s7 t3 Un Long Dimanche de Fiancailles Japrisot
s7 t3 Un Long Dimanche de Fiancailles Japrisot
s7 t3 Un Long Dimanche de Fiancailles Japrisot
Il avait peur de la guerre et de la mort, comme presque tout le monde, mais peur aussi du
vent, annonciateur des gaz, peur d'une fusée déchirant la nuit, peur de lui-même qui était
impulsif1 dans la peur et n'arrivait pas à se raisonner, peur du canon des siens, peur de son
propre fusil, peur du bruit des torpilles2, peur de la mine qui éclate et engloutit une escouade 3,
5 peur de l'abri inondé qui te noie, de la terre qui t'enterre, du merle égaré qui fait passer une
ombre soudaine devant tes yeux, peur des rêves où tu finis toujours éventré au fond d'un
entonnoir4, peur du sergent qui brûle de te brûler la cervelle parce qu'il n'en peut plus de te
crier après, peur des rats qui t’attendent et viennent pour l'avant-goût te flairer dans ton
sommeil, peur des poux, des morpions et des souvenirs qui te sucent le sang, peur de tout.
10 Il n'était pas le même avant la tuerie, il était tout le contraire, grimpant aux arbres, au clocher
de l'église, bravant l'océan sur le bateau de son père, toujours volontaire aux feux de forêt,
ramenant à bon port les pinasses5 dispersées par la tempête, si intrépide, si généreux de sa
jeunesse qu'il donnait aux siens l'image d'un trompe-la-mort. Même au front, les premiers
temps, il s'était montré brave. Et puis, il y avait eu une torpille, une de trop, un matin d'été
15 devant Buscourt, à quelques kilomètres à peine de la tranchée où il s'enlisait maintenant.
L'explosion ne l'avait pas touché, seulement projeté en l'air de son souffle, mais quand il s'était
relevé, il était couvert du sang d'un camarade, couvert tout entier de sang et de chairs qu'on ne
pouvait plus reconnaître, il en avait jusque dans la bouche, il crachait l'horreur, il en hurlait. Oui,
il hurlait sur le champ de bataille, devant Buscourt, en Picardie, et il arrachait ses vêtements et
20 il pleurait. On l'avait ramené nu. Le lendemain, il avait retrouvé son calme. Il était peut-être saisi
parfois d'un tremblement sans raison, mais c'était tout.
Son prénom était Jean, encore que sa mère et tous les autres, au pays, lui disaient Manech.
À la guerre, il était simplement Bleuet. Le matricule6 qu'il portait en bracelet à son poignet
valide était le 9692 d'un bureau des Landes. Il était né à Cap-Breton, d'où l'on voit Biarritz, mais
25 la géographie n'étant le fort de personne dans les armées de la République ceux de sa section
pensaient qu'il venait de Bretagne. Il avait renoncé dès le premier jour à les détromper. Il n'était
pas contrariant, il se faisait petit pour éviter les discussions stériles et, finalement, il s'en portait
bien : quand il se perdait dans son barda ou les pièces de son fusil, il se trouvait toujours un
pépère pour l'aider à s'y reconnaître et, dans la tranchée, sauf ce sergent qui l'avait pris en
30 grippe7, personne ne lui demandait rien d'autre que de rester à l'abri et de faire attention au fil.
Mais il y avait la peur, qui avait envahi tout son être, le pressentiment qu'il ne retournerait
jamais chez lui, une permission qu'on lm avait promise et qu’il n’espérait plus, et il y avait
Mathilde8.
En septembre, pour revoir Mathilde, il avait écouté les conseils d'un Marie-Louise, sobriquet
35 de la classe 16, son aîné de presque un an, il avait avalé une boulette, de viande trempée
d'acide picrique9. Il s'était rendu malade à vomir ses orteils mais n'importe quel carabin10 savait
maintenant déceler une jaunisse bidon avant même de savoir lire, on l'avait traduit une
première fois devant un conseil de guerre, celui de son bataillon. On l'y avait traité avec
l'indulgence que son âge méritait : deux mois avec sursis, mais les permissions adieu, à moins
40 de se racheter en faisant prisonnier Guillaume11 à lui tout seul.
Ensuite, c’était novembre devant Péronne12, après dix jours sans relève sous les insultes du
sergent maudit, et la pluie, la pluie, la pluie. Il n’en pouvait plus, il avait écouté un autre Marie-
Louise, encore plus intelligent que le premier.
Une nuit qu’il était de guet dans la tranchée, la canonnade loin, le ciel noyé, il avait allumé, lui
45 qui ne fumait pas, une cigarette anglaise, parce qu'elle s'éteint moins bêtement qu’une brune,
et il avait levé sa main droite au-dessus du parapet, protégeant sous ses doigts une petite lueur
rouge, et il était resté ainsi longtemps, le bras en l'air, la figure contre la terre trempée, priant
Dieu, s’il existait encore de lui accorder la fine blessure. La pluie avait eu raison de la petite
lueur rouge et il avait recommence avec une autre cigarette et encore une autre, jusqu’à ce
50 qu'un bougre d'en face, dans ses jumelles, comprenne enfin ce qu'il demandait. Il avait eu
affaire à un bon tireur, ou alors les Allemands, tout aussi compréhensifs que les Français en
ces cas-là, étaient allés en chercher un, car il avait suffi d'une balle. Elle lui avait arraché la
moitié de la main, le chirurgien avait coupé le reste.
Pour couronner le malheur, quand le coup avait retenti, sans inquiéter ceux qui vaquaient à
55 leurs corvées ni réveiller les autres, le sergent ne dormait pas. Le sergent ne dormait jamais.
Dans un petit matin mouillé, tous les bonshommes, tous, même les caporaux, même les
brancardiers accourus pour rien puisque le blessé marchait encore, avaient supplié le sergent
de faire une croix sur cette histoire, mais il ne voulait rien entendre, il disait avec l'accent de
l'Aveyron têtu et des larmes de rage dans les yeux : «Taisez-vous! Merde, taisez-vous ! Qui je
60 suis, moi, si je laisse aller des choses pareilles ? Et si tout le monde fait comme ce petit salaud,
qui va défendre ? Qui va défendre ? »
Lui, Bleuet, à son deuxième conseil de guerre, celui du corps d'armée cette fois, on l'avait
défendu du mieux qu'on pouvait. Il avait même de la chance, lui répétait-on, que les cours
martiales13 aient été supprimées, on l'aurait fusillé séance tenante14. Le commissaire-cafard15
65 avait désigné d'office pour les assister, lui et trois de son âge, un avoué16 de Levallois17,
capitaine dans l'artillerie, un brave homme qui avait déjà perdu un fils aux Éparges18 et pensait
tout haut que c’était suffisant. On l'avait écouté pour trois, pas pour quatre. Pas pour un
récidiviste19 de la lâcheté, un exemple si pernicieux qu'il pouvait contaminer toutes les jeunes
recrues dans une division. Aucun des juges n'avait voulu signer le recours en grâce.
Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles © Éd. Denoël, 1997.
1. Qui cède à ses impulsions sans réfléchir. – 2. Bombe aérienne. – 3. Petit groupe de fantassins ou de
cavaliers obéissant à un caporal ou un brigadier. – 4. Trou creusé par un obus ou une bombe. – 5.
Bateau de pêche à fond plat. – 6. Numéro d’identification des soldats. – 7. Qui le détestait. – 8. Jeune
fille dont il est amoureux. – 9. Acide obtenu par l’action de l’acide nitrique sur le phénol. – 10. Etudiant
en médecine (fam.) – 11. Il s’agit du Kaiser Guillaume, empereur d’Allemagne. – 12. Ville de la Somme
où se déroulèrent de sanglants combats et qui fut détruite pendant la Première Guerre mondiale. – 13.
Tribunal militaire d'exception. – 14. Sur le champ. – 15. Terme péjoratif désignant le commissaire
chargé du dossier de Jean. – 16. Professionnel du droit et officier ministériel chargé de représenter ses
clients devant la cour d’appel. – 17. Ville de la banlieue parisienne. – 18. Commune de la Meuse où se
déroulèrent de violents combats en 1914-1915. – 19. Qui comment la même infraction après une
première condamnation.