Cette Blanche qui « descendait de son tertre » pour
s’introduire chez les Noirs, verrait...
A aucun moment, Yaye Khady ne pensa au tourment de
Vautre mére, Blanche, certes, mais qui, elle aussi, avait
enfanté, aimé, et espéré. Sa fille l’avait sirement décue en
empruntant une voie inconnue. Cette mére menait un
combat différent de celui de Yaye Khady. Son amour pou-
vait exprimer la méme magnanimité dans le désir de proté-
ger. La souffrance la tenaillait elle aussi, 4 la méme place
que Yaye Khady, 1a ot se situe le cordon ombilical sec-
tionné, capable de réveils douloureux.
Peu importait 4 Yaye Khady le tourment de cette mére.
Les Blancs, pour elle, étaient des étres « exceptionnels »
114 MARIAMA BA

que ne régissaient pas les mémes lois et « les mémes servi-


tudes que les Noirs ! »...
3.

Bien avant les Guéye, la famille de Mireille avait regu sa


lettre. Mireille en avait choisi judicieusement la chute : le
lieu de travail de son pére.
Le grand bureau ot Monsieur de La Vallée compulsait
des dossiers, avait un air de féte ce matin d’été.
La veste avait quitté les larges épaules 4 cause de la tem-
pérature. Monsieur de La Vallée vit dans son courrier
deux lettres postées 4 la méme date a Paris. L’une trahis-
sait lécriture de Mireille, partie en vacances depuis un
mois.
Intrigué, il l’ouvrit ; Mireille révélait :
Chers parents,
« Quand vous recevrez cette lettre postée la vetlle de mon
départ, je serai déja loin de vous, évoluant dans ma nouvelle
famille sénégalaise.
Majeure et responsable, j’a1 épousé, a l'état civil, puisa la
Mosquée de notre ville, aprés avoir embrassé la religion isla-
mique, Ousmane Guéye, professeur de philosophie ».
Monsieur de La Vallée relut ces quelques lignes pour
s’assurer qu’il ne révait point. II répéta incrédule : « mos-
quée » « religion 1slamique » « majeure et responsable ».
Les phrases se transformaient en poignards aigus qui
fouillaient son cceur. II répétait :
116 MARIAMA BA

« majeure », «responsable », « religion islamique »,


« Mosquée », « Ousmane Guéye ».
Il posa la lettre sur son sous-main et aprés s’€tre assuré
— réflexe habituel — que personne n/’assistait 4 son effon-
drement, il baissa la téte. Lui, si vigoureux, si prompt 4 la
riposte, se réfugiait dans cette attitude de vaincu. Que
pouvait-il d’ailleurs contre Mireille, « majeure et
mariée » ? Mireille inaccessible et libre, le narguait :
« Son nom reste attaché a la petite photographie qui
mavait valu le rapatriement.
Notre amour a survécu a l’éloignement et au temps ».
Le poignard, las de s’enfoncer, tranchait maintenant. I]
porta ses deux mains a l’emplacement douloureux de sa
poitrine, 1a ot les mots démentiels semblaient s’entrecho-
quer. Des minutes épouvantables ot sa respiration s’étran-
glait ; il ferma les yeux et attendit. L’asphyxiant piétine-
ment des mots se raréfia. Il respirait mieux.
Il ressaisit la lettre. Son martyre renouait avec le délire
de la parole satanique de son enfant :
« Ousmane Guéye est venu jusqu’ict pour m’épouser. Fe l’ai
dissuadé de vous rencontrer pour le préserver de l’humiliation
que vous lui auriez infligée. Pour vous, on peut fraterniser
avec le Négre mais on ne l’épouse pas ».
Il répéta: « Bien sir qu’on peut fraterniser avec le
Négre mais on ne l’épouse pas ».
Le hantait, le souvenir des Négres qu’il avait jadis eus 4
son service comme gens de maison. « Bornés, affreux, avec
leurs rires gras, leurs gros yeux blancs dans leur visage
hébété ! »
Ceux avec qui il avait discuté au cours de ses missions
diplomatiques ? « Plus ridicules dans leurs attitudes
empruntées et leur essouflement pour rattraper des géné-
UN CHANT ECARLATE 117

rations de civilisation! » « Etres primaires ! Comporte-


ment primaire ! » Et sa fille, d’atterrir dans ces mains frus-
tes. Quel gachis !
Il lut d’un trait les lignes finales :
« Vous m’avez aimée a votre maniére et je sais ce que je
représente pour vous. L’1mmensité de votre douleur m’acca-
ble. Mats on n’échappe pas a son destin. Fe ne peux renoncer a
celut que j'aime, parce que simplement tl est noir.
Je tourne le dos a un passé protégé pour embrasser
Pinconnu. Fe le sais. Fe renonce a l’aisance pour l’aventure.
Fe le sais encore. fe me dis que le bonheur ne se donne pas. On
le mérite. On le construtt.
Prévenez mes grands-parents.
Si vous me pardonnez, écrivez-mot a l’adresse de l’en-téte de
ce plt. Si non, adieu et affections. Mes yeux sont pletns de lar-
mes et Ousmane partage mon émotion.
Mireille. »

Mireille demandait pardon. Elle osait parler de « ten-


dresse », de « renoncement », de « vertus humanitaires ».
Mais la colére, hermétiquement, emmurait la raison et le
coeur de son pére. La vérité de Monsieur de La Vallée, pri-
sonniére dans la rigidité de raisonnements caducs,
n’admettait pas de contrariété. Inaccessible 4 l’ére des
nouvelles grandeurs, elle prenait ses distances avec les
« insanités » de la lettre.
Jean de La Vallée était abasourdi. Cloué 4 son siége, il
étouffait, la sueur au front. Le pli était retenu avec force
par ses deux mains, comme s’il était une bombe qui, en
touchant le sol, allait éclater. Jean de La Vallée n’acceptait
pas la « trahison ».
118 MARIAMA BA

— Ah quelle hardiesse ! Comment a-t-elle pu faire fi du


nom qu’elle porte ?
Mireille avait bien choisi le point de chute de sa lettre :
un lieu qui exigeait de la tenue, qui n’admettait pas |’exté-
riorisation des sentiments, un lieu de protocole raffiné ot
le déchainement des passions n’était pas admis.
Il grommelait :
— Ahleffrontée ! Quelle audace ! Effrontée jusqu’a oser
orienter cette lettre en plein service !
Ayant enfin posé le pli sur la table, il se glissa 4 nouveau
dans sa veste
Un froid subit glacait sa poitrine et ses membres. II sor-
tit. Surpris, le chauffeur le vit héler un taxi et s’y engouf-
frer.

En compagnie de sa bonne espagnole, Madame de La


Vallée vaquait, dans la cuisine, 4 la préparation d’une
paélla, plat de prédilection de son mari.
La sonnerie, malmenée rageusement, la fit se précipiter.
Sans se débarrasser de son tablier, elle ouvrit la porte, et,
reconnaissant son époux, lui dit, en regagnant ses four-
neaux :
« Mais tu arrives tét ! » Elle enchaina :

— Chéri, une surprise. De la paélla pour le déjeuner ! et


UN CHANT ECARLATE 119

attentive 4 la moindre contrariété de son époux, elle


s’inquiéta :
— Un dossier oublié ?
Monsieur de La Vallée tempéta :
— La paélla restera dans tes casseroles. Un événement !
Une monstruosité. Mireille a €pousé son Négre. Voici la
lettre.
Et se souvenant brusquement de 1’autre pli, il ajouta :
— Il y a méme deux lettres. J’ai ouvert celle de Mireille,
l’autre est resté sur mon bureau. Sirement, du mari. A la
poubelle ! A la poubelle ! Mais lis d’abord.
Madame de La Vallée hésitait... Elle se souvenait en sai-
sissant la lettre. Son mari l’avait distinguée parmi plu-
sieurs jeunes filles, lors d’un bal. Il était le premier
homme qui lui tenait la main en lui parlant d’amour. Ele-
vée dans une institution religieuse pour filles de familles,
elle avait appris entre autres principes, 4 obéir.
Jean de La Vallée, au caractére dur, avait vu sans doute
le tremblement de ses lévres et percu la peur de son
regard. Ses instincts de dompteur pressentaient une proie
malléable en cette jeune fille effarouchée qui rougissait
sans cesse. .
Mathilde de La Vallée hésitait... et se souvenait. Les
problémes de libéralisation de la femme qu’on inventoriait
devant elle, la laissaient indifférente. Dans sa vie, son mari
seul comptait. Elle le choyait, lui obéissait et allait au
devant de ses moindres désirs. Elle lisait enfin... Mére,
elle vivait en cet instant le désespoir de son enfant acculée
4 ce choix extrémiste. Elle vivait, 4 travers les lignes,
l’atroce dilemme. Le déchirement de l’option la boulever-
sait. La sincérité du cri lointain de sa fille l’émouvait. Elle
pardonnait. Elle ouvrait les bras pour bercer son enfant. A
120 MARIAMA BA

’automne de sa vie, l’instinct maternel renaissait. Devrait-


elle renoncer 4 étre grand-mére ?...
Mais Jean de La Vallée était planté devant elle, inflexi-
ble dans son honneur atteint, et sa dignité bafouée. Sa
colére se manifestait dans des exclamations sonores :
— Latraitresse ! La saleté ! » qui signifiaient clairement a
sa femme la rupture. Alors, elle aussi, par habitude, —
trente années ou elle n’avait eu aucune pensée propre,
aucune initiative, aucune révolte, trente années ou elle
n’avait fait que marcher ot on la poussait, trente années
ot: acquiescer et applaudir avaient été ses lots — alors, par
habitude plus que par conviction, elle répéta, les larmes
aux yeux, des sanglots dans la voix :
— Latraitresse ! La saleté ! avant de tomber évanouie.
En ouvrant les yeux, elle eut ’incommensurable dou-
leur de se sentir la plus solitaire des femmes. Sa fille s’était
enfoncée dans la nuit. Elle était sire de ne plus jamais la
revoir. Le deuil l’envahissait. I] ne lui restait plus que son
mari, homme de pierre 4a servir, satisfaire, et applaudir
jusqu’a l’éclatement de son cceur.
4.

L’aéroport de Dakar-Yoff frémissait de l’émotion des


départs et des arrivées.
Les démélés des voyageurs avec les services d’enregistre-
ment des bagages et le contréle douanier, les discussions
avec les porteurs s’ajoutaient 4 l’ambiance de foire.
L’atterrissage de l’avion de Paris, annoncé par une
hotesse, se fit a’heure prévue, 4 la grande surprise de Dji-
bril Guéye, qui, jugeant bien fantaisistes les horaires des
avions, avait fait provision de patience.
Les premiers voyageurs ! Les premiéres étreintes !
Djibril apercut son fils. Le mariage et le repos lui
avaient réussi. Son teint était devenu plus « chocolaté » et
il avait grossi. Ils se firent des signaux. Djibril reconnut
Mireille. Elle était semblable 4 ses photographies. Ses for-
mes étaient moulées par un jean blanc.
Mireille reconnut en homme 4 la canne Djibril Guéye.
Ousmane lui ressemblait : mémes traits, méme large car-
rure. Djibril Guéye arborait, en ’honneur de |’étrangére,
son boubou blanc brodé. Yaye Khady avait ressorti, pour
éblouir Mireille, toutes les décorations.
Mireille étreignit chaleureusement son _beau-pére
qu’elle appréciait bien, 4 cause des longs paragraphes que
lui avait consacrés Ousmane dans leur correspondance.
122 MARIAMA BA

Djibril répondit affectueusement 4 cet élan de tendresse.


Mireille se sentait acceptée. Ils se dirigérent vers la sortie.
Un porteur avait rassemblé les bagages qu’on dirigea vers
une camionnette. Ils louérent un taxi et le convoi s’ébranla
vers Gibraltar.
Mireille retrouva l’autoroute qu’elle empruntait autre-
fois avec ses parents, pour aller vers la Petite Céte. Elle
déroulait, indifférente, ses deux rubans bien étroits. De
part et d’autre, les mémes terrains nus bordés ¢4 et la de
haies rabougries. Quelques villages banlieusards. Le taxi
bondissait sur la chaussée inégale. A la gare routiére de
Colobane, il s’énerva pour se frayer un passage dans la
foule dense puis il bifurqua.
Ousmane rappelait :
« L’>immeuble des Prestations Familiales. »
Un peu plus loin :
« Le lycée des jeunes filles ot tu enseigneras peut-étre. »
A quelques métres du lycée :
« Le monument de l’indépendance !Tu te souviens ? »
Un arrét, ordonné d’un geste par un agent de police,
permit a la camionnette aux bagages de rattraper le taxi.
En peinant sur la rue sablonneuse qui borde la gendar-
merie, le convoi arriva 4 Gibraltar. Ousmane présenta son
quartier : « Gibraltar construit par TPOHLM, a hérité de
emplacement et du nom d’un quartier précédent, ot
régnait, dit-on, dans le désordre des baraques et des débits
de vin de palme, dans les bagarres des prostituées et les
flammes d’incendies fréquents, un climat d’insécurité ! »

Mireille descendit et machinalement s’accrocha au bras


de son mari. Personne n’avait prononcé le nom Yaye
UN CHANT ECARLATE 123

Khady. Mais elle planait sur le groupe, ombre inquié-


tante.

Yaye Khady vit pour la premiére fois Mireille, « en


chair et en os », au bras de son fils.
Jusqu’a la derniére seconde, elle avait eu l’espoir de voir
approcher une femme banale, que |’art photographique
avait embellie outre mesure. Elle recut, médusée, le choc
de la beauté de Mireille. « Une « Djinn » échappée de son
monde ! » lui revenait 4 Vesprit. I] émanait des yeux pers,
un pouvoir de séduction ensorceleur.
Mireille lacha le bras de son mari, avan¢a, souriante vers
sa belle-mére. Elle l’embrassa et mit dans son mouvement
toute la tendresse qui l’habitait. Autant l’affection émanait
d’elle, autant la raideur de Yaye Khady surprenait. Néan-
moins, elles se serrérent et échangérent en francais ou en
wolof les mots de circonstance.
Mireille s’inquiétait :
— Et Babacar ? Et Soukeyna ? Et Safiétou ?
Ousmane traduisit la réponse de Yaye Khady :
— Invités chez tante Coumba !
Yaye Khady ajouta, non sans perfidie :
— Est-ce que ta femme connait aussi ta tante Coumba ?
C’était une facon de rappeler 4 son fils Mariéme... Une
facon de la replacer entre Ousmane et la « diablesse ».
Ousmane sentant l’animosité de Yaye Khady, voulut
détendre l’atmosphére :
124 MARIAMA BA

— Bien stir que ma femme connait de nom tante Coumba


et Mariéme. I] ajouta avec un sourire malicieux : Ouley-
matou aussi et bien d’autres... mais c’est elle que j’aime,
que j’ai choisi d’épouser.
Yaye Khady se tut. Dés cet instant, elle ne comptait
plus que sur elle-méme pour chasser l’usurpatrice. |

Le probléme du langage n’arrangeait pas les rapports


des deux femmes d’Ousmane.
Ousmane Guéye insistait :
— Apprends vite le wolof pour t’en sortir, Mireille. .
Mais le wolof n’était pas facile, et malgré les heures stu-
dieuses passées en compagnie du dictionnaire frangais-
wolof offert par son mari, pour son apprentissage, Mireille
ne le maitrisait pas.
Elle se fit violence pour adopter provisoirement un
mode de vie communautaire qui Virritait. Les repas
étaient toujours servis dans un grand plat en aluminium a
usage commun, posé au milieu d’une natte qui, repliée,
regagnait un coin a la propreté douteuse. L’eau qui servait
a se laver les mains noircissait aprés le premier usager.
Cela n’empéchait pas d’autres plongeons de mains et
Mireille n’osait pas faire exception.
Yaye Khady, perfidie ou habitude ?, préparait des mets
épicés qui suppliciaient Mireille. L’écoulement de ses
narines l’empéchait d’avaler et voici plusieurs jours que sa
gourmandise ne se satisfaisait que de fruits.
UN CHANT ECARLATE 125

Et Yaye Khady profitait des plus futiles motifs pour


s’introduire dans la chambre de la jeune femme, déran-
geant son intimité réduite a cette seule piéce.
« Djibril Guéye est plus humain » constatait Mireille.
Ousmane défendait sa mére :
— Elle se sent frustrée. Tu dois lui pardonner. Elle me
« perd. Toi, « tu m’as ».
Mireille dut résider des mois dans ce quartier ot Yaye
Khady la montrait 4 ses copines comme un objet de curio-
sité, n’hésitant pas a les introduire dans la maison comme
pour une visite au Zoo.
Mais en dehors des hostilités distillées sournoisement
par sa belle-mére, Mireille était fétée. Les droits sacrés de
l’hospitalité étaient respectés en apparence. Soukeyna, la
plus grande des sceurs de son mari, lui lavait son linge,
Yaidait a communiquer. :
Lorsque son recrutement par le Ministére de |’Educa-
tion Nationale lui permit d’obtenir un logement adminis-
tratif, elle s’empressa de dégager son ménage de la tutelle
désagréable de Yaye Khady Diop.
Do.

L’importance des économies accumulées par Mireille


depuis de longues années, lui permit d’embellir l’apparte-
ment mis a sa disposition. Son gout inné de la décoration
et des beaux objets, apporta dans son installation une note
personnelle et agréable.
Moguette et papiers peints furent utilisés sans ménage-
ment. Les meubles de sa chambre a coucher avaient cotité
cher. Dans la salle de séjour, la couleur orange dominait.
Tapis lourds, fauteuils profonds, étagéres, abat-jours mul-
tiples, tableaux de maitre rapportés de son pays, tout était
agencé pour un standing de vie auquel Ousmane n’était
pas habitué.
Dans une piéce, elle avait installé leur bureau de travail
et une bibliothéque : des livres rares et précieux, recus en
cadeau et jalousement conservés, des collections romanes-
ques, des livres spécialisés.
Ousmane Guéye appréciait son environnement. Sa salle
de bain rutilait. Les objets de toilette se bousculaient sur
les étagéres. Le rasoir électrique ronronnait chaque matin.
Des serviettes €ponge aussi enveloppantes qu’un pagne,
des peignoirs de bain pendaient au _porte-manteau.
Mireille avait ses idées. Pour elle, « le milieu influence le
comportement de lindividu ». Et pour « garder » son
homme, elle rangeait, déplacait, jouant sans cesse des
UN CHANT ECARLATE 127

meubles et des objets en les harmonisant. Son ardeur fai-


sait sourire Ousmane...
Ousmane Guéye appréciait son environnement. Mais
environnement si agréable soit-il, suffit-il, seul, pour
retenir un homme 4 son foyer ?
L’épreuve de la cohabitation de Mireille avec la famille
Guéye avait laissé des séquelles de part et d’autre. Ous-
mane jugeait sa femme possessive, « égoiste ». Le mot
était laché dans sa pensée et ne le quitterait plus...
« égoiste », oul, « égoiste » et il se rappelait leur premiére
dispute a Gibraltar. On organisait, sur l’une des places du
quartier, des chants religieux. La présidence de |’événe-
ment était dévolue a l’érudit Djibril Guéye, chargé de la
traduction du Livre Saint.
Les gosses avaient joyeusement délimité la place par des
bancs et des chaises bien avant la nuit. Des tentes avaient
été dressées pour protéger de l’humidité et créer une cer-
taine intimité. Des ampoules électriques, la nuit de ce
samedi, éclairérent la place d’une lumiére blanche et crue.
El] Hadj Djibril Guéye, en tenue de pélerin — turban et
burnous blancs — présidait. Des coreligionnaires |’entou-
raient. Ils avaient pour réle la transmission de sa parole.
C’était pour eux meubler les moments de repos, en chan-
tant des hymnes dédiés 4 Dieu, 4 son prophéte, 4 tous ceux
qui ont ceuvré pour le rayonnement de I’Islam.
Djibril avait acquis, dans l’art de traduire les versets
pour les rendre accessibles au commun des mortels, une
réputation qui avait franchi les limites de la ville. De par-
tout, on le sollicitait. C’est sa jambe invalide qui I’obli-
geait a refuser les déplacements. Quand arrivait l’occasion
de l’entendre, c’était une ruée de fanatiques parés pour
cette féte de l’esprit.
128 MARIAMA BA

De sa voix expressive, Djibril Guéye le pieux tragait les


chemins pour le salut de l’4me. I] émaillait son discours de
citations en arabe et d’exemples séculaires.
Les faits vécus dans les durs débuts de |’Islam ressurgis-.
saient du tiroir de la mémoire et il savait s’en servir, pour
souffler dans les actes quotidiens, un vent religieux.
« Djibril Guéye ! Superbe, il était cette nuit-la! Que
représente une séance de cinéma 4 cété d’une soirée dédiée
a Dieu ? Pourquoi Mireille insistait-elle pour me priver
des prouesses oratoires de mon pére ? On rattrape un film,
mais point ces priéres ».
L’épouse rabrouée bouda et se coucha. Le plaisir
intense d’?Ousmane récompensa sa ténacité et son amour
filial.
Djibril, soldat éloquent de l’Islam, drainait l’adhésion
de l’assistance. I] tonnait pour dénoncer le Mal, gesticulait
pour haranguer la foule et la conduire vers le Bien.
Et les chanteurs hurlaient des refrains 4 la gloire de
Dieu et de son prophéte « Ndiol Maka », « le géant de la
Mecque ». L’assistance répercutait les louanges. Les
doigts claquaient. On dodelinait de la téte :
« Ndégam Rossol la khéye né mess
Kham nguene ne fi ken douft dess »
« Si c’est Rossol (le prophéte Mohamed) qui a disparu,
soyez convaincus que nul n’est immortel ».
Le miroir du paradis se réfléchissait dans les Ames. Les
femmes incomparables en beauté et en vertus de |’Eden
céleste, raffermissaient les courages, redressaient des ten-
dances libertines. On révait de ruisseaux de lait frais, dans
le murmure des feuillages verts.
Mais on songeait également 4 l’énigme de la mort. Ceux
qui sont partis restent muets sur le secret qu’ils ont percé.
UN CHANT ECARLATE 129

Le trou béant ou l’on descend le cadavre ficelé et vétu de


blanc, reste une réalité quotidienne.
« Demeurer dans ce trou jusqu’au jour du jugement der-
nier, le nez relié par un tuyau aux effluves surchauffées de
Venfer ». Voila une perspective qui ne tentait personne.
Et pour racheter ses mauvaises actions, purger son 4me
de son contenu douteux, préparer l’au-dela dans le pré-
sent, on faisait ’aumdéne, aux effets bienfaisants multi-
ples : elle guérit de la maladie, fait fructifier les biens,
modifie les situations, repousse l’échéance de la mort. Elle
est le seul investissement qu’on retrouve dans la tombe.
Aussi, devant les soldats de Dieu, argent, pagnes, bou-
bous, et quelquefois, un bijou d’or jeté avec ostentation,
affluaient-ils.
L’aube surprit. Personne n’avait dormi. Mais personne
ne regrettait son déplacement.
Djibril Guéye félicita Ousmane de sa présence :
« Si tu n’étais pas venu, mon plaidoyer pour l’Islam
aurait été vain. L’on aurait dit : « qu’il balaie sa devanture
avant de parler des ordures du voisin ». Tu as été la pour
signifier que tu demeurais musulman convaincu, malgré
ta femme Toubab. »
Il fit une pause puis enchaina :
« Que la conversion 4 l’Islam de ton épouse ne soit pas
seulement circonstancielle. Le vrai musulman est celui
qui prie. Apprends-lui des versets simples. C’est facile
puisqu’elle lit. Tu les écris dans sa langue. »
Le pére signifiait 4 son fils, par ce détour pudique, que
Yaye Khady 4 l’affut l’avait informé : « La Toubab ne se
baisse pas pour prier ».
Ousmane, intransigeant, traqua impitoyablement
Mireille pour l’exécution correcte du devoir religieux.
130 MARIAMA BA

Un relachement de leur lien était né de ce conflit. Ous-


mane sentait une fissure s’approfondir un peu plus chaque
jour.
Yaye Khady passait les voir quand Ousmane !’avait pri-
vée de sa présence un ou deux jours. Mais la visite du
dimanche était rituelle. Elle arrivait t6t, certaine de ne
point les manquer 4 cette heure. Elle surprenait le couple
dans la chambre 4 coucher, en tenue de nuit. Et elle se
lamentait invariablement :
— Ousmane, as-tu prié 4 l’aube ? Ousmane, Il’homme n’a
qu’un seul intestin". Si tu suis ta Blanche insatiable, ton
intestin unique rompra. Et ce sera moi la seule perdante.
Le couple surpris se levait. En l’attendant, Yaye Khady
prenait le temps d’observer et de comparer :
« Ici tout est propre, douillet et riche. Si c’est cela la
réussite, mon fils a réussi ». I] était bien payé, son fils, de
ses attentions envers elle et Djibril.
Elle se curait les dents, et crachait sur le tapis sans igno-
rer que son geste, aprés son départ, allait déclencher la
bagarre.
Mireille de mauvaise humeur en nettoyant, remarquait :
— Passe encore pour le réveil en trompette! Mais ne
peut-elle pas rejeter ces saletés dans un cendrier ? Tu peux
le lui dire, sans la vexer.
Ousmane fulminait :
— Tu veux que j’interdise 4 Yaye Khady de se curer les
dents ici ! Périsse le tapis !
— Il nes’agit pas d’interdire. Il s’agit d’éduquer.
— Chez nous, les enfants n’éduquent pas leurs parents.

(1) La croyance populaire investit la femme de deux sortes d’intestins (le nom du
deuxiéme, littéralement se traduit : intestin de gestation).
UN CHANT ECARLATE 131

Mireille capitulait. Mais 4 chaque visite de sa belle-


mére, les dimanches sans domestique, elle « refaisait » son
tapis semé des brindilles du cure-dents, compagnon insé-
parable de Yaye Khady.
Les copains d’Ousmane, en visites fréquentes, par curio-
sité Ou par amitié, trainaient dans le salon de Mireille leur
Oisiveté et leur ennui. L’heure du diner surprenait ces
non-invités.
Mireille s’énervait dans la cuisine. Ousmane l’y rejoi-
gnait, demandant des couverts supplémentaires et l’ajuste-
ment du menu au nombre d’hétes imprévus.
Malgré les protestations de Mireille, le contenu du frigo
y passait : viande, poisson, fruits, yaourts, fromages.
Et les bavardages, alimentés d’anecdotes de l’époque du
cache-sexe et du pillage des arbres fruitiers, ne man-
quaient pas. Les rires étaient trés forts. On parlait haut,
comme si l’interlocuteur était 4 plusieurs métres de soi.
Ceux qui fumaient oubliaient les cendriers pour joncher le
sol de mégots. Ceux qui croquaient la noix de cola en glis-
saient adroitement les restes sous les tapis.
Mireille les observait 4 la dérobée : Les intellectuels cra-
vatés oubliaient leur culture devant leurs camarades
d’enfance en caftans, non dégrossis qui avaient oublié
depuis l’école primaire, la différence entre « che» et
« je ». Elle devinait le propos de certains discours, surtout
suivis d’éclat de rire. Elle n’était pas un obstacle au défou-
lement. Pas de sujet tabou ! Ellé se sentait traitée avec
moins d’égard qu’une Négresse ! Les traditionalistes du
groupe s’acharnaient 4 démolir le mariage mixte :
132 MARIAMA BA

« Une femme ne peut étre qu’une femme, grande ou


petite, noire ou blanche. Pourquoi dés lors la prendre ail-
leurs que chez soi ? Le mariage est déja probléme épineux.
Pourquoi se créer d’autres difficultés ? »
Ils louaient le courage de leur ami « qui gardait des réac-
tions de Négre qui « ne les a point reniés », et qui surtout
« ne se laissait ni dominer ni assimiler ».
Ils ’approuvaient vigoureusement :
« Un Négre marié 4 une Toubab qui conserve des rap-
ports avec pére, mére, famille et amis tient du miracle,
sans exagération. »
Chacun sentait l’hostilité de l’épouse, 4 sa mine renfro-
gnée, 4 son silence tétu. Mais qu’importait ? « Ousmane
est le maitre de sa maison ! » « Ousmane a une voix chez
lui ».
On méprisait les bouderies de « la révoltée ».
On repoussait les couteaux et fourchettes. On plaisantait
sur usage des assiettes au contenu bien insuffisant pour
calmer l’appétit d’un homme. Les serviettes de table deve-
naient grises aprés avoir servi. Le lavabo de la salle de bain
se transformait en évier de cuisine par le « gras » qui le
maquillait, aprés les ablutions. De plus, si les copains
d’Ousmane trouvaient Mireille charmante et bien batie,
ils chahutaient tout de méme, leur ami.
« Tu ne connaitras jamais le « djité laye »” 4 moins de
tromper ta femme ».
Ousmane se défendait :
« Pourquoi la tromper ? Je peux bien épouser une
Négresse. Je suis musulman. Ma femme également ».

(2) Pagne étroit et court qui sert de jupon 4 la Sénégalaise.


UN CHANT ECARLATE 133

Le plaisir pétillait dans les yeux, éclairait les visages. On


se disputait le canapé, place de choix pour se prélasser,
étendu, la téte sur un coussin bien bourré et doux. Sans se
géner, on transformait les battants des portes et fenétres
en porte-manteaux. Ces soirées, qu’adorait Ousmane, sup-
-pliciaient son épouse. Elle en marquait sa réprobation:
«On ne s’invite pas chez les: gens, on attend d’étre
invité ». Mais le flot des copains, de plus en plus fourni,
envahissait fauteuils, tabourets, chaises et tapis tous les
samedis soirs. Invariablement, au repas, succédaient le thé
maure et les longues parties de belote.
Mireille se réfugiait dans sa chambre. Ses larmes ne
changeaient pas l’attitude obstinée de son mari dont la
défense ne variait guére :
— En épousant un homme, on épouse aussi sa maniére de
vivre.
Assurément, certains aspects de la maniére de vivre de
son mari la rebutaient. Leur entente déja secouée, subit de
nouveaux ébranlements. I] n’était pas question pour Ous-
mane de renoncer au groupe et 4 cette vie collective. Il en
jugeait les manifestations pas seulement encombrantes.
Elle requérait, disait-il, un peu de compréhesion et de tolé-
rance.
Il se défendait :
— Si tes plaintes étaient vitales, crois-moi, je les écoute-
rais. Mais ma mére et son cure-dents, mes copains qui,
une fois par semaine, exigent de moi mille francs de
dépenses supplémentaires, en nous apportant leur gaieté
et leur chaleur... Je ne te comprends pas. Eux aussi sont
mariés. Leurs femmes tolérent leur absence. Certaines
épouses croient 4 l’infidélité de leurs conjoints. Toi tu me
134 MARIAMA BA

vois, tu sais ce que nous faisons. Allons ! Mireille ! De la


bonne volonté !
Mais Mireille avait sa conception de la vie familiale.
Depuis son enfance, elle avait évolué dans un monde ou
on n’acceptait d’autrui que ce qu’il consentait 4 livrer.
Lassée, elle ne se plaignait plus. Ousmane Guéye,
croyant ses principes adoptés, s’accordait des libertés.
6.

Sur le méme palier de l’immeuble 0 vivaient Ousmane


et Mireille, logeait un couple d’Européens de leur ge.
L’homme ne pouvait dépasser Mireille sans tiquer.
Geneviéve, son épouse, petite, brune, rondelette, descen-
due de la province, n’avait ni la beauté, ni la finesse, ni les
maniéres séduisantes de Mireille. Sa porte refermée, il
éclatait :
— Te rends-tu compte ? Cette belle fleur de chez nous
entre les mains de ce rustre. Ce Négre peut-il apprécier ce
qu’elle est, ce qu’elle apporte, cette chevelure, ces yeux,
ces maniéres princiéres ? J’en créve !
Geneviéve le calmait.
— Elle n’est ni ta sceur, ni ta parente. Chacun vit son
choix. Pourquoi te tourmenter si elle se trouve bien 14 ou
elle est ?
— Son mari est toujours absent. I] se comporte en maitre.
Elle est toujours seule. Je surprends parfois dans son
regard une tristesse immense. J’ai l’impression que rien ne
va.
— Ton impression est fausse. Pourquoi serait-elle mal-
heureuse ? Son mari l’adore. Ils sont liés depuis long-
temps. Elle m’a raconté leur histoire qui est une longue
histoire d’amour et de fidélité. Ousmane est allé la cher-
cher au pays. Tu brodes. Et si tu ne cesses pas de 1’épier,
136 MARIAMA BA

c’est moi qui taperai sur la table. Elle t’intéresse plus que
ta femme, en vérité.
Guillaume ravalait ses mots. Mais il était hanté par la
« Belle et la Béte », surnom qu’il avait donné au couple
mixte. I] n’aimait certes pas Mireille, mais les couples
mixtes le hérissaient. Cependant, il entretenait de bonnes
relations avec ses collégues négres, hommes et femmes,
dont il appréciait l’amitié et l’hospitalité.
Le couple avait partagé avec « la Belle et la Béte », le riz
au poisson cuisiné par Soukeyna. II avait ri avec eux des
coquilles qui émaillaient les copies des lycéens.
Ousmane Guéye, curieux, avait demandé 4 Guillaume :
— Comment juges-tu tes éléves ? Sont-ils d’un niveau
plus bas que ceux d’avant ?
Il avait répondu, sincére :
— Ni plus bétes, ni plus intelligents. Mais plus travail-
leurs ici. Chez nous, pour ne pas « frustrer », pour ne pas
« brimer », que sais-je, toutes ces « inventions » pour
adoucir le sort de l’éléve et embéter |’éducateur, rendent
paresseux les gosses. Le moindre effort !
Ousmane Guéye prévenait’:
— Ces « saloperies » commencent aussi a infester ici.
Alors que je faisais des kilométres 4 pieds pour aller en
classe, je vois mes éléves arriver 4 vélo ou a moto. Mais le
cahier du cours est oublié. Les péres s’inquiétent de la dis-
tance, mais pas des lecons.
Ousmane approfondissait parfois la discussion :
— Nous sommes tous de la génération de Mai 68. Nos
motivations étaient différentes, mais nous étions portés
par le méme réve de bouleverser et de réformer. Chers col-
légues, aujourd’hui que vous étes dans le camp des « crou-
lants », que pensez-vous de I’attitude des étudiants ?
UN CHANT ECARLATE 137

Guillaume, avec son accent méridional chantant, accep-


tait le défi. I] se grattait la téte, prenait sa femme comme
appui et témoignait :
— Quand on est jeune, on est parfois irresponsable. Ma
mére dit souvent : la jeunesse est encore prés des anges,
dans le monde merveilleux du ciel qu’elle veut transporter
sur la terre. Alors... A cet Age, on idéalise tout. A cet Age
aussi, la critique est aisée. Je trouve nécessaire a présent
tout ce que je piétinais : lois, discipline, rigueur, travail
etc. Rien ne dure sans pilier. Une construction sans fonda-
tion ne tient pas. Un pays sans gouvernement rigide
s’effondre. On ne peut satisfaire au méme moment tous les
appétits. Chaque classe sociale 4 ses priorités et ses exigen-
ces. L’autorité politique a, elle aussi, ses priorités et ses
exigences. Elle est limitée dans son action. Guide, elle ne
saurait naviguer 1a ot la noyade la guette.
Geneviéve l’approuvait :
— Je suis payée de toutes les mauvaises farces que j’ai fai-
tes 4 mes professeurs. Une classe pleine de chahut ne pro-
gresse pas. L’enseignement qu’on y prodigue ne peut
avoir d’échos profonds. J’admire, aujourd’hui que je suis
sur la selette, la maitrise de nerfs de mes anciens maitres.
Japprécie leur volonté qui les maintenait 4 la tache, dans
les tumultes organisés.
Ousmane acquiesgait :
— Je pense comme vous. Je fus parmi les éléments les
plus durs de Mai 68. En tant qu’étudiants, nous avions
exagéré. Le temps, avec le recul, permet d’apprécier, sans
passion. Nous avions choisi des modéles de société ot
nous croyions la vie plus facile et meilleure, parce que
mieux ordonnancée. Ces modéles s’avérent aujourd’hui
pleins d’ombres. La liberté y apparait souvent étranglée,
138 MARIAMA BA

livrée au compte-gouttes au fonctionnement uniforme. On


y danse, certes. Mais du méme pas. Personne n’a le droit
de choisir son rythme.
Mireille ironisa :
— Chez les autres, il fait bon vivre, oh n’entend que
chants et rires. Mais chez moi tout est triste et désolé.
Ousmane enchaina :
— Finalement les régimes se valent. Bonnet blanc, blanc
bonnet.
Et aprés une pause, il livra, pensif :
— Heureux, ceux qui peuvent encore, comme au Sénégal,
dire tout haut ce qu’ils pensent sans étre enchainés.
Mireille apprenait 4 Geneviéve 4 préparer le thé « 4 la
mauresque », avec les petits verres et le barada"’, en nickel
brillant.
Le liquide jaune, légérement sucré, aromatisé 4 la men-
the « nana »”, aide a la digestion.
Geneviéve et Guillaume, les deux « G », comme les sur-
nommaient Ousmane et Mireille, remerciaient et rega-
gnaient leur appartement.
Geneviéve insistait, pour rendre aux Guéye leurs poli-
tesses.
— Une invitation mérite d’étre rendue. Une gentillesse
aussi.
Mais Guillaume ne pouvait concevoir la présence de « la
Belle et la Béte » a sa table.
— Je peux les supporter chez eux. Mais ici, dans mon
cadre, tu n’y penses pas !

(1) Petite théiére en métal.


(2) Feuilles odoriférantes (menthe poivrée).
UN CHANT ECARLATE 139

Et il continuait d’épier. Diaboliquement. Son instinct


lui criait, par le regard embué de cette femme, que tout
n’allait pas bien chez « la Belle et la Béte ».
7.

Un jour, Mireille se plaignit tout haut, en rentrant de


ses courses :
— Cette nuit encore je ne vais pas dormir.
— Et pourquoi ? s’enquit Ousmane, perplexe. Malade ?
— Dieu merci, je suis bien portante. Mais en revenant du
marché, j’ai vu installer des bancs, des tentes, tout le pré-
lude d’une manifestation nocturne , sur la place.
— Bouche-toi les oreilles. Moi au contraire, je vais revivre
les nuits de mon enfance.
Encore un motif de discorde! Mireille pouvait appré-
cier certes la musique africaine. Mais le tam-tam noc-
turne ! Il martelait ses tempes et exaspérait ses nerfs. En la
privant de repos, il la déséquilibrait. Et la perspective des
« copains » dans son salon, en plus du tonnerre du tam-
tam dans sa téte et le lendemain la visite de Yaye Khady,
c’était plus qu’elle ne pouvait supporter. « Autant nous
voyions les choses avec les mémes yeux avant notre
mariage, autant maintenant nous sommes opposés, on
dirait ! », cria-t-elle.
Ousmane la regarda :
— Je vis ma vérité. J’aime le tam-tam. Tu aimes bien
Mozart ; méme la nuit tu peux |’écouter. Supporte que
j'aime le tam-tam. Tu ne peux pas comprendre. Le tam-
tam, c’est la vie du Négre éclatant en gerbes de sons : les
UN CHANT ECARLATE 141

rythmes des semailles, des moissons, des pluies, des bapté-


mes, des priéres ; et méme parfois des rythmes de la mort.
Le tam-tam marque les étapes de notre vie. Je me revois,
enfant, dans mon boubou de « Ndjouli »“’, rectangle de
tissu ample cousu aux cétés, avec au centre une échan-
crure pour passer la téte. Un bonnet pointu, du méme
tissu que l’habit, s’attachait sous le menton. Je portais au
cou des gris-gris blancs pour détourner les regards « des
yeux de la nuit »”. Deux cauris pendaient 4 mon front,
pour ma protection. Nous étions dix garconnets du méme
age, dansant le soir autour d’un feu dont les flammes nour-.
ries par le bois que nous glanions le jour, éclairaient le
spectacle. Montaient, dans la nuit, au son du tam-tam, les
airs de « kassack »... Nous faisions l’apprentissage de la
virilité et du courage. Le tam-tam compensait les sévices
de toutes sortes que nous subissions et qui nous agueris-
saient...
A ce point de son évocation, Ousmane se retourna. I]
désirait communiquer |’émotion de son souvenir a sa
femme. La chanson du crapaud « ndoti ndoti samamou lin
lin » montait de tréfonds de son étre a ses lévres. Mais
Mireille, depuis longtemps avait disparu dans la cuisine.
Mireille ne le suivrait donc jamais. Amer, il mesurait
Vincompréhension qui les séparait : un océan. Plongeant
vif dans sa race, il vivait, accordé aux valeurs négres et au
tam-tam vibrant. Sa nature, passionnément, se chargeait
de l’héritage culturel drainé par son passé :
- Les contes ? Il savait les décortiquer pour extirper de

(1) Circoncis.
(2) Sorciers.
(3) Chants initiatiques des circoncis.
142 MARIAMA BA

leurs péripéties comiques ou dramatiques les lecons de


civisme qu’ils recélent ou illustrent.
- Les proverbes ? Ciselés dans la réflexion, l’observation
et l’expérience ! Leur formule concise, faite de sagesse,
puisait aux sources de la vie.
- Les légendes ? Expression d’une imagination créatrice !
Magnifiant la réalité, elles fortifient les peuples en célé-
brant des vertus. Tant d’épopées restent vivaces dans les
mémoires pour la survie de l’histoire, grace 4 la légende !
Comment faire partager ces « vérités »-la 4 sa femme, si
elle refusait l’émotion la plus accessible, la musique ?
La musique africaine! Qu’elle naisse subtilement de
cordes tendues des koras, 4 peine effleurées par les doigts
initiés, qu’elle naisse des « gorong » des « tama», des
« sabar » ou des « ndeud »®, qu’elle s’envole allégre, du
balafon ou qu’elle s’égréne des balancements d’une clo-
chettet.,,
La musique africaine ! Qu’elle éclate par la voix puis-
sante de la griote aux oreilles protégées par ses paumes ou
qu’elle rugisse de la gorge du diali inspiré, devant un audi-
toire attentif! La musique africaine est universellement
appréciée. On ne peut la dissocier de son support naturel,
le tam-tam.
Et Ousmane s’indignait. .
— La race noire n’est pas une race nue! Les Négres lui
ont taillé obstinément avec leur Ame et leur cceur, des véte-
ments prestigieux. Les griots transmettent nos titres de
noblesse !
Il hurlait presque :

(4) Instruments de musique.


UN CHANT ECARLATE 143

— Comme le Négre sait donner, et se donner jusqu’a la


limite extréme, méme si sa générosité emporte la derniére
goutte de son sang ou le dernier centime de son budget !
Kersa, soutoura, ngor “| Des qualités qui ont permis la
survie des esclaves, dans la traversée pénible des mers
furieuses, les pieds enchainés, sous les cravaches humi-
liantes. Les mémes qualités ont conduit 4 la renaissance
culturelle du continent et aux retrouvailles de fréres sépa-
rés. Nos qualités ont aidé le redressement spectaculaire
d’aujourd’hui.
Il concluait :
— Des savants noirs démontrent les étroites relations cul-
turelles et linguistiques des Bantous et des Egyptiens !
Ses envolées n’ébranlaient nullement son épouse qui
enfin avait daigné quitter ses fourneaux. Ainsi l’abime qui
les séparait se creusait davantage. Le sentiment, réduit aux
dimensions des sens, ne comble personne. Chacun vivait
replié sur lui-méme.
Les méthodes de Mireille, son organisation, ses clivages
qui classaient et déclassaient l’agacaient. Certaines sphéres
de réflexions les faisaient encore communier, mais de mul-
tiples interrogations sollicitaient Ousmane et lui récla-
maient des solutions urgentes, difficiles 4 formuler.
Il se surprenait 4 souhaiter :
— Ah! Trouver un écho a ma voix ! Trouver l’4me sceur,
tourmentée par la méme soif ! Trouver la compagne préte
a faire le méme voyage fantastique, et réceptive au cri
méme de I’hyéne, bergére comblée par les mille étoiles du
ciel !
(5) Kersa : pudeur.
Soutoura : une autre forme de pudeur qui ne livre que les beaux cétés d’autrui et de soi.
Negor : dignité, honneur.
144 MARIAMA BA

Il avait été loin dans la culture de sa femme qui avait,


derriére elle, un passé émaillé de splendeurs dans tous les
domaines, qu’il comprenait et acceptait.
Pourquoi sa femme aussi ne consentait-elle point 4 aller
4 sa rencontre ? Ses vérités 4 l’emporte-piéce le bouscu-
laient. Etait-ce trop demander 4 une épouse que de se pen-
cher avec sagacité sur l’étre qui s’appuie sur elle ? Peut-on
faire changer 4 un étre du jour au lendemain de mentalité
et d’habitudes et de genre de vie ?
L’indifférence de Mireille empirait. Elle restait égale 4
elle-méme, ouvrant le méme ceil indigné sur des comporte-
ments qu’elle qualifiait « manque de savoir-vivre », « tou-
pet », « inconscience », « grossiéreté », selon les circons-
tances.

Des conflits encore. Des conflits toujours ! Ousmane


Guéye avait eu une grippe persistante. Yaye Khady crut
arrivés les derniers jours de son fils.
— «Le thiat ». Le mauvais ceil ! La maladie qui résiste 4
la piqtre et au comprimé est du domaine des charlatans !
Et elle les consultait, les charlatans ! Elle courait de son
foyera l’appartement, apportant tant6t une poudre mise 4
grésiller dans un encensoir, qui empestait l’atmosphére,
tantét du safara, liquide douteux dont elle aspergeait Ous-
mane en noircissant couverture et draps, tant6t une amu-
lette qu’elle lui suspendait au cou, aux reins ou aux mem-
bres, selon les directives du guérisseur.
UN CHANT ECARLATE 145

Mireille ne pouvait concevoir cette agression quoti-


dienne de son intimité. Yaye Khady avait osé méme sus-
pendre une corne a la porte de sa chambre 4 coucher. Et
Djibril Guéye l’épaulait en s’installant dés laube dans
lappartement, pour réciter des versets protecteurs.
Mireille supportait ces violations de son domicile, par
peur de rendre plus critique l'état de son mari.
Enfin ! Ousmane Guéye triomphait lentement de son
mal. Le médecin consulté parallélement était venu 4 bout
de la forte fiévre et du délire, interprétés par Yaye Khady
comme l’emprise des sorciers.
Le manque d’appétit et les vomissements avaient eu
aussi un sens pour Yaye Khady : les sorciers avaient rem-
pli de pierres le ventre d’Ousmane.
Yaye Khady restait de moins en moins 4 Gibraltar,
méme quand son fils eut repris le chemin du lycée. Elle
s’appropriait le rétablissement de la santé d’Ousmane.
Elle venait, chaque jour, admirer les forces renaissantes de
son enfant. Elle venait chaque jour et la valse des flacons
et des mixtures continuait.
Mireille excédée, lui intima de rester chez elle.
— Ousmane est guéri. Seule, je peux assurer sa convales-
cence, bien I|’alimenter et le surveiller.
Yaye Khady bondit :
— Tucrois suffisants pour remonter un homme, tes tran-
ches de beefsteack, une pomme, un yaourt ? Ousmane a
besoin de récupérer. C’est avec le plat de « foufou » qu’il
réhabituera son estomac et ses intestins a la digestion.
C’est avec la soupe de « yéle » qu’il reprendra vigueur. Je

(6) Plat a base de gombo et d’huile de palme.


(7) Pied de beeuf.
146 MARIAMA BA

viendrai tous les jours lui apporter ce qu’il faut. Ne ten


déplaise !
A Mireille interloquée, le boy traduisit ce discours.
Elle décida qu’« Ousmane devrait trancher le débat ! »
Mais Ousmane fut accueilli par Yaye Khady larmoyante
qui s’expliqua, dans de longs hoquets et des reniflements :
— Ta femme me chasse. Elle me dit de ne plus venir ici.
Mireille se défendit :
— J’ai supporté ces odeurs nauséabondes. J’ai supporté
cette corne qui pend, mes draps noircis. Maintenant que
tu es guéri, je demande le respect de mon intimité. Yaye
ne veut pas comprendre que chez elle, ce n’est pas ici !
A la stupeur de sa femme, Ousmane prit parti pour sa
mére, et résumait son discours brutalement :
— Situ ne peux tolérer Yaye Khady, pars...
Mireille était sans souffle, sans voix. Le sang affluait 4
son cerveau. Quelque chose enserrait sa gorge, hachait sa
respiration, la retranchait lentement mais sirement du
monde extérieur. Elle s’évanouit.
Le cri de Yaye Khady apeurée alerta les deux « G ».IIs
transportérent Mireille dans la chambre a coucher. Guil-
laume lui fouetta les joues, Geneviéve badigeonna son
front d’eau de cologne.
Mireille €mergeait d’un cauchemar. De longues larmes
mouillaient ses joues. Ousmane Guéye la regardait sans un
geste tendre, pour éviter de vexer sa mére. Yaye Khady
s’enfuit. Mais, par sa faute encore, « quelque chose »,
indéfinissable mais essentiel, désertait les rapports du cou-
ple.
8.

Le gynécologue avait confirmé lespoir d’une future


naissance. Le corps de Mireille s’étoffait. L’élargissement
de ses flancs, la vie palpitante dans son sein, la poussaient
a modifier son état d’esprit. Elle s’accrochait 4 ce miracle,
— « une vie dans sa vie ! » —, pour redresser son ménage.
Dans des élans sincéres et tendres, elle s’ingéniait 4
réduire les écarts de toutes sortes qui l’éloignaient d’Ous-
mane.
Breve relache ! Les hostilités avaient repris !...
En dehors « du flot des copains indésirables », Mireille
situait Ali et Boly, 4 présent mariés.
Rosalie, l’épouse d’Ali, faisait partie du secrétariat des
services administratifs universitaires, 4 l’époque de leurs
études.
Elle était musulmane, malgré son prénom a consonance
chrétienne.
Yaye Khady l’admirait et disait bien haut :
— Rosalie n’a rien a envier 4 Mireille !
Yaye Khady s’extasiait sur la « civilisation » et la « sou-
plesse » de Rosalie qui respectait les traditions et donnait a
sa belle-famille son « da ».
— On n’a pas besoin d’aller ailleurs pour avoir une
femme « bien ». Les Négresses peuvent rivaliser 4 tous
~
148 MARIAMA BA

points de vue avec les jeunes Blanches. Ali a bien choisi et


dans son milieu. Rosalie est une « véritable femme ».
Et Rosalie, en « véritable femme », initiait Mireille au
savoir-vivre sénégalais. Elle éclairait pour elle les rapports
belle-famille et épouse.
Elle conseillait :
— Sans ton mari, va voir tes beaux-parents. Ils apprécie-
ront ton déplacement et sauront ainsi que tes visites ne
sont pas téléguidées... De temps en temps, envoie a Djibril
Guéye des plats mijotés. Un proverbe dit que « la bouche
qui mache est toujours reconnaissante a la main qui la
pourvoit ».
Aie toujours préte une piécette ou mieux quelque billet
pour « libérer » tes visiteurs, s’ils sont de ta belle-famille,
surtout...
N’oublie pas « d’habiller » tes beaux-parents a la Korité
et 4 la Tabaski. Le frére et les sceurs d’?Ousmane ont droit,
eux aussi, a tes largesses...
Ne reste pas calfeutrée, broyant du noir, quand les
copains de ton mari se trouvent dans ton salon. Ta cordia-
lité sera ton meilleur atout contre les assauts extérieurs,
broyeurs d’unions. Les services rendus par les copains
sont inestimables, comparés « aux ravages » qu’ils font. le
copain est sacré, ses droits sont reconnus, ses conseils
écoutés.
L’épouse sans hospitalité enveloppe son mari dans un
tissu de moqueries. Méfie-toi! Ousmane Guéye est
orgueilleux !
Rosalie réfléchissait aux obstacles qui pouvaient entra-
ver la marche de Mireille dans cette société pleine de
méandres :
— Je n’insisterai jamais assez sur la nécessité de donner.
UN CHANT ECARLATE 149

Ici, donner, plus que partout ailleurs, résoud bien des pro-
blémes !
Et Mireille s’exténuait 4 suivre les directives de son
amie. Mais l’habitude est souveraine. Modifier son com-
portement, assigner 4 sa vie un but différent de ses aspira-
tions sont traumatisants. « Laissez les habitudes 4 la porte
d’une maison. Elles courent vous rejoindre si vous tardez
a les reprendre », dit-on. Et Ousmane Guéye se moquait
visiblement des efforts d’adaptation de son épouse.
Aussi, Mireille eut-elle t6t fait d’oublier les conseils de
Rosalie. Distribuer quotidiennement de 1l’argent ne
Penchantait guére. Les copains qui trainaient dans son
salon la contraignaient 4 les mettre 4 la porte.
— Icin’est pas un fourre-tout.
Les « repas » qu’elle destinait 4 Djibril Guéye, le samedi
soir, déclenchaient les moqueries de Yaye Khady.
— Un poulet dans une soupiére, pour le pére de votre
mari! On n’a pas idée. Pour le beau-pére, on cuit au
moins cing poules.
Quelles amies convoquerait-elle pour témoigner des
« téranga »") de Mireille ? Ses amies seraient stupéfaites
de voir, dans sa « mare de sauce », « un maigre poulet ».
Et Mireille se fachait. Le gaspillage auquel on la con-
viait dépassait son entendement. A la fin de chaque mois,
ne portait-elle pas au logis de ses beaux-parents la somme
destinée 4 leurs « dépenses » ? Vexée, elle supprima « les
repas » du samedi.
Yaye Khady la stigmatisait :
— Celui qui ne fait rien, n’entend rien. L’argent se gagne

(1) Hospitalité.
150 MARIAMA BA

pour étre dépensé. Et ignorant les possibilités financiéres


de Mireille, elle avertissait, haineuse :
— Tu es assise sur l’argent de mon fils. Par n’importe
quel moyen, je te délogerai un jour.
Mireille rougissait. Elle n’acceptait pas les exigences
d’une société tournée entiérement vers l’apparence, 4 la
recherche du prestige, et dans laquelle son mari se mou-
vait avec une alsance surprenante.

Mireille enviait Pierrette, l’épouse de Lamine, témoin


d’Ousmane ajleur mariage.
Les parents de Pierrette cautionnaient son union.
Mieux, ils avaient organisé une réception, lors du départ
de leur fille.
La mére de Pierrette fuyait les mois d’hiver pour le
soleil africain. Elle logeait avec simplicité chez Lamine.
Mireille enviait Pierrette. Lamine était un homme
ouvert, qui ne subissait pas de tortures idéologiques. Sa
négritude ne le hantait pas. Ne la prenant ni comme une
tare a extirper, ni comme une valeur 4 prouver, il s’y mou-
vait avec aisance. Dans ses attitudes, aucun signe d’inquié-
tude intérieure. I] n’était pas, comme Ousmane, 4 l’écoute
de « sa » société. Sa vie était simplifiée par son détache-
ment du milieu africain. I] épousait la maniére de vivre
des Occidentaux. Considéré comme « perdu » pour sa
famille, il continuait plus allégrement 4 tourner le dos 4
UN CHANT ECARLATE 151

certaines exigences sociales qui n’avaient pas 4 ses yeux de


signification essentielle.
« L’avait-on jamais vu dans une mosquée ? »
« L’avait-on jamais vu en habit traditionnel ? »
Ces propos malveillants ne le troublaient pas. Il se
moquait des médisances qui affirmaient qu’a sa table tré-
naient vin et porc, « cette boisson et cette chair honnie par
le Coran ».
Lamine poursuivait allégrement son chemin 4 cété de
Pierrette. Il avait prénommé sa derniére fille Solange-
Khadidiatou. Solange avait enterré Khadidiatou dans les
mémoires et Ousmane ne supportait pas de voir sa niéce
ne répondre qu’au prénom « ridicule » de Solange.
Lamine seul s’acquittait des « corvées » familiales ot
lon s’épiait, se jaugeait au lieu de fraterniser. Pierrette
avait mis 4 l’écart de son foyer sa belle-famille et son mari
n’en était pas offusqué.
— Moni grand, tu es « assimilé », pestait Ousmane.
Lamine plaidait :
— On ne peut allier deux conceptions de vie différentes.
Si l’on est honnéte, il y a un choix 4a faire. Tu veux étre
heureux sans rien sacrifier. Tu ne veux rien céder et tu
exiges des concessions. La vie conjugale est plutét
humaine approche et tolérance.
Sérieux, Lamine poursuivait :
— Des difficultés naissent de l’opposition des caractéres,
des choix 4 trancher, du contenu que chaque partenaire
donne au mot « bonheur ».
Mireille faisait durement deux apprentissages : celui de
la vie conjugale et celui de femme de Négre en Afrique.
En plus du cortége de heurts normaux inhérent 4 toute vie
4 deux, elle subissait d’autres agressions. On voulait
152 MARIAMA BA

l’enterrer vive et la ressusciter dans une autre femme qui


n’aurait d’elle que l’apparence physique. Mais elle résis-
tait. Elle n’avait pas la méme perception des choses et des
faits que son entourage et le signifiait. Ebranlée dans ses
conceptions les plus solides et les plus intimes, chaque
jour effritait un peu plus le courage dont elle s’était armée
en quittant son pays, et la transformait en révoltée.
Ousmane ne changeait pas. Ses habitudes, enracinées
dans son enfance, demeuraient inébranlables. A la four-
chette, il préférait la cuillére. I] pouvait passer 4 table sans
se laver les mains. Quand iI sortait de la salle d’eau, le sol
en était inondé car il ne cherchait pas 4 discipliner les jets
de la douche. La serviette de toilette bien en vue ne
l’empéchait pas de s’essuyer avec le pantalon de son
pyjama qu’il trouvait plus doux.
La mésentente du couple s’accentuait et consternait
Lamine :
— Ousmane, que fais-tu 4 cette enfant ? Tu ne veux pas
d’une femme. Tu as besoin d’une esclave. Essaie de chan-
ger : sur l’oreiller, « cause avec ton esprit ». Tu verras tes
torts. C’est la sagesse africaine qui le conseille.
Mais pour Ousmane, tout compromis était synonyme de
capitulation. Il opposait 4 la « grande volonté de Mireille »
« le durcissement de ses positions ». Méme lorsqu’il avait
tort, il tenait téte. Tout compromis, tout recul, lui appa-
raissaient comme l’abdication de sa personnalité. I] se
retournait 4 son tour vers Lamine et ne le ménageait
guére :
— Tu ne te rends pas compte que tu te renies, tu vis
« Toubab », tu pense « Toubab ». Du Négre tu n’as plus
que la peau. Tu désertes nos rangs alors que nous sommes
pauvres en cadres.
UN CHANT ECARLATE 153

Lamine riait des excés de son cousin au lieu de s’en for-


maliser :
— En quoi manger a table et manger du steak au lieu du
riz peuvent-ils changer un homme ? Dépenser mes gains
pour ma famille au lieu d’entretenir des paresseux, en
quoi cela me nuit-il ? Eh bien, si respecter ma femme et la
laisser s’épanouir selon ses options signifie étre colonisé,
alors, je suis colonisé et l’accepte. Je désire la paix. Cela ne
veut pas dire me renier.
Ousmane réfutait tout :
— Il ne s’agit pas de cela, « grand ». Ce que tu énuméres
ce sont des aspects de ton comportement que je juge
mineurs. Tu n’ignores pas que l’attitude peut créer la pen-
sée. Ce que tu perds est énorme. C’est ton Ame d’Africain,
ton essence d’Africain. Et c’est grave, grave !
Mireille suivait la conversation, ahurie !
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verte!) @ oct tava ero again et nyHedegen
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Se eae ath tehenned bei
)) 4 Tete’ », i pene ~<Panbeb Sehceare
ewIs pew. Tis deseo am rita Cue ao
Quik ut
fier an ortze, ita
.. a A -
TROISIEME PARTIE
1.

Ousseynou s’était plaint un jour devant Mireille :


— C’est moi qui viens toujours. Ce n’est pas parce que je
suis célibataire que je dois étre le seul 4 me déplacer. Deux
pieds supportent l’amitié. Un pied unique ne résiste pas
longtemps. Et il éclata de son rire franc, perlé.
Mireille avait appuyé la doléance :
— Ousseynou a raison, il faut aller chez lui.
Et Ousmane promit de passer 4 son ancien quartier.
Le lendemain, au volant de la 504 neuve, Ousmane
atteignit Usine Niari Talli. Les mémes relents crépuscu-
laires nauséabonds offusquérent ses narines, comme autre-
fois. En cette fin de journée, les bouches d’égouts, saturées
d’eaux sales versées des bassineset des seaux, puaient.
Ousmane toussota. I descendit, étouffant l’envie de vomir
qui soulevait son cceur. -
I] descendit, souriant tout de méme et serrait les mains
de ceux qui, le reconnaissant, les avaient tendues. Des
enfants se ruaient vers lui. Les anciennes voisines de sa
meére |’entouraient et lui souhaitaient la bienvenue :
— Guéye ! Guéye ! Paix seulement ! Guéye !
Il se libéra enfin de l’affectueuse curiosité et pénétra
dans la concession des Ngom, aprés avoir jeté un long
coup d’ceil ému sur la baraque de son enfance.
158 MARIAMA BA

Le pére d’Ousseynou le félicita. Ses femmes le saluérent


chaleureusement. Les billets de banque qu’il avait appor-
tés en prévision de cette visite, firent le tour du cercle
animé. On remerciait, on flattait, on priait pour le bon fils
devenu l’adulte combleé :
— On était’sGir que Dieu te « décorerait », toi qui as été
toujours attentif aux besoins de ta mére. Et le balancement
de l’index droit soulignait le propos.
Ousmane souriait. Le bonheur qu’il distribuait lui fit
oublier un instant, l’odeur du poisson sec tandis qu’il
constatait intérieurement :
— J’ai bien fait de renouer le contact ! C’est mon retour
aux sources.
Ousseynou voulut le recevoir dans la piéce qu’il avait
fait construire pour rassembler tous les garcons de la con-
cession.
Mais le vieux Ngom invita Ousmane dans sa chambre
ou ne pénétraient que les hétes de marque. Au milieu, tr6-
nait un vaste lit. Le porte-manteau croulait sous le poids
des vétements. Dans un coin, des peaux de moutons
superposées attestaient de la haute piété du chef de
famille, autant que le tas de chapelets et les lots de livres
coraniques.
Ouleymatou servit 4 boire. L’on rappela le passé, les
batailles rangées dans la rue, les tornades sous lesquelles
l’on dansait, 4 la recherche de l’automobiliste malchan-
ceux, que l’on aidait a faire redémarrer sa voiture, moyen-
nant piécettes.
Et les séances de lutte ! On rappelait les petits hommes a
la croupe enserrée dans des pagnes et aux jambes lestes,
ointes d’huile. Pour impressionner |’adversaire on
s’entourait la téte de cordelettes et de gris-gris. On se cou-
UN CHANT ECARLATE 159

vrait le visage de signes cabalistiques, tracés 4 la farine et


au charbon.
Comme a chaque événement, le tam-tam ! Les fillettes
stimulaient les courages en chantant des cheeurs. Et 1l’on se
provoquait et l’on se défiait. Les muscles en croissance se
gonflaient d’orgueil. L’on nouait des courages. L’on
dénouait des étreintes. Les jambes s’enlacaient. Le plus
fort ou le plus habile terrassait son adversaire. Pendant
que le vaincu était étalé sur le sol, le vainqueur, avec
fierté, se dirigeait vers les batteurs, sous les applaudisse-
ments. I] levait haut ses bras. Le brouhaha s’enrichissait
des discussions partisanes.
Le quartier s’était défoulé 4 peu de frais et supportait
mieux Sa vie difficile, au milieu des privations, de la pous-
siére et du bruit.
Ousmane riait 4 ces évocations. L’on rappela sa défaite
face 4 Ousseynou, mais sa victoire aussi face 4 Seydou
Niang.
Un peu songeur, il se remit au volant de la 504. L’image
d’Ouleymatou trottait dans sa téte. I] avait revue. Par les
copains, Ousmane avait appris, non sans pincements de
jalousie, son mariage forcé avec un cousin agé, proprié-
taire d’une flottille de péche moderne 4 Ouakam". A
gorge déployée, les uns et les autres s’étaient moqués du
vieux mari qui portait toujours au visage les marques des
coups de griffes par lesquels la jeune femme se refusait.
Quelques mois plus tard, avec un soulagement incons-
cient, il avait appris son retour sous le toit paternel. Le
divorce d’Ouleymatou avait suscité des discussions pas-
sionnées au sein du groupe, les uns stigmatisant le mariage

(1) Banlieue de Dakar.


160 MARIAMA BA

forcé, les autres louant la raison et la sagesse, dans l’orien-


tation de la vie.
— Sans le sel de la passion. Mais viable ! Le mariage
forcé est viable.
Cette parenthése bruyante dans la vie d’Ouleymatou
n’avait pas entamé sa beauté. Ousmane chassa image sou-
riante en invoquant la blondeur de sa femme et le pétille-
ment vert de ses yeux.

Ouleymatou, elle aussi, avait revu Ousmane. Elle s’était


rendu compte du « vrai » des propos qu’avait tenus Ous-
seynou, qui l’avait décrit plus épanoui que jamais. Et
riche ! La voiture étincelante en témoignait. Cette visite
rendit définitif le revirement d’Ouleymatou, amorcé
depuis les premiers succés scolaires d’?Ousmane et décou-
ragé par l’indifférence du jeune homme. Ousmane avait
bien réussi, alors qu’elle végétait, mal nourrie, mal logée,
se contentant, pour se vétir, des cadeaux rares de sa mére.
— Ousmane est devenu un homme véritable, se disait-elle
avec d’amers regrets.
La femme toubab dont l’existence lui était connue ne
Parréta pas. Méme l’enfant, né il y a quelques mois, dont
le baptéme avait alimenté les commérages, ne suscita pas
d’hésitation. Ouleymatou était ambitieuse et amoureuse.
La difficulté décuplait son ardeur. Elle réfléchissait au
moyen de « renouer » avec Ousmane.
— On verra bien !
UN CHANT ECARLATE 161

Elle commenga par renvoyer avec fermeté ses nombreux


prétendants qu’elle méprisait, les jugeant incapables de lui
procurer l’aisance popularisée par les films. Elle appré-
ciait 4 l’écran, les beaux meubles, les voitures, les cérami-
ques des salles de bain, les robes froufroutantes.
— Que peut pour moi Samba le boucher, debout du matin
au soir devant un « étalage » qui vaut moins de cing mille
francs, ou Diawara le conducteur de car rapide traumatisé
par les exigences financiéres de son employeur ?
Seul Ousmane ! Elle se tordait de regrets. Comme elle
avait été idiote ! Réaction de petite fille ! Mais la petite
fille s’était formée au contact des adultes expérimentées,
enregistrant les roueries évoquées dans de grands éclats de
hire:
Les commentaires ironiques du baptéme de I|’enfant
métis disaient clairement la déception de Yaye Khady.
« Un baptéme sans « foote ». Pauvre Yaye Khady.
Cette Toubab est son « thiath ».
L’amorce de la manceuvre s’annongait aisée 4 Ouleyma-
tou qui recensait ses atouts. Le partage-ne la rebutait pas.
Le partage de l’homme était le lot des femmes de son
entourage et l’idée de « trouver » un homme, un homme
pour elle seule, ne l’effleurait méme pas.
Elle avait de l’éducation et son miroir chantait ses char-
mes. Elle méritait 4 tous égards, d’étre la femme d’un
« patron », conclut-elle.
Un jour, comme par hasard, elle pénétra dans le loge-
ment de Yaye Khady :

(2) Littéralement lavage. Echange de dons lors d’un baptéme entre les familles des
parents.
(3) Infortune qui ne manque pas dans chaque vie.
162 MARIAMA BA

— J’étais venue voir une amie ici. J’ai pensé 4 toi et te


salue.
Elle ajouta, perfide, 4 l’intention de Yaye Khady occu-
pée 4 repasser, qui lui demandait de s’asseoir dans le
salon :
— Comment ? Tu repasses ? A ton Age ? Et ta bru ? Ne
peut-elle pas faire cette corvée 4 ta place, si les bonnes
repassent mal le tissu amidonné ?
Yaye Khady s’esclaffa :
— Ma bru? Ta mére ne t’a pas raconté ? Mais elle est
blanche ! Et pour une blanche, le mari seul compte. Alors
je repasse. Ton pére Djibril Guéye est toujours difficile
pour ses boubous. Heureusement qu’il ne les porte pas
souvent !
Ouleymatou se dévétit aussit6t et suspendit son boubou
a l’un des fils de fer de la cour. Elle remonta son pagne
jusqu’a sa poitrine et sans mot dire, prit le fer de la main
de Yaye Khady.
Elle repassait en chantant : de ses mains les vétements
sortaient éclatants. Elle les entassait, pliés, sur une chaise
au soleil. '
Avant midi, la bassine de linge était vidée de son con-
tenu. Yaye Khady n’en croyait pas ses yeux de la voir
repasser si vite et si bien, mieux qu’elle méme !
Yaye Khady la remercia en lui remettant le prix du
transport, mais Ouleymatou protesta énergiquement :
— De toi a moi, Yaye Khady ! Non, tu es ma mére. Tu as
des droits sur moi. Si je n’ai rien 4 te donner, je peux
« suer » quand méme pour toi. Je n’ai ni mari, ni enfant.
Je fais seulement la cuisine quand ma mére est de tour et
c’est deux jours sur huit. Je passerai réguliérement pren-
UN CHANT ECARLATE 163

dre les boubous de pére Djibril. Je les laverai a4 ta place de


bon cceur.
Elle partit sans avoir nommé Ousmane qui, pourtant,
emplissait sa pensée et soutenait son ardeur au repassage.
Et tous les quinze jours, Ouleymatou allait ramasser les
boubous de pére Djibril. Elle s’arrangeait pour trouver
Yaye Khady seule. Elle n’emportait pas le morceau de
savon que celle-ci glissait entre les boubous. Elle s’éloi-
gnait rapidement quand Yaye Khady lui tendait le prix du
charbon et du transport des vétements.
Elle était heureuse d’aider. Amoureuse, elle se sentait de
taille 4 laver le linge de toute la maison. Mais prudente,
elle se contentait des vétements de Djibril Guéye qui n’en
finissait pas de la bénir :
— Que Dieu te retourne en bonheur ta fatigue, mon
enfant !
Ouleymatou répondait intérieurement :
— Le véritable amour est don de soi a l’aimé, mais égale-
ment, il est don de soi aux parents et amis de l’aimé.
Sa mére l’encourageait :
— Yaye Khady... une femme exceptionnelle... pleine de
soutura... Elle mérite « ta sueur ».
En effet Yaye Khady était « pleine de soutura », elle qui
souvent avait prété discrétement de l’argent pour « arron-
dir la dépense » de la concession, quand certains « tours »
coincidaient avec le « creux » du mois qui obligeait les
clientes 4 « emprunter » les condiments au lieu de les
payer... Elle se rappelait les dettes impayées que Yaye
Khady ne réclamait toujours pas...
Elle insistait :
— Yaye Khady mérite ta sueur... Elle est compréhensive,
pleine de « soutura »...
164 MARIAMA BA

Les conseils de la mére renforcaient le dévouement de la


fille.
Ouleymatou lavait et repassait. Elle voulait Ousmane et
par le biais de Yaye Khady, 4 sa maniére, se frayait un che-
min pour le récupérer.
2.

Ouleymatou bAtissait et raffinait des plans de séduction,


car Ousmane, de plus en plus, occupait son cceur et ses
pensées.
Un aprés-midi que sa mére n’était point de tour,
qu’elle avait déja retourné 4 Gibraltar les vétements de
Djibril Guéye, elle mit plus de temps que de coutume 4 se
baigner.
L’une de ses sceurs, étonnée par la durée inaccoutumée
du bain, la taquina :
— Tu sors sur deux jambes et avec une seule téte. Je te
croyais dédoublée, ce qui expliquerait ce temps inoui
passé 1a-dedans 4a te frotter.
Ouleymatou sourit. En d’autres circonstances, elle
aurait répondu par une réplique bien « salée », qui aurait
remis la demi-sceur dans sa « coquille », ayant la répartie
vive de toute fillette qui a grandi parmi des co-épouses et
des demi-sceurs.
Rompue 4 la pratique des dénonciations indirectes qui
imprégnent les cceurs d’amertume, elle savait adapter les
formules anciennes aux situations nouvelles. Rien ne

(1) Moment 04 Pune des épouses a la responsabilité de la concession qui s’accompagne


de la présence du mari dans sa chambre ou de sa présence dans la chambre du mari.
166 MARIAMA BA

l’arrétait quand elle s’était mise en téte de démolir ou de


ridiculiser l’adversaire. Ses demi-sceurs et ses belles-méres
redoutaient sa langue.
On disait d’elle :
« De la personnalité. Elle se défend, comme une
tigresse. »
On disait encore :
« Elle n’a pas réussi 4 l’école. L’intelligence qui l’anime
est l’intelligence du mal. Comment peut-on 4 la fois tre
reine au domicile paternel et a |’école ? »
« Une vrai diablesse »... :
Mais, pour une fois Ouleymatou sourit 4 la taquinerie
de sa sceur au lieu de s’en offusquer. Préoccupée de « cho-
ses » plus sérieuses qu’une escarmouche, elle lui lanca
avec dédain :
— Je-n’ai pas de temps a perdre auprés de toi.
En effet, elle n’avait qu’une heure devant elle - si la pen-
dule de son pére n’était pas en retard comme 4 I|’accoutu-
mée - pour trouver Ousmane Guéye 4 son lieu de travail.
Son frére, l’éléve d’?Ousmane lui avait dit innocemment
leur emploi de temps : « Tous les mardi soir, une heure de
cours avec Monsieur Guéye ! »
Et Ouleymatou révait:
« Retrouver Ousmane 4 gon lieu de travail ! »
Elle fit briller tout son corps 4 l’aide d’une vaseline par-
fumée. Sa peau ointe la vétait comme un voile velouté qui
se gonflait a l’emplacement des seins petits et durs, et 4 la
cambrure des hanches pour envelopper une croupe ronde-
lette et ferme.
L’encens montait d’un vase en argile troué et s’enroulait
en volutes odorantes autour de ses jambes légérement
UN CHANT ECARLATE 167

écartées. Elle offrait tout son corps aux caresses tiédes des
nuages.
Des colliers blancs tirés d’une boite, garnirent ses reins
de leurs ceintures sonores. Elle choisit un pagne assez
léger pour laisser deviner ses formes tout en restant
décent. Elle déplia un soutien-gorge blanc spécialement
acheté, pour faire valoir sa poitrine.
Elle noua, dans de la mousseline, de la poudre de gongo
et glissa la boule aux effluves suaves entre ses seins.
Ayant acquis l’art de se maquiller, elle poudra son
visage, redressa ses cils en appuyant leur noirceur, tira
deux légers traits 4 l’emplacement de ses sourcils rasés.
Un tube de marron 4 lévres alourdit les contours de sa
bouche. Sous ses aisselles et entre ses seins, le chatouille-
ment des gouttes de « Sabrina », le parfum en vogue !
Un boubou en tissu léger laissait entrevoir, dans le
déplacement de ses pans, tantét une épaule charnue, tan-
tét des seins dans leur prison de dentelles, tantét les sail-
lies des rangs de perles 4 ses hanches.
Ses pieds furent introduits dans des babouches rouges
qui rehaussérent leur teinte noire de henné.
Thiokéte ! thiokéte ! Elle se déplacait avec prudence
pour ne pas soulever le sable de la rue.
Elle croisa mére Fatim, la premiére épouse de son pére,
qui la dévisagea, soupconneuse. Elle la calma :
— Jereviens. Je ne ferai pas long feu !
Au carrefour, elle héla un taxi dont le conducteur, guidé
par sa voix assourdie par |’émotion, la déposa au bon
endroit.

(2) Poudre aphrodisiaque.


168 MARIAMA BA

Ousmane Guéye tenait un livre ouvert... Et des échos de


sa voix lui parvenaient.
Elle domina son émotion et avanca le plus naturelle-
ment qu’elle put. Elle atteignit lentement la porte de la
salle de classe et s’adossa au mur :
— Je viens voir comment se débrouille mon frére, en vue
de son examen.
— Bien, bien, dit Ousmane. L’éléve est sur les traces du
professeur. I] est excellent.
Ouleymatou rit. Le halo parfumé qu’elle déplacait
taquinait les narines d’Ousmane.
Dans la cour, il remarqua tout: la peau lustrée que le
soleil moirait, les dessins noirs au henné dans le pourpre
des chaussures, le chignon de tresse sous |’envol du mou-
choir de téte, les cils dressés sur le regard charmeur, la
lévre lourde, 4 dessein méprisante. L’encens et le gongo
mélés jaillissaient des plis des vétements de la visiteuse. Le
désir promenait le regard d’Ousmane de la poitrine bom-
bée aux hanches rondes, de la croupe rebondie aux aissel-
les lisses. I] devinait, jusqu’a la bande noire qui courait le
long du petit pagne blanc, jupon, collé 4 la chair. Ouley-
matou parlait pour masquer son émotion. Elle demandait
des nouvelles de Yaye Khady, de la femme blanche, du fils
nouvellement né. Elle feignait de ne pas s’apercevoir du
trouble de son interlocuteur.
Au fond de son étre, Ousmane frémissait. Soudain, le
désir fluait, brisant ses vagues contre le lien professionnel
qui le maintenait prisonnier en cet instant.
Il regardait Ouleymatou. Ouleymatou le regardait. La
géne s’installa et Ousmane, le plus naturellement qu’il
put, tendit sa main :
— Je retourne 1a-dedans (et il désigna sa classe).
UN CHANT ECARLATE 169

Ouleymatou sourit :
— C’est normal. Mais donne-moi de quoi prendre un
taxi. J’ai droit 4 « ta sueur », frére de case d’Ousseynou.
Ousmane acquiesga :
— Vrai. Tiens ! Excuse mon oubli, j’aurais di y penser.
— Merci, et Ouleymatou de son pas « thiokéte!
thiokéte ! » plein de grace, retraversa la cour.
Bien loin du lycée, elle ouvrit sa paume droite. Elle y
vit, réduit et froissé un « bleu ». Elle le déploya, le lissa.
«Un bleu! Mon petit bleu, redeviens neuf »,
chantonna-t-elle.
Elle ironisa : « Djibril Guéye, ton fils paie largement la
lessive de tes boubous... Mille francs iront 4 ta femme
quand méme... Mille francs 4 ma mére ! »
Le reste ? Elle révait d’un boubou rose sur son corps
noir. Ousmane Guéye verra... S’il tenait jusqu’a sa pro-
chaine visite prévue dans un mois, pour éloigner tout
soup¢on.
Et puis, elle n’était pas femme pour rien! Elle avait
percu l’embarras d’Ousmane et le léger tremblement de sa
voix ne lui avait pas échappé. Son empressement 4 la quit-
ter dénoncait son trouble.
Elle avait eu raison de croire: « Allah! Allah! Béye sa
tole »“. Tl faut aider la chance ! » |
Ousmane Guéye, aprés l’apparition gracieuse et parfu-
mée, eut bien du mal 4 se concentrer sur la dissertation
qu’il corrigeait.
Un tumulte intérieur distrayait son raisonnement. II
dominait mal son excitation.

(3) Désigne dans le langage populaire le billet bleu de cinq mille francs.
(4) Béye sa tole : cultive ton champ.
170 MARIAMA BA

Ce soir-la, il n’attendit pas Boly, le collégue et ami qu’il


déposait chaque mardi 4 son domicile.
Dans |’appartement, sa femme s’occupait de leur enfant.
Il prit le bébé et le placa dans son berceau. II enlagca
Mireille et, dans la chair de l’€pouse blanche, assouvit son
désir de la Négresse.
Sa sexualité le malmenait. Le petit pagne blanc s’arré-
tant 4 mi-cuisses, le cliquetis des ceintures de perles comp-
tées dans le noir, l’odeur exaspérante du gongo, les volutes
excitantes de l’encens, tout le sollicitait.
Ousmane Guéye révait... Et Mireille subissait des
assauts qu’elle n’inspirait pas. Ces jeux érotiques, renou-
velés, ne le détournaient pas de son obsession. Invincible,
son désir de la Négresse ressurgissait pour l’exaspérer.

*
xk

Ouleymatou revint plus vite que prévu au lycée, servie


par une circonstance inespérée.
Son jeune frére, pour une intoxication alimentaire, dut
étre hospitalisé. Son pére l’envoyait prévenir l’administra-
tion du lycée.
Le boubou rose produisit l’effet escompté :
— Rose et noir! s’exclama Ousmane Guéye. C’est ainsi
que tu te pares pour annoncer la maladie de ton frére ?
Elle se défendit :
— Moi, parée ? Mon pére m’a tellement bousculée que je
mai méme pas eu le temps de me débarbouiller. Tu con-
nais le vieux Ngom. Quand il a une idée en téte, il n’est
pas de tout repos.
UN CHANT ECARLATE 171

Et elle s’esclaffa. Son rire et ses mouvements souples


sous le boubou léger faisaient entrechoquer les perles des
colliers qui entouraient ses reins. L’odeur du gongo mon-
tait entre les pointes tendues des seins.
Le sang d’Ousmane piaffait. Ni son mariage, ni ses con-
naissances philosophiques, ne l’isolaient, comme maillon
indépendant, de la chaine forgée par l’atavisme.
Un cure-dents coincé 4 la commissure des lévres ou trot-
tant habilement sur des gencives tatouées, des tresses
auréolant l’ovale noir de ce visage, une langueur noyant
des yeux immenses, des mouvements pleins de grace, le
frou-frou d’un boubou flottant ou retenu par des gestes
étudiés : la séduction d’Eve opérait sa magie et disloquait
Sa résistance.
Que pouvait une Mireille toute simple contre la réso-
nance voluptueuse du cliquetis des « fer » et la puissance
aphrodisiaque de la poudre de « gongo » ? Que pouvait
Mireille contre le roulement suggestif d’une croupe de
Négresse dans les couleurs chaudes du pagne ?
Il avait lutté pour oublier l’attirante Ouleymatou. II
s’était distrait de son obsession en s’accrochant 4 son
épouse. Mais que pouvait Mireille contre la loi du sang ?
Vaincu ! Ousmane s’avouait vaincu. Sa vie avait été un
perpétuel combat : contre la misére, pour occuper les pre-
miéres places, pour s’arracher des griffes de Coumba,
pour conquérir Mireille.
Lutter encore ? Recommencer ? Se défendre ? Tout son
étre refusait. Sa conscience debout avait la force de rem-
porter encore d’autres victoires. Mais il ne voulait plus
résister. I] voulait vivre, vivre enfin.

(5) Colliers de reins.


172 MARIAMA BA

Ouleymatou était embarrassée. Serait-elle rageusement


renvoyée comme la fois derniére ? Ou bien ?...
Ah! Ousmane se déridait. I] acceptait l’envahissement
de son amour. II tendit sa main et emprisonna celle
d’Ouleymatou. Sa main était chaude, frémissante de désir
contenu. Ouleymatou vibra 4 ce contact. Ils se regar-
daient. Et c’est Ouleymatou qui desserra l’étreinte, fausse-
ment pudique.
— J’aia faire 4 la maison !
— Pas au point de ne pouvoir cuire pour mon diner un
bon couscous au poisson. Je le veux pimenté, sans trop de
tomate, dit Ousmane. II] ouvrit son portefeuille et tria.
« Un bleu encore » ! pensa Ouleymatou.
— Voila pour la dépense. N’oublie pas d’y mettre du
« Oba » ou du « Yaboye », précisa Ousmane.
— Je sais que tu en raffoles, dit Ouleymatou. Mais les aré-
tes, gare ! As-tu oublié le jour ot l’un de ces os minces a
pénétré dans la gorge d’Ousseynou et ne voulait plus en
sortir ?
Ousmane, énigmatique :
— Non, je n’ai rien oublié.
En effet, il n’avait rien oublié.
Victorieuse, le coeur dansant, Ouleymatou reprit le che-
min des deux chaussées bruyantes.

(6) Oba et Yaboye : poissons de mer a la chair exquise, mais truffée d’arrétes.
3.

De retour 4 Usine Niari Talli, Ouleymatou, joyeuse,


montra a sa mére le billet bleu :
— Ousmane Guéye dine ici ce soir. Demande 4 Tante.
Awa de recevoir mes petites sceurs. Toi, tu es de « tour »,
tu ne me poses pas de probléme.
Ouleymatou enleva le boubou rose. Elle acheta de l’eau
de javel, du savon en poudre et se mit a racler, 4 nettoyer
la chambre de sa mére. « Les Toubabs sont trés propres »
se répétait-elle et elle ne voulait pas décevoir sur ce plan.
Elle frotta, essuya, secoua, lissa. Un drap blanc para le
lit. L’encensoir fut placé au milieu de la piéce. La vapori-
sation de l’eau de cologne aux quatre coins de la chambre
raffina l’ambiance. Elle ferma la porte.
Elle prit le couscous dans la réserve maternelle. Elle le
mouilla, et le malaxa avant de le faire cuire 4 la vapeur
dans le couscoussier.
Elle choisit au marché proche deux morceaux de
« Thiof »., Elle les piqua de trous profonds pour y incor-
porer une farce faite de persil, d’oignon, d’ail, de piment,
de laurier et de sel liés dans le mortier. De grosses tomates
rouges épaissirent la sauce ou cuisaient du manioc, des

(1) Poisson marin au goat trés apprécié des sénégalais.


174 MARIAMA BA

morceaux de chou pommé, des carottes, des navets et une


tranche de courge.
Le couscous, au-dessus de la vapeur, se gonflait et se
ramollissait. Ouleymatou le versa dans une calebasse et en
cassa les « dang »™. Elle y versa de la poudre de feuilles de
baobab pilées pour le rendre gluant, remit le mélange sur
le couscoussier de fortune qui attendait sur le feu.
En connaisseuse, elle vérifia la teneur en sel et le gout de
la sauce, sur son index droit, plongé et retiré d’un geste
rapide, dans la marmite bouillante.
A sa mére qui l’observait, elle récapitula ses dépenses :
— Il reste quatre mille francs.
— Rends les lui ce soir. « Qui veut beaucoup, prend
peu ». Cela fera bonne impression, conseilla la femme
expérimentée.
Ouleymatou se dirigea vers la « douche ». Son corps y
subit dans tous les sens, l’action du crin végétal savon-
neux.
Ah! Son corps! Elle lastiqua, le lustra, le parfuma.
Elle le soigna, car il était son arme de séduction.
Elle avait assez trainé sa jeunesse parmi les « vieilles ».
Ses camarades de la borne-fontaine s’étaient mariées, les
unes aprés les autres. Elles avaient accepté, encouragées
ou non, le premier prétendant. La briéveté de son mariage
l’avait replacée dans les rangs des célibataires.
Il était temps qu’elle quittét ces rangs définitivement,
pour pénétrer en profondeur le monde adulte, conformé-
ment a ses réves.

(2) Morceaux de couscous agglutiné.


(3) Enclos aménagé pour prendre des douches et faire des ablutions et qui n’a rien
d’une salle de bains.
UN CHANT ECARLATE 175

Elle dépécha l’un de ses jeunes fréres au domicile de


Mabo, le griot joueur de Khalam du quartier :
— Dis-lui que j’ai un héte de marque.
Ousseynou rentrant de la ville, trouva une Ouleymatou
radieuse.
— Qui recois-tu ? Un ministre ? Questionna t-il, taquin.
Ouleymatou secoua la téte.
— Non, Ousmane Guéye seulement.
Ousseynou s’inquiéta :
— Qui ? Répéte ?
— Tu as bien entendu. Ousmane Guéye. Il a commandé
un couscous et te demande de le partager avec lui.
Ousseynou s’indigna: Que venait faire Ousmane
Guéye, mari d’une Blanche dans leur concession ?
— Ta mére est au courant ? interrogea-t-il.
Ouleymatou fit oui de la téte :
— Cate paraif drdéle ou indécent ou inoui ? Parle.
— Ni drdle, ni indécent, ni inoui, rectifia Ousseynou. Je
te mets seulement en garde, ma sceur. Une Blanche ne
partage pas son homme. Pour Vhonneur, refuse d’étre le
jouet d’Ousmane qui est mon ami. Tu me ferais une grave
injure, une honte insurmontable si Ousmane Guéye ne
t’épousait pas aprés t’avoir courtisée. Si Ousmane met les
pieds ici rien que pour l’amusement, si au lieu de t’élever
il t'abaisse, si pour lui tu ne représentes qu’un objet, ce
serait grave, trés grave, comprends-tu ?
Ouleymatou comprenait. En elle-méme, elle avait déja
fait mille fois le tour de la question. Mais que pouvait-
elle : le destin rivait Ousmane a son cceur. Sa volonté était
devenu le jouet de son sentiment et I’instrument de son
ambition. Ousmane correspondait présentement a son
idéal. Elle l’avait jugé, dans les temps, seul digne de sa vir-
176 MARIAMA BA

ginité, jalousement conservée pour « le réveil au tam-


tam », a l’aube de la premiére nuit. A cause de ses allures
audacieuses, des amoureux avaient cherché 4 la lui ravir,
par la force ou par la malice. Mais elle avait toujours su
naviguer, intouchée, dans les eaux troubles du désir
jusqu’au mariage. Aujourd’hui qu’elle avait déja donné la
preuve de sa vertu, personne ne pouvait plus « l’emprison-
ner ».
Elle aimait et se soumettait sans question. Femme,
coquette et amoureuse, elle tendait des piéges pour satis-
faire son ambition et son sentiment. Peu importaient Ous-
seynou et sa « dignité » et son « honneur », et son woléré™.
De plus, qui prévoyait avec exactitude l’avenir ? Des fem-
mes toubab avaient « partagé » avec des Négresses leur
mari ou avaient fui l’Afrique, chassées par des Africaines.
Pas sotte, Ouleymatou. Elle saurait manceuvrer. Sa mére
lui avait rappelé : « qui veut beaucoup, prend peu ». Elle
affirmait : « qui veut beaucoup, donne beaucoup ».

*
ak

Un diner entre hommes pour jeter les bases d’une asso-


ciation de professeurs, fut la trouvaille d’?Ousmane pour
expliquer a Mireille sa sortie nocturne.
— On fera appel aux femmes de la profession, plus tard !
Et pour rendre crédible ce diner de la derniére heure, il
avait rouspété :

(4) Amitié ancienne.


UN CHANT ECARLATE 177

— Ce sera ennuyeux, chacun se prenant pour le nombril


des bonnes idées. Si je pouvais leur échapper !
Et avec une mine chiffonnée, faussement contrariée, il
s’était douché et habillé. Deux baisers appuyés sur les
joues de sa femme et il avait dévalé les escaliers.
Son arrivée 4 Niari Talli fut saluée par la concession
entiére. La mére d’Ouleymatou, la prudence faite femme
conseilla de garer la voiture 4 la station d’essence proche.
Ousmane acquies¢a.
Le vieux Ngom, sur ses peaux de mouton, répondit 4
son salut par le tintement des perles de son chapelet. Ous-
mane Guéye eut pour chacun un sourire et un geste géné-
reux.
Ainsi, définissait-il d’emblée « ses pas », ses intentions.
La force qui le propulsait n’admettait pas, 1a, cachotte-
rie ou pénombre. Ce qui l’animait venait de son cceur, de
son esprit, de sa raison et exigeait de la grandeur.
Ouleymatou lui désigna la chambre. Accueilli par les
tourbillons d’encens, il recula pour mieux les affronter. Il
se laissa choir dans le lit sans y étre convié. Mais il savait
pouvoir se permettre cette audace. La hardiesse du geste
dans la tradition, mieux que des mots, révélait son inten-
tion d’épouser.
Son corps semblait flotter avec les volutes de l’encens.
Et Ouleymatou s’affairait 4 servir le diner.
Une « taille-basse » moulait ses formes et s’arrétait ten-
dancieusement 4 ses hanches. Le décolleté généreux de ce
vétement offrait, au moindre coup d’ceil en profondeur, le
frémissement de sa poitrine. Sa croupe dansait dans les

(5) Camisole cintrée et courte.


178 MARIAMA BA

replis du pagne. Ses bras se mouvaient avec grace et sou-


plesse.
Ousseynou vint rejoindre son ami, déridé. La ronde
significative des salutations d’Ousmane, excluant la clan-
destinité, avait calmé son irritation. Ousmane ne louvoyait
pas. D’ailleurs, Ousmane avait-il jamais su louvoyer ?
Les jeunes filles des concessions voisines vinrent parta-
ger le couscous. Ouleymatou les avait invitées pour se
faire une publicité et mettre un terme a toutes les convoitiy
ses masculines.
Un cercle se forma autour du plat : les femmes étaient
installées 4 méme le sol, les hommes assis sur des bancs et
des coussins. La veste d’?Ousmane pendait a un porte-
manteau.
Ousmane refusa la cuillére. Il éprouvait un plaisir enfan-
tin 4 manger 4 nouveau avec ses doigts. Il pétrissait des
boulettes complexes de couscous, de poisson et de legumes
et les machait lentement. Le piment piquait sa langue,
montait a ses yeux, mouillait ses narines que son mouchoir
ne quittait plus.
Ouleymatou le taquinait :
— C’est toi qui as demandé du couscous pimenté !
Les mains des femmes empilérent a sa place, lui, l’héte
de marque, les meilleurs morceaux.
Il songea au cérémonial de ses repas toubab : assiette,
fourchette, couteau a droite et non 4 gauche, petite cuiller
pour le café, moyenne cuiller pour le dessert, grande cuil-
ler pour la soupe.
Et Mireille de grogner :
— Tun/’as pas pris la « bonne cuiller ».
Ici, la « bonne cuiller » était la main. Personne ne lui
avait dit :
UN CHANT ECARLATE 179

« Tu as oublié de te laver les mains. »


Ici, la main droite plongeait dans le plat, choisissait 4 sa
convenance, modelait, arrachait, tripotait, au milieu du
babil et du rire.
D’une voix caressante, Ouleymatou insistait :
— Mange, « papa »® ! Mange ! Tout est pour toi !
Et plus bas, « mange, Oussou ! ».
« Oussou » ! La voix de Yaye Khady 4 sa fenétre les
matins ou la paresse engourdit. Oussou ? Les flammes
réchauffantes dans le froid de l’aurore, les legons sous la
lampe tempéte. Oussou ? La fureur du pére qui grondait
pour une incartade ou un geste trop tendre de Yaye
Khady. Oussou ? C’est sa passion pour Ouleymatou, son
ceeur d’adolescent labouré par le refus d’une gamine !
Oussou ! Le grondement de son passé ressuscité en un
seul mot pour bousculer son présent !
Oussou ! Ouleymatou le bercait, inlassable :
— QOussou mange, mange ! Oussou bois ! Oussou lave-toi
les mains ! Oussou ! Oussou !
Et Oussou mangeait. Son palais retrouvait avec délice le
piment tropical et la saveur des mets de son pays. Les
yeux humides, le front mouillé, il était heureux. Ces sen-
sations fortes de la vie africaine, il les avait oubliées, en
vérité. .
Ouleymatou posa devant lui une calebasse d’eau et du
savon, puis l’eau de cologne qui chassa les derniéres
odeurs du poisson.
L’assistance diminuait peu 4 peu.
Quand ils se trouvérent seuls, Ouleymatou baissa le

(6) Les femmes ne désigne jamais leur ami, amant ou mari par leur prénom, par poli-
tesse.
180 MARIAMA BA

rideau. Alors Mabo Diali fit vibrer son Khalam. Sa voix


aux intonations chaudes accompagnait ses doigts.
« Oussou, prince de la culture !
Mais avant d’étre prince de la culture,
Tu es prince Lébou.
Une Blanche a renié sa patrie pour te suivre
Mais mieux que la blanche,
La fille noire te convient.
Regarde, regarde Ouleymatou ta sceur par le sang et la
peau.
C’est elle qu’il te faut. »
Les cordes pincées harmonieusement bergaient. Que de
volontés inflexibles, que de résolutions héroiques les notes
du Khalam n’avaient-elles pas vaincues !
« Trouble, trouble, Diali! chantait la jeune femme
noire. Trouble son cceur, trouble ses sens, Mabo Diali.
Aide-moi 4 le séduire. J’avance vers lui. Ne m’arréteront
ni un couteau sur ma gorge, ni un mur de flammes ».
Ousmane écoutait le cri d’amour, aveu jailli des profon-
deurs d’une ame et dédié 4 sa personne.
« Trouble, trouble, Diali». Et il fondait comme une
motte de karité sur la braise. Et son désir le crispait.
Il attira Ouleymatou consentante. Le Diali rechaussa ses
babouches et discrétement s’éclipsa. Il avait déja empo-
ché, dés son arrivée, un billet de mille francs qui récom-
pensait ses services.
4.

Dés lors, Ousmane se trouva installé dans une double


vie. Peu 4 peu, il remplaca ses costumes européens par les
caftans plus commodes. II partageait, inéquitablement, ses
loisirs entre sa femme et son amante, dont les parents cau-
tionnaient la liaison, en feignant d’ignorer ce qui pouvait
se passer dans la chambre aux rideaux tirés.
Ousmane Guéye avait le soutien bienveillant de toute la
concession des Ngom. Les repas 4 la Gargantua qu’il
offrait, les billets de banque, les attentions prodiguées aux
uns et aux autres, sa politesse, étouffaient toute malveil-
lance.
Mére Fatim, premiére épouse de Pathé Ngom et criti-
que intarissable du dévergondage des filles du coin, s’était
tue, pour une fois.
L’argent étranglait les cris de sa « conscience. » Elle ne
voulait pas tuer « la poule 4 l’ceuf d’or ». Elle estimait
méme que « Ousmane cherchait une femme » et que « le
meilleur moyen était .d’engrosser Ouleymatou ». « On
mettrait ainsi la Blanche devant le fait accompli ».
Pathé Ngom, perdu dans ses priéres et ses chapelets,
ignorait ces vérités murmurées 4 voix basse.
Et c’était Mére Fatim, proue de la concession, qui four-
182 MARIAMA BA

nissait 4 Ouleymatou, le « thiouraye » et le « gongo »" des


nuits, avec des clins d’ceil.

Les absences fréquentes d’*Ousmane Guéye achevérent


de dégrader l’atmosphére de son foyer. La solitude écrasait
Mireille qui se débattait entre l’inquiétude et la jalousie.
Aux étreintes passionnées de naguére, avait succédé une
abstinence presque totale mise par Ousmane sur le compte
de la fatigue :
— On ne me laisse méme plus le temps de « m’occuper »
de ma femme. L’Association 4 mettre sur pied accapare
mes loisirs. Quand on vous fait confiance, voila la rancon.
— Mensonge! rétorquait Mireille. Trois mois! C’est
trop. Et tes absences ! Tu as une maitresse.
Ousmane niait.
Mais son €pouse était consciente d’étre trompée. Elle
ignorait le visage et le nom de sa rivale. Mais la rivale exis-
tait, qui lui volait son époux chaque soir. Et elle était une
Négresse ; Ousmane drainant dans ses vétemetns |’odeur
persistante et lourde de l’encens détesté.
Ni la bonne volonté, ni la soumission de Mireille, ni les
soins apportés 4 sa personne, ni les*gentillesses a l’égard

(1) Encens et poudre aphrodisiaque.


UN CHANT ECARLATE 183

des copains parasites, rien ne retenait plus Ousmane. Cha-


que soir, il fuyait le logis conjugal pour rejoindre son
amante.
Les nuits succédaient aux nuits. L’encens roulait ses
nuages. On se régalait de plats pimentés dans le renouvel-
lement nostalgique du royaume de l’enfance. Mabo, le
Diali, grattait ses cordes. Aux frais d’Ousmane, toute la
concession s’épanouissait.
Dans l’appartement, le mutisme remplaca les disputes.
Que reste-t-il d’un couple quand les repas ne se prennent
plus ensemble ? Que reste-t-il d’un couple quand bavar-
dage et mises au point n’existent plus ? Que reste-t-il d’un
_couple si les communions charnelles désertent un lit aux
draps bien tirés ?
Douloureuses interrogations dans la téte de Mireille!
Vive souffrance dans sa chair! Ousmane n/’avait pas le
temps de voir en sa femme les ravages de ses absences.
Rien ne |’intéressait dans son foyer. Distrait et détaché, il
opposait a l’énervement et 4 l’angoisse de son épouse un
mutisme insolent. I] entendait en lui-méme : Oussou ! Et
il courait vers Niari Talli. Oussou ! Ce prénom le reliait 4
son passé et chantait son avenir.
Ouleymatou était devenue sa vraie moitié, celle en qui il
reconnaissait son prolongement. Elle était 4 la fois, comme
Mabo Diali le chantait si bien, sa racine, sa souche, son
élan, sa floraison. Leur enfance dans les méandres et la
poussiére des rues les liait. Les liaient surtout leur origi-
nes: les mémes ancétres, les mémes cieux. La méme
terre ! Les mémes traditions ! La méme séve des mceurs
imprégnait leur 4me. Les mémes causes les exaltaient. De
‘cette essence commune, ni Ousmane, ni Ouleymatou ne
pouvait se libérer sans se dénaturer. L’héritage culturel
184 MARIAMA BA

prenait impitoyablement sa revanche. II] réclamait avec


exigence son di et révélait 4 Ousmane les limites de sa
fuite.
Et Ouleymatou vomissait, vomissait, et tout le monde
sut qu’elle attendait un enfant. Un enfant de son « Ous-
sou ».

Des couples mixtes existeront toujours : hommes blancs


nantis légalement de femmes noires ; hommes noirs, sou-
vent honnétes dans leur engagement, mariés 4 des Blan-
ches.
Ousmane fréquentait des couples mixtes. Certains de
ses camarades, plus anciens que lui dans la vie conjugale,
n’approuvaient pas son mariage, malgré leur propre
option. :
— A Vépoque coloniale, par égoisme, paresse, faiblesse,
ou opportunisme, nous avions choisi cette voie. Mais toi !
Avec la renaissance de notre pays et la percée de la femme
noire ! Toi, c’était l’espoir des Négresses.
Ousmane écoutait et regardait. Certains, par égoisme,
paresse, faiblesse ou opportunisme, selon leurs termes,
s’étaient laissés assimiler honteusement. Aucune résis-
tance. Leurs femmes s’érigeaient en ordonnatrices impla-
cables et les avaient « vidés ». Elles implantaient, dans
leur foyer, les mentalités, coutumes et mcurs de leur
pays, enterrant les traditions culturelles de leur conjoint.
L’homme était « blanchi» en profondeur, impitoyable-
UN CHANT ECARLATE 185

ment détaché de ses origines. « Piétres pantins ! » grondait


Ousmane. Du Négre ils n’avaient que la peau. Leurs
enfants éduqués «en petits blancs » se prénommaient
Raoul, Arthur, Mélanie, Isaure. Monsieur faisait le mar-
ché, la cuisine, la vaisselle. Monsieur poussait le landau de
bébé. Mais surtout, Monsieur élevait une barriére infran-
chissable entre son foyer et ses parents. Tout le monde
parlait pointu, ignorant la langue du pays. Les enfants de
ces couples-la, devenus grands, seraient les plus durs et les
plus méprisants racistes. Ce métissage appauvrit |’Afrique
et lexploite. Aux yeux d’Ousmane, ce métissage n’était
pas a proner...
Dans certains couples, l’Africain s’était imposé et faisait
valoir ses origines. La femme épousait son mode de vie et
acceptait de composer. La famille avait des droits recon-
nus et respectés. Les enfants se prénommaient Malick,
Badara, Fatou, Yacine. Les enfants portaient les costumes
du pays. Ils ne répugnaient pas de manger a la main. Ils
frayaient amicalement avec les camarades de leur Age et se
considéraient comme des Négres.
— Ce genre de métissage enrichit l’Afrique, jugea Ous-
mane.
Ailleurs régnait la tolérance dans le respect des différen-
ces. On vivait, sans heurt. Les enfants choisissent un jour
librement leur point de chute.
Voila le foyer révé par Mireille ! Entre les choix extré-
mes, il aurait été facile 4 Ousmane de créer pareil foyer,
car sa femme, tout en conservant sa personnalité, ne cher-
chait pas a l’asservir. Mais finalement Ousmane tenait-il 4
la paix et 4 l’équilibre dans son foyer ?
Le temps dévoilait de plus en plus la légéreté de son
engagement d’hier. Une analyse lucide de ses sentiments
186 MARIAMA BA

révélait son amour. Sa fidélité 4 Ouleymatou expliquait


son refus d’aventure. Nulle femme ne put la détréner.
Mireille ? Il s’avouait que le besoin de s’affirmer, de
s’élever intellectuellement et socialement l’avait poussé
vers elle. « Les qualités de l)Européenne... sa beauté
ensorceleuse... |’attraction de l’inconnu, le gout de l’origi-
nalité... ont consolidé nos liens ! »
Il cherchait... Il cherchait... Il cherchait et trouvait
maints affluents pour gonfler le grand torrent amoureux
qui l’emportait.
Ses investigations éclaircissaient une vérité banale : il
trompait parce qu’il n’aimait plus. I] courtisait la femme
noire parce qu’il était heureux de reposer sa téte sur ses
cuisses charnues. Les doigts caressants d’Ouleymatou
fouillaient alors ses cheveux, en chatouillements cares-
sants, a la chasse des moindres pellicules pour les déloger.
D.
Quand Mireille avait accouché d’un beau garcon a la
peau d’ambre et aux cheveux frisés, Yaye Khady avait
souffert de la frappante ressemblance du bébé avec le fils
de son « sang ».
Ousmane avait été frappé, lui aussi. Demain son fils ne
lui en voudrait-il point de l’avoir placé 4 la lisiére de deux
mondes appelés 4 ne jamais se confondre ?
L’influence maternelle si vigoureuse soit-elle, ne pourra
jamais faire s’intégrer cet enfant dans le monde des
Blancs. I] serait toujours inévitablement singularisé.
Dans son monde 4a lui, si généreux et tolérant qu’il fat,
son fils ne trouverait de |’affection et un accueil souriant,
que s’il acceptait sa condition de Négre. Mais jeune, il
devrait d’abord souffrir de l’inconscience de camarades
qui, malgré son prénom Gorgui") se moqueraient de ses
cheveux et de son teint, huant :
« Café au lait ! Café au lait ! »
Yaye Khady avait pris l’enfant. Ses lévres pincées trahis-
saient son mécontentement, tandis que Mireille, accordée
a son choix, s’épanouissait dans la joie de la maternité.
Djibril Guéye s’était redressé. Le bébé dans ses mains, il
avait compensé toutes les blessures en disant :

(1) L-homme - prénom de l’aieul d’?Ousmane.


188 MARIAMA BA

— Voici une créature de Dieu, né de parents choisis par


Dieu et qui sera ce que Dieu voudra.
Ousmane avait exigé pour son enfant un baptéme sobre.
Son appartement exigu avait abrité la cérémonie du
Toud™, sans les fastes habituelles.
El Hadj Djibril Guéye était arrivé avec ses coreligion-
naires. I] avait été la vedette de la cérémonie, 4 la fois offi-
clant et parrain. Yaye Khady avait tout de méme emmi-
touflé le petit Gorgui dans son plus beau pagne.
Des hommes s’étaient succédé au chevet du bébé pour
lui murmurer, en obstruant son oreille droite avec leur
auriculaire, son prénom. Ils avaient formulé ensuite des
voeux. Ils avaient récité des priéres pour une destinée bril-
lante du bébé, entre « son pére et sa mére », dans la voie
royale qui méne a Dieu. Mireille regardait faire.
Mais Yaye Khady était consternée. Elle avait révé de
festins pour des cérémonies familiales. Un baptéme pareil
a la suite du mariage de son fils célébré 4 la sauvette a
l’étranger, avait décu ses espoirs.
Quelques parentes et amies |’avaient trouvée « muette »
de chagrin. Elle avait posé tout haut les problémes qui la
troublaient :
« Une Blanche n’améne rien dans une maison. Avec qui
allait-elle échanger des civilités et des dons ? Le baptéme
d’un premier fils devait étre « sonore ». Au contraire, ce
jour est plus triste qu’un jour de deuil. »
Les parentes et amies avaient compati. Certaines avaient
été heureuses de remporter le pagne et les mille francs
peut-étre empruntés, pour secourir Yaye Khady dans ses
« devoirs ». D’autres s’étaient répandues dans une profu-

(2) Prénommer, baptiser.


UN CHANT ECARLATE 189

sion de paroles réconfortantes qui n’avaient trompé per-


sonne : Yaye Khady savait que le seuil de sa maison fran-
chi, les moqueries se libéreraient. On s’exclamerait dans
les rires fous :
— Quoi ? C’est un baptéme ou un deuil ?
— Ou les jeunes vont-ils pécher leurs femmes ?
— Un baptéme sans échange rituel de pagnes et de
cadeaux ?
Chez Yaye Khady, une grande consternation !

Quelques mois aprés ce baptéme inscrit en blessure hon-


teuse dans le coeur de Yaye Khady, une délégation, com-
posée des trois belles-méres d’Ouleymatou et de trois voi-
sines du Grand-Dakar, se rendit 4 Gibraltar. Yaye Khady,
prévenue la veille, s’était vainement interrogée.
Elle ignorait les randonnées nocturnes de son fils et ses
tribulations amoureuses, dans son ancien quartier.
Elle avait bien deviné |’état « intéressant » d’Ouleyma-
tou qui malgré ses vertiges, continuait 4 lessiver les véte-
ments de « pére Djibril ». Certes, elle l’avait vue palir.
Elle avait vu le cerne des yeux et le masque tiré des traits.
Mais en femme mire et prudente, elle taisait ses doutes.
Elle était 4 mille lieues de soupconner l’auteur des désas-
tres corporels qu’elle dénombrait.
Personne n’avait osé l’informer de la liaison de son
« Oussou ». Yaye Khady, femme de vertu, et son mari,
soldat de Dieu, auraient sarement mis fin 4 l’aventure de
190 MARIAMA BA

leur fils, indigne d’un homme marié, et privé ainsi toute


une concession d’une manne tombée du ciel.
Mére Fatim, la doyenne de la délégation, prit la parole,
aprés les interminables salutations et les rafraichisse-
ments.
— Quand on trouve un fruit, force est de s’interroger.
Ton fils Ousmane a semé en notre fille Ouleymatou.
Accepte-t-il le « fait de Dieu » ? Acceptez-vous le fait de
Dieu ?
Yaye Khady réfléchissait, surprise. Silencieuse, elle
admettait, en son for intérieur :
— N’importe quelle Négresse plutét que cette Blanche.
N’importe quelle Négresse aurait des égards pour moi.
Dieu m’envoie un enfant pour redresser le chemin d’Ous-
mane Guéye.
Elle éleva la voix :
— Ouleymatou est ma fille autant que la votre... Elle m’a
rendu, fillette, de nombreux services et m’en rend encore.
Sa mére est une ainée, une conseillére. Si un autre garcon
lui avait porté tort et refusait ses responsabilités, Ous-
mane, désigné, s’inclinerait. I] n’y a pas 4 tergiverser.
Nous ferons notre devoir. Mais je ne peux promettre le
mariage. Ousmane Guéye doit se déterminer. I] faut aussi
l’avis de Djibril Guéye.
— Djibril Guéye, El Hadj, verra d’un bon ceil le mariage
pour réparer les torts de son fils, objecta Mére Fatim.
Soukeyna servit encore a boire. Les visiteuses, pour
gagner du temps, savourérent la boisson sucrée et glacée,
le goulot des bouteilles 4 la bouche.
Trois billets neufs de mille francs, tendus 4 Mére Fatim
la doyenne, cléturérent |’entretien :
— Pour votre transport, précisa Yaye Khady.
UN CHANT ECARLATE 191

— Paix et Paix ! Merci de ton accueil. Nous saurons quoi


raconter quand on nous interrogera sur notre mission.
Et l’on se leva..
Dehors, les langues se déliérent. L’on commenta diffé-
remment l’attitude de Yaye Khady :
— Elle est heureuse de l’événement qui va chagriner la
Blanche.
— Elle aura, ainsi, un petit fils 4 la hauteur de ses aspira-
tions.
— Thieye Yallah!® Elle veut de l’enfant pour se faire
rembourser ses investissements aux cérémonies d’autrui.
Elle compensera alors le baptéme morne de |’enfant tou-
bab.
Une voix curieuse questionna :
— Comment peut-on étre belle-mére d’une Blanche ? Je
ne souhaiterais pas étre a la place de Yaye Khady.
Une envieuse fit remarquer la promotion sociale de
Yaye Khady :
— Elle nous éclipse, elle n’est plus de notre catégorie.
Avez-vous vu son salon ? Un fils instruit est rentable en
vérité. Les boissons étaient sorties d’un frigidaire, et j’ai
apercu un fer électrique.
— Yaye Khady est restée simple, accueillante, polie. Que
Dieu la garde, coupa séchement Mére Fatim.

*
k*

Ousmane ne nia pas étre le pére de l’enfant. Il avoua 4 sa

(3) Exprime 1’étonnement.


192 MARIAMA BA

mére son amour plus fort que ce qu’il éprouvait pour


Mireille :
— On réve d’une chose. On se bat pour cette chose. On
lui sacrifie tout et une fois qu’on la posséde, elle ne vous
suffit plus.
Ousmane se confiait. I] avait besoin de l’oreille amie de
sa mére pour déverser le contenu de son cceur. II avait
besoin de raconter ses tourments et sa chute. Depuis des
mois, il trompait sa femme. Sa double vie le troublait.
Mais il était heureux.
Yaye Khady écoutait :
— Qu’as-tu l’intention de faire ?
— Je suis un homme de devoir. Dans cette maison vit
Ousseynou, mon frére de case. Je ne vais pas lui infliger la
honte de la dérobade. J’épouse Ouleymatou 4 la condition
qu’elle accepte de me recevoir 4 mes heures. Elle n’aura
pas de « tour ».
Yaye Khady l’avertit :
— C’est contre la religion. Une femme doit avoir un
« tour ».
Ousmane expliqua :
— Je me suis renseigné. Si la femme accepte les proposi-
tions de son mari, il n’y a pas de péché. Ouleymatou a le
choix et le dernier mot.
Il repartit, délesté en partie du poids qui alourdissait sa
conscience depuis des mois.
Yaye Khady jubilait... Yaye Khady jubilait 4 nouveau
dans sa vie.
Ouleymatou accoucha d’un fils et Djibril Guéye vit dans
le sexe de l’enfant, le signe du destin.
— Ousmane doit épouser. On n’abandonne pas un héri-
tier. Dieu bénit le mariage.
UN CHANT ECARLATE 193

Djibril Guéye délégua des coreligionnaires 4 la conces-


sion de son ancien voisin pour demander la main d’Ouley-
matou.
— Mireille est musulmane, dit-il. Elle sait qu’?Ousmane a
droit 4 quatre épouses.
Yaye Khady jubilait. Elle allait enfin occuper la pre-
miére place d’une cérémonie, en étre l’organisatrice, en
inspirer |’ordonnancement et surtout bénéficier de l’aide
matérielle de tous.
- Elle dépécha dans tous les quartiers de la ville des grio-
tes zélées, courroies de transmission rapides, ébranlées par
la quantité des billets de banque qui allaient étre manipu-
lés. Yaye Khady conviait par leur voix ses sceurs, ses cou-
sines, ses amies, ses connaissances, ses parents, ses voisins
@hier et d’aujourd’hui, au grand rassemblement du hui-
tiéme jour.
La remise du rouye™ aux parents d’Ouleymatou déplaca
un nombre impressionnant de femmes chamarrées.
Généreuse, Yaye Khady fit exhiber, par ses amies, tou-
tes les sommes dues en pareille circonstance. Ousmane
s était plié 4 toutes les demandes de sa mére.
« Un homme digne doit honorer une femme qui s’est
donnée a lui ».
Et Ousmane, de retrait en retrait, épuisait son chéquier.
Et les billets neufs froufroutants éblouissaient les parentes
d’Ouleymatou.
— Quinze mille francs pour dédommager la virginité
d’Ouleymatou bien qu’Ousmane ne soit point le premier !

(4) Somme que l’on remet aux parents de l’accouchée pour les-frais du baptéme.
194 MARIAMA BA

— Dix mille francs pour ses vétements lors de la cérémo-


nie du baptéme.
— Cinq mille francs pour l’aide 4 la belle-mére dans ses
« dépenses ».
— Dix mille francs pour l’alimentation de l’accouchée.
La plus grosse liasse ! Cent mille francs ! Pour les frais
du baptéme proprement dit : sanglé, déjeuner, méchoui,
boissons, gingembre, etc.
Le souffle de l’assistance était suspendu.
La griote de Yaye Khady terminait sa péroraison :
— Ma Guer” demande si tout est complet. Ouleymatou
est sa fille. Elle veut le rayonnement d’Ouleymatou.
Demandez, on vous donnera. Ordonnez et l’on vous
obéira.
Une vieille femme marmonna :
— Il reste les trois mille francs de la bougie pour 1’éclai-
rage de la chambre de l’accouchée”.
La griote les tendit aussit6t.
La mére d’Ouleymatou par la voix de sa bijoutiére
remercia :
— QOuleymatou n’a pas souffert pour rien, en accouchant.
Une femme doit se donner a celui qui connait sa valeur.
L’ceil « démesuré » d’Ouleymatou a rencontré le regard
d’un « ceil plus démesuré ». Yaye Khady n’a pas décu ma
« Guer » car si argent sort de la poche d’Ousmane Guéye,
c’est avec l’accord de Yaye Khady. Je remercie toute la
famille Guéye. Djibril a envoyé « faire » ce que Dieu
prone entre deux personnes qui s’aiment: le lien du
mariage.

(5) Noble.
(6) Coutume persistante malgré le régne de I’électricité.
UN CHANT ECARLATE 195

La mére d’Ouleymatou pleurait de joie. L’assistance


applaudissait. Les griotes dansaient, grisées par l’odeur
particuliére des billets de banque neufs :
« Le baptéme procurera une recette rondelette »! Et
Usine Niari Talli vibrait déja des promesses de fastes et de
festins.
6.

Le jour tant attendu se leva enfin. Yaye Khady prenait


sa revanche sur le destin. Elle avait teint ses pieds et ses
mains au henné. Des fibres de sisal noirci avaient été
mélées artistiquement 4 ses cheveux par une coiffeuse
habile.
Le matin? le train-train des baptémes: les hommes
envoyés vers le nourrisson pour le prénommer, les cale-
basses de sanglé, les sachets de beignets, les rires, les plai-
santeries, les taquineries, le bonheur sur tous les visages.
L’aprés-midi, les femmes affluérent vers la demeure des
Guéye. La cour exigué déversa son trop-plein sur les trot-
toirs et sous la tente dressée au-dessus d’une pelouse verte.
Les piétinements d’un soir voueraient au néant les efforts
assidus du jardinier de 1OHLM.
L’argent passant de main en main, qui pouvait distin-
guer les pauvres des riches dans |’alignement des boubous
soyeux aux teintes chaudes, dans l’étalage des parures
d’or ?
Yaye Khady comptait et regroupait ses invitées. Elle
insistait du regard sur celles qui avaient apporté leur aide,
lors du baptéme du fils de la Blanche. Celles qui s’étaient
moqué d’elle alors, ne souriaient plus. Elles convenaient
UN CHANT ECARLATE 197

que Yaye Khady Diop avait acquis de la considération. Le


nombre de femmes qui s’étaient déplacées 4 son invitation
ne pouvait étre fixé.
Yaye Khady recevait, de gauche et de droite, argent et
pagnes, cuvettes de riz 4 la viande ou au poisson, bols de
fruits et plateaux de méchoui, retour de dons identiques
qu’elle avait faits, lors des mémes circonstances, aux unes
et aux autres.
Elle était le centre d’intérét de la réunion : voulait-on du
gingembre ? Voulait-on des gateaux ? Avait-on besoin
d’un verre ? On tiraillait pour obtenir satisfaction.
Elle résistait aux sollicitations des griots pour rassem-
bler son monde, le mettre dans des taxis et des cars rapi-
des, en direction du Grand-Dakar, dans un tintamarre de
klaxons.
Elle revenait vers son vieux quartier, comme 1’on va en
terre conquise. Pour cette occasion « unique dans une
vie », elle portait, de la téte aux pieds, plus de cinq cent
mille francs de parures et de tissus. Le seul bracelet a son
poignet droit valait trois cent mille francs.
Ses nouvelles voisines l’escortaient dignement. Les chai-
nes en or s’allongeaient sur les poitrines. Des bracelets se
superposaient 4 un poignet. Pour « briller », on avait eu
recours 4 des bijoux d’amies plus fortunées. Et 1’on se
pavanait, riant et gesticulant, tout en prenant garde d’étre
délesté des bijoux d’autrui...
Mariéme, la fille de Coumba, portait, selon la coutume,
le panier des cadeaux. Un gor djiguéne" dont la vie était
axée sur de telles cérémonies, veillait sur la valise du nour-
risson ou, en plus des vétements du bébé, on avait entassé

(1) Littéralement : homme-femme (homosexuel).


198 MARIAMA BA

les jouets et rangé les pagnes destinés au portage de


enfant. ;
Yaye Khady avangait, suivie de ses amies. Sa griote
ségosillait pour intéresser la foule : « Tu n’es ni la plus
laide ni la plus avare ».
« Ah, regardez ma princesse. Elle avance comme une
Linguére. Descendante de Lat-Dior Ngoné Latyr Diop,
montre 4 Usine Niari Talli qui tu es. Ton ancétre a coura-
geusement refusé la soumission aux Blancs ».
Yaye Khady avancait. Son boubou noir et vert, soulevé,
laissait apparaitre son beau pagne aux couleurs gaies,
ceuvre des célébres tisserands mandjaques.
— Yaye Khady, Usine Niari Talli a une hétesse de mar-
que. Que les grains de sable, que les feuilles des arbres
retiennent le souvenir de ton passage.
Par ses gestes, la griote désignait Yaye Khady 4 l’inten-
tion générale :
« L’escorte qui te suit est le symbole de ta grandeur. »
Et la procession avangait ; brouhaha, trébuchements,
bousculade pour se situer aux premiers rangs.
La mére d’Ouleymatou souriait 4 ses visiteuses. Elle
avait prévu une tente pour elles. Les bancs et les chaises
fléchirent sous de vastes croupes alourdies de pagnes.
Les spécialistes du « diokhalanté »© se dressérent dans le
cercle formé par la mére et les parentes d’Ouleymatou
d’une part, et de l’autre, Yaye Khady et ses compagnes.
La famille d’Ousmane prit, comme il se doit, les premié-
res initiatives :
— Cing cent francs! « premier » lavage ” de la famille
paternelle !

(2) Echange de civilités matérielles entre les familles des deux conjoints lors d’un bap-
téme ou d’un mariage.
UN CHANT ECARLATE 199

— Deux mille francs! savon et natte pour le rasage du


bébé !
— Deux mille francs ! ramassage du bois, pour éclairer la
chambre de l’accouchée, de la part des neveux du mari !
— Deux mille francs ! pour les tantes maternelles et pater-
nelles de l’accouchée !
— Mille francs ! pour les griots de case de l’accouchée !
— Mille francs! pour les cousins germains de l’accou-
chée !
— Mille francs! pour les bijoutiers de la famille de
laccouchée !
— Dix mille francs! « deuxiéme lavage » de la famille
paternelle au nouveau-né !
Les griotes transmettaient, aprés les formules de saluta-
tions et de gratitude, aprés les souhaits de paix et de longé-
vité. On n’oublia pas non plus d’invoquer Allah, maitre
des destinées. La famille d’Ouleymatou doubla successive-
ment les sommes recues et les rendit.
Les échanges traditionnels prenaient fin. Ils ne nécessi-
taient pas de grosses sommes. Mais a peine étaient-ils ter-
minés, que d’autres échanges leur succédaient, qui
allaient, cette fois-ci, dépouiller la famille de l’accouchée.
Les parentes de l’époux ne sont jamais lésées dans le
systéme établi. Elles jouent sur des sommes énormes, sou-
vent empruntées pour la circonstance, que l’autre camp
s’essouffle a doubler, par dignité.
Yaye Khady n’avait pas eu besoin d’exprimer ses inten-
tions d’échanges grandioses, avec sa venue bruyante. Ses
valises, descendues des taxis et des cars rapides
s’ouvraient. .

(3) Expression qui désigne le premier don de la famille paternelle du nouveau-né.


200 MARIAMA BA

Les spectateurs furent éblouis par la richesse de leur


contenu.
La griote de Yaye Khady hurla :
— Vingt-quatre pagnes et cent mille francs! don des
sceurs et cousines d’Ousmane 4 leur neveu.
Des applaudissements accueillirent l’annonce.
Quatre boubous luxueux furent jetés avec ostentation
sur les genoux de la mére et des belles-méres d’Ouleyma-
tou. Un pagne enveloppait celui de la doyenne, mére
Fatim !
Une couverture fut dépliée ! CEuvre de patience d’un
tisserand malien, son originalité coupa le souffle de |’assis-
tance.
La griote hurla encore :
— Cette couverture est offerte par Yaye Khadya Pathé
Ngom ! Pour le préserver du froid ! Qui a fait mieux pour
honorer un chef de famille ?
Les baguettes crépitérent de satisfaction sur les tam-
tams a la chute de la voix qui se regonflait :
— Tantes paternelles et maternelles d’?Ouleymatou, Yaye
Khady vous décore avec cinquante mille francs !
Inlassable, la griote dédiait des billets de banque, des
pagnes ou des boubous aux membres de la famille Ngom-
La plus lointaine parente et la moindre alliance furent
exhumeées pour étre honorées.
Yaye Khady s’adressa enfin aux femmes castées de son
ancien quartier. Bousculades et vociférations, louanges et
remerciements précédaient chaque geste de largesse ou lui
succédaient.
« Celles qui ont peiné dans les cuisines » eurent égale-
ment « le savon » qui lavera leurs vétements.
UN CHANT ECARLATE 201

Le déchainement des spectatrices Press leur vive


admiration:
« Yaye Khady a un ceil immense »
« Yaye Khady a fait les choses en grand »
« Yaye Khady a tout fait ».
C’était au tour de la famille d’Ouleymatou de riposter.
Elle doubla chaque somme recue, ainsi que chaque objet.
La mére de l’accouchée, en prévision de cette cérémonie,
depuis des mois, avait fait tisser des pagnes et les avait
entassés dans des malles. Elle acceptait de perdre en une
soirée, l’épargne d’une vie, pour ne pas « décevoir ». A
son tour, elle fut acclamée, 4 mesure que devant Yaye
Khady s’entassaient pagnes tissés, boubous de bazin ou de
légos.
Le tam-tam exprima la satisfaction de l’assistance. Les
applaudissements crépitérent, accompagnés de cris
joyeux. |
Les griotes, lestement, envahirent le cercle, faisant voler
leurs pagnes pour dégager leurs jambes. Trépignements,
balancements de-croupes, jets de bras furent rythmés par
les batteurs excités.
L’une des griotes laissa pointer, dans le désordre de ses
pagnes, un sexe viril en bois. Une clameur délirante qui
couvrit le tam-tam, accueillit cette apparition insolite.
Puis ce fut la ruée des mains tendues. La voltige des bil-
lets de banque avait aiguisé les appétits. Les quémandeurs
déchainés se bousculaient. Chaque femme était malmenée
ou flattée en vue de la délester des derniers sous de son
porte-monnaie.
Yaye Khady, cognée, poussée, résistait aux assauts. Elle
s’exténuait a crier, en serrant fortement son sac a main sur
sa poitrine :
202 MARIAMA BA

— Je distribuerai tout ce que j’ai regu, car tout ce que j’al


recu doit honorer ce grand jour. Mais je ne demeure pas
ici. J’agirai chez moi, a Gibraltar.
Des amies vigilantes installérent les valises et leur nou-
veau contenu dans les cars et les taxis.
Et les mémes klaxons sonores ramenérent le groupe 4
Gibraltar, pour une redistribution orageuse de pagnes, de
boubous et d’argent, suivie de méchoui.
Elle rayonnait, Yaye Khady, malgré sa fatigue! Elle
avait eu enfin « son jour de gloire parmi ses semblables ! »
Les témoins de la féte éclatante émietteront désormais
les médisances, étaleront ses possibilités financiéres et res-
taureront sa dignité... Une joie revigorante s’infiltrait en
elle et salutairement, éteignait les feux intérieurs de la
honte qui l’avaient « cuite » et « recuite » pendant de
longs mois d’insomnie.
« Santa Yallah ! Santati !
« Remercier Allah ! Remercier encore !
« Remercier : Nul « diluant » dans le sang fonciérement
noir du nouveau petit-fils, cet enfant qui régurgitera ce
qu’il téte !
« Remercier : Enfin une bru qui honorera mes droits !
« Santa Yallah ! Santa réque !
« Remercier Allah ! Remercier infiniment ! »
Et Yaye Khady rayonnait...
La mére d’Ouleymatou, elle aussi, rayonnait. Sa fille
avait dans le quartier « une cérémonie unique » qu’aucun
mariage ou baptéme ne pourrait égaler par l’abondance
des mets et le ballet des billets de banque.
Elle rayonnait, sans regretter ses économies « fondues »
et ses malles vidées. Son « travail » fructifiait. Sa fille était
consacrée : « l’épouse d’un intellectuel ! » « ’égale d’une
UN CHANT ECARLATE 203

Blanche dans le coeur d’un homme! » Sa fille avait été


honorée, bien plus que ses sceurs ainées...
A Usine Niari Talli, on admirait Ouleymatou : les quali-
tés morales d’un prétendant ayant peu de poids dans les
jugements et l’argent seul motivant l’extase devant la
mariée, marchandise enlevée par le plus nanti! Les fem-
mes chantaient Ousmane « dense financiérement », Ous-
mane « 4 la main ouverte » ! Elles louaient le ciel de leur
avoir envoyé ! » un goro™ jeune et séduisant, 4 la noble
Naissance, aux finances florissantes et de surcroit « leur
fils ! », un « homme meilleur, en vérité, bien meilleur que
homme de Ouakam ».
Dans les comptes et décomptes de tous, Mireille ne figu-
rait guére. Elle était l’intruse 4 éliminer, la rivale 4 détr6-
ner, l’étrangére enfin...
Chacun pensait : « Que vient-elle chercher ici ?... »
Dans ce concert de réprobations, Ali et sa femme s’effor-
caient d’apporter une correction : ils s’attaquaient au mur
d’hostilité dressé par Ousmane, dés que 1’on abordait le
« sujet Mireille ».
Ali grognait :
— Ainsi les théories les mieux assises croulent devant les
réalités de la vie ! Ceux qui les formulent fougueusement
s’avérent, a l’épreuve, de piétres exécutants !
L’étonnement d’Ali devenait révolte :
« Ousmane Guéye, le plus « intellectuel » de leur
groupe ! Ousmane Guéye, l’adepte inconditionnel de la
« négritude » qui conseillait « l’ouverture plus large », se
recroqueville aujourd’hui sur lui-méme, sous prétexte de
ne pas trahir « l’enracinement » !

(4) Gendre.
204 MARIAMA BA

« Les formules ne valent que par les utilisateurs qui sou-


vent les asservissent et les pervertissent ! »
« Désespérer de l’homme ? L’homme a un cceur et une
raison qui font sa supériorité incontestable. Ousmane
n’utilisait plus nfl’un ni autre ! »
Son regard balayait souvent le globe et animait les terres
inconues ou visitées, battues par les océans ou assises sous
les montagnes :
« Il y a Homme partout, quelles que soient sa couleur
et sa langue. »
« Il faut savoir hisser son coeur au rythme de l’univers !
Admettre l’ére du bannissement des frontiéres, l’ére des
grands ensembles, dans |’4ge du grand dialogue ! Et Ous-
mane est 1a, en train de se liquider, 4 cause de la « peau
blanche » qu’il avait « rentrée dans sa maison »... « Ma
voix ? Un faible son dans la symphonie du monde... Mon
élan ? Un coup de balai dans la mer ! Mais immense est
mon espoir ! Se lévera un jour ot la noblesse vaincra réti-
cences et préjugés, nourrie des valeurs universelles ! »
Ali acculait Ousmane :
— Ilyauncode de l’honneur. Je tiendrais les mémes pro-
pos sil s’agissait d’une Alima ou d’une Oumou que tu
aurais trahies. Tu fais rompre une femme avec sa famille
et tu ne l’aides pas a4 s’intégrer dans un nouvel environne-
ment, en créant les facteurs de son isolement... Mireille
n’est pas une maitresse. Méme une maitresse aurait ses
droits... Elle est l’épouse, l’épouse te crée une obligation.
Or tu lui refuses une présence réguliére! Abject est
Pusage que tu fais de ses biens. Tu sembles avoir liquidé
toute vertu. Tu es en marge de la morale religieuse ensei-
gnée par ton pére.
-UN CHANT ECARLATE 205

Attention a la main vengeresse de Dieu !


Ousmane se défendait :
— Tréve! Tréve ! Tu ne dis rien que je ne sache. Mais
quand on veut juger sainement d’une situation, il faut
regarder l’envers et l’endroit. Ici, l’endroit c’est Mireille,
ses droits d’épouse, le poids de son exil. Soit. Mais, dans
ta plaidoirie, que fais-tu d’Ouleymatou ? Sa dignité serait
bafouée si je l’abandonnais. Tu oublies sa famille. La
honte la couvrirait si je crachais sur elle. Ouleymatou a un
fils...
Rosalie le coupa séchement :
— Avant Ouleymatou, Mireille! Si tu avais épousé
Ouleymatou, nous ne serions pas ici aujourd’hui a en
débattre. Elle attend que tu sois marié pour s’accrocher !
Quel cinéma ! Son attitude est indigne de la femme de ce
siécle. Les femmes doivent étre solidaires.
Ousmane, sérieux :
— Jaime Ouleymatou, voila le point important. Je
m’apercois que je n’ai jamais aimé qu’elle, que je n’ai
jamais cessé de l’aimer. Mireille ? C’était pour me prouver
quoi ? Ma virilité ? Ma capacité de séduire si haut, si
loin ? La difficulté de l’entreprise m’excitait. Mon but
atteint, j’ai senti le vide immense qui me sépare de
Mireille. Ouleymatou retrouvée, tout s’est éclairci. La
vérité peut paraitre atroce. Vous voulez que je respecte un
engagement qui ne me satisfait plus ? Dois-je renoncer a
« étre » pour ne pas décevoir ? Dois-je trainer mes jours au
lieu de les vivre ?
Ali avait la mine grave des circonstances exceptionnel-
fest
— Tues le seul fautif, le seul responsable. On n’engage
pas l’avenir 4 la légére. Tu aurais di réfléchir davantage.
206 MARIAMA BA

Cette femme ne t’a rien demandé, rien imposé. Au con-


traire, elle t’a tout donné. Paie la dette. Aie le courage de
payer. Répudie Ouleymatou.
Ousmane en colére se contenait a peine :
— C’est facile de conseiller. Parler de devoir est aisé, mais
ot: est ici le devoir ?Abandonner Ouleymatou et mon
fils ? Dresser un barrage entre ma mére et moi ? Mais je
serais « vidé »,

Retourné 4 Mireille, comment pourrai-je la rendre heu-


reuse Si je suis sans Ame ? La situation actuelle m’aide 4 la
tolérer. Je mise sur le temps. Un jour, peut-étre... La vie
et le temps arrangent bien des situations.
Ali s’énerva en entendant de tels propos. « Ousmane ne
serait-il pas « ensorcelé ? » Bouleversé, il jugeait son ami
« perdu pour l’honneur, cet honneur que tous deux
avaient défendu jadis, opiniatrement. »
7.

Alors que Rosalie s’évertuait 4 distraire Mireille de ses


pensées noires, Ousmane Guéye avait déja installé sa nou-
velle famille dans une maison spacieuse, qui avait permis
de drainer a4 la suite d’Ouleymatou, belle-mére, fréres et
sceurs, pour dissimuler, au voisinage, la vraie maitresse de
maison.
Prudent, il avait averti :
« Pas de tour ! Je viendrai quand je le pourrai. Je ne pas-
serail jamais la nuit entiére. Mais Ouleymatou ne man-
quera de rien. »
Aux attaques renouvelées d’Ali, pour le ramener a son
foyer, Ousmane opposait un entétement décevant. La per-
turbation de la vie de son meilleur ami désorientait Ali. I]
pensa, lui, un homme rationnel, aux possibilités maléfi-
ques d’un maraboutage.
Ousmane n/’aurait-il pas été victime du « dedelé », ce
sortilége par lequel les amoureuses s’attachent un
homme ?
— Peut-étre ! Peut-étre bien ! se lamentait Rosalie.
N’aurait-on point « enfoncé » Ame d’Ousmane dans
une corne enfouie au bord de la mer, pour la rendre insta-
ble, comme le flux et le reflux des vagues ?
Peut-étre ! Peut-étre bien !
L’4me d’Ousmane ne serait-elle point « suspendue » a
208 MARIAMA BA

une porte d’entrée, dans un talisman qui la ramenait préci-


pitamment vers sa Négresse ?
— Peut-étre ! Peut-étre !
Agité, Ali rejoignit son ami 4 la sortie de son cours. Ous-
mane s’apprétait 4 rejoindre Ouleymatou.
— Ne démarre pas, écoute-moi plutot.
— Le méme sujet encore ? s’enquit Ousmane.
— Hélas oui, répondit Ali. L’amitié a des devoirs. Quel
que soit le respect di aux parents, le fait que tu te trouves
dans le méme camp que Yaye Khady dans ce probléme,
démontre clairement ton erreur. La vérité de Yaye Khady
ne peut étre tienne. Toi, souscrire aux idées de ta mére et a
son goat ridicule du faste! Toi Ousmane, toi, trahir la
confiance ! Je te reconnais mal dans ta peau neuve... Et
puis, que reproches-tu a ta femme ? Sa couleur ? Sa men-
talité ? Les mémes griefs que formulait de La Vallée?
Ridicule ! Tu es raciste maintenant...
Ousmane écoutait. L’amitié lui parlait un langage rai-
sonnable. Mais comment décrire son combat quotidien,
entre ses sentiments et sa raison ?
— Tu ne m’apprends rien, dit-il. Et je ne me renie pas.
Mais homme est complexe dans ses aspirations. Toutes
les conditions de son épanouissement sont difficiles 4 réu-
nir. Je reconnais que j’ai, en Mireille, une femme qui
m’aime. Mais j’éprouve a ses cétés une impression dépri-
mante d’insatisfaction, de manque. Alors, tout bascule...
Ajoute a cet état de choses l’aversion réciproque de ma
mére et de ma femme.., la mésentente entre Mireille et
mes copains, sauf toi bien str, toi son « avocat » mais, tous
les autres qui, selon ses termes, « violent notre intimité ».
Ousmane se tut... un instant. II secouait la téte.
— Ilya la force des habitudes, poursuivit-il, la force des
UN CHANT ECARLATE 209

croyances dont on ne peut se départir sans étre déraciné.


Le poids du passé reste déterminant. Je me cherche en
vain en Mireille. Elle ne répond pas a mes aspirations.
Ali restait incrédule : .
— Mireille pourtant, peut comprendre bien des choses.
Mais c’est que tu es compliqué ! Tu essaies de donner 4
Pesclavage de tes sens un contenu culturel. Tu crois que
cette idiote d’Ouleymatou, qui n’a méme pas bien terminé
ses études primaires, peut étre d’un apport positif dans
orientation de ta vie ?
— Mais elle connait la légende de Samba Guéladio, elle
connait nos proverbes. Nous pouvons communier dans
une remarque, un salut, un clin d’ceil et c’est important,
rétorqua Ousmane. Nous avons les mémes références
anciennes.
Ali, railleur :
« Dans l’encens et le gongo, en comptant les perles de
ses reins ! Ne fais pas l’idiot, je pense qu’on « t’a mis quel-
que part ». Ton cceur est rempli d’Ouleymatou au détri-
ment de ta dignité. I] faut la déloger. »
— Comment ? interrogea Ousmane intéressé.
Ali impérieusement :.
— Demain, tu n’as pas cours?... Bien. Attends-moi
devant ta porte 4 six heures du matin... D’accord ?
Ousmane acquies¢a, coquin.
— D’accord...
Ali regarda la voiture bifurquer dans la direction de la
villa louée pour Ouleymatou. II secoua la téte, navré.
210 MARIAMA BA

Sur la route, tassé sur le siége, 4 cété de son ami, Ous-


mane méditait. Ali, dans sa brutalité, avait peut-étre rai-
son. Des forces surnaturelles déclenchées 4 son insu l’obli-
geaient peut-étre 4 hair ce vers quoi tous ses réves, tous ses
efforts, toute son existence avaient tendu, depuis cinq ans.
Etait-il conditionné pour avoir Ouleymatou dans la peau ?
Pour ressusciter l’amour de son enfance, Ouleymatou
avait-elle usé de cette ficelle blanche ou les marabouts
faconnent patiemment des nceuds en mélant le nom de
Yélu a des incantations ? Les plus durs ne résistent pas a4
cette épreuve, affirmait-on.
Ou encore l’avait-on éloigné de Mireille en jetant dans
deux directions opposées, les deux moitiés d’un feuillet
griffonné de signes ?
Son énervement devant Mireille et le peu de tendresse
qu’il prodiguait a son fils métis étaient anormaux.
L’expérience proposée par Ali méritait d’étre tentée,
d’autant plus qu’un souvenir d’enfance ae en lui
pour les pratiques ancestrales.
Mére Fatim, la premiére. épouse de Pathé Ngom,
régnait en tigresse dans leur logis et usait exagérément de
ses prérogatives de « Awo »"” enrichie par le commerce de
pain de singe, d’arachide et de mil, longtemps exploité 4
une cantine du marché Nguélao”. Ses co-épouses se
méfiaient de sa langue de vipére qui savait dénaturer les
faits anodins et tourner 4 son avantage toutes les situa-
tions. Surtout, elle déclenchait contre les autres les vocifé-
rations du chef de famille toujours enclin 4 lui donner rai-
son.

(1) Premiére épouse.


(2) Marché au vent, situé au Grand-Dakar.
UN CHANT ECARLATE 211

Combien d’épouses nouvelles avaient plié bagage, répu-


diées par Pathé Ngom 4 cause de leur impolitesse vis-a-vis
de Mére Fatim ? Une nouvelle venue, Maimouna, avait
juré d’« enfoncer des racines indestructibles dans la terre
de la concession ». Mére Fatim serait étrangére 4 sa répu-
diation, si elle devait un jour retourner dans sa famille.
Maimouna se méfiait. Elle évitait de croiser la « vieille »
pour ne pas étre traitée « d’effrontée ». Elle n’utilisait
guére les ustensiles de Mére Fatim méme s’ils trainaient
dans la cour, comme pour la tenter.
Quand Maimouna balayait, elle nettoyait partout, tami-
sant davantage le sable devant la porte de Mére Fatim.
Elle lui remplissait quotidiennement ses jarres pendant ses
absences fréquentes. Elle proposait souvent de cuisiner 4
sa place, a ses périodes de « tour ».
La mére de Maimouna lui avait conseillé : « Le chemin
de la paix est court. Agis avec ton ainée comme tu agis 4
mon égard ».
Mais il était difficile d’échapper 4 la malveillance de
Mére Fatim. Elle trouvait toujours des motifs de criti-
quer : couscous plein de sable, peu_ou trop salé, des cail-
loux dans le riz « mal trié » si ce n’est le poisson « pas
frais » qui « peut empoisonner toute une concession ».
Maimouna encaissait calmement les reproches, sous les
regards moqueurs des autres épouses. La présence d’hétes
augmentait la malveillance de Mére Fatim.
Ousmane se souvenait... Un jeudi. Il était 4 « Ngo-
méne »” quand vers midi, Mére Fatim revint du marché.
Son regard alla droit au fil de fer ot étaient suspendus
les vétements amidonnés de Maimouna.

(3) Chez les Ngom — (Ainsi Ndiobene : chez les Diop).


212 MARIAMA BA

« Qui a mis ces vétements 4 la place des miens ? Ils sont


sans doute vieux, mes vétements, 4 mon image. Mais ils
me sont chers ».
De sa chambre, Maimouna entendait les provocations.
Mais Yaye Khady, en visite chez elle, lui fit signe de ne
point sortir et de garder bouche cousue.
Alors Mére Fatim se planta devant la porte de sa jeune
rivale :
— C’est toi qui as osé ce que personne n’ose ? Mettre tes
vétements 4 la place des miens sur mon propre fil de fer.
Quelle audace !
Maimouna lui remit ses vétements bien empilés :
— Ils étaient bien chauds et secs quand je les ai enlevés.
La main de Mére Fatim repoussant le paquet, appliqua
une paire de claques sonores sur les joues de Maimouna,
avec la force de la haine et la noirceur de l’ingratitude.
Maimouna recula. A sa souffrance, se mélérent la sur-
prise et la honte. Les dérobades multiples infligées 4 son
courage étaient donc interprétées par cette « vieille »,
comme de la veulerie ! Elle avait encaissé allusions perfi-
des, remontrances inutilement ! Quoi? Elle s’usait 4 tri-
mer doublement au lieu de se reposer pour une femme
sans reconnaissance ! Mére Fatim ne méritait aucun res-
pect. Comme les ex-épouses, Maimouna allait lui « faire
voir » !
Elle recula pour mieux s’engouffrer dans les pagnes de
Meére Fatim. Elle la souleva de l’épaule et la jeta violem-
ment sur le sol. Yaye Khady écceurée, retardait son inter-
vention. Elle laissa 4 Maimouna le temps d’asseoir ses
grosses fesses sur la poitrine séche de la vieille et de rendre
aux joues ridées, en les multipliant, les claques recues.
Alors seulement, Yaye Khady cria :
— Venez ! Venez ! Elles se battent.
UN CHANT ECARLATE 213

Mais l’on s’apercut qu’il n’y avait pas de bataille. Mai-


mouna seule donnait les coups. Les cheveux blancs de
Mére Fatim, imprégnés de sable, perdaient leurs gris-gris.
Il fallut des mains fortes pour décrocher les doigts de
Maimouna du cou ridé de sa co-€pouse qu’ils serraient
furieusement.
Libérée, Mére Fatim ne se releva pas. Ses enfants la
transportérent dans sa chambre, |’ceil révulsé.
Sa sceur appelée d’urgence de Pikine™ diagnostiqua :
— Emprises de rab”. Vous savez bien que sans |’interven-
tion malveillante des rab, Fatim peut « casser » trois Mai-
mouna. C’est le rab qui a terrassé Mére Fatim, mais pas
Maimouna Samb. Fatim le négligeait au profit de son
commerce. I] se venge. Pour le contenter il faut organiser
un ndeup.
Conciliabules, discussions, interdiction de l’Islam par la
voix de l’Imam, rien ne put changer l’opinion de la famille
de Mére Fatim. Pour la guérison de la vieille femme, elle
exigea le « ndeup », danse d’exorcisme.
Le jeudi choisi, dés trois heures, l’envahissement pro-
gressif des bancs qui limitaient l’emplacement de la danse
paienne ! Des danseurs de « ndeup » étaient désignés du
doigt par des spectateurs hardis.
Le rythme du tam-tam étoffait les chants incantatoires.
Mére Fatim, assise sur une natte, tendait des chevilles et
des poignets ceints de ficelles blanches. Ses yeux profonds
vivaient intensément sous une couronne brune de sang.
Ses joues amaigries par la réclusion s’enfongaient, maquil-

(4) Quartier de banlieue.


(5) Etres invisibles au pouvoir bénéfique ou maléfique.
(6) Danse d’exorcisme.
214 MARIAMA BA

lées de suie de marmite, dans ses machoires saillantes. Elle


croisait et décroisait ses jambes amincies par |’inertie,
pour se donner une contenance, alors qu’on louait la
Reine des eaux, Mame Coumba, alors que 1’on célébrait le
« Peulh », roi de la plaine.
Les exhortations, nées dans la nuit des temps, issues de
la tourmente de l’angoisse et de l’impuissance humaine
face 4 l’irrationalisme de certains événements, s’ampli-
fiaient.
Dans cette foule attentive, des étres humains rivés par
des legs aux services des rab et désignés pour perpétuer les
offrandes de chair et de sang. Leur ancétre avait, nul
doute, rougi le bleu des mers par des fétes de sacrifices. I]
avait tressailli de peur ou de joie quand les vagues gour-
mandes léchaient a ses pieds le sang répandu. II avait
écouté les voix du large et trouvé, dans leur sage gravité, le
baume de ses souffrances. Ses inquiétudes s’étaient-elles
fondues alors dans les remous des eaux et ses désirs
emportés pour étre exaucés, par le souffle intense des
vents ?
Des bras imploraient le ciel en jets saccadés. Femmes et
hommes conversaient avec ]’Invisible. Leurs yeux rivés au
méme point vivaient un éblouissement, leur sourire en
témoignait. Chaque geste, porté par une résonnance parti-
culiére du tam-tam était message. Le Perceptible et |’Invi-
sible communiaient. Des ames vibraient dans les transes
de la « possession », portée par leur « double ». Et le tam-
tam grondait, grondait. Et le tam-tam grondait, grondait,
catalyseur de linterpénétration de deux mondes, l’un
vécu, l’autre imaginé.
La directrice de la cérémonie était une vieille édentée a
la téte d’oiseau et aux membres gréles émergeant d’un flot
UN CHANT ECARLATE 215

de vétements et de gris-gris superposés qui élargissaient


son corps sans le priver de souplesse.
Les possédés répondaient « présent » 4 l’invitation des
hymnes dans la ferveur du tam-tam et l’espérance des
chants conjugués avec des tremblements, des transes et
des convulsions.
Délices enivrants du lait, aliment premier de la vie, et
boisson élue des génies, offert par l’officiante ? Scies mor-
dantes du tam-tam incisif, rabotant tout relief de l’4me ?
Voix langoureuses des chants noyant angoisses et
inquiétudes ? Les danseurs roulaient des tétes lourdes sur
le sable et se perdaient dans un sommeil profond.
« NDeuk ! NDeuk ! NDeuk ! » entonna le cheeur.
« NDeuk! NDeuk! NDeuk!» répondirent les tam-
tams.
Le Back royal du seigneur des terres et mers réunies
retentit
« NDeuk ! NDeuk ! NDeuk ! »
L’immensitéet la beauté du Cap-Vert 4 ses pieds !
« NDeuk ! NDeuk ! NDeuk! »
Et tout Lébou authentique ! Et Mére Fatim qui ouvrait
les mains et souriait pleinement pour communier avec
lui:
« NDeuk Daour oh !
Soubal nagnouma !
« NDeuk Daour oh !
Les teinturiéres m’ont honorée !
NDeuk ! NDeuk ! NDeuk Daour oh ! »
La cadence rapide prit possession de I’assistance. ‘Tétes
et torses se balancaient dans une ivresse collective.
Que d’yeux rivés sur Mére Fatim ! Ses bras battaient
Yair. Le miracle aurait-il lieu ? Tiendrait-elle debout ?
216 MARIAMA BA

Marcherait-elle ? Le « rab » était-il séduit ? Oublierait-il


sa colére? Avait-il accepté Voffrande du _ beeuf ?
Manifestait-il la clemence espérée ?
Dans les ombres du visage fané de la « malade », les
éclairs d’un sourire miraculeusement laissé intact par les
ans, entre les lignes bleu indigo des gencives tatouées.
L’espoir palpitait dans les cceurs. I] se gonflait au-dessus
des batteurs du tam-tam. I] était ferveur dans les gestes de
priére muette de 1’officiante. Le soleil désertait le ciel pour
ajouter du mystére a l’événement. Un vent doux é€parpil-
lait des odeurs grisantes d’iode et de sel. Les yeux se dila-
taient de curiosité.
Des transes subites secouérent la pitoyable maigreur de
Meére Fatim. Elle souriait 4 l’officiante qui dansait pour
elle en relevant ses vétements. L’un aprés |’autre, ses pieds
avancaient. Les tam-tams diminuaient d’intensité. Ous-
mane,se revoyait envoité par le spectacle, en compagnie
de garconnets de son Age, juché sur le toit de la baraque
paternelle. Une vieille casquette le coiffait. Le réajuste-
ment constant de son short, distendu 4 la taille, le génait.
Il revoyait la foule qui se dispersait dans une bruyante
débandade. Mére Fatim, sans soutien, regagnait en zigza-
guant la concession des Ngom. Quelques garnements
gambadaient dans la poussiére cendrée du crépuscule.
Mais leurs cabrioles et leurs rires cessérent rapidement 4
la pensée de la contagion de l’envotitement et surtout 4 la
crainte de la correction qui gacherait leur escapade, s’ils
rentraient tard.
Dans ses souvenirs, d’autres célébrations paiennes. Mais
la plus troublante manifestation demeurait celle des
«rab» religieux. « L’introduction des priéres dans ces
danses paiennes était sacrilége! » Il avait défendu son
UN CHANT ECARLATE Diy

point de vue dans maintes discussions houleuses de son


groupe.
Tassé sur le siége de la voiture, il méditait ce passé. Son
regard se perdait dans la brume matinale, trouée de clar-
tés, lumiéres d’enseignes et phares de véhicules.
8.

Il acceptait, sincére, d’étre embarqué dans la galére des


pratiques ancestrales qui guérissent des maladies et aident,
dit-on, l’affermissement de la volonté et la réintégration
du droit chemin. Sa raison se frayait difficilement une voie
dans l’enchevétrement des traditions et des mceurs.
Il souhaitait retrouver son état d’esprit d’adolescent ou
tout était simple, y compris Mireille.
« Sil y a 4 choisir, l’élue devrait étre Mireille. Exclu-
sive, Mireille, mais sans méchanceté... Ouleymatou ? Si je
vis ce déchirement, c’est 4 cause d’elle. »
I] était prét, jusqu’a souffrir si souffrir pouvait le guérir.
Mais tiendrait-il sans « le délire » qu’était Ouleymatou ?
Sa pensée revint 4 Mére Fatim.
« Sa guérison était-elle due au « ndeup » ? Le support
populaire, l’atmosphére des chants et des tam-tams
avaient-ils triomphé de l’inertie des jambes ? Sa paralysie
avait-elle été simplement simulée pour expliquer sa -
défaite ? Les rab existaient-ils, nous dirigeant 4 leur gré,
apportant joies ou malheurs ? » ,
De sés camarades, anciens étudiants en médecine, Ous-
mane tenait des lambeaux de discours. Au service psychia-
trique de l’Hépital de Fann, on usait beaucoup du
« pinth », arbre 4 palabre et du « ndeup ». On s’y appuyait
UN CHANT ECARLATE 219

également sur la science des « bilodja », sorciers qui ont


perdu le pouvoir de tuer.
« Un autre aspect de la « Science Africaine » qui ferait
sourire Mireille... « Le passé et le présent s’enchevétrent
inextricablement ! » Ousmane, n’ayant pas la force de les
séparer, imaginait un feu gigantesque ou danseraient les
« djinns » déchus et les « rab » délogés des grottes. Les
sorciers y agiteraient leurs habits en plumes.

*
Kk

La voiture s’immobilisa 4 Fimela. Des vendeuses


Yentourérent, se bousculant, pour proposer aux deux
amis, des poulets couleur « tir »”’, élément essentiel du
bain purificateur a Simal.
Ali avait expliqué :
— Le but de notre voyage est 4 Simal. C’est mon pére qui
m’y avait emmené.
Une femme interrogée, leur indiqua la piste 4 suivre.
Les traces de roues sur le chemin en dénotaient l’usage
ininterrompu. Une marchande qui triait un ballot de fri-
pes leur sourit. Un charretier immobilisa aimablement son
cheval pour leur céder le passage. Et Simal, aprés l’accueil
enthousiaste de ses gosses, leur ouvrit le royaume de son
officiant : un site naturel, protégé par trois gros troncs
d’arbres et couvert de leur feuillage entremélé conviait 4
son mystére, devant une étendue d’eaux grises, prisonnié-
res d’arbustes. Un oiseau blanc dormait au bout de l’uni-

(1) Couleur de ’huile de palme. Couleur rouge..


220 MARIAMA BA

que pieu dressé comme un mat de drapeau, dans la mare


immobile.
L’officiant, grand, noir et sec prodiguait des sourires
rouges de cola. Des clients attendaient, patients, sur un
banc rudimentaire 4 la surface polie par le temps et les ser-
vices rendus. Une palissade coupait en deux 1|’espace
réservé aux séances. La premiére partie était utilisée
comme vestiaire. Le deuxiéme compartiment, plus vaste,
abritait un bac assez large, approvisionné d’eau par des fil-
lettes, ot flottaient des bouts de bois. Deux bancs étaient
opposés, l’un réservé a lofficiant, l’autre au client. De ses
longs bras, l’>homme sec brandissait le poulet « tir » et en
assénait de coups, de la téte au pied, le client nu. Le poulet
se plaignait, puis chargé de toutes les impuretés du consul-
tant, hoquetait et mourait. L’officiant extirpait du cadavre
son appareil digestif et l’étalait sur le sol. La forme des
intestins lui permettait de prédire l’avenir. Leur gonfle-
ment comme deux cornes bourrées signifia 4 Ousmane
qu’on l’avait bien « enfermé » quelque part, pour qu’il
obéisse 4 l’ceil et au doigt.
— Une femme, porteuse de malchance, et l’homme mai-
gre secouant la téte, ajouta :
— Heureusement que tu es venu !
Le corps d’Ousmane fut mouillé de la téte aux pieds’
pour achever sa « désintoxication ». I] se releva, léger et
tendit 4 son « sauveur » un billet de.cing cents francs.
Il se rhabillait au vestiaire, tandis qu’un autre homme
lui succédait.
Assis sur les feuilles mortes, face 4 l’eau plissée par de
légers vents, Ali serrait, comme Ousmane, dans sa paume,
l’un des bouts de bois jaune du bac, qui prolongeait l’effet
salutaire du bain.
UN CHANT ECARLATE 221

— Merci, cher ami, dit Ousmane. Méme si je ne suis pas


« délivré », méme si je ne redeviens pas comme avant,
Japprécie ta fidéle affection.
Ali répondit :
— J’avais 4 choisir pour toi, entre deux lieux. Le second
« Djam-Wally » qui signifie « je vous salue », est situé 4 la
frontiére sénégalo-gambienne ot avait vécu un grand
adepte du mouridisme.
Ils reprirent la voiture. Au volant, Ousmane. II condui-
Sait avec application. Le bain purificateur n’avait point
chassé l’image d’Ouleymatou de ses pensées. L’envie de la.
revoir le troublait. Le besoin de la serrer dans ses bras se
montrait exigeant... Au bout de son désir, il ne trouvait
plus Mireille.
Mére Fatim remise sur vieds grace au mdeup, avait eu
plus de chance que lui.

Ce soir-la, aprés son cours, Ousmane n’alla pas directe-


ment 4 l’appartement. Il emprunta la route de la corniche,
puis, aprés quelques métres de parcours délassant, immo-
bilisa la voiture. II gravit les rochers qui le séparaient de la
mer. La mer ! II voulait seulement la revoir, regarder fris-
sonner ses eaux au souffle du vent. Le bon air fouettait
délicieusement son visage et purifiait ses poumons. Les
mains enfouies dans les poches de son pantalon, il pensait
a ses deux épouses et sifflotait.
222 MARIAMA BA

Belles, différemment ! Coquettes 4 souhait et propres !


Ouleymatou déployait des efforts excessifs pour la netteté
de son logis. Elle connaissait « cette manie de l’ordre des
Blancs » et ne désirait pas une comparaison désavanta-
geuse.
Chez elle, Ousmane venait avec n’importe qui,
n’importe quand. II était stir de trouver un accueil sou-
riant qui mettait tout le monde 4 l’aise. Le « boli »° com-
mun contenait encore 4 la fin du repas de quoi rassasier de
nouveaux convives et les talibés massés dans la cour qui
épiaient.
Quant a Mireille, il avait renoncé 4 lui faire accepter les
copains. D’ailleurs les mets délicats mijotés par Mireille
n’avaient jamais satisfait leurs estomacs habitués aux repas
copieux.
Et les copains préféraient le rencontrer chez Ouleymd-
tou. am
Il sourit :
— Mireille aurait parlé de gaspillage, elle qui est si riche !
Elle trouve qu’on encourage la paresse et |’oisiveté !
Chez Ouleymatou, il était le maitre et le seigneur. II se
déshabillait ot il voulait, s’installait ot il voulait, man-
geait ou il voulait, salissait ce qu’il voulait. Les dégats
étaient aussit6t réparés, sans murmure. Dans ce foyer, on
prévenait ses moindres désirs.
Dans l’appartement, il était contraint de se surveiller.
— Pas de désordres ! criait l’€pouse en tablier. Comme tu
ne m’aides pas, ne m’écrase pas de corvées ! Chaque chose
a sa place ! ordonnait sans complexe un index autoritaire.
Ses vétements sales devaient tomber dans des paniers :
le bleu recevaic les vétements blancs, alors que dans le
(2) Grande cuvette.
UN CHANT ECARLATE 223

rouge s’accumulaient les vétements de couleur. II lui arri-


vait de se tromper et Mireille ne se lassait de le lui faire
remarquer.
Chez Mireille, rigidement éduquée, aucun plat n/allait
au-dela de la salle de séjour et des cuisines. La guerre aux
cancrelats a des régles. Grignoter du pain dans la chambre
a coucher ne se concevait pas. L’épouse 4 la « hauteur »
récusait ses idées et ses décisions quand elles ne lui sem-
blaient pas convenir. Elle se posait en partenaire. Elle rai-
sonnait en terme d’égalité. Elle honorait ses devoirs mais
elle connaissait ses droits et les exigeait. Assurément cela
ne déplaisait pas 4 Ousmane. Mais un homme ne dédaigne
pas d’étre guide et avoir le dernier mot. Un homme ne se
détourne pas des prérogatives qu’on lui accorde...
La comparaison favorisait Mireille quand il s’agissait de
la salle de bains et de la bibliothéque. Dans la salle d’eau
de Mireille toute de faience bleue, une étagére portait des
flacons de sels et autres liquides dits vivifiants 4 dissoudre
dans l’eau tiéde de la baignoire. Des serviettes, larges
comme des pagnes, et des peignoirs doux attendaient sur
un tabouret.
Chez Ouleymatou, il n’y avait qu’une « salle d’eau »,
sans chauffe-eau, sans carrelage ou se succédaient les
membres de la famille.
Ayant quitté l’école trés t6t, Ouleymatou n’avait aucun
livre. Ousmane lui créait sur une étagére, un embryon de
bibliothéque, essayant de l’intéresser ainsi a la lecture.
Mireille, venue de son pays avec des malles de livres et
de documents, leur avait réservé une piéce. Et Ousmane
Guéye dérobant un ouvrage, en achevait la lecture chez sa
Négresse.
Sur la butte, il sifflotait toujours, fouetté agréablement
224 MARIAMA BA

par les vents du large. « Ouleymatou » ! I] convenait qu’en


renouant avec elle, il avait renoué avec « lui-méme ».
Deux moitiés d’une méme graine de nouveau réunies... La
graine revivait...
Comment expliquer qu’Ouleymatou aidait sa « résurrec-
tion » ?
» « Que peut le savoir mathématique de Boly MBoup con-
tre mes fantasmes ? Des données aussi subtiles que les
miennes ne peuvent étre ni transcrites, ni résolues par des
équations ! »
Il revivait leur entretien. I] revivait la tristesse de la
voix, les gestes de Boly qui marquaient son impuissance :
— Ma famille me reproche d’avoir épousé une catholique.
Mais que pouvais-je faire d’autre quand les parents des
jeunes filles aimées me refusaient leur main parce que je
suis griot ? La majorité des filles de ma caste ne sont pas
évoluées. Elles sont plutét téléguidées vers les cuisines.
En travaux domestiques, des championnes, ces filles !
Mais elles ignorent l’importance du foyer. Elles abandon-
nent mari et enfants dans une maison non balayée pour
s’épanouir dans les cérémonies qui sont leurs sources de
revenus. Mais toi, un « guer», un « guer pur», quel
mobile t’a fait épouser une Toubab alors que des Négres-
ses a ta hauteur abondent ? Au moment opportun, je
Vavais mis en garde. Nous ne pouvons pas adopter cer-
tains comportements sans nous démettre, sans trahir des
espérances. Toute démission, tout louvoiement sont des
trahisons. Souvent quand un Noir épouse une Blanche, sa
patrie le perd.
La derniére phrase du discours amical le frappait 4 nou-
veau et motivait son combat. Il durcissait sa volonté pour
« n’étre point perdu ». Il convenait qu’1il aurait mieux valu
UN CHANT ECARLATE 225

épouser une Négresse analphabéte et la hisser 4 sa hauteur


que de se fourvoyer dans son dilemne actuel.
Il prit Dieu 4 témoin :
« Ma rencontre avec la Blanche reléve du destin car plus
que jamais, je me veux Négre ». Son Ame repoussait les
transvasements subtils. Comment métisser des valeurs au
contenu et 4 l’expression différents, souvent opposés,
méme contradictoires qui jurent parfois les unes 4 cété des
autres ? « Mélange détonant » !
Ousmane sifflotait de plus belle.
« Ouleymatou, symbole double dans ma vie ! »
« Symbole de la femme noire » qu’il devait affranchir,
« symbole de l’Afrique » dont il était l’un des « fils éclai-
rés ».
Ouleymatou se confondait dans son esprit avec |’Afri-
que, « une Afrique a réinstaller dans ses prérogatives, une
Afrique 4 promouvoir » ! Chez la Négresse, il était le pro-
phéte au « verbe-vérité », messie aux mains riches, nourri-
cier de l’Ame et du corps. Et ces réles convenaient 4 son
engagement profond.
« Mireille armée par des siécles de civilisation pouvait
s’en sortir, elle, volonté de fer, ardeur combative, elle,
nantie d’une fortune immense ».
Ousmane se redressait :
« Reculer 4 cause des fureurs de ma Blanche qui clame
sa colére dans la violence ? Reculer 4 cause de ma cons-
cience quotidiennement alertée ? Reculer 4 cause du code
universel de l’honneur et de la dignité ? Impossible ! »
Dans son aventure sentimentale, avec la Négresse, sa chair
n’était pas seule en cause. Leur trait d’union mordait pro-
fondément au-dela des muscles que massaient, avec une
infinie tendresse, les douces mains noires. Le lien mordait
226 MARIAMA BA

ses entrailles, secouait ses tripes, bouleversait son ame et.


l’érigeait en « combattant » et en « ambassadeur d’un peu-
ple »... « Un peuple abatardi par histoire, un peuple au
squelette cassé 4 recréer... Un peuple étranglé dans des
tunnels de peurs et d’humiliations... Un peuple..! Ah, je
m’étais fourvoyé, jeune étudiant gonflé de lectures et de
slogans, envoaté par la nouveauté du chant qui me con-
viait ! Le piége s’ouvre. J’en sors sans infirmité » !
Au cceur des travaux domestiques, inlassablement,
Ouleymatou décrétait dans des chants :
« Fi, Mireille doufi nané gneh. « Ici, Mireille ne boira
pas de sauce ». ;
Il interprétait, lui: « Fi, Mireille warou fi nané gneh ».
« Ici, Mireille ne doit pas boire de sauce ».
I] optait pour le départ de la Blanche :
« L’isoler dans son monde. La laisser pourrir de lassi-
tude... Accepter sans réaction la couverture de reproches
qu’ elle tisse... La préparer 4 la fuite et retrouver sans équi-
voque un réle a la dimension de mes réves, avec la garantie
de mes mains libres..! » )
Ousmane sifflotait. Les derniers remous de sa cons-
cience se noyaient comme le soleil la-bas, en face de lui, a
Yhorizon pourpré, strié de mauve, au-dessus de la ligne
des eaux d’un bleu intense. Un bateau s’éloignait... « Vers
quel port ? Avec quelles 4mes soumises 4 quel destin
implacable ?... Des Ames tendues de choix décisifs
aujourd’hui, et demain, reniés. »
Ousmane devait se changer a l’appartement avant de
rejoindre Ouleymatou. De la glaise et des broussailles
encrassaient ses chaussures. II rit intérieurement en son-

(3) Sauce - Symbole de priviléges, honneur, bien-étre etc.


UN CHANT ECARLATE 227

geant qu’il devrait les frotter sur le paillasson rugueux


étalé 4 l’entrée avant d’accéder en « civilisé » 4 la salle de
séjour. II sifflotait :
~
« Guerre 4 la contrainte! Adieu robot! Vive la
nature ! »
9.

L’amitié a un code de comportement plus constant que


celui de l’amour. L’amitié peut, dans un coeur, dominer
Paffection née des liens de sang. Un frére et une sceur ne
sont pas forcément des amis. L’amitié ne porte pas les stig-
mates du temps. L’amour ne sort jamais intact de la tra-
versée des eaux qui l’essouffle.
Soukeyna, la plus agée des deux filles de Yaye Khady,
avait fait de Mireille une sceur et une amie. Dans le conflit
Ousmane-Mireille, elle situait les torts du cété de son
frére, car l’amitié sait aussi étre partisane. Soukeyna con-
venait en elle-méme :
— Mireille ne manque pas de bonne volonté. Mais une
Blanche ne peut devenir par ses habitudes, une Négresse
accomplie. La Négresse a été éduquée dans un milieu spé-
cifique pour satisfaire plus tard les exigences de ce milieu.
‘Elle n’a aucune gloire 4 tirer de sa souplesse d’adaptation
dans sa belle-famille. Mais Mireille ! Elle a du mérite. Ses
efforts auraient di étre encouragés. Mais Yaye. Khady,
avec désinvolture, se moque de ses tentatiyes de réconci-
liation. Elle aurait voulu faire de Mireille une chose 4 son
service. ©
Soukeyna et sa belle-sceur entretenaient d’excellentes
relations. Malgré la désapprobation de Yaye Khady, elle
UN CHANT ECARLATE 229

allait passer ses week-end dans l’appartement. Elle aidait


Mireille 4 réussir son riz au poisson dont la portion desti-
née 4 Ousmane refroidissait toute la journée dans une sou-
piére, faute d’étre honorée.
Dans la bibliothéque, des téte-a-téte laborieux les occu-
paient.
Les visites de Soukeyna devinrent presque quotidiennes
dés qu’elle apprit la trahison de son frére. Offusquée, elle
apaisait. Elle avait osé méme affronter Yaye Khady :
— Par égoisme, tu pousses Ousmane 4 la catastrophe, et
en méme temps, tu « tues » une fille d’autrui car Mireille,
a, elle aussi, une mére. Je suis contre le remariage de mon
frére que rien ne justifie si ce ne sont tes intéréts. Je
n’aurai aucun rapport avec ce deuxiéme foyer. Mireille a
tenté l’impossible pour te contenter ! Elle voulait méme
prendre ta reléve 4 cété du fourneau malgache, alors que
tu lui riais au nez. Tu décourages ses tentatives de coopé-
ration. Tu la rejettes sans la connaitre. Pourquoi ? Parce
qu’elle est Blanche... Seule sa couleur motive ta haine. Je
ne vois pas d’autres griefs.
Yaye Khady regarda de haut sa fille. La hardiesse de
Soukeyna la « dépassait ». Elle entendait dire que les
enfants d’aujourd’hui ne respectaient plus les hiérarchies.
Elle er:tendait ! Mais vivre l’audace de sa fille, en étre vic-
time ! Elle n’allait pas se laisser faire. Elle remettait |’inso-
lente 4 sa place, la place d’un enfant qui ne doit pas
« déméler les affaires des adultes » :
— Qui te demande ton avis, morveuse ? Et si j’en veux a
Mireille 4 cause de sa peau claire parmi notre noirceur ?
Mon point de vue : j’ai honte de son fils 4 la peau métis-
sée. Va le lui dire. Méprise Ouleymatou pour défendre
une étrangére. Mais tu es isolée dans ton option. Croupis
230 MARIAMA BA

avec ta Mireille ! Serrez votre enfant sur votre cceur. En


fait, oses-tu le promener ton neveu, toi si noire ?
Soukeyna eut le courage de répliquer :
— Pourquoi aurais-je honte de promener Gorgui ? Mais
c’est ce que je fais chaque fois que je suis chez Mireille.
Yaye Khady, interloquée, tapait des mains :
— Ettu ne sens pas la pesanteur des regards curieux ?
Soukeyna avoua :
— Ilya bien quelques oisifs qui nous regardent comme
on regarde une bonne et l’enfant de sa patronne. Mais la
rue ne se déchaine pas pour ce fait, devenu une banalité
quotidienne.
Soukeyna claqua la porte et courut vers son amie. Avec
courage, Mireille vivait son calvaire. Le soutien affectif de
sa belle-sceur l’aidait 4 résister. Elle était tendue vers ses
visites. Grace 4 leurs échanges, ]’étreinte qui obstruait sa
gorge se relachait un peu.
Mais Soukeyna, pour autant ne dévoilait pas les commé-
rages sur « l’autre vie » de son frére. Mireille avait beau
étaler ses miséres. Son coeur compatissait profondément.
Mais sa langue ne se déliait point. Et pourtant, elle con-
naissait la source des maux de son amie. Cette source avait
un visage et un prénom.
Mais peu a peu, devant l’abondance des larmes, le cerne
des yeux, la paleur du teint, le désordre de la chevelure a
Péclat envolé, devant l’amertume des lévres et tous les
ravages opérés par la souffrance, Soukeyna éprouva un
irrésistible besoin de porter secours. Son cceur atteint, elle
ne pouvait plus pardonner 4 « l’infidéle Ousmane ». Elle
cherchait le moyen de sauver Mireille, le moyen de la
soustraire aux griffes lacérantes 7 mal qui provoquait sa
déchéance.
UN CHANT ECARLATE 231

Plusieurs fois, elle voulut dénoncer l’indignité et la tra-


hison. Plusieurs fois, la difficulté de crucifier un étre la
bloqua. Une idée s’empara de son esprit. Elle trottait dans
Sa pensée, contournant ses scrupules. Elle trottait en
balayant ses hésitations. Ah ! La bonne idée ! L’ingénieux
moyen de renseigner 4 visage couvert !
«Oh! Vite! Vite! Mettre un terme au mariage de
Pusurpatrice et rendre 4 Mireille sa beauté et sa joie
d’antan ! »

Le hasard déjoue les plans les plus élaborés. Ousmane


avait bati sa double vie sur l’isolement de Mireille. Il avait
dit 4 Boly : « Mireille ne saura jamais rien. Son monde est
fermé aux ragots... »
La nouvelle famille d’Ousmane tolérait ses absences.
Ouleymatou, comblée au-dela de ses ambitions les plus
optimistes, n’exigeait rien. Sa mére et elle avaient oublié
Vodeur des égouts regorgeant de pourriture. Non, elles ne
révaient pas. « C’étaient bien elles », installées dans une
maison en briques, sans promiscuité désagréable, sans dis-
putes quotidiennes. Elles n’avaient plus 4 calculer pour
économiser de quoi améliorer les menus fades des repas
familiaux. Sa mére oubliait, sous les couvertures chaudes,
les réveils frileux 4 l’aurore, pour étre présente dans sa
cantine, au marché.
De quoi devrait-elle se plaindre ?Ouleymatou avait
232 - MARIAMA BA

deux bonnes. L’une faisait le ménage et le linge, l’autre


cuisinait. Elle n’avait qu’a étre belle pour recevoir son
mari. Et Yaye Khady protégeait son ménage! Elle lui
manifestait sa reconnaissance par des cadeaux somptueux,
allant du boubou de sortie au pagne tissé. Les « boli » se
succédaient 4 Gibraltar, « boli de poulets », « boli de
fruits », « boli de couscous », « boli de méchoui ». Toutes
les occasions étaient saisies pour contenter Yaye Khady, et
Yaye Khady orgueilleusement, conviait ses amies 4 témoi-
gner de la gentillesse de sa belle-fille. Elle partageait le
contenu des boli entre ses voisines admiratives.
De quoi devrait-elle se plaindre, Ouleymatou Ngom ?
Ousmane venait tous les jours: entre deux cours, 4
midi, au crépuscule, toujours la nuit. La porte de la cham-
bre 4 coucher était verrouillée. L’encens grisait. Une nou-
velle grossesse pointait.
Quant 4 Mireille, elle se débattait dans la toile d’arai-
gnée de l’angoisse, serrant son fils qui la reliait au monde,
de plus en plus fort sur sa poitrine.
Mais le destin déjoue les plans les plus perfectionnés. I
prit ici la forme d’une lettre anonyme déposée au lycée,
dans le casier de Mireille.
Elle avertissait :
« Tu as une co-épouse sénégalaise. Si tu veux en savoir
plus, suis ton mari ».
Mireille lut et relut les mots. Elle observa le pli, malgré
son écceurement. La forme des lettres et leurs jambages
torturés lui rappelaient une écriture connue. Elle cher-
chait... Et tout d’un coup, le soupc¢on devint certitude :
écriture de Soukeyna ! Par ce moyen,:sa petite amie libé-

(1) Cuvette énorme 04 l’on sert la nourriture des cérémonies.


UN CHANT ECARLATE 233

rait sa conscience et volait 4 son secours. Le choix de son


casier au lycée fréquenté par Soukeyna, était révélateur.
Un double étau la comprimait : le procédé jugé vil dans
son milieu et le contenu de la lettre.
Ebranlée, elle dut s’aliter. Sa maladie n’arréta point les
allées et venues d’Ousmane. Soukeyna courait 4 son che-
vet, inquiéte et dévouée.
Pendant une longue semaine, elle se débattit, acceptant
et refusant tour 4 tour le conseil de la lettre. Quand elle
put se tenir debout, elle comprit que la lettre triomphait
de ses scrupules et faisait aborder 4 sa vie une nouvelle
phase.

Mireille se ressaisit, sa nature volontaire ayant dompté


ses tourments. Une géne troublait ses rapports avec Sou-
keyna qui l’implorait du regard, pour percer ses inten-
tions. Mais Mireille se taisait.
Solitairement, elle échafaudait une stratégie de combat,
lisant et relisant la lettre, pour s’:mprégner de son fiel.
Elle avait besoin de se justifier devant sa conscience qui
réprouvait les méthodes d’espionnage qu’elle allait
employer.
Procéder par étape! Une double .e nécessite des
dépenses. Vérifier d’abord le compte ba.waire ! Dans ce
compte ouvert avec ses économies transfér*e: étaient diri-
gés les salaires du couple. Un coup d’ceil lui suffit pour
1234 MARIAMA BA

mesurer |’étendue du désastre financier. Les chiffres la


laissaient sans voix. Des retraits d’une importance inexpli-
cable et 4 une cadence folle avaient été opérés. A quelles
fins ? Ousmane continuait 4 recevoir d’elle son argent de
poche. II ne fumait pas. Il ne buvait pas. Pour l’entretien
de la famille Guéye, elle remettait 4 Djibril tous les mois la
somme fixée. Alors ? L’énormité des retraits transformait
des doutes en certitudes.
Elle se dirigea vers une station de taxis. Elle s’entendit
parlementer avec le conducteur de la premiére voiture.
Elle y prit place en lui indiquant son adresse. Quand ils
arrivérent, Mireille descendit. La voiture ne bougea point.
Le chauffeur de taxi avait mission d’attendre Ousmane
Guéye pour le suivre dans ses déplacements.
10.

Ousmane Guéye revint de son travail. Comme 4 1’accou-


tumée, 4 cette heure, il fit dans la salle de bain une toilette
sommiaire et ressortit, essuyant son visage avec le pantalon
de son pyjama qu’il abandonna dans un fauteuil. Comme 4
Paccoutumée, il répéta :
— Tu peux déjeuner. Je mangerai ensuite. J’en ai pour
une minute. Je reviens.
Il se déroba vite et franchit la porte.
« Quelques minutes » ? Mireille était sire de ne le
revoir que le soir, pour quelques heures, avant un nou-
veau départ plus ou moins justifié, lui aussi.
Mireille ne releva méme pas les yeux de son journal.
Son cceur bondissait. « Sa solution » répugnait 4 sa cons-
cience. Mais bafouée, elle se situait dans une zone ou tout
était permis. Elle imaginait le taxi roulant derriére la 504.
Elle allait savoir. Cinq minutes ! Un quart d’heure ! Vingt
minutes ! Une demi-heure ! Une heure ! Une main pres-
sait enfin la sonnerie de |’entrée. Elle ouvrit. Le visage du
« taximan » contacté le matin s’encadra dans |’ouverture :
« Je connais l’endroit o& est descendu Monsieur »
— Bien, dit Mireille. A ce soir, comme convenu. Nous le
suivrons ensemble.
Et elle paya grassement ce premier service rendu.
Dans la nuit, le conducteur de taxi suivait la 504 noire
236 MARIAMA BA

déchainée, clignotant dans l’ombre, qui emportait Ous-


mane vers ses amours.
Le taxi stationna 4 l’arrivée, 4 une distance appréciable
de la 504. Ousmane souriait.
Depuis combien de mois ne I’avait-elle vu sourire ?
Il pénétra dans une maison fleurie. Des heures passé-
rent, une éternité pour Mireille que la jalousie mordait.
Ousmane ressortit, tenant un petit homme au crane tota-
lement rasé, copie vigoureuse de Gorgui. Ouleymatou sui-
vait, trés maquillee. Elle poussait un ventre bombé. Elle
s’installa 4 cété d’Ousmane qui avait assis le petit sur le
siége arriére de la voiture aux portiéres soigneusement
refermées.
Le moteur ronfla. A Gibraltar, le couple et leur enfant
descendirent, sous les regards horrifiés de Mireille. Mais
elle n’était pas n’importe qui. Issue d’une famille ot |’édu-
cation passait par la maitrise de soi, elle ne pouvait se don-
ner en spectacle.
Le couple réapparut, en bonne compagnie. Yaye Khady
portait l’enfant noir, calé 4 sa hanche. Sa main libre cha-
touillait le petit qui riait, riait, comme Gorgui quand il
était, lui aussi, 4 cette méme place et bénéficiait des
mémes caresses.
« La trahison s’est donc ramifiée » ! Mireille qualifia de
« pourriture » ce monde, installé dans le mensonge.

Combien de fois usa-t-elle des services largement rému-


nérés du conducteur de taxi ?... Et les scénes se succé-
daient, édifiantes. La fille changeait fréquemment de toi-
lette, le petit homme au crane nu était de toutes les sorties.
Une nuit, la main d’Ousmane, dans la rue, avait malaxé
impudiquement les fesses de la « fille ». Au lieu de se
UN CHANT ECARLATE 237

révolter, la Négresse en riant avait fait saillir sa croupe.


Les alentours de la maison puaient |’encens et répercu-
taient les chants joyeux des dialis. Les petits pagnes
blancs, jupons des Négresses, voltigeaient sur les fils de
fer et témoignant du grand soin que la « fille » apportait a
son intimité, semblaient narguer Mireille.
Dans le quartier, la mére d’Ouleymatou trainait une
Oisiveté de commére.
Tout prouvait 4 sa curiosité le détachement de son
époux. Une force puissante tirait Ousmane et le livrait 4
son milieu. Alors elle s’étonna. Elle s’étonna de ses élans
d’adaptation et d’oubli de soi. Ses chants d’autrefois ? Elle
ne les entendait qu’en sourdine. Son cceur et son corps ne
contenaient plus qu’Ousmane.
Et Ousmane n’avait rien voulu sacrifier. Mieux, il se
débarrassait d’elle, chaque jour un peu plus.
Elle se souvint de la colére de son pére :
— Tuconnais « ¢a » ?
Elle aquiesga :
= Ousmane était bien « ¢a ».

A ses dépens, Mireille découvrait les fluctuations du


désir chez homme: « Seule la femme qui momentané-
ment habite le cceur et les sens de l’homme a de l’impor-
tance pour lui, accaparant son intérét et ses élans de con-
quérant. Son désir comblé, il peut s’apercevoir que « l’uni-
que » ne vaut pas ses devanciéres »...
238 MARIAMA BA

« Et si Ousmane ne se lassait pas !... Et si c’est l’attache-


ment absurde, inexplicable qui rend muets ceux qui com-
parent la femme délaissée 4 la nouvelle favorite !... Rien
de rationnel n’est offert 4 mon investigation si ce n’est
Vinsondable loi de l’attraction. Cette Négresse fardée n’a
rien d’extraordinaire !.. »
Et Mireille se tourmentait :
« L’amour change de contenu, avec les individus... Les
aventures amoureuses ne se ressemblent pas... Les solu-
tions apportées 4 certaines n’éclairent pas les autres... Le
moment ou meurt un sentiment est aussi insaisissable que
le moment ow il nait... Ce qui tue une émotion peut
n’avoir aucune justification comme ce qui la suscite... Il
est difficile d’arréter un coeur qui dégringole dans l’abime
de l’indifférence... »
Mireille découvrait 4 ses dépens la flambée rapide du
désir de homme. Elle s’exténuait 4 fourbir des armes de
séduction et de reconquéte. Elle s’exténuait 4 lisser sa che-
velure, 4 empourprer ses joues, 4 redresser cils et sourcils.
Elle se noyait dans les vaporisations de parfums coiiteux :
les petits paquets d’encens qu’Ouleymatou emportait du
marché pour le dérisoire prix de vingt cing francs anéan-
tissaient tous ses efforts.
Quelques jugements accordaient des qualités 4 l’épouse
toubab: «belle femme, femme intelligente, gentille
femme, femme amoureuse de son mari ». Mais ces quali-
tés ne pesaient guére sur la conscience d’Ousmane.
Et Mireille souffrait. Elle apprivoisait sa douleur le long
des jours et des nuits. Elle se trainait de son lit a la salle de
bain, de la salle de bain a ses cours, de ses cours 4 sa cui-
sine. Le petit seul arrachait ses sourires, point d’appui
douillet. Tressaillements de ses nerfs sous sa peau, four-
UN CHANT ECARLATE 239

millements agacants aux pieds, elle se cramponnait 4 sa


volonté de fer pour ne pas dériver.
L’image du couple, traqué par le taxi, la poursuivait.
Elle rognait ses provisions de courage et de résistance.
Imaginative, elle se laissait hanter par des ébats amoureux
qui l’excluaient. Ce qu’elle entrevoyait de la féte des sens
qui se déroulait 4 son détriment, la mortifiait. D’autant
plus que personne, devant elle, ne se génait pour rappeler
Yardeur amoureuse de la Négresse. Celle qu’elle avait
espionnée « puait » l’expérience.
Toutes les nuits, toutes les secondes, au lycée comme au
marché, a tous moments et en tous lieux, la Négresse far-
dée ricanait a ses oreilles. Elle ne pouvait ouvrir les yeux
sans voir Ousmane tapoter les fesses 4 dessein rebondies.
Mireille apprivoisait son mal. Elle en connaissait l’éten-
due. Elle en mesurait la virulence. Avant d’avoir « su »,
avant d’avoir « vu », la trahison d’Ousmane lui semblait
passagére. Mais a présent...
Elle souhaitait fuir la sécheresse de sa vie conjugale et
retrouver ses parents. L’enfant prodigue aurait pu étre
pardonnée.
Mais... Mais elle avait un fils qu’elle aimait. Elle recher-
chait sur lui la finesse des traits paternels dont l’existence
chez le fils de l’autre torturait son souvenir. Et sa pensée
allait, tant6t optimiste tant6t amére.
« Mon pére accepterait-il dans son milieu guindé, un
petit Négre ? Mon pére pourrait-il oublier l’affront infligé
asa dignité ? »
« Il a bien courbé la téte » avait rapporté Yvette dans
une missive.
A Mireille, sans l’enfant, on aurait pu rouvrir les bras.
Mais l’enfant noir existait, teémoin génant. I] était la, son
240 MARIAMA BA

insatiable curiosité a la recherche de boutons 4 dévisser, de


couvercles 4 démonter. II était 14 avec son teint d’argile
bralé, innocence et étonnement. II refusait de porter en
trépignant le tricot assorti 4 sa culotte jaune. II fixait
Mireille de ses yeux malicieux.
« Pauvre petite chose » ! Et Mireille le souleva avant de
l’asseoir sur ses genoux pour l’habiller. Les petites menot-
tes s’emparérent de la longue chevelure qui les enveloppa.
— Eh oui, il faut rester, rester pour lui.
Le choix était poignant car Mireille le trouvait avilis-
sant.
« Ne pas priver l’enfant de son pére est un argument fra-
gile car lorsque l’on se marie, l’enfant n’existe pas.
L’enfant doit raffermir les liens du couple. II doit étre une
soudure. Seul, il n’emplit pas le coeur d’une épouse. Seul,
il ne comble pas un homme. « Trait d’union ? Oui! » Elle
admit : « Les enfants vivent plus malheureux dans un cou-
ple désuni, que s’ils étaient privés de la présence d’un de
leurs parents, dans un environnement serein ! »
Mireille était troublée :
« L’argument « enfant » n’est pas solide ». Mais les fem-
mes piétinées le brandissent et camouflent leur volonté
défaillante dans ce cri de mére éplorée. C’est par lacheté,
par peur de s’assumer que les méres dégues demeurent au
foyer. L’habitude de ne plus penser, de ne plus décider, de
ne plus voir et de se laisser vivre les fait prisonniéres. La
déchéance les guette. La souffrance les grignote. Elles
ignorent l’usage de la liberté. »
Elle décida de « survivre ».
Aussi les décombres de sa vie conjugale n’ensevelirent-
ils point son immense orgueil qui, galvanisé, redynamisait
sa résistance. Ployée, elle se redressait avec fierté pour
UN CHANT ECARLATE 241

refuser d’étre la pature méprisée de son milieu d’origine.


Car fiel pouvait devenir ce milieu dans les salons de thé
avides de scandales ow les convives rythmaient ironique-
ment de médisances le tintement des cuilléres au fond des
tasses !
Elle entendait :
« Tu connais « la der des der » ? Mireille revenue de son
escapade ! chassée par son Négre ».
« L’oiseau rebelle déplumé réexpédié, un oisillon noir
dans les bras ! » Elle entendait surtout la rage vengeresse
de son pére... son pére réajustant plus que de coutume ses
bretelles... ragaillardi et réjoui de sa victoire, narguant
impitoyablement la douleur muette incarnée par son
épouse !
« Ah! Ah! Ta fille ! Répudiée ! Comme un vulgaire
objet.
Ah! Ah! voila ce qui arrive quand on piétine des tradi-
tions de dignité !
Ah! Ah! On dit son fils drélement cuit ! Le Négre a pré-
féré une Négrésse. Ah! Ah! »
Au pays de l’égoisme organisé, de veules commérages et
un énorme éclat de rire sur sa fuite ratée ! Aucun baume
de tolérance ou de compassion sur ses plaies !... Alors, 4
Vindifférence du coeur qui géle, aux rhumatismes de l’4me
qui paralysent, elle préféra le feu du désarroi. Ici, l’ébran-
lement quotidien de ses valeurs, dans l’humiliation des
renoncements avilissants, certes ! Ici encore, l’indignité
des patiences forgées et des sérénités feintes ! Mais elle
vivra, mais elle sentira, 4 cété d’« Ousmane envotté et
ingrat ! » mais souverain éveilleur de son étre. Mais elle
vivra, mais elle se battra, soutenue par un idéal qui ne
s’agenouillait pas. Son amour et son orgueil conjugués ras-
242 MARIAMA BA

semblaient les miettes d’un bonheur défunt pour les ériger


en facteurs d’espérance. A la quéte lucide de sa raison, 4
invitation au départ de sa conscience, ils refusaient de
céder la plus minime part des domaines envahis. Pathéti-
quement, Mireille choisit de rester. Elle ne trouvait
aucune grandeur 4 son attitude. Son option n’était pas non
plus fuite ou lacheté, mais la seule possible quand on
aime... quand on a dans les bras un enfant Négre... quand
derriére soi, on a tout briilé.
«Et puis linfidélité n’est point lexclusivité des
Noirs ! »
11.

Mireille ne riait plus, Mireille ne parlait plus, Mireille


ne mangeait plus, Mireille ne dormait plus. Elle attendait
chaque retour de « /’infidéle », dans la salle de séjour
orange qu’on balayait 4 peine. La souffrance s’était incor-
porée au rythme de sa vie.
Et une nuit, pour revivre son bonheur mort, elle sortit
de leur cachette les lettres écrites par son mari, pendant
leurs longues fiancailles.
A quel moment sa douleur persistante, malgré la ten-
dresse des mots, ne trouvant plus de place dans le corps
désaxé, inonda-t-elle son cerveau et en noya la lucidité ? A
quel moment la férocité de son tourment fit-elle basculer
sa raison ? Le clinquant des mots d’amour choquait son
désarroi. Le mensonge des mots la narguait. Les promes-
ses délibérément violées se transformaient en serpents
hideux et l’encerclaient. :
Ah! Ces lettres d’un perfide ! D’un sale Négre ! Com-
ment avait-elle pu étre bernée par leur contenu? A la
place du bonheur promis, le goat salé des larmes. Privée
de joies charnelles au profit de la Négresse dont le ventre
rebondi criait la satisfaction, elle recherchait, devant son
miroir, les infirmités de son corps nu qui rebutaient Ous-
mane. Elle se voyait une autre...
244 MARIAMA BA

Elle revint aux lettres. Vite de la colle ! Exhiber comme


des trophées ce qui restait de son réve et de ses illusions
pour dire au monde entier qu’elle avait été aimée. Vite de
la colle ! Vite de la colle !
Dans un coin, la lettre ob Ousmane jurait :
« Fe n’aimerai que toi toute ma vie. »
Vite de la colle ! Vite de la colle !
Au-dessous de ce tableau de maitre, une autre missive
ou il criait :
— Toi ma blanche ! Toi ma blonde, comme tu me manques !
Vite de la colle ! Vite de la colle !
Elle ricanait fébrilement pour trouver l’endroit convena-
ble ot serait affiché le pli o&4 Ousmane constatait : « Sans
tot, la vie n’a pas de sel ».
Vite de la colle ! Vite de la colle !
Elle se hissa sur un tabouret et fixa son papier 4 1’abat-
jour de la lampe.
Vite de la colle ! Vite de la colle !
Elle allait et venait, toujours nue. Ses cheveux dénoués
dansaient sur ses épaules séches. Son fils pleurait de
autre c6té du mur. Elle abandonna son pot de colle et le
rejoignit instinctivement en chantant une berceuse que
Yaye Khady lui dédiait, en le faisant sauter sur ses cuisses,
les rares fois ou elle le prenait :
« Gnouloule Khessoule ! Gnouloule Khessoule ! »
L’une de ses éléves lui avait traduit l’expression :
« Ninoir! Niclair ! »
Une violente vague de ranceeur la submergea et elle
décréta :
— Le « Gnouloule Khessoule ! » n’a pas de place dans ce
monde.
— Monde de salauds! Monde de menteurs ! Toi, mon
UN CHANT ECARLATE 245

petit, tu vas le quitter !Gnouloule Khessoule !


Elle fit fondre des dizaines de comprimés dans |’eau
d’une tasse, et profita du cri du petit pour vider dans sa
gorge le nocif breuvage. Elle ricanait toujours du méme
ton que Yaye Khady Diop :
« Gnouloule Khessoule ! Gnouloule Khessoule ! »
Elle se dandinait dans la salle de séjour. Les missives
pendaient et se moquaient par leurs balancements de ses
espérances trahies. Leur vue regonflait d’autres vagues de
rancceur violente qui anéantirent le mince filet de lucidité
suspendu 4 sa conscience.
Mireille se dirigea alors vers la cuisine et ressortit avec
un coutelas qu’elle se mit a aiguiser, en vociférant :
« Gnouloule Khessoule ! Gnouloule Khessoule ! »
Epuisée, elle abandonna l’arme qui glissa entre deux
coussins et se rassit sur le canapé. Nul bruit n’accompa-
gnait dans l’appartement la fuite éperdue de sa raison. Le
petit dormait du sommeil définitif ot l’avait entrainé
Vhorrible breuvage.
Les heures s’écoulaient. Ousmane Guéye, 1a-bas, se gri-
sait des derniéres étreintes d’une nuit d’amour et se déta-
chait difficilement du coeur de son futur enfant qu’il écou-
tait battre dans le ventre de sa Négresse.
L’aube blanchissait le ciel. Enfin des grincements de
pneus ! Un coup de frein ! Une portiére claquée ! Des pas
dans le couloir ! Un tour de clé ! Ousmane Guéye ensom-
meillé fut accueilli par une nudité échevelée.
Mireille vociférait :
— Sale Négre ! Menteur ! Infidéle ! Adultére ! C’est meil-
leur avec ta Négresse, n’est-ce pas ? Réponds ! C’est bon
avec ta Négresse et l’encens. Tu aimes ton gnoul’ plus
(1) Noir.
246 MARIAMA BA

que le « gnouloule khessoule » !


Ousmane écarquillait les yeux. Par quel canal haineux
avait-on prévenu sa femme ? Par quelle voie calomnieuse
avait-on drainé vers l’oreille de son épouse, sa trahison ?
Ses amis l’avaient prévenu. II s’était moqué de leurs mises
en garde. II se croyait le plus fort, aveuglé par l’amour et
le désir. L’horreur de son forfait grimacait devant lui.
— « Le Gnouloule Khessoule » est mort !
Et Mireille le poussa vers le berceau : Gorgui était glacé
sous les doigts de son pére.
Ousmane Guéye bouleversé releva tristement la téte. La
vérité, brutalement, se révélait 4 son esprit : Mireille était
devenue folle. L’immobilité froide de son fils était élo-
quente ! Une ceuvre de démente ! Il releva encore la téte.
Ses lettres se balangaient. Mireille hurlait toujours :
— Sale Négre ! Sale traitre ! Adultére ! Infidéle !
Elle tremblait. Elle hoquetait. En Ousmane, un déclic
tardif de la raison issu de la peur. Une clarté humaine se
frayait enfin une voie dans la densité des ombres. Un
dégoat nauséeux de lui-méme le submergea. Fou 4 lier, il
avait contaminé Mireille. La folie seule expliquait son
aveuglement et ses actes. Au-dela de certaines limites,
engagement est déraison, sil piétine des zones ot fleuris-
sent la pitié et la charité.
De quel dogme intransigeant s’était-il érigé apétre au
pays du « pot 4 eau » qui passe de main 4 main et de bou-
che 4 bouche sans répugnance ? L’enseignement de son
pére ? Générosité de cceur, pitié et charité: « Nit, nit
modi garabam » ! « L’>homme, l’homme est son reméde » !
A-t-il pensé ? D’une femme jeune et belle, intelligente et
gourmande de tendresse, pleine 4 craquer d’amour et de
qualités, il avait pétri inconsciemment une furie. Et quelle
UN CHANT ECARLATE 247

furie ! Sa furie l’insultait et hurlait...


Quelle puissance dans la pensée humaine pour résumer
toute une vie dans la hate de quelques secondes ! Son
voyage de noces dans cet hétel de montagne chauffé par
les grosses biiches d’une cheminée ancienne ! Ses premié-
res nuits avec Mireille, une féte en roses : rose des ron-
deurs des seins, strié de bleu jailli du désordre des dentel-
les, rose violacé de la chemise de nuit et toutes les rou-
geurs nuancées que le jeu de ses doigts peignait sur la
nudité laiteuse de la chair ! L’éclatement de son ceeur ! Ses
sens gorgés d’un bonheur d’une profonde intensité ! La
quotidienneté exaspérante avait enveloppé d’oubli cou-
leurs et sensations... Ouleymatou ressurgit, symphonie
d’ombres apaisantes sur ses quétes brilantes, odeur eni-
vrante de farine de mil, échappée des mortiers de son
enfance, canari 4 l’équilibre parfait dans ses mains de
potier ? Toute une vie dans la fuite de quelques secondes !
La magnanimité de Djibril Guéye ! La malice de Yaye
Khady ! Boly ! Ali! Coumba ! Mariéme ! Gorgui ! Gor-
gui mort! Le fils d’Ouleymatou et ses yeux rieurs! De
quel sexe, son futur enfant ?
Entre les deux coussins, pour Mireille seule la lame du
coutelas’ scintilla des brillants d’un feu-follet. Elle s’en
empara et les secondes se mirent 4 compter doublement
devant la folie en prémices de la mort.
L’instinct de conservation n’eut point le temps de jaillir
des désordres intérieurs d’?Ousmane. Mireille lavait atta-
qué. Deux blessures profondes 4 |’épaule et au bras droit
handicapérent Ousmane qui cherchait désespérément
comment désarmer sa femme. « Comment m’en sortir ? »
Les coups se succédaient. L’énergie de la folie maniait le
coutelas. Ousmane titubait vers la porte qu’il n’avait pas
248 MARIAMA BA

eu le temps de refermer. Sur le palier, il hurla de toutes ses


derniéres forces: « Geneviéve ! Guillaume! » avant de
s’écrouler.
Guillaume bondit. Empétré dans ses draps, il secoua
Geneviéve énergiquement: « As-tu entendu ? Chez la
Belle et la Béte. » Je te l’avais dit. La Belle souffrait.
Pourvu que... ».
Sur le palier, Mireille errait, échevelée, hagarde, coute-
las toujours en main. Sur le sol, Ousmane Guéye gisait.
Sans le voir, Mireille le cétoyait dans sa promenade désor-
donnée. Les blessures d’Ousmane, sourdait un chant pro-
fond, écarlate d’espérances dispersées.
Les deux voisins alertérent pompiers, ambulance et
police et attendirent les secours. Ils vivaient les minutes
les plus affreuses de leur séjour africain.

*
xk

Le lendemain de cette tragédie, un car de police dépéché


a Gibraltar vint arracher Djibril Guéye aux priéres chan-
tées de l’aube.
Yaye Khady craintive l’accompagnait. Djibril fouillait
sa conscience d’homme vertueux pour trouver le motif de
pareille convocation
« Pour quel témoignage ? Pour quel forfait ? Il calmait
Yaye Khady faussement optimiste alors que son cceur bat-
tait d’inquiétude en pensant 4 Ousmane qui conduisait
une voiture, « cette machine de mort brutale. »
On introduisit Djibril Guéye dans le bureau d’un
homme courtois et jeune, qui prit place a cété de lui, aban-
donnant sa table imposante.
UN CHANT ECARLATE 249

— C’est bien vous, Djibril Guéye, ancien combattant,


pére d’Ousmane Guéye, professeur !
Il hoqueta :
— Oui.
Alors le jeune commissaire raconta l’horreur. Au fur et 4
mesure que ses mots tombaient, le corps de Djibril se tas-
sait. I] martelait le sol de sa canne.
A la fin du cauchemar, Djibril loua Dieu.
« Acho dou en la tlla ha illala
Acho dou en Mohamed Rossoloula »
« J’atteste que Dieu est Dieu.
J’atteste que Mohamed est son prohéte.
Dieu en avait décidé ainsi, lui Maitre des hommes et des
choses, Maitre de l’ordonnement des faits et du temps. »
Le commissaire ajouta :
« Ousmane est 4 l’hépital. Sa vie n’est pas en danger,
dit-on. »
Djibril Guéye eut la force de s’inquiéter :
— Et Mireille? ; ;
« Maitrisée par les pompiers sans difficulté. Une lettre
anonyme trouvée dans son sac éclaire le drame. Deux
Toubab, leurs voisins ont témoigneé. »
Dur était le choc. Et Djibril hoqueta encore.
— Et Mireille ?
— L’ambassade de France prévenue a pris le cas en
mains, conclut le commissaire.
Un plus dur combat restait 4 livrer: Yaye Khady
Vattendait de l’autre c6té du mur. II se redressa alors et se
composa un masque serein.
Yaye Khady tremblait. Quelle était donc l’atroce nou-
velle ? Les yeux de Yaye Khady se dilataient.
Djibril avancait pesamment dans l’armature rigide de
250 MARIAMA BA

son lourd secret, la main droite plus que jamais rivée 4 sa


canne-soutien.
Il s’assit péniblement sur le banc de la véranda réservée
aux visiteurs. Il oubliait aujourd’hui les égards dont il
entourait sa jambe malade dans cette position.
« Allah Akbar ! Allah Akbar.
Dieu est grand ! Dieu est grand ! »
Il luttait pour émerger des ténébres qui l’aveuglaient.
Lane-la ? Lane-la ?* implorait Yaye Khady.
Lane-la ? Lane-la ? orchestrait Djibril Guéye.
Un dialogue dramatique se nouait difficilement entre un
pére qui craignait d’étre amputé de sa fierté de vivre, et
une mére que l’instinct maternel dressait, comme une
lionne en couches.
Lane-la ? Lane-la ?
Brisée, Yaye Khady se recroquevillait dans les bras de
Djibril. De lourds sanglots soulevaient la poitrine du dis-
ciple de Dieu, tantét étouffés, tantét libérés.
Lane-la ? Lane-la ?
Un 4 un, Djibril Guéye laissa tomber les fragments d’un
dicton de la sagesse populaire :
« Kou wathie sa toundeu, tound’eu boo féke mou tasse »
« Quand on abandonne son tertre, tout tertre ot 1’on se
hisse croule ».
Il ferma les yeux et murmura :
« La Toubab devenue folle 4 voulu tuer Ousmane »
Lane-la ? Lane-la ? psalmodiait Yaye Khady.
Lane-la ? Lane-la ?
Le duo lugubre s’amplifiait en choeur. Le cheeur tragi-
que recrutait des adeptes :
Lane-la ? Lane-la ?
On les entourait :
Lane-la ? Lane-la ?
On compatissait :
Lane-la ? Lane-la ?

* Lane-la : Litt : Qu’est-ce qu’il y a ? Cri d’angoisse pour percer le contenu de l’événe-
ment tragique.
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Achevé d’imprimer 1° trimestre 1998
sur les presses de la SIPS - Dakar -
pour le compte
des Nouvelles Editions Africaines du Sénégal
B.P. 260 - Dakar - Sénégal
‘ISBN 2-7236-0826-3

© Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal - 1981

Illustration de couverture :
par Evelyne Laperrousaz
Quoi gu ‘elle fit, Mariama Ba n’arrivait pas a convaincre oO
que les événements contés dans Une si longue lettre ne rele-
vaient pas de son experience personnelle, en d’autres ter-
mes, que le récit ne fat pas, pour une large Pate ee
graphique.
Avec Un Chant écarlate, la question ne se posera pas ;:a ao
s’agit, en effet, d’un univers résolument vu de l’extérieur,
Nous avons affaire a un roman important par le nembre FF
des personnages et par la complexité de Vintrigue.
L’analyse situationnelle est menée d’une plume qui ne ;
s’essoufle pas, les psychologies individuellessont fouillées
et les structures sont mises en place d’une main ferme.La
sensibilité, bien stir, reste celle de cette romanciére dontle
premier livre avait enlevé les coeurs d’assaut, et dont les
_ Lettres Senégalaises deplorent la disparition pren !
(Taott a

ce
UNE SI LONGUE LETTRE a recu le Prix Noma
1980, est A sa sixiéme éditionet a été
oe
traduiten3
douze langues.

ne

Couverture : Hibiscus.
. i par Evelyne LAPERROUSAZ. ~
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