9782228910378

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« J’ai le cœur bon, mais je suis un monstre… »

Un père, commerçant ruiné, est pris en otage par la


Bête. Si l’une de ses trois filles ne vient pas prendre sa
place, le père sera tué. La Belle s’offre alors en sacrifice
pour le sauver…
Magnifique histoire d’amour, La Belle et la Bête nous
parle aussi de nous. Lire aujourd’hui ce conte avec un
autre œil que celui de Cocteau ou de Walt Disney, c’est
éclairer certaines interrogations de notre société : où
mène le culte des apparences ? Quelle est notre relation
au corps ? Comment retrouver l’animal en nous ? Une
société qui ne stigmatiserait plus le handicap, le
vieillissement ou la difformité est-elle possible ?
La Belle et la Bête
Madame Leprince
de Beaumont

La Belle et la Bête
suivi de

Riquet à la Houppe
(Charles Perrault)

Préface de
Bernard Andrieu

Petite Bibliothèque Payot


Retrouvez l’ensemble des parutions
des Éditions Payot & Rivages sur
www.payot-rivages.fr

© 2014, Éditions Payot & Rivages,


pour la préface et la présente édition de poche,
106, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.
Couverture et photo : © www.annelaurebaudrillart.com
ISBN : 978-2-228-91086-6
PRÉFACE

Comment ne pas devenir un autre


par Bernard Andrieu

C’est l’histoire d’une métamorphose. Un


père commerçant ruiné, est pris en otage par
une Bête ; si l’une de ses trois filles ne vient
pas prendre sa place, le père sera dévoré ; sa
fille cadette, la Belle, s’offre alors en sacri-
fice pour le sauver ; elle découvrira, sous
l’apparence monstrueuse de la Bête, un être
bon et qu’elle aimera. Inspiré de L’Âne d’or
d’Apulée, le conte de La Belle et la Bête a
paru une première fois en France sous la
plume de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve,
en 1740, dans un recueil intitulé La Jeune
Américaine et les contes marins, publié ano-
nymement. La version que nous allons
lire en est une adaptation, demeurée plus
célèbre que l’original, et dont l’auteure est

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LA BELLE ET LA BÊTE

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, née


Vaimboult le 26 avril 1711 à Rouen et
morte le 8 septembre 1780 à Chavanod.
Mme Leprince de Beaumont était pédagogue
et publia son conte en 1757 dans un recueil
intitulé Le Magasin des enfants, qui rencontra
aussitôt un vaste succès. Sans altérer la signi-
fication du conte, elle n’a pas retenu dans sa
version les pages où Mme de Villeneuve
expliquait que la Belle était d’origine royale.
Ici, à l’instar de Cendrillon, la Belle est fille
du peuple et son histoire, le symbole d’une
ascension sociale jalonnée d’épreuves : un
rapt et le risque de mourir.

Une Bête pas si bête

Soixante ans plus tôt, en 1697, Charles


Perrault avait publié un autre conte, le fameux
Riquet à la Houppe, que Mme Leprince de
Beaumont adapta sous le titre du Prince Spiri-
tuel et qui semble être une version inversée de
La Belle et la Bête : « Il était une fois une reine
qui accoucha d’un fils si laid et si mal fait qu’on
douta longtemps s’il avait forme humaine.
Une fée qui se trouva à sa naissance assura

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PRÉFACE

qu’il ne laisserait pas d’être aimable, parce


qu’il aurait beaucoup d’esprit ; elle ajouta
même qu’il pourrait, en vertu du don qu’elle
venait de lui faire, donner autant d’esprit qu’il
en aurait à celle qu’il aimerait le mieux. »
Ainsi, là où la Belle a une beauté pleine
d’esprit, la laideur, si inhumaine, du fils de la
reine ne le relègue pas au rang de la Bête. Son
esprit et sa gentillesse lui servent de fétiches
pour pallier cette laideur envahissante.
Dans un royaume voisin, deux autres filles
naissent de la reine, dont une Belle, mais
parfaitement stupide, et une cadette laide,
mais pleine d’esprit. Lors de leur rencontre
amoureuse, la Belle idiote déclare à Riquet à
la Houppe : « J’aimerais mieux être aussi
laide que vous et avoir de l’esprit, que d’avoir
de la beauté comme j’en ai et être bête autant
que je le suis. » Ici, la Belle et la Bête ne sont
pas dédoublées, mais forment une seule
jeune femme. La Bête sera, elle, condamnée
à « ne pas faire paraître son esprit » et à
conquérir sa Belle uniquement par la vertu de
son caractère. Mais devant Riquet, lui-même
laid mais plein d’esprit, une pédagogie de
l’amour va pouvoir s’établir dans une sorte
de raisonnement socratique : « Il n’y a rien,

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LA BELLE ET LA BÊTE

madame, qui marque davantage qu’on a de


l’esprit, que de croire n’en pas avoir, et il est
de la nature de ce bien-là que plus on en a,
plus on croit en manquer. » Se savoir bête,
c’est déjà faire preuve d’esprit, même si la
Belle concède ne pas savoir qu’on a de l’esprit
en reconnaissant ne pas en avoir. Le cogito de
Descartes n’est pas loin : savoir que l’on
pense, indépendamment du contenu de sa
pensée, manifeste une capacité du sujet à être
pensant.
Là ou la Bête propose à la Belle de l’épouser
pour se délivrer de son sort et accomplir sa
quête d’un amour, Riquet précise les condi-
tions de son don/contre-don : « J’ai le pouvoir,
madame, de donner de l’esprit autant qu’on en
saurait avoir à celle que je dois aimer le plus ; et
comme vous êtes, madame, celle-là, il n’en
tiendra qu’à vous que vous n’ayez autant
d’esprit qu’on en peut avoir, pourvu que vous
vouliez bien m’épouser. » La Belle désormais
pleine d’esprit lui promet de revenir un an
plus tard l’épouser et se répand dans la cour,
désormais étourdie non seulement par son
apparence mais aussi par sa conversation
cultivée. La Belle va-t-elle céder aux sirènes de
la communauté des princes accourus pour la

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PRÉFACE

demander en mariage maintenant que l’aînée


est plus spirituelle que sa cadette, qui ne peut
plus opposer son esprit à sa laideur ? La tenta-
tion augmente, car son esprit compare les
prétentions et les avantages de chaque prince
qui se présente ; mais son esprit la sauve
aussi plusieurs fois d’un engagement qui ne
tiendrait plus la promesse à Riquet. N’était-
elle pas si bête au moment de promettre contre
un gain d’esprit ce mariage intéressé mais non
d’amour ? L’esprit obtenu depuis la promesse
ne l’éclaire-t-elle pas finalement sur la vanité
de Riquet et la limite de ses prétentions ?
Riquet, lui, prépare la noce, persuadé que la
communauté des esprits suffira à convaincre la
Belle de préférer l’esprit malgré sa laideur là
où d’autres princes font de leur beauté corpo-
relle le principe de la séduction. La fée a doté
Riquet d’une autre possibilité de métamor-
phose, non plus de l’esprit mais de son propre
corps, s’il était aimé pour lui-même par la
femme qu’il aime : « Cela se fera si vous
m’aimez assez pour souhaiter que cela soit ; et
afin, madame, que vous n’en doutiez pas,
sachez que la même fée qui au jour de ma nais-
sance me fit le don de pouvoir rendre spiri-
tuelle qui me plairait, vous a aussi fait le don de

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LA BELLE ET LA BÊTE

pouvoir rendre beau celui que vous aimerez, et


à qui vous voudrez bien faire cette faveur. »
Par ces paroles, et au contraire de la Bête de
Mme Leprince de Beaumont qui ne dit rien à
sa Belle même quand celle-ci est tenue
enfermée dans son château, l’échange laideur/
esprit contre beauté/esprit est désormais
éclairé. La confiance n’est pas aveugle, ni
l’amour : « Ce ne furent point les charmes de la
fée qui opérèrent, mais que l’amour seul fit
cette métamorphose. Ils disent que la prin-
cesse ayant fait réflexion sur la persévérance
de son amant, sur sa discrétion, et sur toutes les
bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne
vit plus la difformité de son corps, ni la laideur
de son visage, que sa bosse ne lui sembla plus
que le bon air d’un homme qui fait le gros dos ;
et qu’au lieu que jusqu’alors elle l’avait vu
boiter effroyablement, elle ne lui trouva plus
qu’un certain air penché qui la charmait. »
Perrault précise que c’est « l’amour seul »
qui aurait décidé finalement la princesse.
L’amour métamorphose en rendant aveugle
le handicap, la monstruosité et la différence.
De boiteux, Riquet ne lui apparaît plus que
penché. L’amour transforme la perception
que nous avons des défauts physiques, il ne

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PRÉFACE

les efface pas mais les rend acceptables, sinon


désirables. Là est toute la différence avec le
conte de Mme Leprince de Beaumont qui
change entièrement l’apparence de la Bête
en lui rendant figure humaine et en délivrant
le prince du sort jeté. La Belle doit faire
l’épreuve et prouver son amour sans rien en
attendre en s’épanchant réellement pour la
Bête telle qu’elle est. Aimer sans connaître
les conséquences de son amour pour soi et
pour l’autre, n’est-ce pas plus généreux que
d’accepter la différence de l’autre en l’insé-
rant dans son amour ?
Entre ces deux modèles de l’amour, l’amour
de la différence chez Perrault et l’amour de
l’altérité chez Mme Leprince de Beaumont,
deux directions s’offrent à nous. D’une part,
la mutation corporelle s’accompagne d’une
métamorphose de l’esprit : en changeant de
point de vue, l’amour modifie nos perceptions
au point de nous cacher la réalité. D’autre part,
le changement du corps de la Bête en celui du
prince implique un effacement du mauvais
sort : plus de traces de l’ancien corps animal
dans le corps du prince, mais le souvenir de
l’expérience est bien réel : au prince apparu à
la fin du conte, la Belle « ne put s’empêcher de

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LA BELLE ET LA BÊTE

lui demander où était la Bête. Vous la voyez à


vos pieds, lui dit le prince ». Le prince trouve
dans l’amour de la Belle un moyen de délivrer
enfin son esprit interdit d’expression dans la
peau de la Bête. Pouvoir s’aimer sans se
soucier de l’apparence, c’est utiliser le corps
comme un médiateur pour rencontrer son
esprit.
La laideur du monstre est si intériorisée par
la Bête qu’elle croit que sa laideur physique
correspond à son manque d’esprit : « Outre
que je suis laid, je n’ai point d’esprit. » Pour-
tant, cogito cartésien oblige, la Belle refuse
la proposition de la Bête : « Je sais bien que
je ne suis qu’une bête. » Ici l’animal, « la
Bête », serait synonyme de bêtise, assimila-
tion classique pour inférioriser l’animal devant
ce qui serait la supériorité de la raison
humaine. La Belle reprend une distinction
établie par les premières études sur la débilité
mentale : « On n’est pas bête quand on croit
n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su
cela. »
En 1880, avant donc les cancres évalués par
l’échelle d’intelligence d’Alfred Binet et après
l’enfant sauvage recueilli par Jean Itard, le
médecin Désiré-Magloire Bourneville fera

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PRÉFACE

une différence entre trois catégories d’enfants


idiots : les enfants idiots, gâteux, épileptiques
ou non, mais invalides et réputés incurables,
pour qui aucune éducation n’est possible en
raison d’une vie végétative ; les enfants idiots,
gâteux, épileptiques ou non, mais valides, qui
peuvent bénéficier d’une invention de Bour-
neville : la « petite école » ; les enfants propres,
valides, imbéciles, arriérés et épileptiques qui
pourront suivre la « grande école ».
Entre la bêtise et l’idiotie, la sottise de la
Bête ne se sait pas elle-même bête. Le défaut
est ici de réflexivité plus que d’intelligence. La
Bête s’excuse de ne pas avoir d’esprit au point
de se déclarer à la Belle « stupide » ! Se savoir
stupide, c’est déjà faire preuve de « bon sens »
selon Descartes, pour qui « le bon sens est la
chose du monde la mieux partagée ». La Bête
ne peut donc être un simple animal que le
même Descartes réduit à l’état de machine
sans âme. Le doute s’introduit dans le conte :
la Bête n’est plus si animale, dès lors qu’elle
parle en raisonnant sur elle-même et sur sa
situation avec la Belle.
La Bête refuse les flatteries du père de la
Belle qui l’appelle, effrayé, « Monseigneur ».
Ces mêmes compliments, la Belle les refusait.

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