Les Messagers Du Dragon T2 - Un - Erin Hunter
Les Messagers Du Dragon T2 - Un - Erin Hunter
Les Messagers Du Dragon T2 - Un - Erin Hunter
Titre
Remerciements
Carte
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Épilogue
Biographie de l'autrice
Copyright
Remerciements particuliers à Rosie Best.
À Rowan
Au gré des courants, Rivage Calme, grue mâle à cou noir, planait, montait,
redescendait au-dessus des sommets et des vallées du Royaume des
Bambous. L’extrémité noire des ailes d’Eau Paisible, sa compagne,
effleurait régulièrement les siennes.
Ils se réjouissaient par avance de regagner leur nid dans les creux
tranquilles du grand fleuve. Le long été touchait à sa fin et le littoral du
Nord était l’endroit parfait où nicher pendant le rude hiver montagnard.
Ils suivirent le lit étincelant du fleuve qui coupait le royaume en deux,
se transformait en rapides, disparaissait dans d’épaisses forêts, jusqu’à ce
que finalement, Eau Paisible pousse un léger craquettement.
— Nous y sommes ! Regarde, la cascade est là-bas ! Nous verrons
bientôt les rochers couverts de mousse.
Tandis que la femelle obliquait dans les airs, son regard acéré scrutait la
berge à la recherche de leur lieu de nidification. Ils abordaient le coude de
la rivière quand Rivage Calme comprit d’un seul coup d’œil que quelque
chose n’allait pas.
— Où sont les rochers ? s’étonna-t-il.
L’endroit où ils nichaient ne correspondait plus à ses souvenirs. Les
deux grands oiseaux avaient passé beaucoup de temps après le déluge à
chercher l’emplacement parfait où construire leur nouveau nid. Lorsqu’ils
s’étaient envolés au début du printemps, ils avaient laissé derrière eux une
pente légère menant à une mare peu profonde entourée de rochers
moussus : le lieu parfait où piéger des petits poissons tout en étant protégés
du courant tumultueux. À présent, il y avait une forte déclivité entre la terre
ferme et le bord du fleuve…
— Trouvé ! piailla Eau Paisible qui descendit en piqué et se posa sur le
sommet couvert de mousse d’un affleurement rocheux.
Son compagnon atterrit à côté d’elle et poussa un cri de surprise en
découvrant leur nid (une couronne confortable de brindilles, d’éclats de
bambou et de mousse) perché sur ce rocher. Il lui fallut un moment pour
comprendre pourquoi il ne flottait pas sur l’eau… Ce n’était pas leur nid qui
avait bougé, mais le lit du fleuve !
— Rivage Calme, murmura Eau Paisible, je crois que les eaux de la
crue se retirent enfin !
Rivage Calme descendit du rocher et sautilla jusqu’à la rive. Non loin,
un arbre noueux qui avait été longtemps immergé dépassait de l’eau et
dégoulinait d’algues. Une pousse de bambou toute fine avec une seule
feuille vert vif croissait déjà dans la vase à côté de lui. Le soleil illuminait le
paysage, séchait les rochers, scintillait à la surface de la rivière. Même le
courant semblait un peu plus lent qu’avant. D’autres oiseaux poussés par la
curiosité sautillaient le long des berges et picoraient la terre tendre, pendant
que deux écureuils volants planaient de branche en branche au-dessus de
leurs têtes sans cesser de jacasser.
— C’est merveilleux ! s’exclama Eau Paisible. Les choses reviennent
enfin à la normale !
Les deux grues restèrent front contre front un long moment avant de se
séparer pour chercher l’endroit parfait où arrimer leur nouveau nid. Rivage
Calme repéra un coin ombragé où l’eau était désormais peu profonde. Ils
rassemblèrent des brindilles et des feuilles qu’ils entrelacèrent et
superposèrent couche après couche sur une grosse pierre blanche et lisse
léchée par le courant. Lorsqu’une grosse carpe passa à toute vitesse près
d’eux, Rivage Calme s’interrompit pour la regarder se faufiler dans la forêt
d’algues vertes.
Eau Paisible lui prit la brindille du bec et l’inséra parmi les autres. Puis
elle grimpa dans le nid et en ressortit pour jeter un œil expert sur leur
travail. Après avoir poussé un léger craquettement de satisfaction, Rivage
Calme entreprit de lisser une plume qui dépassait sous son aile. Sa
compagne était vraiment douée pour construire des nids. La tache rouge en
forme de feuille de ginkgo au sommet de sa tête étincelait au soleil tandis
qu’elle travaillait.
Il s’arracha la plume qu’il glissa entre les brindilles du nid, puis
s’avança quelque peu dans l’eau, le temps d’habituer ses très longues pattes
à ce courant inédit. Le fleuve ne manquait jamais de les prévenir d’un
danger éventuel. En cet instant, Rivage Calme le sentait perturbé. Cette
agitation n’avait rien à voir avec les éclaboussures effrayantes d’un
prédateur en approche. Il pressentait un grand changement annonciateur
d’autres plus grands encore…
Un petit « plof » dans son dos le fit se retourner. Eau Paisible se tenait
immobile à côté du nid. La dernière brindille qu’elle venait de choisir
flottait dans l’eau devant elle.
Le bec entrouvert, elle regardait dans le vide.
— Tu l’as senti, toi aussi ? roucoula-t-elle.
Rivage Calme se concentra sur le courant, mais ne perçut rien
d’inhabituel.
— Senti quoi ?
— Comme une présence.
Elle avait les plumes du cou gonflées et elle sautillait d’une patte sur
l’autre avec nervosité.
— Tu n’as rien senti ? insista-t-elle. On aurait dit que quelque chose…
soufflait sur moi.
Au bout d’un long moment, elle pénétra dans le fleuve à grandes
enjambées. Le grand mâle l’observait avec perplexité. Ses pas déterminés
effrayèrent une carpe qui paressait au soleil dans l’eau peu profonde.
— Il y a un problème ? demanda Rivage Calme dont les plumes du cou
commençaient à se hérisser.
— Je… je crois… Il faut que je parte, lui annonça Eau Paisible, à
présent immobile. Je suis désolée.
— Pardon ? s’étonna Rivage Calme. Nous venons juste d’arriver ! Si tu
veux, nous pouvons déplacer le nid…
— Non, ce n’est pas le problème. Le nid est très bien où il est. C’est
moi. J’ai l’impression qu’une force inconnue… m’appelle. Comme si
j’avais une mission…
Elle pataugea jusqu’à lui et blottit son cou contre le sien.
— Je reviens dès que possible, ajouta-t-elle.
— Attends ! Eau P…
Sans un mot de plus, elle s’envola d’un bond, dispersant une traînée de
gouttelettes étincelantes dans son sillon. Quelques battements puissants de
ses ailes au plumage noir et blanc plus tard, elle avait disparu au-dessus de
la Forêt du Nord, par-delà les feuilles ondoyantes des bambous.
Rivage Calme s’ébroua avant de décoller à son tour, mais il ne la vit
nulle part, comme si une rafale de vent l’avait propulsée au loin. Frémissant
de nervosité, il dessina des cercles dans le ciel au cas où il percevrait le
moindre signe de sa compagne ou des courants qui la portaient, en vain.
Quelle mouche l’avait piquée ? Où se rendait-elle ? Et quand
reviendrait-elle ?
Si elle revenait un jour…
Un léger craquement se fit entendre en contrebas. Une partie du nid
venait de se décoller du rocher pâle contre lequel il était adossé et, soudain,
la structure tout entière fut emportée par le courant. Dans un cri horrifié,
Rivage Calme descendit en piqué, se posa vite dans la rivière et saisit le nid
dans son bec pour le porter en lieu sûr.
« À quoi bon ? Sans Eau Paisible… »
Non, il ne devait pas réagir de cette manière.
« Elle va revenir et, à ce moment-là, elle trouvera un beau nid qui
l’attend. Notre nid. »
Il batailla avec l’enchevêtrement de brindilles qu’il tentait
désespérément de sauver malgré les morceaux qui se détachaient et étaient
emportés en aval. À force d’obstination, il parvint à le rapprocher du rocher
blanc, mais il lui fallait quelque chose pour le coincer.
Après avoir lancé des regards frénétiques alentour, il aperçut une forme
longue, d’un blanc éclatant sous la surface, du même blanc que la pierre.
Bizarrement, quand il plongea le bec dans l’eau et tira dessus, la chose
semblait interminable.
Ce n’était pas une pierre mais un os, fin et courbe.
Rivage Calme avait croisé assez de prédateurs avec leurs proies dans les
montagnes pour savoir qu’il s’agissait d’une côte et qu’elle appartenait à
une créature beaucoup plus grosse qu’un poisson.
Il la reposa délicatement avant de regarder autour de lui.
Il était entouré de centaines et de centaines d’os. Les uns dépassaient
dans la boue, les autres brillaient dans l’eau peu profonde. Ce devaient être
les restes des créatures mortes pendant le déluge. Il y en avait tellement…
Il pivota et, à pas lents, il fit le tour du rocher auquel les deux grues
avaient accolé leur nid. Il fut saisi de frissons, de l’autre côté, quand il vit
les deux grandes ouvertures rondes : des orbites au-dessus d’une rangée de
dents.
Alors qu’il contemplait le champ d’os où Eau Paisible et lui s’étaient
installés, un cri perçant le fit sursauter. Par réflexe, il s’envola et se retrouva
au milieu d’une nuée de pluviers.
— Pars vite, pars vite ! piaulèrent les oiseaux. Un prédateur approche !
Rivage Calme vira de bord et, une fois loin d’eux, il tourna en rond
dans l’air au-dessus de la berge, se demandant ce qui avait bien pu les
effrayer. Il aperçut les deux écureuils volants qui bondissaient en toute hâte
de branche en branche, mais aussi une compagnie de faisans affolés qui
fuyaient le rocher sur lequel ils se prélassaient…
Soudain, Rivage Calme vit l’objet de leur peur et fut lui aussi saisi
d’effroi. Indifférent à la panique qu’il semait, le félin descendait lentement
la colline. Ses rayures orange et noires ondulaient à chacun de ses pas. Ses
moustaches remuaient tandis qu’il reniflait l’air ambiant. Quand il atteignit
la rive, il poursuivit sa marche et s’enfonça dans l’eau jusqu’au poitrail.
Bien qu’en hauteur, Rivage Calme perçut distinctement le grondement
qui se propagea autour du tigre, alors qu’il regardait droit devant lui, les
oreilles dressées, la queue fouettant l’eau.
Rivage Calme ignorait l’identité de sa proie, mais il était heureux de ne
pas être à sa place.
Au bout d’un moment, le tigre fit demi-tour et regagna la berge. Au
passage, sa queue effleura le nid qui fut une nouvelle fois délogé du crâne,
et c’est le cœur lourd que Rivage Calme regarda son petit « chez-lui », tout
ce qui lui restait d’Eau Paisible, s’éloigner au fil de l’eau.
CHAPITRE 1
Feuille grimpa sur un rocher plat et pointa le Mont du Dragon avec son
museau. D’un violet chatoyant derrière un nuage vaporeux qui tournoyait, il
paraissait si lointain. Pourtant, Feuille savait qu’ils l’atteindraient d’une
manière ou d’une autre. Quand un courant d’air froid vint lui hérisser les
poils, elle ne quitta des yeux ni la pente rocailleuse qui les attendait ni les
congères à l’horizon.
Elle avait déjà parcouru un long chemin avec son meilleur ami Fonceur,
le panda roux. Ensemble, ils avaient franchi sommet après sommet, affronté
le grésil et survécu au pire séisme qui soit. Ils avaient suivi la piste du
Dragon et s’étaient même alliés avec un tigre. Aujourd’hui était un autre
jour.
En contrebas, dans un bosquet à flanc de la montagne, Fonceur
arrachait les feuilles violettes d’une tige de bambou guérisseur et les
donnait à Tante Prune. Celle-ci allait déjà mieux, même si le mal qui se
retirait peu à peu de sa plaie lui laisserait certainement une vilaine cicatrice.
À côté d’eux était assis un autre jeune panda femelle qui ressemblait
comme deux gouttes d’eau à Feuille, à cela près qu’elle était mieux
nourrie : plus ronde et le poil plus soyeux. Elle s’appelait Pluie Colline-
Prospère et c’était la sœur de Feuille.
« Merci, Grand Dragon, pria Feuille, d’avoir sauvé Prune de l’attaque
du Monstre Blanc et de nous avoir réunies, Pluie et moi. »
Toute sa vie, elle avait rêvé de traverser le fleuve afin de retrouver sa
mère et sa sœur. Non seulement Pluie l’avait rejointe en premier, mais elle
avait appris qu’elles faisaient partie d’une portée de triplés ! Leur frère ou
leur sœur se trouvait là, quelque part dans le Royaume des Bambous.
« Et nous sommes des Messagers du Dragon. »
Chasseur d’Ombre, le tigre, lui avait dépeint son destin et elle l’avait
cru, même si son histoire lui avait paru farfelue. On lui avait toujours dit
que le Dragon entendait les pandas lorsqu’ils le remerciaient à chaque
festin, lui demandaient de l’aide… Savoir que le Dragon pouvait
« répondre » l’obligeait à présent à peser chacun de ses mots.
« Merci de nous aider, continua-t-elle en pensée, le regard tourné vers le
Mont du Dragon. Je ferai mon possible pour être une bonne Messagère et
remettre en ordre le Royaume des Bambous. »
Elle espérait s’être exprimée correctement.
— Pluie, ma chère, je veux tout savoir sur les pandas de Colline-
Prospère, lui lança Prune qui se redressa pour s’adosser à un arbre.
Combien sont-ils ? Apparemment, les bambous poussent en abondance là-
bas !
— Oh oui ! Il y en a des tonnes, répondit Pluie.
Alors que Prune et Feuille étaient suspendues à ses babines, elle ne
développa pas.
« Il lui faut le temps de digérer », se dit Feuille.
Elle comprenait tout à fait : Pluie avait failli mourir noyée dans le
fleuve ; elle s’était réveillée loin de chez elle ; là, un étrange panda lui avait
annoncé qu’elle venait d’une fratrie de triplés, que sa mère n’était pas sa
vraie mère et qu’elle était un des Messagers du Dragon. Feuille ne pouvait
pas en vouloir à Pluie d’avoir l’impression de vivre un rêve étrange.
— Euh… J’ai peur d’avoir mal compris…, insista Prune, les sourcils
froncés. À propos de Nocturne. Tu es bien sûre de toi ?
Pluie éclata d’un rire narquois.
— Quoi ? Vous pensez que je l’ai imaginé en train de me maintenir la
tête sous l’eau ?
Prune parut blessée.
— Pas du tout, ma belle. Je… je… En fait, je ne l’ai rencontré qu’une
seule fois, avant le déluge… C’était un Messager du Dragon charmant,
d’une grande sagesse. Il n’avait rien d’un menteur.
Pluie pencha la tête pour se gratter derrière l’oreille.
— Eh bien, sans vouloir vous offenser, tous les pandas de Colline-
Prospère sont du même avis. Ils le trouvent sage, parce qu’il est très doué
pour inventer de vagues prophéties qui ne peuvent que se réaliser. Ils le
trouvent charmant, parce qu’ils ne l’ont jamais vu marchander avec les
singes dorés pour qu’ils passent à tabac des jeunes pandas sans défense. Ils
ne voient pas que ses idées n’ont ni queue ni tête, alors ils se contentent de
les suivre. Ils ont envie de croire en lui, alors ils croient en lui. Même ma
mère ! Même mon meilleur ami, Caillou…
Elle s’interrompit. À son air bougon s’ajouta la tristesse.
— Nous tirerons cette affaire au clair, lui promit Prune. Je ne sais pas ce
qui lui est arrivé pendant son absence, mais nous découvrirons pourquoi il a
changé du tout au tout.
— S’il lui est effectivement arrivé quelque chose ! marmonna Pluie.
Qui nous dit qu’il a été un bon panda un jour ? Mais peu importe.
L’essentiel est de mettre un terme à ses agissements.
— Hé ! s’exclama Fonceur. Ça ne devrait pas être très compliqué…
Attendez qu’ils apprennent que les « vrais » Messagers du Dragon sont
parmi nous !
Prune poussa un léger soupir de joie. Son regard croisa celui de Feuille
qui fut un peu gênée par la révérence dans ses yeux.
— Ma petite Feuille… Dire que tu es Messagère du Dragon et la toute
première à partager cet honneur avec sa portée ! Je suis tellement fière de
toi, mon ange… De vous deux !
Mais Pluie recommençait à bouder.
— Je sais que ça fait beaucoup d’informations, assura Feuille à sa sœur.
Seulement Fonceur a raison. Je sais que tu veux rentrer chez toi et aider tes
amis, mais nous avons une mission désormais. Et cette mission va nous
permettre de les sauver ! Nous pourrons à la fois défier Nocturne et protéger
le Royaume des Bambous.
— Je vous aiderai, annonça Prune en se relevant tout doucement.
Fonceur courut vers elle. Alors qu’il se glissait sous son épaule pour
qu’elle s’appuie sur lui, Prune laissa échapper un petit gloussement, puis
elle le repoussa avec le museau.
— Je suis assez forte pour marcher. Grâce à toi, Fonceur, et à ce
bambou guérisseur, déclara-t-elle tout en donnant un coup de langue
reconnaissant derrière l’oreille du panda roux. Je connais la suite du
programme : nous devons nous rendre au Mont du Dragon. Tous les
nouveaux Messagers effectuent ce périple afin d’accomplir le rituel et d’être
acceptés par le Dragon en personne.
— Quel rituel ? s’enquit Pluie.
— Nul ne sait ce qui se passe dans la grotte, répondit Prune. Cela reste
entre le Messager et le Dragon. En tout cas, tous les Messagers en passent
par là.
— Alors nous ferions mieux de nous mettre en route, conclut Feuille. Si
tu es sûre de pouvoir marcher.
Elle observa en grimaçant les entailles encore fraîches laissées par le
Monstre Blanc sur le nez de sa tante et le long de son flanc. Bien que peu
profondes, elles étaient à peine refermées et la fourrure blanche tout autour
était encore maculée de sang séché.
— Tant que nous faisons une pause pour les festins, ça me va.
Prune esquissa quelques pas. Feuille la suivait de près au cas où elle
trébucherait, mais son inquiétude s’envola rapidement. Elle se tourna vers
Pluie.
Sa sœur n’avait pas bougé de sous son pin tordu où elle reniflait l’air,
assise, la mine renfrognée. Quand elle surprit le regard de Feuille sur elle,
elle se leva, avança d’un pas hésitant et donna un coup de patte dans un tas
d’aiguilles de pin.
— Je me demandais…, marmonna-t-elle. Et si tu te trompais ? Vous
aurez fait tout ce chemin jusqu’à la montagne pour rien. Vous allez risquer
votre vie, peut-être mourir de froid ou être attaqués par des panthères. Ce
tigre pourrait revenir. Et si toute cette histoire n’était qu’une ruse pour vous
affaiblir afin de mieux vous dévorer ?
Feuille aurait aimé lui dire d’arrêter ses balivernes. Puis elle se rappela
que Pluie avait eu moins de temps qu’elle pour s’habituer à la situation.
— Chasseur d’Ombre est dans notre camp, je te le jure, affirma-t-elle.
(Elle s’adressait en partie à Fonceur qui paraissait soudain horrifié à l’idée
d’un stratagème habile de la part du tigre.) Nous irons tous bien tant que
nous resterons soudés. Et si nous parvenons en haut du Mont du Dragon et
qu’il ne se passe rien, eh bien… au moins, nous serons fixés, pas vrai ?
Dans un soupir, Pluie jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Feuille
suivit son regard en direction du sud, en bas de la pente menant au fleuve,
vers Colline-Prospère. Alors qu’elle rassemblait des arguments dans sa tête,
Pluie se tourna vers elle.
— Très bien, je vous accompagne. Si c’est le seul moyen pour vous
prouver que je ne suis pas Messagère du Dragon…, ajouta-t-elle, un rictus
aux babines.
Feuille lui adressa à son tour un grand sourire.
« Elle me taquine ! Comme une vraie sœur ! »
Pendant que les quatre pandas se préparaient à quitter la clairière pour
s’engager sur la pente rocailleuse, le pouls de Feuille s’accéléra. Une fois
parvenus devant l’antre du Dragon… que se passerait-il ? Verraient-ils le
Dragon en chair et en os ? Leur parlerait-il ?
Quoi qu’il advienne, elle était contente de se mettre en chemin en
compagnie de sa sœur. Pluie finirait tôt ou tard par accepter la situation.
Forcément.
CHAPITRE 2
Esprit serrait son repas entre ses griffes. Il essayait de le tenir comme Hiver
le lui avait appris, avant de lui donner la mort d’un coup de dents net et
franc. Mais sa proie ne voulait pas rester en place : elle ployait et se
tortillait, bien qu’il l’ait coincée entre ses pattes. Ses ramures mouvantes lui
balayaient la face et l’obligeaient constamment à reculer. Chaque fois qu’il
lâchait prise, il devait lui sauter dessus de nouveau.
— Tu peux y arriver ! l’encourageait Frisson, confortablement installée
sur un rocher au soleil. Dégomme-le !
Les yeux noirs, sa queue touffue remuant derrière elle, la jeune panthère
suivait chaque mouvement de sa proie.
— Tu y étais presque ! lui lança une autre voix un peu plus loin.
Esprit redoubla d’effort pour agripper sa nourriture avant de lever les
yeux et de regarder de l’autre côté du fleuve immense le panda qui
l’interpellait sur la rive. Son nouvel ami, Nocturne Bois-Noir, lui envoyait
des instructions sur la manière de dénicher de la nourriture dans ce curieux
endroit chaud et humide. D’après lui, cette proie en valait vraiment la peine.
Esprit en doutait.
Et, bien entendu, l’étrange plante verte et élastique que Nocturne
appelait « bambou » lui échappa une nouvelle fois et vint lui fouetter la
figure. Esprit se cabra en secouant la tête.
— Attrape-le entre tes dents ! lui cria Nocturne. Au niveau des racines !
Esprit prit une grande inspiration. Peut-être s’était-il trompé de tactique
et ne devait-il pas chasser les feuilles qui s’agitaient au bout de la tige
mobile ? Il s’aplatit et enfouit son museau dans le rideau de bambous en
essayant d’ignorer les pousses qui lui chatouillaient la truffe, puis il mordit
une canne. Elle se détacha presque immédiatement dans un craquement qui
fit plaisir à entendre.
Dès que le parfum des entrailles vertes et fraîches du bambou pénétra
dans ses narines, Esprit comprit ce que Nocturne avait voulu dire. Cette
odeur rafraîchissante et douce-amère n’avait absolument rien à voir avec les
proies qu’il avait dévorées dans les montagnes. Ce bambou dégageait un
parfum « délicieux ».
Il le saisit entre ses mâchoires et croqua à pleines dents la canne qui
s’entrouvrit. Il batailla pour en arracher l’écorce, mais c’était le seul moyen
pour atteindre la succulente pulpe verte à l’intérieur. Il immobilisa la canne
et planta ses crocs dedans tout en la débarrassant de son écorce avec les
griffes.
— C’est incroyable ! cria-t-il à Nocturne, la gueule pleine de filaments.
— Content de l’entendre ! répliqua Nocturne. Mais il existe une
manière beaucoup plus facile de l’extraire, jeune Esprit.
Suivant les recommandations de Nocturne, Esprit s’assit sur son arrière-
train pour manger au lieu de s’allonger comme toute bonne panthère des
neiges. La canne bien serrée entre ses pattes, il cueillit plusieurs feuilles
avec les crocs. Quand il croqua dans le bouquet, il éprouva un vif plaisir qui
le mit en joie. L’intérieur, d’odeur et de texture différentes, était tout aussi
divin. Il scruta le massif de bambous et se dit qu’il resterait bien là toute la
journée à mâchonner ces jolies feuilles qui ondulaient.
— Je peux goûter ? demanda Frisson en sautant de son rocher.
Elle s’approcha à pas feutrés d’Esprit qui lui tendit une feuille. Sa sœur
la renifla longuement avant de la saisir du bout des crocs et de la mâcher.
Soudain, elle retroussa les babines. Ses yeux se plissèrent puis roulèrent
dans leurs orbites.
— Beurk ! Quelle horreur !
Elle s’ébroua tout en crachant à plusieurs reprises.
— Ce n’est qu’une pauvre plante ! ajouta-t-elle.
Elle faisait une tête si drôle qu’Esprit ne put s’empêcher de glousser. Au
bout d’un moment, elle se joignit à ses éclats de rire. Enfin, tout en ricanant,
elle se lécha les pattes pour se débarrasser du mauvais goût dans sa gueule.
Son frère était tellement content de la voir heureuse. Ils n’avaient pas autant
ri depuis…
À cet instant, Esprit revit toute la scène dans un flash : Hiver, leur mère,
en train de glisser de la corniche. Dans son souvenir, la chute était
interminable. La panthère des neiges était tombée dans le vide pendant une
éternité avant de heurter le sol enneigé de la Gueule-sans-Fond où elle
demeurerait, inerte, à tout jamais.
Il chassa l’image de son esprit et se concentra sur Frisson. Elle le
taquinait encore, répétant à qui mieux mieux à quel point le bambou la
répugnait.
— Ça en fera plus pour moi ! s’exclama Esprit.
Un sourire contraint aux babines, il lui arracha le bambou des pattes
dans un geste théâtral.
Il était si heureux d’avoir sa sœur à ses côtés. Elle lui aurait manqué s’il
avait dû quitter la montagne seul. En aucune manière, elle ne lui avait
reproché la mort d’Hiver (contrairement à Tempête et Givre). Or, au fond de
lui, Esprit savait qu’elle lui en voulait. Après tout, c’était sa faute. Il n’aurait
pas dû essayer de bondir par-dessus la Gueule-sans-Fond, sachant qu’il
n’avait aucune chance d’y parvenir. C’était à cause de lui si leur mère avait
péri en contrebas.
La culpabilité le rongeait, tandis qu’il enlevait l’écorce de la canne de
bambou et en extrayait la pulpe fraîche et croquante. Il jeta un coup d’œil
sur l’autre rive où Nocturne, assis, dorait sa fourrure noire et blanche au
soleil du matin.
« C’est un panda. Et moi aussi, d’après lui. Alors comment me suis-je
retrouvé dans la montagne ? Qui est ma vraie mère ? Où est-elle
aujourd’hui ? Où suis-je censé vivre ? »
Peut-être dans cet endroit qui était si différent de la montagne ? Il
n’était pas trop sûr de s’y sentir mieux. Les couleurs éclatantes lui étaient
pour la plupart inconnues. Il y avait cette mousse d’un vert incroyable, ces
feuilles dorées, ces fleurs multicolores… Il faisait aussi très chaud et très
humide, ce qui était normal vu que le fleuve grondait en son centre.
Alors qu’il contemplait l’eau étincelante, un oiseau avec un long cou et
une crête rouge vif en forme de feuille se posa dans l’eau peu profonde,
presque à côté de lui. Frisson dressa la tête. Ses yeux devinrent noirs. « Son
instinct de chasseuse reprend le dessus », songea Esprit. L’oiseau le fixa un
long moment, s’ébouriffa les plumes, puis reprit délicatement son envol.
À sa place, Esprit découvrit des silhouettes orange et blanc qui
brillaient dans l’eau. Il se pencha pour mieux voir.
— Ce sont des carpes, lui apprit Nocturne. De la famille des poissons.
— Elles ne remontent jamais pour respirer ? demanda Esprit, fasciné
par les créatures aux écailles lisses qui nageaient.
— Non, elles s’approchent juste pour manger les insectes à la surface.
Esprit scruta les alentours en se demandant ce que son nouvel ami
pouvait lui apprendre d’autre sur cet endroit.
— Et ça, c’est quoi ?
Il désignait de la truffe une forme grise et rose qui sautait de branche en
branche non loin.
— Un singe du nom de macaque, répondit Nocturne. Et là-bas en aval,
tu vois ces cornes ?
Esprit tourna la tête et aperçut une créature encore plus grosse que lui
sur la berge. Elle ressemblait un peu aux chèvres des montagnes que les
panthères chassaient. Celle-ci arborait des cornes plus petites et une toison
aux longs poils jaune doré.
— Voici un takin, annonça Nocturne.
— Cet endroit grouille de proies, remarqua Esprit. Où sont les
chasseurs ?
— Il y en a quelques-uns.
Même loin sur l’autre rive, Esprit surprit un léger coup d’œil de
Nocturne à Frisson.
— Mais le Grand Dragon veille sur chacun d’entre nous, ajouta-t-il.
Prédateur, proie ou panda !
— Le Grand Dragon ? répéta Esprit qui pivota (il s’attendait presque à
voir la créature derrière lui).
— Exactement. Par contre, tu ne le verras pas.
Nocturne se leva. Sa voix se fit plus grave, plus sonore.
— Il est la forêt, le ciel, la rivière. Il se trouve tout autour de nous. Il
garde un œil sur nous. Seul le Messager du Dragon entend sa voix.
Esprit perçut un petit miaulement de défiance qui grondait au fond de la
gorge de Frisson.
— N’importe quoi ! Il veut parler du Chat des Neiges, marmonna-t-elle.
C’est lui qui veille sur nous, pas vrai ? Pourquoi pense-t-il que c’est un… Il
a dit quoi ? Un dragon ? Jamais entendu parler d’une bête pareille…
Esprit la foudroya du regard. Il espérait que Nocturne n’avait pas
entendu la remarque désobligeante de sa sœur.
— Et qui est le Messager du Dragon ? s’enquit Esprit.
Nocturne esquissa une révérence et pencha la tête avec humilité, ce qui
mit Esprit mal à l’aise.
— Oh ! C’est toi ?
Son nouvel ami devait donc être un panda très important ! S’il pouvait
vraiment parler à cette créature géante et invisible…
« Le Chat des Neiges m’a peut-être guidé jusqu’ici finalement. »
Esprit ne savait plus trop quoi dire à quelqu’un qui communiquait avec
un être au moins aussi vénérable que leur Chat des Neiges. Il réfléchissait
encore quand les branches au-dessus de sa tête se mirent à bruisser et que
d’étranges fruits jaunes dégringolèrent, ratant son crâne d’une petite griffe.
Il sursauta et leva la tête.
— N’aie pas peur ! lui lança Nocturne. Ce ne sont que des écureuils
volants !
Esprit avait déjà croisé des écureuils et ils ne volaient pas ! Du moins,
dans la montagne, ils n’avaient pas cette capacité. Il eut beau scruter l’arbre,
il ne distingua ni oiseau, ni battements d’ailes. Deux petites créatures à
fourrure détalaient simplement dans les branches. Soudain, elles bondirent
en écartant grand les pattes… La peau tendue entre celles de devant et
celles de derrière se gonfla d’air et ils purent planer tranquillement jusqu’à
la branche d’en face.
— Nocturne, Nocturne ! piailla l’un d’eux en vol. Messager du Dragon,
le fleuve ! Le fleuve !
— Il y a un problème, mon jeune ami ? demanda Nocturne.
— En amont, cria l’autre. C’est enfin la décrue !
— Pardon ?
Pendant un instant, la voix douce du panda devint sèche sous l’effet du
choc. Il prit une grande inspiration, le temps de rassembler ses esprits.
— Tu en es sûr, l’ami ? enchaîna-t-il. Le niveau baisse vraiment ?
— Oui, oui, oui ! Ça baisse ! Il y a moins d’eau ! pépia l’écureuil,
courant comme un fou sur sa branche.
— Allez aux Œufs-Rochers et vous verrez, ô grand Messager ! suggéra
le deuxième. Le lit de la rivière a repris sa taille normale. Assez pour qu’un
gros panda le traverse, en tout cas !
Comme il ne comprenait pas tout, Esprit regarda Nocturne pour voir sa
réaction. On aurait dit que le Messager avait reçu un coup violent sur le
crâne. Lentement, il baissa la tête. Quand il la releva, ses yeux brillaient.
— Merci pour l’information, mes amis volants ! Esprit, veux-tu bien
remonter la rive avec moi ?
— D’accord, répondit Esprit en se mettant à quatre pattes. Mais je peux
savoir ce qui se passe ?
— Depuis la grande crue, il y a un an, il est impossible de traverser ce
fleuve, lui expliqua Nocturne. Mais apparemment, les choses sont rentrées
dans l’ordre. Accompagne-moi jusqu’aux Œufs-Rochers. Tu n’as qu’à
suivre la berge. Tu reconnaîtras l’endroit quand tu y seras. Là-bas, tu
pourras traverser pour me rejoindre et enfin retrouver tes semblables !
Le cœur d’Esprit s’emballa dans sa poitrine à l’idée de rencontrer des
créatures de son espèce pour la première fois de sa vie.
— C’est parti ! s’écria-t-il.
Nocturne lui fit un signe de la tête, puis il descendit de son rocher avant
de disparaître dans la forêt luxuriante, sur la rive sud du fleuve.
— Tu viens ? lança Esprit à Frisson avec impatience.
La petite panthère se leva. Elle remuait la queue avec enthousiasme
quand ils se mirent en route.
Ils longèrent la berge de galets, pataugèrent dans l’eau peu profonde,
grimpèrent sur des rochers couverts de mousse, sautèrent par-dessus des
branches d’arbres à demi submergés. Le fleuve, lui, serpentait dans le
paysage escarpé. Esprit avait conscience que d’autres créatures voyageaient
dans la même direction à la cime des arbres : des oiseaux, des singes et
même une petite bestiole rousse avec une longue queue rayée.
Ils parvinrent enfin à un endroit où la berge était large et très boueuse,
comme si l’eau s’était retirée depuis quelques heures à peine. Un bruit de
fracas attira son attention. Ce n’était qu’une petite cascade qui était apparue
quand le niveau de l’eau avait baissé. Au-delà s’étendait une partie plus
calme et plane. Esprit aperçut alors cinq rochers gris et ovales, un peu plus
gros que sa tête. Effectivement, ils ressemblaient un peu à des œufs géants.
Humides et verts, ils brillaient comme si eux aussi avaient séjourné encore
récemment sous l’eau.
Des animaux de toutes sortes étaient rassemblés autour des Œufs-
Rochers, de part et d’autre du fleuve. Ils fixaient l’eau en poussant des cris,
des beuglements, des hululements. Quand elles remarquèrent Esprit et
Frisson, des petites créatures fuirent en quelques bonds apeurés.
— Le Grand Dragon nous aurait-il enfin pardonné ? se demanda une
guenon dorée à la face bleue et aplatie.
— Il était temps ! s’exclama la créature rousse à la queue rayée qui était
montée s’asseoir sur une branche. On ne sait toujours pas ce qu’on a fait de
mal !
— Corne Dorée, c’est toi ?
— Dos Jaune ! Tu es vivant !
Deux takins s’étaient approchés des rochers et s’interpellaient d’une
rive à l’autre. Celui du côté de Nocturne s’avança et plongea un sabot dans
l’eau. Surmontant sa peur, il baissa la tête puis s’élança au trot. L’eau lui
arrivait à la moitié des pattes, pas plus. Esprit recula d’un pas quand Dos
Jaune atteignit sa berge et fonça sur son ami pour le saluer d’un grand coup
de cornes.
— Prête ? demanda Esprit à Frisson.
— Oui ! Allons voir ce qu’il y a de l’autre côté ! miaula la panthère.
Esprit entra dans l’eau d’un pas prudent. La rivière n’était pas aussi
froide que les torrents de glace fondue qui descendaient des montagnes.
C’est juste qu’il n’avait jamais eu de l’eau vive jusqu’au ventre auparavant.
Ça le perturbait qu’elle s’échappe entre ses pattes. Comme d’habitude,
Frisson semblait appréhender la situation avec plus de sang-froid que lui,
alors qu’elle était plus petite et que ses poumons affaiblis la
désavantageaient. Il se tourna vers elle dans l’idée de lui proposer de la
porter sur son dos. Cependant, quand il vit son air déterminé et son cou
tendu hors de l’eau, il se ravisa.
Ils avancèrent donc côte à côte sur les pierres glissantes, luttant contre
le courant qui les aurait volontiers emportés. Esprit voulut enfoncer ses
griffes entre les cailloux, or cette astuce ne faisait que le déséquilibrer
davantage. Tout à coup, une de ses pattes se déroba sous lui. À son grand
étonnement, l’assemblée poussa un petit cri, lorsqu’il se rattrapa à un des
gros rochers ovales. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine quand
il prit conscience que la cascade n’était qu’à quelques longueurs d’ours de
lui et qu’au-delà le lit du fleuve était beaucoup plus profond…
— Tu peux y arriver, Esprit !
Le panda blanc leva la tête. C’était Nocturne qui l’encourageait de la
rive opposée. Tous les animaux s’écartèrent respectueusement pour le
laisser passer. Esprit rassembla tout son courage et reprit son avancée en
faisant très attention où il posait les pattes. Le regard rivé sur la berge, il
marcha sans s’arrêter, lentement, avec assurance, jusqu’à ce que son ventre
sorte de l’eau. Une fois sur la terre ferme, il constata avec fierté que Frisson
émergeait à son tour derrière lui. Elle avait le souffle court, mais le
triomphe brillait dans ses yeux.
Quand Esprit se tourna vers Nocturne et prit une grande inspiration, ses
narines s’emplirent de l’odeur puissante et savoureuse des bambous. Ils
poussaient en abondance de ce côté-ci de la rivière. Il renifla à plusieurs
reprises tandis que son estomac gargouillait.
— Bienvenue, mes amis ! s’exclama Nocturne, venu les accueillir.
De plus près, Esprit découvrit qu’il était bien plus imposant qu’il ne le
paraissait sur la rive opposée.
« Les pandas adultes sont si grands que ça ? s’étonna-t-il. Serai-je
comme lui dans quelques années ? »
Le Messager du Dragon en imposait et pas seulement à cause de sa
carrure. Il arborait une cicatrice sur le flanc qui ne semblait pas avoir guéri
correctement.
Nocturne baissa la tête vers Esprit et frotta délicatement sa truffe contre
la sienne. Une bouffée de chaleur monta derrière les oreilles du jeune panda
et un autre souvenir d’Hiver lui revint en mémoire. Cette fois, il n’était pas
mêlé de chagrin ou de culpabilité. Il se rappela sa langue râpeuse mais aussi
très douce, tandis qu’elle nettoyait sa frimousse joufflue d’ourson, à l’abri
dans leur tanière, loin d’ici.
Pour la première fois depuis sa mort, cette pensée le rendit heureux.
— C’est le Grand Dragon qui vous envoie ! déclara Nocturne.
Bienvenue chez toi, jeune panda.
Il baissa un peu plus la tête jusqu’à ce que son museau effleure le front
de Frisson. Son souffle chaud coucha les longs poils entre ses oreilles.
— Et toi aussi, mon amie. Suivez-moi maintenant.
Il s’éloigna de la rivière. Esprit prit le temps de s’ébrouer avant de lui
courir après.
Ils ne marchèrent pas très longtemps le long du sentier en pente que de
nombreuses grosses pattes semblaient avoir souvent foulé dans le sous-bois.
Les cannes de bambou poussaient partout, même dans les fissures de la
roche, et l’odeur qu’Esprit associait à Nocturne devenait de plus en plus
forte. Enfin, ils émergèrent dans une clairière en forme de bassin verdoyant
sous un ciel d’un bleu éclatant.
D’autres grands ours les attendaient, arborant les mêmes taches noires
autour des yeux, des oreilles et sur le dos. La même expression de surprise
et de curiosité se lisait dans leurs yeux noirs et brillants.
Esprit s’avança, le cœur serré. Ils étaient si nombreux ! Toute une tribu
qui lui ressemblait !
Il avait enfin trouvé sa place.
CHAPITRE 3
Pluie donna un coup de patte dans une pierre sur le sentier. À la grande
satisfaction du panda, celle-ci dévala le versant de la montagne en
entraînant avec elle une pluie de cailloux.
« Cette pierre file dans la bonne direction, se dit-elle. Vers le fleuve en
contrebas, vers Colline-Prospère, vers Nocturne Bois-Noir. Où je devrais
être. »
Il ne fallait pas qu’elle ressasse pareilles pensées. Après tout, elle les
accompagnait de son plein gré ! Elle aurait pu dire non…
Elle poussa un soupir. Devant elle, ses camarades grimpaient la pente
en rangs serrés, tandis qu’elle s’attardait à l’arrière. Feuille et Fonceur
prenaient soin d’avancer lentement par égard pour leur aînée, pendant que
Pluie suivait à regret et se montrait peu coopérative.
Comment Feuille avait-elle pu la persuader que cela valait la peine de
se rendre en haut d’une lointaine montagne ? Tout ça pour vérifier s’il n’y
avait pas une chance infime qu’elles soient les nouvelles Messagères du
Dragon ! Cela n’avait aucun sens !
« Elle peut-être, mais moi ? »
C’était tout aussi impossible qu’elles soient sœurs. Pivoine le lui aurait
forcément dit si elle avait eu des triplés et confié leur destin à un tigre croisé
dans une grotte.
Et le petit panda roux ! Comment avait-il pu la convaincre de manger
des termites ? Ils n’avaient pas trouvé de bambou pour leur dernier festin, ni
le précédent d’ailleurs, mais elle aurait dû s’en tenir aux racines sèches et
éviter de glisser sa langue sous ce rocher. Les insectes lui avaient laissé un
goût piquant et amer dans la gueule, et elle avait l’impression qu’il en
restait un qui gigotait entre ses dents.
Mais son plus grand regret, c’était d’avoir révélé à Nocturne qu’elle
voyait clair dans ses mensonges. Elle aurait dû faire semblant de croire à sa
fausse vision. Son incapacité à fermer son clapet avait failli lui coûter la vie,
et voilà qu’elle était désormais coincée du mauvais côté du fleuve, avec ces
pandas délirants. Chaque pas les éloignait peu à peu de chez elle et de sa
vengeance. Elle aurait dû se montrer plus prudente, ou du moins ne pas se
moquer de lui.
Même si l’expression dans ses yeux lui avait procuré une réelle
satisfaction.
Et puis il faisait si froid. C’était idiot… Alors que le sol gelé crissait
sous ses pattes et que son souffle dessinait des nuages devant elle, avoir les
coussinets et le bout du museau glacés l’agaçait au plus haut point. À
l’avant, des champs vallonnés couverts de neige s’étendaient à perte de vue.
Fonceur escalada un tas de rochers en quelques bonds, puis il revint en
courant vers Feuille pour lui indiquer le chemin le plus rapide et le plus sûr.
Cette dernière se tourna vers Pluie avec un sourire encourageant qui la fit
grincer des dents.
« Tout ça d’après les dires d’un tigre. Un prédateur ! Pourquoi Feuille
lui fait-elle confiance ? »
Ça ne rimait à rien.
D’accord, elle avait peut-être eu une vision du Dragon à une occasion.
Deux, si elle comptait l’épisode de sa noyade. Et oui, il avait trois têtes,
même si personne ne l’avait jamais décrit comme tel. Mais cela ne signifiait
pas que cette histoire de triplés Messagers était vraie. Mettons que tout cela
soit réellement arrivé… Pourquoi le Dragon lui aurait-il sauvé la vie dans le
fleuve si c’était pour l’envoyer ensuite vers une mort certaine dans la
montagne gelée ? Enfin, si elle parvenait jusqu’aux champs de neige…
Elle commença à grimper sur le tas de rochers à la suite de Fonceur ;
cela s’avéra plus ardu que prévu. Elle ne voulait pas poser les pattes sur les
bords escarpés qui luisaient dangereusement à cause du gel, et si elle
marchait dans les empreintes de Feuille, elles seraient à moitié fondues et
encore plus glissantes. Elle était parvenue à la moitié du tas qui s’éboulait
quand un rocher bascula sous son poids. Elle perdit l’équilibre et atterrit à
plat ventre sur les pierres.
— Pluie, ça va ? lui cria Prune, plus en avant.
Pluie ne répondit pas. Elle ne leva pas non plus la tête. Elle se contenta
de fixer les rochers, tandis que l’embarras et l’agacement lui brouillaient la
vue. Elle se releva et reprit son ascension forcée. Ça ne lui posait pas
problème que la jeune et robuste Feuille grimpe mieux qu’elle, mais la
vieille tante Prune qui était blessée ! C’était presque insoutenable.
Pluie secoua la tête et essaya de voir le bon côté de la situation. Peut-
être découvrirait-elle une information capitale pendant cette aventure ?
Peut-être Feuille parviendrait-elle à la grotte du Dragon et deviendrait-elle
la nouvelle Messagère ? Et alors, c’est en sa compagnie qu’elle retournerait
à Colline-Prospère pour démasquer Nocturne. Cette idée lui plaisait bien.
Quoi qu’il arrive, s’il y avait une once de vérité dans cette histoire de
triplés et de destinée, ils le découvriraient bientôt.
Elle n’avait pas osé parler à Feuille de sa vision à la cascade. Elle
n’était pas non plus entrée dans les détails quand elle avait raconté sa
noyade. Elle savait d’avance ce que l’ourse enjouée aurait dit : « Tu vois,
Pluie ! Cela confirme que tout est vrai ! Tu es une Messagère du Dragon ! »
Quelle idée absurde.
Quand elle parvint enfin en haut des rochers, Pluie se retrouva face à
une falaise avec une pente en gravillons bien plus clémente et bordée
d’herbe marron. Arrêtés au sommet, Feuille, Prune et Fonceur fixaient une
faille sombre dans la paroi : l’entrée d’une grotte.
— C’est là que le Monstre Blanc m’a attaquée, expliqua calmement
Prune, même si elle recula d’un pas nerveux. Vous le sentez, vous aussi ?
— Un prédateur, murmura Feuille. Vous croyez qu’il est encore là ?
— Cette odeur ne me semble pas très récente, remarqua Pluie qui
s’approcha sans crainte de la grotte et renifla le sol.
— Sois prudente ! s’étrangla Fonceur.
Après avoir envisagé de l’ignorer, la jeune ourse le regarda par-dessus
son épaule et fit un petit signe de tête.
— Je crois qu’il est parti, annonça-t-elle. Quoi que ce soit.
En fait, elle fut un peu déçue quand elle entra dans la grotte et constata
que celle-ci était déserte. Un Monstre Blanc lui semblait tout aussi irréel
que son destin de Messagère. Elle aurait presque aimé qu’il rôde encore
dans les parages. À la lueur du jour, ils découvriraient qu’il ne s’agissait pas
d’un démon mais d’un simple prédateur.
L’odeur, elle, était bien réelle, tout comme la touffe de poils blancs au
fond de la grotte, à l’endroit où une bête s’était roulée en boule pour dormir.
Par malice, elle s’attarda en faisant le moins de bruit possible. Au bout
d’un long moment, elle finit par lâcher avec nonchalance :
— Il n’y a rien à l’intérieur.
Quand elle lut l’immense soulagement dans les yeux de ses
compagnons, elle s’en voulut un peu de les avoir inquiétés (mais pas trop).
— D’après ma mère, il y a des panthères dans la montagne, ajouta-t-
elle. Peut-être… Hé !
Elle s’interrompit, le souffle coupé. Le sol sous ses pattes bougeait,
comme s’il était vivant ! Il tremblait tel un ourson effrayé. Peu après, un son
semblable au rugissement d’un énorme animal blessé retentit au loin. Des
cailloux se mirent à dévaler la pente. Une nuée de petits oiseaux affolés
s’envola d’un pin en pépiant. Pris de panique, Fonceur tomba à plat ventre
et enfouit sa tête sous sa queue rayée. Feuille et Prune se blottirent l’une
contre l’autre. Quand un caillou lui heurta la nuque, Pluie fit volte-face et
poussa un cri perçant. Une pluie de pierres dégringolait du haut de la
falaise.
Puis le phénomène s’arrêta aussi brusquement qu’il avait commencé. La
terre se calma.
— C’était quoi ? s’écria Pluie.
— Un tremblement de terre, répondit Feuille en donnant un coup de
langue rassurant sur l’oreille de Prune. Ça arrive souvent ici. Celui-là était
petit, le Dragon soit loué !
— Petit ? Tout le sol a bougé ! Il se passe quoi pendant un gros ?
Pluie comprit aussitôt que ce n’était pas la bonne question à poser. L’air
triste, Feuille s’écarta de Prune. Le petit panda roux secoua la tête.
— Fonceur et moi en avons vécu un, expliqua Feuille. Nous avons
perdu… tout le monde. Tous les pandas de Bois-Menu. Ainsi que les pandas
roux. C’est ensuite que nous avons rencontré Chasseur d’Ombre dans la
Forêt du Nord et que nous avons décidé de partir. Nous nous rendions au
Mont du Dragon quand le séisme a commencé. Fonceur et moi avons réussi
à nous accrocher à des rochers tandis que les autres ont essayé de fuir. Ils
ont été… comment dire… balayés.
— Oh ! Je suis désolée. Ils sont tous… ?
Le mot « morts » ne sortit pas de sa bouche mais Feuille comprit le sens
de sa question.
— Je ne sais pas. Nous n’avons retrouvé aucun corps…
— Ils sont vivants ! s’exclama Fonceur. C’est obligé.
— L’espoir fait vivre. Il permet d’avancer aussi.
Ils reprirent leur ascension. Pluie les talonna cette fois-ci.
— La terre doit être instable, remarqua Prune. Le royaume ne va pas
bien depuis la crue. À mon avis, nous subirons d’autres séismes avant la fin
de notre voyage.
— J’ai l’impression que la montagne nous demande de nous dépêcher,
leur confia Feuille avec optimisme. Rejoignons vite le Dragon avant que
Nocturne cause plus de tort aux pandas de Colline-Prospère.
Elle regardait Pluie en disant cela. Celle-ci apprécia que sa supposée
sœur l’inclue dans son discours mais elle ne cessait de penser à Nocturne. Il
proférait sans arrêt de fausses prophéties, parlait du vent changeant, du
passage des saisons pendant que les pandas se faisaient des nœuds au
cerveau à chercher une signification derrière ses belles paroles.
Et si cela ne signifiait rien du tout ? Ou pire ? Et si au contraire, la
montagne leur demandait de faire demi-tour, leur signifiait qu’ils faisaient
fausse route ?
Pourtant, elle suivit Feuille et Fonceur la journée entière, s’arrêtant pour
respecter les festins, même s’il n’y avait pas grand-chose à manger dans la
montagne et pas le moindre bambou. Ils étaient arrivés en haut de la piste,
avaient marché sur le sommet rocailleux puis abordé une descente enneigée
où ils n’eurent absolument rien à se mettre sous la dent. Au moment du
Festin de Lumière Haute, ils s’assirent en silence un moment avant de
reprendre la route. Alors qu’ils marchaient péniblement dans un immense
champ de neige, ils repérèrent un bosquet où ils réussirent à dénicher
quelques baies blettes. Ils les avalèrent sur place même si Prune aurait
préféré attendre le festin suivant. Pluie se retint de rouler des yeux.
Peu après leur pause pour le Festin de Longue Lumière, Pluie s’aperçut
qu’elle ne voyait plus le Mont du Dragon à l’horizon. Elle s’arrêta net, la
gorge serrée. Et s’ils étaient perdus ? Il aurait dû être juste derrière ce grand
pic rocheux qui s’élevait devant eux, non ? Elle repartit au pas de course et
manqua percuter le dos de Feuille qui avait tourné au coin du pic et s’était
immobilisée pour étudier le chemin devant eux.
— Waouh ! s’exclama Fonceur en grimpant sur le dos de son amie.
Pluie examina avec Feuille la voie qui s’offrait à eux : un sentier plat et
enneigé, au fond d’une faille étroite. Et au bout, s’affichait une vision
parfaite du Mont du Dragon. Le groupe s’était beaucoup rapproché de ce
pic déchiqueté aux flancs teintés de pourpre. Le soleil de Longue Lumière
enveloppait les nuages d’un orange incendiaire.
Pour un peu, Pluie aurait cru qu’un dragon vivait vraiment là-bas. Les
nuages seraient son souffle, la tache très sombre au pied du pic serait
l’entrée de la grotte. Auquel cas, sa taille serait gigantesque…
— Nous y sommes presque, souffla Feuille. Encore un petit effort !
Le feu du ciel se reflétait dans ses yeux quand elle regarda Pluie.
Malgré la faim qui la tenaillait et ses pattes endolories à force de
marcher sur la roche froide et dans la neige, Pluie reçut un peu de son
énergie communicative. Le chemin entre les parois à pic serait le plus
praticable de ce voyage et la vue sur la montagne ensoleillée lui donnait un
objectif. Bientôt, ils seraient là-haut. Bientôt, ils sauraient… Et si le Dragon
existait vraiment, il leur apporterait des réponses, il leur ferait un signe,
délivrerait un message. Sinon, elle pourrait officiellement passer à autre
chose.
Le chemin était dans la pénombre et l’air beaucoup plus froid. Devant
eux, les nuages rougeoyants semblaient brûler autour du Mont du Dragon.
Soudain, les pattes de Pluie glissèrent. Le sol tremblait à nouveau.
Comme elle ne pouvait ni s’accrocher à la neige molle ni se maintenir
debout, elle se coucha à plat ventre, à l’instar de Fonceur, ce qui lui évita de
basculer en arrière. Feuille se dépêcha de s’asseoir et Prune de s’adosser à
la paroi.
Cette fois-ci, le tremblement persista et devint même de plus en plus
intense. Un grondement retentissant s’éleva à proximité d’eux sans que
Pluie en détecte la source. Il paraissait venir de n’importe où autour d’elle,
un peu comme le fleuve devenant cascade. Tout à coup, il y eut un grand
« crac ». Pluie leva les yeux et fut saisie de terreur quand elle vit les côtés
du gouffre voler en éclats. Des blocs entiers se détachèrent des parois,
tandis que des fissures verticales serpentaient dans la glace et la pierre. L’un
des blocs s’écrasa sur le chemin devant eux, soulevant une vague de neige
qui s’abattit sur les pandas.
— Reculez ! hurla Pluie.
Elle saisit Fonceur par la peau du cou et batailla pour se relever. La
neige glissante vibrait encore, mais si Pluie enfonçait ses pattes dedans et
courait, son élan lui permettait d’avancer. De leur côté, Prune se décolla de
la paroi et Feuille se mit à quatre pattes avant de vite rebrousser chemin.
Derrière elle, Pluie entendit un autre bruit sourd avant d’être frappée à la
nuque par une nouvelle rafale de neige, tandis que les rochers se percutaient
entre eux dans un fracas assourdissant. Soudain, le sol se calma et le silence
s’installa. Seul le crissement de leurs pattes sur la neige brisait cette sinistre
quiétude.
Abasourdie, Feuille s’arrêta, lâcha Fonceur puis se retourna.
Feuille et Prune étaient saines et sauves, mais le chemin avait disparu,
lui. Les rochers accumulés en vrac au fond du gouffre leur bloquaient le
passage. Le tas instable devait mesurer au moins dix ours.
Il leur cachait le Mont du Dragon et sa lumière.
CHAPITRE 4
Esprit savait que ce serait dur d’obéir à cet ordre mais face à sa sœur, ce
fut encore plus difficile que prévu.
— Tu étais où cet après-midi ? s’enquit-elle.
La panthère sortait du sous-bois, tandis qu’il coupait des bambous pour
le Festin d’Ascension de la Lune.
— Je t’ai cherché partout. J’étais inquiète, ajouta-t-elle, tandis que ses
oreilles faisaient un petit mouvement réprobateur.
— Désolé, répondit Esprit.
Il poussa un gros soupir. Comment était-il censé répondre à cette
question ?
— Je… je faisais une course pour le Messager du Dragon.
Il pouvait au moins lui dire ça.
— Hum… Je m’en suis doutée. Quel genre de course ? voulut savoir
Frisson dont le bout de la queue frappait le rocher sur lequel elle était
assise.
— C’est un secret, marmonna Esprit. J’aimerais bien te mettre dans la
confidence, mais…
Il ne finit pas sa phrase. Il en avait déjà trop dit.
— Je comprends, rétorqua Frisson. Tu n’es pas obligé de m’en parler. Je
me demandais juste où tu étais passé. Peu importe. Je pars chasser à la
tombée de la nuit. Tu m’accompagnes ?
Esprit grimaça.
— Je ne peux pas. Il faut que je rapporte ces bambous pour le Festin
d’Ascension de la Lune. Et après, j’ai promis à Nocturne de lui donner un
coup de patte. Et puis… Je ne devrais peut-être plus chasser avec toi, lâcha-
t-il dans un souffle. J’aimerais m’intégrer ici. Devenir un vrai panda. Ils
n’apprécient pas du tout que je sente le prédateur quand j’assiste à leurs
festins.
— Ils n’apprécient pas, répéta Frisson.
Esprit fit une nouvelle grimace. Il aurait voulu ravaler ses paroles.
C’était son odeur qu’ils n’appréciaient pas, pas elle ! Frisson enchaîna avant
qu’il ne puisse s’exprimer.
— Pas de problème. Normal que tu te comportes comme un panda si tu
veux passer le restant de ta vie ici. On se voit plus tard…
En un bond, elle était déjà retournée dans le sous-bois, sa queue rasant
le sol derrière elle. Esprit voulait lui crier de revenir, mais pour lui dire
quoi ? Il ne pouvait pas se rétracter. Le Messager du Dragon avait besoin de
son aide.
Assise au bord d’un rocher, une longue canne de bambou entre les pattes,
Pluie contemplait les collines clairsemées de la Forêt du Nord en contrebas.
Le fleuve étincelait au loin entre les collines et le soleil était chaud sur son
pelage. Elle ne ressentait plus le froid de la montagne dans ses os. Elle
éplucha le bambou et croqua dans l’écorce verte, à la fois rafraîchissante et
délicieuse. Elle était seule. Responsable de personne d’autre qu’elle, Pluie
se rapprochait de Colline-Prospère et du moment où elle révélerait à tous
que Nocturne était un imposteur. Tout se passait à merveille.
Alors, pourquoi avait-elle l’impression que quelque chose clochait ?
Cette sensation l’agaçait depuis Lumière Grise : le sentiment d’être
observée…
Pluie mâchonna longuement son bambou, les oreilles dressées, les poils
hérissés sur sa nuque. Des sons s’élevaient autour d’elle, mais elle ne
percevait rien d’inhabituel. Des oiseaux s’envolaient et se posaient ; des
branches et des feuilles bruissaient sous la brise.
Elle bâilla puis s’allongea sur le dos en gardant le bambou contre elle,
comme si elle se préparait à une petite sieste. En vérité, elle examinait les
broussailles autour d’elle, les surveillait depuis son promontoire à l’envers,
guettant le moindre mouvement ou des yeux qui l’épieraient dans l’ombre.
Elle ne distingua absolument rien.
Elle se rassit dans un grognement.
C’était peut-être son imagination.
Après tout, elle voyageait seule sur un territoire inconnu, sans personne
à qui parler depuis qu’elle avait faussé compagnie à Prune. C’était normal
de se sentir un peu à cran. À un moment, elle avait même imaginé que sa
camarade l’avait rattrapée. Alors que la seule chose qui pouvait la rattraper,
c’était la culpabilité…
« Non ! Je n’ai aucune raison de me sentir coupable ! »
— Elle est très bien toute seule, et moi aussi, déclara-t-elle à voix haute
en se mettant à quatre pattes.
Qui pouvait bien la suivre de toute façon ?
Les réponses lui vinrent un peu trop facilement : « Chasseur d’Ombre,
les singes dorés, un autre espion de Nocturne, un prédateur quelconque… »
Elle se tourna et jeta ce qui restait du bambou dans un buisson tout près,
histoire d’effrayer l’animal qui s’y cacherait. Rien ne bougea.
— Bien ! s’exclama-t-elle avant de descendre la pente raide aux allures
de falaise avec sa mousse et ses lianes qui recouvraient les rochers.
Avant d’atteindre le flanc de colline moins abrupt en contrebas, elle dut
souvent enfoncer ses griffes dans la terre instable sous ses pattes. Enfin,
après un saut maladroit qui se termina en glissade, elle parvint sur un sol
plus moelleux. Elle avait vu un autre avantage à descendre en ligne droite :
si quelqu’un la suivait, soit il devrait emprunter le même chemin et là, elle
le surprendrait, soit il serait obligé de faire un grand détour et il perdrait
forcément sa trace. Contente d’avoir été aussi maligne, elle repartit en
regardant régulièrement derrière elle, au cas où une silhouette s’aventurerait
sur la falaise. Elle ne vit rien.
Elle savait quel chemin prendre à présent. Elle irait jusqu’au fleuve, le
plus rapidement et le plus directement possible et une fois arrivée, elle
longerait la berge jusqu’à pouvoir traverser. Tant pis si ça lui prenait des
jours et des jours. Tant pis si elle devait fabriquer elle-même un pont. Elle
avait le temps d’y réfléchir : elle couperait des petits troncs à coups de
dents, elle rassemblerait un maximum de grosses pierres et, lentement, elle
bloquerait le courant. Elle espérait le dévier suffisamment pour pouvoir
nager.
Elle ne se faisait pas trop d’illusions, mais elle n’avait pas le choix.
Serait-elle assez douée pour y arriver ? Une partie d’elle en était
convaincue. Au fond, elle l’avait déjà fait une fois. L’autre partie lui
rappelait qu’elle avait survécu uniquement parce qu’elle avait eu beaucoup
de chance. Parce que le Dragon l’avait aidée, aurait dit Feuille. Quoi qu’il
en soit, elle était seule à présent. Face à un fleuve en crue et ses courants
mortels, trop de confiance en soi serait une grossière erreur.
Quand un animal remua dans un arbre au-dessus de sa tête, Pluie
s’immobilisa et leva les yeux.
Ce devait être un oiseau. Forcément. Elle ne le voyait pas, mais la
branche qu’il venait de quitter remuait encore.
Le cœur battant, elle reprit sa marche. Elle n’arriverait jamais chez elle
si elle s’arrêtait chaque fois qu’il y avait du mouvement dans la forêt. La
faute à son imagination débordante.
Elle se concentra sur son objectif et répéta pour la énième fois son
discours dans sa tête :
« Nocturne Bois-Noir est un imposteur et un traître… Le Messager du
Dragon a essayé de me noyer. »
Non : « Le Messager du Dragon a essayé de m’assassiner. » C’était
mieux.
« Il complote avec les singes… » Sauf qu’elle ignorait toujours
pourquoi il voulait ces bambous panachés et ce qu’il leur avait promis en
échange. Cette accusation conduirait à des questions auxquelles elle ne
pouvait pas répondre.
« Il a passé un marché avec Jarret Musclé pour qu’il malmène Érable,
un petit ourson sans défense, avant de lui poser toutes sortes de questions
bizarres. »
Érable confirmerait. Il dirait au moins que les singes l’avaient
importuné une nuit.
« Nocturne n’est pas le vrai Messager du Dragon ! » Mais là encore,
comment le prouver ? Elle accéléra un peu le pas. Plus elle restait absente,
plus il manipulait les pandas de Colline-Prospère en les abreuvant de
prophéties stupides et assez vagues pour qu’elles se réalisent à coup sûr.
Au fond d’elle, elle se demandait si elle aurait plus de chance de les
convaincre si elle leur disait : « Nocturne n’est pas le vrai Messager du
Dragon parce que le vrai, c’est moi… » Elle chassa très vite cette idée de
son esprit.
Elle ne comptait pas leur mentir. Elle se battrait selon ses conditions à
elle et elle l’emporterait. D’une manière ou d’une autre…
Des brindilles craquèrent derrière elle. Elle décida d’ignorer ce bruit et
de se concentrer sur sa marche. Il n’y avait rien. À moins que ce ne soit le
pas décidé d’un tigre… la course de singes dans les branches au-dessus de
sa tête… Non, non, non, ce n’était que le fruit de son imagination.
Néanmoins, ses épaules se contractèrent et son pas se raidit. Elle était si
nerveuse qu’au moment où quelque chose passa furtivement entre les arbres
à sa gauche, elle trébucha et dévala la pente sur plusieurs longueurs d’ours.
Quand elle s’arrêta enfin, elle regarda autour d’elle.
Elle l’avait vu. Du moins, elle avait distingué un mouvement, rapide,
impossible à rater. Était-ce un oiseau ?
Non… Le bruissement reprit de plus belle.
Ce n’était pas un bruit habituel de la forêt.
Quelqu’un était là, avec elle.
La colère lui monta au museau. Pendant quelques instants, elle
envisagea de tenir bon et de faire face à son poursuivant. Mais le sol sous
ses pattes était en pente raide, parsemé de rochers et d’arbres, et surtout
constitué de mousse épaisse et de feuilles mortes. Comment se battre sur un
terrain aussi instable ?
Il ne lui restait plus qu’à courir. Elle le sèmerait peut-être ? Elle prit une
grande inspiration et s’élança. Dans sa descente épique, elle s’aida des
troncs d’arbres pour ralentir ou rebondir. Arrivée en bas, elle buta contre
une pierre et partit en roulé-boulé sans pouvoir s’arrêter. Finalement, elle se
releva, s’ébroua puis reprit sa course. Le bas de cette petite vallée mesurait
quelques longueurs d’ours de large et serpentait entre des pentes abruptes
qui la toisaient. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine quand elle
se dit que la vallée se terminait peut-être brusquement sur une falaise à pic
qu’elle devrait escalader.
Par chance, Pluie trouva en son extrémité une petite pente rocailleuse
qui lui offrit de nombreuses prises. Elle s’arrêta en haut pour reprendre son
souffle puis zigzagua entre les arbres et traversa des buissons, toujours au
pas de course. Elle ignorait totalement si elle était encore suivie. Elle
refusait de jeter un coup d’œil derrière elle ou de ralentir l’allure, jusqu’à ce
que ses poumons en feu et ses pattes fourbues d’avoir joué les équilibristes
sur ce sol pierreux et sinueux lui intiment de s’arrêter.
Au bout de la crête suivante, elle parvint sur un plateau verdoyant avec
un arbre mort sur le côté et fit une halte. Incapable d’aller plus loin sans se
reposer, elle examina les alentours. Devait-elle grimper à un arbre pour
dormir ? Y serait-elle seulement en sécurité si son poursuivant la rattrapait ?
Tandis qu’elle cherchait une cachette, son regard se posa sur un arbre
couché à la forme particulière. Pluie ne s’attendait pas à ce qu’il soit si
sombre au niveau du pied.
« Il est creux ! »
Elle trottina jusqu’à lui et renifla l’intérieur du tronc. Il était pile assez
grand pour qu’un jeune panda s’y faufile. C’était la cachette idéale.
Ses muscles endoloris se plaignirent lorsqu’elle y entra en se tortillant.
L’espace confiné lui rappela quand elle se couchait, bébé, sous le pelage de
Pivoine. Elle posa le museau sur ses pattes avant et poussa un long soupir
fatigué.
Personne ne la poursuivait. Et si c’était le cas, elle avait sûrement semé
l’importun.
Elle resta éveillée un long moment dans le tronc creux, captant le
moindre petit bruit, jusqu’à ce que ses paupières se ferment malgré elle.
L’instant d’après, elle dormait à poings fermés.
Tap. Taptap.
Pluie ouvrit brusquement les yeux. Son cœur battait à tout rompre.
C’était quoi, ça ?
Taptap.
Dehors, il faisait encore jour et les fougères vert vif ondulaient sous la
brise légère. Il y avait quand même un problème.
Taptap. Taptaptap.
L’arbre creux n’aurait-il pas bougé ? Juste un peu ? Le tapotement
irrégulier se rapprochait, comme si…
Pluie essaya de rester parfaitement immobile mais elle ne put
s’empêcher de se recroqueviller quand elle comprit que les « tap tap »
avançaient lentement le long du tronc et s’approchaient de plus en plus de
sa tête. Ils s’accompagnaient d’un léger grattement, celui de pattes sur
l’écorce…
Était-ce son poursuivant ? Savait-il qu’il se trouvait pile au-dessus
d’elle ?
Pluie ne bougea pas d’un poil pendant ce qui lui parut une éternité. Elle
respirait aussi doucement qu’elle le pouvait.
« Va-t’en ! Quoi que tu sois, va-t’en ! »
Visiblement, la créature n’avait pas l’intention de partir. Chaque fois
que Pluie pensait être débarrassée, d’autres tapotements et grattements
retentissaient le long du tronc.
Son cœur battait de plus en plus vite et soudain, sa peur se transforma
en colère.
Elle n’allait pas rester terrée là-dedans toute sa vie, quand même !
Pluie contracta ses muscles et, poussée par le stress, elle jaillit de l’arbre
mort. Bien décidée à affronter la créature qui faisait les cent pas sur le tronc,
elle fit volte-face en grognant.
Elle s’attendait à un singe, à un panda roux, à un gros rapace peut-être.
Mais certainement pas à cette grue au long visage rouge et noir et aux yeux
ronds. L’oiseau tourna la tête pour l’observer et ébouriffa ses plumes afin de
lui signifier son mécontentement.
Pluie la dévisagea puis scruta les alentours, au cas où la vraie menace
rôderait non loin. Mais elle ne vit personne d’autre sur la crête.
Ce pauvre oiseau ne pouvait pas être la vague silhouette qui l’avait
suivie toute la journée ! Autant agacée par la grue que par elle-même, Pluie
laissa exploser sa colère et claqua des crocs. L’oiseau ne bougea pas. Au
contraire, il la fixa davantage.
— Dégage d’ici ! aboya le panda sans obtenir de résultat. Je n’y crois
pas ! C’est toi qui me suivais ? Qu’est-ce que tu veux ?
La grue fit quelques pas en avant et baissa la tête. La marque rouge sur
sa tête ressemblait à une feuille de ginkgo. Soudain, l’oiseau ouvrit le bec et
brailla quelque chose.
— Écoute, je ne parle pas oiseau. Désolée. Mais il faut arrêter de me
suivre maintenant !
La grue cria de nouveau avant de descendre en un bond du tronc
couché. Alors qu’elle avançait sur l’herbe, Pluie recula.
— Tu comprends le panda ? marmonna Pluie. Il n’y a pas de raison…
Allez ! Va-t’en !
Pluie leva une patte et, lentement, de manière à ne pas blesser le stupide
volatile, elle balaya l’air avec ses griffes. Comme elle lui avait laissé assez
de temps pour s’écarter du chemin, la grue s’envola en battant
vigoureusement de ses grandes ailes au plumage noir et blanc. Mais au lieu
de décamper, elle se posa sur l’arbre le plus proche et fixa Pluie de plus
belle.
Le panda renifla. Cela devenait ridicule. Elle n’allait pas avoir peur
d’un oiseau aux pattes fuselées.
— Très bien. Continue de m’épier si tu veux. Moi, je vais dormir
encore un peu. Et si toi ou quelqu’un d’autre vient me déranger…
Se rappelant que l’oiseau ne comprenait pas sa langue, elle montra les
crocs et grogna.
La grue la fixait encore, impassible.
— J’espère qu’on s’est comprises.
Pluie retourna avec sa mauvaise humeur à l’intérieur de l’arbre où elle
se roula à nouveau en boule. Elle s’installa plus près de l’ouverture cette
fois-ci, même si la grue n’apparaissait pas dans son champ de vision. Elle
ferma les yeux et enfouit son museau sous ses pattes.
Elle eut du mal à s’endormir. Le comportement bizarre de l’oiseau
l’avait exaspérée et elle ne cessait de penser à la peur qu’il lui avait causée.
Elle finit toutefois par faire un somme ponctué de quelques réveils.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle se sentit revigorée. La grue devait être
partie, à présent. Cette idiote ne pouvait pas être restée plantée là tout ce
temps, à surveiller un panda endormi dans un arbre creux. Pluie rampa hors
du tronc et s’étira.
Elle lâcha un cri quand elle vit la grue assise par terre près de l’arbre
mort, en train de se lisser les plumes.
— Tu es encore là ? s’étonna Pluie.
La grue répondit par un gazouillement.
— Bien. Je m’en vais et je t’interdis de me suivre.
Pluie tourna les talons et s’éloigna d’un pas lourd en reniflant le sol.
Elle cherchait des bambous. Il ne devait pas être loin de Longue Lumière et
elle n’avait pas eu de festin digne de ce nom depuis Lumière Dorée. À force
de fouiner, elle repéra quelques pousses sur la colline suivante et se dirigea
dans leur direction sans prêter attention à la grue. Si Pluie ne la regardait
pas et ne lui parlait pas, peut-être se lasserait-elle et finirait-elle par s’en
aller ?
Un moment plus tard, de grandes ailes se mirent à battre derrière elle.
Pluie grommela mais ne se retourna pas. Elle refusait d’accorder la moindre
attention à cette stupide bestiole. Pluie continua de descendre la légère
pente, grimpa par-dessus un autre arbre couché puis remonta la colline
suivante. Enfin, elle atteignit un petit promontoire entouré de touffes de
bambou. Pluie dédaignait toujours l’oiseau. Elle grimpa sur le rocher et
s’assit pour casser une tige.
La grue se posa à côté du rocher. Cette fois-ci, elle regardait ailleurs,
comme si elle montait la garde, même s’il n’y avait rien d’intéressant dans
cette direction.
Dans un soupir, Pluie se dépêcha de cueillir les feuilles sur la tige.
— Grand Dragon, à l’occasion du Festin de Longue Lumière, tes
humbles pandas s’inclinent devant toi. Nous te remercions pour ce don du
bambou et pour l’endurance que tu nous octroies, déclara-t-elle d’une traite,
avant de croquer l’extrémité des feuilles.
La grue pencha la tête puis entreprit de gratter le sol. Quelques instants
plus tard, elle saisit un ver de terre dans son bec et le goba tout rond.
« Quoi ? Elle a attendu le festin pour manger ? s’étonna Pluie. Non…
Les grues picorent quand elles veulent. Ce doit être une coïncidence. »
Pluie se dépêcha d’avaler son repas et elle ne fut pas surprise de voir
l’oiseau s’envoler quand elle descendit du rocher pour se remettre en
marche. Alors qu’elle essayait de garder la truffe pointée en direction du
fleuve au loin, ça l’agaçait de savoir cette grue dans les parages, même si
elle ne la voyait pas.
Quand Pluie s’arrêta pour boire l’eau d’un ruisseau qui dévalait la
colline, l’oiseau se posa dans le courant en aval, où il s’éclaboussa les
plumes d’un air satisfait. Quand elle fit une pause pour le Festin de Lumière
Mourante, elle le vit se percher sur une branche. Au réveil de sa sieste, il
était toujours à la même place.
— J’aimerais beaucoup parler oiseau, lui confia-t-elle. Tu me dirais ce
que tu attends de moi et je te dirais de ficher le camp.
Elle fila en douce alors qu’il faisait encore nuit. Mais quand elle leva les
yeux vers la lune ronde, elle vit passer la silhouette d’un oiseau à long cou.
— Tu te sens seule, c’est ça ? demanda-t-elle un peu plus tard à la grue,
pendant qu’elle était assise au pied d’un ginkgo pour le Festin de Lumière
Grise. Il doit y avoir plein d’oiseaux comme toi près du fleuve. Nous y
sommes presque. Tu verras. Tu n’auras plus envie de me suivre après.
La grue lui répondit par un petit cri. Pluie poussa un soupir. À quoi bon
s’obstiner ?
Elle ne s’était pas trompée pour le fleuve. Il était tout près à présent.
Avant Ascension du Soleil, elle perçut le bruit des rapides en contrebas.
Quand elle parvint à la limite des arbres et se retrouva sur une sorte
d’immense promontoire loin au-dessus de l’eau scintillante, Pluie se dit
qu’elle avait sous-estimé la distance. Le fleuve faisait un coude en bas de la
colline. Les trois flancs descendaient à pic jusqu’à la berge sur une
vingtaine voire une trentaine de longueurs d’ours.
La grue qui dessinait des cercles au-dessus de sa tête se posa sur le
rebord et inspecta la descente vertigineuse. Puis elle se tourna vers Pluie,
observa le flanc de la colline et poussa un petit cri apparemment dubitatif.
Le panda lui jeta un regard noir.
— Hé ! On peut pas tous voler ici ! Va voir ailleurs si j’y suis, Grande
Tige !
D’un simple coup de tête, Pluie renversa le perchoir de l’oiseau qui
s’envola dans un battement d’ailes contraint.
La descente lui parut moins abrupte qu’une falaise mais plus escarpée
qu’une pente. Pluie pourrait l’emprunter en grande partie à quatre pattes en
suivant un passage le long de la crête. À d’autres endroits, elle devrait
recourir à ses griffes.
Sinon, il lui fallait regagner les bois et trouver un autre moyen de
descendre. Sauf qu’elle n’en pouvait plus de marcher, de se dire qu’elle
était près du but avant de découvrir un nouvel obstacle. Si elle se
débrouillait bien, elle poserait les pattes sur la berge avant Longue Lumière.
Ça valait le coup d’essayer.
« Si seulement j’étais aussi bonne grimpeuse que Feuille », regretta-t-
elle en tournant le dos au vide. Elle n’avait jamais dépassé la première
branche confortable d’un arbre. Sauf, évidemment, la colonne de pierre sur
laquelle elle avait trouvé le bambou panaché des singes.
Cette pensée accrut sa détermination. Elle avait escaladé cette colonne
et elle était redescendue, pas vrai ?
Elle posa les pattes arrière sur le chemin, s’aplatit sur le rebord et, avec
précaution, posa les pattes avant sur la corniche. La pente était raide et
glissante, mais elle parvint à avancer, en plaquant son flanc contre la roche.
Au bout, elle pivota et se laissa glisser le long d’un rideau de lianes qui lui
chatouillait les narines, jusqu’à une autre corniche. Sa technique
fonctionnait, même si, au troisième niveau, elle dut ralentir. Elle
commençait à avoir mal aux pattes avant, et des brindilles et des bouts de
liane s’emmêlaient sur son poitrail maculé de boue.
Elle posa les pattes sur la corniche suivante et la longea lentement. Elle
manqua perdre l’équilibre quand elle pencha la tête pour éviter une racine
qui dépassait du mur devant elle. Destination suivante : une grande pierre
plate sur laquelle elle pourrait s’asseoir et reprendre son souffle. Alors
qu’elle s’élançait, une forme noire et blanche claqua devant elle. Dans un
cri perçant, Pluie s’aplatit sur le passage et enfonça ses griffes dans la terre
pour ne pas basculer à cause de la grue qui s’agitait, glapissait et la giflait
presque avec ses ailes.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? hurla Pluie. Enlève-toi de mon chemin,
espèce d’idiote ! Tu veux me tuer ?
La grue continua de brailler frénétiquement. Soudain, elle se posa
devant Pluie et écarta les ailes pour lui bloquer le passage.
— Pourquoi tu m’en veux comme ça, Grande Tige ? grogna Pluie qui
recula et se cogna la nuque contre la racine. Tu travailles pour Nocturne ?
Tu veux m’empêcher de retourner à Colline-Prospère ? Eh bien, pas de
chance pour toi !
Elle regarda en contrebas. La glissade serait interminable, mais elle
pouvait lâcher cette corniche et ralentir sa chute en enfonçant ses griffes
dans la terre.
Après avoir tiré la langue à la grue, Pluie s’assit sur le rebord, les pattes
dans le vide, prit une grande inspiration et se lança.
La glissade fut plus abrupte et rapide qu’elle ne l’aurait cru. Quand ses
pattes arrière et son postérieur heurtèrent un rebord en pierre, elle parvint à
garder l’équilibre et à ne pas basculer la tête la première par-dessus bord.
Elle leva la tête vers la grue.
L’oiseau avançait sur le passage qu’elle aurait dû emprunter. Sous ses
yeux, il tendit une de ses pattes filiformes et la posa délibérément sur le
rocher plat sur lequel Pluie comptait s’accorder une pause bien méritée.
La dalle oscilla avant de basculer et de se décrocher. Aussitôt, la grue
bondit dans les airs et, sous le regard ahuri de Pluie, le rocher ricocha sur la
pente escarpée. Dans sa chute, il entraîna une cascade de boue, d’autres
rochers, de lianes… jusqu’à ce qu’il percute une corniche et entame un long
plongeon vers le sol limoneux en contrebas où il atterrit dans un bruit sourd.
Pluie leva lentement les yeux vers le ciel. L’oiseau dessinait des cercles
au-dessus d’elle. Il se posa sur une branche non loin, pencha la tête et
poussa un long : « A-kaaaaa ! »
Les yeux rivés sur la grue, Pluie s’assit lourdement sur la petite
corniche.
— Au nom du Dragon, qu’est-ce qui vient de se passer, là ? murmura-t-
elle. Tu savais que cela allait arriver ? Tu viens de me… de me sauver la
vie ?
La grue ne répondit pas mais lissa les plumes sous son aile.
Impossible. Pourquoi aurait-elle fait ça ? Elle la suivait depuis une
journée entière maintenant. Savait-elle qu’elle viendrait précisément ici ?
Comment pouvait-elle deviner que la dalle se détacherait ?
Le reste de la descente se déroula dans une sorte de flou. La grue
demeura non loin mais n’intervint plus. La fourrure en bataille, chaque
muscle endolori, Pluie posa enfin les pattes sur le limon. Pendant plusieurs
inspirations, elle se contenta de rester allongée là, à regarder l’oiseau bondir
de perchoir en perchoir avant de venir se poser dans la vase à côté d’elle.
— Tu comptes m’aider à traverser le fleuve aussi ? lui demanda-t-elle.
L’oiseau lui répondit par un léger « A-kaa ».
— Super.
Pluie se mit à quatre pattes, s’ébroua pour enlever le plus de boue
possible de ses poils et chercha du regard la berge. Alors qu’elle entendait le
courant qui babillait, elle ne le vit pas tout de suite. Elle était habituée à une
minuscule rive où les arbres, les buissons, les rochers bordaient l’eau. Là, la
berge vaseuse s’étendait en longueur avec quelques mauvaises herbes et des
pierres qui dépassaient.
Elle suivit le bruit du fleuve en glissant et dérapant sur la berge qui
descendit brusquement. Enfin, elle parvint au bord de l’eau au milieu des
roseaux morts et des rochers blancs.
L’autre rive était plus proche qu’avant. Beaucoup plus proche.
Pluie écarquilla les yeux et son cœur se mit à battre à toute vitesse
quand elle s’aperçut qu’en face, à quelques longueurs d’ours à peine, la rive
était tout aussi humide et boueuse. Les broussailles épaisses, vert foncé, les
rochers couverts de mousse, tout était comme dans ses souvenirs.
— La crue ! Elle est enfin terminée ! lança-t-elle dans un souffle à la
grue qui trempait déjà ses pattes toutes fines dans le courant paisible. Le
niveau a fini par baisser ! Je vais pouvoir traverser à la nage !
Pluie pataugea dans l’eau et se roula dedans pour laver sa fourrure. Puis
elle s’approcha de la grue qu’elle aspergea de gouttelettes.
— T’as vu ça, Grande Tige ? Je rentre chez moi !
CHAPITRE 12
Feuille bondit sur un affleurement rocheux sans quitter des yeux les
grandes cannes qui poussaient dans les fissures et ondulaient sous la brise.
Était-ce du Veine Rouge ? Fonceur lui avait dit qu’on trouvait cette variété
de bambou qui devait son nom aux striures rouges sur ses feuilles où rien
d’autre ne poussait. Il fallait absolument qu’ils en rapportent. D’après
Coureur Guéris-Cœur, c’était le seul bambou capable de soulager ceux qui
avaient bu l’eau souillée. Tout le monde à Mare-Pure comptait sur les deux
amis.
Elle saisit une canne dans sa patte, la baissa pour en inspecter les
feuilles. Elles avaient un peu de rouge…
— Fonceur ! cria-t-elle. C’est ça ?
La tête du panda roux apparut au bord de l’affleurement. Il se dépêcha
de la rejoindre.
— Non, répliqua-t-il, haletant, en secouant tristement la tête. Les
feuilles n’ont pas la bonne forme.
Il tomba à plat ventre. Feuille lui donna un coup de langue
encourageant sur le front.
— Tes connaissances m’impressionnent. On va finir par en trouver,
crois-moi.
— Je ne suis pas si savant, tu sais, répondit Fonceur, même si son amie
voyait bien que cela lui faisait plaisir. Tous les pandas roux s’y connaissent
un peu en remèdes. On mange de tout alors forcément, certaines substances
nous détraquent.
Pourtant, ce fut lui qui découvrit le bambou aux feuilles veinées de
rouge, enfin… de rares cannes qui poussaient directement dans le flanc
d’une falaise. Feuille grimpa pour les arracher.
— Voilà qui réglera la douleur, déclara Fonceur. Maintenant il nous faut
du Feuille Violette. Les deux ensemble devraient les soigner… j’espère.
— Tu n’as jamais pensé à devenir un Guéris-Cœur ? lui demanda
Feuille.
L’air fatigué, Fonceur gloussa et secoua la tête.
— Nan… Je suis et je resterai un Grimpe-Loin.
Comme Fonceur ne pouvait porter qu’une canne de bambou rouge entre
ses crocs, Feuille se chargea des trois autres. Ils se dépêchèrent, même si les
tiges qui se coinçaient dans les buissons ou les fissures des rochers les
ralentissaient.
— Le Feuille Violette pousse près de l’eau, lui rappela Fonceur. Toutes
les plantes au bord de Mare-Pure doivent être contaminées. On va devoir
chercher un autre point d’eau.
Tout en marchant, Feuille gardait l’œil ouvert. Elle espérait apercevoir
Tante Prune et Pluie à tout moment. La sagesse de Prune lui manquait
tellement, sans parler de son soutien moral. Elle n’avait pas encore annoncé
aux pandas de Mare-Pure qu’elle pensait être la nouvelle Messagère du
Dragon. D’ailleurs, elle se demandait comment elle allait s’y prendre. La
présence de Prune à ses côtés l’aurait bien aidée !
Pluie lui manquait également, même si elle ne leur aurait été
d’absolument aucun soutien !
Aucun signe d’elles. Alors qu’elle scrutait la limite des arbres, un
oiseau s’envola de derrière un bosquet, suivi par d’autres.
— Des canards ! s’exclama-t-elle. Et où il y a des canards, il y a de
l’eau !
— Allons voir ! proposa Fonceur.
Les deux amis traînèrent leurs cannes de bambou en haut d’une colline,
sur un autre gros affleurement rocheux et enfin à travers les arbres. Et
effectivement, ils tombèrent sur un petit ruisseau qui babillait au milieu de
la forêt. Il était juste assez large pour accueillir une famille de canards et
deux rideaux de bambous aux feuilles veinées de pourpre.
Quand leurs gueules furent pleines, à la limite d’avoir mal à force de
serrer les cannes, Fonceur cueillit plusieurs poignées de feuilles qu’il fourra
entre ses crocs.
Le temps qu’ils retournent auprès des pandas de Mare-Pure, Feuille crut
que sa mâchoire allait se décrocher. Elle lâcha les cannes dès qu’elle put –
certaines s’éparpillèrent dans l’herbe – et se frotta le museau avec les
pattes. Décidant que ses petites douleurs pouvaient attendre, elle se dépêcha
de cueillir des feuilles de Veine Rouge et de Feuille Violette puis elle courut
jusqu’à l’endroit où Jacinthe et Chaume étaient encore allongés.
Jacinthe paraissait encore plus affaiblie et la respiration ralentie de
Chaume était presque imperceptible.
— Je suis revenue…
Le petit panda remua mais ne leva pas les yeux vers elle.
Refusant de céder à la panique, elle découpa les feuilles en morceaux
aussi minuscules que possible et les approcha doucement des narines de
Jacinthe.
— S’il te plaît, essaie de manger. Tu te sentiras mieux après. Je te le
promets. Je t’en prie…
Le museau de Jacinthe remua insensiblement. Feuille se demanda
même si elle ne l’avait pas imaginé. Elle aurait voulu se jeter à genoux
devant Jacinthe et la supplier de manger, mais ça ne servirait à rien. Elle
devait garder son calme, pour Chaume, pour tous les pandas qui
l’observaient. Elle posa son autre patte sur la patte amorphe de la femelle.
— Grand Dragon, chuchota-t-elle, à l’occasion du Festin de Longue
Lumière, tes humbles pandas s’inclinent devant toi. Nous te remercions
pour le don de ce bambou guérisseur et pour l’endurance que tu nous
octroies.
« S’il te plaît, s’il te plaît, sois endurante, Jacinthe… »
Celle-ci prit une inspiration qui fit bouger les feuilles devant ses
narines. Sa langue apparut et les lécha dans la paume de Feuille qui retint
son souffle. À peine capable de mâcher, Jacinthe avala quelques petits
morceaux.
Après avoir poussé un gros soupir, Feuille se dépêcha d’en découper
davantage et de les lui présenter. Cette fois-ci, sa langue sortit presque
immédiatement. Feuille continua de lui donner la becquée tout en déposant
des morceaux sur sa poitrine, devant Chaume. Il les renifla puis, sans ouvrir
les yeux, il tendit le museau et les avala. Le cœur de Feuille battait de plus
en plus vite. À chaque bouchée, Jacinthe recouvrait un peu d’énergie,
jusqu’à ce que finalement, elle soulève légèrement les paupières.
— Feuille ? balbutia-t-elle.
— Oui, c’est moi ! répondit celle-ci avec un grand sourire. Tout va bien
se passer.
— Je prends le relais, l’informa une voix dans son dos. Tu dois te
reposer.
C’était Genévrier. Il n’avait pas franchement bonne mine, mais Feuille
le laissa attraper les cannes et les ouvrir en deux. Soudain éreintée, elle
s’avachit dans l’herbe tendre.
Peu à peu, pandas et pandas roux s’approchèrent. Chacun avala un peu
des deux variétés de bambous. Les pandas croquaient dans les cannes pour
que les pandas roux en extraient le vert filandreux à l’intérieur. Fonceur vint
s’asseoir à côté de Feuille et s’appuyer contre son flanc.
— Merci à tous les deux, déclara Coureur Guéris-Cœur, quand tous
leurs amis eurent ingéré le remède. Et merci au Grand Dragon de vous avoir
conduits jusqu’à nous !
Feuille et Fonceur se dévisagèrent.
— Le moment est venu, murmura Fonceur.
Feuille acquiesça. L’appréhension lui nouait la gorge, mais son ami
avait raison.
Plusieurs pandas les fixaient à présent. Feuille se leva avec raideur, se
racla la gorge.
— J’ai une annonce à vous faire.
Tous les pandas qui en étaient capables se dressèrent vers elle. Feuille
inspira profondément.
— Moi aussi, je pense que le Grand Dragon nous a conduits ici. J’ai eu
une vision quand j’ai regardé dans la mare. Voilà comment j’ai su que l’eau
était empoisonnée. Elle est devenue noire sous mes yeux. Ce n’est pas ma
première vision. Parce que je… je suis une Messagère du Dragon.
L’absence de réaction dura si longtemps que Feuille manqua retirer ce
qu’elle venait de dire, juste pour briser le silence. Ces quelques mots lui
paraissaient tellement absurdes maintenant qu’elle les avait prononcés à
voix haute. Pourquoi la croirait-on ?
— Évidemment ! s’exclama Pommier. Pourquoi ne nous en sommes-
nous pas aperçus plus tôt ?
Feuille cligna des yeux.
— C’est vrai ! renchérit Chasseur Saute-Haut. Tu as eu cette vision
quand nous étions perdus dans la montagne. Tu as vu le Dragon ! Aucun de
nous n’a réalisé sur le moment.
— Messagère du Dragon ! s’écria Herbe en inclinant la tête. Nous
avons un nouveau Messager !
Plusieurs pandas s’inclinèrent. Feuille batailla pour ne pas éclater de
rire tellement elle était soulagée.
— Je ne voudrais personne d’autre comme Messager, affirma
Chercheuse Grimpe-Loin qui se rua sur Feuille pour serrer ses grosses
pattes dans ses petites pattes.
— Tu es bonne et honnête. Tu seras merveilleuse, déclara Jacinthe,
toujours appuyée contre son arbre.
— Vive Feuille ! couina Chaume.
Feuille inclina la tête à son tour.
— Je suis si heureuse que vous me croyiez ! Je ne peux pas vous dire à
quel point…
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle.
— Il y a autre chose, continua-t-elle. Un changement se profile…
Par où commencer ? Comment leur parler de Chasseur d’Ombre, Tante
Prune, Pluie et le triplé manquant ?
Elle choisit l’explication la plus simple possible et même si les pandas
roux semblaient un peu contrariés quand elle évoqua le temps passé avec le
tigre, ils semblèrent accepter le restant de son histoire.
— Moi-même, je ne comprends pas tout, conclut-elle. Mais je sais que
je ferai tout mon possible pour le Royaume des Bambous, quoi qu’il arrive.
— Vous vous sentez vraiment d’attaque ? demanda Feuille pour la
troisième fois, tandis que le petit groupe de pandas roux se rassemblait
autour d’elle.
Ils avaient ramené le bambou guérisseur la veille seulement et beaucoup
de pandas n’avaient pas encore tout à fait récupéré.
— Fonceur et moi pouvons y aller seuls…
— N’importe quoi ! répliqua Vadrouilleuse. Nous sommes
suffisamment rétablis pour nous rendre dans les bois et sentir la piste des
chauves-souris.
— Tu as arrêté ta quête pour nous, lui rappela Chercheuse. Nous
t’aiderons à retrouver leur trace. Tu dois suivre les signes du Dragon et
mettre la patte sur le dernier triplé, pour le salut du royaume !
Feuille rougit. Elle était heureuse que les pandas roux prennent son
histoire au sérieux, mais cela l’intimidait aussi. Et si elle s’était trompée
depuis le début ? Le Dragon ne lui avait pas « dit » qu’elle découvrirait son
triplé en suivant les chauves-souris. Ce n’était qu’une intuition.
Elle leur était néanmoins reconnaissante. Les pandas roux se
déployèrent donc dans la direction du bosquet de ginkgos où Fonceur et elle
avaient rencontré Bourrasque.
Cela remontait à quelques jours. Que resterait-il de leur passage ?
Feuille ne pouvait s’empêcher d’espérer, tandis qu’elle reniflait autour de
l’arbre dans lequel ils avaient dormi et fouinait dans le sous-bois à la
recherche de l’odeur des chauves-souris ou de leurs déjections. En vain : la
pluie ou le vent avaient sans doute effacé leur trace.
Dans un soupir, elle décida de rejoindre Fonceur plus en avant. Alors
qu’elle traversait un grand espace à la crête d’une colline, elle aperçut les
pandas roux qui étaient regroupés autour d’un grand arbre en contrebas.
Le cœur battant, elle descendit la pente en courant. À leur expression,
elle sut qu’ils avaient découvert quelque chose.
— Elles ont fait un arrêt ici ! s’exclama Fonceur. Et récemment. Leur
odeur est partout sur l’arbre.
— Par ici ! les interpella Vadrouilleuse qui remuait la queue avec
enthousiasme.
Feuille et les pandas roux se dépêchèrent de la suivre jusqu’à la limite
des arbres. Là, elle leur montra quelques fientes sur des troncs d’arbres.
— Ma queue à couper qu’elles sont parties dans cette direction !
s’écria-t-elle.
— Que comptez-vous faire maintenant ? demanda Chercheuse.
Fonceur et Feuille échangèrent un long regard.
— Les suivre, évidemment ! annonça Feuille.
— Et moi, je t’accompagne ! compléta Fonceur.
Chercheuse frotta le menton de son fils avec son museau.
— Soyez prudents et revenez vite !
— Vous n’allez pas rester à Mare-Pure, j’espère, s’inquiéta Feuille.
— C’est Mare-Impure, à présent, déplora Chercheuse. Non, Feuille.
Nous allons nous mettre en quête d’eau fraîche. Mais quel que soit l’endroit
où nous nous établirons, je sais que vous nous retrouverez.
— Promis, répondit Feuille, les yeux rivés vers la forêt.
Elle avait à nouveau une direction. Le Dragon ne voulait pas qu’elle
perde leur piste.
— Je retrouverai le troisième triplé et ensemble, nous accomplirons
notre destin !
CHAPITRE 15
— J’arrive !
Esprit baissa la tête et fonça dans la vallée. Quand, devant lui, les pattes
noires et la queue courtaude de sa proie disparurent derrière un rocher, il
accéléra. Parvenu de l’autre côté, il constata que Poivre s’était volatilisé.
— Bouh ! s’écria une voix.
Esprit sursauta, perdit l’équilibre et bascula sur le flanc, tandis que la
tête de Poivre apparaissait derrière le rocher. Pris d’un fou rire, le petit
panda tomba lui aussi à la renverse. Ses pattes remuaient toutes seules dans
l’air.
— C’est toi qui m’as attrapé ! gloussa Esprit en se relevant.
Poivre s’assit et se nettoya derrière les oreilles tandis qu’Esprit
l’observait en souriant.
Du genre enjoué, Poivre ne lui avait jamais posé de questions sur son
pelage blanc ni sur son éducation différente. À nouveau, une voix dans un
recoin de sa tête posa la question à laquelle il n’avait pas de réponse :
« Comment cet ourson pourrait-il être responsable de la mort du Messager
du Dragon et de la destruction du Royaume des Bambous ? »
Nocturne avait cependant raison sur un point : plus Esprit jouait avec
Poivre et passait du temps avec lui, plus il se disait que le petit lui cachait
quelque chose. Poivre répondait à ses questions mais jamais directement. Il
parlait de sa portée comme d’un tout. Ce n’était jamais : « Comme Frisson
disait… » ou « Tempête faisait toujours… », juste « ma portée ». Il répétait
qu’il s’était perdu dans la nuit et ne se rappelait pas à quel endroit il avait
été séparé d’eux ou de leur mère.
— Allez ! C’est ton tour de me chasser, s’exclama Esprit. Prêt ?
Poivre se mit à quatre pattes et se ramassa.
— Prêt !
— C’est parti !
Esprit piqua un sprint en direction du fond de la petite vallée. Il entendit
Poivre qui se dépêchait et ricanait derrière lui. Esprit ralentit néanmoins
l’allure avant de contourner un tas de pierres pour l’escalader. Le but n’était
pas de le perdre !
Ils se pourchassèrent à flanc de coteau. Esprit l’éloignait toujours plus
de la Clairière aux Festins et du cœur de Colline-Prospère. Enfin, il aperçut
le bosquet qu’il convoitait. Prenant le temps de regarder par-dessus son
épaule et de vérifier que Poivre le suivait bien, il grimpa la dernière pente
puis se faufila entre les arbres pour atteindre une petite clairière ombragée
entourée de hautes fougères.
Nocturne leva la tête quand il arriva. Esprit s’arrêta pour reprendre son
souffle. Sans échanger un mot, les deux pandas s’observèrent. Nocturne
l’interrogea du regard et Esprit lui répondit par un hochement de tête. Puis
il fit un pas de côté pour ne pas bloquer l’entrée à Poivre.
Celui-ci jaillit dans la clairière et s’arrêta devant Nocturne dans un
dérapage.
— Touché ! s’exclama Nocturne.
Esprit intercepta un regard circonspect de la part de Poivre, avant qu’il
n’affiche un grand sourire et ne s’assoie en pouffant.
— Bonjour, Messager du Dragon ! s’exclama-t-il.
À pas de loup, Esprit s’éloigna de Nocturne et alla s’installer
confortablement dans la mousse moelleuse, entre la sortie et le jeune panda.
Poivre se retourna.
— Te voilà, Esprit ! Je t’ai trouvé ! s’exclama-t-il avant de s’approcher
de lui.
Quand il heurta son museau avec le sien, Esprit essaya de sourire.
— Viens t’asseoir avec moi, Poivre, lui ordonna Nocturne.
Si le petit panda sentait la tension qui régnait dans l’air, il n’en laissa
rien paraître. Il saisit le bambou que le Messager avait poussé devant lui et
s’assit pour le manger. Il n’accorda pas un regard à Esprit ou à sa seule
issue entre les fougères.
— Merci, Messager du Dragon, marmonna-t-il, la gueule pleine de
feuilles.
— Alors, dis-moi comment tu t’adaptes, lui demanda Nocturne en
croquant dans sa canne qui se fendit quasiment en deux.
— Oh ! Bien ! Je suis très heureux ! répondit Poivre. J’espère juste que
ma portée me rejoindra bientôt.
Sans trop savoir pour quelle raison, Esprit se dit que Poivre avait eu tort
d’aborder le sujet aussi vite.
— Où les as-tu vus pour la dernière fois ? l’interrogea Nocturne. Nous
avons envoyé des pandas à leur recherche mais ils n’ont trouvé personne.
Ce serait plus facile si nous savions par où commencer.
— Dans la Forêt du Nord.
— C’est plutôt vaste, ironisa Nocturne. Et ta mère. Comment s’appelle-
t-elle, déjà ?
Esprit était à peu près sûr que Poivre n’avait jamais mentionné son
nom. Le petit panda mâchonna longuement, les yeux rivés sur le visage
amical de Nocturne.
— Je l’appelais simplement Maman.
— Où l’as-tu vue pour la dernière fois ?
Poivre fronça les sourcils, le museau plissé à force de fouiller sa
mémoire.
— Euh… quand le sol a tremblé. Il y avait un grand arbre et un rocher
auquel je m’accrochais…
« Un grand arbre et un rocher ? Ça pourrait être absolument n’importe
où ! »
Esprit essayait de ne pas trop fixer Poivre, mais il n’arrivait pas à le
cerner. Le faisait-il exprès ? Pourquoi ne voulait-il pas qu’ils retrouvent sa
famille ? Était-ce vrai, alors ? Ce jeune panda complotait dans leur dos ? Sa
présence à Colline-Prospère cachait un sombre dessein ? Pourquoi refusait-
il de donner plus d’informations ?
Ça n’avait aucun sens.
Nocturne semblait du même avis que lui.
— Parle-moi de ta portée. Comment s’appellent les autres ?
Une pointe d’effronterie passa dans le regard de Poivre.
— Je les appelais Fétide et Ramollo.
— Fétide, Ramollo et Poivre, grommela Nocturne, méditatif.
Soudain, il se pencha en avant et frappa violemment le sol avec la patte.
La canne de bambou finit de se fendre sous son poids. Il approcha son
museau de celui de Poivre qui abandonna son petit air insolent.
— Je veux leur vrai nom, gronda-t-il.
Quand Poivre jeta un coup d’œil à Esprit, son cœur se serra. Il aurait
aimé aider son nouvel ami. Mais c’était impossible si celui-ci complotait
contre Nocturne et le Royaume des Bambous !
Comprenant qu’Esprit ne prendrait pas sa défense, Poivre sembla
réfléchir très vite. Contre toute attente, au lieu de se montrer raisonnable et
de donner leur nom à Nocturne, il adressa un nouveau sourire effronté au
Messager.
— M’en souviens pas.
« Il est fou ? Pourquoi se comporte-t-il ainsi ? se demanda Esprit. Il
aggrave son cas ! »
— Tu ferais bien de t’en souvenir. Et vite ! rétorqua Nocturne qui
approcha encore plus son museau de celui de Poivre.
Il parlait d’une voix si grave que ses mots résonnaient dans la tête
d’Esprit.
— Sinon, tu pourrais apercevoir une autre facette des pandas de
Colline-Prospère…
Nocturne recula. Soudain, sa mine furibonde céda la place à un beau
sourire de façade.
— Esprit ne va pas te lâcher d’un coussinet, ajouta-t-il. Un accident est
si vite arrivé quand on est seul, surtout avec une mémoire défaillante.
Il lui fallut plus de temps que prévu pour trouver la cascade. Elle se
souvenait très bien de son emplacement, seulement le paysage avait changé
depuis que le niveau du fleuve avait baissé. Les rochers qui formaient la
cascade étaient à présent secs et irréguliers et ils dépassaient sur la berge. Ils
n’entouraient plus un bassin profond et agité mais un petit cercle d’eau
claire et stagnante qui était en partie séparé du courant principal. Pluie
pouvait s’y rendre sans problème en marchant dans la vase.
« Le Dragon vient toujours à ma rencontre près du fleuve. J’ignore
pourquoi mais je suis sûre que je suis au bon endroit. »
Elle s’assit au bord de l’eau peu profonde et la laissa lui lécher les
pattes. Cette familiarité l’apaisait.
« Très bien, Grand Dragon. Je suis là. S’il te plaît, aide-moi… »
Comme la cascade avait disparu, elle présumait que la réponse ne lui
viendrait pas sous la forme d’une brume. Elle décida de fixer le point d’eau
et de se détendre. Elle se concentra sur la manière dont le soleil brillait à
travers les feuilles loin au-dessus d’elle et scintillait sur la surface
translucide. La petite mare était si paisible qu’elle voyait son reflet qui
l’observait, comme ce fameux jour où Nocturne avait tenté de la convaincre
qu’il lui montrait une vision…
La mare s’assombrit. Un instant, Pluie crut qu’un gros nuage passait
devant le soleil. C’était peut-être également le cas. Mais l’eau prit une
couleur verte puis marron puis grise et enfin quasiment noire. Son reflet
demeurait immobile et net.
Soudain, derrière l’épaule de son reflet, le visage d’un autre panda
apparut lentement.
C’était… elle. Pourtant, ses yeux paraissaient différents. Quelque chose
clochait.
Son double recula, leva les pattes et la poussa dans l’eau.
Pluie hurla et battit des pattes. Prête à riposter, elle fit volte-face, mais
elle ne trouva personne. Au bout d’un moment, après avoir scruté les arbres,
désorientée, elle réalisa qu’elle n’avait senti aucune patte dans son dos.
« C’était une vision. »
Elle se tourna vers la mare. L’eau était redevenue claire et avait repris
ses couleurs éclatantes. Son reflet était maintenant flou et haché, après que
son coup d’éclat en avait perturbé la surface.
« Un panda qui a mon visage mais qui n’est pas moi… »
Un panda qui faisait semblant d’être elle ? Qui voulait prendre sa place,
la mettre hors circuit ?
— Mouais ! murmura-t-elle à voix haute. Nocturne se fait passer pour
le Messager du Dragon. Il a essayé de me noyer. C’est déjà arrivé.
Elle observa un peu mieux la mare. Son reflet se stabilisait, pourtant
elle avait beau fixer l’eau de toutes ses forces, c’était la seule vision qu’elle
obtenait.
— Écoute, grommela-t-elle. Je fais de mon mieux. Tu m’as envoyé une
vision ! J’y crois, c’est fantastique ! Mais j’espérais sincèrement que ton
aide me serait plus utile. Je sais que Nocturne est un imposteur. Maintenant,
je veux que tu me dises comment l’arrêter !
Elle ne reçut aucune réponse de la part de la mare.
Pluie poussa un gros soupir.
Il ne lui restait plus qu’à se débrouiller toute seule.
CHAPITRE 17
Assis sur son rocher, les yeux fermés, le museau dirigé vers le ciel,
Nocturne faisait glisser la pierre bleue d’une patte à l’autre, fébrile.
L’angoisse grandissait du côté d’Esprit. Qu’est-ce que le Dragon pouvait
bien lui dire ? Lui parlait-il de Poivre ?
Les autres pandas observaient en silence leur Messager ; Esprit se
demandait s’ils avaient remarqué son agitation eux aussi. Plus Nocturne
gardait les yeux fermés, plus il jonglait avec la pierre, plus la tension
grandissait dans la Clairière aux Festins.
« Aurait-il un problème ? se demanda Esprit. Les singes lui ont apporté
ce bambou panaché et il n’en a pas mangé une feuille pendant ce festin.
Cela l’aide-t-il à entendre la voix du Dragon ? »
Nocturne finit par pousser un grand soupir. Ses épaules se soulevèrent
et retombèrent. Il chancela un peu sur son rocher puis il laissa tomber son
menton et cligna des yeux. Il regarda devant lui un long moment sans
prendre la parole. Les pandas autour d’Esprit retinrent leur souffle quand le
Messager descendit du rocher, toujours en silence, et s’avança parmi eux au
milieu de la clairière.
Il resta muet un long moment, comme s’il rassemblait ses pensées.
— Mes amis, déclara-t-il enfin, le Grand Dragon m’a envoyé un
message délicat. Le Dragon en personne s’inquiète pour notre communauté.
Nous sommes en danger.
Un frisson parcourut la clairière et hérissa le poil de tous les pandas
présents. Aucun ne parla mais tous s’approchèrent pour mieux entendre.
Quel danger pouvait les menacer ? Esprit enfonça ses griffes dans le sol et
fixa Nocturne. Quoi que le Messager annonce, il était prêt.
— Le Dragon m’a appris qu’il y avait un menteur dans la forêt. Et que
ses intentions étaient malveillantes. Nous devons tous nous montrer très
vigilants.
« Poivre ? » supposa Esprit.
— C’est drôle comme le Dragon ne te donne jamais de nom ! s’exclama
quelqu’un.
Esprit sursauta. Jarret Musclé était étalé sur une branche, la queue et
une patte se balançant dans le vide. Autour de lui, plusieurs singes dorés
toisaient les pandas en se grattant, l’air blasé. Le museau d’Esprit remua en
un grognement silencieux. Ça l’agaçait que les singes puissent parvenir au
cœur de Colline-Prospère sans être attendus, comme cela les chantait.
— Si j’étais le Grand Dragon, continua Jarret Musclé, je serais plus
précis. Je te dirais exactement de qui te méfier.
— Ça ne fonctionne pas de cette manière, répliqua la vieille Brume qui
foudroyait Jarret Musclé du regard. Quel singe irrespectueux !
— Il n’a pas tort, intervint Gobie.
Plusieurs pandas lui décochèrent un regard désapprobateur, quand
certains jeunes acquiescèrent.
— Le Grand Dragon ne peut pas t’en dire plus sur celui que l’on doit
chercher ? Il ne t’a donné aucun indice supplémentaire ?
Toutes les têtes de la clairière pivotèrent vers Nocturne. Pendant un
instant, Esprit entraperçut une ride de colère entre ses yeux. Puis il secoua
tristement la tête.
— J’ai peur que les visions ne me viennent pas de cette façon, répondit-
il en adressant un sourire désolé à Gobie. Seul un Messager du Dragon peut
les ressentir, mais je comprends que cela puisse paraître étrange. Ne
remettons pas en cause la sagesse du Dragon. Contentons-nous de suivre
ses conseils, sinon, nous risquons d’ébranler à nouveau l’équilibre du
royaume.
— Le déluge, murmura Lys à Pic, pile derrière Esprit.
La même conclusion résonna parmi le reste de l’assemblée. Gobie
hocha la tête d’un air triste.
— Jarret Musclé, mon honorable ami ! l’interpella Nocturne en faisant
un pas vers l’arbre dans lequel les singes étaient perchés, tels de gros
oiseaux impatients. Je sais que les tiens ont du mal à saisir la volonté du
Dragon et vous avez toute ma sympathie, mais permettez-moi de vous
suggérer de quitter cette clairière, si vous ne pouvez pas écouter en silence
et faire l’effort de comprendre.
Jarret Musclé s’étira puis ramassa ses deux pattes arrière sous lui.
Désormais accroupi sur la branche, il toisait Nocturne.
— C’était juste pour dire…, gloussa-t-il. Le Royaume des Bambous est
rempli de menteurs, de tricheurs et d’imposteurs… pas vrai, Messager du
Dragon ? Un de plus ou un de moins, quelle importance ?
D’un bond, il s’enfuit sans laisser à Nocturne le loisir de répondre. Les
singes dorés le suivirent dans des éclats de rire et de voix. Alors qu’ils
étaient arrivés en toute discrétion, tous disparurent dans la forêt dans un
vacarme assourdissant.
— Je parie que c’est lui, murmura Crapaud à Pinède dans le dos
d’Esprit.
— Ayons pitié de ces pauvres créatures qui ignorent comment suivre la
sagesse du Grand Dragon, déclara Nocturne.
Esprit remarqua qu’il le disait les dents serrées.
— Et montrons-leur la voie dès que possible, ajouta-t-il.
Sur ce, il tourna les talons et s’éloigna. Les pandas se dispersèrent dans
la bonne humeur pour la plupart. Esprit connaissait bien Nocturne à présent
pour remarquer que ses muscles étaient crispés quand il marchait et ses
griffes s’enfonçaient dans le sol à chacun de ses pas.
« Ce doit être difficile d’être le Messager du Dragon et de devoir gérer
des créatures comme Jarret Musclé, songea-t-il en le regardant s’éloigner.
J’espère qu’il ne se laissera pas distraire par ce singe. Que le menteur soit
Poivre ou quelqu’un d’autre, nous devons tous nous montrer vigilants, lui y
compris. »
Esprit entra dans le fleuve après avoir examiné la berge des deux côtés,
au cas où il apercevrait le tigre, mais il ne vit nulle trace de lui.
Il réfléchissait au meilleur moyen d’aider Nocturne. Apparemment, le
Messager du Dragon ne souhaitait parler à personne. Sa vision l’avait peut-
être plus perturbé qu’il le prétendait. Il leur avait demandé de se montrer
vigilants.
Comme Poivre ramassait gentiment des bambous sous la surveillance
de Ginseng et Caillou, Esprit avait décidé de se rendre dans la Forêt du
Nord pour chercher les deux autres triplés. Poivre était peut-être le menteur,
à moins que ce ne soit un des triplés ou carrément quelqu’un d’autre. Quelle
que soit la vérité, Esprit se sentirait mieux en mettant en pratique sa
connaissance de la situation qu’en errant dans la clairière à faire semblant
que tout était normal.
Et effectivement, il n’avait pas fait cinq longueurs d’ours dans la Forêt
du Nord qu’il sentit un problème. Des voix s’élevaient en aval. Il courut
dans cette direction. L’angoisse lui serrait le cœur à chacun de ses pas.
Lorsque des pleurs de désespoir fendirent l’air, Esprit piqua un sprint.
Ses pattes martelèrent la berge boueuse jusqu’à ce qu’il parvienne à un
coude où il dérapa. Devant lui, un groupe de pandas était rassemblé autour
d’une masse au bord de l’eau.
Parmi eux, il y avait Laurier et Azalée Colline-Prospère qui devaient
eux aussi explorer la berge nord. Il ne connaissait pas l’autre panda, une
femelle, qui avait poussé cet horrible cri. Accroupie au ras du sol, elle
tapotait la chose qui flottait dans l’eau et geignait.
L’effroi semblait imbiber la boue et s’accrocher à la fourrure d’Esprit,
au point de l’empêcher d’avancer et de voir ce qui gisait dans l’eau. Il se
ressaisit et s’obligea à confirmer son affreux soupçon.
Comme il s’y attendait, le fleuve se teintait de rouge au niveau des
pandas. Il aperçut d’abord une patte noire puis un museau blanc… un
museau barré d’une longue cicatrice en zigzag.
— Non… Prune…, gémissait le panda inconnu. Pas toi !
Azalée regarda autour d’elle, vit Esprit et soupira en penchant la tête.
— Quelque chose a tué un des pandas de la Forêt du Nord, expliqua-t-
elle tristement.
Esprit hocha la tête et s’approcha. Il avait l’impression de flotter en
dehors de son corps.
— Je ne comprends pas, déclara la femelle de la Forêt du Nord d’une
voix faible qui paraissait étrange aux oreilles d’Esprit. Aux dernières
nouvelles, elle était avec sa nièce. Elles se rendaient à Mare-Impure. Qu’a-
t-il pu lui arriver ?
— On dirait qu’elle a fait une mauvaise rencontre, supposa Laurier en
montrant ses cicatrices.
Esprit avait envie de vomir.
— Je vais chercher le Messager du Dragon, décréta Azalée qui passa
devant Esprit en courant et remonta la berge en direction des Œufs-Rochers.
La femelle panda de la Forêt du Nord leva la tête. Accablée de chagrin,
elle ne put masquer sa surprise.
— Comment t’appelles-tu ? lui demanda Laurier.
— Herbe Mare-Impure, murmura-t-elle sans cesser de fixer Azalée.
Elle s’ébroua puis se tourna vers Prune. La tristesse embua de nouveau
ses yeux.
— Elle s’appelait Prune. C’était mon amie, quand nous vivions encore à
Bois-Menu.
Esprit s’obligea à regarder le corps. Il était couvert de griffures et de
morsures, de marques profondes. Sa mort n’avait été ni douce ni rapide.
— Prune était gentille et généreuse, continua Herbe. Elle avait quitté
Bois-Menu pour grimper en haut de la Montagne de l’Épine Blanche. Elle
voulait en savoir plus sur… le déluge. On avait appris qu’elle était sur le
chemin du retour. Elle n’était pas censée être seule…
« Elle était seule quand nous l’avons rencontrée dans la forêt… », se
rappela Esprit. Il se mordilla la langue pour être sûr de ne pas le dire
accidentellement à voix haute. C’était à Nocturne de décider s’il
mentionnerait leur rencontre aux autres.
Au bout d’un long moment, Esprit entendit des pas dans la boue
derrière lui. C’était Nocturne et Azalée qui arrivaient, talonnés par Pivoine
et Fleur.
Nocturne s’arrêta devant le corps de Prune et approcha sa tête de la
sienne en poussant un grand soupir de tristesse.
— J’ai un peu connu Prune, avant le déluge, expliqua-t-il à Herbe et
Laurier. Je suis sincèrement désolée que sa vie s’achève ainsi.
En douceur, il souleva une patte détrempée de Prune et examina les
traces de griffures et de morsures.
— J’ai peur de savoir ce qui lui est arrivé… La pauvre Prune a eu
maille à partir avec le tigre que nous avons surpris en train de chasser au
bord du fleuve.
Laurier laissa échapper un cri de surprise. Fleur secoua la tête.
Esprit examina les blessures.
« Vraiment ? »
— Saletés de prédateurs ! cracha Fleur en jetant un coup d’œil à Esprit
qui fit semblant de ne rien remarquer.
— Tais-toi, la réprimanda Pivoine.
Nocturne posa doucement la patte sur le front de Prune.
— Grand Dragon, puisses-tu guider l’esprit de Prune jusqu’à la
montagne dans le ciel, déclara-t-il d’une voix grave. Maintenant, nous
devons retourner à Colline-Prospère et annoncer la triste nouvelle aux
autres. Herbe, veux-tu bien te joindre à nous ? demanda-t-il à la femelle
panda de Mare-Impure. Tu pourras manger autant de bambous que tu
voudras. Je suis sûr que beaucoup de pandas seront heureux de te rencontrer
et d’écouter l’histoire de la pauvre Prune.
Herbe hésita un long moment. Alors qu’elle fixait Nocturne, Esprit crut
lire de l’hostilité pure dans son regard. Lentement, elle s’inclina et recula.
— J’ai mes propres pandas qui m’attendent, annonça-t-elle, avant de
disparaître parmi les arbres sans laisser le temps à Nocturne de répondre.
— D’accord.
Le Messager fit signe aux autres pandas de l’accompagner jusqu’au
gué.
Esprit les laissa partir devant. Au bout d’un moment, il s’arrêta. Il les
rattraperait plus tard. Il avait besoin d’être seul.
Il attendit qu’ils aient passé le coude et disparu de sa vue avant de
revenir auprès du corps. Comment leur expliquer ce qu’il avait en tête ? Il
ne le savait pas trop lui-même. En douceur, avec un mélange de culpabilité
et de tristesse pesant lourdement sur ses épaules, il retourna Prune dans
l’eau afin d’inspecter ses blessures. Il ne s’était pas trompé : les entailles
étaient profondes. Elles avaient été faites au hasard, probablement au cours
d’un combat interminable. Elle avait dû se vider de son sang ou bien elle
était morte sous l’effet du choc ou d’un coup à la tête.
« Un prédateur ne tue pas sa proie de cette manière », songea-t-il. Qu’il
la dévore ou pas, un tigre aurait mis fin au combat rapidement. Il l’aurait
mordue à la nuque, comme les petits Nés-d’Hiver avaient l’habitude de le
faire quand ils chassaient le lièvre dans la montagne. Pourquoi prendre son
temps et risquer de la part de la créature désespérée un mauvais coup qui
vous laisserait infirme ou aveugle et vous empêcherait de vous nourrir
correctement par la suite ?
Il n’en était pas certain à cent pour cent, mais si on le lui avait demandé,
Esprit n’aurait jamais répondu que Prune avait été tuée par un tigre.
Cela l’étonnait que Nocturne se méprenne à ce point. Le choc de la
revoir, peut-être…
— Esprit ! aboya Nocturne.
Le panda blanc fit volte-face dans une gerbe d’eau. Le Messager
l’observait depuis le coude sur la berge.
— Viens, nous avons du travail !
Gêné, Esprit le rejoignit en toute hâte. Il se demanda s’il devait lui faire
part de ses observations, mais quelque chose dans le comportement de
Nocturne lui dit que le moment était mal choisi.
Quand ils dépassèrent le coude, Pivoine, Fleur, Azalée et Laurier étaient
déjà loin devant eux. Nocturne n’accéléra pas pour les rattraper.
— Prune est morte, déclara-t-il soudain. Une tragédie, pour sûr. Mais
cela signifie aussi qu’elle ne colportera pas ses idées farfelues dans tout
Colline-Prospère et pour cela, je remercie le Grand Dragon. Il reste
cependant un autre panda susceptible de monter le royaume contre nous. Il
est grand temps que nous nous occupions de Poivre.
Tous les poils d’Esprit se hérissèrent aussitôt. Quelles étaient les
intentions de Nocturne ?
Ils n’échangèrent plus un mot. Arrivés à la Clairière aux Festins, le
Messager expliqua brièvement ce qui s’était passé et réconforta les pandas
qui avaient connu Prune avant le déluge. Ce fut rapide et sommaire. Esprit
voyait bien que Nocturne avait un autre projet en tête et en effet, dès qu’il
leur eut annoncé la nouvelle, il se tourna vers Poivre et lui demanda de le
suivre.
Cela sonnait plus comme un ordre qu’une invitation. Esprit rendossa
immédiatement son rôle de garde, même si Poivre n’opposa aucune
résistance. Le jeune panda ne se rendait absolument pas compte qu’il avait
des ennuis ou bien il était très doué pour faire semblant de ne pas remarquer
l’humeur noire de Nocturne.
Celui-ci les conduisit un peu à l’écart de la Clairière aux Festins, mais il
ne poussa pas jusqu’au cercle des arbres : il n’avait apparemment pas la
patience d’aller si loin. Dès l’instant où ils pénétrèrent dans une clairière
isolée, Nocturne s’en prit à Poivre.
— Où est ta portée ? grogna-t-il.
— Je ne sais pas, répondit une nouvelle fois le jeune panda.
— Décris-les-moi !
— Ce sont des pandas, répliqua Poivre, comme s’il ne pouvait
s’empêcher de faire cette blague idiote, tout en sachant que Nocturne n’était
pas du tout d’humeur.
Le Messager s’approcha de lui avec raideur.
— On m’a mis en garde contre un menteur venu de l’extérieur, lui
rappela Nocturne, quasiment narines contre narines.
Esprit en avait des picotements dans les pattes de le voir bouger ainsi. Il
ressemblait à un prédateur. Esprit manqua se poster entre les deux, mais
était-ce pour protéger Nocturne ou bien Poivre ?
— Es-tu ce menteur, Poivre ? Je commence à le croire.
— Et si c’était vous, le menteur ? rétorqua le jeune panda.
S’ensuivit un silence aussi long qu’horrible. Les yeux rivés sur Poivre,
Nocturne sembla doubler de volume. De furie, ses flancs se soulevaient à
chaque inspiration.
Esprit avait l’impression de se tenir en haut d’une colline escarpée, en
équilibre précaire, prêt à basculer.
— Triplé ou pas, tu ne mérites pas notre confiance, trancha Nocturne.
Nous n’avons plus besoin de toi ici.
Au même instant, il balaya l’air avec ses griffes au niveau de la gorge
de Poivre.
Esprit ne réagit pas tout de suite. La stupéfaction se diffusa en lui
comme la première secousse tonitruante d’un tremblement de terre.
Plus rapide, Poivre avait anticipé le coup. Il se laissa tomber par terre et
partit en roulade arrière. Dans un rugissement, Nocturne plongea sur le
panda pour essayer de le saisir entre ses mâchoires. Il réussit à lui
égratigner l’épaule et à faire couler un filet de sang, mais Poivre bascula à
quatre pattes et parvint à lui échapper dans un cri d’effroi. Nocturne tenta de
le frapper de nouveau. Cependant, Poivre avait gagné les buissons et s’était
faufilé dans un espace trop étroit pour un panda de la taille de Nocturne.
— Tu ne t’échapperas pas ! hurla ce dernier.
Esprit n’en croyait pas ses yeux.
Nocturne avait essayé de tuer Poivre ! De le mettre en pièces, en sa
présence !
— Esprit ! vociféra-t-il.
Le panda blanc réalisa que ce n’était pas la première fois qu’il criait son
nom.
— J’ai besoin que tu te concentres, là ! Tu sais ce qu’il te reste à faire.
Deviens le Monstre Blanc. Sauve le Royaume des Bambous de ce menteur,
de ce traître !
Esprit en resta comme deux ronds de flan. Deviens le Monstre Blanc ?
— Poursuis-le, lui ordonna Nocturne dont la voix grave semblait
secouer le sol sous ses pattes. Assure-toi qu’il ne revienne jamais dans la
Forêt du Sud. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui, murmura Esprit.
Aussitôt, il lui tourna le dos et, le pas mal assuré, il s’enfonça dans le
sous-bois.
« Tu t’es très bien fait comprendre. »
CHAPITRE 18
— Je n’arrive pas à croire que nous les ayons retrouvées ! balbutia Feuille.
Elle s’assit au bord du fossé et observa l’entrée de la grotte en
contrebas. Le fossé, une fissure en pente raide qui s’enfonçait dans la
colline, se terminait par une grotte dans la roche en son sommet.
Des cris aigus et le bruissement des ailes de centaines de petites
chauves-souris résonnaient à l’intérieur.
— J’ai mal aux pattes, se plaignit Fonceur en se laissant tomber dans
les feuilles à côté de son amie. J’espère qu’elles vont prendre tout leur
temps avant de repartir.
— Moi aussi ! s’exclama Feuille en s’étirant.
— Tu ne trouves pas que ça sent le panda ? lui demanda-t-il, sa longue
queue remuant derrière lui.
Feuille renifla le sol à ses pattes, le fossé puis le ciel et l’air tout autour
d’elle.
— Tu as raison ! Même si ça sent surtout la chauve-souris ! Peut-être
que l’autre triplé est passé par ici ? Si ça se trouve, il n’est pas loin !
— Possible, marmonna Fonceur qui se coucha avant d’étendre ses
quatre pattes au-dessus de lui puis de les recroqueviller sur son ventre.
Feuille ne quittait pas la grotte des yeux. Son cœur battait avec force et
régularité. Elle espérait sincèrement que les chauves-souris les laisseraient
se reposer avant de reprendre leur envol. En même temps, elle brûlait
d’envie de repartir. Le poids de l’espoir sur sa poitrine était quasiment
insoutenable.
« Touchons-nous au but ? Sommes-nous vraiment sur le point de
rencontrer le troisième panda de ma portée ? Est-ce qu’on se ressemble ? »
Des silhouettes remuèrent dans la grotte et, tout à coup, une poignée de
chauves-souris sortit en flèche et lui frôla les oreilles. Tandis que leur
nombre augmentait, Feuille se mit à quatre pattes et s’étira.
— Debout, Fonceur ! Il faut qu’on se tienne prêts. Dès qu’elles auront
mangé, on devra se mettre en marche.
Mais cette fois-ci, elles se comportèrent différemment.
Les chauves-souris retournèrent dans la grotte et… n’en ressortirent pas
en nuée.
Elles jaillissaient seules ou par deux, volaient dans toutes les directions
puis revenaient inlassablement à leur point de départ.
Le cœur de Feuille se mit à tambouriner dans sa poitrine.
— Elles ne s’en vont pas, constata Fonceur.
— C’est là ! murmura Feuille. Fonceur, c’est là ! Elles habitent ici !
C’est ici qu’elles nous conduisaient depuis le début !
— Tu crois ? demanda le panda roux en fixant l’entrée obscure.
Feuille prit une grande inspiration et se laissa glisser au fond du fossé
avant de s’approcher de l’entrée. Une masse grouillante de petits corps était
accrochée au plafond. Certaines chauves-souris mangeaient les insectes
qu’elles avaient attrapés, d’autres s’enveloppaient dans leurs ailes avant de
se rendormir.
— Il est là ? leur cria Feuille. Le triplé est là ?
Leurs voix aiguës retentirent de nouveau. Cette fois-ci, Feuille crut
distinguer un mot au milieu du brouhaha. Oui, elles semblaient répéter un
même mot…
— Là ! Est là ! Était là ! Là, là, là !
— Merci ! leur lança Feuille qui se tourna aussitôt vers Fonceur resté en
haut du fossé. Ouvre grand tes narines ! On doit pouvoir trouver la piste de
ce panda !
— C’est parti ! gazouilla-t-il.
— Oh, n’oublie pas ! Si tu en rencontres un, avant toute chose, vérifie
que sa patte dominante est blanche ! Elle devrait ressembler à la mienne.
— Compris ! s’exclama Fonceur en acquiesçant avec sa longue queue.
Feuille renifla les alentours. Elle détecta bel et bien une odeur. Elle
découvrit même quelques poils blancs dans la boue. Cette trace assez
récente prêtait néanmoins à confusion. Un seul panda était-il passé par ici
ou plusieurs ? Et s’il s’agissait d’un groupe de pandas et non de son triplé ?
S’ils avaient fait escale ici avant de repartir, pour quelle raison
reviendraient-ils ? Si Fonceur et elle découvraient une piste, devaient-ils la
suivre ? Elle ne voulait pas trop s’éloigner des chauves-souris. Elles avaient
dit « là ».
Elle longea le fossé et rejoignit Fonceur à son extrémité. Il se grattait
l’oreille avec la patte.
— J’ai repéré plusieurs odeurs de pandas qui partent dans des directions
différentes, lui apprit-il. Une s’enfonce dans les buissons, une autre descend
dans la vallée, et ce ne sont pas les seules.
— Tu penses qu’on devrait explorer la grotte ? marmonna Feuille. Je ne
suis pas allée jusqu’au fond.
Fonceur émit un bruit dubitatif.
— Avec toutes ces chauves-souris à l’intérieur ?
— Elles ne te feront pas de mal ! lui assura Feuille en le poussant avec
le museau. Tu es trop lourd pour qu’elles te soulèvent au plafond !
Elle pivota face à la pente. Fonceur lâcha un nouveau « hum » mais
suivit tout de même de loin Feuille qui se précipitait vers l’entrée de la
grotte.
Tandis qu’elle se hâtait, elle réalisa que Descente du Soleil était passée
et que le flanc de colline était nettement plus sombre qu’à leur arrivée.
L’intérieur de la grotte était totalement noir au bout de quelques longueurs
d’ours. Ils ne distinguaient plus aucune chauve-souris au-delà de l’entrée.
Feuille avança, la gorge serrée.
— Je n’aime pas le truc qu’elles font avec leurs ailes, marmonna
Fonceur derrière elle. Et si on reparlait du Monstre Blanc qui a attaqué
Prune ? Ça s’est passé dans une grotte…
— Très loin d’ici, lui rappela Feuille. Il faut que j’en aie le cœur net.
— Je monte la garde dehors, décréta Fonceur.
Feuille roula des yeux puis s’enfonça davantage.
La cavité était plus profonde qu’elle ne l’aurait cru. Des roches
dépassaient du sol autour d’elle. Soudain, ses pattes barbotèrent dans une
eau froide. Il s’agissait d’une petite mare sombre qui devait se remplir
quand il pleuvait dans le fossé. Feuille était encerclée par l’odeur et le bruit
des chauves-souris.
Elle ne décela aucun signe d’un autre panda.
— On se serait trompés quelque part ? demanda-t-elle en émergeant de
la grotte.
Fonceur sursauta puis secoua la tête avec ferveur.
— Impossible ! Après qu’elles nous ont conduits aux pandas de Mare-
Impure puis ici ? Non. Tu es une Messagère du Dragon et les chauves-
souris t’aident. On ne va pas tarder à résoudre ce mystère.
Feuille lui sourit avant de lui frotter la nuque avec son museau.
— Je suis tellement contente de t’avoir avec moi, Fonceur.
— Je te suis d’une grande utilité, c’est vrai, répliqua-t-il, assez fier de
lui. Installe-toi ici, au cas où le triplé reviendrait. Pendant ce temps, je vais
chercher des bambous pour le festin d’Ascension de la Lune. Ça te
remontera le moral. On a toujours les idées plus claires après une petite
sieste.
Pendant que Fonceur détalait loin du fossé, Feuille s’assit et scruta le
ciel. Les nuages tournoyaient au-dessus de leurs têtes, laissant entrevoir un
peu de bleu foncé et quelques étoiles qui clignotaient un moment avant de
disparaître.
« Grand Dragon, pria-t-elle, je sais que tu guideras mes pas jusqu’au
bon endroit. S’il te plaît, fais de même avec Pluie et l’autre triplé. Si je dois
le rencontrer ici, qu’il en soit ainsi. Sinon, je t’en prie, montre-leur le
chemin à suivre. »
Elle baissa la tête, assez contente de la manière dont elle avait formulé
sa requête. Elle pensait avoir trouvé les bons mots. Ce n’était pas à elle de
décider où leur présence était nécessaire.
Elle leva de nouveau la tête.
« Euh… et j’aimerais vraiment que nous soyons réunis, si ce n’est pas
trop demander. »
Feuille se réveilla en sursaut et inspecta les alentours. Pendant quelques
instants, elle ne se rappela plus trop où elle était. Puis la mémoire lui revint
d’un coup : elle se trouvait dans la grotte, les pattes posées sur le sol en
pierre dur et froid. Les chauves-souris dormaient au plafond. Leurs petits
ronflements résonnaient dans la cavité. Fonceur était recroquevillé contre
elle. Les restes de leurs Festins d’Ascension de la Lune et de Descente de la
Lune gisaient à côté d’eux.
Le Festin de Lumière Grise devait être passé. La lumière aveuglante
d’une aube nouvelle éclairait l’entrée de la grotte, tellement étincelante que
Feuille était obligée de cligner des yeux pour voir devant elle.
Une silhouette se dessinait à l’entrée.
Feuille bondit sur ses pattes.
Fonceur sursauta à son tour.
— Hein ? Quoi ? marmonna-t-il, à moitié réveillé.
— Il y a quelqu’un ! lui souffla Feuille.
À pas prudents, elle sortit de la grotte en clignant des yeux à cause de
l’éclat de Lumière Dorée.
La silhouette à l’extérieur était celle d’un jeune panda. Il reniflait avec
méfiance l’entrée de la grotte. Il eut un mouvement de recul quand il vit
Feuille. Elle remarqua qu’il privilégiait une patte avant et ne voulait pas
poser l’autre par terre.
« Serait-ce… »
— Bonjour ! s’exclama-t-elle. Désolée de t’avoir fait peur. Nous
dormions à l’intérieur.
Fonceur s’approcha du panda qui s’était assis et tenait sa patte
bizarrement devant lui.
— Salut ! Moi, c’est Poivre. Vous allez trouver ça étrange, mais je
crois… je crois que le Grand Dragon m’a conduit jusqu’ici. Sauriez-vous…
pourquoi ?
Feuille eut l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine.
Fonceur regardait tour à tour les deux pandas avec un sourire ahuri sur sa
petite face. Feuille se ressaisit : elle devait garder la tête froide. Il lui fallait
des preuves.
— Qu’est-il arrivé à ta patte ? lui demanda-t-elle. Je peux voir ?
Poivre la lui tendit. Le corps de Feuille fut agité d’un soubresaut. Sa
patte dominante n’était pas blanche mais elle n’était ni noire ni grise non
plus. Elle était rouge sang et une croûte se formait sur une vilaine blessure
en travers de la peau.
— J’étais obligé, bredouilla Poivre qui tremblotait. Les singes étaient
après moi. Ceux avec la figure bleue. Ils cherchaient le jeune panda à la
patte dominante blanche, alors… alors j’ai décidé de la cacher.
— Poivre…, s’étrangla Feuille.
Elle ne pouvait tenir plus longtemps. Elle se précipita sur lui et frotta
doucement son museau contre sa joue.
— Je suis tellement désolée pour toi… mais tout va s’arranger, crois-
moi. Je m’appelle Feuille et je pense que je suis ta sœur !
— Tu… tu es une des triplés ? s’exclama Poivre en la poussant du
museau à son tour. Je te cherche depuis si longtemps ! Je suis tellement
heureux de t’avoir enfin trouvée ! As-tu vu l’autre ? Sais-tu ce qui se
passe ? Je sais juste que j’étais seul et perdu, que les singes s’en sont pris à
moi et que je ne savais pas quoi faire…
— Oui, j’ai rencontré notre sœur !
Feuille bondissait quasiment de joie. Elle allait et venait devant son
nouveau frère. Elle avait tellement de choses à lui raconter qu’elle ne savait
pas par où commencer.
— Elle s’appelle Pluie ! Et… oui, je sais ce qui se passe. Enfin, à peu
près. Tu ne vas pas en croire tes oreilles.
Elle s’obligea à s’asseoir avant de lui annoncer la nouvelle en face.
— Tu veux savoir pourquoi nous sommes spéciaux, pourquoi nous
avons survécu et pourquoi le Grand Dragon met tout en œuvre pour que
nous soyons réunis ? Parce que nous sommes les prochains Messagers du
Dragon. Tous les trois. Oh ! Par les neuf festins, comme je suis heureuse de
te voir !
Elle frotta une nouvelle fois son museau contre sa joue et lui donna un
grand coup de langue entre les yeux.
Pendant quelques instants, Poivre parut submergé, voire un peu
hésitant.
— C’est… plus que je n’espérais, bredouilla-t-il. Ça fait beaucoup
d’informations à intégrer mais… moi aussi, je suis content de te voir ! Ma
nouvelle sœur !
Son visage s’illumina en regardant Feuille.
— Et moi, c’est Fonceur Grimpe-Loin, pépia le petit panda roux.
Dans un éclat de rire, Feuille se poussa pour que Fonceur s’assoie à
côté d’elle.
— Fonceur est mon meilleur ami, déclara-t-elle. Il m’a beaucoup aidée
dans mes recherches !
Elle leva les yeux vers le ciel qui ressemblait à un brasier bleu et rose
tandis que le soleil se levait sur le Royaume des Bambous. Tous les espoirs
qu’elle nourrissait au fond d’elle semblaient se réaliser brusquement.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver Pluie et à gravir le Mont du
Dragon.
— Et ensuite, il se passera quoi ? demanda Poivre avec enthousiasme.
Feuille lui décocha un grand sourire.
— Ensuite, nous accomplirons notre destin. Nous endosserons le rôle
qui nous a été attribué à notre naissance. Tous les trois. Ensemble.
CHAPITRE 21
Bamboo Kingdom
River of Secrets
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