Les Messagers Du Dragon T2 - Un - Erin Hunter

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Erin Hunter

Une rivière de secrets


Cycle I – Livre 2

Traduit de l’anglais (Royaume-Uni)


par Frédérique Fraisse
Sommaire
Couverture

Titre

Remerciements

Carte

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10
Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Épilogue

Biographie de l'autrice

Copyright
Remerciements particuliers à Rosie Best.

À Rowan

Un grand merci aussi à CCPPG pour leur inspiration et leur


créativité et d’avoir permis à Erin Hunter de donner vie aux
Messagers du Dragon.
PROLOGUE

Au gré des courants, Rivage Calme, grue mâle à cou noir, planait, montait,
redescendait au-dessus des sommets et des vallées du Royaume des
Bambous. L’extrémité noire des ailes d’Eau Paisible, sa compagne,
effleurait régulièrement les siennes.
Ils se réjouissaient par avance de regagner leur nid dans les creux
tranquilles du grand fleuve. Le long été touchait à sa fin et le littoral du
Nord était l’endroit parfait où nicher pendant le rude hiver montagnard.
Ils suivirent le lit étincelant du fleuve qui coupait le royaume en deux,
se transformait en rapides, disparaissait dans d’épaisses forêts, jusqu’à ce
que finalement, Eau Paisible pousse un léger craquettement.
— Nous y sommes ! Regarde, la cascade est là-bas ! Nous verrons
bientôt les rochers couverts de mousse.
Tandis que la femelle obliquait dans les airs, son regard acéré scrutait la
berge à la recherche de leur lieu de nidification. Ils abordaient le coude de
la rivière quand Rivage Calme comprit d’un seul coup d’œil que quelque
chose n’allait pas.
— Où sont les rochers ? s’étonna-t-il.
L’endroit où ils nichaient ne correspondait plus à ses souvenirs. Les
deux grands oiseaux avaient passé beaucoup de temps après le déluge à
chercher l’emplacement parfait où construire leur nouveau nid. Lorsqu’ils
s’étaient envolés au début du printemps, ils avaient laissé derrière eux une
pente légère menant à une mare peu profonde entourée de rochers
moussus : le lieu parfait où piéger des petits poissons tout en étant protégés
du courant tumultueux. À présent, il y avait une forte déclivité entre la terre
ferme et le bord du fleuve…
— Trouvé ! piailla Eau Paisible qui descendit en piqué et se posa sur le
sommet couvert de mousse d’un affleurement rocheux.
Son compagnon atterrit à côté d’elle et poussa un cri de surprise en
découvrant leur nid (une couronne confortable de brindilles, d’éclats de
bambou et de mousse) perché sur ce rocher. Il lui fallut un moment pour
comprendre pourquoi il ne flottait pas sur l’eau… Ce n’était pas leur nid qui
avait bougé, mais le lit du fleuve !
— Rivage Calme, murmura Eau Paisible, je crois que les eaux de la
crue se retirent enfin !
Rivage Calme descendit du rocher et sautilla jusqu’à la rive. Non loin,
un arbre noueux qui avait été longtemps immergé dépassait de l’eau et
dégoulinait d’algues. Une pousse de bambou toute fine avec une seule
feuille vert vif croissait déjà dans la vase à côté de lui. Le soleil illuminait le
paysage, séchait les rochers, scintillait à la surface de la rivière. Même le
courant semblait un peu plus lent qu’avant. D’autres oiseaux poussés par la
curiosité sautillaient le long des berges et picoraient la terre tendre, pendant
que deux écureuils volants planaient de branche en branche au-dessus de
leurs têtes sans cesser de jacasser.
— C’est merveilleux ! s’exclama Eau Paisible. Les choses reviennent
enfin à la normale !
Les deux grues restèrent front contre front un long moment avant de se
séparer pour chercher l’endroit parfait où arrimer leur nouveau nid. Rivage
Calme repéra un coin ombragé où l’eau était désormais peu profonde. Ils
rassemblèrent des brindilles et des feuilles qu’ils entrelacèrent et
superposèrent couche après couche sur une grosse pierre blanche et lisse
léchée par le courant. Lorsqu’une grosse carpe passa à toute vitesse près
d’eux, Rivage Calme s’interrompit pour la regarder se faufiler dans la forêt
d’algues vertes.
Eau Paisible lui prit la brindille du bec et l’inséra parmi les autres. Puis
elle grimpa dans le nid et en ressortit pour jeter un œil expert sur leur
travail. Après avoir poussé un léger craquettement de satisfaction, Rivage
Calme entreprit de lisser une plume qui dépassait sous son aile. Sa
compagne était vraiment douée pour construire des nids. La tache rouge en
forme de feuille de ginkgo au sommet de sa tête étincelait au soleil tandis
qu’elle travaillait.
Il s’arracha la plume qu’il glissa entre les brindilles du nid, puis
s’avança quelque peu dans l’eau, le temps d’habituer ses très longues pattes
à ce courant inédit. Le fleuve ne manquait jamais de les prévenir d’un
danger éventuel. En cet instant, Rivage Calme le sentait perturbé. Cette
agitation n’avait rien à voir avec les éclaboussures effrayantes d’un
prédateur en approche. Il pressentait un grand changement annonciateur
d’autres plus grands encore…
Un petit « plof » dans son dos le fit se retourner. Eau Paisible se tenait
immobile à côté du nid. La dernière brindille qu’elle venait de choisir
flottait dans l’eau devant elle.
Le bec entrouvert, elle regardait dans le vide.
— Tu l’as senti, toi aussi ? roucoula-t-elle.
Rivage Calme se concentra sur le courant, mais ne perçut rien
d’inhabituel.
— Senti quoi ?
— Comme une présence.
Elle avait les plumes du cou gonflées et elle sautillait d’une patte sur
l’autre avec nervosité.
— Tu n’as rien senti ? insista-t-elle. On aurait dit que quelque chose…
soufflait sur moi.
Au bout d’un long moment, elle pénétra dans le fleuve à grandes
enjambées. Le grand mâle l’observait avec perplexité. Ses pas déterminés
effrayèrent une carpe qui paressait au soleil dans l’eau peu profonde.
— Il y a un problème ? demanda Rivage Calme dont les plumes du cou
commençaient à se hérisser.
— Je… je crois… Il faut que je parte, lui annonça Eau Paisible, à
présent immobile. Je suis désolée.
— Pardon ? s’étonna Rivage Calme. Nous venons juste d’arriver ! Si tu
veux, nous pouvons déplacer le nid…
— Non, ce n’est pas le problème. Le nid est très bien où il est. C’est
moi. J’ai l’impression qu’une force inconnue… m’appelle. Comme si
j’avais une mission…
Elle pataugea jusqu’à lui et blottit son cou contre le sien.
— Je reviens dès que possible, ajouta-t-elle.
— Attends ! Eau P…
Sans un mot de plus, elle s’envola d’un bond, dispersant une traînée de
gouttelettes étincelantes dans son sillon. Quelques battements puissants de
ses ailes au plumage noir et blanc plus tard, elle avait disparu au-dessus de
la Forêt du Nord, par-delà les feuilles ondoyantes des bambous.
Rivage Calme s’ébroua avant de décoller à son tour, mais il ne la vit
nulle part, comme si une rafale de vent l’avait propulsée au loin. Frémissant
de nervosité, il dessina des cercles dans le ciel au cas où il percevrait le
moindre signe de sa compagne ou des courants qui la portaient, en vain.
Quelle mouche l’avait piquée ? Où se rendait-elle ? Et quand
reviendrait-elle ?
Si elle revenait un jour…
Un léger craquement se fit entendre en contrebas. Une partie du nid
venait de se décoller du rocher pâle contre lequel il était adossé et, soudain,
la structure tout entière fut emportée par le courant. Dans un cri horrifié,
Rivage Calme descendit en piqué, se posa vite dans la rivière et saisit le nid
dans son bec pour le porter en lieu sûr.
« À quoi bon ? Sans Eau Paisible… »
Non, il ne devait pas réagir de cette manière.
« Elle va revenir et, à ce moment-là, elle trouvera un beau nid qui
l’attend. Notre nid. »
Il batailla avec l’enchevêtrement de brindilles qu’il tentait
désespérément de sauver malgré les morceaux qui se détachaient et étaient
emportés en aval. À force d’obstination, il parvint à le rapprocher du rocher
blanc, mais il lui fallait quelque chose pour le coincer.
Après avoir lancé des regards frénétiques alentour, il aperçut une forme
longue, d’un blanc éclatant sous la surface, du même blanc que la pierre.
Bizarrement, quand il plongea le bec dans l’eau et tira dessus, la chose
semblait interminable.
Ce n’était pas une pierre mais un os, fin et courbe.
Rivage Calme avait croisé assez de prédateurs avec leurs proies dans les
montagnes pour savoir qu’il s’agissait d’une côte et qu’elle appartenait à
une créature beaucoup plus grosse qu’un poisson.
Il la reposa délicatement avant de regarder autour de lui.
Il était entouré de centaines et de centaines d’os. Les uns dépassaient
dans la boue, les autres brillaient dans l’eau peu profonde. Ce devaient être
les restes des créatures mortes pendant le déluge. Il y en avait tellement…
Il pivota et, à pas lents, il fit le tour du rocher auquel les deux grues
avaient accolé leur nid. Il fut saisi de frissons, de l’autre côté, quand il vit
les deux grandes ouvertures rondes : des orbites au-dessus d’une rangée de
dents.
Alors qu’il contemplait le champ d’os où Eau Paisible et lui s’étaient
installés, un cri perçant le fit sursauter. Par réflexe, il s’envola et se retrouva
au milieu d’une nuée de pluviers.
— Pars vite, pars vite ! piaulèrent les oiseaux. Un prédateur approche !
Rivage Calme vira de bord et, une fois loin d’eux, il tourna en rond
dans l’air au-dessus de la berge, se demandant ce qui avait bien pu les
effrayer. Il aperçut les deux écureuils volants qui bondissaient en toute hâte
de branche en branche, mais aussi une compagnie de faisans affolés qui
fuyaient le rocher sur lequel ils se prélassaient…
Soudain, Rivage Calme vit l’objet de leur peur et fut lui aussi saisi
d’effroi. Indifférent à la panique qu’il semait, le félin descendait lentement
la colline. Ses rayures orange et noires ondulaient à chacun de ses pas. Ses
moustaches remuaient tandis qu’il reniflait l’air ambiant. Quand il atteignit
la rive, il poursuivit sa marche et s’enfonça dans l’eau jusqu’au poitrail.
Bien qu’en hauteur, Rivage Calme perçut distinctement le grondement
qui se propagea autour du tigre, alors qu’il regardait droit devant lui, les
oreilles dressées, la queue fouettant l’eau.
Rivage Calme ignorait l’identité de sa proie, mais il était heureux de ne
pas être à sa place.
Au bout d’un moment, le tigre fit demi-tour et regagna la berge. Au
passage, sa queue effleura le nid qui fut une nouvelle fois délogé du crâne,
et c’est le cœur lourd que Rivage Calme regarda son petit « chez-lui », tout
ce qui lui restait d’Eau Paisible, s’éloigner au fil de l’eau.
CHAPITRE 1

Feuille grimpa sur un rocher plat et pointa le Mont du Dragon avec son
museau. D’un violet chatoyant derrière un nuage vaporeux qui tournoyait, il
paraissait si lointain. Pourtant, Feuille savait qu’ils l’atteindraient d’une
manière ou d’une autre. Quand un courant d’air froid vint lui hérisser les
poils, elle ne quitta des yeux ni la pente rocailleuse qui les attendait ni les
congères à l’horizon.
Elle avait déjà parcouru un long chemin avec son meilleur ami Fonceur,
le panda roux. Ensemble, ils avaient franchi sommet après sommet, affronté
le grésil et survécu au pire séisme qui soit. Ils avaient suivi la piste du
Dragon et s’étaient même alliés avec un tigre. Aujourd’hui était un autre
jour.
En contrebas, dans un bosquet à flanc de la montagne, Fonceur
arrachait les feuilles violettes d’une tige de bambou guérisseur et les
donnait à Tante Prune. Celle-ci allait déjà mieux, même si le mal qui se
retirait peu à peu de sa plaie lui laisserait certainement une vilaine cicatrice.
À côté d’eux était assis un autre jeune panda femelle qui ressemblait
comme deux gouttes d’eau à Feuille, à cela près qu’elle était mieux
nourrie : plus ronde et le poil plus soyeux. Elle s’appelait Pluie Colline-
Prospère et c’était la sœur de Feuille.
« Merci, Grand Dragon, pria Feuille, d’avoir sauvé Prune de l’attaque
du Monstre Blanc et de nous avoir réunies, Pluie et moi. »
Toute sa vie, elle avait rêvé de traverser le fleuve afin de retrouver sa
mère et sa sœur. Non seulement Pluie l’avait rejointe en premier, mais elle
avait appris qu’elles faisaient partie d’une portée de triplés ! Leur frère ou
leur sœur se trouvait là, quelque part dans le Royaume des Bambous.
« Et nous sommes des Messagers du Dragon. »
Chasseur d’Ombre, le tigre, lui avait dépeint son destin et elle l’avait
cru, même si son histoire lui avait paru farfelue. On lui avait toujours dit
que le Dragon entendait les pandas lorsqu’ils le remerciaient à chaque
festin, lui demandaient de l’aide… Savoir que le Dragon pouvait
« répondre » l’obligeait à présent à peser chacun de ses mots.
« Merci de nous aider, continua-t-elle en pensée, le regard tourné vers le
Mont du Dragon. Je ferai mon possible pour être une bonne Messagère et
remettre en ordre le Royaume des Bambous. »
Elle espérait s’être exprimée correctement.
— Pluie, ma chère, je veux tout savoir sur les pandas de Colline-
Prospère, lui lança Prune qui se redressa pour s’adosser à un arbre.
Combien sont-ils ? Apparemment, les bambous poussent en abondance là-
bas !
— Oh oui ! Il y en a des tonnes, répondit Pluie.
Alors que Prune et Feuille étaient suspendues à ses babines, elle ne
développa pas.
« Il lui faut le temps de digérer », se dit Feuille.
Elle comprenait tout à fait : Pluie avait failli mourir noyée dans le
fleuve ; elle s’était réveillée loin de chez elle ; là, un étrange panda lui avait
annoncé qu’elle venait d’une fratrie de triplés, que sa mère n’était pas sa
vraie mère et qu’elle était un des Messagers du Dragon. Feuille ne pouvait
pas en vouloir à Pluie d’avoir l’impression de vivre un rêve étrange.
— Euh… J’ai peur d’avoir mal compris…, insista Prune, les sourcils
froncés. À propos de Nocturne. Tu es bien sûre de toi ?
Pluie éclata d’un rire narquois.
— Quoi ? Vous pensez que je l’ai imaginé en train de me maintenir la
tête sous l’eau ?
Prune parut blessée.
— Pas du tout, ma belle. Je… je… En fait, je ne l’ai rencontré qu’une
seule fois, avant le déluge… C’était un Messager du Dragon charmant,
d’une grande sagesse. Il n’avait rien d’un menteur.
Pluie pencha la tête pour se gratter derrière l’oreille.
— Eh bien, sans vouloir vous offenser, tous les pandas de Colline-
Prospère sont du même avis. Ils le trouvent sage, parce qu’il est très doué
pour inventer de vagues prophéties qui ne peuvent que se réaliser. Ils le
trouvent charmant, parce qu’ils ne l’ont jamais vu marchander avec les
singes dorés pour qu’ils passent à tabac des jeunes pandas sans défense. Ils
ne voient pas que ses idées n’ont ni queue ni tête, alors ils se contentent de
les suivre. Ils ont envie de croire en lui, alors ils croient en lui. Même ma
mère ! Même mon meilleur ami, Caillou…
Elle s’interrompit. À son air bougon s’ajouta la tristesse.
— Nous tirerons cette affaire au clair, lui promit Prune. Je ne sais pas ce
qui lui est arrivé pendant son absence, mais nous découvrirons pourquoi il a
changé du tout au tout.
— S’il lui est effectivement arrivé quelque chose ! marmonna Pluie.
Qui nous dit qu’il a été un bon panda un jour ? Mais peu importe.
L’essentiel est de mettre un terme à ses agissements.
— Hé ! s’exclama Fonceur. Ça ne devrait pas être très compliqué…
Attendez qu’ils apprennent que les « vrais » Messagers du Dragon sont
parmi nous !
Prune poussa un léger soupir de joie. Son regard croisa celui de Feuille
qui fut un peu gênée par la révérence dans ses yeux.
— Ma petite Feuille… Dire que tu es Messagère du Dragon et la toute
première à partager cet honneur avec sa portée ! Je suis tellement fière de
toi, mon ange… De vous deux !
Mais Pluie recommençait à bouder.
— Je sais que ça fait beaucoup d’informations, assura Feuille à sa sœur.
Seulement Fonceur a raison. Je sais que tu veux rentrer chez toi et aider tes
amis, mais nous avons une mission désormais. Et cette mission va nous
permettre de les sauver ! Nous pourrons à la fois défier Nocturne et protéger
le Royaume des Bambous.
— Je vous aiderai, annonça Prune en se relevant tout doucement.
Fonceur courut vers elle. Alors qu’il se glissait sous son épaule pour
qu’elle s’appuie sur lui, Prune laissa échapper un petit gloussement, puis
elle le repoussa avec le museau.
— Je suis assez forte pour marcher. Grâce à toi, Fonceur, et à ce
bambou guérisseur, déclara-t-elle tout en donnant un coup de langue
reconnaissant derrière l’oreille du panda roux. Je connais la suite du
programme : nous devons nous rendre au Mont du Dragon. Tous les
nouveaux Messagers effectuent ce périple afin d’accomplir le rituel et d’être
acceptés par le Dragon en personne.
— Quel rituel ? s’enquit Pluie.
— Nul ne sait ce qui se passe dans la grotte, répondit Prune. Cela reste
entre le Messager et le Dragon. En tout cas, tous les Messagers en passent
par là.
— Alors nous ferions mieux de nous mettre en route, conclut Feuille. Si
tu es sûre de pouvoir marcher.
Elle observa en grimaçant les entailles encore fraîches laissées par le
Monstre Blanc sur le nez de sa tante et le long de son flanc. Bien que peu
profondes, elles étaient à peine refermées et la fourrure blanche tout autour
était encore maculée de sang séché.
— Tant que nous faisons une pause pour les festins, ça me va.
Prune esquissa quelques pas. Feuille la suivait de près au cas où elle
trébucherait, mais son inquiétude s’envola rapidement. Elle se tourna vers
Pluie.
Sa sœur n’avait pas bougé de sous son pin tordu où elle reniflait l’air,
assise, la mine renfrognée. Quand elle surprit le regard de Feuille sur elle,
elle se leva, avança d’un pas hésitant et donna un coup de patte dans un tas
d’aiguilles de pin.
— Je me demandais…, marmonna-t-elle. Et si tu te trompais ? Vous
aurez fait tout ce chemin jusqu’à la montagne pour rien. Vous allez risquer
votre vie, peut-être mourir de froid ou être attaqués par des panthères. Ce
tigre pourrait revenir. Et si toute cette histoire n’était qu’une ruse pour vous
affaiblir afin de mieux vous dévorer ?
Feuille aurait aimé lui dire d’arrêter ses balivernes. Puis elle se rappela
que Pluie avait eu moins de temps qu’elle pour s’habituer à la situation.
— Chasseur d’Ombre est dans notre camp, je te le jure, affirma-t-elle.
(Elle s’adressait en partie à Fonceur qui paraissait soudain horrifié à l’idée
d’un stratagème habile de la part du tigre.) Nous irons tous bien tant que
nous resterons soudés. Et si nous parvenons en haut du Mont du Dragon et
qu’il ne se passe rien, eh bien… au moins, nous serons fixés, pas vrai ?
Dans un soupir, Pluie jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Feuille
suivit son regard en direction du sud, en bas de la pente menant au fleuve,
vers Colline-Prospère. Alors qu’elle rassemblait des arguments dans sa tête,
Pluie se tourna vers elle.
— Très bien, je vous accompagne. Si c’est le seul moyen pour vous
prouver que je ne suis pas Messagère du Dragon…, ajouta-t-elle, un rictus
aux babines.
Feuille lui adressa à son tour un grand sourire.
« Elle me taquine ! Comme une vraie sœur ! »
Pendant que les quatre pandas se préparaient à quitter la clairière pour
s’engager sur la pente rocailleuse, le pouls de Feuille s’accéléra. Une fois
parvenus devant l’antre du Dragon… que se passerait-il ? Verraient-ils le
Dragon en chair et en os ? Leur parlerait-il ?
Quoi qu’il advienne, elle était contente de se mettre en chemin en
compagnie de sa sœur. Pluie finirait tôt ou tard par accepter la situation.
Forcément.
CHAPITRE 2

Esprit serrait son repas entre ses griffes. Il essayait de le tenir comme Hiver
le lui avait appris, avant de lui donner la mort d’un coup de dents net et
franc. Mais sa proie ne voulait pas rester en place : elle ployait et se
tortillait, bien qu’il l’ait coincée entre ses pattes. Ses ramures mouvantes lui
balayaient la face et l’obligeaient constamment à reculer. Chaque fois qu’il
lâchait prise, il devait lui sauter dessus de nouveau.
— Tu peux y arriver ! l’encourageait Frisson, confortablement installée
sur un rocher au soleil. Dégomme-le !
Les yeux noirs, sa queue touffue remuant derrière elle, la jeune panthère
suivait chaque mouvement de sa proie.
— Tu y étais presque ! lui lança une autre voix un peu plus loin.
Esprit redoubla d’effort pour agripper sa nourriture avant de lever les
yeux et de regarder de l’autre côté du fleuve immense le panda qui
l’interpellait sur la rive. Son nouvel ami, Nocturne Bois-Noir, lui envoyait
des instructions sur la manière de dénicher de la nourriture dans ce curieux
endroit chaud et humide. D’après lui, cette proie en valait vraiment la peine.
Esprit en doutait.
Et, bien entendu, l’étrange plante verte et élastique que Nocturne
appelait « bambou » lui échappa une nouvelle fois et vint lui fouetter la
figure. Esprit se cabra en secouant la tête.
— Attrape-le entre tes dents ! lui cria Nocturne. Au niveau des racines !
Esprit prit une grande inspiration. Peut-être s’était-il trompé de tactique
et ne devait-il pas chasser les feuilles qui s’agitaient au bout de la tige
mobile ? Il s’aplatit et enfouit son museau dans le rideau de bambous en
essayant d’ignorer les pousses qui lui chatouillaient la truffe, puis il mordit
une canne. Elle se détacha presque immédiatement dans un craquement qui
fit plaisir à entendre.
Dès que le parfum des entrailles vertes et fraîches du bambou pénétra
dans ses narines, Esprit comprit ce que Nocturne avait voulu dire. Cette
odeur rafraîchissante et douce-amère n’avait absolument rien à voir avec les
proies qu’il avait dévorées dans les montagnes. Ce bambou dégageait un
parfum « délicieux ».
Il le saisit entre ses mâchoires et croqua à pleines dents la canne qui
s’entrouvrit. Il batailla pour en arracher l’écorce, mais c’était le seul moyen
pour atteindre la succulente pulpe verte à l’intérieur. Il immobilisa la canne
et planta ses crocs dedans tout en la débarrassant de son écorce avec les
griffes.
— C’est incroyable ! cria-t-il à Nocturne, la gueule pleine de filaments.
— Content de l’entendre ! répliqua Nocturne. Mais il existe une
manière beaucoup plus facile de l’extraire, jeune Esprit.
Suivant les recommandations de Nocturne, Esprit s’assit sur son arrière-
train pour manger au lieu de s’allonger comme toute bonne panthère des
neiges. La canne bien serrée entre ses pattes, il cueillit plusieurs feuilles
avec les crocs. Quand il croqua dans le bouquet, il éprouva un vif plaisir qui
le mit en joie. L’intérieur, d’odeur et de texture différentes, était tout aussi
divin. Il scruta le massif de bambous et se dit qu’il resterait bien là toute la
journée à mâchonner ces jolies feuilles qui ondulaient.
— Je peux goûter ? demanda Frisson en sautant de son rocher.
Elle s’approcha à pas feutrés d’Esprit qui lui tendit une feuille. Sa sœur
la renifla longuement avant de la saisir du bout des crocs et de la mâcher.
Soudain, elle retroussa les babines. Ses yeux se plissèrent puis roulèrent
dans leurs orbites.
— Beurk ! Quelle horreur !
Elle s’ébroua tout en crachant à plusieurs reprises.
— Ce n’est qu’une pauvre plante ! ajouta-t-elle.
Elle faisait une tête si drôle qu’Esprit ne put s’empêcher de glousser. Au
bout d’un moment, elle se joignit à ses éclats de rire. Enfin, tout en ricanant,
elle se lécha les pattes pour se débarrasser du mauvais goût dans sa gueule.
Son frère était tellement content de la voir heureuse. Ils n’avaient pas autant
ri depuis…
À cet instant, Esprit revit toute la scène dans un flash : Hiver, leur mère,
en train de glisser de la corniche. Dans son souvenir, la chute était
interminable. La panthère des neiges était tombée dans le vide pendant une
éternité avant de heurter le sol enneigé de la Gueule-sans-Fond où elle
demeurerait, inerte, à tout jamais.
Il chassa l’image de son esprit et se concentra sur Frisson. Elle le
taquinait encore, répétant à qui mieux mieux à quel point le bambou la
répugnait.
— Ça en fera plus pour moi ! s’exclama Esprit.
Un sourire contraint aux babines, il lui arracha le bambou des pattes
dans un geste théâtral.
Il était si heureux d’avoir sa sœur à ses côtés. Elle lui aurait manqué s’il
avait dû quitter la montagne seul. En aucune manière, elle ne lui avait
reproché la mort d’Hiver (contrairement à Tempête et Givre). Or, au fond de
lui, Esprit savait qu’elle lui en voulait. Après tout, c’était sa faute. Il n’aurait
pas dû essayer de bondir par-dessus la Gueule-sans-Fond, sachant qu’il
n’avait aucune chance d’y parvenir. C’était à cause de lui si leur mère avait
péri en contrebas.
La culpabilité le rongeait, tandis qu’il enlevait l’écorce de la canne de
bambou et en extrayait la pulpe fraîche et croquante. Il jeta un coup d’œil
sur l’autre rive où Nocturne, assis, dorait sa fourrure noire et blanche au
soleil du matin.
« C’est un panda. Et moi aussi, d’après lui. Alors comment me suis-je
retrouvé dans la montagne ? Qui est ma vraie mère ? Où est-elle
aujourd’hui ? Où suis-je censé vivre ? »
Peut-être dans cet endroit qui était si différent de la montagne ? Il
n’était pas trop sûr de s’y sentir mieux. Les couleurs éclatantes lui étaient
pour la plupart inconnues. Il y avait cette mousse d’un vert incroyable, ces
feuilles dorées, ces fleurs multicolores… Il faisait aussi très chaud et très
humide, ce qui était normal vu que le fleuve grondait en son centre.
Alors qu’il contemplait l’eau étincelante, un oiseau avec un long cou et
une crête rouge vif en forme de feuille se posa dans l’eau peu profonde,
presque à côté de lui. Frisson dressa la tête. Ses yeux devinrent noirs. « Son
instinct de chasseuse reprend le dessus », songea Esprit. L’oiseau le fixa un
long moment, s’ébouriffa les plumes, puis reprit délicatement son envol.
À sa place, Esprit découvrit des silhouettes orange et blanc qui
brillaient dans l’eau. Il se pencha pour mieux voir.
— Ce sont des carpes, lui apprit Nocturne. De la famille des poissons.
— Elles ne remontent jamais pour respirer ? demanda Esprit, fasciné
par les créatures aux écailles lisses qui nageaient.
— Non, elles s’approchent juste pour manger les insectes à la surface.
Esprit scruta les alentours en se demandant ce que son nouvel ami
pouvait lui apprendre d’autre sur cet endroit.
— Et ça, c’est quoi ?
Il désignait de la truffe une forme grise et rose qui sautait de branche en
branche non loin.
— Un singe du nom de macaque, répondit Nocturne. Et là-bas en aval,
tu vois ces cornes ?
Esprit tourna la tête et aperçut une créature encore plus grosse que lui
sur la berge. Elle ressemblait un peu aux chèvres des montagnes que les
panthères chassaient. Celle-ci arborait des cornes plus petites et une toison
aux longs poils jaune doré.
— Voici un takin, annonça Nocturne.
— Cet endroit grouille de proies, remarqua Esprit. Où sont les
chasseurs ?
— Il y en a quelques-uns.
Même loin sur l’autre rive, Esprit surprit un léger coup d’œil de
Nocturne à Frisson.
— Mais le Grand Dragon veille sur chacun d’entre nous, ajouta-t-il.
Prédateur, proie ou panda !
— Le Grand Dragon ? répéta Esprit qui pivota (il s’attendait presque à
voir la créature derrière lui).
— Exactement. Par contre, tu ne le verras pas.
Nocturne se leva. Sa voix se fit plus grave, plus sonore.
— Il est la forêt, le ciel, la rivière. Il se trouve tout autour de nous. Il
garde un œil sur nous. Seul le Messager du Dragon entend sa voix.
Esprit perçut un petit miaulement de défiance qui grondait au fond de la
gorge de Frisson.
— N’importe quoi ! Il veut parler du Chat des Neiges, marmonna-t-elle.
C’est lui qui veille sur nous, pas vrai ? Pourquoi pense-t-il que c’est un… Il
a dit quoi ? Un dragon ? Jamais entendu parler d’une bête pareille…
Esprit la foudroya du regard. Il espérait que Nocturne n’avait pas
entendu la remarque désobligeante de sa sœur.
— Et qui est le Messager du Dragon ? s’enquit Esprit.
Nocturne esquissa une révérence et pencha la tête avec humilité, ce qui
mit Esprit mal à l’aise.
— Oh ! C’est toi ?
Son nouvel ami devait donc être un panda très important ! S’il pouvait
vraiment parler à cette créature géante et invisible…
« Le Chat des Neiges m’a peut-être guidé jusqu’ici finalement. »
Esprit ne savait plus trop quoi dire à quelqu’un qui communiquait avec
un être au moins aussi vénérable que leur Chat des Neiges. Il réfléchissait
encore quand les branches au-dessus de sa tête se mirent à bruisser et que
d’étranges fruits jaunes dégringolèrent, ratant son crâne d’une petite griffe.
Il sursauta et leva la tête.
— N’aie pas peur ! lui lança Nocturne. Ce ne sont que des écureuils
volants !
Esprit avait déjà croisé des écureuils et ils ne volaient pas ! Du moins,
dans la montagne, ils n’avaient pas cette capacité. Il eut beau scruter l’arbre,
il ne distingua ni oiseau, ni battements d’ailes. Deux petites créatures à
fourrure détalaient simplement dans les branches. Soudain, elles bondirent
en écartant grand les pattes… La peau tendue entre celles de devant et
celles de derrière se gonfla d’air et ils purent planer tranquillement jusqu’à
la branche d’en face.
— Nocturne, Nocturne ! piailla l’un d’eux en vol. Messager du Dragon,
le fleuve ! Le fleuve !
— Il y a un problème, mon jeune ami ? demanda Nocturne.
— En amont, cria l’autre. C’est enfin la décrue !
— Pardon ?
Pendant un instant, la voix douce du panda devint sèche sous l’effet du
choc. Il prit une grande inspiration, le temps de rassembler ses esprits.
— Tu en es sûr, l’ami ? enchaîna-t-il. Le niveau baisse vraiment ?
— Oui, oui, oui ! Ça baisse ! Il y a moins d’eau ! pépia l’écureuil,
courant comme un fou sur sa branche.
— Allez aux Œufs-Rochers et vous verrez, ô grand Messager ! suggéra
le deuxième. Le lit de la rivière a repris sa taille normale. Assez pour qu’un
gros panda le traverse, en tout cas !
Comme il ne comprenait pas tout, Esprit regarda Nocturne pour voir sa
réaction. On aurait dit que le Messager avait reçu un coup violent sur le
crâne. Lentement, il baissa la tête. Quand il la releva, ses yeux brillaient.
— Merci pour l’information, mes amis volants ! Esprit, veux-tu bien
remonter la rive avec moi ?
— D’accord, répondit Esprit en se mettant à quatre pattes. Mais je peux
savoir ce qui se passe ?
— Depuis la grande crue, il y a un an, il est impossible de traverser ce
fleuve, lui expliqua Nocturne. Mais apparemment, les choses sont rentrées
dans l’ordre. Accompagne-moi jusqu’aux Œufs-Rochers. Tu n’as qu’à
suivre la berge. Tu reconnaîtras l’endroit quand tu y seras. Là-bas, tu
pourras traverser pour me rejoindre et enfin retrouver tes semblables !
Le cœur d’Esprit s’emballa dans sa poitrine à l’idée de rencontrer des
créatures de son espèce pour la première fois de sa vie.
— C’est parti ! s’écria-t-il.
Nocturne lui fit un signe de la tête, puis il descendit de son rocher avant
de disparaître dans la forêt luxuriante, sur la rive sud du fleuve.
— Tu viens ? lança Esprit à Frisson avec impatience.
La petite panthère se leva. Elle remuait la queue avec enthousiasme
quand ils se mirent en route.
Ils longèrent la berge de galets, pataugèrent dans l’eau peu profonde,
grimpèrent sur des rochers couverts de mousse, sautèrent par-dessus des
branches d’arbres à demi submergés. Le fleuve, lui, serpentait dans le
paysage escarpé. Esprit avait conscience que d’autres créatures voyageaient
dans la même direction à la cime des arbres : des oiseaux, des singes et
même une petite bestiole rousse avec une longue queue rayée.
Ils parvinrent enfin à un endroit où la berge était large et très boueuse,
comme si l’eau s’était retirée depuis quelques heures à peine. Un bruit de
fracas attira son attention. Ce n’était qu’une petite cascade qui était apparue
quand le niveau de l’eau avait baissé. Au-delà s’étendait une partie plus
calme et plane. Esprit aperçut alors cinq rochers gris et ovales, un peu plus
gros que sa tête. Effectivement, ils ressemblaient un peu à des œufs géants.
Humides et verts, ils brillaient comme si eux aussi avaient séjourné encore
récemment sous l’eau.
Des animaux de toutes sortes étaient rassemblés autour des Œufs-
Rochers, de part et d’autre du fleuve. Ils fixaient l’eau en poussant des cris,
des beuglements, des hululements. Quand elles remarquèrent Esprit et
Frisson, des petites créatures fuirent en quelques bonds apeurés.
— Le Grand Dragon nous aurait-il enfin pardonné ? se demanda une
guenon dorée à la face bleue et aplatie.
— Il était temps ! s’exclama la créature rousse à la queue rayée qui était
montée s’asseoir sur une branche. On ne sait toujours pas ce qu’on a fait de
mal !
— Corne Dorée, c’est toi ?
— Dos Jaune ! Tu es vivant !
Deux takins s’étaient approchés des rochers et s’interpellaient d’une
rive à l’autre. Celui du côté de Nocturne s’avança et plongea un sabot dans
l’eau. Surmontant sa peur, il baissa la tête puis s’élança au trot. L’eau lui
arrivait à la moitié des pattes, pas plus. Esprit recula d’un pas quand Dos
Jaune atteignit sa berge et fonça sur son ami pour le saluer d’un grand coup
de cornes.
— Prête ? demanda Esprit à Frisson.
— Oui ! Allons voir ce qu’il y a de l’autre côté ! miaula la panthère.
Esprit entra dans l’eau d’un pas prudent. La rivière n’était pas aussi
froide que les torrents de glace fondue qui descendaient des montagnes.
C’est juste qu’il n’avait jamais eu de l’eau vive jusqu’au ventre auparavant.
Ça le perturbait qu’elle s’échappe entre ses pattes. Comme d’habitude,
Frisson semblait appréhender la situation avec plus de sang-froid que lui,
alors qu’elle était plus petite et que ses poumons affaiblis la
désavantageaient. Il se tourna vers elle dans l’idée de lui proposer de la
porter sur son dos. Cependant, quand il vit son air déterminé et son cou
tendu hors de l’eau, il se ravisa.
Ils avancèrent donc côte à côte sur les pierres glissantes, luttant contre
le courant qui les aurait volontiers emportés. Esprit voulut enfoncer ses
griffes entre les cailloux, or cette astuce ne faisait que le déséquilibrer
davantage. Tout à coup, une de ses pattes se déroba sous lui. À son grand
étonnement, l’assemblée poussa un petit cri, lorsqu’il se rattrapa à un des
gros rochers ovales. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine quand
il prit conscience que la cascade n’était qu’à quelques longueurs d’ours de
lui et qu’au-delà le lit du fleuve était beaucoup plus profond…
— Tu peux y arriver, Esprit !
Le panda blanc leva la tête. C’était Nocturne qui l’encourageait de la
rive opposée. Tous les animaux s’écartèrent respectueusement pour le
laisser passer. Esprit rassembla tout son courage et reprit son avancée en
faisant très attention où il posait les pattes. Le regard rivé sur la berge, il
marcha sans s’arrêter, lentement, avec assurance, jusqu’à ce que son ventre
sorte de l’eau. Une fois sur la terre ferme, il constata avec fierté que Frisson
émergeait à son tour derrière lui. Elle avait le souffle court, mais le
triomphe brillait dans ses yeux.
Quand Esprit se tourna vers Nocturne et prit une grande inspiration, ses
narines s’emplirent de l’odeur puissante et savoureuse des bambous. Ils
poussaient en abondance de ce côté-ci de la rivière. Il renifla à plusieurs
reprises tandis que son estomac gargouillait.
— Bienvenue, mes amis ! s’exclama Nocturne, venu les accueillir.
De plus près, Esprit découvrit qu’il était bien plus imposant qu’il ne le
paraissait sur la rive opposée.
« Les pandas adultes sont si grands que ça ? s’étonna-t-il. Serai-je
comme lui dans quelques années ? »
Le Messager du Dragon en imposait et pas seulement à cause de sa
carrure. Il arborait une cicatrice sur le flanc qui ne semblait pas avoir guéri
correctement.
Nocturne baissa la tête vers Esprit et frotta délicatement sa truffe contre
la sienne. Une bouffée de chaleur monta derrière les oreilles du jeune panda
et un autre souvenir d’Hiver lui revint en mémoire. Cette fois, il n’était pas
mêlé de chagrin ou de culpabilité. Il se rappela sa langue râpeuse mais aussi
très douce, tandis qu’elle nettoyait sa frimousse joufflue d’ourson, à l’abri
dans leur tanière, loin d’ici.
Pour la première fois depuis sa mort, cette pensée le rendit heureux.
— C’est le Grand Dragon qui vous envoie ! déclara Nocturne.
Bienvenue chez toi, jeune panda.
Il baissa un peu plus la tête jusqu’à ce que son museau effleure le front
de Frisson. Son souffle chaud coucha les longs poils entre ses oreilles.
— Et toi aussi, mon amie. Suivez-moi maintenant.
Il s’éloigna de la rivière. Esprit prit le temps de s’ébrouer avant de lui
courir après.
Ils ne marchèrent pas très longtemps le long du sentier en pente que de
nombreuses grosses pattes semblaient avoir souvent foulé dans le sous-bois.
Les cannes de bambou poussaient partout, même dans les fissures de la
roche, et l’odeur qu’Esprit associait à Nocturne devenait de plus en plus
forte. Enfin, ils émergèrent dans une clairière en forme de bassin verdoyant
sous un ciel d’un bleu éclatant.
D’autres grands ours les attendaient, arborant les mêmes taches noires
autour des yeux, des oreilles et sur le dos. La même expression de surprise
et de curiosité se lisait dans leurs yeux noirs et brillants.
Esprit s’avança, le cœur serré. Ils étaient si nombreux ! Toute une tribu
qui lui ressemblait !
Il avait enfin trouvé sa place.
CHAPITRE 3

Pluie donna un coup de patte dans une pierre sur le sentier. À la grande
satisfaction du panda, celle-ci dévala le versant de la montagne en
entraînant avec elle une pluie de cailloux.
« Cette pierre file dans la bonne direction, se dit-elle. Vers le fleuve en
contrebas, vers Colline-Prospère, vers Nocturne Bois-Noir. Où je devrais
être. »
Il ne fallait pas qu’elle ressasse pareilles pensées. Après tout, elle les
accompagnait de son plein gré ! Elle aurait pu dire non…
Elle poussa un soupir. Devant elle, ses camarades grimpaient la pente
en rangs serrés, tandis qu’elle s’attardait à l’arrière. Feuille et Fonceur
prenaient soin d’avancer lentement par égard pour leur aînée, pendant que
Pluie suivait à regret et se montrait peu coopérative.
Comment Feuille avait-elle pu la persuader que cela valait la peine de
se rendre en haut d’une lointaine montagne ? Tout ça pour vérifier s’il n’y
avait pas une chance infime qu’elles soient les nouvelles Messagères du
Dragon ! Cela n’avait aucun sens !
« Elle peut-être, mais moi ? »
C’était tout aussi impossible qu’elles soient sœurs. Pivoine le lui aurait
forcément dit si elle avait eu des triplés et confié leur destin à un tigre croisé
dans une grotte.
Et le petit panda roux ! Comment avait-il pu la convaincre de manger
des termites ? Ils n’avaient pas trouvé de bambou pour leur dernier festin, ni
le précédent d’ailleurs, mais elle aurait dû s’en tenir aux racines sèches et
éviter de glisser sa langue sous ce rocher. Les insectes lui avaient laissé un
goût piquant et amer dans la gueule, et elle avait l’impression qu’il en
restait un qui gigotait entre ses dents.
Mais son plus grand regret, c’était d’avoir révélé à Nocturne qu’elle
voyait clair dans ses mensonges. Elle aurait dû faire semblant de croire à sa
fausse vision. Son incapacité à fermer son clapet avait failli lui coûter la vie,
et voilà qu’elle était désormais coincée du mauvais côté du fleuve, avec ces
pandas délirants. Chaque pas les éloignait peu à peu de chez elle et de sa
vengeance. Elle aurait dû se montrer plus prudente, ou du moins ne pas se
moquer de lui.
Même si l’expression dans ses yeux lui avait procuré une réelle
satisfaction.
Et puis il faisait si froid. C’était idiot… Alors que le sol gelé crissait
sous ses pattes et que son souffle dessinait des nuages devant elle, avoir les
coussinets et le bout du museau glacés l’agaçait au plus haut point. À
l’avant, des champs vallonnés couverts de neige s’étendaient à perte de vue.
Fonceur escalada un tas de rochers en quelques bonds, puis il revint en
courant vers Feuille pour lui indiquer le chemin le plus rapide et le plus sûr.
Cette dernière se tourna vers Pluie avec un sourire encourageant qui la fit
grincer des dents.
« Tout ça d’après les dires d’un tigre. Un prédateur ! Pourquoi Feuille
lui fait-elle confiance ? »
Ça ne rimait à rien.
D’accord, elle avait peut-être eu une vision du Dragon à une occasion.
Deux, si elle comptait l’épisode de sa noyade. Et oui, il avait trois têtes,
même si personne ne l’avait jamais décrit comme tel. Mais cela ne signifiait
pas que cette histoire de triplés Messagers était vraie. Mettons que tout cela
soit réellement arrivé… Pourquoi le Dragon lui aurait-il sauvé la vie dans le
fleuve si c’était pour l’envoyer ensuite vers une mort certaine dans la
montagne gelée ? Enfin, si elle parvenait jusqu’aux champs de neige…
Elle commença à grimper sur le tas de rochers à la suite de Fonceur ;
cela s’avéra plus ardu que prévu. Elle ne voulait pas poser les pattes sur les
bords escarpés qui luisaient dangereusement à cause du gel, et si elle
marchait dans les empreintes de Feuille, elles seraient à moitié fondues et
encore plus glissantes. Elle était parvenue à la moitié du tas qui s’éboulait
quand un rocher bascula sous son poids. Elle perdit l’équilibre et atterrit à
plat ventre sur les pierres.
— Pluie, ça va ? lui cria Prune, plus en avant.
Pluie ne répondit pas. Elle ne leva pas non plus la tête. Elle se contenta
de fixer les rochers, tandis que l’embarras et l’agacement lui brouillaient la
vue. Elle se releva et reprit son ascension forcée. Ça ne lui posait pas
problème que la jeune et robuste Feuille grimpe mieux qu’elle, mais la
vieille tante Prune qui était blessée ! C’était presque insoutenable.
Pluie secoua la tête et essaya de voir le bon côté de la situation. Peut-
être découvrirait-elle une information capitale pendant cette aventure ?
Peut-être Feuille parviendrait-elle à la grotte du Dragon et deviendrait-elle
la nouvelle Messagère ? Et alors, c’est en sa compagnie qu’elle retournerait
à Colline-Prospère pour démasquer Nocturne. Cette idée lui plaisait bien.
Quoi qu’il arrive, s’il y avait une once de vérité dans cette histoire de
triplés et de destinée, ils le découvriraient bientôt.
Elle n’avait pas osé parler à Feuille de sa vision à la cascade. Elle
n’était pas non plus entrée dans les détails quand elle avait raconté sa
noyade. Elle savait d’avance ce que l’ourse enjouée aurait dit : « Tu vois,
Pluie ! Cela confirme que tout est vrai ! Tu es une Messagère du Dragon ! »
Quelle idée absurde.
Quand elle parvint enfin en haut des rochers, Pluie se retrouva face à
une falaise avec une pente en gravillons bien plus clémente et bordée
d’herbe marron. Arrêtés au sommet, Feuille, Prune et Fonceur fixaient une
faille sombre dans la paroi : l’entrée d’une grotte.
— C’est là que le Monstre Blanc m’a attaquée, expliqua calmement
Prune, même si elle recula d’un pas nerveux. Vous le sentez, vous aussi ?
— Un prédateur, murmura Feuille. Vous croyez qu’il est encore là ?
— Cette odeur ne me semble pas très récente, remarqua Pluie qui
s’approcha sans crainte de la grotte et renifla le sol.
— Sois prudente ! s’étrangla Fonceur.
Après avoir envisagé de l’ignorer, la jeune ourse le regarda par-dessus
son épaule et fit un petit signe de tête.
— Je crois qu’il est parti, annonça-t-elle. Quoi que ce soit.
En fait, elle fut un peu déçue quand elle entra dans la grotte et constata
que celle-ci était déserte. Un Monstre Blanc lui semblait tout aussi irréel
que son destin de Messagère. Elle aurait presque aimé qu’il rôde encore
dans les parages. À la lueur du jour, ils découvriraient qu’il ne s’agissait pas
d’un démon mais d’un simple prédateur.
L’odeur, elle, était bien réelle, tout comme la touffe de poils blancs au
fond de la grotte, à l’endroit où une bête s’était roulée en boule pour dormir.
Par malice, elle s’attarda en faisant le moins de bruit possible. Au bout
d’un long moment, elle finit par lâcher avec nonchalance :
— Il n’y a rien à l’intérieur.
Quand elle lut l’immense soulagement dans les yeux de ses
compagnons, elle s’en voulut un peu de les avoir inquiétés (mais pas trop).
— D’après ma mère, il y a des panthères dans la montagne, ajouta-t-
elle. Peut-être… Hé !
Elle s’interrompit, le souffle coupé. Le sol sous ses pattes bougeait,
comme s’il était vivant ! Il tremblait tel un ourson effrayé. Peu après, un son
semblable au rugissement d’un énorme animal blessé retentit au loin. Des
cailloux se mirent à dévaler la pente. Une nuée de petits oiseaux affolés
s’envola d’un pin en pépiant. Pris de panique, Fonceur tomba à plat ventre
et enfouit sa tête sous sa queue rayée. Feuille et Prune se blottirent l’une
contre l’autre. Quand un caillou lui heurta la nuque, Pluie fit volte-face et
poussa un cri perçant. Une pluie de pierres dégringolait du haut de la
falaise.
Puis le phénomène s’arrêta aussi brusquement qu’il avait commencé. La
terre se calma.
— C’était quoi ? s’écria Pluie.
— Un tremblement de terre, répondit Feuille en donnant un coup de
langue rassurant sur l’oreille de Prune. Ça arrive souvent ici. Celui-là était
petit, le Dragon soit loué !
— Petit ? Tout le sol a bougé ! Il se passe quoi pendant un gros ?
Pluie comprit aussitôt que ce n’était pas la bonne question à poser. L’air
triste, Feuille s’écarta de Prune. Le petit panda roux secoua la tête.
— Fonceur et moi en avons vécu un, expliqua Feuille. Nous avons
perdu… tout le monde. Tous les pandas de Bois-Menu. Ainsi que les pandas
roux. C’est ensuite que nous avons rencontré Chasseur d’Ombre dans la
Forêt du Nord et que nous avons décidé de partir. Nous nous rendions au
Mont du Dragon quand le séisme a commencé. Fonceur et moi avons réussi
à nous accrocher à des rochers tandis que les autres ont essayé de fuir. Ils
ont été… comment dire… balayés.
— Oh ! Je suis désolée. Ils sont tous… ?
Le mot « morts » ne sortit pas de sa bouche mais Feuille comprit le sens
de sa question.
— Je ne sais pas. Nous n’avons retrouvé aucun corps…
— Ils sont vivants ! s’exclama Fonceur. C’est obligé.
— L’espoir fait vivre. Il permet d’avancer aussi.
Ils reprirent leur ascension. Pluie les talonna cette fois-ci.
— La terre doit être instable, remarqua Prune. Le royaume ne va pas
bien depuis la crue. À mon avis, nous subirons d’autres séismes avant la fin
de notre voyage.
— J’ai l’impression que la montagne nous demande de nous dépêcher,
leur confia Feuille avec optimisme. Rejoignons vite le Dragon avant que
Nocturne cause plus de tort aux pandas de Colline-Prospère.
Elle regardait Pluie en disant cela. Celle-ci apprécia que sa supposée
sœur l’inclue dans son discours mais elle ne cessait de penser à Nocturne. Il
proférait sans arrêt de fausses prophéties, parlait du vent changeant, du
passage des saisons pendant que les pandas se faisaient des nœuds au
cerveau à chercher une signification derrière ses belles paroles.
Et si cela ne signifiait rien du tout ? Ou pire ? Et si au contraire, la
montagne leur demandait de faire demi-tour, leur signifiait qu’ils faisaient
fausse route ?
Pourtant, elle suivit Feuille et Fonceur la journée entière, s’arrêtant pour
respecter les festins, même s’il n’y avait pas grand-chose à manger dans la
montagne et pas le moindre bambou. Ils étaient arrivés en haut de la piste,
avaient marché sur le sommet rocailleux puis abordé une descente enneigée
où ils n’eurent absolument rien à se mettre sous la dent. Au moment du
Festin de Lumière Haute, ils s’assirent en silence un moment avant de
reprendre la route. Alors qu’ils marchaient péniblement dans un immense
champ de neige, ils repérèrent un bosquet où ils réussirent à dénicher
quelques baies blettes. Ils les avalèrent sur place même si Prune aurait
préféré attendre le festin suivant. Pluie se retint de rouler des yeux.
Peu après leur pause pour le Festin de Longue Lumière, Pluie s’aperçut
qu’elle ne voyait plus le Mont du Dragon à l’horizon. Elle s’arrêta net, la
gorge serrée. Et s’ils étaient perdus ? Il aurait dû être juste derrière ce grand
pic rocheux qui s’élevait devant eux, non ? Elle repartit au pas de course et
manqua percuter le dos de Feuille qui avait tourné au coin du pic et s’était
immobilisée pour étudier le chemin devant eux.
— Waouh ! s’exclama Fonceur en grimpant sur le dos de son amie.
Pluie examina avec Feuille la voie qui s’offrait à eux : un sentier plat et
enneigé, au fond d’une faille étroite. Et au bout, s’affichait une vision
parfaite du Mont du Dragon. Le groupe s’était beaucoup rapproché de ce
pic déchiqueté aux flancs teintés de pourpre. Le soleil de Longue Lumière
enveloppait les nuages d’un orange incendiaire.
Pour un peu, Pluie aurait cru qu’un dragon vivait vraiment là-bas. Les
nuages seraient son souffle, la tache très sombre au pied du pic serait
l’entrée de la grotte. Auquel cas, sa taille serait gigantesque…
— Nous y sommes presque, souffla Feuille. Encore un petit effort !
Le feu du ciel se reflétait dans ses yeux quand elle regarda Pluie.
Malgré la faim qui la tenaillait et ses pattes endolories à force de
marcher sur la roche froide et dans la neige, Pluie reçut un peu de son
énergie communicative. Le chemin entre les parois à pic serait le plus
praticable de ce voyage et la vue sur la montagne ensoleillée lui donnait un
objectif. Bientôt, ils seraient là-haut. Bientôt, ils sauraient… Et si le Dragon
existait vraiment, il leur apporterait des réponses, il leur ferait un signe,
délivrerait un message. Sinon, elle pourrait officiellement passer à autre
chose.
Le chemin était dans la pénombre et l’air beaucoup plus froid. Devant
eux, les nuages rougeoyants semblaient brûler autour du Mont du Dragon.
Soudain, les pattes de Pluie glissèrent. Le sol tremblait à nouveau.
Comme elle ne pouvait ni s’accrocher à la neige molle ni se maintenir
debout, elle se coucha à plat ventre, à l’instar de Fonceur, ce qui lui évita de
basculer en arrière. Feuille se dépêcha de s’asseoir et Prune de s’adosser à
la paroi.
Cette fois-ci, le tremblement persista et devint même de plus en plus
intense. Un grondement retentissant s’éleva à proximité d’eux sans que
Pluie en détecte la source. Il paraissait venir de n’importe où autour d’elle,
un peu comme le fleuve devenant cascade. Tout à coup, il y eut un grand
« crac ». Pluie leva les yeux et fut saisie de terreur quand elle vit les côtés
du gouffre voler en éclats. Des blocs entiers se détachèrent des parois,
tandis que des fissures verticales serpentaient dans la glace et la pierre. L’un
des blocs s’écrasa sur le chemin devant eux, soulevant une vague de neige
qui s’abattit sur les pandas.
— Reculez ! hurla Pluie.
Elle saisit Fonceur par la peau du cou et batailla pour se relever. La
neige glissante vibrait encore, mais si Pluie enfonçait ses pattes dedans et
courait, son élan lui permettait d’avancer. De leur côté, Prune se décolla de
la paroi et Feuille se mit à quatre pattes avant de vite rebrousser chemin.
Derrière elle, Pluie entendit un autre bruit sourd avant d’être frappée à la
nuque par une nouvelle rafale de neige, tandis que les rochers se percutaient
entre eux dans un fracas assourdissant. Soudain, le sol se calma et le silence
s’installa. Seul le crissement de leurs pattes sur la neige brisait cette sinistre
quiétude.
Abasourdie, Feuille s’arrêta, lâcha Fonceur puis se retourna.
Feuille et Prune étaient saines et sauves, mais le chemin avait disparu,
lui. Les rochers accumulés en vrac au fond du gouffre leur bloquaient le
passage. Le tas instable devait mesurer au moins dix ours.
Il leur cachait le Mont du Dragon et sa lumière.
CHAPITRE 4

Feuille ne comprenait pas.


Dès qu’elle avait contourné ce pic et vu devant elle le Mont du Dragon
enveloppé dans les nuages étincelants, ainsi que le chemin enneigé et
régulier qui y menait, elle avait su ce qu’elle devait faire. Elle avait ressenti
une grande paix intérieure, comme si on avait enlevé un poids de ses
épaules. Tous ses doutes s’étaient envolés, telles les ombres qui
disparaissent à Lumière Haute.
Elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle devait atteindre le mont.
Et voilà que…
Dans un soupir, Feuille posa une patte sur un des gros blocs de pierre
qui obstruaient le chemin.
Cela n’avait aucun sens. Pourquoi le Dragon s’était-il adressé à elle ?
Pourquoi avait-il demandé à Chasseur d’Ombre de la convaincre de venir
ici et soudain provoqué cet éboulement ? S’agissait-il d’un « simple »
tremblement de terre ou d’un message à interpréter ?
— Viens, lui lança Pluie pour la troisième fois.
Cette dernière faisait des efforts pour l’interpeller en douceur, mais
Feuille sentait à présent de l’agacement dans sa voix.
— On ne peut pas rester ici, continua-t-elle. Il va bientôt faire nuit.
Feuille aperçut alors Tante Prune qui se tenait immobile, à quelques
longueurs d’ours. Elle fixait la falaise comme si elle s’attendait à tout
moment à une nouvelle chute de pierres.
Fonceur rejoignit Feuille devant le mur rocheux et leva la tête vers elle.
— On peut prendre un autre chemin, proposa-t-il. Soit en escaladant ces
rochers, soit en contournant le gouffre. Il y a forcément d’autres solutions.
On va trouver la meilleure.
— Mais c’est ce chemin-là le bon, murmura Feuille dans sa barbe.
— Impossible, déclara Pluie.
Feuille fit volte-face.
— Je suis désolée, continua Pluie. Je vous ai accompagnés parce que je
pensais que tu savais où nous allions. Je ne veux plus perdre mon temps à
essayer de me rendre dans un endroit où, à l’évidence, je ne suis pas censée
aller.
— Pardon ? s’exclama Feuille.
Pluie éclata de rire et secoua la tête.
— Regarde devant toi, Feuille ! s’écria-t-elle en montrant les rochers
avec le museau. Tu vois ce mur géant qui a failli nous pulvériser tous les
quatre ? Si tu as raison, si le Dragon nous envoie réellement des signes et
essaie de nous parler, si la montagne a un avis sur notre destination, alors
ceci est le signe le plus limpide que nous ayons eu jusqu’à présent ! Si cette
prophétie est vraie, quelqu’un ne veut clairement pas que nous empruntions
ce passage. Personnellement, je rentre chez moi. Je vous souhaite de trouver
ce que vous êtes venus chercher.
— Pluie, attends, la pria Prune.
La jeune ourse l’ignora et rebroussa chemin dans la neige.
Le cœur de Feuille s’emballa. Elle ne pouvait pas laisser Pluie partir
comme ça. Leur voyage ne pouvait pas s’arrêter là. Elle devait agir.
Elle leva les yeux vers la faille encombrée de rochers.
— Attends ! C’est juste un peu d’escalade. Je peux y arriver.
Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Pluie semblait hésiter.
— Tu te trompes, répondit celle-ci. C’est bien trop dangereux.
— Feuille est la meilleure grimpeuse de toute la Forêt du Nord,
proclama Fonceur, blessé dans sa fierté.
— Merci, Fonceur, déclara Feuille avec un sourire. Je ne suis peut-être
pas la meilleure grimpeuse, mais je sais que je peux y arriver. Il faut que je
tente ma chance, Pluie. Il faut absolument que je me rende au Mont du
Dragon ! Je ne sais pas pourquoi ça s’est produit. Peut-être le Grand Dragon
nous teste-t-il ? Peut-être était-ce simplement un tremblement de terre et
cela ne signifie rien du tout ?
Elle posa ses deux pattes avant sur les blocs et entreprit de les pousser
afin de vérifier leur stabilité. Les deux premiers remuèrent sous la pression.
Quelques-uns, plus petits, se délogèrent au-dessus de sa tête et la
manquèrent de peu. Le troisième lui paraissant plus solide, elle grimpa
dessus et tourna la tête vers sa sœur, sa tante et son ami.
— Vous ne comptez pas l’en empêcher ? demanda Pluie à Prune, les
sourcils froncés.
Celle-ci hésita quelques instants avant d’acquiescer avec solennité.
— Sois prudente, ma petite.
— C’est juste un peu d’escalade, répéta Feuille qui adressa un sourire à
Pluie avant de reprendre son ascension. Ne t’inquiète pas. J’ai l’habitude
avec Grand-Père Ginkgo.
Sauf que ce n’était pas exactement pareil. Feuille apprit vite à ne se fier
à aucune prise. Elle essaya de ne pas tenir compte des petits cris étouffés
que lâchaient Pluie, Prune et Fonceur derrière elle chaque fois qu’une pierre
bougeait. Pas question de sursauter ou d’agiter les pattes au risque de
déclencher un éboulement qui les ensevelirait tous.
Elle grimpa d’une longueur d’ours, puis de deux, de quatre. Elle visa un
énorme rocher en saillie et se hissa dessus en douceur. Il bougea légèrement
mais ne céda pas sous son poids. Feuille coinça une patte arrière dans une
fissure entre deux blocs et poussa de toutes ses forces. Le rocher tint bon.
En revanche, quand elle s’approcha de la surface plane suivante,
quelque chose bougea. Venue de nulle part, une masse s’écrasa sur sa patte
arrière. Criant de douleur, elle lâcha prise. Alors qu’elle glissait, elle se
rattrapa à une pierre plus basse qui remua dangereusement. Aussitôt, elle
s’accroupit contre la paroi en essayant de ne pas basculer en arrière. Quand
elle réussit à extraire sa patte arrière de la faille, elle constata que sa griffe
du milieu était fendue en deux. Un instant, elle craignit que la pierre
branlante ne se détache et ne l’entraîne avec elle en contrebas dans la
neige…
La pierre s’immobilisa.
— S’il te plaît, arrête là, la supplia Pluie. Je t’en prie, redescends.
Sa voix était assourdie. Feuille se demanda si elle se couvrait le museau
avec les pattes, mais elle n’osa pas se retourner pour vérifier.
Elle se redressa, se hissa sur ses pattes arrière et leva les pattes. Cette
fois-ci, elle choisit mieux sa prise et parvint à se hisser d’une longueur
d’ours.
Elle commençait à avoir mal partout à force d’ajuster son poids. C’était
bien plus difficile que de grimper à un arbre ou à une paroi rocheuse
normale. Elle examina les blocs à côté d’elle, en tapota quelques-uns. Le
premier était couvert de glace. Un autre, qui s’était brisé dans sa chute,
avait une surface irrégulière et des bords tranchants. Le troisième lui parut
plus solide. Et en effet, il supporta son poids quand elle s’appuya dessus.
Mais alors qu’elle tendait la patte vers la prise suivante, le bloc sous
elle tressauta bizarrement à sa plus grande horreur. Elle baissa les yeux au
moment où sa surface se fracturait en étoile avant de désagréger sous ses
coussinets. Ce fut la chute. Malgré ses efforts, Feuille ne parvenait pas à se
rattraper.
— À gauche ! hurla Fonceur en contrebas.
Ni une ni deux, elle tendit la patte gauche et réussit à s’accrocher. La
douleur lui foudroya la patte quand la surface dentelée s’enfonça dans ses
coussinets, mais elle résista malgré les éclats de roche qui dégringolaient
sur elle. Après tous ces efforts… Il n’était pas question qu’elle tombe
maintenant.
— La noire au-dessus de toi ! lui cria Fonceur.
Feuille leva la tête : il y avait bien une grosse pierre noire suffisamment
proche pour qu’elle s’y accroche. Elle tendit la patte, testa le bloc, puis se
hissa dessus. Elle s’y sentit enfin assez en sécurité pour jeter un coup d’œil
aux autres en contrebas.
Ils étaient loin à présent. Leurs visages inquiets ressemblaient à des
formes noires et floues sur la neige blanche. Elle avait presque atteint le
sommet de l’éboulement. Un dernier effort, et elle aurait réussi son pari.
« Et tu feras quoi, une fois là-haut ? Les autres seront incapables de te
rejoindre, surtout Prune. Comptes-tu déblayer la faille toute seule, pierre
après pierre ? »
Pourquoi pas ? Elle se faisait à cette idée tandis qu’elle escaladait les
derniers blocs chancelants.
Enfin, elle parvint en haut de l’éboulement. Là, sans le poids des roches
pour maintenir le tout en place, la surface était instable. Elle posa
délicatement ses pattes antérieures sur le bloc le plus élevé et se hissa pour
regarder de l’autre côté.
Le Mont du Dragon se trouvait toujours au bout du chemin. Or, le soleil
s’était caché derrière un nuage, si bien que le ciel de feu paraissait
désormais sombre et menaçant. Feuille n’avait plus aucune certitude à
présent. Elle crut distinguer l’entrée de la grotte, noire d’encre, d’une taille
impossible.
— Tu y es arrivée ! s’écria Fonceur.
— Bravo, Feuille ! renchérit Prune.
Celle-ci baissa les yeux et risqua un petit signe de la patte. Ils agitèrent
les leurs en retour.
Pluie, elle, l’observait en silence, les yeux écarquillés. Elle se frottait les
oreilles nerveusement avec une patte, sans dire un mot.
Feuille s’appuya en douceur contre un gros bloc et essaya de reprendre
son souffle. La douleur dans ses pattes était atroce maintenant qu’elle ne
bougeait plus. Elle jeta un nouveau coup d’œil au Mont du Dragon et
découvrit… un paysage différent.
L’entrée de la grotte avait remué ! Non, ce n’était pas la grotte. Étaient-
ce les nuages ? En tout cas, une tache sombre se déplaçait près de la
montagne et, malgré la distance, cette chose paraissait immense…
Sidérée, Feuille se rappela ce qu’elle avait vu sur la pente abrupte,
quand les pandas de Bois-Menu et les pandas roux s’étaient perdus :
l’ombre d’un dragon, une silhouette noire à la fois informe et couverte
d’écailles qui l’avait frôlée avant de tracer une piste à travers les aiguilles
de pin.
Était-ce lui, là-bas ?
La masse se détacha de la montagne et sembla bondir en l’air. Elle
venait dans sa direction. Feuille distingua un corps qui ondulait, se tortillait
tel un serpent en train de nager. Soudain, la forme changea. Un instant, elle
avait des pattes ; le suivant, elle n’en avait plus. Elle prit ensuite
l’apparence d’une longue tête à la fourrure ébouriffée avant de redevenir
nuage. Le cœur de Feuille battait de plus en plus vite. Son sang cognait
dans ses oreilles. Ce devait être un signe ! Le Dragon voulait lui dire
quelque chose. Mais quoi ?
— Que se passe-t-il, Feuille ? lui cria Pluie. Qu’est-ce que tu regardes
comme ça ?
Feuille ne savait quoi lui répondre. La forme se déplaçait trop
délibérément et trop vite pour être un nuage, mais aussi de manière trop
chaotique pour être le Grand Dragon… Et puis, elle s’accompagnait d’un
son, comme si des centaines et des centaines de voix aiguës piaillaient en
même temps…
— Des chauves-souris ! s’exclama-t-elle.
Elles s’approchaient à toute allure. Parfois, elles dessinaient la
silhouette ondulée et enroulée du Grand Dragon ; parfois, elles
s’amoncelaient tel un nuage épais. Feuille comprit trop tard que la nuée se
dirigeait droit sur elle, sans ralentir ni virer de bord. Elle agrippa le bloc
devant elle. Il n’était pas question de redescendre. Par contre, si les
chauves-souris la percutaient…
Elle eut juste le temps de s’accroupir et de se couvrir les oreilles avec
les pattes avant que le nuage de corps minuscules atteigne la faille. Les
chauves-souris tourbillonnèrent autour d’elle, en jacassant avec leurs voix
de crécelle. Elles parlaient trop vite et trop fort pour qu’elle distingue des
mots. Feuille leva les yeux et eut un mouvement de recul quand la tornade
la frôla. Des milliers de petites ailes battaient l’air autour d’elle dans un
tambourinement assourdissant. Tout à coup, le rocher vacilla sous elle.
Feuille ferma les yeux et se plaqua contre le bloc.
Sans prévenir, les chauves-souris cessèrent leur bavardage. Seul le
bruissement de leurs ailes rompait à présent le silence. C’est alors que
Feuille entendit un grondement sourd, tel l’ultime avertissement d’un félin
en colère. Pendant un battement de cœur, elle pensa à un nouveau séisme,
sauf que les pierres sous ses pattes ne tremblaient pas.
« Le Dragon… Les chauves-souris… »
Le bruit était tel qu’elle ne parvenait pas à réfléchir.
Le grondement s’amplifia avant de s’arrêter aussi brusquement qu’il
avait commencé. Feuille fut baignée d’une lumière pâle quand la nuée de
chauves-souris se dispersa. La jeune ourse leva la tête, cligna des yeux,
tandis qu’elles s’éloignaient d’elle tout en piaillant de plus belle.
— Attendez ! les supplia-t-elle. Que dois-je faire ? Vous… vous suivre ?
Je vous en prie…
Elle se leva, fit un pas en avant.
Le rocher sous sa patte bascula.
Prise de panique, Feuille tenta de se jeter en arrière, de pivoter pour
pouvoir enfoncer ses griffes dans la pierre…
Trop tard. La roche se déroba sous elle et toute la pile s’ébranla dans un
bruit phénoménal. Alors qu’elle tombait dans le vide, Feuille se dit que ce
son allait résonner dans sa tête pendant très, très longtemps.
Le choc fut pire que la douleur. Pendant qu’elle valdinguait, les pierres
lui frappaient les pattes, les flancs, la tête. Une touffe de poils fut arrachée à
sa queue, une autre de ses griffes cassa. Elle entendait Pluie, Prune et
Fonceur hurler son nom tandis qu’elle roulait et volait. Puis finalement, elle
heurta la neige glacée au pied de l’éboulement.
Elle n’eut pas le temps de lever les yeux. La neige autour d’elle explosa
sous l’impact des blocs et de la poussière, et un rocher vint la percuter sur le
côté. Ses poumons se vidèrent, et ce fut le noir complet.
CHAPITRE 5

— Et là, ça te va ? demanda Frisson.


Esprit s’approcha du bord du rocher couvert de mousse. En contrebas,
la petite panthère reniflait un creux entre deux arbres.
— Possible.
Il pivota et chercha un moyen de descendre. Alors qu’il marchait sur la
pente humide, il manqua trébucher sur un panda endormi. La femelle
souffla, se retourna et ouvrit un œil méchant.
— Oh, désolé ! s’excusa Esprit.
L’autre panda renifla puis se cacha les yeux sous ses pattes.
Dans un soupir, Esprit poursuivit sa marche en faisant encore plus
attention où il mettait les pattes. Il ne comprenait pas du tout cette tendance
que les pandas de Colline-Prospère avaient à s’avachir n’importe où, surtout
après avoir mangé. Il saisissait encore moins cette habitude de dormir à
découvert, les uns dans un arbre, les autres affalés dans l’herbe ou assis
contre des rochers moussus. S’il existait un système pour réclamer un
territoire, Esprit n’avait pas encore deviné lequel.
— On s’en contentera, déclara Frisson, un peu désabusée, quand il
s’approcha d’elle et de la cavité.
La petite panthère se recroquevilla sur elle-même et leva les yeux vers
la canopée.
— C’est… c’est mieux que rien, répondit Esprit.
— Je préférerais une tanière, soupira-t-elle. Allez, on cherche encore. Il
doit bien y avoir une grotte ou un refuge dans cette stupide montagne
humide.
Ils marchèrent en élargissant au fur et à mesure leur cercle autour de la
clairière où Nocturne leur avait présenté les pandas de Colline-Prospère.
Parfois, ils suivaient les sentiers, parfois ils s’enfonçaient dans les
broussailles à la recherche d’un coin caché susceptible de les abriter. Ils
parvinrent à un rideau de lierre qui cachait un panda mâle assis à côté d’une
femelle qui sommeillait. Il jouait à la bagarre avec un petit ourson.
— Bonne Longue Lumière, Esprit, Frisson, leur lança le panda adulte
un peu sèchement.
Esprit ne se rappelait pas son nom, mais il se souvenait que le petit se
prénommait Érable.
— Bonne Longue Lumière, répondit-il. Salut, Érable.
— Salut, marmonna le petit, les yeux écarquillés, l’air craintif.
Pourquoi il n’y a pas de noir sur ta fourrure ?
— Érable ! Ce n’est pas très poli, le réprimanda l’adulte.
— Ça va, ça va, répliqua Esprit.
« Si seulement j’avais moi-même la réponse ! »
— Je suis né ainsi, expliqua-t-il gentiment au petit.
Érable écarquilla encore plus les yeux et cligna des paupières devant
Frisson.
— C’est… c’est… c’est vrai que tu manges les autres pandas ?
demanda-t-il à Esprit dans un souffle.
— Non ! s’écria celui-ci un peu trop fort, ce qui fit tressaillir le petit.
Esprit recula d’un pas et se ressaisit.
— Non, pas du tout. Pourquoi… pourquoi tu penses ça ?
— Tu sens comme les prédateurs, chuchota Érable.
— Nous étions des prédateurs, mais nous n’avons jamais mangé de
panda.
Il le disait avec assurance parce que c’était la vérité. Mais au fond de
lui, il espérait que le petit ne poserait pas d’autres questions. Quand on
devait tuer pour survivre, n’importe quelle proie plus faible que soi finissait
en repas…
— Je mange des bambous aujourd’hui, comme toi, ajouta-t-il. Et jamais
Frisson n’attaquerait un panda. Elle mange des petits oiseaux et des souris,
c’est tout.
— Mais… les souris, ça parle, rétorqua Érable, un mélange d’horreur et
de fascination dans les yeux. Il se passe quoi quand…
Le panda mâle se dépêcha de poser une grosse patte sur l’épaule
d’Érable.
— Ça suffit les questions, trancha-t-il au grand soulagement d’Esprit.
Laissons nos nouveaux amis à leurs occupations.
Le panda adulte lui décocha un regard dur. Esprit comprit tout de suite
qu’il lui demandait de déguerpir avec Frisson.
— On se voit à la prochaine chasse, lança cette dernière avec un grand
sourire à Érable.
— Tu veux dire le prochain « festin », corrigea le petit, les yeux comme
des billes.
Gênée, la jeune panthère rabattit ses oreilles en arrière.
— Oui, bien sûr !
— À plus tard, conclut Esprit en poussant sa sœur au loin.
Ils échangèrent un regard un peu embarrassé puis s’engagèrent sur le
sentier qui descendait vers le fleuve.
— Les pandas ne comprennent vraiment pas la vie de chasseur, je me
trompe ? remarqua Frisson.
Esprit secoua la tête.
Il y avait tellement de pandas dans les environs qu’ils ne tardèrent pas à
en croiser deux autres. Il s’agissait de femelles assises le long du sentier qui
conduisait aux Œufs-Rochers. Elles regardaient en direction de la rivière.
— Aie un peu confiance, Aurore, disait celle qui s’appelait Horizon
dans le souvenir d’Esprit. Notre Messager sait ce qu’il fait, j’en suis sûre.
— Oh ! Je ne doute pas que Nocturne ait ses raisons, répliqua Aurore.
Mais as-tu déjà vu un panda blanc ? Tu ne trouves pas ça un peu bizarre ?
Esprit se figea. Apparemment, elles ne les avaient pas entendus
approcher. D’un côté, il ne voulait pas rester là, à écouter en douce cette
conversation qui le concernait, et de l’autre, il avait peur de faire du bruit et
d’attirer leur attention.
— Tu crois qu’il a perdu ses taches ? continua Aurore. Qui sont ses
parents, à ton avis ?
— Aucun panda de ma connaissance, ça c’est certain, répondit Horizon.
Il paraît qu’il a été élevé par des panthères. Des panthères !
— En parlant de panthères… Ça ne me dérange pas d’avoir cette jeune
avec nous, mais on en fera quoi quand elle aura grandi ?
— Je suis sûre que Nocturne y a réfléchi. C’est le Messager du Dragon
pour les panthères aussi, tu sais. Peut-être qu’il… lui désapprendra à être un
prédateur…, supposa Horizon, une note d’incertitude et de gêne dans la
voix.
Esprit jeta un coup d’œil à Frisson. Elle faisait la même grimace
qu’après avoir goûté le bambou.
Le cœur lourd, il l’entraîna sans un bruit loin des commères. Il n’aurait
pas dû être contrarié. Il leur faudrait un peu de temps pour s’habituer à
Frisson et à lui. Il s’intégrait dans cet environnement beaucoup mieux que
dans la montagne et Frisson leur prouverait bientôt qu’elle était leur amie.
Tout allait rentrer dans l’ordre.
Ils remontèrent la colline jusqu’à ce que Frisson s’arrête net. Par
réflexe, Esprit chercha une grotte du regard mais ne vit rien.
— On s’installe ici ? demanda-t-elle en trottinant jusqu’à un bosquet de
bambous.
Les épaisses cannes vertes poussaient en cercle autour d’un espace
creux.
— Casses-en une ou deux et roulons-nous en boule à l’intérieur. On ne
trouvera pas meilleur abri dans les parages, si tu veux mon avis.
— D’accord ! s’exclama Esprit, enthousiaste à l’idée d’avoir trouvé un
territoire qu’ils pouvaient enfin revendiquer.
Il se pencha, comme Nocturne le lui avait montré, et brisa deux tiges de
bambous au niveau des racines. La bonne odeur de pulpe verte lui mit l’eau
à la gueule, mais il les garda pour le prochain festin. Finalement, Frisson et
lui se faufilèrent dans le creux. Le panda s’assit et s’adossa contre les
cannes épaisses. Elles s’inclinèrent juste assez pour qu’il soit installé
confortablement. Frisson renifla les lieux puis tourna quatre à cinq fois sur
elle-même avant de se pelotonner contre lui.
— Cet endroit me plaît, annonça-t-elle. Il est abrité du vent et si seules
les mâchoires des pandas abattent ces plantes, nous ne craignons
pratiquement rien.
Ils savourèrent cette paix un long moment. Esprit appréciait le clapotis
du fleuve au loin et il commençait même à trouver le bruit constant des
oiseaux et des autres créatures plutôt relaxant. Maintenant qu’il avait son
propre territoire, il comprenait pourquoi les pandas passaient autant de
temps à la sieste. C’était en effet très tentant de s’allonger et de fermer les
yeux, juste quelques instants…
Un grand craquement le sortit de sa torpeur. Il se leva d’un bond et
regarda derrière lui. La tige de bambou contre laquelle il était adossé n’avait
pas cassé mais, tout autour de lui, les feuilles s’agitaient malgré l’absence
de vent. Les oreilles rabattues en arrière, Frisson reniflait l’air.
— Panda ! Quelqu’un mange notre repaire !
Esprit sortit de leur refuge et tomba truffe à truffe avec une grosse
femelle. La gueule remplie de bambous, elle lui décocha un regard agacé.
Esprit se souvint qu’elle s’appelait Fleur. Il remarqua que les deux cannes
qu’il avait laissées à l’extérieur en prévision du festin avaient été déplacées
et empilées quelques longueurs d’ours plus loin.
« Pas de problème. Je les avais laissées en vrac. Elle ignorait que nous
étions installés ici. »
— Hum… Salut ! commença-t-il. Tu ne t’en es peut-être pas aperçue,
mais Frisson et moi avons établi notre tanière ici. C’est notre territoire
maintenant. Est-ce que tu pourrais aller ailleurs la prochaine fois ?
— Tu ne me dis pas où cueillir mon festin, grogna-t-elle. Tu dois
respecter tes aînés ! Et si, j’ai bien senti votre présence. Étrange endroit où
dormir… Enfin, je suppose que personne ne t’a appris à te comporter en
vrai panda.
Incrédule, Esprit se contenta de la fixer. Il voyait trois autres touffes de
bambou sur la colline sans même avoir à tourner la tête ! Pourquoi n’allait-
elle pas se servir là-bas ? Il le lui avait pourtant demandé gentiment !
Et rebelote, Fleur se pencha vers les bambous. Elle allait prendre une
autre bouchée de leur tanière ! Esprit ne pouvait pas la laisser faire.
« Que ferait Hiver dans cette situation ? »
Il prit une grande inspiration et poussa un puissant grognement.
— C’est mon territoire !
Fleur lui adressa un sourire narquois avant de mordre dans la canne.
C’en était trop. Esprit leva la patte et frappa Fleur à la mâchoire pour lui
faire cracher le bambou. Alors qu’il avait pris soin de la gifler avec le plat
de la patte, Fleur recula en titubant et hurla comme si elle saignait.
— Tu te prends pour qui ? rugit-elle.
Esprit fit un demi-pas en arrière avant de s’arrêter. Il lui fit face et
soudain, sa taille imposante et ses dents acérées lui sautèrent aux yeux.
— Encore une fois, répéta-t-il, les dents serrées, je suis sur MON
territoire et il y a plein de bambous là-bas derrière !
Fleur ne comptait visiblement pas en rester là. Pourtant, au lieu de
l’attaquer, elle tomba sur son arrière-train et se mit à hurler à la mort.
— Tu m’as griffée, sale bête !
— C’est faux, je t’ai à peine touchée !
— Que se passe-t-il ici ?
Esprit leva les yeux. Plusieurs pandas approchaient. Certains venaient
des rochers en surplomb, d’autres du chemin menant au fleuve. La plupart
traînaient de grandes cannes de bambou derrière eux. Les deux oursons,
Crapaud et Pinède, en tiraient une entre eux avec difficulté. Ils la lâchèrent
et le dévisagèrent, la gueule ouverte.
— J’ai décrété que ce bosquet était mon territoire, expliqua-t-il. Il est
tout petit et il y a plein d’autres bambous là-bas, mais elle refuse de
s’arrêter.
Une femelle s’avança. Celle qui s’appelait Pivoine.
— Esprit, déclara-t-elle d’une voix qui semblait étrangement fatiguée.
Nous ne possédons pas de territoires comme tu l’entends. Tu n’aurais pas
dû frapper Fleur.
— J’ignore comment tu traitais les panthères dans la montagne,
intervint un mâle du nom d’If, avec beaucoup moins de patience. Mais la
violence n’a pas sa place à Colline-Prospère.
— C’était mal, ajouta Horizon, lentement, comme si Esprit n’avait pas
compris le message. Fleur est blessée. Tu ne vois pas ? Nous ne nous en
prenons pas à nos semblables.
Esprit fronça les sourcils. Pourquoi s’adressait-elle à lui comme s’il
était un ourson ? Il n’avait fait que protéger son territoire ! Il jeta un coup
d’œil à Frisson dont les oreilles étaient rabattues en arrière d’inquiétude et
de colère.
— Personne ne prend le territoire d’une panthère, grogna sa sœur entre
ses dents. Tu as agi comme notre mère l’aurait voulu.
Horizon et If échangèrent un regard.
— La violence n’a pas sa place ici, répéta If. Si ça ne vous plaît pas…
« Alors quoi ? Vous me bannissez ? »
Esprit allait protester quand il entendit des pas lourds sur la roche. Il fit
volte-face. Nocturne apparut en haut de la butte.
— Mes chers pandas, je vous en prie, un peu de patience ! S’il vous
plaît ! s’exclama-t-il.
Il fixa Esprit puis descendit du rocher. Alors que Fleur dévisageait le
Messager avec espoir, ce dernier se dirigea vers Esprit.
— Laisse-moi t’expliquer… Avant le déluge, chaque panda disposait
d’un grand territoire. Mais depuis la crue du fleuve, nous vivons ici en
communauté. Nous avons renoncé à nos droits sur ces territoires pour éviter
justement ce genre de dispute. Colline-Prospère et ses bambous nous
appartiennent sans aucune distinction, du Messager du Dragon jusqu’au
plus jeune ourson.
Esprit inspira longuement.
— Je… je crois comprendre pourquoi vous agissez ainsi.
— Fleur ne s’attendait pas à ce que tu défendes ton territoire, continua
Nocturne. Tu devrais peut-être lui présenter tes excuses pour l’avoir
effrayée.
« Je l’ai effrayée ? » s’étonna Esprit.
Il s’avança néanmoins et pencha la tête.
— Désolé, Fleur. Je ne connaissais pas vos coutumes.
Fleur renifla avec mépris. Elle finit par hocher la tête.
— J’accepte tes excuses.
— Parfait ! Maintenant, allons dans la clairière et savourons le Festin de
Descente du Soleil ensemble ! proclama Nocturne.
Les pandas ramassèrent leur récolte et s’éloignèrent peu à peu.
— Nocturne ? l’interpella Frisson. Je peux poser une question ?
Le gros panda se tourna vers elle.
— Bien sûr, mon amie.
— Eh bien… le niveau du fleuve redescend. On peut circuler librement
à présent. Je voulais savoir… Les pandas vont-ils se disperser et s’attribuer
à nouveau un territoire ?
— Bientôt, répondit Nocturne. Ce jour viendra, j’en suis sûr. Mais pas
tout de suite. Tellement de dangers menacent encore le Royaume des
Bambous. Pour le moment, j’ai conseillé à tous les pandas de rester groupés
et de se serrer les coudes, afin que je puisse les protéger.
Esprit acquiesça. Certains pandas n’étaient pas taillés pour partir vers
l’inconnu, surtout les plus jeunes qui avaient grandi au sein d’un grand
groupe.
Frisson ne semblait absolument pas convaincue.
— Les panthères des neiges n’attendraient pas pour partir, peu importe
ce qu’en disent les autres, miaula-t-elle.
— Probablement, acquiesça Nocturne. Moi, je ne forcerai jamais
personne à rester si tel n’est pas son souhait. En tout cas, je suis heureux
que vous ayez décidé de rester parmi nous. J’ai constaté que vous faisiez
votre possible pour vous adapter à la vie parmi les pandas de Colline-
Prospère et je vous en suis très reconnaissant. On se voit au festin ?
— Évidemment, répondit Esprit.
Nocturne hocha la tête avant de s’éloigner à grands pas.
— Bon, on fait quoi maintenant ? demanda Frisson qui s’assit et se
nettoya les pattes. Nous avons une tanière… seulement, cette Fleur n’aura
pas de repos tant qu’elle ne l’aura pas engloutie.
— Le mieux serait d’oublier tout ça, répliqua Esprit, avec un sourire
d’encouragement. Nocturne a raison, nous devrions faire plus d’efforts pour
nous adapter. Nous avons un chez-nous et de la nourriture. Alors, le
minimum qu’on puisse faire, c’est de vivre comme des pandas.
Frisson se contenta de soupirer.
— Je sais. Tu n’es pas un panda. Mais je ne suis pas une panthère non
plus !
Il fixa le dos large du Messager du Dragon qui s’éloignait.
— Dans la montagne, Hiver a pris soin de moi. Maintenant que nous
vivons ici, Nocturne va prendre soin de toi. Ça vaut la peine de rester, je te
le promets.
CHAPITRE 6

— Feuille ! hurla Pluie.


Elle appuya son épaule contre un gros bloc et poussa de toutes ses
forces. Ses griffes glissaient dans la neige. Le bloc émit un crissement qui
résonna entre les parois de la faille quand il remua et bascula. Dès qu’elle
l’eut enlevé du chemin, Fonceur se rua aux côtés de Pluie et se mit à creuser
avec ses pattes agiles. Poussière, neige et cailloux volaient derrière lui.
— Dépêche-toi, le supplia Prune qui ratissait la neige avec angoisse.
Pluie saisit un rocher entre ses pattes, l’écarta et enfin, ils aperçurent
une touffe de poils noirs puis une patte avant blanche et des pattes arrière
noires.
— Feuille, nous sommes là ! cria-t-elle. Tiens bon !
« Pourvu qu’elle ne soit pas morte », pria-t-elle.
Il était hors de question qu’elle prononce ces mots à voix haute.
Elle se concentra sur les rochers à déplacer. Quelques instants plus tard,
elle vit la fourrure sur la poitrine de Feuille qui se soulevait et retombait en
frémissant. Pluie enfouit son museau dans la poussière, saisit Feuille par la
peau du cou comme une maman panda attraperait son petit et tira. Pendant
un battement de cœur, elle eut peur que Feuille ne soit encore coincée, que
son geste la blesse davantage, mais toutes deux reculèrent doucement.
— Continue de tirer ! l’encouragea Prune.
Plus déterminée que jamais, Pluie redoubla d’efforts. Plus elle tirait
Feuille, plus les pierres dégringolaient dans l’espace qu’elle laissait vacant
et les arrosaient de neige gelée et de poussière. Alors qu’elles étaient
parvenues à bonne distance de la paroi, Pluie ne s’arrêta pas, juste au cas
où. Finalement, le cliquetis des pierres cessa. Elle lâcha Feuille et lui lécha
la figure.
Tandis que Prune se ruait vers elles, Fonceur posa sa petite tête près de
celle de son amie et s’allongea dans la neige.
— Feuille, tu vas bien ? Je t’en prie, parle-moi, miaula-t-il.
Son amie poussa un long grognement puis ouvrit les yeux.
— Oh ! Par le Dragon ! gémit-elle. Aïe…
— Tu peux te lever ? s’enquit Pluie.
L’air se refroidissait au fur et à mesure que le soleil plongeait vers
l’horizon. Il n’y avait aucun abri dans les parages et la terre pouvait
trembler à tout moment. S’ils étaient coincés là avec Feuille jusqu’à ce
qu’elle marche à nouveau… en espérant qu’elle puisse remarcher…
Bien qu’ankylosée, Feuille parvint à s’asseoir en grimaçant et c’est
chancelante qu’elle se mit à quatre pattes.
— Je crois que je vais bien, marmonna-t-elle. Même si j’ai mal partout !
Deux trois égratignures, des griffes cassées, rien de méchant.
— Le Dragon soit loué ! s’exclama Prune en lui caressant la joue avec
la truffe.
Pluie appuya son front contre le sien. Sœurs ou pas, elle était contente
de la savoir saine et sauve. Elle recula d’un pas pour que Prune et Fonceur
enlacent Feuille.
Après avoir repris son souffle, Pluie patienta jusqu’à ce qu’elle n’en
puisse plus.
— On doit s’en aller d’ici, finit-elle par dire. C’est Descente du Soleil.
Il faut qu’on trouve un abri avant Ascension de la Lune. On redescendra
demain.
— Je ne retournerai pas à notre point de départ, l’informa Feuille.
Au comble de l’exaspération, Pluie bascula la tête en arrière.
— Tu es sérieuse ? Tu crois toujours que notre destin est de nous rendre
en haut de ce mont ? Admettons que le Grand Dragon existe, tu ne crois pas
qu’il t’a dit assez clairement le fond de sa pensée ? Il a jeté des rochers sur
ta route et, comme cet avertissement ne te suffisait pas, il t’a dégommée du
sommet et il a manqué t’écraser ! Je ne suis pas du genre à croire aux signes
et aux visions, mais même moi, je ne considère pas ça comme un message
de bienvenue ! Regarde la vérité en face : nous l’avons, notre réponse. Nous
ne sommes pas Messagères du Dragon !
Feuille s’assit et écouta Pluie en silence. Celle-ci culpabilisa un peu
quand elle parvint à la fin de sa tirade car Feuille restait muette et se
balançait très légèrement, tandis qu’un filet de sang coulait sur la fourrure
de sa joue.
— Tu as en partie raison, admit Feuille. Nous ne sommes pas censés
être ici. Pas encore. Je pense savoir ce qui s’est passé. Le Dragon a bel et
bien essayé de me prévenir : le moment n’est pas venu. Nous sommes des
triplés. Alors où est le troisième ? Nous devons aller le chercher et le
ramener ici avec nous.
— Rien que ça ! s’exclama Pluie. Et je suppose que cette explication
t’est venue en vision pendant ta chute ? Tu t’es peut-être cogné la tête au
final ! Il va falloir que vous l’acceptiez tous, un jour : le tigre vous a menti.
Nous ne sommes pas sœurs ! Et nous sommes encore moins spéciales ! En
revanche, nous allons mourir de faim dans cet endroit horrible, si nous ne
mourons pas de froid avant.
— Non ! s’écria Feuille en secouant vigoureusement la tête.
Prise de vertiges, elle se tut. Fonceur se précipita sur elle pour la
soutenir.
— C’est la vérité ! Je le sais ! Et toi aussi, tu le sais ! Si seulement tu
étais moins têtue et égoïste…
Toute la colère de Pluie sortit de sa gueule en un nuage épais.
— Comment oses-tu… ?
— Par pitié, gardons notre sang-froid, intervint Prune en se postant
entre les deux femelles.
En colère comme jamais, Pluie la foudroya du regard. Elle ne comptait
pas faire de mal à Feuille ! Comment Prune pouvait-elle s’imaginer une
chose pareille !
— Les chauves-souris, murmura Feuille. Vous ne les avez pas vues ?
— Et alors ? demanda Pluie. Elles ont déferlé sur toi et t’ont fait tomber
des rochers.
— Je crois qu’elles essayaient de me dire quelque chose.
Pluie leva les yeux au ciel mais Feuille poursuivit.
— Je suis sérieuse ! J’ai entendu le Dragon rugir pendant que les
chauves-souris m’encerclaient. Et la nuée dessinait un dragon dans l’air.
Vous ne l’avez pas remarqué quand elles s’éloignaient ?
— J’étais un peu occupée à courir à ta rescousse, soupira Pluie.
Quoi que Feuille ait cru voir, cela ne devait pas les distraire de son
objectif.
— Écoute, excuse-moi de t’avoir parlé sur ce ton, reprit Pluie, mais
nous n’allons pas déterminer l’avenir du Royaume des Bambous ici, à
découvert. Pourrions-nous, s’il vous plaît, trouver un endroit où nous abriter
et de quoi manger ? Nous reparlerons de tout ça demain…
— Là, je suis d’accord, annonça Fonceur.
Frigorifié, le panda roux malaxait la neige sous ses pattes.
— Entendu, acquiesça Feuille. Mettons-nous en route.
Tous quatre s’élancèrent sur le long chemin qui les menait en haut du
pic montagneux et par-delà. Leur avancée était lente car Prune et Feuille
étaient blessées, et le froid engourdissait leurs pattes. Pluie guettait le
moindre détail dans le paysage qui pourrait les conduire à un refuge ou à de
la nourriture. Elle ne put s’empêcher par ailleurs de remarquer que Feuille
et Fonceur marchaient côte à côte et faisaient des messes basses. De temps
à autre, Feuille vérifiait que Prune allait bien ou elle lançait un regard
inquiet à Pluie.
« Je suis sincèrement désolée de m’être mise en colère, songea Pluie.
Mais je ne suis pas désolée d’avoir dit le fond de ma pensée. »
Enfin, ils arrivèrent devant une sorte de grotte, du moins un endroit un
peu abrité de la neige sous un grand surplomb. Fonceur creusa par-ci par-là
pour déterrer des racines et des vers qui avaient eu la bonne idée d’élire
domicile ici. Pluie s’avachit contre un rocher et mâchonna une racine. Elle
avait un goût amer mais c’était mieux que rien.
— Grand Dragon, à l’occasion du Festin d’Ascension de la Lune, tes
humbles pandas s’inclinent devant toi, entonna Prune.
Gênée de ne pas y avoir pensé, Pluie s’arrêta de mâchonner.
— Nous te remercions pour ce don du bambou, poursuivit Prune, et
pour la vaillance que tu nous octroies.
Les autres attaquèrent leur maigre repas. Feuille semblait
particulièrement pensive.
Pluie examina montagne en mangeant. Elle n’avait jamais vu le
Royaume des Bambous d’une pareille hauteur. Les sommets blancs se
succédaient à sa gauche et la neige brillait au clair de lune, pendant qu’à sa
droite la colline descendait à perte de vue et des bosquets de sapins
poussaient çà et là. Les sols verdissaient à mesure que les pics se
changeaient en collines et en vallées de la Forêt du Nord. Quelque part,
perdus dans la pénombre, le fleuve tempétueux traversait le royaume et les
pandas de Colline-Prospère célébraient eux aussi le Festin d’Ascension de
la Lune.
« Est-ce que Maman va bien ? Et Caillou ? J’espère que Nocturne ne
leur a fait aucun mal. »
— Pluie ? l’interpella Feuille. On ferait bien de parler de la suite.
Dans un soupir, Pluie se tourna vers Feuille.
— Je t’écoute.
À la manière dont Feuille cligna des yeux vers Fonceur, elle sut que son
plan n’allait pas lui plaire du tout.
— J’ai bien réfléchi. À mon avis, il faut que je suive les chauves-souris.
J’ai vu le signe qu’elles m’ont adressé, la direction dans laquelle elles sont
parties. Je suis sûre que je peux les retrouver, si je pars dès maintenant.
Pluie ne fut pas vraiment surprise par cette annonce, mais elle lui
adressa néanmoins un regard à la fois horrifié et épuisé.
« C’est de la folie ! Elle a tellement hâte de découvrir le fin mot de cette
histoire qu’elle s’accroche à tout ce qui s’apparente à un signe. »
Que dire pour stopper son délire ? L’escalade de la montagne n’avait
pas été une partie de plaisir mais au moins, le Mont du Dragon s’était tenu
tranquille. Feuille comptait-elle sérieusement les entraîner dans sa course
aux chauves-souris ?
« Une chose est sûre : il est hors de question que je les suive. »
Un gros soupir de Prune l’empêcha de s’exprimer.
— Feuille… j’aimerais beaucoup t’accompagner, déclara la vieille
tante, mais c’est au-dessus de mes forces. Je préfère retourner dans la forêt
et m’assurer que les autres sont toujours en vie. Les marques de griffure du
Monstre Blanc me font si mal par ce froid. Je suis désolée.
— Je comprends tout à fait, s’empressa de dire Feuille. J’aurais aimé
que nous restions ensemble, mais je ne veux pas que tu souffres davantage.
Je partirai avec Fonceur.
Elle se tourna vers Pluie.
— Tu es la bienvenue, évidemment.
Sa proposition lui fit chaud au cœur. Quand Feuille avait une idée en
tête…
— Je ne peux pas, lui répondit Pluie. Il faut que je trouve un moyen de
retourner dans la Forêt du Sud. Je dois absolument prouver à tous que
Nocturne est un imposteur.
— Non, Pluie, ce serait trop dangereux, intervint Prune. Il a failli te tuer
la dernière fois ! Je refuse de te laisser seule. Tu es ma nièce et c’est mon
devoir de te protéger. Si tu ne suis pas Feuille, je te propose de nous lancer
ensemble à la recherche des pandas de Bois-Menu.
— Bonne idée ! s’enthousiasma Feuille. Tu peux compter sur eux pour
t’apporter leur aide.
— Et à la fin, nous nous retrouverons tous, conclut Fonceur.
Tous trois la dévisagèrent, les yeux remplis d’espoir.
— D’accord, répondit-elle dans un soupir. Je pars avec Prune. Bon,
vous feriez mieux de vous mettre en route, si vous voulez rattraper ces
chauves-souris.
— Parfait, approuva Fonceur.
Il s’approcha de Pluie qui fut légèrement surprise quand il cogna
gentiment son front contre son épaule.
— C’était un plaisir de te rencontrer, Pluie.
— Pareil, murmura-t-elle.
Feuille inclina la tête devant sa tante pour qu’elle frotte son museau
entre ses oreilles.
— Bonne chance, lui souhaita Prune. Je ne pourrais pas être plus fière
de toi, tu sais.
— J’espère que vous trouverez les autres, balbutia Feuille, les yeux
mouillés. Nous serons bientôt tous réunis, crois-moi.
Fonceur et elle montèrent sur le surplomb, s’arrêtèrent pour leur lancer
un dernier regard, puis disparurent en bas de la colline.
« Pourchasser des chauves-souris ! » songea Pluie en les voyant
s’éloigner. Cela semblait fou, mais c’était le genre de folie que Pluie
respectait.
« Feuille sait exactement où elle doit être… Et moi aussi. »

Recroquevillées l’une contre l’autre pour se tenir chaud, Pluie et Prune


dormirent sous le surplomb. À Lumière Grise, le lendemain, elles
remercièrent le Dragon pour la sagesse qu’il leur octroyait, puis elles se
mirent en route.
La descente fut plus rapide que la montée. Au grand soulagement de
Pluie, l’air plus chaud semblait faire du bien aux blessures de Prune. Elles
durent emprunter les pentes les plus sûres et les plus douces, ce qui
rallongea leur route, mais à chaque pas, Pluie avait le cœur plus léger. Elle
prenait enfin la bonne direction. Et ces pas les rapprochaient d’une touffe de
bambous à déguster. Cette pensée l’aidait à avancer alors qu’elle avait mal
aux pattes et les narines asséchées et remplies de croûtes à cause de l’air
froid de la montagne.
Chaque fois qu’elles s’arrêtaient pour reprendre leur souffle ou faire un
maigre festin, Prune posait des questions à Pluie : à quoi ressemblait la vie à
Colline-Prospère avant l’arrivée de Nocturne ? Combien y avait-il de
pandas ? Qui prononçait les bénédictions avant les festins ? Quelle était
l’activité préférée de Pluie ? Avait-elle beaucoup d’amis là-bas ? À quoi
ressemblaient Pivoine et Caillou ?
Pluie lui répondait d’une voix hachée. Par politesse, elle lui posait
également des questions, mais elle ne pouvait s’empêcher d’être mal à
l’aise. Avant chaque réponse, la même pensée lui traversait l’esprit : « Je ne
suis pas ta nièce. »
Pluie avait bien conscience que Prune essayait de mieux connaître un
membre de sa famille perdu de vue depuis longtemps. Que faire ? Il aurait
été malpoli de sa part et aussi pénible de l’interrompre sans arrêt pour lui
rappeler qu’elles n’étaient pas parentes. Mais se taire n’était pas non plus
une solution.
— J’aime nager, répondit-elle quand Prune lui demanda ce qu’elle
faisait de ses journées dans la Forêt du Sud. Et passer du temps avec
Caillou. Jouer avec les oursons.
« Leur faire croire que je suis Messagère du Dragon », ajouta-t-elle
dans sa tête.
— Ce doit être merveilleux, s’extasia Prune. J’espère… Oh !
Prune stoppa net et renifla l’air, les yeux écarquillés.
— Tu sens cette bonne odeur ?
Pluie inspira longuement en examinant les alentours. Elles avaient
passé la nuit dans un bosquet de sapins enveloppé dans une brume
tourbillonnante et la journée, elles avaient avancé dans un paysage de plus
en plus vert. Elles se trouvaient à présent au bord d’une vraie forêt avec des
ginkgos et des rochers couverts de mousse, des pistes tracées par de petits
animaux et des oiseaux, des odeurs que Pluie distinguait facilement…
Elle renifla de nouveau et comprit tout de suite.
« Des bambous ! »
Elle se précipita dans le sous-bois et chercha jusqu’à ce qu’elle percute
quasiment un rideau entier de grands bambous verts. Éclairées par l’arrivée
de Lumière Haute entre les feuilles dorées de ginkgos, les cannes
étincelaient.
— Prune ! cria-t-elle. Par ici !
— Oh ! Le Grand Dragon soit loué ! soupira Prune en tombant à plat
ventre sur la mousse moelleuse. Sois gentille et casse quelques tiges pour
nous, s’il te plaît.
« Quelques tiges ? J’avais l’intention de tout dévorer, moi ! »
Pour commencer, ses mâchoires se refermèrent autour de deux cannes
épaisses et les tordirent. Le craquement résonna dans toute la forêt et lui mit
l’eau à la gueule. Elle apporta les deux cannes à Prune puis en cassa deux
autres, ce qui leur laissait six ou sept autres tiges si elles en voulaient
davantage.
C’était à la limite du soutenable, mais elle attendit que Prune remercie
le Dragon avant d’attaquer. Jamais elle n’avait mangé nourriture aussi
fraîche et délicieuse, surtout après des jours et des jours de racines sèches et
froides et d’insectes qui chatouillaient le palais. Enchantées, toutes deux
mâchonnèrent en silence les deux premières cannes. Elles en dégustèrent
deux de plus avant que Prune pousse un énorme bâillement et roule sur le
dos.
— Quel merveilleux festin, murmura-t-elle, un large sourire au museau.
Et maintenant, une petite sieste s’impose.
— Bonne idée, lui accorda Pluie qui s’adossa à un tronc. Prune ? Tu
crois que nous sommes encore loin de Bois-Menu ?
— Oh non ! répondit-t-elle dans un nouveau bâillement. C’est tout
proche. Les autres ne sont peut-être pas arrivés, mais nous les croiserons
bientôt, j’en suis persuadée.
— Bien, bien.
Pluie n’ajouta pas un mot. Elle contempla le ciel bleu à travers la
canopée dorée, les silhouettes vert et brun des oiseaux qui dansaient quand
ils sautillaient entre les branches. Elle écouta le léger bruissement des
créatures qui passaient dans le sous-bois. Pour la première fois depuis des
jours, elle avait chaud et était repue. Même ses pattes endolories lui
faisaient un peu moins mal quand elle marchait sur la mousse.
Ce serait le moment idéal pour une petite sieste d’après festin. Sauf
qu’elle n’avait pas l’intention de se reposer.
Elle n’eut pas à attendre longtemps que la respiration de Prune
ralentisse puis se transforme en un léger ronflement satisfait.
Pluie attendit quelques inspirations supplémentaires avant de se lever et
de s’ébrouer pour chasser toute envie de somnoler à cause de la chaleur.
« Tu t’en sortiras très bien, pensa-t-elle en regardant Prune. Tu es un
panda plein de ressources. J’espère que tu retrouveras bientôt ta vraie
famille et que tu comprendras mes motivations. »
Sans un bruit, Pluie renifla les alentours jusqu’à ce qu’elle trouve
quelques restes de bambous qu’elle empila soigneusement à côté de Prune.
Pour s’excuser ? La remercier ? Pluie l’ignorait.
Elle s’éloigna à pas de loup. Elle ne savait pas exactement où elle allait,
mais elle continua de descendre. Elle finirait bien par tomber sur le fleuve.
Resterait à trouver un moyen de le traverser et là…
« Là, j’affronterai Nocturne. »
L’inquiétude qu’elle avait ressentie en haut de la montagne l’assaillit à
nouveau, au point de lui pétrifier la mâchoire.
« Qu’est devenue ma mère ? Et Caillou ? Et Érable ? Pourvu que
Nocturne ne leur ait fait aucun mal. Ils doivent penser que je suis morte.
Que leur a-t-il raconté à mon sujet ? Quel est son plan, quel qu’il soit ? Et le
marché qu’il a passé avec Jarret Musclé et sa bande de singes ? »
Il avait pu arriver n’importe quoi en son absence. Pluie accéléra le pas,
grimpant sur des rochers et glissant le long de pentes que Prune aurait dû
suivre avec elle.
« Je suis de retour chez moi. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard. »
CHAPITRE 7

Esprit essayait de bouger le moins possible. Il respirait à peine pour que


son souffle ne perturbe pas les brins d’herbe devant son museau. À l’avant,
Frisson se tapissait ; chaque muscle de son petit corps était contracté.
Par-dessus son épaule, il y eut un flash rouge vif et or : un faisan, leur
avaient appris les pandas. L’oiseau picorait dans le sous-bois, au pied d’un
tronc. Frisson avança discrètement d’un pas puis d’un autre, diminuant peu
à peu la distance entre elle et sa proie. Ses moustaches vibraient tandis
qu’elle goûtait l’air. Elle s’assurait qu’ils étaient bien dans le sens du vent.
Là-haut dans la montagne, les bourrasques balayaient les pentes enneigées
sans rencontrer d’obstacles et changeaient de temps en temps de direction.
Ici dans la forêt, on ne pouvait jamais prévoir quand une rafale allait
ricocher sur un rocher, tournoyer autour d’un arbre et trahir votre position.
Le dos de Frisson ondulait de droite à gauche, tandis qu’elle se
préparait à bondir. Elle jaugeait la distance, adaptait sa position… quand
soudain, elle bondit, sans faire de bruit, à pleine puissance. Ses larges pattes
prirent le faisan en tenaille et le plaquèrent au sol. L’oiseau se débattit et
poussa des cris stridents tout en giflant Frisson avec ses grandes ailes. La
panthère eut un mouvement de recul. Quand elle voulut serrer le faisan plus
fort, une de ses pattes glissa.
— Esprit ! miaula-t-elle.
Le panda jaillit de sa cachette, la rejoignit à pas pesants et, à l’aide des
ses pattes avant, il maîtrisa l’oiseau. Puis il se pencha vers la proie, saisit
son cou entre ses dents et mordit très fort. Le faisan cessa aussitôt de
remuer.
Esprit se lécha le museau. Le goût du sang lui parut étrange. Il se
rappelait encore quand cette odeur marquait le moment de manger, quand
elle faisait gargouiller son estomac et lui mettait l’eau à la gueule.
Aujourd’hui, il n’avait pas particulièrement envie de partager la prise de
Frisson. Il s’assit sur son arrière-train pendant que la petite panthère levait
les yeux vers lui, la queue remuant de joie.
— Nous formons encore une bonne équipe, remarqua-t-elle.
— Tu as fait le plus difficile, commenta Esprit. Tu es de plus en plus
douée. Bientôt, tu chasseras aussi bien que Maman…
Tous deux restèrent silencieux et immobiles quelques instants. Le
souvenir de la chute d’Hiver revint hanter Esprit. Il essaya de le remplacer
par de meilleurs moments : chaque fois qu’elle se montrait plus rusée que sa
proie, la puissance de ses foulées quand elle bondissait.
Frisson remua les oreilles et gratta le sol avec sa patte, puis elle leva la
tête et sourit à Esprit.
— Non, je ne suis pas aussi douée, admit-elle avec un clin d’œil, mais
merci quand même.
Elle posa une patte sur sa proie et ferma les yeux.
— Chat des Neiges, merci de nous avoir offert cette proie. Puisses-tu
laisser tes empreintes dans la neige et nous permettre de les suivre.
Esprit inclina la tête avec respect. Il ne put cependant pas s’empêcher
de se demander si Frisson n’aurait pas dû remplacer « neige » par « boue ».
D’ailleurs, le Chat des Neiges savait-il qu’ils étaient ici ?
— Tu en veux un morceau ? lui demanda Frisson.
Quand il fit non de la tête, elle remua encore plus la queue.
— Tant mieux ! Ça en fait plus pour moi ! miaula-t-elle avant de
croquer dans l’oiseau.
— On se voit plus tard, lui lança-t-il en levant les yeux au ciel pour
estimer la position du soleil. Un autre festin ne devrait pas tarder. Je file
vérifier.
— Hum, hum, marmonna Frisson, la gueule pleine de plumes aux
couleurs vives.
Dans un gloussement, Esprit s’éloigna. Il espérait un peu que Frisson
l’accompagne au festin. Quoique… les autres pandas n’apprécieraient pas
de la voir manger. Et de toute façon, même si les proies abondaient et que la
concurrence se faisait rare, Frisson continuerait à s’en tenir à la méthode
qu’ils avaient apprise dans la montagne : garder un œil sur sa prise et la
manger petit bout par petit bout au fil des jours pour qu’elle dure le plus
longtemps possible. Les pandas, eux, faisaient exactement l’inverse.
Ils s’empiffraient et seulement à certains moments de la journée !
Comme prévu, quand il arriva dans la Clairière aux Festins, il découvrit
le groupe de pandas en train de mâchonner joyeusement tout en discutant.
Nocturne lui fit signe ; Esprit lui répondit avec un air gêné. Il avait mangé
des bambous récemment, tout seul. Est-ce qu’il pouvait se joindre au festin
alors qu’il n’avait pas très faim ? Il ferait peut-être mieux de partir et
d’essayer d’arriver dans les temps au prochain…
— Bonjour, Esprit ! l’interpella le panda femelle du nom de Pivoine. Tu
te joins à nous ?
Esprit s’approcha et s’assit timidement à côté d’elle. Il l’aimait bien,
mais elle était en compagnie de Fleur avec qui la relation connaissait des
tensions depuis leur brouille au sujet de la tanière.
Pivoine poussa une canne vers Esprit qui lui adressa un sourire nerveux.
— Je… Euh… J’ai mangé il n’y a pas longtemps.
— Pour le Festin de Lumière Haute ? demanda Pivoine. C’est le Festin
de Longue Lumière, là. Vas-y, sers-toi !
— Non, entre les deux, avoua Esprit. Je ne sais pas encore très bien à
quel moment ont lieu les festins, je suis désolé. Dans la montagne, on
mangeait dès qu’on en avait l’occasion.
— Quelle horrible façon de vivre, commenta Fleur en roulant des yeux.
— Et si tu t’entraînais à prononcer la bénédiction ? enchaîna Pivoine.
Une bouchée suffira ensuite.
— D’accord !
Esprit cueillit une pleine patte de feuilles sur la canne. Il y avait plus
pénible comme épreuve ! Elles sentaient si bon. Il les tint devant lui et
formula les premiers mots.
— Chat des Neiges, puisses-tu laisser tes empreintes dans… Oh !
Les poils de son cou se hérissèrent d’embarras. Autour de lui, tous les
pandas le dévisageaient.
— Grand Dragon, rectifia gentiment Pivoine.
— Grand Dragon, répéta Esprit.
Il chercha la suite dans sa mémoire. Or, son cœur battait si fort que rien
ne venait.
— Tes humbles pandas, lui souffla le jeune Crapaud qui s’était
approché de lui.
— C’est ça ! À l’occasion du Festin de Longue Lumière, tes humbles
pandas s’inclinent devant toi. Nous te remercions pour ce don du bambou et
pour la… le…
« Oh ! Par le Chat des Neiges, quelle est la vertu pour Longue
Lumière ? Le courage ? L’ingéniosité ? »
— L’endurance, l’aida Pivoine.
— L’endurance que tu nous octroies, termina Esprit dans un souffle
avant d’enfourner les feuilles, soulagé.
Plusieurs pandas acquiescèrent d’un air satisfait ; d’autres le fixaient en
secouant la tête de droite à gauche.
— C’est quoi, le Chat des Neiges ? l’interrogea Fleur. Ça m’a tout l’air
d’un rival du Grand Dragon. Ton intention était d’insulter le Dragon, petit
panda blanc ?
— Hein ? Non ! s’exclama Esprit en avalant tout rond. Absolument
pas ! C’est juste ce que ma mère… ce que les panthères ont l’habitude de
dire.
Il regretta aussitôt cette justification.
« Le Chat des Neiges existe. J’ai vu ses empreintes dans la neige. Ce
n’est pas une invention d’Hiver… »
— Attends…, marmonna Fleur en l’examinant de plus près. Ce ne serait
pas du sang, là, sur ton museau ?
La mine dégoûtée, elle recula de manière théâtrale. Tous les pandas
fixèrent de nouveau Esprit.
— Peut-être…, éluda Esprit. Je suis allé chasser avec Frisson. Nous
avons attrapé un faisan.
La consternation qu’il lut sur le visage de tous les pandas lui tordit les
boyaux.
— Il vous raconte ça avec une telle désinvolture ! s’exclama Fleur.
Qu’est-ce que le Royaume des Bambous pensera de nous, si un de nos
pandas se promène la fourrure barbouillée du sang de pauvres créatures ?
— Je… je n’ai fait qu’aider Frisson, tout à la fin.
Du mouvement à l’autre bout de la clairière attira son attention.
Nocturne s’était levé et s’avançait vers eux. Esprit s’affola un peu.
— Elle a besoin de chasser, ajouta-t-il. Moi, je n’en ai pas mangé. Je
préfère les bambous maintenant.
— Ben voyons ! grogna Fleur en secouant la tête. Ton pelage raconte
une autre histoire.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiéta Nocturne, parvenu jusqu’à eux.
— Messager du Dragon, je ne voudrais pas créer des problèmes…,
commença Fleur.
« Alors, tais-toi », pensa Esprit, dépité.
— Visiblement, le jeune panda blanc n’a aucune envie de s’intégrer. Il
tue des créatures, manque de respect au Grand Dragon… et pour couronner
le tout, il est venu au festin avec du sang sur le museau !
Après l’avoir écouté en silence, Nocturne se tourna vers Esprit. Celui-ci
eut l’impression de rétrécir mais il ne baissa pas les yeux.
— Je comprends que l’apparence d’Esprit contrarie certains d’entre
vous, déclara Nocturne. Mais je vous demanderai de faire preuve d’un peu
plus de tolérance. Il a eu une vie très différente de la nôtre et je suis sûr
qu’il a beaucoup à nous apprendre. Autant que nous avons à partager avec
lui.
Des marmonnements résonnèrent parmi les pandas, mais Esprit fut
soulagé de voir aussi des hochements de tête et des changements
d’expression : les regards critiques devenaient pensifs.
— Esprit, voudrais-tu venir t’asseoir avec moi ? lui proposa Nocturne.
J’aimerais te parler.
Esprit acquiesça puis suivit Nocturne au centre de la clairière. Il était
inquiet et impatient à la fois. Le Messager lui faisait là un grand honneur,
mais il s’apprêtait peut-être à le réprimander avec sévérité, ce qu’il avait
préféré ne pas faire devant les autres.
Nocturne s’assit puis tapota l’herbe à côté de lui. Esprit s’installa à son
tour.
— Puis-je te donner un conseil, jeune Esprit ?
— Bien entendu.
— Tu dois te montrer patient. Je constate que les autres ont encore un
peu de mal à s’habituer à toi, et toi à eux. Ne te décourage pas. Il serait
peut-être sage de ne plus chasser avec ta sœur désormais.
Esprit hocha lentement la tête. Rongé par la culpabilité, il se demandait
comment il allait annoncer cela à Frisson. Nocturne avait pourtant raison : il
devait essayer de se comporter davantage en panda, du moins pendant
quelque temps.
Il contempla Nocturne et sa culpabilité s’envola. C’était une bonne
chose qu’il ait ce sage Messager du Dragon comme ami. Le moins qu’il
pouvait faire, c’était de suivre son conseil.
Le jeune panda mâle du nom de Caillou s’approcha d’eux avec deux
longues cannes de bambou dans sa gueule. Il les présenta à Nocturne avec
le même respect que les autres pandas avant lui. Cette fois-ci, après avoir
lancé un regard interrogateur à Nocturne et obtenu un hochement de tête, il
en poussa une vers Esprit.
— On partage ? lança-t-il.
Esprit sourit au panda ; il n’avait toujours pas faim, mais cette
délicieuse odeur de bambou était des plus tentantes. C’était très gentil de la
part de Caillou. Sa manière peut-être de montrer à tous les autres qu’il
n’était ni terrifié, ni dégoûté.
— Oui, avec plaisir, répondit Esprit.
Caillou s’assit près de lui et ensemble, ils cueillirent des feuilles sur la
canne.
— Je voulais venir te parler parce que je… j’ai entendu dire que tu
avais perdu ta mère. Enfin, la panthère…
Le bambou dans la gueule d’Esprit perdit soudain tout son goût. Il
mâchonna longuement avant de répondre.
— C’est exact.
— Tu sais, nous sommes nombreux à avoir perdu de la famille dans le
déluge, et moi, j’ai… j’ai aussi perdu ma meilleure amie il y a quelques
jours. Je voulais juste te dire que je comprenais.
— Oh ! Je suis désolé…
Esprit était gêné, mais en même temps, cela lui faisait étrangement du
bien de regarder Caillou et de voir la même douleur sourde dans ses yeux.
« Je me demande comment son amie est morte. Je parie qu’il se pose la
même question au sujet d’Hiver. »
— Comment s’appelait ton amie ? s’enquit-il.
— Pluie. C’était la fille de Pivoine, elle avait notre âge.
Esprit jeta un coup d’œil à Pivoine. Elle s’était montrée la plus gentille
avec lui depuis son arrivée à Colline-Prospère. La mort de sa fille
expliquait-elle son ouverture d’esprit ?
— Ma mère s’appelait Hiver, expliqua Esprit. Elle est morte en me
sauvant la vie.
— Ça a dû être horrible… Le fleuve a emporté Pluie. Nous lui avions
tous dit de ne pas s’éloigner de la berge, que les courants étaient trop
dangereux. Elle n’avait jamais fait cette erreur avant et puis… C’était
affreux. Le Messager a tout vu. Elle cherchait un moyen de se rendre sur
l’autre rive. Elle a juste… nagé trop loin et perdu le contrôle. Elle a toujours
adoré le fleuve. Ce n’est pas juste.
Esprit hocha la tête. Il avait beaucoup de peine pour Caillou.
— Hiver était une formidable grimpeuse, finit-il par dire. Elle était
capable de sauter jusqu’à… tiens, sur la branche là-bas, et même plus haut,
sans élan. Elle était incroyable. Alors qu’elle tentait d’escalader la paroi
d’une crevasse, la terre a tremblé, la glace a cédé et…
Il s’interrompit et déglutit quand l’image de la chute de sa mère lui
revint brusquement en mémoire.
— Ce que je veux dire, c’est qu’elle n’était pas seulement douée en la
matière. Non, elle y excellait ! Ce n’est pas sa faute si cette fois-ci, cela a
mal tourné. Tu comprends ?
Les yeux de Caillou s’animèrent un peu.
— Oui, ça s’entend.
Il ramassa la canne de bambou qu’il cassa d’un simple coup de dents,
puis il en tendit une moitié à Esprit. Ils restèrent assis un long moment, sans
ajouter un mot, à éplucher paisiblement l’intérieur tendre et vert de la canne
avant de le mâchonner.
« Caillou et moi avons plus de points communs qu’on ne pourrait le
croire au premier abord, songea Esprit. Peut-être apprendrai-je à être un
meilleur panda en sa compagnie ? Nous pourrions même devenir amis. »
Le festin se termina tout naturellement. Les pandas s’éloignèrent sans
but précis ou s’allongèrent sur place pour une petite sieste de Longue
Lumière. Esprit se leva avec l’intention de rejoindre Frisson pour l’informer
du conseil de Nocturne. Mais celui-ci ne lui en laissa pas l’occasion.
— Veux-tu bien m’accompagner ? lui demanda le Messager du Dragon.
J’ai une tâche spéciale à accomplir et je pense que tu me seras d’une grande
aide.
— Moi ? s’étonna Esprit qui se redressa un peu et tendit l’oreille. Je
voulais dire, oui ! bien sûr. Comment puis-je t’aider ?
— Suis-moi.
Ensemble, ils abandonnèrent la Clairière aux Festins et s’enfoncèrent
dans la forêt. Ils empruntèrent un moment le sentier des pandas,
contournèrent la colline puis quittèrent le sentier pour pénétrer dans les
sous-bois.
Esprit ne connaissait pas encore parfaitement Colline-Prospère, mais il
était à peu près sûr qu’ils s’éloignaient du fleuve et s’enfonçaient dans la
forêt verdoyante. Parfois, les arbres s’écartaient et il pouvait contempler
une série de collines et d’aiguilles, densément boisées et enveloppées d’une
brume épaisse. On aurait un peu dit la Forêt du Nord, mais à la place des
coteaux clairsemés, la luxuriance régnait.
Enfin, ils parvinrent en haut d’une colline et Nocturne s’arrêta.
— Nous avons rendez-vous avec les singes dorés, expliqua-t-il à Esprit.
« Waouh ! »
Fierté et excitation le submergèrent. Le Messager du Dragon souhaitait
le présenter à d’autres créatures de la forêt ! Son intention était-elle de
revenir à la clairière pour dire à Fleur et aux autres qu’il ne représentait pas
une menace ?
Sauf que…
Esprit s’assit lourdement et se lécha la patte. Il avait failli oublier… Il
avait encore des taches de sang sur son museau blanc !
— Hé ! Pourquoi tu fais ça ? s’écria Nocturne.
Esprit se figea, la patte en l’air.
— Euh… Je me disais… Il ne faudrait pas que les singes pensent que je
vais les dévorer.
Nocturne étouffa un rire dans son imposant poitrail.
— Ne touche à rien, lui ordonna-t-il. À nous d’apprendre quelque chose
de toi, jeune panda.
CHAPITRE 8

Feuille s’adossa contre un rocher couvert de mousse et scruta le grand


sapin qui poussait au milieu de la clairière en contrebas. On aurait dit que
des centaines et des centaines de pommes de pin avaient brusquement éclos
sur ses branches. Sauf qu’il s’agissait de chauves-souris qui s’étaient
installées dans ses moindres recoins, leurs ailes noires et douces repliées
contre elles.
Feuille se demanda quel effet cela faisait, de voyager dans le ciel avec
une famille tellement nombreuse qu’on ne pouvait pas en compter tous les
membres. Si ça se trouvait, il y avait moins de pandas dans le monde que de
chauves-souris endormies sur ce seul arbre.
Même si la plupart des chauves-souris dormaient à présent, un léger
couinement provenait de la colonie. Il durait depuis que Fonceur et elle
avaient rejoint leur perchoir, et semblait s’amplifier à mesure que le soleil
plongeait vers l’horizon et que les ombres s’abattaient sur les vallées de la
Forêt du Nord. Les chauves-souris se réveilleraient au crépuscule puis,
si elles suivaient leur rituel de la veille, elles se nourriraient avant de
s’envoler vers un autre perchoir.
Cela n’avait pas été difficile de les rattraper. Les deux pandas s’étaient
contentés de suivre l’odeur de leurs déjections et le bruit de leurs cris aigus.
Feuille en était convaincue désormais : elles voulaient être retrouvées.
— Tu crois qu’elles nous conduisent où ? demanda Fonceur en frottant
l’arrière de ses petites oreilles blanches avec ses pattes avant.
— Auprès du troisième triplé, j’espère, répondit Feuille. Mais où
exactement, je l’ignore.
Elle mâchonna le bambou qu’elle avait trouvé pour son Festin de
Lumière Mourante. La seule et unique canne qui poussait sur le flanc de la
colline. Elle mâchait à présent la partie dure puisqu’elle avait déjà mangé
les morceaux les plus tendres. Elle emmagasinait le plus d’énergie possible.
— Pour l’instant, nous nous dirigeons vers l’aval, constata Fonceur. Si
seulement on pouvait savoir combien de temps nous allons devoir les suivre
avant de trouver cet autre panda ! À quoi il ressemble, à ton avis ?
— Tu vas dire que je suis… ingrate, mais pourvu…, soupira Feuille.
Pourvu qu’il soit plus facile à vivre que Pluie !
— Ce n’est pas moi qui te ferai ce reproche ! répliqua Fonceur. Pluie est
le panda le plus têtu que j’aie eu l’occasion de rencontrer. Tu es sûre que
c’est ta sœur ?
— Tu ne vas pas t’y mettre ! s’écria Feuille. Oui, j’en suis sûre ! Mais
je comprends ton raisonnement. Je n’en pouvais plus d’avoir la même
dispute tous les jours ! Je suis contente qu’elle ait décidé de partir avec
Prune. Si elles parviennent à retrouver les autres et si elles passent un peu
de temps ensemble sans avoir à escalader des montagnes, peut-être que
Prune réussira à la convaincre de…
— J’en doute, l’interrompit Fonceur. Au moins, elles seront plus en
sécurité ensemble.
Quelque chose frôla la tête de Feuille qui tressaillit et lâcha son
bambou. Elle se ressaisit très vite et essaya de se détendre quand une autre
chauve-souris plongea de l’arbre et fila dans la pénombre, suivie d’une
autre et d’une autre.
— C’est reparti pour un tour ! s’exclama-t-elle.
Fonceur hocha la tête et s’étira de tout son long, en remuant sa queue
touffue.
Les chauves-souris se mirent en chasse. Dès qu’elles auraient terminé,
les deux amis devraient se précipiter à leur suite. Feuille entraperçut
quelques mouvements flous. Leur méthode de chasse la fascinait encore,
même après plusieurs jours. Alors qu’elles se déplaçaient à des vitesses que
Feuille n’imaginait même pas, descendaient en piqué, montaient en flèche
afin d’attraper des insectes invisibles, jamais elles ne se cognaient entre
elles ni aux branches voisines, ni aux rochers, ni aux pandas. Elle entendait
leurs petits couinements quand elles voletaient autour de la clairière et
fonçaient au-dessus de leurs têtes. Elle croyait distinguer des mots dans le
brouhaha : « Venez, vite. »
Soudain, sans prévenir, le moment du repas s’acheva. L’arbre perdit son
chargement de pommes de pin mais, au lieu de rebondir sur le sol, il
s’envola dans le ciel de plus en plus sombre.
— Allons-y ! aboya Fonceur.
Feuille laissa tomber ce qui restait de son bambou, se dépêcha de
descendre de son rocher et suivit les chauves-souris.
Ils démarrèrent en trombe, sautant par-dessus les branches à terre,
fonçant parmi les broussailles, dévalant les pentes tout en gardant tout le
temps en ligne de mire la nuée sombre dans le ciel encore plus sombre. Les
chauves-souris avaient beau être minuscules, elles étaient bien plus rapides.
Bientôt, ils durent faire une pause pour reprendre leur souffle, tandis que le
nuage s’estompait au loin.
« Ce n’est pas grave », songea Feuille, loin d’être inquiète de ne plus
voir les créatures qu’elle pourchassait.
En effet, elle savait qu’en suivant leur odeur ils découvriraient tôt ou
tard leur prochain perchoir. Après tout, le Dragon ne les avait-il pas envoyés
dans cette direction ? Il ne les laisserait pas se perdre, elle en était
convaincue.
Dès que Feuille découvrit une poignée de pousses de bambou, ils firent
une halte et honorèrent le festin suivant. Ils mangèrent autant que possible,
s’assoupirent quelques instants, puis se remirent en route. Ils marchèrent
toute la nuit, la plupart du temps en descente, et s’enfoncèrent dans des bois
plus épais et plus chauds. Quand ils s’arrêtèrent pour le Festin de Descente
de la Lune, Fonceur s’assit tout contre Feuille ; ses oreilles rondes
ressemblaient à deux ombres remuant dans la nuit.
— Tu entends ? demanda-t-il. On dirait de l’eau.
Feuille tendit l’oreille. Effectivement, dans la quiétude de la nuit, elle
percevait un clapotis. Était-ce le fleuve ? Elle n’en était pas sûre et ils ne
pouvaient pas se permettre de faire un détour pour le vérifier.
La piste des chauves-souris les conduisit par-delà plusieurs collines, de
Lumière Grise à Lumière Dorée. Ils firent un petit somme. À leur réveil, le
soleil était levé et la forêt autour d’eux grouillait de vie, entre les chants des
oiseaux et le bavardage des singes au loin.
— Où sommes-nous ? l’interrogea Fonceur, tandis qu’ils traversaient un
ruisseau au fond d’une longue vallée. Certainement pas à Bois-Menu. C’est
plus humide et plus vert ici. Il y a davantage de mousse et moins de
ginkgos.
— Nous avons bien progressé en aval… à mon avis.
Elle ignorait totalement s’ils avançaient encore sur « leurs terres ».
Seule certitude : ils tomberaient bientôt sur le nouveau perchoir des
chauves-souris. Ascension du Soleil n’allait pas tarder à arriver. Elles
avaient déjà choisi un grand arbre ou une grotte profonde où dormir la
journée, ce qui signifiait que Fonceur et elle réussiraient à les rattraper.
Elles auraient pu toutefois parcourir une plus grande distance.
Ils dépassèrent un autre tas de déjections concentré sur un grand
affleurement rocheux. Il leur indiquait exactement la direction à prendre.
Feuille se disait que les chauves-souris n’auraient pas fait autant de saletés
si elles s’étaient contentées de survoler cet endroit. Elle était quasiment sûre
qu’elles avaient tourné en rond au-dessus de cette colline avant de
poursuivre leur route. Pour chasser ? ou pour les attendre ?
Alors qu’ils pressaient le pas, Feuille commença à s’inquiéter. La piste
était facile à suivre, mais elle n’apercevait le perchoir des chauves-souris
nulle part. Lumière Haute se transforma en Longue Lumière : ils
s’arrêtèrent pour un nouveau festin. Pour la première fois, ils rencontrèrent
un massif de bambous si imposant que le ventre de Feuille cessa de crier
famine. Le sol devenait étrangement marécageux, alors qu’ils ne voyaient
ni n’entendaient le fleuve. Des roseaux poussaient entre les rochers. De
grandes falaises se dressaient encore de chaque côté de leur piste quand,
soudain, elles se réduisirent à des colonnes branlantes susceptibles de
basculer à tout moment.
Lorsque Descente du Soleil arriva, Fonceur et Feuille hésitèrent à
respecter le festin. Ils n’allaient plus tarder à voir les chauves-souris
maintenant ! Finalement, Feuille ne regretta pas de s’être arrêtée, car
Ascension de la Lune était passée depuis un moment quand ils retrouvèrent
la piste de leur cible.
— Feuille…, marmonna Fonceur, tandis qu’ils grimpaient une pente
rocailleuse et émergeaient dans le pâle clair de lune au sommet de la
colline. Et si nous n’allions pas dans la bonne direction ? Je sais que nous
sommes sur une piste mais… est-ce la bonne ?
Feuille s’arrêta et examina les alentours. Elle avait essayé de chasser
cette même pensée de son esprit.
— Je crois que oui, répondit-elle. Par contre, j’aimerais savoir pourquoi
on ne les voit toujours pas. On dirait qu’elles ne se sont pas arrêtées pour
dormir aujourd’hui. Pourquoi auraient-elles fait ça ?
— En parlant de dormir… Ces courtes siestes sont très bien, mais si je
ne fais pas une vraie nuit, je n’irai pas beaucoup plus loin.
Fonceur bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Sa petite langue rebiquait
dans l’air.
— Tu as raison, lui accorda Feuille.
Son cœur battait faiblement mais vite. Sa vision lui échappait quelque
peu : les choses lui paraissaient étrangement aplaties, comme si la
prochaine colline n’était pas plus loin que l’arbre devant eux.
— Descendons cette pente, suggéra-t-elle, et trouvons un endroit où
nous reposer jusqu’à l’aube.
Ils progressèrent lentement, à pas prudents dans la pénombre, jusqu’à
atteindre un beau bosquet de ginkgos.
— Allons dormir là-haut ! proposa Fonceur.
Feuille acquiesça dans un énorme bâillement. Elle se dressa sur ses
pattes arrière et saisit une des branches les plus basses. Elle se hissa
lentement le long du tronc jusqu’à ce qu’elle trouve un embranchement
assez large pour s’y coucher à plat ventre. Fonceur la rejoignit et se roula en
boule sur son dos. Réconfortée par son petit poids sur elle, Feuille
s’assoupit presque immédiatement.
En pleine nuit, elle ouvrit brusquement les yeux. Son cœur tambourinait
dans sa poitrine. Elle ignorait combien de temps elle avait dormi. En tout
cas, elle ne rêvait pas. La nuit lui parut plus froide. Fonceur était étalé de
tout son long sur son dos. Sa queue touffue était enroulée autour du cou de
Feuille et lui chatouillait le nez.
Était-ce ce qui l’avait réveillée ?
Non… Il y avait autre chose. Un bruit en contrebas dans la forêt. Une
sorte de grognement.
Feuille resta totalement immobile. Son pouls battait à toute allure dans
sa gorge. Elle tendit l’oreille. Était-ce le grognement d’un prédateur ? Tout
ce que Pluie avait dit au sujet de Chasseur d’Ombre lui revint en mémoire.
Les peurs et les doutes de Fonceur aussi. Et s’ils avaient raison ? Si ce
n’était qu’un mensonge, un piège ? Si le tigre avait attendu patiemment
qu’ils s’éloignent et se perdent pour les achever ?
Elle se répéta de ne surtout pas paniquer. Et ça ne ressemblait pas du
tout à Chasseur d’Ombre. On aurait plutôt dit le gémissement d’un gros
animal en souffrance.
Feuille remua. Fonceur grommela et s’agrippa à sa fourrure pour ne pas
basculer.
— Hein ? marmonna-t-il. Déjà ?
— Tu entends ? murmura Feuille.
— J’entends quoi ? demanda-t-il.
Le silence qui s’ensuivit fut interrompu par l’étrange grognement en
contrebas. Tout à fait éveillé, Fonceur tremblait de peur.
— C’était quoi ?
— Aucune idée. Je vais descendre vérifier, chuchota Feuille.
— Tu es folle ? Je t’interdis d’y aller !
Fonceur quitta le dos de Feuille et resta accroché au tronc du ginkgo,
tandis qu’elle entamait sa descente.
— Ça peut être n’importe quoi, Feuille !
— Je ne peux pas rester ici sans savoir.
Elle se laissa glisser le long du tronc, les pattes arrière en premier, puis
elle atterrit sur son postérieur dans un tas de feuilles mortes. Elle renifla le
sol. L’odeur lui parut familière et répugnante à la fois. Que se tramait-il
dans ce bosquet ?
Le bruit venait d’un épais bouquet de fougères, à l’ombre de deux
ginkgos. Il était plongé dans le noir malgré le clair de lune et les étoiles qui
dansaient au-dessus de la canopée. Feuille s’approcha et constata qu’il y
avait effectivement une créature au milieu des fougères. Elle était aussi
grosse que Feuille, voire plus, et roula en grognant. Feuille prit son courage
à deux pattes.
— Pardon ? murmura-t-elle. Il y a quelqu’un ?
Le grognement cessa. La silhouette roula de nouveau. Feuille distingua
une patte noire puis une autre et enfin… un visage noir et blanc.
— … Feuille ? Feuille, c’est… ? grommela l’autre panda avant de
lâcher un grognement plaintif. C’est toi ?
— Bourrasque !
Sous le regard abasourdi de Feuille, Bourrasque Bois-Menu fit quelques
pas hors des fougères avant de s’effondrer par terre en gémissant. Feuille se
rua sur elle et lui lécha la tête, même si les relents répugnants qui avaient
masqué l’odeur familière de Bourrasque étaient encore plus forts de près.
— Tu es malade ! murmura Feuille. Que t’est-il arrivé ?
— Je ne sais pas, soupira Bourrasque. Je suis venue chercher une
poignée de bambou et ça m’est tombé dessus. Je n’arrive plus à avancer.
— Et les autres ? Et les pandas roux ? Vous avez été séparés ?
Bourrasque fit non de la tête. Elle réussit à se mettre à quatre pattes.
Feuille se dépêcha de la soutenir.
— Nous… nous sommes parvenus jusqu’ici ensemble, expliqua
Bourrasque.
Chaque mot lui coûtait un effort immense.
— Oui, les Bois-Menu et les Grimpe-Loin, continua-t-elle. Nous
sommes arrivés à Mare-Pure. C’était si bien… Comme tu nous as manqué !
Et maintenant ce mal…
— Ça va aller. Il faut que tu te reposes. Je t’aiderai à les retrouver si tu
me montres le chemin.
Quand Feuille se tourna pour appeler Fonceur, il était déjà derrière elle.
Il fixait Bourrasque qui avait les yeux collés et peinait à tenir debout. Il se
précipita pour la soutenir, lui aussi, quand bien même il ne serait pas d’un
grand secours si elle s’effondrait.
Cahin-caha, ils s’éloignèrent avec la malade. Feuille jeta un dernier
coup d’œil au bosquet de ginkgos qu’ils laissaient derrière eux.
« Avons-nous perdu la trace des chauves-souris pour de bon ? »
Ce n’était pas le moment d’y penser. Sa famille était en vie et chacun de
ses membres avait besoin d’elle.
CHAPITRE 9

Le plan de Nocturne ne semblait pas se dérouler comme prévu.


Du moins une partie de son plan, celle qui importait vraiment, supposa
Esprit. Assis sur un rocher plat devant l’entrée d’une grotte, il bougeait
d’une fesse sur l’autre. Les singes dorés avaient accepté de les conduire à
l’endroit où ils coupaient les bambous. Ils avaient cheminé jusqu’à cette
étrange grotte dont l’entrée était cachée par d’épaisses lianes, au milieu
d’une forêt de bambous au feuillage étrangement panaché. Esprit les
supervisait, tandis qu’ils cassaient les cannes et les empilaient avec un soin
surprenant avant de les rapporter à Nocturne.
En vérité, il n’avait pas l’impression de superviser l’opération. Un
observateur extérieur aurait dit que c’étaient les singes qui le surveillaient !
Esprit comprenait à présent pourquoi le Messager avait insisté pour
qu’il ne se débarbouille pas : Nocturne voulait que ce panda hors du
commun impressionne ces créatures. Malheureusement, son stratagème ne
semblait pas marcher.
Jarret Musclé, le chef des singes, roula une feuille de bambou entre ses
orteils puis la colla derrière son oreille. Il était allongé au soleil pendant que
ses semblables travaillaient.
« Ne devrait-il pas les aider ? s’interrogea Esprit. Nocturne m’a
demandé de les mettre au pas et je suis beaucoup plus gros que lui. Je
devrais peut-être leur faire comprendre que le sang sur mon museau n’est
pas de l’esbroufe. »
— Ça va durer encore longtemps ? grogna-t-il.
Jarret Musclé poussa un soupir et leva les yeux au ciel.
— Le Messager du Dragon veut ses bambous ou pas ?
— Encore combien de temps ? insista Esprit. Le Messager attend !
Cette fois-ci, il montra les crocs et essaya de paraître plus gros, comme
une panthère des neiges face à un congénère entré sur son territoire.
Les singes éclatèrent de rire.
— Oooh ! Désolée ! pépia une guenon en se grattant l’oreille avec un de
ses doigts drôlement longs. Nous ignorions que Son Altesse attendait.
Esprit bouillonnait de colère. Il ne comprenait pas. Ces singes faisaient
un quart de sa taille, voire moins. Il pouvait mettre un terme à leur vie d’un
seul coup de mâchoire s’il le souhaitait ! Leurs faces bleues hilares au nez
retroussé lui faisaient presque regretter sa promesse d’adopter le style de vie
paisible des pandas…
— Ooouh ! J’ai peur du gros panda des neiges ! se moqua un autre en
jetant ses pousses de bambous sur le tas impeccable qui s’affaissa. Tu te
prends pour un gros dur, boule de poils ?
Esprit grogna de plus belle.
— Et si tu nous le prouvais ? le défia un singe en désignant l’entrée de
la grotte. Va faire un tour au fond ! Il fait noir et froid là-dedans. Nos petits
s’y aventurent parfois, certains n’en ressortent pas.
— Bonne idée ! s’écria sa voisine qui se mit à bondir sur ses pattes
arrière et à applaudir. Entre donc, entre donc !
Esprit fixa la caverne dont les entrailles étaient cachées par le rideau de
lianes. Un frémissement aplatit les poils sur son dos.
La dernière fois qu’il avait approché un pareil endroit, c’était avec
Frisson dans la montagne quand ils cherchaient désespérément un abri. Seul
et éreinté, il avait avancé dans l’obscurité et rencontré une créature qui lui
avait montré les crocs avant de charger.
Sauf que ce n’était ni un monstre ni une panthère hostile. Il l’avait
compris au bord du fleuve, quand il avait fait la connaissance de Nocturne :
il s’agissait d’un autre panda, une femelle.
Elle cherchait certainement à sortir de la grotte et non à l’attaquer. Elle
aussi ignorait à qui elle avait à faire. Il empestait le prédateur. Il ne le savait
pas à l’époque… Tandis qu’elle se ruait sur lui, son réflexe avait été de
montrer les griffes.
Où était-elle aujourd’hui ? L’avait-il tuée ? Le saurait-il jamais ?
— Alors ? Tu entres ? Ou tu as peur du noir ? le nargua le premier singe
qui grimpa sur le côté de l’entrée et souleva le rideau avec une patte.
— Et si tu passais en premier, Dos Solide ? l’apostropha soudain une
guenon.
Plus jeune que les autres, elle sautait de toutes ses forces sur une canne
de bambou pour la briser.
— La ferme, Queue Agile ! aboya l’intéressé.
— Toi, tu la fermes, Dos Froussard ! rétorqua la femelle.
Ce n’était pas une dispute très constructive, mais le singe perdit toute
envie de plaisanter. Il lâcha le rideau de lianes d’un geste théâtral puis
s’éloigna.
Le bambou sur lequel Queue Agile s’acharnait vola en éclats dans un
craquement. Elle le sépara de ses racines et l’ajouta au tas. Quand elle passa
devant Esprit, elle le renifla puis le dévisagea. Le panda eut l’impression
d’être jugé de la tête aux pattes, ce qui était toujours mieux que de subir
leurs railleries. Il le toisa à son tour, furieux.
— Ne l’écoute pas, lui conseilla-t-elle simplement, avant de passer son
chemin, son bambou derrière elle.
Esprit la regarda s’éloigner avec un mélange de perplexité, de
reconnaissance et de frustration. Elle avait raison : les moqueries des singes
ne devaient pas l’atteindre. Sa priorité était de se concentrer sur son travail
et de s’assurer qu’ils remettraient les bambous à Nocturne.
Il renifla le tas qui dégageait une odeur bizarre, loin d’être aussi
délicieuse que celle des bambous près du fleuve. Il ramassa une petite
pousse qu’il porta à son museau.
Soudain, un poids s’abattit sur sa patte et l’obligea à lâcher la pousse. Il
leva les yeux en grognant et tomba truffe à nez avec Jarret Musclé.
— Ceci est destiné au Messager du Dragon, lui rappela le singe avec un
sourire qui aurait été amical s’il n’avait été pas été aussi près du visage
d’Esprit. Nous n’avons pas envie que quelqu’un mâchonne la propriété
exclusive du Messager du Dragon, pas vrai ?
Esprit fixa Jarret Musclé.
— Bien évidemment, répondit-il avec autant de calme que possible.
Il essaya d’imiter le ton badin du singe, mais l’embarras et l’agacement
lui hérissaient les poils.
Un grand sourire aux babines, Jarret Musclé lui tapota la tête. Par
respect pour Nocturne qui lui avait expressément demandé de ne pas
déclencher de bagarre, Esprit se retint de lui mordre le bras.
— Ça suffira ! lança Jarret Musclé aux autres singes. Chargez ces
bambous ! On rentre !
Il ramassa lui-même la pousse qu’il avait empêché Esprit de manger
pendant que Queue Agile, Dos Solide et les autres bataillaient avec les
cannes plus grosses et plus lourdes.
Esprit ne leur proposa pas son aide. De toute façon, même les bras
chargés de bambous, les singes se déplaçaient plus vite que lui. Ils
décampèrent sans prévenir. Les uns bondissaient en haut des arbres, les
autres détalaient au ras du sol.
Les coussinets d’Esprit se glacèrent brusquement. Des souvenirs
l’assaillaient : ses frères et sa sœur courant sur la neige, sautant de rocher en
rocher, leurs petits corps de panthère agiles et rapides le semant
invariablement, cette horrible sensation d’être encore laissé pour compte.
— Hé ! rugit-il à pleins poumons.
Son cri résonna dans toute la forêt et provoqua l’envol d’une nuée de
petits oiseaux marron. Plusieurs singes s’arrêtèrent. L’un d’eux tomba
même de l’arbre sur lequel il venait d’atterrir. Jarret Musclé se tourna vers
lui, la tête penchée.
— Nocturne a exigé que vous ne disparaissiez pas de ma vue, grogna
Esprit.
Il avança de quelques pas, sans courir, l’air convaincu.
— C’est vous qui me suivez ! ajouta-t-il.
Plusieurs singes ricanèrent dans leur barbe sans pour autant détaler à
toute allure dans la canopée, contrairement à ce qu’Esprit aurait cru. Tous
dévisageaient Jarret Musclé.
Leur chef esquissa une révérence raffinée pour se moquer de lui.
— Tout à fait d’accord ! Ce que le Messager du Dragon exige, les
singes l’accomplissent.
La troupe n’attendit ni ne suivit tout à fait Esprit. Mais les singes ne
disparurent pas non plus dans les broussailles. Esprit trottinait derrière eux
en prenant soin de ne pas trébucher sur des pierres ou se cogner dans des
arbres. Il essayait de ne pas quitter des yeux Jarret Musclé. De temps à
autre, le chef sautait sur une branche pour chuchoter à l’oreille d’un autre
singe ou faisait des gestes avec ses bras fins et sa grande queue.
« Ils jouent le jeu, songea-t-il, même si à mon avis, ils n’ont absolument
pas peur de moi… »
Enfin, ils atteignirent le sommet d’une colline et Esprit aperçut la
Clairière aux Festins en haut de la suivante, ainsi que quelques pandas noir
et blanc en train de paresser en lisière.
— Stop ! ordonna-t-il aux singes. Le Messager du Dragon vous prie
d’attendre ici.
Les singes se tournèrent vers Jarret Musclé qui, au grand soulagement
d’Esprit, acquiesça. La troupe s’installa dans les branches des arbres après
avoir déposé les bambous non loin ou les avoir jetés sans ménagement par
terre. Esprit pressa le pas. Il était content de prendre ses distances. Ils ne
bougeraient certainement pas. Dans le cas contraire, Nocturne ne pourrait
pas le lui reprocher.
Dire que le Messager le considérait comme un panda robuste et
courageux, capable de tenir tête à Jarret Musclé et ses congénères… Il
n’avait pas été à la hauteur de ses attentes. C’était cette même sensation
qu’il avait eue des centaines de fois dans la montagne, quand Hiver lui
répétait qu’il pourrait bientôt chasser et bondir comme Givre, Tempête et
Frisson.
« Cette fois-ci, c’est différent. Je ne pouvais pas apprendre à être une
panthère, mais je peux apprendre à tenir tête à Jarret Musclé. Je ferai mieux
la prochaine fois ! Il ne me prendra plus au dépourvu ! »
Après avoir descendu la colline, Esprit remontait vers la Clairière aux
Festins, quand il rattrapa un groupe de pandas qui marchaient lentement. Ils
tiraient de grosses cannes de bambou derrière eux. Pendant un instant, il fut
pris de panique. Il reconnaissait Laurier et Granit, mais il ne se rappelait pas
avoir déjà rencontré les deux autres. Sa mémoire lui jouait-elle des tours ? Il
avait essayé d’apprendre le nom de chaque panda de Colline-Prospère,
mais la tâche était ardue. Comment pouvait-il oublier des visages ?
— Vous verrez que Colline-Prospère est un endroit très agréable à
vivre ! s’exclama Granit. Il y a assez de bambous pour tout le monde. Nous
ne comptons aucun prédateur et, bien entendu, le Messager du Dragon
réside parmi nous.
— Je n’arrive toujours pas à le croire, déclara un des inconnus. Le
Messager du Dragon est revenu et il vous a envoyés à notre recherche pour
nous ramener ici ! N’est-ce pas incroyable, Liane ?
— Oh oui ! s’exclama celle-ci. Vraiment incroyable !
La femelle regardait autour d’elle avec une expression légèrement
bouleversée dans ses yeux sombres.
L’inquiétude d’Esprit persista néanmoins. Il s’agissait à l’évidence de
nouveaux pandas qu’il n’avait jamais rencontrés. Depuis qu’ils pouvaient
traverser le fleuve (et bien avant), Nocturne avait dépêché des pandas dans
tout le royaume. Leur mission consistait à ramener les naufragés du déluge.
Esprit ralentit le pas : il ne souhaitait pas se présenter tout de suite. Une
fois arrivé à la Clairière aux Festins, il se mit en retrait et observa.
Nocturne se présenta le premier. Son gros visage bonhomme affichait
une joie intense. Quand elle l’aperçut, Liane poussa un cri de surprise et
tomba à plat ventre devant lui.
— Messager du Dragon ! C’est donc vrai ! Tu es vivant ! marmonna-t-
elle dans ses pattes.
— S’il te plaît, lève-toi, lui demanda Nocturne en lui poussant les pattes
avec le museau. Nous sommes tous tellement heureux de vous voir et de
vous accueillir sur notre territoire.
Piqués par la curiosité, d’autres pandas s’approchèrent et reniflèrent
Liane. Elle se leva et donna un coup de coude au panda à côté d’elle.
— Je vous présente mon compagnon, Gobie.
— Non ? Le petit Gobie ? s’exclama un panda.
C’était Azalée. Elle se précipita à l’avant de la foule et dévisagea le
panda avec des yeux brillants.
— Le gamin de Barbe ? ajouta-t-elle.
— En personne, répondit l’intéressé.
— Je me souviens de toi, avant le déluge ! J’ai cru que ta mère et toi
étiez perdus à tout jamais.
— Nous nous en sommes sortis, mais nous avons décidé de nous
séparer pour trouver un territoire où les bambous seraient plus abondants.
C’est là que j’ai rencontré Liane. Je suis sûr que ma mère retrouvera le
chemin de Colline-Prospère un jour ou l’autre.
Azalée enfonça son museau dans la joue de Gobie. Les autres pandas
vinrent les encercler. Ils les saluèrent avec des coups de museau de
bienvenue, des mots gentils.
Esprit observait la scène de loin.
Lui n’avait pas eu droit à un tel accueil, mais c’était compréhensible.
D’abord, Frisson l’accompagnait. De plus, personne n’attendait leur arrivée
et enfin, ils empestaient le prédateur.
Comme il enviait la facilité avec laquelle les nouveaux étaient
intégrés…
— Esprit ! l’interpella Nocturne.
Le panda blanc leva les yeux et réalisa, un peu gêné, que le Messager
l’avait aperçu qui rôdait en lisière de la clairière.
— Viens rencontrer les nouveaux membres de notre famille !
Esprit se frotta le museau pour effacer toute trace de sang avant que
Gobie et Liane le remarquent. Il ne fut pas surpris quand ils écarquillèrent
les yeux et tressaillirent à sa vue. Liane eut toutefois le mérite de le saluer.
— Bonjour, répliqua Esprit.
Alors qu’il lui avait fait signe d’approcher, Nocturne se détacha du
groupe et vint à sa rencontre. Esprit se rappela juste à temps qu’il avait une
mission à finir.
— Les singes ont terminé, lui apprit-il. Ils attendent avec les bambous
en haut de la colline.
— Bon travail, Esprit ! le félicita le Messager.
Esprit envisagea de lui confier ses doutes, de lui dire que les singes
avaient à peine toléré sa présence, ne l’avaient écouté que parce que Jarret
Musclé en avait décidé ainsi… Il n’en eut pas l’occasion. Nocturne lui parla
à l’oreille.
— J’aurai besoin de toi un peu plus tard, après le Festin de Lumière
Mourante. Tu voudras bien m’accompagner ?
— Bien entendu.
— Merci, mon ami. Je suis tellement content d’avoir un jeune panda
aussi fort que toi à Colline-Prospère, un panda en qui je peux avoir une
confiance absolue. Tu te souviens de ce que je t’ai dit, à propos de ces
missions ?
— Je ne dois en parler à personne, répondit Esprit à voix basse, juste au
cas où.
« Malheureusement », songea-t-il. Si les autres savaient quel rôle il
jouait pour le Messager, l’importance qu’il lui accordait, les choses seraient
peut-être un peu plus faciles…
— Exactement. C’est primordial. Allez, viens saluer nos nouveaux
amis.
— Messager… Quand vous dites « personne », cela inclut Frisson ?
Elle n’en parlera à aucun panda si je…
— Oui, l’interrompit Nocturne sur un ton ferme. Cela inclut Frisson.

Esprit savait que ce serait dur d’obéir à cet ordre mais face à sa sœur, ce
fut encore plus difficile que prévu.
— Tu étais où cet après-midi ? s’enquit-elle.
La panthère sortait du sous-bois, tandis qu’il coupait des bambous pour
le Festin d’Ascension de la Lune.
— Je t’ai cherché partout. J’étais inquiète, ajouta-t-elle, tandis que ses
oreilles faisaient un petit mouvement réprobateur.
— Désolé, répondit Esprit.
Il poussa un gros soupir. Comment était-il censé répondre à cette
question ?
— Je… je faisais une course pour le Messager du Dragon.
Il pouvait au moins lui dire ça.
— Hum… Je m’en suis doutée. Quel genre de course ? voulut savoir
Frisson dont le bout de la queue frappait le rocher sur lequel elle était
assise.
— C’est un secret, marmonna Esprit. J’aimerais bien te mettre dans la
confidence, mais…
Il ne finit pas sa phrase. Il en avait déjà trop dit.
— Je comprends, rétorqua Frisson. Tu n’es pas obligé de m’en parler. Je
me demandais juste où tu étais passé. Peu importe. Je pars chasser à la
tombée de la nuit. Tu m’accompagnes ?
Esprit grimaça.
— Je ne peux pas. Il faut que je rapporte ces bambous pour le Festin
d’Ascension de la Lune. Et après, j’ai promis à Nocturne de lui donner un
coup de patte. Et puis… Je ne devrais peut-être plus chasser avec toi, lâcha-
t-il dans un souffle. J’aimerais m’intégrer ici. Devenir un vrai panda. Ils
n’apprécient pas du tout que je sente le prédateur quand j’assiste à leurs
festins.
— Ils n’apprécient pas, répéta Frisson.
Esprit fit une nouvelle grimace. Il aurait voulu ravaler ses paroles.
C’était son odeur qu’ils n’appréciaient pas, pas elle ! Frisson enchaîna avant
qu’il ne puisse s’exprimer.
— Pas de problème. Normal que tu te comportes comme un panda si tu
veux passer le restant de ta vie ici. On se voit plus tard…
En un bond, elle était déjà retournée dans le sous-bois, sa queue rasant
le sol derrière elle. Esprit voulait lui crier de revenir, mais pour lui dire
quoi ? Il ne pouvait pas se rétracter. Le Messager du Dragon avait besoin de
son aide.

— Il faut que je te raconte une histoire, Esprit, commença Nocturne,


tandis qu’ils descendaient ensemble la colline après le Festin d’Ascension
de la Lune.
Il parlait à voix basse alors que seuls le bruit de leurs pas et le
reniflement de quelques petits animaux perturbaient le silence. La plupart
des pandas s’étaient retirés dans leur petit nid à flanc de colline.
Esprit devait regarder où il mettait les pattes, car la descente abrupte
était délicate de nuit. Le sol et les arbres brillaient sous le clair de lune
argenté quand le reste de la forêt était plongé dans un noir d’encre. Il se
concentra sur ses pas et sur la voix de Nocturne.
— C’est une histoire que je n’ai racontée à aucun autre panda, continua-
t-il d’une voix grave. Je vois beaucoup de potentiel en toi, Esprit. Grâce à
ton éducation, tu considères les choses sous un autre angle que nous. Voilà
pourquoi je te confie ceci ce soir. Tu vois, je suis ravi que Gobie et Liane
soient de retour parmi nous… mais ce ne sont pas les pandas que j’espérais
accueillir aujourd’hui. Quand j’ai donné l’ordre de ramener à la maison tous
les pandas égarés, j’avais un autre objectif en tête. Nous allons traverser le
fleuve pour nous rendre dans la Forêt du Nord et chercher des indices. Ton
expérience de chasseur nous aidera dans notre quête, je l’espère.
— Des indices ? répéta Esprit. Quel objectif ? Qui recherchons-nous ?
— Des triplés, répondit Nocturne. Voilà mon objectif, la raison pour
laquelle, à mon avis, le Grand Dragon m’a poussé à revenir à Colline-
Prospère. Je dois retrouver trois pandas de la même portée. Tu l’ignores
peut-être, vu qu’il n’est pas rare pour les panthères des neiges d’avoir trois
ou quatre petits d’un coup, mais chez les pandas, quand deux oursons
naissent, l’un d’eux ne survit généralement pas. Des triplés vivants, c’est du
jamais vu. Jusqu’à présent.
Esprit hocha la tête, le temps d’intégrer l’information.
— Si je comprends bien, ils sont importants… ces oursons ?
— Très, confirma Nocturne. Il faut que je les retrouve à temps. L’avenir
du Royaume des Bambous en dépend.
— À temps ? Pour quoi ? s’enquit Esprit tandis qu’ils sortaient des
arbres.
Sur la berge devant eux, la lumière était plus vive et l’eau scintillait au
clair de lune autour des Œufs-Rochers.
Nocturne ne répondit pas à sa question. Il se figea à l’orée du bois.
— C’était quoi ? siffla-t-il.
Esprit s’immobilisa à son tour et tendit l’oreille. Le fleuve s’écoulait
paisiblement, un oiseau gazouillait au loin…
Soudain, il y eut un bruissement dans les buissons.
Esprit se tourna vers Nocturne qui lui fit un signe de la tête. Le panda
blanc s’avança, renifla. Était-ce juste une proie… ou quelqu’un qui les
suivait ? Il marcha en silence, lentement, comme Hiver le lui avait appris
quand ils chassaient. Ça sentait le panda, une trace récente…
Il contracta ses muscles et bondit dans les broussailles. Ce n’était pas un
bond de panthère, mais ça n’avait pas d’importance. Il abattit ses lourdes
pattes dans le buisson.
Il n’y avait rien. Ni panda caché, ni proie tremblotante.
Un panda avait dû passer à cet endroit plus tôt dans la journée. Toujours
aux aguets, Esprit fourra son museau dans la touffe de bambous la plus
proche. Elle craqua quand elle ploya, mais elle ne dissimulait rien non plus.
Il retourna auprès de Nocturne.
— Ce devait être un lapin ou une bestiole qu’on a effrayée, lui déclara-
t-il.
— Beau travail, murmura le Messager. Je suis content que tu
m’accompagnes. Restons vigilants.
Il s’avança. L’eau du fleuve lui léchait les pattes. Il regardait par-delà
les Œufs-Rochers.
— C’est la première fois que je vais poser les pattes sur l’autre rive
depuis la nuit précédant le déluge. Si les trois oursons sont cachés dans la
Forêt du Nord, ils ne le resteront pas longtemps.
Il leva une patte, mais avant qu’il ne soulève la suivante, tout son corps
se crispa. Il s’aplatit. Son ventre blanc rasait la surface de l’eau.
— C’était quoi ? demanda Esprit en inspectant les alentours.
— Chut ! grogna Nocturne.
Ses yeux noirs écarquillés fixaient la berge opposée. Les pattes
tremblantes, il sortit de l’eau et s’accroupit à côté d’un tronc d’arbre.
— Couche-toi ! ordonna-t-il à Esprit qui obéit et se réfugia dans les
broussailles.
Qu’est-ce qui pouvait bien rendre le Messager aussi nerveux ? Soudain,
quelque chose bougea. Une grosse tête aux yeux brillants apparut. Une de
ses oreilles remuait. Le félin observa le paysage.
L’animal resta à l’affût un long moment, telle une panthère géante. Il
était non seulement plus gros, mais ses rayures étaient plus longues que
celles d’Hiver, son arrière-train plus large et, à la place des taches, des
rayures noires couraient sur ses flancs et sur sa tête. Il se confondait à la
perfection avec les ombres de la forêt ! Il pivota et ouvrit grand la mâchoire
pour goûter l’air. Esprit entrevit des crocs longs comme sa patte.
— C’est un tigre, murmura Nocturne d’une voix étouffée, son souffle
perturbant à peine l’air autour d’eux.
Lentement, en prenant soin de ne pas déranger les broussailles sous lui,
Esprit se tassa davantage. Le tigre, lui, marchait d’un pas raide sur la berge
en reniflant l’air et les troncs d’arbres.
« Il cherche quelque chose. Juste une proie peut-être ? »
Il avait déjà risqué sa vie, dans la Montagne de l’Épine Blanche, mais il
avait toujours été le plus gros là-haut. Il pouvait compter sur ses griffes qui
ne se rétractaient jamais et ses crocs plus puissants que ceux des panthères.
Cela faisait longtemps que la proie, ce n’était plus lui. Mais face à ce tigre
immense… Esprit se dit qu’il y avait peu de chances qu’il survive en cas de
combat.
Heureusement, le félin était seul et ne chercherait sans doute pas à se
battre contre un panda. Esprit savait que les prédateurs préféraient éviter
d’être blessés, s’ils avaient le choix. La meilleure solution était de patienter
en restant discrets : le tigre finirait par passer son chemin, assuré qu’il
perdait son temps ici.
Sauf que… non, le félin se tourna et remonta la berge ! Il s’arrêta pile
en face du chemin des Œufs-Rochers sur l’autre rive. Nocturne eut un
mouvement de recul.
« C’est impossible qu’il nous ait vus ou qu’il ait perçu notre odeur de si
loin. Avec le fleuve entre nous en plus. Je me trompe ? »
Après avoir passé une éternité à scruter la nuit, le tigre fit volte-face et
arpenta encore la berge. Esprit avait le souffle coupé. Il avait l’impression
d’avoir mangé des orties.
— On peut encore traverser, chuchota-t-il. Si on calcule bien notre
coup…
— Non ! s’étrangla Nocturne dont le poil frémissait.
« Le Messager du Dragon a peur ! » s’étonna Esprit.
Le panda blanc jeta un autre coup d’œil à la silhouette du tigre. Une
forme de respect mêlée d’horreur s’infiltrait dans ses os.
— On reviendra un autre jour, déclara Nocturne. Inutile de prendre des
risques ce soir.
Il attendit que le tigre leur tourne le dos puis, sans ajouter un mot, il
pivota et s’évanouit dans la Forêt du Sud, laissant Esprit crapahuter derrière
lui.
CHAPITRE 10

Feuille, Fonceur et Bourrasque parvinrent dans la clairière que cette


dernière appelait « Mare-Pure » au moment où le jour pointait à travers la
canopée devant eux. Le trajet depuis le ginkgo avait été d’une lenteur à
pleurer. Secouée par de violents spasmes, Bourrasque s’était arrêtée tous les
cinq pas. Feuille n’en revenait pas qu’elle ait pu s’éloigner autant des
autres. Sans ses deux amis, jamais la femelle ne serait retournée auprès des
siens vivante.
« Telle n’était pas la volonté du Grand Dragon, songea Feuille. Il ne
voulait pas que je la laisse mourir seule, dans d’atroces souffrances. »
Elle s’accrocha à cette pensée, comme si elle l’agrippait entre ses dents.
En même temps, elle regrettait amèrement d’avoir perdu la trace des
chauves-souris, peut-être à tout jamais. Où les conduisaient-elles ? Quel
prix allait-elle payer pour cet échec ?
Peu importait : ça en valait la peine. Alors qu’ils sortaient d’un buisson,
ils se retrouvèrent face à une pente douce parsemée de boules de poils noir
et blanc : sa famille.
Les pandas de Bois-Menu et les pandas roux étaient assis çà et là en
petits groupes, sur l’herbe ou dans les arbres alentour. À première vue, ils se
prélassaient aux premiers rayons du soleil. Mais l’odeur qui régnait et le
regard léthargique qu’ils adressèrent à Bourrasque quand elle les interpella
d’une voix faible racontaient une autre histoire. Les pandas étaient en vie
mais tous malades.
— Feuille ! s’étrangla Genévrier, en essayant de se lever. Tu es
vivante !
Des grognements surpris s’élevèrent en chœur parmi la troupe.
Quelques pandas se mirent debout tant bien que mal et se précipitèrent vers
eux. Au-dessus de sa tête, Feuille entendit une voix familière.
— Feuille ? Feuille ? Est-ce que Fonceur est avec elle ? Fonceur !
L’instant d’après, Chercheuse Grimpe-Loin, la mère de Fonceur,
descendait en quatrième vitesse le tronc d’un arbre tout proche. Dans sa
hâte, elle manqua tomber dans les buissons en dessous.
— Maman ! hurla Fonceur qui se rua à sa rencontre.
Ils s’enveloppèrent avec leur longue queue touffue et, un moment plus
tard, ils furent assaillis par les Grimpe-loin affaiblis mais heureux.
Feuille lâcha Bourrasque qui s’effondra sur un coussin de mousse, puis
elle alla vite saluer Genévrier qui avait réussi à monter la pente cahin-caha.
— On a cru que vous étiez morts dans le tremblement de terre, avoua-t-
il. Nous vous avons cherchés partout. Nous espérions que le Grand Dragon
nous enverrait un autre signe… Il n’en a rien fait.
Il s’affaissa, l’air fatigué et triste. Feuille jeta un coup d’œil à Fonceur
et croisa son regard.
« Je crois savoir pourquoi aucun panda n’a reçu de signe, songea
Feuille. C’est à moi que le Grand Dragon s’adressait quand nous étions
perdus. Sans moi, ils n’étaient pas reliés à lui. » Il fallait absolument qu’elle
leur raconte leurs péripéties, tout ce qu’elle avait appris sur elle… mais
était-ce le bon moment ? Ils semblaient tous si mal en point.
— Nous aussi, nous vous avons cherchés partout, préféra-t-elle
enchaîner. Que vous est-il arrivé ?
— Comme nous ne vous retrouvions pas, nous avons… nous avons
continué d’escalader cette montagne. C’était tellement éprouvant. Notre
unique objectif était de nous mettre en sécurité, de dénicher un nouvel
endroit où nous installer. Voilà comment nous avons fini ici.
Genévrier examina le coteau. Feuille lut du soulagement et du plaisir
dans ses yeux, même s’ils étaient remplis de larmes.
— Cet endroit est merveilleux ! De la mousse moelleuse, de grands
arbres, assez de bambous – plus qu’à Bois-Menu en tout cas – et Mare-Pure
évidemment. Nous nous sommes d’ailleurs baptisés les Mare-Pure.
Il désigna avec le museau le bas de la pente qui donnait sur une
charmante clairière tachetée de lumière au bord d’une étendue d’eau claire
et apparemment profonde.
« Feuille Mare-Pure ». Ça sonnait bien. Mais comment l’apprécier
quand cette odeur de vomi, les plaintes et les grognements de douleur des
pandas emplissaient l’air ?
— Comment est-ce arrivé ? demanda-t-elle à Genévrier.
Celui-ci déglutit et secoua la tête. Ce simple geste lui donna le tournis.
— Aucune idée. Mais c’est grave. Coureur Guéris-Cœur a essayé de
nous aider, mais il ignore quel bambou est capable de nous soigner. De
toute façon, il n’aurait pas pu aller cueillir ses feuilles tellement il est
malade. Un des Saute-Haut est mort hier soir. Et Jacinthe…
Il s’interrompit pour reprendre son souffle. L’estomac de Feuille se
serra. Elle chercha frénétiquement du regard la mère de Chaume et
l’aperçut enfin. La femelle était avachie à l’ombre d’un arbre.
— Elle est si faible. Elle n’en a plus pour longtemps à mon avis.
— Oh non ! gémit Feuille.
Son fils vint se blottir contre elle, tout près de son cœur. Son petit corps
frémissait à chacune de ses inspirations.
Feuille les rejoignit en courant. Plus elle s’approchait, plus c’était
difficile. L’inquiétude et la peine ralentissaient ses pas malgré elle. Quand
elle arriva auprès d’eux, Jacinthe avait les yeux fermés et encore plus
couverts de croûtes que ceux de Bourrasque. Sa respiration était rauque et
superficielle. Chaume leva la tête vers Feuille ; ses yeux brillaient.
— Salut, coassa-t-elle avant de donner un petit coup de langue sur le
front de Chaume. Toi aussi, tu es malade ?
— J’ai l’impression que quelqu’un mâchonne mon ventre, répondit
Chaume. Et Maman est trop fatiguée pour se réveiller.
Feuille lui donna un autre coup de langue qui, l’espérait-elle, le
réconforterait. Puis elle se tourna vers Genévrier qui s’était écroulé par
terre. Tous les plis de sa face distendue trahissaient sa souffrance.
— C’est la faute aux bambous ? demanda Feuille. Vous avez mangé
quelque chose en chemin qui avait mauvais goût ? Qui est tombé malade en
premier ?
— Je n’en sais rien, marmonna Genévrier. Herbe, peut-être ?
Les pattes avant étendues sur la mousse devant lui, la tête légèrement
penchée sur le côté, il parlait de moins en moins fort. Ces quelques mots
avaient fini de l’épuiser.
— Je vais le lui demander, déclara-t-elle.
— Feuille ! l’interpella-t-il, d’un ton spectral qui lui glaça le sang.
Quittez cet endroit… tant que c’est encore possible.
— Pas question ! rétorqua Feuille sans prendre le temps de réfléchir. Je
ne peux pas vous laisser comme ça.
— Ta tante Prune n’aimerait pas… que tu attrapes cette maladie,
soupira-t-il.
« Elle n’aimerait pas que je meure, oui ! Mais je ne mourrai pas.
Personne ici ne va mourir ! »
Comme ça n’avancerait à rien de le dire à voix haute, elle y pensa le
plus fort possible, en y mettant tout son cœur. « Il y a forcément quelque
chose que je peux faire. »
De toute évidence, Prune et Pluie n’étaient pas parvenues jusqu’ici. Nul
n’aurait su dire où elles se trouvaient ni combien de temps elles mettraient
pour atteindre Mare-Pure. À moins qu’il ne leur soit arrivé quelque chose…
« Je ne dois pas me mettre ce genre d’idée en tête. Oui, il leur est peut-
être arrivé quelque chose. Mais à moins que le Grand Dragon en personne
ne me le dise, je ne peux pas le deviner. Ma priorité, ce sont ces pandas, ici
et maintenant. »
Elle chercha Fonceur du regard. Il était assis à côté d’une petite boule
de poils roux immobile : Remueur Saute-Haut. Feuille les rejoignit d’un pas
solennel. Elle s’assit assez près de Fonceur pour qu’il puisse s’appuyer
contre elle, s’il le désirait. Au bout d’un moment, il laissa tomber sa tête sur
la cuisse de Feuille et enroula sa queue autour de sa patte.
— Prune et Pluie n’ont pas encore trouvé cet endroit, déclara-t-elle.
— Tant mieux, je dirais. Cela signifie qu’elles ne sont pas encore
malades !
Feuille hocha la tête. Elle espérait simplement qu’il ait raison. Il tourna
la tête vers elle.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il. Qu’envisages-tu ?
— En tant que… Messagère du Dragon ? chuchota Feuille. Aucune
idée. Il est de mon devoir de les aider, mais… n’était-ce pas aussi mon
devoir de suivre les chauves-souris ? C’est ce que je croyais. Si nous ne
retrouvons pas vite leur trace, nous les aurons perdues pour de bon. Sauf
que je ne peux pas abandonner tout le monde, ajouta-t-elle en vitesse quand
Fonceur lui décocha un regard choqué. Nous trouverons bien le troisième
triplé d’une manière ou d’une autre.
— Feuille ! l’apostropha une voix.
Elle sursauta. Derrière elle, un groupe de pandas roux comprenant
Vadrouilleuse Saute-Haut et Pataugeuse Nage-Profond approchait. C’était
Vadrouilleuse qui l’avait interpellée. Elle semblait un peu hébétée mais
moins malade que Pataugeuse qui titubait en marchant.
— C’est toi qui as vu l’ombre du Dragon, dans la montagne, déclara
Vadrouilleuse. Tu nous as mis à l’abri pour la nuit. Les autres pandas disent
que le Dragon ne leur est pas apparu. As-tu vu quelque chose ? Nous avons
plus que jamais besoin de son aide.
Fonceur continuait de la fixer. Le moment était peut-être venu de leur
confier ce que Chasseur d’Ombre lui avait révélé…
Sauf qu’elle n’avait pas eu d’autre vision. Pas depuis qu’elle s’était
persuadée que les chauves-souris la conduisaient auprès du dernier triplé.
Elle n’était plus trop sûre d’elle aujourd’hui. Si elle leur révélait tout
maintenant, ils s’en remettraient totalement à elle. Et si elle ne pouvait pas
leur porter secours ?
— Non… mais je peux essayer.
Elle ferma les yeux, imagina le Mont du Dragon, violet à l’horizon,
avec le nuage semblable à un rond de fumée autour de son sommet.
« Je t’en prie, Grand Dragon. Tes humbles serviteurs ont besoin de ton
aide, tes pandas et leurs amis, les pandas roux. Ils mourront si nous ne les
aidons pas. S’il te plaît… »
L’odeur de maladie flottait partout autour d’elle. Feuille essaya de se
rappeler la silhouette noire qui avait rampé sur les aiguilles de pin et leur
avait montré la voie, la nuée de chauves-souris qui avait pris la forme d’un
dragon, le grondement intense quand elles l’encerclaient. Puis elle rouvrit
les yeux.
Elle ne perçut rien de différent à Mare-Pure, à part quelques pandas
supplémentaires venus l’observer avec un espoir fébrile.
Elle attendit et attendit.
Rien ne se produisit.
Elle secoua la tête.
— Je suis désolée, soupira-t-elle.
— Tant pis, répliqua Vadrouilleuse un peu trop vite.
« Elle essayait peut-être de cacher sa déception », se dit Feuille.
— Pour quelle raison cela marcherait-il ainsi deux fois de suite ? ajouta
le panda roux.
« Pourtant, il y a une raison ! Enfin, a priori… »
Feuille entendait presque ce que Pluie aurait dit si elle avait été
présente : Il te faut encore combien de preuves ? Tu n’es pas
Messagère du Dragon. Tu te trompes depuis le début.
— Je suis vraiment désolée, murmura Feuille.
— Peut-être que nous… que nous ne regardons pas au bon endroit ?
suggéra Fonceur. Nous pouvons encore les aider. Nous ne sommes pas
malades, nous ! Allons voir Coureur Guéris-Cœur. Il connaît peut-être le
remède. Si ça se trouve, il a juste besoin de pandas en forme pour aller en
chercher !
Quand Vadrouilleuse les conduisit au vieux panda roux, ses paroles ne
furent malheureusement pas encourageantes.
— Les bambous, les termites, le ginkgo…, énuméra-t-il en grattant les
poils gris de son museau. J’ai mangé sur chaque arbre avant d’être trop mal
en point pour tenir debout. Ce mal n’a ni goût ni odeur. En tout cas, il n’est
pas dans la nourriture.
— Et la Feuille Guérisseuse ? demanda Fonceur. Elle est efficace pour
les blessures. Ça vaudrait le coup d’essayer.
— Pourquoi pas, si tu en trouves, répondit Coureur avant de partir dans
un spasme qui secoua tout son petit corps.
Feuille eut un mouvement de recul. Fonceur se précipita vers lui pour
soutenir sa tête sous son épaule, pendant que ses pattes arrière tressaillaient
de douleur. La crise passa comme elle était venue.
— Quoi que vous fassiez, marmonna-t-il, agissez vite.
— Y a-t-il quelque chose que tu n’as pas vérifié ? insista Fonceur qui
s’assit et plissa les yeux. Si ce n’est pas la nourriture… c’est peut-être
l’eau ?
Feuille regarda en contrebas la clairière tachetée de lumière qui bordait
la mare scintillante.
— Non ! s’exclama-t-elle.
— Même d’ici, l’eau paraît si claire, ajouta Fonceur.
Ils descendirent néanmoins la colline. Les roseaux étaient aplatis à
l’endroit où les pandas et les pandas roux défilaient pour boire. Sans la
moindre hésitation, Fonceur s’approcha de la mare et en tapota la surface
avec précaution. Les cercles parfaits s’éloignèrent en ondulant.
Feuille scruta l’eau. Cet endroit ne portait pas le nom de « Mare-Pure »
pour rien. Elle voyait les racines des roseaux qui en tapissaient le fond. Cet
endroit semblait accueillant et agréable. Les oursons joueraient là avec
plaisir. La mare devait être alimentée par un ruisseau caché qui descendait
de la montagne.
Fonceur approcha son museau et renifla longuement.
— Je ne sens rien, déclara-t-il. Dommage… Par contre, ça me donne
soif !
Il se pencha davantage afin de se désaltérer.
Soudain, Feuille constata que le fond de la mare s’assombrissait. Un
tourbillon noir apparut sous les roseaux, lui cacha la vue et obscurcit
absolument toute la mare. Feuille surprit son reflet qui la dévisageait, les
yeux écarquillés… sauf que ce n’était pas son visage mais un crâne de
panda qui émergeait de l’eau, la gueule ouverte dans un horrible
gémissement.
Elle saisit Fonceur par la peau du cou et le tira en arrière avant que sa
langue ne touche la surface. Il atterrit sur le dos, ses pattes battant l’air.
— Hé ! s’écria-t-il en se redressant. Ça ne va pas, la tête ?
— Il ne faut pas que tu boives ! L’eau est NOIRE !
Elle se tourna vers la mare. L’eau était limpide. Il n’y avait plus ni
liquide noir ni crâne de panda…
— Tu as eu une vision ? s’étrangla Fonceur.
Feuille prit une grande inspiration réparatrice, la première de ce genre
depuis qu’ils avaient retrouvé les autres.
— On dirait bien ! J’ai vu un crâne, comme si la mare… comme si la
mare était morte ! Je crois que le Grand Dragon m’a parlé. Il voulait me
montrer que le mal venait de là ! Il faut qu’on prévienne tout le monde,
qu’on les empêche de boire cette eau !
— Je file avertir Coureur, décréta Fonceur qui partit en flèche.
Exaltée, Feuille se dirigea vers le groupe de pandas le plus proche
d’elle. Son cœur bondissait dans sa poitrine à chacun de ses pas. En chemin,
elle eut l’impression qu’une brise légère l’enveloppait, la poussait en avant,
la réchauffait.
Alors qu’elle allait annoncer que la mare était empoisonnée, elle
affichait un grand sourire.
Le Grand Dragon l’avait entendue ! Tout cela était réel. Elle se trouvait
où elle devait être.
CHAPITRE 11

Assise au bord d’un rocher, une longue canne de bambou entre les pattes,
Pluie contemplait les collines clairsemées de la Forêt du Nord en contrebas.
Le fleuve étincelait au loin entre les collines et le soleil était chaud sur son
pelage. Elle ne ressentait plus le froid de la montagne dans ses os. Elle
éplucha le bambou et croqua dans l’écorce verte, à la fois rafraîchissante et
délicieuse. Elle était seule. Responsable de personne d’autre qu’elle, Pluie
se rapprochait de Colline-Prospère et du moment où elle révélerait à tous
que Nocturne était un imposteur. Tout se passait à merveille.
Alors, pourquoi avait-elle l’impression que quelque chose clochait ?
Cette sensation l’agaçait depuis Lumière Grise : le sentiment d’être
observée…
Pluie mâchonna longuement son bambou, les oreilles dressées, les poils
hérissés sur sa nuque. Des sons s’élevaient autour d’elle, mais elle ne
percevait rien d’inhabituel. Des oiseaux s’envolaient et se posaient ; des
branches et des feuilles bruissaient sous la brise.
Elle bâilla puis s’allongea sur le dos en gardant le bambou contre elle,
comme si elle se préparait à une petite sieste. En vérité, elle examinait les
broussailles autour d’elle, les surveillait depuis son promontoire à l’envers,
guettant le moindre mouvement ou des yeux qui l’épieraient dans l’ombre.
Elle ne distingua absolument rien.
Elle se rassit dans un grognement.
C’était peut-être son imagination.
Après tout, elle voyageait seule sur un territoire inconnu, sans personne
à qui parler depuis qu’elle avait faussé compagnie à Prune. C’était normal
de se sentir un peu à cran. À un moment, elle avait même imaginé que sa
camarade l’avait rattrapée. Alors que la seule chose qui pouvait la rattraper,
c’était la culpabilité…
« Non ! Je n’ai aucune raison de me sentir coupable ! »
— Elle est très bien toute seule, et moi aussi, déclara-t-elle à voix haute
en se mettant à quatre pattes.
Qui pouvait bien la suivre de toute façon ?
Les réponses lui vinrent un peu trop facilement : « Chasseur d’Ombre,
les singes dorés, un autre espion de Nocturne, un prédateur quelconque… »
Elle se tourna et jeta ce qui restait du bambou dans un buisson tout près,
histoire d’effrayer l’animal qui s’y cacherait. Rien ne bougea.
— Bien ! s’exclama-t-elle avant de descendre la pente raide aux allures
de falaise avec sa mousse et ses lianes qui recouvraient les rochers.
Avant d’atteindre le flanc de colline moins abrupt en contrebas, elle dut
souvent enfoncer ses griffes dans la terre instable sous ses pattes. Enfin,
après un saut maladroit qui se termina en glissade, elle parvint sur un sol
plus moelleux. Elle avait vu un autre avantage à descendre en ligne droite :
si quelqu’un la suivait, soit il devrait emprunter le même chemin et là, elle
le surprendrait, soit il serait obligé de faire un grand détour et il perdrait
forcément sa trace. Contente d’avoir été aussi maligne, elle repartit en
regardant régulièrement derrière elle, au cas où une silhouette s’aventurerait
sur la falaise. Elle ne vit rien.
Elle savait quel chemin prendre à présent. Elle irait jusqu’au fleuve, le
plus rapidement et le plus directement possible et une fois arrivée, elle
longerait la berge jusqu’à pouvoir traverser. Tant pis si ça lui prenait des
jours et des jours. Tant pis si elle devait fabriquer elle-même un pont. Elle
avait le temps d’y réfléchir : elle couperait des petits troncs à coups de
dents, elle rassemblerait un maximum de grosses pierres et, lentement, elle
bloquerait le courant. Elle espérait le dévier suffisamment pour pouvoir
nager.
Elle ne se faisait pas trop d’illusions, mais elle n’avait pas le choix.
Serait-elle assez douée pour y arriver ? Une partie d’elle en était
convaincue. Au fond, elle l’avait déjà fait une fois. L’autre partie lui
rappelait qu’elle avait survécu uniquement parce qu’elle avait eu beaucoup
de chance. Parce que le Dragon l’avait aidée, aurait dit Feuille. Quoi qu’il
en soit, elle était seule à présent. Face à un fleuve en crue et ses courants
mortels, trop de confiance en soi serait une grossière erreur.
Quand un animal remua dans un arbre au-dessus de sa tête, Pluie
s’immobilisa et leva les yeux.
Ce devait être un oiseau. Forcément. Elle ne le voyait pas, mais la
branche qu’il venait de quitter remuait encore.
Le cœur battant, elle reprit sa marche. Elle n’arriverait jamais chez elle
si elle s’arrêtait chaque fois qu’il y avait du mouvement dans la forêt. La
faute à son imagination débordante.
Elle se concentra sur son objectif et répéta pour la énième fois son
discours dans sa tête :
« Nocturne Bois-Noir est un imposteur et un traître… Le Messager du
Dragon a essayé de me noyer. »
Non : « Le Messager du Dragon a essayé de m’assassiner. » C’était
mieux.
« Il complote avec les singes… » Sauf qu’elle ignorait toujours
pourquoi il voulait ces bambous panachés et ce qu’il leur avait promis en
échange. Cette accusation conduirait à des questions auxquelles elle ne
pouvait pas répondre.
« Il a passé un marché avec Jarret Musclé pour qu’il malmène Érable,
un petit ourson sans défense, avant de lui poser toutes sortes de questions
bizarres. »
Érable confirmerait. Il dirait au moins que les singes l’avaient
importuné une nuit.
« Nocturne n’est pas le vrai Messager du Dragon ! » Mais là encore,
comment le prouver ? Elle accéléra un peu le pas. Plus elle restait absente,
plus il manipulait les pandas de Colline-Prospère en les abreuvant de
prophéties stupides et assez vagues pour qu’elles se réalisent à coup sûr.
Au fond d’elle, elle se demandait si elle aurait plus de chance de les
convaincre si elle leur disait : « Nocturne n’est pas le vrai Messager du
Dragon parce que le vrai, c’est moi… » Elle chassa très vite cette idée de
son esprit.
Elle ne comptait pas leur mentir. Elle se battrait selon ses conditions à
elle et elle l’emporterait. D’une manière ou d’une autre…
Des brindilles craquèrent derrière elle. Elle décida d’ignorer ce bruit et
de se concentrer sur sa marche. Il n’y avait rien. À moins que ce ne soit le
pas décidé d’un tigre… la course de singes dans les branches au-dessus de
sa tête… Non, non, non, ce n’était que le fruit de son imagination.
Néanmoins, ses épaules se contractèrent et son pas se raidit. Elle était si
nerveuse qu’au moment où quelque chose passa furtivement entre les arbres
à sa gauche, elle trébucha et dévala la pente sur plusieurs longueurs d’ours.
Quand elle s’arrêta enfin, elle regarda autour d’elle.
Elle l’avait vu. Du moins, elle avait distingué un mouvement, rapide,
impossible à rater. Était-ce un oiseau ?
Non… Le bruissement reprit de plus belle.
Ce n’était pas un bruit habituel de la forêt.
Quelqu’un était là, avec elle.
La colère lui monta au museau. Pendant quelques instants, elle
envisagea de tenir bon et de faire face à son poursuivant. Mais le sol sous
ses pattes était en pente raide, parsemé de rochers et d’arbres, et surtout
constitué de mousse épaisse et de feuilles mortes. Comment se battre sur un
terrain aussi instable ?
Il ne lui restait plus qu’à courir. Elle le sèmerait peut-être ? Elle prit une
grande inspiration et s’élança. Dans sa descente épique, elle s’aida des
troncs d’arbres pour ralentir ou rebondir. Arrivée en bas, elle buta contre
une pierre et partit en roulé-boulé sans pouvoir s’arrêter. Finalement, elle se
releva, s’ébroua puis reprit sa course. Le bas de cette petite vallée mesurait
quelques longueurs d’ours de large et serpentait entre des pentes abruptes
qui la toisaient. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine quand elle
se dit que la vallée se terminait peut-être brusquement sur une falaise à pic
qu’elle devrait escalader.
Par chance, Pluie trouva en son extrémité une petite pente rocailleuse
qui lui offrit de nombreuses prises. Elle s’arrêta en haut pour reprendre son
souffle puis zigzagua entre les arbres et traversa des buissons, toujours au
pas de course. Elle ignorait totalement si elle était encore suivie. Elle
refusait de jeter un coup d’œil derrière elle ou de ralentir l’allure, jusqu’à ce
que ses poumons en feu et ses pattes fourbues d’avoir joué les équilibristes
sur ce sol pierreux et sinueux lui intiment de s’arrêter.
Au bout de la crête suivante, elle parvint sur un plateau verdoyant avec
un arbre mort sur le côté et fit une halte. Incapable d’aller plus loin sans se
reposer, elle examina les alentours. Devait-elle grimper à un arbre pour
dormir ? Y serait-elle seulement en sécurité si son poursuivant la rattrapait ?
Tandis qu’elle cherchait une cachette, son regard se posa sur un arbre
couché à la forme particulière. Pluie ne s’attendait pas à ce qu’il soit si
sombre au niveau du pied.
« Il est creux ! »
Elle trottina jusqu’à lui et renifla l’intérieur du tronc. Il était pile assez
grand pour qu’un jeune panda s’y faufile. C’était la cachette idéale.
Ses muscles endoloris se plaignirent lorsqu’elle y entra en se tortillant.
L’espace confiné lui rappela quand elle se couchait, bébé, sous le pelage de
Pivoine. Elle posa le museau sur ses pattes avant et poussa un long soupir
fatigué.
Personne ne la poursuivait. Et si c’était le cas, elle avait sûrement semé
l’importun.
Elle resta éveillée un long moment dans le tronc creux, captant le
moindre petit bruit, jusqu’à ce que ses paupières se ferment malgré elle.
L’instant d’après, elle dormait à poings fermés.
Tap. Taptap.
Pluie ouvrit brusquement les yeux. Son cœur battait à tout rompre.
C’était quoi, ça ?
Taptap.
Dehors, il faisait encore jour et les fougères vert vif ondulaient sous la
brise légère. Il y avait quand même un problème.
Taptap. Taptaptap.
L’arbre creux n’aurait-il pas bougé ? Juste un peu ? Le tapotement
irrégulier se rapprochait, comme si…
Pluie essaya de rester parfaitement immobile mais elle ne put
s’empêcher de se recroqueviller quand elle comprit que les « tap tap »
avançaient lentement le long du tronc et s’approchaient de plus en plus de
sa tête. Ils s’accompagnaient d’un léger grattement, celui de pattes sur
l’écorce…
Était-ce son poursuivant ? Savait-il qu’il se trouvait pile au-dessus
d’elle ?
Pluie ne bougea pas d’un poil pendant ce qui lui parut une éternité. Elle
respirait aussi doucement qu’elle le pouvait.
« Va-t’en ! Quoi que tu sois, va-t’en ! »
Visiblement, la créature n’avait pas l’intention de partir. Chaque fois
que Pluie pensait être débarrassée, d’autres tapotements et grattements
retentissaient le long du tronc.
Son cœur battait de plus en plus vite et soudain, sa peur se transforma
en colère.
Elle n’allait pas rester terrée là-dedans toute sa vie, quand même !
Pluie contracta ses muscles et, poussée par le stress, elle jaillit de l’arbre
mort. Bien décidée à affronter la créature qui faisait les cent pas sur le tronc,
elle fit volte-face en grognant.
Elle s’attendait à un singe, à un panda roux, à un gros rapace peut-être.
Mais certainement pas à cette grue au long visage rouge et noir et aux yeux
ronds. L’oiseau tourna la tête pour l’observer et ébouriffa ses plumes afin de
lui signifier son mécontentement.
Pluie la dévisagea puis scruta les alentours, au cas où la vraie menace
rôderait non loin. Mais elle ne vit personne d’autre sur la crête.
Ce pauvre oiseau ne pouvait pas être la vague silhouette qui l’avait
suivie toute la journée ! Autant agacée par la grue que par elle-même, Pluie
laissa exploser sa colère et claqua des crocs. L’oiseau ne bougea pas. Au
contraire, il la fixa davantage.
— Dégage d’ici ! aboya le panda sans obtenir de résultat. Je n’y crois
pas ! C’est toi qui me suivais ? Qu’est-ce que tu veux ?
La grue fit quelques pas en avant et baissa la tête. La marque rouge sur
sa tête ressemblait à une feuille de ginkgo. Soudain, l’oiseau ouvrit le bec et
brailla quelque chose.
— Écoute, je ne parle pas oiseau. Désolée. Mais il faut arrêter de me
suivre maintenant !
La grue cria de nouveau avant de descendre en un bond du tronc
couché. Alors qu’elle avançait sur l’herbe, Pluie recula.
— Tu comprends le panda ? marmonna Pluie. Il n’y a pas de raison…
Allez ! Va-t’en !
Pluie leva une patte et, lentement, de manière à ne pas blesser le stupide
volatile, elle balaya l’air avec ses griffes. Comme elle lui avait laissé assez
de temps pour s’écarter du chemin, la grue s’envola en battant
vigoureusement de ses grandes ailes au plumage noir et blanc. Mais au lieu
de décamper, elle se posa sur l’arbre le plus proche et fixa Pluie de plus
belle.
Le panda renifla. Cela devenait ridicule. Elle n’allait pas avoir peur
d’un oiseau aux pattes fuselées.
— Très bien. Continue de m’épier si tu veux. Moi, je vais dormir
encore un peu. Et si toi ou quelqu’un d’autre vient me déranger…
Se rappelant que l’oiseau ne comprenait pas sa langue, elle montra les
crocs et grogna.
La grue la fixait encore, impassible.
— J’espère qu’on s’est comprises.
Pluie retourna avec sa mauvaise humeur à l’intérieur de l’arbre où elle
se roula à nouveau en boule. Elle s’installa plus près de l’ouverture cette
fois-ci, même si la grue n’apparaissait pas dans son champ de vision. Elle
ferma les yeux et enfouit son museau sous ses pattes.
Elle eut du mal à s’endormir. Le comportement bizarre de l’oiseau
l’avait exaspérée et elle ne cessait de penser à la peur qu’il lui avait causée.
Elle finit toutefois par faire un somme ponctué de quelques réveils.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle se sentit revigorée. La grue devait être
partie, à présent. Cette idiote ne pouvait pas être restée plantée là tout ce
temps, à surveiller un panda endormi dans un arbre creux. Pluie rampa hors
du tronc et s’étira.
Elle lâcha un cri quand elle vit la grue assise par terre près de l’arbre
mort, en train de se lisser les plumes.
— Tu es encore là ? s’étonna Pluie.
La grue répondit par un gazouillement.
— Bien. Je m’en vais et je t’interdis de me suivre.
Pluie tourna les talons et s’éloigna d’un pas lourd en reniflant le sol.
Elle cherchait des bambous. Il ne devait pas être loin de Longue Lumière et
elle n’avait pas eu de festin digne de ce nom depuis Lumière Dorée. À force
de fouiner, elle repéra quelques pousses sur la colline suivante et se dirigea
dans leur direction sans prêter attention à la grue. Si Pluie ne la regardait
pas et ne lui parlait pas, peut-être se lasserait-elle et finirait-elle par s’en
aller ?
Un moment plus tard, de grandes ailes se mirent à battre derrière elle.
Pluie grommela mais ne se retourna pas. Elle refusait d’accorder la moindre
attention à cette stupide bestiole. Pluie continua de descendre la légère
pente, grimpa par-dessus un autre arbre couché puis remonta la colline
suivante. Enfin, elle atteignit un petit promontoire entouré de touffes de
bambou. Pluie dédaignait toujours l’oiseau. Elle grimpa sur le rocher et
s’assit pour casser une tige.
La grue se posa à côté du rocher. Cette fois-ci, elle regardait ailleurs,
comme si elle montait la garde, même s’il n’y avait rien d’intéressant dans
cette direction.
Dans un soupir, Pluie se dépêcha de cueillir les feuilles sur la tige.
— Grand Dragon, à l’occasion du Festin de Longue Lumière, tes
humbles pandas s’inclinent devant toi. Nous te remercions pour ce don du
bambou et pour l’endurance que tu nous octroies, déclara-t-elle d’une traite,
avant de croquer l’extrémité des feuilles.
La grue pencha la tête puis entreprit de gratter le sol. Quelques instants
plus tard, elle saisit un ver de terre dans son bec et le goba tout rond.
« Quoi ? Elle a attendu le festin pour manger ? s’étonna Pluie. Non…
Les grues picorent quand elles veulent. Ce doit être une coïncidence. »
Pluie se dépêcha d’avaler son repas et elle ne fut pas surprise de voir
l’oiseau s’envoler quand elle descendit du rocher pour se remettre en
marche. Alors qu’elle essayait de garder la truffe pointée en direction du
fleuve au loin, ça l’agaçait de savoir cette grue dans les parages, même si
elle ne la voyait pas.
Quand Pluie s’arrêta pour boire l’eau d’un ruisseau qui dévalait la
colline, l’oiseau se posa dans le courant en aval, où il s’éclaboussa les
plumes d’un air satisfait. Quand elle fit une pause pour le Festin de Lumière
Mourante, elle le vit se percher sur une branche. Au réveil de sa sieste, il
était toujours à la même place.
— J’aimerais beaucoup parler oiseau, lui confia-t-elle. Tu me dirais ce
que tu attends de moi et je te dirais de ficher le camp.
Elle fila en douce alors qu’il faisait encore nuit. Mais quand elle leva les
yeux vers la lune ronde, elle vit passer la silhouette d’un oiseau à long cou.
— Tu te sens seule, c’est ça ? demanda-t-elle un peu plus tard à la grue,
pendant qu’elle était assise au pied d’un ginkgo pour le Festin de Lumière
Grise. Il doit y avoir plein d’oiseaux comme toi près du fleuve. Nous y
sommes presque. Tu verras. Tu n’auras plus envie de me suivre après.
La grue lui répondit par un petit cri. Pluie poussa un soupir. À quoi bon
s’obstiner ?
Elle ne s’était pas trompée pour le fleuve. Il était tout près à présent.
Avant Ascension du Soleil, elle perçut le bruit des rapides en contrebas.
Quand elle parvint à la limite des arbres et se retrouva sur une sorte
d’immense promontoire loin au-dessus de l’eau scintillante, Pluie se dit
qu’elle avait sous-estimé la distance. Le fleuve faisait un coude en bas de la
colline. Les trois flancs descendaient à pic jusqu’à la berge sur une
vingtaine voire une trentaine de longueurs d’ours.
La grue qui dessinait des cercles au-dessus de sa tête se posa sur le
rebord et inspecta la descente vertigineuse. Puis elle se tourna vers Pluie,
observa le flanc de la colline et poussa un petit cri apparemment dubitatif.
Le panda lui jeta un regard noir.
— Hé ! On peut pas tous voler ici ! Va voir ailleurs si j’y suis, Grande
Tige !
D’un simple coup de tête, Pluie renversa le perchoir de l’oiseau qui
s’envola dans un battement d’ailes contraint.
La descente lui parut moins abrupte qu’une falaise mais plus escarpée
qu’une pente. Pluie pourrait l’emprunter en grande partie à quatre pattes en
suivant un passage le long de la crête. À d’autres endroits, elle devrait
recourir à ses griffes.
Sinon, il lui fallait regagner les bois et trouver un autre moyen de
descendre. Sauf qu’elle n’en pouvait plus de marcher, de se dire qu’elle
était près du but avant de découvrir un nouvel obstacle. Si elle se
débrouillait bien, elle poserait les pattes sur la berge avant Longue Lumière.
Ça valait le coup d’essayer.
« Si seulement j’étais aussi bonne grimpeuse que Feuille », regretta-t-
elle en tournant le dos au vide. Elle n’avait jamais dépassé la première
branche confortable d’un arbre. Sauf, évidemment, la colonne de pierre sur
laquelle elle avait trouvé le bambou panaché des singes.
Cette pensée accrut sa détermination. Elle avait escaladé cette colonne
et elle était redescendue, pas vrai ?
Elle posa les pattes arrière sur le chemin, s’aplatit sur le rebord et, avec
précaution, posa les pattes avant sur la corniche. La pente était raide et
glissante, mais elle parvint à avancer, en plaquant son flanc contre la roche.
Au bout, elle pivota et se laissa glisser le long d’un rideau de lianes qui lui
chatouillait les narines, jusqu’à une autre corniche. Sa technique
fonctionnait, même si, au troisième niveau, elle dut ralentir. Elle
commençait à avoir mal aux pattes avant, et des brindilles et des bouts de
liane s’emmêlaient sur son poitrail maculé de boue.
Elle posa les pattes sur la corniche suivante et la longea lentement. Elle
manqua perdre l’équilibre quand elle pencha la tête pour éviter une racine
qui dépassait du mur devant elle. Destination suivante : une grande pierre
plate sur laquelle elle pourrait s’asseoir et reprendre son souffle. Alors
qu’elle s’élançait, une forme noire et blanche claqua devant elle. Dans un
cri perçant, Pluie s’aplatit sur le passage et enfonça ses griffes dans la terre
pour ne pas basculer à cause de la grue qui s’agitait, glapissait et la giflait
presque avec ses ailes.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? hurla Pluie. Enlève-toi de mon chemin,
espèce d’idiote ! Tu veux me tuer ?
La grue continua de brailler frénétiquement. Soudain, elle se posa
devant Pluie et écarta les ailes pour lui bloquer le passage.
— Pourquoi tu m’en veux comme ça, Grande Tige ? grogna Pluie qui
recula et se cogna la nuque contre la racine. Tu travailles pour Nocturne ?
Tu veux m’empêcher de retourner à Colline-Prospère ? Eh bien, pas de
chance pour toi !
Elle regarda en contrebas. La glissade serait interminable, mais elle
pouvait lâcher cette corniche et ralentir sa chute en enfonçant ses griffes
dans la terre.
Après avoir tiré la langue à la grue, Pluie s’assit sur le rebord, les pattes
dans le vide, prit une grande inspiration et se lança.
La glissade fut plus abrupte et rapide qu’elle ne l’aurait cru. Quand ses
pattes arrière et son postérieur heurtèrent un rebord en pierre, elle parvint à
garder l’équilibre et à ne pas basculer la tête la première par-dessus bord.
Elle leva la tête vers la grue.
L’oiseau avançait sur le passage qu’elle aurait dû emprunter. Sous ses
yeux, il tendit une de ses pattes filiformes et la posa délibérément sur le
rocher plat sur lequel Pluie comptait s’accorder une pause bien méritée.
La dalle oscilla avant de basculer et de se décrocher. Aussitôt, la grue
bondit dans les airs et, sous le regard ahuri de Pluie, le rocher ricocha sur la
pente escarpée. Dans sa chute, il entraîna une cascade de boue, d’autres
rochers, de lianes… jusqu’à ce qu’il percute une corniche et entame un long
plongeon vers le sol limoneux en contrebas où il atterrit dans un bruit sourd.
Pluie leva lentement les yeux vers le ciel. L’oiseau dessinait des cercles
au-dessus d’elle. Il se posa sur une branche non loin, pencha la tête et
poussa un long : « A-kaaaaa ! »
Les yeux rivés sur la grue, Pluie s’assit lourdement sur la petite
corniche.
— Au nom du Dragon, qu’est-ce qui vient de se passer, là ? murmura-t-
elle. Tu savais que cela allait arriver ? Tu viens de me… de me sauver la
vie ?
La grue ne répondit pas mais lissa les plumes sous son aile.
Impossible. Pourquoi aurait-elle fait ça ? Elle la suivait depuis une
journée entière maintenant. Savait-elle qu’elle viendrait précisément ici ?
Comment pouvait-elle deviner que la dalle se détacherait ?
Le reste de la descente se déroula dans une sorte de flou. La grue
demeura non loin mais n’intervint plus. La fourrure en bataille, chaque
muscle endolori, Pluie posa enfin les pattes sur le limon. Pendant plusieurs
inspirations, elle se contenta de rester allongée là, à regarder l’oiseau bondir
de perchoir en perchoir avant de venir se poser dans la vase à côté d’elle.
— Tu comptes m’aider à traverser le fleuve aussi ? lui demanda-t-elle.
L’oiseau lui répondit par un léger « A-kaa ».
— Super.
Pluie se mit à quatre pattes, s’ébroua pour enlever le plus de boue
possible de ses poils et chercha du regard la berge. Alors qu’elle entendait le
courant qui babillait, elle ne le vit pas tout de suite. Elle était habituée à une
minuscule rive où les arbres, les buissons, les rochers bordaient l’eau. Là, la
berge vaseuse s’étendait en longueur avec quelques mauvaises herbes et des
pierres qui dépassaient.
Elle suivit le bruit du fleuve en glissant et dérapant sur la berge qui
descendit brusquement. Enfin, elle parvint au bord de l’eau au milieu des
roseaux morts et des rochers blancs.
L’autre rive était plus proche qu’avant. Beaucoup plus proche.
Pluie écarquilla les yeux et son cœur se mit à battre à toute vitesse
quand elle s’aperçut qu’en face, à quelques longueurs d’ours à peine, la rive
était tout aussi humide et boueuse. Les broussailles épaisses, vert foncé, les
rochers couverts de mousse, tout était comme dans ses souvenirs.
— La crue ! Elle est enfin terminée ! lança-t-elle dans un souffle à la
grue qui trempait déjà ses pattes toutes fines dans le courant paisible. Le
niveau a fini par baisser ! Je vais pouvoir traverser à la nage !
Pluie pataugea dans l’eau et se roula dedans pour laver sa fourrure. Puis
elle s’approcha de la grue qu’elle aspergea de gouttelettes.
— T’as vu ça, Grande Tige ? Je rentre chez moi !
CHAPITRE 12

— Approchez, les amis, répétait Nocturne, assis sur un rocher au bord de la


Clairière aux Festins.
Installé par terre près de lui, Esprit ne s’était pas senti aussi fier et aussi
à sa place depuis cette nuit où le Chat des Neiges lui avait montré ses
empreintes et permis de conduire les panthères jusqu’au cerf. Nocturne
avait personnellement demandé à Esprit de s’asseoir à sa gauche, pendant
que Fleur et Ginseng se mettaient sa droite. C’était ainsi qu’il avait choisi
de recueillir les questions des créatures du Royaume des Bambous.
Deux jours que chaque fois qu’ils rencontraient un écureuil, un singe ou
un takin, les pandas leur demandaient de prévenir leurs amis que le
Messager du Dragon souhaitait les rencontrer et les entendre ce jour, à
Lumière Haute. De nombreux animaux grimpaient à présent la colline
menant à la Clairière aux Festins. Trois takins dorés marchaient d’un pas
lourd. Leur longue fourrure brillait au soleil. Un manul femelle, moitié
moins gros que Frisson, était assis en lisière de la clairière. Elle léchait son
épais pelage gris et brun tout en jetant des regards méfiants à l’assemblée de
pandas.
Nocturne tenait dans sa patte la pierre bleue du Messager du Dragon,
pendant que un par un, ses invités s’approchaient de lui. Certains
s’inclinaient avant de parler, telle cette petite famille de pikas (des créatures
rondes au pelage soyeux et aux allures de souris) qui s’était précipitée
devant lui : deux individus restèrent le museau au ras du sol lorsque l’une
d’eux prit la parole.
— Ô Messager du Dragon ! couina-t-elle. C’est un honneur et un
privilège de pouvoir parler avec toi. S’il te plaît, demande au Dragon de
bénir notre humble famille !
Les autres pikas tremblotèrent en signe de soutien.
— Soyez tous bénis, déclara Nocturne. C’est le Dragon lui-même qui
est béni d’avoir des fidèles comme vous. As-tu une question pour ton
Messager ?
Le pika qui avait parlé donna un coup de coude à son compagnon qui
leva la tête avec inquiétude.
— Nous avons perdu notre terrier dans la crue, expliqua-t-il. Le niveau
est maintenant redescendu, mais le terrier a été emporté. Devons-nous
retourner sur la berge ? Ou vaut-il mieux rester en hauteur ?
Nocturne hocha la tête puis tendit sa pierre bleue pour que tous la
voient bien. Il ferma les yeux, sa tête bascula en arrière. Pendant quelques
instants, on entendit juste les mouches voler dans la clairière bondée. Tous
les regards étaient rivés sur lui, y compris celui d’Esprit.
Soudain, Nocturne rouvrit les yeux dans un petit cri. Il se pencha vers le
pika en souriant.
— Le Dragon veut que tu saches que tes choix sont les tiens. Mais si tu
retournes sur la berge, tu y seras en sécurité. La crue est terminée. L’eau ne
remontera plus.
Des jacassements et des soupirs de soulagement retentirent dans la
Clairière aux Festins. Les pandas secouaient la tête avec solennité, pendant
que les singes criaient de joie et que les takins tournaient et meuglaient de
bonheur. Les pikas reculèrent sans cesser de faire la révérence, leur petit
museau effleurant quasiment le sol.
Le groupe de takins leur succéda. Ils avaient à peu près les mêmes
questions. Était-ce sans danger de paître près de l’eau ? Nocturne répéta
qu’ils ne craignaient rien. La plus âgée leva sa tête affaissée et demanda
d’une voix chevrotante si le Dragon savait si son compagnon allait bien, car
lui aussi avait disparu pendant le déluge. Esprit réalisa que beaucoup, sinon
tous, avaient la même histoire à raconter : la perte de leur abri, le décès d’un
proche.
Nocturne dévisagea le takin un long moment avant de tendre une
nouvelle fois la pierre bleue.
— Je suis désolé, répondit-il dans un grand soupir, quand il rouvrit les
yeux. Je crois que ton compagnon est perdu pour de bon. Le Dragon nous
dit : Quand il n’y a plus d’espoir pour l’un, nous devons d’autant plus
nous raccrocher à l’autre. Tes petits prendront soin de toi.
Les deux jeunes takins acquiescèrent à leur manière, c’est-à-dire
lentement, et enfoncèrent leur museau dans la robe dorée de leur mère pour
la réconforter.
S’approcha ensuite la chatte sauvage. Esprit remarqua que plusieurs
pandas lui jetaient des regards noirs.
— Pourquoi tout le monde paraît aussi inquiet ? murmura-t-il à Caillou
qui était assis le plus près de lui.
— Le Messager du Dragon a été attaqué par un clan de manuls, quand il
était perdu après le déluge, lui confia Caillou à voix basse.
Pourtant, lorsque Esprit observa Nocturne, le Messager n’affichait ni
peur ni colère, ce qui augmenta son respect à son égard. Si lui-même avait
été attaqué par un gang de boules de poils à la mine colérique comme elle,
il se serait montré beaucoup moins calme.
— Messager du Dragon, miaula-t-elle, assise sur son arrière-train,
droite comme un I, la queue soigneusement posée sur ses pattes. Moi aussi,
je suis venue chercher des réponses. Je n’en attends pas du Dragon, mais de
toi.
— Pose-moi tes questions, mon amie, répondit Nocturne avec douceur.
— Pourquoi y a-t-il eu ce déluge ? Pourquoi les pandas ne nous ont pas
prévenus à temps ? Et où étais-tu quand nous avons perdu nos habitations et
nos proches ?
Un brouhaha scandalisé s’éleva dans la clairière. Le manul avait touché
un point sensible.
— Ça n’aura pas mis longtemps, marmonna une voix qu’Esprit
n’identifia pas parmi la foule.
— Mal élevée, commenta le takin âgé en secouant la tête.
— J’en reviens pas qu’elle soit venue balancer ça, pépia un pika.
— Tais-toi ! répliqua un autre, les oreilles plaquées en arrière sur le
crâne. Je veux connaître sa réponse.
Immobile, la chatte sauvage ne paraissait absolument pas perturbée par
l’onde de choc qu’elle avait provoquée. Son regard puissant ne quittait pas
le visage de Nocturne.
Celui-ci leva la patte pour rétablir le calme. Des « chut ! » parcoururent
l’assemblée.
— Mes amis, chère dame manul, je sais que beaucoup d’entre vous
ruminent ces questions depuis longtemps, qu’elles pèsent sur vos cœurs,
que peut-être vous vous êtes sentis trahis par les pandas et par moi en
particulier. Le Messager du Dragon est censé assurer la sécurité du royaume
et, effectivement, je vous ai fait faux bond.
Les légers murmures s’estompèrent vite quand Nocturne se leva.
— Les faits sont les suivants : les pandas ne vous ont pas prévenus de
l’arrivée du déluge parce qu’ils n’ont pas été prévenus non plus. Je n’ai pas
été prévenu.
La stupéfaction secoua la foule. Esprit fronça les sourcils quand
Nocturne pencha la tête, l’air triste. Quelles avaient été les intentions du
Dragon ?
— Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé, continua Nocturne. Oui,
le Dragon me cache cette information, encore aujourd’hui. Je pense que
quelque chose a perturbé l’équilibre de ce monde. Peut-être était-ce un acte
isolé inimaginable ? Peut-être y avons-nous tous contribué, chacun à notre
façon ? En tout cas, nous devons tous veiller à suivre soigneusement les
instructions du Dragon à partir d’aujourd’hui. Quelle que soit l’horrible
chose que nous ayons faite, elle a provoqué la rupture de notre contact avec
le Dragon, aussi certainement qu’elle a provoqué ce funeste déluge.
Il fit une pause, le temps que chacun digère la nouvelle. Esprit
réfléchissait à toute allure. Quelque chose avait provoqué le déluge ; une
créature avait réussi à déséquilibrer le monde… Comment ? Comment
pouvait-on avoir autant de pouvoir à soi tout seul ? Et dans ce cas, comment
empêcher que cela se reproduise ?
— Je te remercie du fond de mon cœur, chère dame manul, pour ta
franchise. Merci d’avoir posé ces questions en public, continua Nocturne en
s’inclinant légèrement devant la chatte. J’ai consacré cette année d’errance
à chercher des réponses à ces questions et pourtant, le mystère demeure.
Mais je vous promets une chose : si je mets la patte sur les créatures
responsables de ce terrible événement, elles répondront de leur geste.
La clairière resta silencieuse un long moment, puis plusieurs pandas
acclamèrent Nocturne.
— Merci, Messager du Dragon ! rugirent-ils. Merci, Nocturne !
D’autres animaux reprirent en chœur et bientôt, l’air s’emplit de
hululements et de gazouillements. Esprit poussa lui aussi un grognement
d’approbation. Il trouvait merveilleux d’être assis là, à côté de Nocturne,
pendant que le Royaume des Bambous semblait uni pour lui offrir son
soutien.
La chatte sauvage n’acclama pas. Elle plissa un peu les yeux avant
d’incliner la tête avec grâce et de se retirer, la queue balayant l’air derrière
elle. Esprit poussa un soupir. Le royaume n’était visiblement pas convaincu
dans sa totalité. Il se demandait ce que la chatte voulait de plus. Nocturne
lui avait fourni des explications ; il avait répondu à ses questions. Quelle
ingratitude !
Tandis que la foule se calmait, Esprit aperçut un autre pelage dans un
arbre en lisière de la clairière : Frisson. La longue queue blanche de la
panthère pendait, tandis qu’elle observait la réunion avec une mine
qu’Esprit reconnut tout de suite. Elle affichait la même quand ils chassaient
dans la montagne, chaque fois qu’elle repérait une proie mais se demandait
si elle serait capable de l’attraper.
— Merci beaucoup à tous, déclara Nocturne en tendant les pattes avant.
Merci de m’avoir confié vos inquiétudes et soumis vos questions. Je suis
fatigué à présent. La session est terminée mais j’aimerais que vous
répandiez la nouvelle autour de vous : je vous reparlerai bientôt.
Des acclamations retentirent de nouveau çà et là, puis les animaux se
dispersèrent. Nocturne descendit de son rocher et s’éloigna du groupe. Fleur
et Ginseng vinrent se placer entre lui et la foule, afin qu’il ait assez d’espace
pour se reposer.
Esprit se précipita sous l’arbre de Frisson et grimpa jusqu’à elle.
— Je suis content que tu sois venue ! s’exclama-t-il.
Il était trop loin pour lui lécher la tête, mais il cligna plusieurs fois des
yeux pour lui signifier sa joie.
— Moi aussi, répondit Frisson sans sourire. Il n’a pas expliqué grand-
chose, si ?
Les poils se hérissèrent sur la nuque d’Esprit, qui la dévisagea. Elle
n’avait pas écouté ?
— Pardon ? Il nous a tout expliqué !
La queue de Frisson se mit à remuer avec énergie.
— C’est vrai, il a employé beaucoup de mots… pour dire son
ignorance.
— Ce n’est pas sa faute s’il ne connaît pas toutes les réponses !
marmonna Esprit, dépité.
L’amertume lui brûlait la gorge. Sa sœur aurait dû avoir plus foi en
Nocturne, mais ce n’était pas ce qui le blessait le plus dans son attitude.
N’était-elle pas contente de l’avoir vu assis à côté de la patte gauche de
Nocturne, de savoir qu’il avait enfin trouvé sa place dans ce monde ? Cela
ne l’avait pas impressionnée, juste un petit peu ?
— Je pense qu’il en sait plus qu’il ne le laisse paraître, lui confia Esprit
qui songeait à la mission interrompue par le tigre.
Nocturne avait parlé de triplés. Et si c’étaient eux, les responsables du
déluge ? Il aurait aimé l’expliquer à Frisson. Elle aurait alors compris qu’il
avait un rôle dans cette communauté, que Nocturne lui faisait confiance,
que cela signifiait énormément pour lui. Pourtant, il n’en fit rien.
— Le Grand Dragon lui en dira plus quand il sera prêt. Nous devons
simplement garder la foi.
— La foi ? Le Grand Dragon ? répéta Frisson en lui lançant un regard
perçant. Et le Chat des Neiges ? Où sont ses empreintes dans tout ça ? Et
notre foi, tu l’as déjà oubliée ?
— Non, bien sûr que non !
La culpabilité lui mordillait les coussinets. Peut-être qu’il l’avait
oubliée, un peu, dans son empressement à se faire une place dans le monde
du Grand Dragon.
— Je pense que notre mère serait triste si tu ne remerciais plus le Chat
des Neiges, ajouta Frisson dans un reniflement.
« Ce n’est pas juste », songea Esprit.
Peut-être que si. Son allusion à Hiver lui fendait le cœur mais il se
plaisait bien ici. Il faisait chaud, il y avait plein de bambous et Nocturne
semblait apprécier sa compagnie, lui. Pourquoi Frisson ne l’aimait-elle pas
autant que lui ?
Il n’eut pas le temps de réfléchir à ce qu’il allait répondre à sa sœur. Il y
avait de l’agitation en dessous d’eux dans la clairière. Un groupe de pandas
s’approchait du lieu où Nocturne faisait la sieste. Ils semblèrent dire
quelques mots à Ginseng qui chuchota à l’oreille de Fleur.
Puis le regard d’Esprit se posa sur ce que les pandas escortaient. Sans
ajouter un mot, il descendit de l’arbre.
C’était un panda, encore un nouveau qu’il n’avait jamais vu avant. Ce
jeune mâle était du même âge que lui ou un peu plus jeune, mais nettement
moins gros. Il semblait seul, sans parents ni famille, et pourtant il marchait
avec une étrange assurance qui contrastait avec la nervosité enthousiaste de
Gobie et Liane.
Esprit arriva au moment où Ginseng réveillait Nocturne de sa sieste.
Les oreilles dressées, Nocturne écouta le compte-rendu de Ginseng puis
s’approcha.
— C’est merveilleux ! s’exclama Nocturne. Un membre de plus dans
notre famille ! Bonjour, jeune panda. Je m’appelle Nocturne Bois-Noir, je
suis le Messager du Dragon. Quel est ton nom ?
— Poivre, répondit le nouveau. Avant, je m’appelais Poivre Pic-Effilé
mais j’imagine qu’aujourd’hui, c’est Poivre Colline-Prospère.
— Avec grand plaisir ! gloussa Nocturne.
— Il errait seul près du fleuve, expliqua Cyprès qui était arrivé dans la
clairière en sa compagnie.
— Tu n’as pas de famille ? demanda Nocturne.
— On a été séparés, répondit Poivre. Mais vous avez peut-être trouvé
ma portée. Nous étions trois. Des triplés.
Estomaqué, Esprit s’affaissa sur son postérieur à côté de Caillou qui
s’était lui aussi approché pour écouter l’histoire du petit nouveau.
Plusieurs pandas impressionnés poussèrent des cris d’étonnement.
Caillou se tourna vers Esprit.
— C’est incroyable ! Les triplés sont rarissimes. Jamais ils ne survivent
tous les trois !
— Waouh…, marmonna Esprit.
Caillou ne devait pas savoir qu’il connaissait ce détail, sans quoi il
devrait lui expliquer d’où il détenait cette information…
Nocturne dévisagea Poivre un long moment avant de s’incliner en
douceur.
— Incroyable… Je crains que nous n’ayons pas encore croisé de triplés,
mais je te promets que nous ferons tout notre possible pour que vous soyez
réunis.
Puis il releva la tête et interpella tous les pandas.
— Mes amis ! je vous prie d’accueillir Poivre Pic-Effilé. Assurez-vous
qu’il soit bien installé et qu’il ne manque de rien.
— Bienvenue, Poivre ! s’écria la foule en chœur.
— Esprit, Caillou ! Et si vous faisiez visiter Colline-Prospère à Poivre ?
leur demanda le Messager.
Le cœur d’Esprit bondit dans sa poitrine à l’idée d’une telle
responsabilité. Les yeux de Caillou brillèrent aussi. Tous deux se
précipitèrent en avant pour se présenter.
— Tu t’y feras vite, lui promit Caillou. Nous allons te montrer où
poussent les meilleurs bambous et où nous dormons.
— J’ai hâte, répondit Poivre qui pencha la tête, la mine triste. Ce sera
sympa d’être à nouveau avec des pandas de mon âge. Je marche seul depuis
si longtemps. Les deux autres triplés me manquent.
— Je comprends, murmura Caillou.
Esprit inclina la tête par respect pour le frère que ce dernier avait perdu
pendant le déluge.
— Moi aussi, enchaîna-t-il.
Quand Caillou lui lança un regard étonné, Esprit réalisa qu’il ne lui
avait jamais réellement parlé de Tempête et Givre. Sa priorité avait été de
s’intégrer et de s’assurer que Frisson trouve sa place elle aussi.
— J’ai laissé un frère et une sœur derrière moi, commença-t-il, alors
qu’ils se mettaient en marche. Ils sont en vie, mais j’ignore si je les reverrai
un jour. Ils habitent encore notre ancien territoire, sur la Montagne de
l’Épine Blanche…
— Esprit ! l’interrompit la voix de Nocturne.
Le panda blanc se retourna. Le Messager lui faisait signe d’approcher.
— Je reviens ! lança-t-il aux autres avant de trottiner jusqu’à Nocturne,
toujours à l’écart des autres pandas.
Il passa devant Fleur et Ginseng qui lui adressèrent des regards
légèrement méfiants mais ne lui barrèrent pas la route.
— Esprit, tu dois te montrer prudent, lui recommanda Nocturne à voix
basse. N’en raconte pas trop à ce petit panda.
— Oh ! Mais pourquoi ?
— C’est toi qui dois le faire parler. Fais en sorte qu’il te raconte tout ce
qu’il sait. Tu te souviens quand j’ai mentionné l’existence de triplés hier
soir ?
— Évidemment, murmura Esprit.
— Si tu veux savoir la vérité, le Grand Dragon m’a mis en garde contre
des triplés. Il y a longtemps, il m’a confié qu’un jour des pandas triplés
essaieraient de prendre le contrôle du Royaume des Bambous ! Ils ont
l’intention de renverser le Messager du Dragon, de m’assassiner et de
diriger le royaume d’une patte de fer. Je sais que c’est difficile à croire de la
part d’un si jeune panda, mais plus tard, il deviendra extrêmement
dangereux. Je le soupçonne déjà de ne pas dire toute la vérité. Quoi qu’il en
soit, sa présence fait courir un grave danger non seulement à ma personne
mais au royaume tout entier, voire au Grand Dragon lui-même.
Esprit en resta gueule bée. Nocturne avait raison : difficile de croire que
ce jeune panda si charmant complotait pour tuer son ami. Cela dit, les voies
du grand Dragon étaient impénétrables, non ?
« Peut-être que le Dragon nous met en garde en amont parce qu’il reste
de l’espoir ? Peut-être qu’on peut rallier Poivre dans le camp du Messager
du Dragon ? »
— Veille sur lui, comme je te l’ai demandé, continua Nocturne. Deviens
son ami, si tu peux. Mais surtout, découvre les raisons de sa venue ici et
l’endroit où se cachent les deux autres triplés. Compris ?
— Oui, j’ai compris, chuchota le panda blanc.
— Merci, Esprit. Dès l’instant où je t’ai rencontré, j’ai su que tu
jouerais un rôle majeur dans cette histoire. Tu m’as déjà prouvé ta loyauté.
Aujourd’hui, je te confie la mission la plus importante de ta vie. Et si tu fais
bien ton travail, alors peut-être que toi et moi, nous sauverons le Royaume
des Bambous.
CHAPITRE 13

— Ce tigre ne peut pas tomber plus mal, grommela Pluie.


Elle jeta un coup d’œil à travers les fougères où elle s’était réfugiée
pour échapper à Chasseur d’Ombre. Ça ne servait peut-être pas à grand-
chose : il sentirait son odeur d’un moment à l’autre maintenant.
Pluie longeait la berge quand elle avait senti la sienne. Elle cherchait un
point de repère familier en face, afin de ne pas être trop perdue après avoir
franchi le fleuve. C’était une erreur. Si elle avait traversé tout de suite à la
nage, elle serait en route pour Colline-Prospère, au lieu d’essayer d’éviter
un tigre aux sens bien plus développés que les siens.
Sa queue rayée fouettait une bande de lumière un peu plus loin. S’il
continuait d’avancer, elle pouvait tenter sa chance et se glisser dans l’eau
avant qu’il ne se retourne. Non, tant qu’il était dans les parages, elle ne
devait faire absolument aucun bruit.
Elle ne pensait pas qu’il la dévorerait, quoi qu’elle ait dit à Feuille, mais
elle n’était pas sûre qu’il soit un ami non plus. Il ne serait certainement pas
content d’apprendre qu’elle avait faussé compagnie à Feuille et Prune. Il
l’obligerait peut-être à faire demi-tour et elle devrait lui expliquer l’incident
dans la montagne. Dans tous les cas, il remettrait toute cette histoire de
Messager du Dragon sur le tapis, et elle n’avait pas envie d’écouter ça. Elle
aussi était chargée d’une mission et elle irait jusqu’au bout, quoi qu’il
arrive.
Dans l’eau à quelques longueurs d’ours de lui, la grue au cou noir
vaquait paisiblement à ses occupations d’oiseau.
Le tigre finit par se retourner. Sa queue fouetta l’air derrière lui. Pluie
eut un mouvement de recul. Il l’avait sentie. Il arrivait…
À cet instant, elle entendit des brindilles qui se cassaient, des branches
qui craquaient, des cris stridents qui s’approchaient… Un petit groupe de
singes dorés surgit au-dessus de sa tête. Aussitôt, elle regarda en direction
du tigre. Il avait disparu dans les broussailles.
Apparemment, les singes ne l’avaient pas vue. La troupe bavarde et
bondissante s’arrêta dans un arbre non loin de sa cachette.
— Patience ! s’énerva une guenon. Je vous ai dit qu’on attendait !
— Je déteste attendre, cracha une autre en lâchant sa branche.
Pluie la vit dégringoler dans les buissons, mais la guenon se rattrapa au
dernier moment avec ses pattes arrière et commença à se balancer la tête en
bas.
— Pourquoi t’es-tu portée volontaire alors ? gloussa un troisième.
Pluie s’aperçut qu’elle en connaissait quelques-uns. Ils faisaient partie
de la bande de Jarret Musclé. Deux de ces singes étaient présents quand elle
les avait suivis jusqu’à la colonne de pierre sur laquelle poussait le bambou
panaché. Il y avait cette femelle, la petite qui avait grimpé tout en haut des
cannes au dangereux balancier. Comment s’appelait-elle déjà ? Queue
Agile ?
— Jarret Musclé a dit : « Traversez et attendez ! » répéta celle-ci.
Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans le mot « attendez » ?
— On ne pensait pas y passer la journée ! protesta la guenon à l’envers
en se grattant le menton.
« Jarret Musclé les a envoyés de l’autre côté du fleuve… Qu’est-ce
qu’ils peuvent bien attendre ? »
Ils étaient vraiment trop proches d’elle. Si le tigre les observait, il y
avait encore plus de risques qu’il la repère. Bouger était risqué, mais elle ne
pouvait pas rester là à attendre qu’ils la remarquent.
Lentement, avec mille précautions, elle commença à reculer…
Mauvais moment ! La guenon impatiente pivota légèrement et lâcha un
cri de surprise.
— C’était quoi ?
— Rien, répondit un singe dans un bâillement.
— La ferme ! Je te dis que j’ai vu quelque chose bouger !
Pluie ne perdit pas un instant de plus. Elle décampa pendant que les
singes ergotaient. C’était moins une. Au bout de quelques pas, elle entendit
leurs hululements, tandis qu’ils se lançaient à sa poursuite de branche en
branche.
Comme il lui était impossible de les semer, Pluie décida de se trouver
une meilleure cachette, et vite ! Elle contourna un rocher dans un joli
dérapage et tomba sur un épais buisson. Sans réfléchir, elle rampa le plus
loin possible. Enfin, elle se plaqua contre le sol et essaya de ne plus respirer.
— Il est où ? s’écria la guenon impatiente, dans les branches au-dessus
de Pluie.
— C’était quoi ? Un panda ? Cette grosse panthère blanche ? demanda
un singe.
Pluie grimaça quand elle comprit qu’ils s’étaient arrêtés pile sur le
rocher à côté de sa cachette.
« Une panthère blanche ? Ils ne parlent pas de Chasseur d’Ombre… »
— Pas sûr.
— On ne peut pas aller dire à Jarret Musclé qu’on croit avoir vu
quelque chose mais que, désolés, on n’en est pas sûrs ! aboya le mâle sur le
rocher. Il ne peut pas être loin. Déployez-vous et trouvez-le !
Pluie estima que quatre ou cinq singes venaient de bondir du rocher.
Aussitôt, elle fit la morte. Avec un peu de chance…
Raté. Queue Agile passa devant son buisson, la queue en point
d’interrogation derrière elle, et chercha directement sous les feuilles.
Son regard croisa celui de Pluie. Celle-ci se contracta, prête à jaillir.
Mais la petite guenon n’appela pas les autres. Perplexe, elle plissa les yeux.
Avait-elle reconnu Pluie ? Pourquoi ne prévenait-elle pas ses camarades ?
— Queue Agile ! hurla l’impatiente, ce qui les fit sursauter toutes les
deux. Tu as trouvé quelque chose ?
— Je… je ne vois rien. Il fait trop sombre.
« Hein ? Pardon ? »
— Pousse-toi ! lui ordonna la guenon.
Queue Agile fit la grimace. La tête d’un autre singe apparut au bord du
buisson. La femelle plissa elle aussi des yeux avant d’exulter.
— Ah ! ah ! Te voilà, petit panda !
La guenon se retourna et bouscula Queue Agile.
— T’es aveugle ou quoi ? Il était pile sous ton nez ! glapit-elle.
Sans crier gare, Pluie jaillit du buisson et la poussa de son chemin avec
un grand coup de patte.
— Filez de là ! rugit-elle en se dressant sur ses pattes arrière.
Alors que Pluie se tournait pour frapper le singe resté sur le rocher,
celui-ci bondit hors de sa portée et se réfugia dans un arbre en riant à gorge
déployée.
— Jarret Musclé va adorer ! cria-t-il. Allons vite tout lui raconter !
Tandis que les singes se réunissaient en quelques bonds dans les
branches, Pluie continua de montrer les crocs et de les menacer. Un instant,
elle crut voir Queue Agile qui s’arrêtait pour la regarder d’un air désolé
avant de disparaître.
Le souffle court, Pluie se retrouva seule au bord du fleuve pendant que
les singes détalaient en aval. Ils devaient rejoindre un endroit où ils
pouvaient traverser, maintenant que le niveau de l’eau avait baissé.
Et Colline-Prospère devait être en face.
Après le vacarme qu’ils avaient fait, elle s’attendait presque à voir
Chasseur d’Ombre sortir d’un pas décidé des broussailles pour lui parler en
tête à tête. Elle patienta quelques longues inspirations sans qu’il apparaisse.
Aurait-il déguerpi dans la direction opposée ?
Ça ne servait à rien de traîner là plus longtemps. C’était son tour de
traverser. L’eau n’était pas particulièrement profonde devant elle et le
courant paraissait moins rapide et meurtrier. Elle avança de quelques pattes,
savourant la sensation agréable et familière de l’eau sur son pelage.
Soudain, au lieu du sol mou et limoneux et des roseaux épais, elle sentit
quelque chose s’enfoncer entre ses coussinets. Elle poussa un cri en levant
la patte. Elle avait dû marcher sur un rocher. Alors qu’elle le contournait,
elle effleura un bâton long et lisse. Lentement, elle écarta les roseaux pour
mieux voir.
Ce n’étaient ni des rochers ni des bâtons mais des os.
Le cœur battant, elle recula jusqu’à la berge.
Il y en avait tellement et ils lui rappelaient…
« Oui ! Je les ai déjà vus ! Quand j’étais emportée par le courant et que
je me noyais. Mais ce n’était qu’un rêve. Je n’imaginais pas qu’ils étaient
vraiment là… »
Il s’agissait des ossements des animaux emportés par la crue. Elle
l’avait toujours su.
Il y en avait tellement ! Alors qu’elle regardait en aval, elle fut prise de
vertiges.
Les os de son père étaient là, quelque part. Elle n’avait aucun souvenir
de lui, mais elle savait qu’il était tombé dans le fleuve et s’était noyé.
Comme Pierre, le frère de Caillou. Bergamote, la sœur de Cyprès. Et tant
d’autres.
« Feuille aurait vu là un mauvais présage, songea-t-elle. Un
avertissement du Grand Dragon. »
Pluie avait l’impression que l’eau lapait les os avec douceur, comme si
le fleuve prenait soin d’eux. Cette scène n’avait rien de sinistre. Son père
aurait certainement détesté qu’elle ressasse sa mort, alors qu’elle avait une
mission à remplir sur l’autre berge.
Elle pataugea dans l’eau en évitant les ossements. Et une fois de plus,
un obstacle l’empêcha d’aller plus loin. C’était la grue à cou noir qui était
descendue en piqué et s’était posée pile devant elle.
— Encore toi ! s’exclama Pluie. Où étais-tu quand j’avais besoin de
distraction tout à l’heure ?
Parfaitement immobile dans l’eau, les yeux rivés sur Pluie, la grue lui
répondit par un léger coassement. Le panda soupira.
— Excuse-moi maintenant, mais je dois traverser. On se retrouve de
l’autre côté !
Pluie fit un pas de côté pour contourner l’oiseau.
Avec une lenteur calculée, la grue se posta de nouveau devant elle et
écarta les ailes pour lui bloquer le passage.
Pluie observa la grue puis la rive d’en face.
— C’est une blague ? grogna-t-elle. Ce n’est pas le moment !
La grue rabattit ses ailes en avant avec une telle force que Pluie sentit la
bouffée d’air sur sa face. Elle fixa le volatile droit dans son œil rond.
— Je sais que c’est dangereux ! s’écria-t-elle. Et j’ai beaucoup apprécié
ton aide à Lumière Haute, même si j’ignore totalement tes motivations et
que tu m’as un peu fiché la frousse. Mais tu ne m’empêcheras pas de
traverser. Je dois sauver ma mère et Caillou !
Elle prit une grande inspiration et fonça sur l’oiseau. Elle s’attendait à
ce qu’il s’envole, mais non ! Il recula et lui donna un grand coup de bec
derrière l’oreille. Choquée malgré elle, Pluie pencha la tête dans un cri.
L’oiseau en profita pour la gifler violemment avec son aile. Pluie perdit
l’équilibre et s’étala de tout son long dans l’eau.
Elle se releva en grognant, détrempée. Aucun oiseau haut sur pattes ne
l’empêcherait de retrouver sa mère !
— Fiche le camp ! rugit-elle en lui flanquant un grand coup de patte.
Cette fois-ci, la grue, obligée d’esquiver, s’envola en braillant. Pluie
saisit sa chance et, après avoir pris une grande inspiration, plongea dans le
fleuve. Elle nagea aussi fort et aussi vite qu’elle le put, vers l’aval, à travers
les algues et les roseaux emmêlés, effrayant un banc de poissons rouges
étincelants. Elle nagea et nagea jusqu’à ce que ses poumons la brûlent et
que le courant prenne le dessus et l’entraîne, alors qu’elle visait la rive
opposée.
Au moment où elle devait remonter pour respirer, elle constata que le lit
du fleuve remontait légèrement. Sa tête jaillit à la surface. Pluie inspira un
bon coup puis éclata d’un rire triomphal. Elle avait traversé la moitié du
fleuve. Elle fit la planche un instant et scruta le ciel. La grue au front d’un
rouge éclatant disparaissait au loin. Aussitôt que son regard se posa sur les
bosquets de bambous qui parsemaient les collines familières de la Forêt du
Sud, elle se remit à nager de toutes ses forces pour gagner la berge.
CHAPITRE 14

Feuille bondit sur un affleurement rocheux sans quitter des yeux les
grandes cannes qui poussaient dans les fissures et ondulaient sous la brise.
Était-ce du Veine Rouge ? Fonceur lui avait dit qu’on trouvait cette variété
de bambou qui devait son nom aux striures rouges sur ses feuilles où rien
d’autre ne poussait. Il fallait absolument qu’ils en rapportent. D’après
Coureur Guéris-Cœur, c’était le seul bambou capable de soulager ceux qui
avaient bu l’eau souillée. Tout le monde à Mare-Pure comptait sur les deux
amis.
Elle saisit une canne dans sa patte, la baissa pour en inspecter les
feuilles. Elles avaient un peu de rouge…
— Fonceur ! cria-t-elle. C’est ça ?
La tête du panda roux apparut au bord de l’affleurement. Il se dépêcha
de la rejoindre.
— Non, répliqua-t-il, haletant, en secouant tristement la tête. Les
feuilles n’ont pas la bonne forme.
Il tomba à plat ventre. Feuille lui donna un coup de langue
encourageant sur le front.
— Tes connaissances m’impressionnent. On va finir par en trouver,
crois-moi.
— Je ne suis pas si savant, tu sais, répondit Fonceur, même si son amie
voyait bien que cela lui faisait plaisir. Tous les pandas roux s’y connaissent
un peu en remèdes. On mange de tout alors forcément, certaines substances
nous détraquent.
Pourtant, ce fut lui qui découvrit le bambou aux feuilles veinées de
rouge, enfin… de rares cannes qui poussaient directement dans le flanc
d’une falaise. Feuille grimpa pour les arracher.
— Voilà qui réglera la douleur, déclara Fonceur. Maintenant il nous faut
du Feuille Violette. Les deux ensemble devraient les soigner… j’espère.
— Tu n’as jamais pensé à devenir un Guéris-Cœur ? lui demanda
Feuille.
L’air fatigué, Fonceur gloussa et secoua la tête.
— Nan… Je suis et je resterai un Grimpe-Loin.
Comme Fonceur ne pouvait porter qu’une canne de bambou rouge entre
ses crocs, Feuille se chargea des trois autres. Ils se dépêchèrent, même si les
tiges qui se coinçaient dans les buissons ou les fissures des rochers les
ralentissaient.
— Le Feuille Violette pousse près de l’eau, lui rappela Fonceur. Toutes
les plantes au bord de Mare-Pure doivent être contaminées. On va devoir
chercher un autre point d’eau.
Tout en marchant, Feuille gardait l’œil ouvert. Elle espérait apercevoir
Tante Prune et Pluie à tout moment. La sagesse de Prune lui manquait
tellement, sans parler de son soutien moral. Elle n’avait pas encore annoncé
aux pandas de Mare-Pure qu’elle pensait être la nouvelle Messagère du
Dragon. D’ailleurs, elle se demandait comment elle allait s’y prendre. La
présence de Prune à ses côtés l’aurait bien aidée !
Pluie lui manquait également, même si elle ne leur aurait été
d’absolument aucun soutien !
Aucun signe d’elles. Alors qu’elle scrutait la limite des arbres, un
oiseau s’envola de derrière un bosquet, suivi par d’autres.
— Des canards ! s’exclama-t-elle. Et où il y a des canards, il y a de
l’eau !
— Allons voir ! proposa Fonceur.
Les deux amis traînèrent leurs cannes de bambou en haut d’une colline,
sur un autre gros affleurement rocheux et enfin à travers les arbres. Et
effectivement, ils tombèrent sur un petit ruisseau qui babillait au milieu de
la forêt. Il était juste assez large pour accueillir une famille de canards et
deux rideaux de bambous aux feuilles veinées de pourpre.
Quand leurs gueules furent pleines, à la limite d’avoir mal à force de
serrer les cannes, Fonceur cueillit plusieurs poignées de feuilles qu’il fourra
entre ses crocs.
Le temps qu’ils retournent auprès des pandas de Mare-Pure, Feuille crut
que sa mâchoire allait se décrocher. Elle lâcha les cannes dès qu’elle put –
certaines s’éparpillèrent dans l’herbe – et se frotta le museau avec les
pattes. Décidant que ses petites douleurs pouvaient attendre, elle se dépêcha
de cueillir des feuilles de Veine Rouge et de Feuille Violette puis elle courut
jusqu’à l’endroit où Jacinthe et Chaume étaient encore allongés.
Jacinthe paraissait encore plus affaiblie et la respiration ralentie de
Chaume était presque imperceptible.
— Je suis revenue…
Le petit panda remua mais ne leva pas les yeux vers elle.
Refusant de céder à la panique, elle découpa les feuilles en morceaux
aussi minuscules que possible et les approcha doucement des narines de
Jacinthe.
— S’il te plaît, essaie de manger. Tu te sentiras mieux après. Je te le
promets. Je t’en prie…
Le museau de Jacinthe remua insensiblement. Feuille se demanda
même si elle ne l’avait pas imaginé. Elle aurait voulu se jeter à genoux
devant Jacinthe et la supplier de manger, mais ça ne servirait à rien. Elle
devait garder son calme, pour Chaume, pour tous les pandas qui
l’observaient. Elle posa son autre patte sur la patte amorphe de la femelle.
— Grand Dragon, chuchota-t-elle, à l’occasion du Festin de Longue
Lumière, tes humbles pandas s’inclinent devant toi. Nous te remercions
pour le don de ce bambou guérisseur et pour l’endurance que tu nous
octroies.
« S’il te plaît, s’il te plaît, sois endurante, Jacinthe… »
Celle-ci prit une inspiration qui fit bouger les feuilles devant ses
narines. Sa langue apparut et les lécha dans la paume de Feuille qui retint
son souffle. À peine capable de mâcher, Jacinthe avala quelques petits
morceaux.
Après avoir poussé un gros soupir, Feuille se dépêcha d’en découper
davantage et de les lui présenter. Cette fois-ci, sa langue sortit presque
immédiatement. Feuille continua de lui donner la becquée tout en déposant
des morceaux sur sa poitrine, devant Chaume. Il les renifla puis, sans ouvrir
les yeux, il tendit le museau et les avala. Le cœur de Feuille battait de plus
en plus vite. À chaque bouchée, Jacinthe recouvrait un peu d’énergie,
jusqu’à ce que finalement, elle soulève légèrement les paupières.
— Feuille ? balbutia-t-elle.
— Oui, c’est moi ! répondit celle-ci avec un grand sourire. Tout va bien
se passer.
— Je prends le relais, l’informa une voix dans son dos. Tu dois te
reposer.
C’était Genévrier. Il n’avait pas franchement bonne mine, mais Feuille
le laissa attraper les cannes et les ouvrir en deux. Soudain éreintée, elle
s’avachit dans l’herbe tendre.
Peu à peu, pandas et pandas roux s’approchèrent. Chacun avala un peu
des deux variétés de bambous. Les pandas croquaient dans les cannes pour
que les pandas roux en extraient le vert filandreux à l’intérieur. Fonceur vint
s’asseoir à côté de Feuille et s’appuyer contre son flanc.
— Merci à tous les deux, déclara Coureur Guéris-Cœur, quand tous
leurs amis eurent ingéré le remède. Et merci au Grand Dragon de vous avoir
conduits jusqu’à nous !
Feuille et Fonceur se dévisagèrent.
— Le moment est venu, murmura Fonceur.
Feuille acquiesça. L’appréhension lui nouait la gorge, mais son ami
avait raison.
Plusieurs pandas les fixaient à présent. Feuille se leva avec raideur, se
racla la gorge.
— J’ai une annonce à vous faire.
Tous les pandas qui en étaient capables se dressèrent vers elle. Feuille
inspira profondément.
— Moi aussi, je pense que le Grand Dragon nous a conduits ici. J’ai eu
une vision quand j’ai regardé dans la mare. Voilà comment j’ai su que l’eau
était empoisonnée. Elle est devenue noire sous mes yeux. Ce n’est pas ma
première vision. Parce que je… je suis une Messagère du Dragon.
L’absence de réaction dura si longtemps que Feuille manqua retirer ce
qu’elle venait de dire, juste pour briser le silence. Ces quelques mots lui
paraissaient tellement absurdes maintenant qu’elle les avait prononcés à
voix haute. Pourquoi la croirait-on ?
— Évidemment ! s’exclama Pommier. Pourquoi ne nous en sommes-
nous pas aperçus plus tôt ?
Feuille cligna des yeux.
— C’est vrai ! renchérit Chasseur Saute-Haut. Tu as eu cette vision
quand nous étions perdus dans la montagne. Tu as vu le Dragon ! Aucun de
nous n’a réalisé sur le moment.
— Messagère du Dragon ! s’écria Herbe en inclinant la tête. Nous
avons un nouveau Messager !
Plusieurs pandas s’inclinèrent. Feuille batailla pour ne pas éclater de
rire tellement elle était soulagée.
— Je ne voudrais personne d’autre comme Messager, affirma
Chercheuse Grimpe-Loin qui se rua sur Feuille pour serrer ses grosses
pattes dans ses petites pattes.
— Tu es bonne et honnête. Tu seras merveilleuse, déclara Jacinthe,
toujours appuyée contre son arbre.
— Vive Feuille ! couina Chaume.
Feuille inclina la tête à son tour.
— Je suis si heureuse que vous me croyiez ! Je ne peux pas vous dire à
quel point…
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle.
— Il y a autre chose, continua-t-elle. Un changement se profile…
Par où commencer ? Comment leur parler de Chasseur d’Ombre, Tante
Prune, Pluie et le triplé manquant ?
Elle choisit l’explication la plus simple possible et même si les pandas
roux semblaient un peu contrariés quand elle évoqua le temps passé avec le
tigre, ils semblèrent accepter le restant de son histoire.
— Moi-même, je ne comprends pas tout, conclut-elle. Mais je sais que
je ferai tout mon possible pour le Royaume des Bambous, quoi qu’il arrive.
— Vous vous sentez vraiment d’attaque ? demanda Feuille pour la
troisième fois, tandis que le petit groupe de pandas roux se rassemblait
autour d’elle.
Ils avaient ramené le bambou guérisseur la veille seulement et beaucoup
de pandas n’avaient pas encore tout à fait récupéré.
— Fonceur et moi pouvons y aller seuls…
— N’importe quoi ! répliqua Vadrouilleuse. Nous sommes
suffisamment rétablis pour nous rendre dans les bois et sentir la piste des
chauves-souris.
— Tu as arrêté ta quête pour nous, lui rappela Chercheuse. Nous
t’aiderons à retrouver leur trace. Tu dois suivre les signes du Dragon et
mettre la patte sur le dernier triplé, pour le salut du royaume !
Feuille rougit. Elle était heureuse que les pandas roux prennent son
histoire au sérieux, mais cela l’intimidait aussi. Et si elle s’était trompée
depuis le début ? Le Dragon ne lui avait pas « dit » qu’elle découvrirait son
triplé en suivant les chauves-souris. Ce n’était qu’une intuition.
Elle leur était néanmoins reconnaissante. Les pandas roux se
déployèrent donc dans la direction du bosquet de ginkgos où Fonceur et elle
avaient rencontré Bourrasque.
Cela remontait à quelques jours. Que resterait-il de leur passage ?
Feuille ne pouvait s’empêcher d’espérer, tandis qu’elle reniflait autour de
l’arbre dans lequel ils avaient dormi et fouinait dans le sous-bois à la
recherche de l’odeur des chauves-souris ou de leurs déjections. En vain : la
pluie ou le vent avaient sans doute effacé leur trace.
Dans un soupir, elle décida de rejoindre Fonceur plus en avant. Alors
qu’elle traversait un grand espace à la crête d’une colline, elle aperçut les
pandas roux qui étaient regroupés autour d’un grand arbre en contrebas.
Le cœur battant, elle descendit la pente en courant. À leur expression,
elle sut qu’ils avaient découvert quelque chose.
— Elles ont fait un arrêt ici ! s’exclama Fonceur. Et récemment. Leur
odeur est partout sur l’arbre.
— Par ici ! les interpella Vadrouilleuse qui remuait la queue avec
enthousiasme.
Feuille et les pandas roux se dépêchèrent de la suivre jusqu’à la limite
des arbres. Là, elle leur montra quelques fientes sur des troncs d’arbres.
— Ma queue à couper qu’elles sont parties dans cette direction !
s’écria-t-elle.
— Que comptez-vous faire maintenant ? demanda Chercheuse.
Fonceur et Feuille échangèrent un long regard.
— Les suivre, évidemment ! annonça Feuille.
— Et moi, je t’accompagne ! compléta Fonceur.
Chercheuse frotta le menton de son fils avec son museau.
— Soyez prudents et revenez vite !
— Vous n’allez pas rester à Mare-Pure, j’espère, s’inquiéta Feuille.
— C’est Mare-Impure, à présent, déplora Chercheuse. Non, Feuille.
Nous allons nous mettre en quête d’eau fraîche. Mais quel que soit l’endroit
où nous nous établirons, je sais que vous nous retrouverez.
— Promis, répondit Feuille, les yeux rivés vers la forêt.
Elle avait à nouveau une direction. Le Dragon ne voulait pas qu’elle
perde leur piste.
— Je retrouverai le troisième triplé et ensemble, nous accomplirons
notre destin !
CHAPITRE 15

— J’arrive !
Esprit baissa la tête et fonça dans la vallée. Quand, devant lui, les pattes
noires et la queue courtaude de sa proie disparurent derrière un rocher, il
accéléra. Parvenu de l’autre côté, il constata que Poivre s’était volatilisé.
— Bouh ! s’écria une voix.
Esprit sursauta, perdit l’équilibre et bascula sur le flanc, tandis que la
tête de Poivre apparaissait derrière le rocher. Pris d’un fou rire, le petit
panda tomba lui aussi à la renverse. Ses pattes remuaient toutes seules dans
l’air.
— C’est toi qui m’as attrapé ! gloussa Esprit en se relevant.
Poivre s’assit et se nettoya derrière les oreilles tandis qu’Esprit
l’observait en souriant.
Du genre enjoué, Poivre ne lui avait jamais posé de questions sur son
pelage blanc ni sur son éducation différente. À nouveau, une voix dans un
recoin de sa tête posa la question à laquelle il n’avait pas de réponse :
« Comment cet ourson pourrait-il être responsable de la mort du Messager
du Dragon et de la destruction du Royaume des Bambous ? »
Nocturne avait cependant raison sur un point : plus Esprit jouait avec
Poivre et passait du temps avec lui, plus il se disait que le petit lui cachait
quelque chose. Poivre répondait à ses questions mais jamais directement. Il
parlait de sa portée comme d’un tout. Ce n’était jamais : « Comme Frisson
disait… » ou « Tempête faisait toujours… », juste « ma portée ». Il répétait
qu’il s’était perdu dans la nuit et ne se rappelait pas à quel endroit il avait
été séparé d’eux ou de leur mère.
— Allez ! C’est ton tour de me chasser, s’exclama Esprit. Prêt ?
Poivre se mit à quatre pattes et se ramassa.
— Prêt !
— C’est parti !
Esprit piqua un sprint en direction du fond de la petite vallée. Il entendit
Poivre qui se dépêchait et ricanait derrière lui. Esprit ralentit néanmoins
l’allure avant de contourner un tas de pierres pour l’escalader. Le but n’était
pas de le perdre !
Ils se pourchassèrent à flanc de coteau. Esprit l’éloignait toujours plus
de la Clairière aux Festins et du cœur de Colline-Prospère. Enfin, il aperçut
le bosquet qu’il convoitait. Prenant le temps de regarder par-dessus son
épaule et de vérifier que Poivre le suivait bien, il grimpa la dernière pente
puis se faufila entre les arbres pour atteindre une petite clairière ombragée
entourée de hautes fougères.
Nocturne leva la tête quand il arriva. Esprit s’arrêta pour reprendre son
souffle. Sans échanger un mot, les deux pandas s’observèrent. Nocturne
l’interrogea du regard et Esprit lui répondit par un hochement de tête. Puis
il fit un pas de côté pour ne pas bloquer l’entrée à Poivre.
Celui-ci jaillit dans la clairière et s’arrêta devant Nocturne dans un
dérapage.
— Touché ! s’exclama Nocturne.
Esprit intercepta un regard circonspect de la part de Poivre, avant qu’il
n’affiche un grand sourire et ne s’assoie en pouffant.
— Bonjour, Messager du Dragon ! s’exclama-t-il.
À pas de loup, Esprit s’éloigna de Nocturne et alla s’installer
confortablement dans la mousse moelleuse, entre la sortie et le jeune panda.
Poivre se retourna.
— Te voilà, Esprit ! Je t’ai trouvé ! s’exclama-t-il avant de s’approcher
de lui.
Quand il heurta son museau avec le sien, Esprit essaya de sourire.
— Viens t’asseoir avec moi, Poivre, lui ordonna Nocturne.
Si le petit panda sentait la tension qui régnait dans l’air, il n’en laissa
rien paraître. Il saisit le bambou que le Messager avait poussé devant lui et
s’assit pour le manger. Il n’accorda pas un regard à Esprit ou à sa seule
issue entre les fougères.
— Merci, Messager du Dragon, marmonna-t-il, la gueule pleine de
feuilles.
— Alors, dis-moi comment tu t’adaptes, lui demanda Nocturne en
croquant dans sa canne qui se fendit quasiment en deux.
— Oh ! Bien ! Je suis très heureux ! répondit Poivre. J’espère juste que
ma portée me rejoindra bientôt.
Sans trop savoir pour quelle raison, Esprit se dit que Poivre avait eu tort
d’aborder le sujet aussi vite.
— Où les as-tu vus pour la dernière fois ? l’interrogea Nocturne. Nous
avons envoyé des pandas à leur recherche mais ils n’ont trouvé personne.
Ce serait plus facile si nous savions par où commencer.
— Dans la Forêt du Nord.
— C’est plutôt vaste, ironisa Nocturne. Et ta mère. Comment s’appelle-
t-elle, déjà ?
Esprit était à peu près sûr que Poivre n’avait jamais mentionné son
nom. Le petit panda mâchonna longuement, les yeux rivés sur le visage
amical de Nocturne.
— Je l’appelais simplement Maman.
— Où l’as-tu vue pour la dernière fois ?
Poivre fronça les sourcils, le museau plissé à force de fouiller sa
mémoire.
— Euh… quand le sol a tremblé. Il y avait un grand arbre et un rocher
auquel je m’accrochais…
« Un grand arbre et un rocher ? Ça pourrait être absolument n’importe
où ! »
Esprit essayait de ne pas trop fixer Poivre, mais il n’arrivait pas à le
cerner. Le faisait-il exprès ? Pourquoi ne voulait-il pas qu’ils retrouvent sa
famille ? Était-ce vrai, alors ? Ce jeune panda complotait dans leur dos ? Sa
présence à Colline-Prospère cachait un sombre dessein ? Pourquoi refusait-
il de donner plus d’informations ?
Ça n’avait aucun sens.
Nocturne semblait du même avis que lui.
— Parle-moi de ta portée. Comment s’appellent les autres ?
Une pointe d’effronterie passa dans le regard de Poivre.
— Je les appelais Fétide et Ramollo.
— Fétide, Ramollo et Poivre, grommela Nocturne, méditatif.
Soudain, il se pencha en avant et frappa violemment le sol avec la patte.
La canne de bambou finit de se fendre sous son poids. Il approcha son
museau de celui de Poivre qui abandonna son petit air insolent.
— Je veux leur vrai nom, gronda-t-il.
Quand Poivre jeta un coup d’œil à Esprit, son cœur se serra. Il aurait
aimé aider son nouvel ami. Mais c’était impossible si celui-ci complotait
contre Nocturne et le Royaume des Bambous !
Comprenant qu’Esprit ne prendrait pas sa défense, Poivre sembla
réfléchir très vite. Contre toute attente, au lieu de se montrer raisonnable et
de donner leur nom à Nocturne, il adressa un nouveau sourire effronté au
Messager.
— M’en souviens pas.
« Il est fou ? Pourquoi se comporte-t-il ainsi ? se demanda Esprit. Il
aggrave son cas ! »
— Tu ferais bien de t’en souvenir. Et vite ! rétorqua Nocturne qui
approcha encore plus son museau de celui de Poivre.
Il parlait d’une voix si grave que ses mots résonnaient dans la tête
d’Esprit.
— Sinon, tu pourrais apercevoir une autre facette des pandas de
Colline-Prospère…
Nocturne recula. Soudain, sa mine furibonde céda la place à un beau
sourire de façade.
— Esprit ne va pas te lâcher d’un coussinet, ajouta-t-il. Un accident est
si vite arrivé quand on est seul, surtout avec une mémoire défaillante.

Esprit observait Poivre qui trottinait sur le sentier. Il courait dire


bonjour à Caillou et Pivoine qui étaient assis face au fleuve.
Quel panda bizarre ! Poivre comprenait qu’il était victime
d’intimidations de la part de Nocturne, cela ne faisait aucun doute. Pourtant,
il n’y avait pas fait allusion quand ils avaient quitté la clairière. Il ne
semblait pas non plus en vouloir à Esprit, alors que le Messager lui avait dit
à demi-mot que le panda blanc travaillait pour lui et le suivrait comme son
ombre. Poivre savait qu’ils ne lui faisaient pas confiance, qu’ils ne
croyaient pas en ses histoires. Mais cela ne le décourageait pas.
Que mijotait-il ? Et pourquoi ? Malgré lui, les pires scénarios se
bousculaient dans son esprit : Poivre comptait-il voler la pierre bleue et la
détruire ? À moins qu’il n’offre à Nocturne du bambou empoisonné ou une
autre plante toxique ? Et si par ruse, il arrivait à le pousser dans le fleuve ou
du haut d’une falaise ?
Quelles que soient les intentions de Poivre, Esprit serait là pour
l’empêcher de faire du mal au Messager.
Au bout d’un moment, Poivre bâilla à s’en décrocher la mâchoire et dit
à Esprit qu’il allait piquer un petit somme. Le panda blanc marmonna que
c’était une bonne idée et fit semblant de bâiller lui aussi. Tous deux se
rendirent aux nids des pandas. Là, Poivre s’écroula avec bonheur sur celui
qui appartenait à Caillou. Il s’endormit en un rien de temps. Assis, Esprit
n’en revenait pas qu’il soit détendu à ce point. Il devait être sacrément sûr
que son plan diabolique allait fonctionner…
— Hé ! l’interpella une voix.
Esprit tourna la tête. C’était Frisson qui s’approchait. À la manière dont
elle remuait la queue, il sut que quelque chose la contrariait. Heureux de la
voir après une journée à suivre Poivre partout, il lui sourit, mais elle ne lui
rendit pas son sourire. Elle s’arrêta sur un rocher pile au-dessus de Poivre.
— Je peux te dire un mot ? feula-t-elle. Ailleurs ?
« Aurait-elle des infos sur Poivre ? » se demanda Esprit.
— Je ne peux pas aller trop loin, chuchota-t-il.
— Oh ! Ça, je sais.
Esprit la dévisagea. Était-elle en colère contre lui ? Elle s’éloigna d’un
pas raide. Il la suivit en jetant des coups d’œil derrière lui de temps en
temps pour s’assurer de ne pas perdre Poivre de vue.
— Ça ne va pas ? s’inquiéta-t-il quand Frisson s’arrêta et le fixa.
Sa sœur s’assit, droite comme un I, le front plissé. Esprit constata
qu’elle avait grandi depuis leur arrivée à Colline-Prospère. Elle resterait
petite pour une panthère des neiges, mais elle avait perdu certains de ses
traits de chaton. Elle ressemblait de plus en plus à une version miniature
d’Hiver.
— J’ai surpris votre conversation, lâcha-t-elle enfin. Je me suis
approchée tout doucement et je vous ai vus, Nocturne Bois-Noir et toi. Vous
malmeniez ce petit panda. Pourquoi ?
Bien que pris de court, Esprit soupira et secoua la tête.
— Je… je comprends que tu aies pu croire ça. Puisque tu ne sais pas ce
que je sais.
— Ah oui ? s’exclama Frisson en lui lançant un regard sceptique.
Qu’est-ce que Nocturne t’a raconté pour que ça ne te pose aucun problème
de participer à ce guet-apens, puis de suivre partout ce petit panda, hein ?
Elle se radoucit.
— Ça ne te ressemble pas, Esprit.
— C’est un secret.
Il grattait le sol de frustration. Son secret était si énorme, si important. Il
mourait d’envie de le lui raconter, mais il n’en avait pas le droit. En plus, sa
sœur ne croyait pas au Grand Dragon. Elle croirait encore moins en la
prophétie de Nocturne.
— Il se passe certaines choses… des choses importantes que tu ne peux
pas comprendre.
Frisson secoua la tête.
— J’en comprends plus que tu ne le crois. Esprit, Nocturne se sert de
toi.
— Pardon ? s’étrangla le panda blanc. Non ! C’est ridicule ! Je lui
donne un coup de patte parce qu’il est le Messager du Dragon et que c’est
important. Et puis, c’est mon ami ! Il a été gentil avec moi. Il m’a accepté
quand la plupart des pandas de Colline-Prospère voulaient me chasser,
uniquement parce que j’étais différent.
— Et parce que tu désespérais d’être accepté, pas vrai ? Ça, Nocturne le
savait très bien.
Frisson poussa un grand soupir avant de poursuivre.
— Il se sert de toi pour ses basses besognes. C’est lui-même qui l’a dit.
Le cœur d’Esprit s’emballa.
— C’est n’importe quoi et tu le sais.
— Ah oui ?
Frisson se leva et commença à faire les cent pas devant lui, comme le
tigre sur la berge nord.
— Tu me traites de menteuse ? Je l’ai entendu, Esprit ! Il parlait avec
Fleur, Horizon et Cyprès. Il leur disait : « Esprit est fort et assoiffé de sang.
Mais ne vous inquiétez pas, il est trop bête pour représenter une quelconque
menace ! » Mot pour mot ! Je n’ai pas arrêté d’y penser de la journée.
Esprit la dévisageait, incrédule.
C’était impossible. Toute cette conversation était impossible.
— Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu inventes cette histoire ? Je sais que
tu ne te plais pas ici. Tu es jalouse, c’est ça ?
— Jalouse ? De toi et Nocturne ? s’écria Frisson en montrant les crocs.
Soudain, ce fut clair comme de l’eau de roche.
— Au fond, ça ne te plaît pas que j’aie enfin trouvé ma place dans ce
monde, l’accusa-t-il. J’ai toujours été à part, quand nous étions petits. Tu
avais toujours cet avantage sur moi. Aujourd’hui, je suis intégré et tu ne le
supportes pas.
— Esprit, tu racontes de la crotte de pika, aboya Frisson. Arrête ça tout
de suite !
— Sûrement pas ! J’aime bien cet endroit. J’ai de vrais amis à présent.
Toi, tu ne fais que te plaindre depuis que nous sommes arrivés. Tu es
persuadée que ce serait mille fois mieux si nous vivions encore dans la
Montagne de l’Épine Blanche et que nous suivions le Chat des Neiges.
Retourne donc là-bas, si c’est si horrible ici !
Aussitôt, les poils sur la nuque de Frisson se hérissèrent, comme si elle
affrontait une panthère rivale.
— Et pourquoi pas ? miaula-t-elle. Tu as raison. Ce n’est pas un endroit
pour une panthère des neiges et si tu préfères croire ce menteur plutôt que ta
propre sœur, alors oui, ta place est ici. Je rentre chez moi. Tu sauras où me
rejoindre quand ton précieux Messager du Dragon aura fini par te trahir !
Sans ajouter un mot, elle passa devant lui, son épaule frôlant la sienne,
puis elle s’éloigna en courant.
« Attends ! »
Le mot resta coincé dans la gorge d’Esprit, tandis que Frisson se
faufilait entre les arbres et disparaissait, le laissant seul.

Esprit s’approcha sans un bruit de la berge du fleuve et regarda en face


en reniflant l’air.
— Je pense qu’il est parti, constata-t-il.
Nocturne s’avança derrière lui.
— Bien. Un tigre est un désagrément dont nous nous passerons
aujourd’hui.
Aucune espèce de crainte ne transparaissait dans sa voix calme cette
fois-ci. Esprit ne pouvait pas lui en vouloir de dissimuler sa peur. Ça ne
faisait pas de lui un menteur pour autant.
Les mots de Frisson lui faisaient l’effet d’un poids énorme sur ses
épaules. Elle se trompait, c’était incontestable. Elle avait dû confondre
Nocturne avec un autre panda. Fleur peut-être ? Ou bien elle avait tout
inventé par jalousie, pour se venger de lui. C’était difficile à admettre, mais
pourquoi pas ?
Elle lui manquait déjà, même s’il essayait de ne pas penser à elle.
Poivre n’avait rien fait de particulier de la journée, à part manger,
dormir, jouer avec les petits pandas de Colline-Prospère qui ne se doutaient
de rien, et continuer de débiter des histoires sur sa portée : des histoires
vraisemblables mais d’un flou exaspérant !
Nocturne l’avait confié à Caillou pendant qu’Esprit et lui devaient
traverser le fleuve pour se joindre aux recherches des pandas errants. Ils
espéraient toujours trouver la famille de Poivre, même sans son aide. Ce
choix inquiétait Esprit : Caillou était gentil… peut-être même un peu trop.
Il essaya de se concentrer sur le sol sous ses pattes tandis qu’il ouvrait
la marche. Devant les Œufs-Rochers, le lit de la rivière, moins profond à
présent, reprenait peu à peu son aspect d’avant la crue.
« Frisson a déjà traversé », songea Esprit, alors qu’il pataugeait dans
l’eau froide en direction de la berge nord.
Maintenant qu’il avait passé beaucoup de temps à Colline-Prospère, il
s’étonnait d’avoir pu trouver la Forêt du Nord verdoyante et luxuriante.
D’accord, il y avait plus d’arbres que dans la montagne, mais dès qu’ils se
furent éloignés de la berge, les collines lui parurent plus dépouillées. Ils
tombèrent de temps à autre sur des massifs de bambous, mais ce n’était rien
en comparaison des forêts qui poussaient sur l’autre rive. Les arbres ici
avaient tendance à être grands et fins. Sous leurs pattes, la mousse était
humide mais pas aussi moelleuse.
Ils décidèrent de remonter la berge. Pendant qu’ils gravissaient une
pente raide, ils ne cessaient de renifler l’air. Esprit supposait qu’il
reconnaîtrait les deux triplés manquants s’il les croisait : ils devaient
forcément ressembler à Poivre.
Ils s’arrêtèrent au sommet. Les narines frémissantes, Nocturne toisa la
Forêt du Nord.
— Ils doivent chercher leur frère, dit-il. Je préférerais qu’on les trouve
en premier. Comme ça, ils n’auront pas le temps de comparer leurs
histoires.
Esprit hocha lentement la tête.
— Nocturne… Tu crois qu’il est déjà trop tard pour Poivre ? Tu penses
que le Dragon t’a prévenu au sujet des triplés suffisamment tôt pour les
empêcher de mal tourner ?
— Si on en juge pas le comportement de Poivre, je crains qu’il ne soit
trop tard, oui. Même si j’espère le contraire.
Ils marchèrent le restant de Longue Lumière et tout Descente du Soleil,
balayant une grande étendue en amont des Œufs-Rochers puis en aval. Ils
célébrèrent le Festin de Descente du Soleil ensemble, seuls sur un coteau
couvert de fougères marron. Esprit se sentait à la fois très privilégié et un
peu gêné de recevoir la bénédiction exclusive du Messager du Dragon.
Ils sentirent plusieurs pistes de pandas en chemin mais elles étaient
vieilles et presque effacées. Esprit commençait à croire que les autres triplés
avaient pris une autre direction, à moins qu’ils ne se cachent beaucoup plus
loin.
Les derniers rayons du soleil perçaient à travers les arbres. Ils
éclairèrent brièvement les deux pandas avant qu’ils replongent dans la
pénombre. Soudain, ils perçurent une odeur plus récente. Les oreilles de
Nocturne se dressèrent. Il laissa Esprit passer devant. Le panda blanc renifla
les broussailles jusqu’à ce qu’il pénètre dans une petite forêt de ginkgos
jonchée de feuilles d’un jaune délavé.
Un panda femelle était assis là, une canne de bambou entre les pattes.
Quand elle se tourna vers eux, Esprit fut heureux de reconnaître une des
leurs avant de plonger dans la consternation.
La femelle était trop vieille pour être une des triplés et une grande
griffure lui barrait le museau. Les yeux aussi écarquillés que lui, elle le
dévisagea avec joie puis avec horreur.
Ses griffes étaient à l’origine de cette cicatrice. Elle était le panda qu’il
avait attaqué dans la grotte.
Elle bondit sur ses quatre pattes et recula en grognant.
— Attendez, s’il vous plaît ! la supplia-t-il, désemparé. Je suis…
Il voulait lui dire qu’il était désolée, qu’il pensait qu’elle voulait
l’attaquer dans l’obscurité, qu’il était content de la savoir en vie. Mais le
regard de la femelle se focalisa par-dessus son épaule, à l’endroit où
Nocturne émergeait de la forêt.
— Toi ! marmonna-t-elle à l’adresse du Messager. Je te connais.
Nocturne Bois-Noir.
Elle ne reculait plus. Au contraire, elle entreprit d’avancer en montrant
les crocs.
— Le Monstre Blanc t’appartient si je comprends bien. J’aurais dû
m’en douter. Un soi-disant Messager du Dragon qui a perdu ses pouvoirs et
a basculé dans la violence. Ça ne te servira à rien de me tuer maintenant.
Esprit jeta un coup d’œil à Nocturne. De quoi parlait-elle ?
— Prune Arbre-Levant, déclara le Messager sur un ton glacial. Moi
aussi, je me souviens de toi. J’ai peur que tu ne te trompes.
— Ah oui ? À quel sujet ? Tu n’es pas un imposteur, Nocturne ? Tu n’as
pas envoyé cet ours dans la montagne pour mettre la patte sur les petits de
ma sœur ? Vous êtes deux sacrés menteurs, ça c’est sûr.
— Je ne cherchais personne dans la montagne, rectifia Esprit. Je ne vois
pas de quoi vous parlez. Nocturne non plus. Et il n’a pas perdu ses
pouvoirs !
Prune tournait autour de Nocturne en secouant la tête. Son museau était
retroussé sur sa cicatrice.
— Tu penses t’être débarrassé de la première oursonne, mais laisse-moi
te dire que les triplés d’Orchidée sont vivants tous les trois.
Esprit laissa malgré lui échapper un cri de surprise avant de regarder de
nouveau Nocturne. Les yeux écarquillés, celui-ci dévisagea Prune comme
s’il ne croyait pas non plus ce qu’il venait d’entendre.
— Chasseur d’Ombre en a déjà trouvé deux. Elles connaissent leur
destin et elles viennent te régler ton compte. Je vais les aider à montrer à
tous que tu es un menteur, et les triplés régneront en tant que Messagers du
Dragon bien après ta mort !
Sur ce, Prune s’élança à travers la clairière.
Dans un rugissement puissant, Nocturne se jeta sur elle. Esprit eut à
peine le temps de réagir. Les deux se battaient déjà avec férocité, se
griffaient, se mordaient… Quand Prune plongea les crocs dans l’épaule de
Nocturne, il poussa un cri de douleur. Profitant que ses pattes flageolaient
sous lui, elle le renversa au sol. Mais Nocturne la repoussa dans un
grognement et lui laboura les flancs, lui laissant de profondes entailles
ensanglantées le long des côtes.
« Comment est-ce possible ? »
Il y avait du sang et des touffes de poils éparpillées partout. Le
Messager du Dragon mordait à présent la cuisse de Prune. Celle-ci lui
repoussait la gueule avec une patte.
Esprit eut l’impression de patauger dans un torrent quand il s’élança
vers les deux adversaires. Tête baissée, il heurta violemment l’épaule de
Prune. Elle lâcha prise et bascula sur le dos.
— Reculez ! hurla Esprit. Éloignez-vous du Messager du Dragon !
Prune se releva tant bien que mal. Elle évitait de toucher le sol avec sa
patte blessée par Nocturne.
— Vous le paierez, cracha-t-elle.
Nocturne ouvrit sa gueule et poussa un grognement qui ébranla les
feuilles de ginkgo autour d’eux. Puis il chargea de plus belle, Esprit à ses
côtés. Prune comprit qu’elle avait perdu. Elle pivota et s’enfuit entre les
arbres en boitant et en laissant une traînée de sang et de poils derrière elle.
Nocturne s’arrêta à la lisière de la clairière et la regarda s’éloigner.
— Tu es blessé, constata Esprit qui fixait sa morsure à l’épaule.
— Ce n’est rien. J’ai survécu à pire.
Nocturne continua de foudroyer Prune du regard quelques instants de
plus. Ses yeux bouillonnaient de colère. Puis il se tourna vers Esprit et
s’affaissa. Alors qu’il fixait le sol, la colère céda la place à la pitié.
— Ce… ce pauvre panda… Je la connaissais, avant le déluge. Elle
n’était pas comme ça, murmura-t-il avant de lever les yeux vers Esprit.
C’est vrai que tu lui as infligé cette blessure dans la montagne ?
Le panda blanc hocha la tête avec tristesse.
— Ce n’était pas mon intention ! Il faisait noir dans cette grotte et je
n’avais jamais vu de panda avant. Elle a foncé sur moi…
Il se tut. Même lui trouvait cette histoire peu convaincante. Pourtant
c’était la vérité ! Que dirait Caillou quand il l’apprendrait ? Les pandas de
Colline-Prospère le rejetteraient-ils une bonne fois pour toutes ?
Nocturne leva sa patte intacte et la posa sur l’épaule d’Esprit.
— Tu n’as pas à te justifier auprès de moi, Esprit. Je te crois. Je pense
que cela explique cette… cette folie. La blessure a dû s’aggraver et le mal
lui a embrouillé le cerveau.
Esprit fut pris de vertiges, comme si le sol bougeait sous ses pattes.
— Non, grogna-t-il. Je lui ai fait ça ? Je… j’ai paniqué ! Je ne voulais
pas que ça se termine ainsi !
— Ne t’inquiète pas, le rassura Nocturne dans un soupir. Je sais que ce
n’était pas ta faute. Je ne dirai rien aux autres. En fait, il vaudrait mieux que
ce malheureux incident reste entre nous. Certains pandas de Colline-
Prospère étaient ses amis autrefois. Inutile qu’ils sachent dans quel état elle
est aujourd’hui.
Soulagé, Esprit secoua la tête et poussa un grand soupir. Nocturne était
un si bon ami. Quant au discours de Prune sur les triplés… Il serait toujours
temps d’en discuter une autre fois.
— Rentrons chez nous, déclara Nocturne. Je te le répète, Esprit : je suis
content de t’avoir eu avec moi.
Une petite pointe de fierté supplanta la culpabilité qui serrait le cœur
d’Esprit et le réchauffa tandis que la fraîcheur du soir tombait.
— Tu peux t’appuyer sur moi sur le chemin du retour, proposa-t-il en se
plaçant du côté gauche et indemne du Messager.
— Merci, Esprit. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
CHAPITRE 16

Couchée à plat ventre derrière un mur de bambous verts qui ondoyaient,


Pluie respirait tout doucement.
Cela faisait deux jours, de Lumière Grise à Descente de la Lune, qu’elle
attendait. Elle s’était approchée petit à petit du cœur de Colline-Prospère
jusqu’à trouver un endroit en hauteur d’où elle pourrait voir sans être vue.
Le petit rocher plat était à la fois près de la colline aux nids et caché
derrière l’épais écran de cannes.
Elle avait attendu là sans bouger un poil, sauf aux moments les plus
sombres et paisibles de la nuit. Elle s’était dit qu’aucun panda de Colline-
Prospère ne l’entendrait se lever et remuer à peine les bambous pour cueillir
les feuilles les plus tendres. Elle avait même résisté à l’envie de casser une
canne ou de s’éloigner de sa cachette.
Hormis un somme de temps à autre, elle passait son temps à observer.
Les pandas allaient et venaient, seuls, par deux… et à la fin de la journée,
ils se regroupaient pour se reposer dans leur creux ou dans les branches
basses des arbres. Elle était trop loin pour entendre leurs conversations,
mais elle compta plusieurs nouveaux : le résultat des encouragements de
Nocturne à rapatrier tous les pandas autour de lui, probablement. Elle en
distingua un blanc assez étrange, un petit, un couple et d’autres.
Sa surveillance lui coûtait parfois. Elle voyait souvent Nocturne. Or,
non seulement, elle devait se retenir de grogner, mais ses amis et sa famille
le traitaient comme le Messager du Dragon qu’il faisait semblant d’être.
Elle apercevait Caillou et Pivoine aussi. Le cœur serré, elle avait constaté
qu’ils passaient la majeure partie de leur temps ensemble.
Le bon moment finit par se présenter. Les alentours du rocher étaient
déserts quand Pivoine arriva à pas lents sur le sentier des pandas. Elle était
seule, enfin.
Pluie n’avait pas eu de décision aussi difficile à prendre depuis ses
premiers doutes au sujet de Nocturne. Toutefois, elle s’obligea à attendre
quelques instants de plus. Elle voulait être complètement sûre qu’aucun
autre panda ne suivait Pivoine ou n’était assez proche pour l’entendre et
arriver en courant.
Elle descendit de son rocher, atterrit dans un tas de feuilles et déboula
sur le sentier, à une longueur d’ours à peine de sa mère.
Pivoine tituba. Ses pattes ne la portaient plus.
— Pluie ! s’étrangla-t-elle. Comment…
Elle fonça sur sa fille et la percuta avec une telle force que celle-ci
vacilla. Puis elle la submergea de coups de langue et de museau.
— Mon bébé ! Ma belle oursonne !
— Chut, chut ! Je suis là, murmura Pluie en lui rendant ses petits coups
de museau. Je suis de retour. Tout va bien.
— Tu es vivante !
Pivoine s’écarta de sa fille et l’examina de la tête aux pattes, comme
pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
— Comment est-ce possible ? s’exclama-t-elle. Nocturne t’a vue te
noyer !
Pluie câlina à nouveau sa mère. Vu que celle-ci abordait le sujet, elle
hésitait à lui dire tout de suite la vérité, sachant que cela la blesserait.
— Ah ! Il aurait assisté à ma noyade ? Pourtant, je suis là. Maman,
Nocturne Bois-Noir est un menteur.
Pivoine ouvrit des yeux ronds. Sa joie se transforma en perplexité la
plus totale. Pluie baissa la tête.
— Peut-on sortir du sentier ? Il faut qu’on parle.
— Ça me semble nécessaire, marmonna Pivoine. Suis-moi, je connais
un endroit.
Le creux où Pivoine la conduisit était une si bonne cachette que Pluie
regretta de ne pas l’avoir découvert elle-même. C’était un petit
renfoncement dans le sol au pied d’un grand arbre, dissimulé par
d’immenses fougères. Pluie et Pivoine les écartèrent puis s’allongèrent
ensemble dans l’espace verdoyant et moelleux. Elles se blottirent l’une
contre l’autre autant que possible. Pluie posa la tête sur les pattes de sa mère
qui appuya son menton sur la tête de sa fille, comme quand elle était toute
petite.
— Raconte-moi tout, demanda-t-elle.
Ce fut le grand déballage : ses soupçons à propos de Nocturne, les
singes, Érable, le bambou panaché, la confrontation près du fleuve, la
fausse prophétie pour qu’elle se range dans son camp, puis l’attaque. Tandis
qu’elle décrivait la manière dont Nocturne lui avait maintenu la tête sous
l’eau, elle sentait un long grognement qui vibrait dans la poitrine maternelle
et la tension dans ses pattes au fur et à mesure que la colère montait.
— Je vais le tuer, annonça Pivoine. Comment a-t-il osé poser la patte
sur toi ? Et nous raconter ensuite que tu… J’aurais dû m’en douter.
Comment ai-je pu croire un instant que tu t’étais noyée accidentellement ?
— Ce n’est pas ta faute, lui assura Pluie. Il les a tous dupés. La
communauté entière pense qu’il est le vrai Messager du Dragon.
— Debout ! décréta Pivoine. Allons l’annoncer aux autres.
— Pas encore, lui intima Pluie en posant une patte sur celle de sa mère.
Il faut que je te raconte la suite. Il m’est arrivé une aventure très étrange de
l’autre côté du fleuve.
Pivoine se réinstalla, la tête penchée, sa curiosité attisée.
— Un autre panda m’a sortie de l’eau, poursuivit Pluie. Une femelle, de
mon âge, avec la même patte dominante blanche que moi. Elle m’a soutenu
que nous étions sœurs. Moi, je lui répétais que c’était n’importe quoi, mais
elle insistait. Elle m’a entraînée dans la montagne. Là-haut, j’ai rencontré
un autre panda du nom de Prune et il y avait un tigre avec eux. Oui, un
tigre ! D’après lui, elle et moi ferions partie d’une portée de triplés, nous
serions tous trois les petits d’un panda appelé Orchidée et destinés à
devenir… Messagers du Dragon.
Pluie s’interrompit. Son cœur fit une pirouette dans sa poitrine quand
elle vit la réaction de sa mère. Pivoine la contemplait avec un œil neuf,
comme si elle était émerveillée.
— Je leur ai dit que ça n’avait ni queue ni tête, continua Pluie sur un ton
plus interrogateur qu’affirmatif. Ou peut-être pas. Si ça se trouve, Feuille
est vraiment Messagère du Dragon. Ça, je veux bien le croire. Je leur ai dit
que moi, j’avais une mère… qui s’appelait Pivoine…
Elle se tut. Pivoine semblait en apnée. Elle se redressa, s’écarta de
Pluie. Visiblement, elle rassemblait ses pensées.
— Dis-moi, s’il te plaît, chuchota Pluie. Dis-moi tout.
— Pluie, tu es ma fille et je t’aime. Tu seras toujours mon oursonne
mais…
Elle secoua la tête avant de poursuivre.
— Je ne t’ai pas mise au monde.
Pluie l’avait lu dans le regard de Pivoine au moment où elle avait
prononcé le nom d’Orchidée. Mais maintenant qu’elle l’entendait de sa
gueule, elle avait l’impression qu’une énorme patte avait soulevé sa vie
entière avant de la mettre sens dessus dessous.
— Ta vraie mère s’appelait Orchidée, continua Pivoine. C’était ma
meilleure amie. Elle vivait ici, dans la Forêt du Sud, avant la catastrophe.
Tu es née en plein déluge, m’a-t-elle expliqué. Son compagnon, Racine –
ton père –, a été attaqué par une bande de singes avant de basculer dans le
fleuve. Elle a dû te mettre au monde toute seule, dans la pire tempête que le
Royaume des Bambous ait connue.
— Elle n’était pas complètement seule, murmura Pluie presque à elle-
même. Chasseur d’Ombre, le tigre, l’a trouvée.
— Quand elle t’a confiée à moi, à la fin de la tempête, elle m’a dit
qu’elle avait eu des jumeaux et que vous couriez tous les deux un terrible
danger. Il fallait qu’elle s’en aille le plus loin possible pour cacher son autre
petit. Elle m’a demandé si je voulais bien m’occuper de toi et t’élever
comme ma propre chair.
— Des jumeaux, marmonna Pluie. Elle n’a pas mentionné un troisième
petit ?
— Non, lui répondit Pivoine. Mais si c’est vrai, si tu es… Enfin, je
comprends pourquoi elle n’a pas voulu mettre qui que ce soit dans la
confidence, même moi. Je… j’ai toujours cru que le traumatisme qu’elle
avait vécu ce jour-là – la naissance, la perte de Racine –, ça faisait trop pour
elle. Je ne pensais pas que par « danger », elle voulait dire…
— Que je deviendrais Messagère du Dragon, compléta Pluie.
La tête lui tournait, comme si elle était de retour dans le fleuve,
bringuebalée de-ci de-là par les courants froids.
Pivoine pétrissait le sol devant elle avec nervosité.
— Pluie, si tu savais à quel point je m’en veux ! Je comptais te le dire
un jour. Je t’aime tellement. Pourras-tu me pardonner ?
Pluie la dévisagea.
« Je devrais être folle de rage. Tu m’as menti. Et à cause de ce
mensonge, j’ai fui ma sœur, ma jumelle. »
Or, il n’y avait pas de colère dans son cœur. Ses premiers souvenirs lui
revinrent en mémoire, quand elle se blottissait contre Pivoine les nuits
froides ou pluvieuses ; quand elle la suivait comme son ombre jusqu’à la
Clairière aux Festins ; quand Pivoine lui disait de se montrer patiente ou
gentille, lui apprenait à nager, prenait sa défense lorsqu’elle s’attirait des
ennuis.
— Je te pardonne. Bien évidemment ! Tu es ma mère, quoi qu’il arrive.
Je t’aime.
Elle se blottit contre elle et colla son front contre le sien. Pivoine éclata
d’un rire étranglé avant de la câliner.
— Je suis ta mère, confirma-t-elle. Et quels que soient tes choix à
l’avenir, au sujet de Nocturne ou du reste, je serai toujours à tes côtés. Tu es
ma fille et… ma Messagère du Dragon.
Ce fut au tour de Pluie de laisser échapper une sorte de gloussement
crispé.
— Moi ? Impossible ! Feuille est de l’étoffe des Messagers, une vraie
croyante. Quoi que je dise, quoi que je fasse, rien ne pourrait la détourner
de son « devoir » envers le Dragon. Mais moi ! Moi, je ne suis pas comme
ça. Je ne croyais pas avoir vu le Dragon jusqu’à… eh bien ! Jusqu’à très
récemment.
Elle songea à sa vision dans la brume de la cascade, au dragon à trois
têtes. Elle songea aux os dans la rivière qu’elle avait réellement vus, alors
qu’elle se noyait. Elle songea à la spirale noire qui l’avait arrachée des
griffes de Nocturne et entraînée dans le fleuve.
— Je suis têtue, égoïste, indisciplinée. Pourquoi le Dragon me
choisirait-il ?
Pivoine la regardait avec cet amour inconditionnel à la fois familier et
un tantinet agaçant.
— Tu seras une merveilleuse Messagère, crois-moi.
Pluie roula des yeux.
— Normal que tu dises ça ! Tu es ma mère !

À travers l’écran de bambous, Pluie aperçut Nocturne qui remontait le


sentier.
Il n’était pas seul. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, il était
accompagné pratiquement tout le temps. Pivoine l’avait aidée à trouver des
cachettes et à se déplacer de l’une à l’autre, et jusqu’à présent, le faux
Messager avait toujours eu de la compagnie : soit il était suivi par un
troupeau de pandas en adoration qui lui posaient plein de questions, lui
apprenaient les dernières nouvelles, lui apportaient des cadeaux, soit il
rencontrait les singes dorés, soit il était flanqué de Fleur et Ginseng qui
semblaient s’être attribué le rôle de gardes du corps ou de conseillers. Ou
alors il marchait avec le panda blanc.
À cet instant, ces deux-là avançaient côte à côte sur le chemin qui
partait de la colline aux nids. Elle aurait dû surveiller Nocturne, mais elle ne
pouvait s’empêcher d’observer le panda blanc. Il avait une allure tellement
étrange. D’abord, il était plus musclé et il avait le poil moins duveteux que
beaucoup d’autres. Il se déplaçait différemment aussi. Plus à la manière
d’un chat que d’un ours.
Elle se rappela ce que Prune avait dit sur son assaillant dans la grotte.
Le Monstre Blanc. Pluie avait présumé qu’il s’agissait d’une panthère des
neiges ou du fruit de son imagination. Et si elle se trompait ? Ce ne serait
pas la première fois. Et si Nocturne l’avait envoyé dans la montagne à la
recherche de Feuille ?
Elle les regarda gravir la colline, puis elle tomba à plat ventre.
« Que faire ? Je suis arrivée chez moi et je me demande encore quelle
est la meilleure manière de nous débarrasser de ce Nocturne… »
Elle savait déjà que la plupart des pandas de Colline-Prospère étaient
sous sa coupe, mais leur nombre semblait avoir augmenté depuis son
départ. Même si elle se rendait dans la Clairière aux Festins, alors qu’il leur
avait raconté qu’elle était morte, elle avait peur qu’ils ne la croient pas
quand elle le traiterait de menteur.
Elle entendait presque la voix de Feuille dans sa tête. Comment ça, tu
n’avais même pas un début de plan en arrivant ici ! Tu as une
solution de repli au moins ?
Elle chassa mentalement sa sœur imaginaire.
« Bon, je suis là, maitenant. Je vais bien trouver un moyen. J’ai juste
besoin de… d’un petit coup de pouce. »
Elle s’assit sur son arrière-train. Tout en s’étirant, elle écouta
attentivement le bruit des pandas alentour. Il y avait une chose qu’elle
n’avait pas encore essayée, un guide qu’elle n’avait pas sollicité
directement.
Si elle était vraiment Messagère du Dragon, le Grand Dragon voudrait
qu’elle réussisse.

Il lui fallut plus de temps que prévu pour trouver la cascade. Elle se
souvenait très bien de son emplacement, seulement le paysage avait changé
depuis que le niveau du fleuve avait baissé. Les rochers qui formaient la
cascade étaient à présent secs et irréguliers et ils dépassaient sur la berge. Ils
n’entouraient plus un bassin profond et agité mais un petit cercle d’eau
claire et stagnante qui était en partie séparé du courant principal. Pluie
pouvait s’y rendre sans problème en marchant dans la vase.
« Le Dragon vient toujours à ma rencontre près du fleuve. J’ignore
pourquoi mais je suis sûre que je suis au bon endroit. »
Elle s’assit au bord de l’eau peu profonde et la laissa lui lécher les
pattes. Cette familiarité l’apaisait.
« Très bien, Grand Dragon. Je suis là. S’il te plaît, aide-moi… »
Comme la cascade avait disparu, elle présumait que la réponse ne lui
viendrait pas sous la forme d’une brume. Elle décida de fixer le point d’eau
et de se détendre. Elle se concentra sur la manière dont le soleil brillait à
travers les feuilles loin au-dessus d’elle et scintillait sur la surface
translucide. La petite mare était si paisible qu’elle voyait son reflet qui
l’observait, comme ce fameux jour où Nocturne avait tenté de la convaincre
qu’il lui montrait une vision…
La mare s’assombrit. Un instant, Pluie crut qu’un gros nuage passait
devant le soleil. C’était peut-être également le cas. Mais l’eau prit une
couleur verte puis marron puis grise et enfin quasiment noire. Son reflet
demeurait immobile et net.
Soudain, derrière l’épaule de son reflet, le visage d’un autre panda
apparut lentement.
C’était… elle. Pourtant, ses yeux paraissaient différents. Quelque chose
clochait.
Son double recula, leva les pattes et la poussa dans l’eau.
Pluie hurla et battit des pattes. Prête à riposter, elle fit volte-face, mais
elle ne trouva personne. Au bout d’un moment, après avoir scruté les arbres,
désorientée, elle réalisa qu’elle n’avait senti aucune patte dans son dos.
« C’était une vision. »
Elle se tourna vers la mare. L’eau était redevenue claire et avait repris
ses couleurs éclatantes. Son reflet était maintenant flou et haché, après que
son coup d’éclat en avait perturbé la surface.
« Un panda qui a mon visage mais qui n’est pas moi… »
Un panda qui faisait semblant d’être elle ? Qui voulait prendre sa place,
la mettre hors circuit ?
— Mouais ! murmura-t-elle à voix haute. Nocturne se fait passer pour
le Messager du Dragon. Il a essayé de me noyer. C’est déjà arrivé.
Elle observa un peu mieux la mare. Son reflet se stabilisait, pourtant
elle avait beau fixer l’eau de toutes ses forces, c’était la seule vision qu’elle
obtenait.
— Écoute, grommela-t-elle. Je fais de mon mieux. Tu m’as envoyé une
vision ! J’y crois, c’est fantastique ! Mais j’espérais sincèrement que ton
aide me serait plus utile. Je sais que Nocturne est un imposteur. Maintenant,
je veux que tu me dises comment l’arrêter !
Elle ne reçut aucune réponse de la part de la mare.
Pluie poussa un gros soupir.
Il ne lui restait plus qu’à se débrouiller toute seule.
CHAPITRE 17

Assis sur son rocher, les yeux fermés, le museau dirigé vers le ciel,
Nocturne faisait glisser la pierre bleue d’une patte à l’autre, fébrile.
L’angoisse grandissait du côté d’Esprit. Qu’est-ce que le Dragon pouvait
bien lui dire ? Lui parlait-il de Poivre ?
Les autres pandas observaient en silence leur Messager ; Esprit se
demandait s’ils avaient remarqué son agitation eux aussi. Plus Nocturne
gardait les yeux fermés, plus il jonglait avec la pierre, plus la tension
grandissait dans la Clairière aux Festins.
« Aurait-il un problème ? se demanda Esprit. Les singes lui ont apporté
ce bambou panaché et il n’en a pas mangé une feuille pendant ce festin.
Cela l’aide-t-il à entendre la voix du Dragon ? »
Nocturne finit par pousser un grand soupir. Ses épaules se soulevèrent
et retombèrent. Il chancela un peu sur son rocher puis il laissa tomber son
menton et cligna des yeux. Il regarda devant lui un long moment sans
prendre la parole. Les pandas autour d’Esprit retinrent leur souffle quand le
Messager descendit du rocher, toujours en silence, et s’avança parmi eux au
milieu de la clairière.
Il resta muet un long moment, comme s’il rassemblait ses pensées.
— Mes amis, déclara-t-il enfin, le Grand Dragon m’a envoyé un
message délicat. Le Dragon en personne s’inquiète pour notre communauté.
Nous sommes en danger.
Un frisson parcourut la clairière et hérissa le poil de tous les pandas
présents. Aucun ne parla mais tous s’approchèrent pour mieux entendre.
Quel danger pouvait les menacer ? Esprit enfonça ses griffes dans le sol et
fixa Nocturne. Quoi que le Messager annonce, il était prêt.
— Le Dragon m’a appris qu’il y avait un menteur dans la forêt. Et que
ses intentions étaient malveillantes. Nous devons tous nous montrer très
vigilants.
« Poivre ? » supposa Esprit.
— C’est drôle comme le Dragon ne te donne jamais de nom ! s’exclama
quelqu’un.
Esprit sursauta. Jarret Musclé était étalé sur une branche, la queue et
une patte se balançant dans le vide. Autour de lui, plusieurs singes dorés
toisaient les pandas en se grattant, l’air blasé. Le museau d’Esprit remua en
un grognement silencieux. Ça l’agaçait que les singes puissent parvenir au
cœur de Colline-Prospère sans être attendus, comme cela les chantait.
— Si j’étais le Grand Dragon, continua Jarret Musclé, je serais plus
précis. Je te dirais exactement de qui te méfier.
— Ça ne fonctionne pas de cette manière, répliqua la vieille Brume qui
foudroyait Jarret Musclé du regard. Quel singe irrespectueux !
— Il n’a pas tort, intervint Gobie.
Plusieurs pandas lui décochèrent un regard désapprobateur, quand
certains jeunes acquiescèrent.
— Le Grand Dragon ne peut pas t’en dire plus sur celui que l’on doit
chercher ? Il ne t’a donné aucun indice supplémentaire ?
Toutes les têtes de la clairière pivotèrent vers Nocturne. Pendant un
instant, Esprit entraperçut une ride de colère entre ses yeux. Puis il secoua
tristement la tête.
— J’ai peur que les visions ne me viennent pas de cette façon, répondit-
il en adressant un sourire désolé à Gobie. Seul un Messager du Dragon peut
les ressentir, mais je comprends que cela puisse paraître étrange. Ne
remettons pas en cause la sagesse du Dragon. Contentons-nous de suivre
ses conseils, sinon, nous risquons d’ébranler à nouveau l’équilibre du
royaume.
— Le déluge, murmura Lys à Pic, pile derrière Esprit.
La même conclusion résonna parmi le reste de l’assemblée. Gobie
hocha la tête d’un air triste.
— Jarret Musclé, mon honorable ami ! l’interpella Nocturne en faisant
un pas vers l’arbre dans lequel les singes étaient perchés, tels de gros
oiseaux impatients. Je sais que les tiens ont du mal à saisir la volonté du
Dragon et vous avez toute ma sympathie, mais permettez-moi de vous
suggérer de quitter cette clairière, si vous ne pouvez pas écouter en silence
et faire l’effort de comprendre.
Jarret Musclé s’étira puis ramassa ses deux pattes arrière sous lui.
Désormais accroupi sur la branche, il toisait Nocturne.
— C’était juste pour dire…, gloussa-t-il. Le Royaume des Bambous est
rempli de menteurs, de tricheurs et d’imposteurs… pas vrai, Messager du
Dragon ? Un de plus ou un de moins, quelle importance ?
D’un bond, il s’enfuit sans laisser à Nocturne le loisir de répondre. Les
singes dorés le suivirent dans des éclats de rire et de voix. Alors qu’ils
étaient arrivés en toute discrétion, tous disparurent dans la forêt dans un
vacarme assourdissant.
— Je parie que c’est lui, murmura Crapaud à Pinède dans le dos
d’Esprit.
— Ayons pitié de ces pauvres créatures qui ignorent comment suivre la
sagesse du Grand Dragon, déclara Nocturne.
Esprit remarqua qu’il le disait les dents serrées.
— Et montrons-leur la voie dès que possible, ajouta-t-il.
Sur ce, il tourna les talons et s’éloigna. Les pandas se dispersèrent dans
la bonne humeur pour la plupart. Esprit connaissait bien Nocturne à présent
pour remarquer que ses muscles étaient crispés quand il marchait et ses
griffes s’enfonçaient dans le sol à chacun de ses pas.
« Ce doit être difficile d’être le Messager du Dragon et de devoir gérer
des créatures comme Jarret Musclé, songea-t-il en le regardant s’éloigner.
J’espère qu’il ne se laissera pas distraire par ce singe. Que le menteur soit
Poivre ou quelqu’un d’autre, nous devons tous nous montrer vigilants, lui y
compris. »
Esprit entra dans le fleuve après avoir examiné la berge des deux côtés,
au cas où il apercevrait le tigre, mais il ne vit nulle trace de lui.
Il réfléchissait au meilleur moyen d’aider Nocturne. Apparemment, le
Messager du Dragon ne souhaitait parler à personne. Sa vision l’avait peut-
être plus perturbé qu’il le prétendait. Il leur avait demandé de se montrer
vigilants.
Comme Poivre ramassait gentiment des bambous sous la surveillance
de Ginseng et Caillou, Esprit avait décidé de se rendre dans la Forêt du
Nord pour chercher les deux autres triplés. Poivre était peut-être le menteur,
à moins que ce ne soit un des triplés ou carrément quelqu’un d’autre. Quelle
que soit la vérité, Esprit se sentirait mieux en mettant en pratique sa
connaissance de la situation qu’en errant dans la clairière à faire semblant
que tout était normal.
Et effectivement, il n’avait pas fait cinq longueurs d’ours dans la Forêt
du Nord qu’il sentit un problème. Des voix s’élevaient en aval. Il courut
dans cette direction. L’angoisse lui serrait le cœur à chacun de ses pas.
Lorsque des pleurs de désespoir fendirent l’air, Esprit piqua un sprint.
Ses pattes martelèrent la berge boueuse jusqu’à ce qu’il parvienne à un
coude où il dérapa. Devant lui, un groupe de pandas était rassemblé autour
d’une masse au bord de l’eau.
Parmi eux, il y avait Laurier et Azalée Colline-Prospère qui devaient
eux aussi explorer la berge nord. Il ne connaissait pas l’autre panda, une
femelle, qui avait poussé cet horrible cri. Accroupie au ras du sol, elle
tapotait la chose qui flottait dans l’eau et geignait.
L’effroi semblait imbiber la boue et s’accrocher à la fourrure d’Esprit,
au point de l’empêcher d’avancer et de voir ce qui gisait dans l’eau. Il se
ressaisit et s’obligea à confirmer son affreux soupçon.
Comme il s’y attendait, le fleuve se teintait de rouge au niveau des
pandas. Il aperçut d’abord une patte noire puis un museau blanc… un
museau barré d’une longue cicatrice en zigzag.
— Non… Prune…, gémissait le panda inconnu. Pas toi !
Azalée regarda autour d’elle, vit Esprit et soupira en penchant la tête.
— Quelque chose a tué un des pandas de la Forêt du Nord, expliqua-t-
elle tristement.
Esprit hocha la tête et s’approcha. Il avait l’impression de flotter en
dehors de son corps.
— Je ne comprends pas, déclara la femelle de la Forêt du Nord d’une
voix faible qui paraissait étrange aux oreilles d’Esprit. Aux dernières
nouvelles, elle était avec sa nièce. Elles se rendaient à Mare-Impure. Qu’a-
t-il pu lui arriver ?
— On dirait qu’elle a fait une mauvaise rencontre, supposa Laurier en
montrant ses cicatrices.
Esprit avait envie de vomir.
— Je vais chercher le Messager du Dragon, décréta Azalée qui passa
devant Esprit en courant et remonta la berge en direction des Œufs-Rochers.
La femelle panda de la Forêt du Nord leva la tête. Accablée de chagrin,
elle ne put masquer sa surprise.
— Comment t’appelles-tu ? lui demanda Laurier.
— Herbe Mare-Impure, murmura-t-elle sans cesser de fixer Azalée.
Elle s’ébroua puis se tourna vers Prune. La tristesse embua de nouveau
ses yeux.
— Elle s’appelait Prune. C’était mon amie, quand nous vivions encore à
Bois-Menu.
Esprit s’obligea à regarder le corps. Il était couvert de griffures et de
morsures, de marques profondes. Sa mort n’avait été ni douce ni rapide.
— Prune était gentille et généreuse, continua Herbe. Elle avait quitté
Bois-Menu pour grimper en haut de la Montagne de l’Épine Blanche. Elle
voulait en savoir plus sur… le déluge. On avait appris qu’elle était sur le
chemin du retour. Elle n’était pas censée être seule…
« Elle était seule quand nous l’avons rencontrée dans la forêt… », se
rappela Esprit. Il se mordilla la langue pour être sûr de ne pas le dire
accidentellement à voix haute. C’était à Nocturne de décider s’il
mentionnerait leur rencontre aux autres.
Au bout d’un long moment, Esprit entendit des pas dans la boue
derrière lui. C’était Nocturne et Azalée qui arrivaient, talonnés par Pivoine
et Fleur.
Nocturne s’arrêta devant le corps de Prune et approcha sa tête de la
sienne en poussant un grand soupir de tristesse.
— J’ai un peu connu Prune, avant le déluge, expliqua-t-il à Herbe et
Laurier. Je suis sincèrement désolée que sa vie s’achève ainsi.
En douceur, il souleva une patte détrempée de Prune et examina les
traces de griffures et de morsures.
— J’ai peur de savoir ce qui lui est arrivé… La pauvre Prune a eu
maille à partir avec le tigre que nous avons surpris en train de chasser au
bord du fleuve.
Laurier laissa échapper un cri de surprise. Fleur secoua la tête.
Esprit examina les blessures.
« Vraiment ? »
— Saletés de prédateurs ! cracha Fleur en jetant un coup d’œil à Esprit
qui fit semblant de ne rien remarquer.
— Tais-toi, la réprimanda Pivoine.
Nocturne posa doucement la patte sur le front de Prune.
— Grand Dragon, puisses-tu guider l’esprit de Prune jusqu’à la
montagne dans le ciel, déclara-t-il d’une voix grave. Maintenant, nous
devons retourner à Colline-Prospère et annoncer la triste nouvelle aux
autres. Herbe, veux-tu bien te joindre à nous ? demanda-t-il à la femelle
panda de Mare-Impure. Tu pourras manger autant de bambous que tu
voudras. Je suis sûr que beaucoup de pandas seront heureux de te rencontrer
et d’écouter l’histoire de la pauvre Prune.
Herbe hésita un long moment. Alors qu’elle fixait Nocturne, Esprit crut
lire de l’hostilité pure dans son regard. Lentement, elle s’inclina et recula.
— J’ai mes propres pandas qui m’attendent, annonça-t-elle, avant de
disparaître parmi les arbres sans laisser le temps à Nocturne de répondre.
— D’accord.
Le Messager fit signe aux autres pandas de l’accompagner jusqu’au
gué.
Esprit les laissa partir devant. Au bout d’un moment, il s’arrêta. Il les
rattraperait plus tard. Il avait besoin d’être seul.
Il attendit qu’ils aient passé le coude et disparu de sa vue avant de
revenir auprès du corps. Comment leur expliquer ce qu’il avait en tête ? Il
ne le savait pas trop lui-même. En douceur, avec un mélange de culpabilité
et de tristesse pesant lourdement sur ses épaules, il retourna Prune dans
l’eau afin d’inspecter ses blessures. Il ne s’était pas trompé : les entailles
étaient profondes. Elles avaient été faites au hasard, probablement au cours
d’un combat interminable. Elle avait dû se vider de son sang ou bien elle
était morte sous l’effet du choc ou d’un coup à la tête.
« Un prédateur ne tue pas sa proie de cette manière », songea-t-il. Qu’il
la dévore ou pas, un tigre aurait mis fin au combat rapidement. Il l’aurait
mordue à la nuque, comme les petits Nés-d’Hiver avaient l’habitude de le
faire quand ils chassaient le lièvre dans la montagne. Pourquoi prendre son
temps et risquer de la part de la créature désespérée un mauvais coup qui
vous laisserait infirme ou aveugle et vous empêcherait de vous nourrir
correctement par la suite ?
Il n’en était pas certain à cent pour cent, mais si on le lui avait demandé,
Esprit n’aurait jamais répondu que Prune avait été tuée par un tigre.
Cela l’étonnait que Nocturne se méprenne à ce point. Le choc de la
revoir, peut-être…
— Esprit ! aboya Nocturne.
Le panda blanc fit volte-face dans une gerbe d’eau. Le Messager
l’observait depuis le coude sur la berge.
— Viens, nous avons du travail !
Gêné, Esprit le rejoignit en toute hâte. Il se demanda s’il devait lui faire
part de ses observations, mais quelque chose dans le comportement de
Nocturne lui dit que le moment était mal choisi.
Quand ils dépassèrent le coude, Pivoine, Fleur, Azalée et Laurier étaient
déjà loin devant eux. Nocturne n’accéléra pas pour les rattraper.
— Prune est morte, déclara-t-il soudain. Une tragédie, pour sûr. Mais
cela signifie aussi qu’elle ne colportera pas ses idées farfelues dans tout
Colline-Prospère et pour cela, je remercie le Grand Dragon. Il reste
cependant un autre panda susceptible de monter le royaume contre nous. Il
est grand temps que nous nous occupions de Poivre.
Tous les poils d’Esprit se hérissèrent aussitôt. Quelles étaient les
intentions de Nocturne ?
Ils n’échangèrent plus un mot. Arrivés à la Clairière aux Festins, le
Messager expliqua brièvement ce qui s’était passé et réconforta les pandas
qui avaient connu Prune avant le déluge. Ce fut rapide et sommaire. Esprit
voyait bien que Nocturne avait un autre projet en tête et en effet, dès qu’il
leur eut annoncé la nouvelle, il se tourna vers Poivre et lui demanda de le
suivre.
Cela sonnait plus comme un ordre qu’une invitation. Esprit rendossa
immédiatement son rôle de garde, même si Poivre n’opposa aucune
résistance. Le jeune panda ne se rendait absolument pas compte qu’il avait
des ennuis ou bien il était très doué pour faire semblant de ne pas remarquer
l’humeur noire de Nocturne.
Celui-ci les conduisit un peu à l’écart de la Clairière aux Festins, mais il
ne poussa pas jusqu’au cercle des arbres : il n’avait apparemment pas la
patience d’aller si loin. Dès l’instant où ils pénétrèrent dans une clairière
isolée, Nocturne s’en prit à Poivre.
— Où est ta portée ? grogna-t-il.
— Je ne sais pas, répondit une nouvelle fois le jeune panda.
— Décris-les-moi !
— Ce sont des pandas, répliqua Poivre, comme s’il ne pouvait
s’empêcher de faire cette blague idiote, tout en sachant que Nocturne n’était
pas du tout d’humeur.
Le Messager s’approcha de lui avec raideur.
— On m’a mis en garde contre un menteur venu de l’extérieur, lui
rappela Nocturne, quasiment narines contre narines.
Esprit en avait des picotements dans les pattes de le voir bouger ainsi. Il
ressemblait à un prédateur. Esprit manqua se poster entre les deux, mais
était-ce pour protéger Nocturne ou bien Poivre ?
— Es-tu ce menteur, Poivre ? Je commence à le croire.
— Et si c’était vous, le menteur ? rétorqua le jeune panda.
S’ensuivit un silence aussi long qu’horrible. Les yeux rivés sur Poivre,
Nocturne sembla doubler de volume. De furie, ses flancs se soulevaient à
chaque inspiration.
Esprit avait l’impression de se tenir en haut d’une colline escarpée, en
équilibre précaire, prêt à basculer.
— Triplé ou pas, tu ne mérites pas notre confiance, trancha Nocturne.
Nous n’avons plus besoin de toi ici.
Au même instant, il balaya l’air avec ses griffes au niveau de la gorge
de Poivre.
Esprit ne réagit pas tout de suite. La stupéfaction se diffusa en lui
comme la première secousse tonitruante d’un tremblement de terre.
Plus rapide, Poivre avait anticipé le coup. Il se laissa tomber par terre et
partit en roulade arrière. Dans un rugissement, Nocturne plongea sur le
panda pour essayer de le saisir entre ses mâchoires. Il réussit à lui
égratigner l’épaule et à faire couler un filet de sang, mais Poivre bascula à
quatre pattes et parvint à lui échapper dans un cri d’effroi. Nocturne tenta de
le frapper de nouveau. Cependant, Poivre avait gagné les buissons et s’était
faufilé dans un espace trop étroit pour un panda de la taille de Nocturne.
— Tu ne t’échapperas pas ! hurla ce dernier.
Esprit n’en croyait pas ses yeux.
Nocturne avait essayé de tuer Poivre ! De le mettre en pièces, en sa
présence !
— Esprit ! vociféra-t-il.
Le panda blanc réalisa que ce n’était pas la première fois qu’il criait son
nom.
— J’ai besoin que tu te concentres, là ! Tu sais ce qu’il te reste à faire.
Deviens le Monstre Blanc. Sauve le Royaume des Bambous de ce menteur,
de ce traître !
Esprit en resta comme deux ronds de flan. Deviens le Monstre Blanc ?
— Poursuis-le, lui ordonna Nocturne dont la voix grave semblait
secouer le sol sous ses pattes. Assure-toi qu’il ne revienne jamais dans la
Forêt du Sud. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui, murmura Esprit.
Aussitôt, il lui tourna le dos et, le pas mal assuré, il s’enfonça dans le
sous-bois.
« Tu t’es très bien fait comprendre. »
CHAPITRE 18

— Tu en es sûre ? murmura Pivoine. Si tu veux, on peut partir maintenant.


Rien que nous deux. On pourrait aller chercher ces Mare-Impure et ta sœur.
Pluie soupira puis regarda le sentier des pandas à travers les fougères.
— Je ne peux pas. Il faut que cette comédie s’arrête. Que deviendrait le
reste de Colline-Prospère ? Et Caillou ? Comme c’est le seul plan qui m’est
venu en tête, je vais m’y tenir. Quand Nocturne saura que ses mensonges
sont sur le point d’être dévoilés, il sautera peut-être sur l’occasion de sauver
sa peau. Il ne supportera pas l’humiliation, j’en suis sûre.
Elles attendirent donc le retour de Nocturne. Pluie avait observé le va-
et-vient des pandas depuis que le Messager était revenu avec Pivoine et la
nouvelle de la mort tragique de Prune.
« Encore des mensonges. »
Pluie ignorait ce qui avait vraiment tué Prune, mais elle avait sa petite
idée. Il était absolument impossible que Chasseur d’Ombre soit responsable
de sa mort. Pivoine avait été trop bouleversée pour lui décrire ses blessures,
ce qui était peut-être une bonne chose. Une horrible torpeur s’emparait de
Pluie quand elle pensait à cette pauvre Prune, à ce que ressentirait Feuille
quand elle apprendrait sa disparition.
« Serait-elle encore en vie, si j’étais restée avec elle ? Ou serais-je
morte avec elle ? »
Elle ne connaîtrait jamais la réponse à ces questions.
Nocturne était parti dans la forêt avec le panda blanc et le nouveau sur
les talons. Aucun des trois n’était revenu jusqu’à présent.
Pivoine frotta doucement la joue de Pluie avec son museau. Elle
tremblotait.
— C’est très courageux de ta part, Pluie. Peu importe ce qui arrive, je
suis très fière de toi.
— Je sais, répondit Pluie en lui donnant un petit coup de museau.
Plusieurs pandas passèrent sur le sentier, par deux ou en petits groupes.
Aucun ne souhaitait se promener seul visiblement.
« Sauf… »
Enfin, Nocturne apparut. Pour une fois, il se déplaçait sans sa cour de
pandas, sans gardes, sans singes. Les poils du dos hérissés, il remontait le
sentier à pas lents en fixant le sol devant lui. Il semblait préoccupé. Pluie
n’aurait su dire s’il était inquiet ou en colère.
Pivoine fit un petit signe de tête à Pluie avant de filer en douce pour se
poster derrière Nocturne. Au bout d’un moment, un craquement retentit
quand elle mordit dans une branche. Nocturne se retourna. Profitant que son
attention soit ailleurs, Pluie sortit des fougères et se rendit sur le sentier.
Quand Nocturne pivota et vit Pluie, elle eut la satisfaction de le voir
sidéré.
— Toi ! s’étrangla-t-il. Tu ne… C’est impossible. Tu t’es noyée. Tu es
morte !
Sans dire un mot, Pluie prit le temps de savourer le désarroi de
Nocturne.
— Tu m’as noyée, finit-elle par lui lancer. Non, je ne suis pas morte. Le
fleuve m’a sauvée. Si je suis revenue, c’est pour ouvrir les yeux aux autres.
Tu as perdu tes pouvoirs. Tu as passé un marché avec les singes pour du
bambou panaché. Eh oui, je suis au courant pour ça aussi. Tu rapatries des
pandas pour des raisons nées dans ton esprit tordu. Et tu as tenté de
m’assassiner. Tu es un menteur et un imposteur, Nocturne Bois-Noir. Et
surtout, tu n’es pas Messager du Dragon.
Comme cela faisait du bien de vider son sac, en tête à tête. Par contre,
elle fut agacée quand son regard se perdit dans le vague. La liste de ses
crimes semblait glisser sur lui, comme s’il était plongé dans ses pensées.
— Le fleuve t’a sauvée, répéta-t-il. Évidemment ! J’aurais dû le savoir !
Tu étais sous mon museau depuis le début ! Une des triplés.
Ne voulant pas paraître surprise, Pluie renifla. Forcément qu’il était au
courant.
— Où sont les deux autres ? grogna-t-il en s’avançant vers elle. Et ta
mère ?
— Sa mère est ici, déclara Pivoine en sortant des buissons derrière lui.
Nocturne fit volte-face.
— Depuis combien de temps sais-tu que Pluie est une des triplés de la
prophétie ? Où sont les deux autres ? Comment s’appellent-ils ?
Il commença à charger Pivoine qui prit peur. La colère grondait en
Pluie.
— Hé ! lui cria-t-elle en reculant sur le sentier. Elle n’était au courant
de rien. C’est de moi que tu dois t’inquiéter. Je pars dire la vérité à tout
Colline-Prospère.
Nocturne fit volte-face. Tandis que la peur se faisait une place à côté de
la colère dans son cœur, Pluie continuait de reculer, lentement, à tâtons avec
ses pattes arrière.
— Ah oui ? grogna-t-il. Tu veux tout raconter aux pandas ? Laisse-moi
t’aider.
Il bondit en avant. Ses pattes soulevant de la boue et des feuilles mortes,
Pluie remonta en courant le sentier menant à la Clairière aux Festins. Elle
sauta par-dessus un rocher et gravit la colline tandis que, derrière elle,
résonnaient les pas lourds de Nocturne suivis de ceux plus légers de
Pivoine. Il ne devait pas l’intercepter avant qu’elle atteigne la clairière. Ce
n’était pas si loin. Elle pouvait y arriver, elle en était persuadée.
En guise de raccourci, elle grimpa une pente raide et traversa un
bouquet de fougères, mais il la suivait de près. Quand elle revint sur le
sentier, il rattrapa son retard et elle sentit tout son poids sur son dos.
Elle se baissa et se contorsionna pour lui échapper, mais c’était trop
tard. Les mâchoires de Nocturne se refermèrent sur sa nuque. Pendant
quelques battements de cœur, tandis que ses crocs lui éraflaient la peau, elle
se dit que son dernier souffle était venu. Il lui briserait les os et elle
mourrait…
Sauf qu’il ne la tenait pas comme un tigre sur le point de décapiter une
souris. Il se comportait plus à la manière de Pivoine quand, petite, Pluie
s’éloignait un peu trop et devait être ramenée de force au nid. À la
différence de sa mère, Nocturne n’y alla pas de patte morte. De sa peau
pincée s’échappèrent des filets de sang, pendant qu’il l’entraînait le long du
sentier… vers le haut et non vers le bas !
— Lâche-la ! rugit Pivoine.
Alors qu’il lui serrait encore plus fort la nuque, Nocturne tressaillit de
douleur. Pluie aurait aimé voir quelle blessure Pivoine lui avait infligée,
mais impossible pour elle de se retourner sans arracher un morceau de sa
propre nuque.
— Laisse ma Pluie tranquille, imposteur ! cracha Pivoine.
— Recule ! rétorqua Nocturne sans lui lâcher la peau du cou. Ou je la
mords carrément et je finis ce que j’ai commencé.
Il resserra sa prise. Pluie essaya de se retenir, mais elle laissa échapper
malgré elle un grognement de douleur.
Ils se remirent en marche, Nocturne la traînant sur le sentier, Pluie
tentant tant bien que mal d’avancer sur ses quatre pattes et de soulager sa
nuque car ses crocs lui meurtrissaient la peau et son souffle furieux sifflait
dans ses oreilles. Ils grimpèrent difficilement les dernières longueurs d’ours
qui menaient en haut de la colline. Pluie entraperçut des têtes floues de
pandas choqués quand, soudain, Nocturne contracta ses muscles, la souleva
et la projeta au milieu de la clairière. Elle retomba en vrac sur l’herbe tendre
en se cognant l’épaule contre une pierre.
— Mes chers pandas ! les interpella Nocturne, hors d’haleine, pendant
que Pluie se relevait, un peu sonnée. J’ai trouvé la créature contre laquelle
le Dragon m’a mis en garde.
Pluie regarda autour d’elle. La plupart des pandas de Colline-Prospère
étaient présents. Il y avait Azalée, Fleur, Ginseng, Horizon, Pinède et
Cyprès, Aurore… et Caillou. Ses grands yeux humides la dévisageaient
avec stupéfaction. Elle lui adressa un sourire. N’était-il pas heureux qu’elle
soit en vie ?
Il fixait Nocturne, par-delà sa fourrure en bataille et son cou
dégoulinant de sang. Elle se tourna vers l’entrée de la Clairière aux Festins
et constata que le Messager était posté en plein milieu, empêchant Pivoine
de la rejoindre et elle-même de s’enfuir.
— Je suis vivante ! lança-t-elle à ses vieux amis, cherchant
désespérément à reprendre le contrôle de la situation. Je suis revenue !
Caillou n’était pas le seul à paraître plus choqué qu’heureux. Cyprès
posa la patte sur l’épaule de Pinède et l’attira contre lui. L’expression de la
petite se décomposa au fur et à mesure que la nervosité de ses parents
croissait.
Alors qu’elle était entourée de ses amis et de sa famille, Pluie se sentit
soudain extrêmement seule.
— Pluie…, commença Caillou.
Elle lui adressa un autre sourire ; lui demeurait impassible. En vérité, il
semblait vexé.
— À quoi tu jouais ? À faire semblant d’être morte ? C’était encore un
de tes tours ? Où étais-tu ?
— Bien sûr que non ! s’exclama Pluie. J’ai vraiment été emportée par le
fleuve. J’ai essayé de revenir mais j’étais coincée sur l’autre berge…
— Le niveau de l’eau a baissé il y a plusieurs festins de cela, lui rappela
Ginseng.
Pluie lui décocha un regard noir. Sur le point de formuler son
explication, elle entendit les mots dans sa tête et réalisa qu’ils ne jouaient
pas en sa faveur.
« J’attendais le bon moment. »
— Je suis désolé d’avoir perturbé la quiétude de la Clairière aux
Festins, déclara Nocturne sur un ton posé – la pointe de tristesse dans sa
voix la fit grincer des dents. Vous devez absolument entendre ce que Pluie a
à vous raconter. Je t’en prie, Pluie. Répète aux autres ce que tu m’as dit.
Pluie le foudroya du regard. Il devait posséder une information qu’elle
n’avait pas…
Elle savait qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion d’avoir tous ses amis
réunis devant elle et de pouvoir leur apprendre la vérité.
— Nocturne Bois-Noir est un imposteur. Il a perdu ses pouvoirs de
Messager du Dragon. Toutes les prophéties qu’il a prononcées depuis son
retour à Colline-Prospère ont été des mensonges.
Elle attendit la réaction des pandas et, comme prévu, elle récolta des
soupirs et des hochements de tête.
Les pandas n’exprimaient pas là leur surprise. Non, ils la jugeaient !
Pendant quelques instants, elle se mit à leur place et vit la scène avec
leurs yeux : d’un côté, il y avait elle, ensanglantée, indigne de confiance,
seule, désespérée, et de l’autre, il y avait Nocturne, fier, tout-puissant,
calme.
Il n’était pas question qu’elle abandonne.
— Si je suis partie si longtemps, c’est parce que Nocturne Bois-Noir a
essayé de me noyer, gronda-t-elle. Il a voulu m’assassiner parce que j’ai
découvert qu’il était un menteur et parce que je l’ai mis face à ses
contradictions. Il vous berne depuis le début ! Il a soudoyé Jarret Musclé
pour que ses singes lui ramènent du bambou panaché et pour qu’ils
molestent Érable !
— Dans quel but ? demanda Cyprès en secouant la tête. Et quel bambou
panaché ?
— Je… je ne sais pas à quoi il sert, admit Pluie. Il m’a noyée avant que
je le découvre.
— Mes amis ! les apostropha Pivoine dans le dos de Nocturne. Si vous
n’écoutez pas Pluie, écoutez-moi au moins ! Tout ce qu’elle dit est vrai !
J’ai vu une facette de ce panda qu’il n’a jamais montrée à personne. Ce
n’est pas un Messager du Dragon !
Plusieurs pandas tournèrent la tête vers elle. Pluie lut de la pitié dans
leurs yeux.
« Tu es ma mère ! Évidemment que tu me crois ! Tout ce que tu diras
n’aura aucune valeur. Il n’a même pas besoin de convaincre les autres, ils
sont déjà convaincus ! »
— C’est donc vrai, commenta Fleur sur un ton neutre. Comme dans la
prophétie, Messager du Dragon. C’est la menteuse que nous attendions.
— Quelle prophétie ? aboya Pluie. Je vous le répète, il vous ment !
— Le Grand Dragon a épargné la pauvre Pluie alors qu’elle était
emportée par le courant, expliqua Nocturne, comme si elle ne s’était pas
exprimée. Et voilà comment elle le remercie ! C’est la menteuse contre
laquelle le Grand Dragon m’a mis en garde. Heureusement, grâce à son
avertissement, nous étions préparés.
Pluie se tourna vers Caillou. Elle savait que la partie était terminée,
mais elle voulait que son ami la regarde dans les yeux, qu’il voie qu’elle ne
mentait pas.
Caillou ne lui accorda pas un regard. Visiblement peiné, il examinait ses
pattes.
Pluie avait l’impression que le Grand Dragon l’avait enveloppée de ses
anneaux avant de lui broyer le cœur.
— Pour le bien de Colline-Prospère, Pluie et Pivoine, je vous renomme
« Exil » et je vous bannis de notre communauté. Vous devez partir
maintenant. Nous sommes des pandas pacifiques, mais nous n’hésiterons
pas à employer la force si vous nous y obligez.
Pluie continuait de fixer Caillou.
— Ce n’est pas vrai, lui dit-elle. C’est Nocturne, le menteur. Je suis sûre
que tu le découvriras toi-même bientôt. Souviens-t’en juste… Souviens-toi
que j’aurai essayé.
— Chassez-les d’ici ! ordonna Nocturne.
Fleur et Ginseng vinrent interposer leur gros corps entre Pluie et
Caillou.
Pluie foudroya Fleur du regard. Celle-ci lui adressa un sourire narquois
qui donna des envies de bagarre à Pluie. Hélas ! cela ne servirait à rien.
— C’est bon, je m’en vais, annonça-t-elle. Viens, Maman.
— Vous le regretterez, grogna Pivoine tandis que les pandas s’étaient
rapprochés et les poussaient hors de la clairière, sur le sentier des pandas.
Vous vous reprocherez bientôt de ne pas avoir écouté Pluie.
Il ne leur restait plus qu’à marcher. Le regard triste de leurs amis leur
brûla la nuque jusqu’à ce que le sentier bifurque hors de leur vue.
Pivoine s’arrêta aussitôt pour lécher la peau égratignée de sa fille, avec
un peu trop d’ardeur au goût de cette dernière.
— Je suis tellement désolée, geignit-elle. Ma pauvre petite, regarde-moi
ça… Je suis si fière de toi ! Je sais que tu as fait ton possible.
— Ç’aurait pu être pire, répondit Pluie qui interrompit cette toilette
frénétique et colla son front contre le sien. Nous sommes en vie. Quittons
cet horrible endroit. Je ne veux plus être une Colline-Prospère de toute
façon. Traversons le fleuve et retrouvons Feuille, comme tu l’as proposé.
Pivoine hocha la tête en tremblant. Pluie la guida le long du sentier. Au
fur et à mesure qu’elles avançaient, sa haine contre Nocturne Bois-Noir ne
cessait de croître.
« Exil ». Comment avait-il osé les nommer « Exil » ? Surtout Pivoine !
Pour autant qu’elle sache, sa mère n’avait jamais fait de vagues, même
petite. Elle était populaire à Colline-Prospère. Et voilà que Nocturne avait
monté tous ses amis contre elle et l’avait même dépouillée de son nom.
« Il paiera pour cette humiliation. D’une manière ou d’une autre. Il
regrettera de nous avoir laissées en vie… »
Le pas lourd, elles prirent la direction des Œufs-Rochers. Pivoine se
traînait tristement ; bouillonnante de colère, Pluie donnait des coups de
pattes dans les feuilles.
Soudain, elle entendit un petit bruit au-dessus de sa tête. Dans sa vision
périphérique, une silhouette dorée descendit sans un bruit d’un arbre.
— Maman ! siffla-t-elle. Cours !
Pivoine regarda autour d’elle sans comprendre.
— Quoi ?
— Cours ! lui cria Pluie.
Trop tard.
Une nuée de singes dégringola des branches autour d’elles. Ils étaient
plus nombreux que la nuit où elle avait surpris Nocturne et Jarret Musclé en
train de marchander. Elle comprit vite qu’il serait impossible de leur
échapper, de se battre contre eux. Des dizaines de pattes agiles et crochues
et de queues dorées fouettant l’air leur ôtèrent tout espoir de fuir.
Elles étaient encerclées.
CHAPITRE 19

Esprit sortit du fleuve et s’ébroua. La piste de Poivre s’enfonçait dans la


Forêt du Nord. Esprit percevait une pointe de peur dans son odeur ; il ne
faisait rien pour la cacher tellement il était paniqué.
Esprit savait exactement quelle direction il avait prise. Les brindilles
cassées et les pierres délogées lui indiquaient qu’il avait gravi la pente la
plus proche. Même s’il n’avait pas laissé d’odeur, Esprit aurait retrouvé sa
piste au moins jusqu’ici. Il le rattraperait d’ici Descente du Soleil, voire
avant.
« Et je suis censé faire quoi, à ce moment-là ? »
Il grimpa la pente avec l’impression que ses pattes avançaient toutes
seules. Il n’était plus question de reculer maintenant.
« Oh ! Frisson ! Comme je regrette de ne pas t’avoir à mes côtés. Tu
avais raison depuis le début. »
Alors qu’il contournait une flaque boueuse dans laquelle Poivre avait
glissé et laissé ses empreintes, il lâcha un grognement.
Depuis que Nocturne avait eu cet accès de furie meurtrière, Esprit ne le
voyait plus comme un être gentil, paisible, se préoccupant uniquement de la
sécurité du Royaume des Bambous.
Deviens le Monstre Blanc, lui avait-il ordonné.
Les mots de Frisson semblaient lui revenir en écho, tandis qu’il
poursuivait son ascension. « Assoiffé de sang… trop bête pour représenter
une quelconque menace. » Nocturne avait vraiment prononcé ces mots, il
n’en doutait plus à présent.
Était-ce tout ce que le Messager avait vu en lui depuis le début ? Un
prédateur qu’il pourrait utiliser pour intimider les uns et les autres ? Il était
là, le but de ses missions spéciales : impressionner les singes puis Poivre.
Nocturne voulait qu’ils partent à la recherche des triplés dans la Forêt du
Nord pour pouvoir les ramener à Colline-Prospère et les interroger eux
aussi… À la place, ils étaient tombés sur Prune.
Un imposteur, avait-elle lancé.
La vieille ourse n’était pas folle du tout.
D’accord, elle l’avait attaqué en premier, mais Nocturne n’avait pas
hésité à plonger ses griffes dans ses flancs…
Esprit s’arrêta en haut de la colline.
« Je le savais ! Ce n’est pas un tigre qui l’a tuée. Je n’ai rien vu alors
que ça me sautait aux yeux. Elle n’a pas du tout été attaquée par un
prédateur. »
Il se tourna et regarda par-delà le fleuve Colline-Prospère et ses pentes
ondoyantes parsemées de bambous d’un vert éclatant, avec çà et là quelques
silhouettes blanc et noir qui marchaient ou se reposaient.
« Nocturne Bois-Noir est un menteur et un assassin. Et je refusais
tellement de voir la vérité que j’ai chassé ma propre sœur de ma vie. »
Reverrait-il Frisson un jour ? Aurait-il l’occasion de lui dire à quel point
il était désolé, à quel point il avait été bête ?
Comment devait-il se comporter à présent ?
L’odeur de Poivre longeait le sommet de la colline et plongeait dans des
herbes hautes. Esprit poussa un grand soupir et suivit la traînée d’herbes
couchées que Poivre laissait derrière lui. Esprit remarqua que sa piste
sentait de moins en moins la peur, comme si le jeune panda se pensait sorti
d’affaire à cette distance.
Sauf qu’Esprit avait appris à chasser avec la meilleure dans la
Montagne de l’Épine Blanche. Il préféra ne pas penser à ce que dirait Hiver
si elle l’accompagnait. Il se concentra donc sur la piste qui descendait dans
une petite vallée puis continuait en aval, mais toujours cachée du fleuve et
de la Forêt du Sud. Les brindilles cassées et les empreintes dans la boue
étaient si faciles à suivre !
Enfin, Esprit leva les yeux et aperçut une silhouette noire et blanche sur
la pente devant lui. Le panda blanc retint son souffle et s’accroupit vite
derrière des fougères. Sans se retourner, Poivre renifla des cannes de
bambou puis s’avachit à leur pied avant d’arracher quelques feuilles.
Le petit panda ne se doutait pas le moins du monde qu’il était suivi. En
fait, sa frimousse affichait ce même bonheur insouciant qui avait frustré et
désemparé Esprit. Cet air le déstabilisait encore. Toutefois, à force de le
regarder mâcher ses feuilles de bambou comme s’il n’avait jamais rencontré
Nocturne ou manqué être assassiné par lui, Esprit commença à y voir un
peu plus clair.
« C’est un idiot. Ou alors il croit qu’il ne risque plus rien. Maintenant
qu’il a échappé à Nocturne, il pense être hors de danger… »
À sa grande surprise, Esprit ressentit une pointe de jalousie. Ce devait
être agréable de se promener ainsi dans la vie, de s’élancer sur n’importe
quel chemin et d’être couronné de succès à la fin.
Poivre finit son repas et se releva. Il renifla les alentours puis il
s’engagea sur une petite déclivité qui se transforma en fossé abrupt et étroit
menant à une grotte en hauteur.
Esprit secoua la tête. C’était l’endroit idéal pour une embuscade. S’il
avait été Poivre… d’abord, il ne serait pas dans cette situation et ensuite, il
ne se serait pas aventuré dans ce fossé pour tous les bambous de la Forêt du
Sud.
Il choisit de rester en haut et de le suivre en faisant le moins de bruit
possible. Il gagna peu à peu du terrain sur le panda errant. Esprit parvint
quasiment à l’entrée de la grotte sans que Poivre remarque sa présence.
Enfin, il sauta dans le fossé. Il se laissa glisser sur la paroi abrupte et
atterrit sur le chemin entre Poivre et tout espoir de s’échapper.
Quand il entendit le bruit, le fuyard se retourna et bascula sur son
arrière-train dans un glapissement.
— Esprit ! geignit-il. Non… attends ! S’il te plaît…
Il recula puis se jeta contre la paroi qu’il chercha à gravir. Mais elle
était trop escarpée. Esprit le rejoignit en quelques enjambées, posa ses
pattes sur son ventre et le plaqua au sol.
— Arrête de bouger ! lui ordonna-t-il.
Poivre eut beau hurler et se contorsionner, Esprit était plus fort. Telle
une proie quelconque, Poivre paniquait, essayant de le mordre et de le
griffer. Il parvint juste à lui égratigner la patte avant, ce qui n’ébranla pas
Esprit.
— S’il te plaît… laisse-moi partir… je suis désolé, bredouilla Poivre. Je
ne pensais pas ce que je disais… Nocturne n’est pas un menteur… je ne
peux pas m’empêcher de jacasser… je croyais que ce serait marrant… je ne
suis même pas un triplé… je ne suis personne… j’ai dit ça comme ça… je
t’en prie… ne me tue pas !
— Marrant ? lui grogna Esprit à l’oreille en secouant la tête. Je ne vois
absolument rien de marrant. Je m’en contrefiche que tu sois un triplé ou
pas. Je ne te fais pas confiance. Tu es un menteur et tu es dangereux. Est-ce
que tu m’écoutes ? Hoche la tête si c’est le cas.
Poivre hocha la tête si fort qu’il laissa un sillon dans la boue.
— Si tu tiens à la vie, reste éloigné de la Forêt du Sud. Très éloigné. À
tout jamais. Tu as compris ? Marche droit devant toi et ne reviens plus
jamais par ici. Sinon nous aurons un gros problème et tu ne t’en sortiras pas
par une pirouette cette fois-ci. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
— Oui ! couina Poivre.
Esprit recula dans un soupir. Poivre se tortilla pour se relever et le fixa
longuement, comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Puis il contourna le
panda blanc et prit ses pattes à son cou, glissant et dérapant au fond du
fossé.
Esprit le regarda courir jusqu’en bas et s’enfoncer dans les buissons
aussi vite que ses pattes le pouvaient.
« Ai-je pris la bonne décision ? se demanda-t-il. Quoi qu’il manigance,
il est désormais lâché dans la nature, libre de faire tout le mal qu’il
souhaite… »
Mais Esprit avait-il le choix ? Il ne pouvait pas tuer un autre panda,
surtout pas pour Nocturne Bois-Noir.
Frisson dirait qu’il avait eu raison.
Complètement chamboulé, le pas lourd, Esprit reprit la direction de la
Forêt du Sud.
Avant de traverser le fleuve, Esprit s’arrêta et jeta un coup d’œil
derrière lui.
Et s’il ne retournait pas à Colline-Prospère ? Et s’il laissait ces pandas,
qui pour la plupart ne l’appréciaient pas, se débrouiller tout seuls avec
Nocturne ? Et s’il repartait dans la montagne ? Qui sait, il rattraperait peut-
être Frisson ?
Il rêvait. Dans la réalité, Nocturne était un tueur et lui seul le savait.
Pouvait-il vraiment abandonner Colline-Prospère où il s’était brièvement
senti chez lui pour la première fois de sa vie ?
« Non. Je n’ai aucune idée de ce que je ferai là-bas, mais je ne peux pas
partir comme ça. »
En revanche, s’il restait, il devait s’assurer que Nocturne ne nourrisse
aucun soupçon à son encontre.
Il pencha la tête et mâchonna l’endroit où Poivre l’avait égratigné à la
patte. Le sang était presque sec, mais il parvint à se barbouiller le museau.
Enfin, il franchit le gué et remonta le sentier des pandas.
Il y avait un problème. Il le sentit dès qu’il entra dans la Clairière aux
Festins. Les pandas réunis en petits groupes conversaient vivement à voix
basse. Assis au pied de l’arbre où il révélait parfois ses prophéties, Nocturne
avait la tête baissée, comme s’il était épuisé. Esprit n’avait pas l’impression
que c’était en réaction à la mort de Prune. Il s’était passé autre chose.
Les pandas les plus proches se retournèrent et aperçurent Esprit. Parmi
eux se trouvait Caillou. Il recula brusquement en voyant son museau
ensanglanté, trébucha sur sa propre patte et tomba lourdement sur son
postérieur. Il semblait aussi effrayé que Poivre un peu plus tôt.
— Que s’est-il passé ? murmura Brume. Qu’as-tu fait ?
Esprit hésita à répondre. Devait-il simplement lui expliquer la mission
que Nocturne lui avait confiée ? Et si celui-ci niait les faits, qui ces pandas
croiraient-ils ? Pas le monstre venu d’ailleurs.
Nocturne s’était levé et s’approchait de lui en toute hâte.
— Reculez ! ordonna-t-il aux pandas.
Ils s’empressèrent d’obéir, apparemment soulagés de mettre quelques
longueurs d’ours entre eux et lui.
— Je dois parler à Esprit seul à seul.
Ce dernier se contenta de hocher la tête et de le suivre hors de la
clairière. Ils n’allèrent pas très loin sur le sentier des pandas, juste assez
pour ne pas être entendus.
— J’ai trouvé Poivre, annonça Esprit en fixant Nocturne droit dans les
yeux. (Il n’en revenait pas d’avoir cru que le gros panda était son ami.) Je
l’ai tué. C’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ?
Les yeux du Messager brillaient.
— Oui.
« Il l’admet ! » Esprit sentit tous les poils de son dos se hérisser. Il avait
l’impression de se tenir sur un rocher branlant, en haut d’une falaise,
euphorique et terrifié à la fois.
— Excellent travail, le complimenta Nocturne qui s’avança et appuya
son front contre le sien.
Il fallut un gros effort à Esprit pour ne pas broncher.
— Tu m’as prouvé que tu pouvais être l’allié le plus loyal dont on peut
rêver. Tu as ma reconnaissance et la gratitude de tout le Royaume des
Bambous. J’aimerais te dire que notre mission est terminée, mais j’ai une
autre tâche à te confier à présent.
Esprit hocha la tête, n’écoutant qu’à moitié les platitudes du Messager.
Au-dessus d’eux, il perçut du mouvement quand deux têtes noir et blanc
apparurent au bord du rocher qui entourait la Clairière aux Festins. Ils
n’entendaient pas Nocturne, mais ils l’observaient en marmonnant. Esprit
savait très bien ce qu’ils se disaient.
« Pourquoi Esprit a-t-il du sang sur le museau ? À qui appartient-il ?
Est-ce celui de Poivre ? Le monstre aurait-il tué le pauvre petit ? »
Esprit scruta ses pattes blanches et soupira. Aucun des pandas de
Colline-Prospère ne lui ferait plus confiance désormais. Il était le seul à
avoir connaissance de la perfidie de Nocturne et il en serait ainsi jusqu’à ce
qu’il trouve un moyen de le prouver.
« Je suis vraiment tout seul à présent. »
CHAPITRE 20

— Je n’arrive pas à croire que nous les ayons retrouvées ! balbutia Feuille.
Elle s’assit au bord du fossé et observa l’entrée de la grotte en
contrebas. Le fossé, une fissure en pente raide qui s’enfonçait dans la
colline, se terminait par une grotte dans la roche en son sommet.
Des cris aigus et le bruissement des ailes de centaines de petites
chauves-souris résonnaient à l’intérieur.
— J’ai mal aux pattes, se plaignit Fonceur en se laissant tomber dans
les feuilles à côté de son amie. J’espère qu’elles vont prendre tout leur
temps avant de repartir.
— Moi aussi ! s’exclama Feuille en s’étirant.
— Tu ne trouves pas que ça sent le panda ? lui demanda-t-il, sa longue
queue remuant derrière lui.
Feuille renifla le sol à ses pattes, le fossé puis le ciel et l’air tout autour
d’elle.
— Tu as raison ! Même si ça sent surtout la chauve-souris ! Peut-être
que l’autre triplé est passé par ici ? Si ça se trouve, il n’est pas loin !
— Possible, marmonna Fonceur qui se coucha avant d’étendre ses
quatre pattes au-dessus de lui puis de les recroqueviller sur son ventre.
Feuille ne quittait pas la grotte des yeux. Son cœur battait avec force et
régularité. Elle espérait sincèrement que les chauves-souris les laisseraient
se reposer avant de reprendre leur envol. En même temps, elle brûlait
d’envie de repartir. Le poids de l’espoir sur sa poitrine était quasiment
insoutenable.
« Touchons-nous au but ? Sommes-nous vraiment sur le point de
rencontrer le troisième panda de ma portée ? Est-ce qu’on se ressemble ? »
Des silhouettes remuèrent dans la grotte et, tout à coup, une poignée de
chauves-souris sortit en flèche et lui frôla les oreilles. Tandis que leur
nombre augmentait, Feuille se mit à quatre pattes et s’étira.
— Debout, Fonceur ! Il faut qu’on se tienne prêts. Dès qu’elles auront
mangé, on devra se mettre en marche.
Mais cette fois-ci, elles se comportèrent différemment.
Les chauves-souris retournèrent dans la grotte et… n’en ressortirent pas
en nuée.
Elles jaillissaient seules ou par deux, volaient dans toutes les directions
puis revenaient inlassablement à leur point de départ.
Le cœur de Feuille se mit à tambouriner dans sa poitrine.
— Elles ne s’en vont pas, constata Fonceur.
— C’est là ! murmura Feuille. Fonceur, c’est là ! Elles habitent ici !
C’est ici qu’elles nous conduisaient depuis le début !
— Tu crois ? demanda le panda roux en fixant l’entrée obscure.
Feuille prit une grande inspiration et se laissa glisser au fond du fossé
avant de s’approcher de l’entrée. Une masse grouillante de petits corps était
accrochée au plafond. Certaines chauves-souris mangeaient les insectes
qu’elles avaient attrapés, d’autres s’enveloppaient dans leurs ailes avant de
se rendormir.
— Il est là ? leur cria Feuille. Le triplé est là ?
Leurs voix aiguës retentirent de nouveau. Cette fois-ci, Feuille crut
distinguer un mot au milieu du brouhaha. Oui, elles semblaient répéter un
même mot…
— Là ! Est là ! Était là ! Là, là, là !
— Merci ! leur lança Feuille qui se tourna aussitôt vers Fonceur resté en
haut du fossé. Ouvre grand tes narines ! On doit pouvoir trouver la piste de
ce panda !
— C’est parti ! gazouilla-t-il.
— Oh, n’oublie pas ! Si tu en rencontres un, avant toute chose, vérifie
que sa patte dominante est blanche ! Elle devrait ressembler à la mienne.
— Compris ! s’exclama Fonceur en acquiesçant avec sa longue queue.
Feuille renifla les alentours. Elle détecta bel et bien une odeur. Elle
découvrit même quelques poils blancs dans la boue. Cette trace assez
récente prêtait néanmoins à confusion. Un seul panda était-il passé par ici
ou plusieurs ? Et s’il s’agissait d’un groupe de pandas et non de son triplé ?
S’ils avaient fait escale ici avant de repartir, pour quelle raison
reviendraient-ils ? Si Fonceur et elle découvraient une piste, devaient-ils la
suivre ? Elle ne voulait pas trop s’éloigner des chauves-souris. Elles avaient
dit « là ».
Elle longea le fossé et rejoignit Fonceur à son extrémité. Il se grattait
l’oreille avec la patte.
— J’ai repéré plusieurs odeurs de pandas qui partent dans des directions
différentes, lui apprit-il. Une s’enfonce dans les buissons, une autre descend
dans la vallée, et ce ne sont pas les seules.
— Tu penses qu’on devrait explorer la grotte ? marmonna Feuille. Je ne
suis pas allée jusqu’au fond.
Fonceur émit un bruit dubitatif.
— Avec toutes ces chauves-souris à l’intérieur ?
— Elles ne te feront pas de mal ! lui assura Feuille en le poussant avec
le museau. Tu es trop lourd pour qu’elles te soulèvent au plafond !
Elle pivota face à la pente. Fonceur lâcha un nouveau « hum » mais
suivit tout de même de loin Feuille qui se précipitait vers l’entrée de la
grotte.
Tandis qu’elle se hâtait, elle réalisa que Descente du Soleil était passée
et que le flanc de colline était nettement plus sombre qu’à leur arrivée.
L’intérieur de la grotte était totalement noir au bout de quelques longueurs
d’ours. Ils ne distinguaient plus aucune chauve-souris au-delà de l’entrée.
Feuille avança, la gorge serrée.
— Je n’aime pas le truc qu’elles font avec leurs ailes, marmonna
Fonceur derrière elle. Et si on reparlait du Monstre Blanc qui a attaqué
Prune ? Ça s’est passé dans une grotte…
— Très loin d’ici, lui rappela Feuille. Il faut que j’en aie le cœur net.
— Je monte la garde dehors, décréta Fonceur.
Feuille roula des yeux puis s’enfonça davantage.
La cavité était plus profonde qu’elle ne l’aurait cru. Des roches
dépassaient du sol autour d’elle. Soudain, ses pattes barbotèrent dans une
eau froide. Il s’agissait d’une petite mare sombre qui devait se remplir
quand il pleuvait dans le fossé. Feuille était encerclée par l’odeur et le bruit
des chauves-souris.
Elle ne décela aucun signe d’un autre panda.
— On se serait trompés quelque part ? demanda-t-elle en émergeant de
la grotte.
Fonceur sursauta puis secoua la tête avec ferveur.
— Impossible ! Après qu’elles nous ont conduits aux pandas de Mare-
Impure puis ici ? Non. Tu es une Messagère du Dragon et les chauves-
souris t’aident. On ne va pas tarder à résoudre ce mystère.
Feuille lui sourit avant de lui frotter la nuque avec son museau.
— Je suis tellement contente de t’avoir avec moi, Fonceur.
— Je te suis d’une grande utilité, c’est vrai, répliqua-t-il, assez fier de
lui. Installe-toi ici, au cas où le triplé reviendrait. Pendant ce temps, je vais
chercher des bambous pour le festin d’Ascension de la Lune. Ça te
remontera le moral. On a toujours les idées plus claires après une petite
sieste.
Pendant que Fonceur détalait loin du fossé, Feuille s’assit et scruta le
ciel. Les nuages tournoyaient au-dessus de leurs têtes, laissant entrevoir un
peu de bleu foncé et quelques étoiles qui clignotaient un moment avant de
disparaître.
« Grand Dragon, pria-t-elle, je sais que tu guideras mes pas jusqu’au
bon endroit. S’il te plaît, fais de même avec Pluie et l’autre triplé. Si je dois
le rencontrer ici, qu’il en soit ainsi. Sinon, je t’en prie, montre-leur le
chemin à suivre. »
Elle baissa la tête, assez contente de la manière dont elle avait formulé
sa requête. Elle pensait avoir trouvé les bons mots. Ce n’était pas à elle de
décider où leur présence était nécessaire.
Elle leva de nouveau la tête.
« Euh… et j’aimerais vraiment que nous soyons réunis, si ce n’est pas
trop demander. »
Feuille se réveilla en sursaut et inspecta les alentours. Pendant quelques
instants, elle ne se rappela plus trop où elle était. Puis la mémoire lui revint
d’un coup : elle se trouvait dans la grotte, les pattes posées sur le sol en
pierre dur et froid. Les chauves-souris dormaient au plafond. Leurs petits
ronflements résonnaient dans la cavité. Fonceur était recroquevillé contre
elle. Les restes de leurs Festins d’Ascension de la Lune et de Descente de la
Lune gisaient à côté d’eux.
Le Festin de Lumière Grise devait être passé. La lumière aveuglante
d’une aube nouvelle éclairait l’entrée de la grotte, tellement étincelante que
Feuille était obligée de cligner des yeux pour voir devant elle.
Une silhouette se dessinait à l’entrée.
Feuille bondit sur ses pattes.
Fonceur sursauta à son tour.
— Hein ? Quoi ? marmonna-t-il, à moitié réveillé.
— Il y a quelqu’un ! lui souffla Feuille.
À pas prudents, elle sortit de la grotte en clignant des yeux à cause de
l’éclat de Lumière Dorée.
La silhouette à l’extérieur était celle d’un jeune panda. Il reniflait avec
méfiance l’entrée de la grotte. Il eut un mouvement de recul quand il vit
Feuille. Elle remarqua qu’il privilégiait une patte avant et ne voulait pas
poser l’autre par terre.
« Serait-ce… »
— Bonjour ! s’exclama-t-elle. Désolée de t’avoir fait peur. Nous
dormions à l’intérieur.
Fonceur s’approcha du panda qui s’était assis et tenait sa patte
bizarrement devant lui.
— Salut ! Moi, c’est Poivre. Vous allez trouver ça étrange, mais je
crois… je crois que le Grand Dragon m’a conduit jusqu’ici. Sauriez-vous…
pourquoi ?
Feuille eut l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine.
Fonceur regardait tour à tour les deux pandas avec un sourire ahuri sur sa
petite face. Feuille se ressaisit : elle devait garder la tête froide. Il lui fallait
des preuves.
— Qu’est-il arrivé à ta patte ? lui demanda-t-elle. Je peux voir ?
Poivre la lui tendit. Le corps de Feuille fut agité d’un soubresaut. Sa
patte dominante n’était pas blanche mais elle n’était ni noire ni grise non
plus. Elle était rouge sang et une croûte se formait sur une vilaine blessure
en travers de la peau.
— J’étais obligé, bredouilla Poivre qui tremblotait. Les singes étaient
après moi. Ceux avec la figure bleue. Ils cherchaient le jeune panda à la
patte dominante blanche, alors… alors j’ai décidé de la cacher.
— Poivre…, s’étrangla Feuille.
Elle ne pouvait tenir plus longtemps. Elle se précipita sur lui et frotta
doucement son museau contre sa joue.
— Je suis tellement désolée pour toi… mais tout va s’arranger, crois-
moi. Je m’appelle Feuille et je pense que je suis ta sœur !
— Tu… tu es une des triplés ? s’exclama Poivre en la poussant du
museau à son tour. Je te cherche depuis si longtemps ! Je suis tellement
heureux de t’avoir enfin trouvée ! As-tu vu l’autre ? Sais-tu ce qui se
passe ? Je sais juste que j’étais seul et perdu, que les singes s’en sont pris à
moi et que je ne savais pas quoi faire…
— Oui, j’ai rencontré notre sœur !
Feuille bondissait quasiment de joie. Elle allait et venait devant son
nouveau frère. Elle avait tellement de choses à lui raconter qu’elle ne savait
pas par où commencer.
— Elle s’appelle Pluie ! Et… oui, je sais ce qui se passe. Enfin, à peu
près. Tu ne vas pas en croire tes oreilles.
Elle s’obligea à s’asseoir avant de lui annoncer la nouvelle en face.
— Tu veux savoir pourquoi nous sommes spéciaux, pourquoi nous
avons survécu et pourquoi le Grand Dragon met tout en œuvre pour que
nous soyons réunis ? Parce que nous sommes les prochains Messagers du
Dragon. Tous les trois. Oh ! Par les neuf festins, comme je suis heureuse de
te voir !
Elle frotta une nouvelle fois son museau contre sa joue et lui donna un
grand coup de langue entre les yeux.
Pendant quelques instants, Poivre parut submergé, voire un peu
hésitant.
— C’est… plus que je n’espérais, bredouilla-t-il. Ça fait beaucoup
d’informations à intégrer mais… moi aussi, je suis content de te voir ! Ma
nouvelle sœur !
Son visage s’illumina en regardant Feuille.
— Et moi, c’est Fonceur Grimpe-Loin, pépia le petit panda roux.
Dans un éclat de rire, Feuille se poussa pour que Fonceur s’assoie à
côté d’elle.
— Fonceur est mon meilleur ami, déclara-t-elle. Il m’a beaucoup aidée
dans mes recherches !
Elle leva les yeux vers le ciel qui ressemblait à un brasier bleu et rose
tandis que le soleil se levait sur le Royaume des Bambous. Tous les espoirs
qu’elle nourrissait au fond d’elle semblaient se réaliser brusquement.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver Pluie et à gravir le Mont du
Dragon.
— Et ensuite, il se passera quoi ? demanda Poivre avec enthousiasme.
Feuille lui décocha un grand sourire.
— Ensuite, nous accomplirons notre destin. Nous endosserons le rôle
qui nous a été attribué à notre naissance. Tous les trois. Ensemble.
CHAPITRE 21

— … Maintenant ! hurla Pluie qui partit en courant.


Elle n’avait pas le temps de regarder derrière elle pour vérifier si
Pivoine la suivait ou non. Elles devaient s’en tenir au plan. Elle parvint à
envoyer valdinguer deux singes et même à en piétiner un autre dans sa
course. Il poussa un couinement agacé qui fit plaisir à Pluie. Elle accéléra
en direction des broussailles…
Quelque chose atterrit sur son dos et, tout à coup, elle ne vit que des
poils dorés et des faces bleues en colère. Les singes saisissaient sa fourrure
à pleines mains, enveloppaient ses pattes avec leurs bras. Obligée de
s’arrêter, elle se cabra en grognant. Elle eut beau s’ébrouer, elle ne parvint
pas à les faire tomber. Ils étaient trop nombreux. Dans la bagarre, l’un d’eux
enfonça ses dents aiguisées dans son oreille. Pluie poussa un cri perçant
quand la peau se fendilla et que le sang commença à couler dans son cou.
Le singe éclata de rire.
— Tu croyais que ce serait aussi facile ? Retourne sur le sentier !
Deux singes se postèrent devant elle. Ils glapissaient et aboyaient tout
en agitant les bras afin qu’elle recule.
« Et si je me battais ? » songea-t-elle.
Auquel cas, elle ne pourrait pas retenir ses coups. Même si elle en
réchappait sans avoir les yeux arrachés par leurs griffes acérées ou la gorge
transpercée par leurs dents, elle devrait forcément en tuer. Beaucoup.
Elle recula. Peu à peu, la pression s’allégea jusqu’à ce qu’il ne reste
plus qu’un singe sur son dos en train de souffler fort près de son oreille.
Quand elle tourna la tête, elle constata que Pivoine avait été stoppée
bien avant elle. Encore assise sur le sentier, sa mère grognait après le
groupe de singes dorés qui l’encerclaient totalement.
— Où allons-nous ? demanda Pluie, tandis que les singes la poussaient.
Celui qui la chevauchait ricana.
— Tu le découvriras assez vite.
Les singes les escortèrent jusqu’à l’orée de Colline-Prospère. Les uns
essayaient de leur mordre les pattes, les autres se balançaient de branche en
branche au-dessus de leurs têtes, prêts à s’abattre sur elles si elles tentaient
une nouvelle fois de s’échapper. Pivoine jeta un coup d’œil à Pluie qui fit
non de la tête.
C’était inutile de réessayer. Mieux valait attendre de savoir ce que
Nocturne avait prévu pour elles.
Pluie priait pour avoir pris la bonne décision.
Quand, enfin, ils parvinrent à destination, Pluie s’arrêta net. Elle avait
déjà visité cette clairière, mais la dernière fois qu’elle était venue, il n’y
avait pas cette grande fosse en plein milieu.
Un autre singe doré les attendait assis au bord du trou, une patte dans le
vide. Il s’agissait de Jarret Musclé. Il se leva d’un bond quand il les vit
arriver, puis il fit la révérence tout en balayant les pandas et la fosse d’un
grand geste du bras.
— En bas ! ordonna-t-il.
— Non, s’étrangla Pivoine qui lança un coup d’œil effrayé à Pluie.
— Vous ne nous obligerez pas à descendre là-dedans, grogna Pluie en
se plaçant devant sa mère.
Ses protestations n’y changeraient rien, elle le savait. Le singe sur son
dos enfonça ses griffes dans ses épaules. Pluie poussa un grand rugissement
et le délogea mais, à l’instant où il roula sur les feuilles, trois autres
grimpèrent sur elle. Le reste de la troupe s’approcha et l’obligea à reculer à
force de la taper et de la mordre. Elle tenait bon, réussissait à en frapper
quelques-uns en tournoyant. Elle en attrapa même un par la queue avant de
le lancer dans les buissons. Cela ne l’empêchait pas de perdre du terrain.
Dans son dos, elle entendit Pivoine hurler. S’ensuivirent du chahut puis
un bruit sourd.
— Maman !
Pivoine courut au bord de la fosse pour regarder en contrebas.
Le trou mesurait plus de trois longueurs d’ours de profondeur. Les
parois abruptes étaient faites de boue et de pierre. Pivoine gisait au fond.
Pluie retint son souffle puis expira quand sa mère remua avant de se
redresser. Elle semblait indemne, mais une grande peur se lisait dans ses
yeux.
Pluie jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux singes qui
sautillaient jusqu’à elle et trancha : il n’était pas question qu’ils la poussent
en bas, la tête la première, tel un ourson jouant avec une pomme de pin.
Elle leur tourna le dos et se laissa glisser sur les fesses avec autant de
dignité que possible. Une de ses pattes arrière heurta une roche qui
dépassait en bas et elle s’assit lourdement dessus. Refusant de montrer
qu’elle avait mal, elle défia du regard les singes à la face bleue qui les
toisaient.
Les rires tonitruants de Jarret Musclé et de sa troupe résonnèrent dans
toute la clairière et emplirent la fosse.
Pluie s’agenouilla devant sa mère.
— Ça va ? s’inquiéta-t-elle.
— Des bleus sur tout le corps mais rien de cassé, répondit Pivoine.
Qu’allons-nous faire ? Tu penses pouvoir grimper ?
— Non. Même Feuille bataillerait à sortir de ce trou, surtout si ces
singes restent dans les parages et font tout pour nous en empêcher.
— Ils finiront bien par s’en aller, supposa Pivoine. On pourrait creuser
un tunnel…
— Mouais, faut voir…
Il y avait peu d’espoir. La fosse lui avait semblé immense d’en haut.
D’ailleurs, deux pandas allongés y tenaient facilement. En revanche, les
parois paraissaient se refermer au-dessus de sa tête. Son monde se résumait
désormais à de la boue, des pierres, Pivoine et la figure hilare des singes
dorés. Elle se sentait impuissante. La colère qui l’avait aidée à traverser
tellement d’épreuves, même depuis le retour de Nocturne dans la forêt,
semblait se liquéfier dans la boue sous ses pattes.
Pendant ce qui lui parut une éternité, il ne se passa rien de plus. Les
singes en eurent vite assez de montrer du doigt les deux femelles pandas et
de se moquer d’elles. Leurs têtes disparurent, mais Pluie les entendait
encore bavarder, ricaner et se disputer à la surface. Quand Pivoine fut
secouée d’un frisson, Pluie essaya de ne pas penser au froid qui les attendait
quand la nuit tomberait. Elle ne savait pas non plus si les singes comptaient
leur apporter à manger. Et que se passerait-il en cas d’averse ?
Soudain, le ton de leurs jacasseries changea. Pluie et Pivoine levèrent la
tête. Deux têtes de pandas s’approchèrent du bord et les toisèrent.
C’étaient Nocturne et le Monstre Blanc. Le panda blanc semblait
étrangement impassible quand Nocturne affichait un petit sourire satisfait.
Cette vision suffit à raviver la colère dans le cœur de Pluie.
— Et maintenant ? hurla-t-elle. Qu’allez-vous faire de nous, hein ?
— À ton avis ? ironisa Nocturne. Tu peux m’être utile de nombreuses
manières. Bien entendu, je ne peux pas en dire autant de Pivoine. Je te
conseille de te tenir à carreau ! Dans le cas contraire, je pourrais décider que
je n’ai pas besoin d’elle en vie.
Pluie prit une grande inspiration pour l’insulter, mais elle croisa le
regard de sa mère et se contenta de grogner.
— Pluie, voici mon ami Esprit, déclara Nocturne. Je ne crois pas que
vous vous soyez déjà rencontrés.
— J’ai entendu parler de lui, rétorqua Pluie.
Le panda blanc cligna des yeux sans rien laisser paraître.
— Esprit est un panda loyal, mais il a appris à chasser et à tuer avec les
féroces panthères des neiges de la Montagne de l’Épine Blanche. Il est là
pour s’assurer que vous restiez bien où on vous a mises. Bienvenue dans
votre nouveau chez-vous. Vous n’êtes pas près d’en sortir.
Avant que Pluie ait le temps de riposter, Nocturne avait disparu, laissant
Esprit seul, les yeux rivés au fond du trou.
Pluie le foudroya du regard.
— Toi ! l’accusa-t-elle. Tu es le Monstre Blanc qui a attaqué Prune. Et
te voilà aujourd’hui à effectuer les basses besognes de Nocturne ! Prune
avait raison depuis le début. Tu n’es pas un panda. Tu es vraiment un
monstre.
Les sourcils d’Esprit se froncèrent de colère. Ses épaules se
recroquevillèrent alors qu’il inspirait, comme s’il voulait lui dire quelque
chose. Mais il tourna les talons à son tour. Pluie lui grogna après.
« Espèce de monstre ! Incapable de prendre la parole pour se
défendre ! »
Pluie contempla le ciel sans bouger pendant un long moment. À part
quelques voix de singes au loin, la mère et la fille semblaient seules.
Pivoine s’avachit contre un rocher et baissa la tête.
— Nous allons sortir d’ici, lui promit Pluie.
— Évidemment, répondit Pivoine avec enthousiasme.
Pluie n’était pas dupe. Sa mère affichait ce même entrain chaque fois
que, petite, elle disait qu’elle traverserait le fleuve à la nage.
— Évidemment que nous allons sortir d’ici. Si quelqu’un est capable de
trouver une solution, c’est bien toi, ma fille !
Pluie poussa un grand soupir avant de se pelotonner contre elle.
— Forcément !
« Ce n’est pas gagné du tout. Je n’y arriverai pas seule. J’ai besoin
d’aide. Je ne suis même pas sûre que le Grand Dragon puisse nous aider
dans ces circonstances. »
ÉPILOGUE

Parfaitement immobile sous les fougères, Frisson ne bougeait ni son


épaisse queue ni le bout d’une moustache. Elle avait trop peur d’être
repérée par les singes dorés réunis autour de la fosse dans la clairière… ou
par son frère.
« Oh, Esprit ! Par le Chat des Neiges, dans quel pétrin t’es-tu fourré ? »
Elle était allée jusqu’au fleuve avant de faire demi-tour. Elle ne pouvait
pas repartir dans la montagne et laisser son frère avec ces pandas qui se
servaient de lui, même s’il se comportait comme s’il avait de la fourrure à la
place du cerveau. Elle n’avait cessé de l’observer depuis, en prenant bien
soin d’éviter les autres pandas et la troupe de singes de Nocturne.
Un soir, elle avait choisi une cachette près du sentier des pandas et elle
avait découvert qu’une jeune ourse s’y dissimulait déjà. Il s’agissait de
Pluie. À force de la surveiller, elle en avait conclu qu’elle n’était pas du
côté de Nocturne. Elle n’avait pas assisté à la mise au point entre Pluie,
Pivoine et Nocturne dans la Clairière aux Festins, mais la mère et la fille se
trouvaient désormais au fond du trou que Fleur et Ginseng avaient creusé
une nuit. Elle devinait que les retrouvailles ne s’étaient pas bien passées.
Esprit était à présent assis au bord de la fosse, tête baissée, l’air
misérable. Lentement, il s’allongea sur le ventre, posa son menton par terre
et ferma les yeux dans un grand soupir.
Frisson mourait d’envie d’aller lui parler. Elle était certaine qu’il
l’écouterait maintenant. Elle ne savait pas ce qui se passait dans sa tête mais
visiblement, il n’avait pas envie d’être là, à surveiller les deux prisonnières.
Malheureusement, il ne faisait aucun doute que Nocturne était trop
intelligent pour laisser Esprit seul avec elles. Quelques singes, dont Jarret
Musclé, leur chef baraqué, continuaient de monter la garde autour de la
fosse.
Une guenon assise à l’opposé d’Esprit ramassa un fruit de ginkgo jaune
à moitié pourri, jongla avec, puis le lança devant elle. Frisson entendit un
« ploc » suivi de grognements de pandas au fond du trou. La femelle
bascula sur le dos en hurlant de rire. Jarret Musclé s’esclaffa à son tour.
Aussitôt, les autres singes les imitèrent à l’exception d’une guenon plus
petite. Elle se dirigea vers celle qui avait jeté le fruit de ginkgo et, d’une
bourrade, la fit basculer sur le ventre.
— Arrête ça, Patte Nerveuse, lui ordonna-t-elle. Ce n’est pas bien. Nous
sommes là pour les surveiller, pas pour les torturer.
La guenon bondit sur ses pieds. Alors qu’elle s’apprêtait à frapper sa
cadette, Jarret Musclé s’interposa. Mais au lieu de réprimander Patte
Nerveuse, il se dressa de toute sa hauteur et toisa la plus jeune. Sa face
bleue afficha un sourire qui montrait toutes ses dents pointues.
— Oh ! La noble Queue Agile veut encore nous donner une leçon,
constata-t-il, sur un ton mielleux et menaçant à la fois. Peut-être aimerais-tu
faire un tour au fond de la fosse, toi aussi ?
— Non, répondit celle-ci.
Frisson perçut une pointe de défi dans sa voix. La guenon recula
néanmoins et s’aplatit sur le sol devant son chef.
— Désolée, Jarret Musclé, mais le Messager du Dragon a dit de ne pas
trop maltraiter ses prisonnières, je me trompe ?
Jarret Musclé éclata de rire.
— Nocturne Bois-Noir a le droit de penser que ce sont ses prisonnières,
mais c’est moi qui dirige les opérations ici.
— Exactement ! s’exclama Patte Nerveuse en enfonçant un de ses longs
doigts dans l’épaule de Queue Agile. Les singes règnent sur cette forêt, quoi
que ces stupides ours puissent croire. Qui sait ? Peut-être qu’un jour
prochain, ton « Messager du Dragon » les rejoindra au fond de ce trou !
Jarret Musclé gloussa puis, brusquement, il se tourna et saisit la tête de
Patte Nerveuse dans sa main.
— Moins fort ! L’ourson blanc pourrait t’entendre ! grommela-t-il.
Tous les poils de Frisson se dressèrent sur son dos. Son regard se posa
sur Esprit. Il n’avait pas bougé.
« Mon pauvre… tu n’as idée des ennuis qui t’attendent. Mais ne
t’inquiète pas ! Je t’aiderai, quoi qu’il arrive. »
Elle regarda à travers les fougères le ciel qui s’assombrissait au-dessus
de sa tête. Elle ne voyait pas les étoiles mais les imaginait très bien, aussi
étincelantes qu’au-dessus de la Montagne de l’Épine Blanche.
« Chat des Neiges, entends ma voix. Je te promets d’aider mon frère et
les pandas prisonniers, même s’ils ne croient pas en toi. »
Son attention se porta ensuite sur la jeune guenon, Queue Agile, qui
s’était éloignée des autres. Assise seule, l’air inquiet, elle épouillait sa
queue.
« Je crois savoir par où commencer… »
L’AUTRICE

Erin Hunter est une fidèle protectrice de la nature. Elle aime


par-dessus tout expliquer le comportement animal grâce aux
mythologies, à l’astrologie et aux pierres levées. Erin Hunter est
également l’autrice des séries La guerre des Clans, Bravelands,
Survivants et La quête des ours, dans la même collection.
Titre original :

Bamboo Kingdom
River of Secrets

Loi no 49956 du 16 juillet 1949 sur les publications


destinées à la jeunesse : octobre 2022.

© 2022, Working Partners Ltd.


Publié pour la première fois en langue originale
par HarperCollins Publishers.

Tous droits réservés.

Carte © Virginia Allyn, 2022


Illustrations © Johanna Tarkela, 2022

Illustration de couverture : © 2022, Johanna Tarkela et © bluebright /


Shutterstock
Couverture : Julia Feingold Illustrations © Johanna Tarkela, 2022

© 2022, éditions Pocket Jeunesse,


pour la traduction française et la présente édition.

La série Les Messagers du Dragon a été créée


par Working Partners Ltd, Londres.

ISBN : 978-2-8238-8666-5

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou
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de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

Ce document numérique a été réalisé par PCA

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