Quand Le Paranormal Manipule La Science
Quand Le Paranormal Manipule La Science
Quand Le Paranormal Manipule La Science
Quand le paranormal
manipule la science
Comment retrouver l’esprit critique
L’idéal scientifique :
distinguons science
et pseudosciences
●
La notion de paradigme
L’ouvrage de Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1972), a fourni
un modèle pour comprendre l’activité des chercheurs. Une science, selon
Kuhn, progresse selon un processus sans fin :
préscience → science normale → crise (révolution) → nouvelle science
normale → nouvelle crise (Chalmers, 1987).
Ce modèle fait appel à quatre notions : le paradigme, la science dite
normale, l’énigme et la révolution scientifique. La notion de paradigme a causé
bien des difficultés à Kuhn. Dans sa postface de 1969 (Kuhn, 1972), il
reconnaît la pertinence des critiques de Masterman qui a dénombré vingt-et-
un sens différents au concept. Essentiellement, un paradigme recouvre un
ensemble de croyances, de valeurs et de techniques communes aux membres
d’un groupe donné. Notons, au passage, que la notion de paradigme ne se
réduit pas à une simple méthode particulière comme le font parfois les tenants
de certaines disciplines expérimentales. Dans leur pratique scientifique, les
chercheurs, dont les travaux sont fondés sur le même paradigme obéissent en
fait aux mêmes normes. Leur façon de travailler engendre alors une tradition
particulière de recherche, qu’on appellera la science normale.
Deux caractéristiques essentielles caractérisent la science normale. D’abord,
les découvertes issues d’un certain type de recherche sont considérées comme
suffisamment importantes pour regrouper des chercheurs. Ensuite, l’envergure
de ces découvertes fournit au groupe de chercheurs une variété de problèmes à
résoudre que Kuhn appelle énigmes.
Les résultats des recherches émanant de la science normale sont publiés
dans des revues spécialisées, puis consignés dans ce qu’il est convenu d’appeler
des manuels à la disposition entre autres des étudiants intéressés à la recherche.
Ceux-ci trouveront les règles de la résolution des énigmes que continue de
poser le paradigme. Qui plus est, la vérification des hypothèses découlant des
énigmes non encore résolues doit s’élaborer à l’intérieur du paradigme qui
fournit également aux chercheurs les critères de vérification. En science
normale, la recherche vise essentiellement l’approfondissement de la
connaissance des phénomènes et des théories inhérentes au paradigme.
Par définition, un paradigme n’est pas considéré a priori sans faille.
L’histoire des sciences a d’ailleurs bien montré « qu’il n’y a pas une seule règle,
aussi plausible et solidement fondée sur le terrain de l’épistémologie soit-elle,
qui n’ait été violée à un moment ou un autre » (Feyerabend, 1979, p. 20).
C’est pourquoi la science, contrairement aux pseudosciences, aux idéologies et
aux religions, doit contenir en elle un moyen de rompre avec un paradigme
pour passer à un autre, plus pertinent. Les théories scientifiques sont d’une
certaine façon biodégradables.
La crise éclate lorsque le nombre d’énigmes non résolues devient important
et qu’un paradigme rival en formation permet de résoudre ses propres énigmes,
et celles laissées en plan par le paradigme en place, entraînant du coup son
affaiblissement et une perte de confiance chez ses défenseurs. La révolution
scientifique se résorbe lorsque le nouveau paradigme entraîne l’adhésion non
pas d’un chercheur isolé, mais d’un nombre toujours plus grand de chercheurs
de la communauté scientifique concernée. Kuhn assimile ce transfert
d’allégeance d’un paradigme à l’autre à une expérience de conversion libre.
Le choix des chercheurs en faveur d’une théorie plutôt qu’une autre ne
s’appuie pas nécessairement sur des critères entièrement objectifs, mais se
fonde, par exemple, « sur le degré de précision, l’envergure, la simplicité, la
fécondité ou encore l’élégance relatifs de telle théorie par rapport à telle autre »
(Boudon, 1990, p. 220). La part de subjectivité dans l’appréciation d’une
théorie ne signifie nullement que les chercheurs sont prêts à adhérer à
n’importe quelle théorie. La nature des débats scientifiques s’apparente en fait à
l’enquête judiciaire. Tant que l’enquête est en cours, les défenseurs des
paradigmes en place ont habituellement « de bonnes raisons, c’est-à-dire ni
objectives ni pour autant arbitraires, d’adhérer à l’une ou l’autre » (Boudon,
1990, p. 225 ; voir également Larivée, Fortier, & Filiatrault, 2009). Par
ailleurs, quelle que soit la force des raisons subjectives des protagonistes en
présence, Kuhn a montré que les chercheurs en sciences naturelles cessent la
discussion dès que les raisons deviennent objectives. Dès lors, le nouveau
paradigme devient incompatible avec l’ancien.
C’est la mise en place d’un paradigme dont émergera une tradition de
science normale qui distingue une science et une préscience. Quand une
discipline donne lieu à un perpétuel débat sur ses fondements, chaque
chercheur peut concevoir sa propre théorie et il part pratiquement de zéro pour
justifier son approche (Chalmers, 1987). Dans cette perspective, on doit
convenir que le schéma kuhnien sied mieux aux sciences naturelles qu’aux
sciences humaines et sociales puisque les premières ont traversé maintes
révolutions scientifiques qui ont entraîné des changements de paradigmes et
que, par surcroît, elles disposent des solides racines méthodologiques de
l’approche expérimentale. En effet, bien qu’on recoure souvent au terme
paradigme pour identifier une approche ou théorie en sciences humaines et
sociales, cela ne garantit pas le consensus de ses tenants. Par exemple, les
explications psychodynamiques, béhavioristes, génétiques, biologiques,
sociales, etc. du comportement humain peuvent dans certains cas relever de
convictions idéologiques (Stengers, 1995) plutôt que d’un ensemble de
connaissances empiriquement vérifiées. Le cas du mouvement psychanalytique
est à cet égard exemplaire (voir Encadré 1). La prolifération de ses écoles qui
proposent des grilles de lecture plus ou moins conciliables peut finalement
laisser entendre que chaque analyste s’en remet à sa propre intuition même s’il
partage le même cadre général de pensée que ses collègues (Coulombe &
Larivée, 2013 ; Larivée & Coulombe, 2013 ; Quillot, 1994).
Freud a remanié ses théories à quelques reprises. On doit cependant s’attendre à ce que les
changements apportés à une théorie scientifique digne de ce nom découlent de réfutations
clairement établies ou de nouvelles observations qui permettent de la reformuler, mais non de
changements de conceptions personnelles pour mieux se sortir de l’impasse de certains échecs
thérapeutiques. Or, sauf erreur, ses modifications théoriques ont toujours précédé les
observations cliniques, une démarche contraire à la méthode scientifique.
Sulloway (1981) et Scharnberg (1993a, b) ont montré que le moteur des nombreux
remaniements de la théorie freudienne relevait plus de la passion personnelle pour de nouvelles
idées que d’observations qui auraient contredit la théorie en place. Cette absence de critères de
réfutation pour juger de la valeur de la théorie peut conduire à des abus.
Il n’est guère surprenant dès lors que les psychanalystes vivent leurs « révolutions scientifiques »
comme des schismes à partir d’interprétations divergentes qu’aucune observation empirique ne
peut trancher. Le ton passionnel des affrontements internes entre les écoles psychanalytiques
depuis les débuts de la psychanalyse tels que racontés avec moult détails par Debray-Ritzen
(1972, 1991), Masson (1988), Scharnberg (1993a, b), Torrey (1992) et Van Rillaer (1981), en
constituent d’éloquents exemples. En France, entre autres aléas, les psychanalystes d’obédience
freudienne ont traversé quatre importantes scissions sur une période de quinze ans (voir Sédat,
1980 pour les détails historiques).
En 1953, quelques psychanalystes, Lagache en tête, démissionnent de la Société
psychanalytique de Paris et fondent la Société française de psychanalyse qui éclatera à son tour
en 1964. Lacan fonde alors l’École freudienne de Paris. Celle-ci est rapidement affectée par un
double schisme qui donne lieu à deux nouvelles écoles l’Association psychanalytique de France
en 1965 et le Quatrième groupe en 1968.
Enfin, au début de l’année 1980, Lacan dissout son École afin de lutter contre les déviations et
les compromissions que l’École freudienne de Paris a nourries. Dès lors, les anciens membres
sont invités à faire acte d’allégeance, permettant ainsi à Lacan d’éliminer les hérétiques et de
regrouper ses vrais disciples. Après sa mort en 1981, ceux-ci se disputent néanmoins son
héritage, et leurs conflits sont à ce point violents que la justice doit s’en mêler. De tels
événements ne ressemblent guère aux pratiques d’une authentique communauté scientifique,
mais bien davantage à phénomène de mode ou de secte (Bouveresse-Quillot & Quillot, 1995).
Le critère de réfutabilité
Le critère de réfutabilité (Popper, 1973) est probablement le meilleur
critère reconnu par la communauté scientifique pour juger du caractère
scientifique d’une théorie. Pour Popper, la démarche scientifique ne vise pas à
prouver le bien-fondé d’une théorie, mais à multiplier les expériences
susceptibles de démontrer qu’elle est fausse. Tant qu’on n’y parvient pas, elle
est temporairement tenue pour non fausse. Les théories scientifiques, surtout
dans le champ des sciences humaines et sociales, sont par définition
biodégradables vu l’éclosion rapide de découvertes plus ou moins
déterminantes de recherches dédiées au comportement humain. Quand il fait
de la science, le chercheur même guidé par son intuition, utilise des
observations, des hypothèses, des méthodes et des résultats qui sont vérifiables
et reproductibles.
Le noyau dur du consensus déterminant le caractère scientifique d’une
recherche réside, encore une fois, dans l’aspect reproductible des résultats.
Autrement dit, contrairement aux autres formes de connaissances, les
affirmations scientifiques demandent à être vérifiées par d’autres chercheurs. Ce
critère de vérifiabilité implique que les méthodes de collecte des données soient
explicitement divulguées. Le degré d’explicitation peut varier et certaines
méthodes s’y prêtent moins facilement sans pour autant perdre leur caractère
scientifique, mais dans tous les cas, la science est une activité essentiellement
collective. Le caractère public signifie que d’autres chercheurs disposant des
qualifications requises (connaissances théoriques et méthodologiques) et des
moyens nécessaires (instruments de mesure) peuvent réutiliser la méthode
décrite explicitement dans une publication. Si un chercheur est le seul à
pouvoir utiliser sa méthode, comme c’est souvent le cas avec les
pseudoscientifiques, sa recherche échappe à la vérification et, par conséquent,
ne sera pas considérée valide par la communauté scientifique.
La vérification passe donc par les caractères explicite et réfutable des
hypothèses. Pour mettre une hypothèse à l’épreuve des faits, il s’agit de
l’opérationnaliser, c’est-à-dire de la traduire en opérations mesurables qui
fourniront un contenu observable. Par exemple, si je posais l’hypothèse que les
femmes sont plus intelligentes que les hommes, je devrais d’abord annoncer
dans quel cadre théorique je me situe – ici le relativisme est de rigueur –, puis
procéder à la vérification de mon hypothèse en utilisant les mesures
appropriées. Dans une perspective développementale, les épreuves opératoires
(Piaget) feraient partie des mesures possibles, alors que dans une perspective
psychométrique, les tests de QI feraient partie de la panoplie des tests
possibles.
Les hypothèses doivent aussi revêtir un caractère réfutable au sens de
Popper. La valeur heuristique d’une hypothèse est en effet nulle si sa
formulation est nécessairement compatible avec toutes les observations
ultérieures possibles. Par exemple, comme les observations cliniques ont lieu en
référence à un cadre théorique, elles peuvent laisser l’impression d’être ipso facto
confirmées. Ainsi, ceux qui défendent le caractère scientifique de la
psychanalyse commettent l’erreur de penser qu’une théorie est d’autant mieux
« vérifiée » que de nombreux exemples la confirment (Bouveresse-Quillot &
Quillot, 1995). Dans un tel cas, autrement dit, quels que soient les faits, ils
confirment toujours la théorie. Or, une théorie qui a réponse à tout est a
fortiori non réfutable et, par conséquent, n’explique rien.
L’objection traditionnelle à ce type de propos veut que les sciences
« molles » (humaines et sociales) en tant que différentes des sciences « dures »
(naturelles) n’ont pas à se conformer aux critères méthodologiques de ces
dernières. Personne ne nie en effet, Popper y compris, qu’en sciences humaines
et sociales l’expérimentation se révèle plus difficile. En fait, l’assouplissement
du critère de réfutabilité situe la frontière entre les théories scientifiques et les
autres dans l’acceptation du principe de la discussion critique ou non.
S’opposent ainsi les formes de pensée dont les promoteurs consentent à
modifier et éventuellement abandonner leurs construits théoriques en fonction
des arguments proposés par leurs adversaires et celles qui, fermées sur elles-
mêmes, refusent toute discussion puisque leurs promoteurs sont assurés du
bien-fondé de leur approche (Quillot, 1994).
En sciences humaines et sociales ainsi que dans la vie de tous les jours,
l’application stricte du critère de réfutabilité n’est certes pas une solution
gagnante, même s’il faut tendre à s’en approcher. L’usage exclusif de la
réfutation reviendrait à faire un dogme du critère de Popper sans compter
l’aspect irréaliste de la chose. II est donc plus raisonnable – économie d’énergie
oblige – d’utiliser un critère de plausibilité, surtout lorsqu’un même fait est
compatible avec plusieurs théories comme c’est souvent le cas en sciences
humaines et sociales. En somme, un chercheur ou un psychologue qui se méfie
de ses préférences idéologiques, optera pour la théorie la plus plausible, c’est-à-
dire celle qui s’approche au plus près des critères d’une théorie scientifique, y
compris celui de la réfutabilité, lorsque cela s’avère pertinent bien sûr.
La théorie darwinienne de l’évolution se prête bien à l’illustration de cette
situation. Elle a donné beaucoup de fil à retordre à Popper qui ne savait pas
trop dans quelle mesure elle pouvait être considérée comme réfutable au sens
strict, zone grise utilisée à souhait par les créationnistes pour justifier la
scientificité de leur approche (Gould, 1983 ; Lecourt, 1992). Dans son ouvrage
autobiographique, Unended Quest (La quête inachevée), Popper (1976/1989) en
arrive à la conclusion « que le darwinisme n’est pas une théorie testable, mais
un cadre possible pour les théories scientifiques testables » (p. 237). En fait,
Popper résout le problème en décrivant le darwinisme comme une manière
d’analyser les processus évolutifs. Comme Darwin a mis au jour les
mécanismes de mutation et de sélection qui engendrent les processus évolutifs,
Popper relève le caractère normatif de son modèle, qui dès lors, se trouve à la
fois non réfutable et pourtant scientifique.
• Non réfutable. En effet, on ne voit pas très bien quel genre de faits
pourrait contredire la proposition « les phénomènes d’évolution s’expliquent
par le jeu des mutations et de la sélection ». Malgré son caractère non réfutable,
en tout cas dans l’état actuel des connaissances, le darwinisme a joué et joue
encore un rôle majeur dans l’histoire des sciences en général et des sciences de
la vie en particulier. Réduit à sa plus simple expression, le message néo-
darwinien tient dans cette proposition : si vous observez que telle espèce se
trouve dans telle niche écologique, essayez d’expliquer sa présence à partir des
mécanismes de mutation et de sélection.
L’exemple de la théorie de Darwin montre que, parmi les théories
scientifiques, il en est qui portent sur le réel et d’autres qui constituent une
façon de l’appréhender, bref, pour le dire à la manière kuhnienne, un
paradigme (Kuhn, 1972). Rappelons qu’un paradigme n’est ni vrai ni faux,
mais plus ou moins utile pour prédire des événements ou agir sur eux, plus ou
moins heuristique pour découvrir de nouveaux faits. Qui plus est, par
définition, un paradigme n’est pas sans faille.
• Elle est scientifique, car le schéma explicatif proposé par la théorie de
Darwin a maintes fois fait la preuve de son efficacité. Elle est également
scientifique dans la mesure où elle est publique. En science, le fondement des
théories repose sur des observations reconnues et non sur des expériences
personnelles subjectives et privées. Dans ce sens, les observations empiriques de
Darwin lors de son voyage sur le Beagle seraient restées lettre morte si elles
n’avaient pas franchi la sphère de son expérience personnelle. Ces observations
ont au contraire acquis une valeur scientifique à partir du moment où elles ont
été formulées et communiquées à d’autres chercheurs non seulement pour être
critiquées, mais aussi vérifiées empiriquement avant d’être utilisées.
Soulignons enfin que Popper (1972) a débouché sur une épistémologie
évolutionniste, sorte de schéma biologique néo-darwinien du développement
de la connaissance. Il parle même de « sélection naturelle des hypothèses » pour
décrire l’activité scientifique. Sa position lui permet en quelque sorte de rendre
compte à la fois de la continuité et de la discontinuité entre la connaissance
animale et la connaissance humaine. Si tout être vivant apprend par
tâtonnement, et si la vie elle-même évolue par mutation et sélection,
l’originalité de l’homme tient en ce que, au lieu de subir les erreurs, il est
capable de les rechercher (Bouveresse, 1981, p. 137). « De l’amibe à Einstein,
la croissance de la connaissance est toujours la même. La seule différence entre
Einstein et une amibe est qu’Einstein cherche consciemment à éliminer ses
erreurs » (Popper, 1972, p. 261). Qui plus est, le scientifique recherche
délibérément l’erreur, c’est-à-dire qu’il tente lui-même de réfuter ses propres
hypothèses, alors que l’animal fonctionne à partir d’attentes innées ou apprises.
L’originalité de l’homme réside dans sa capacité de théoriser et surtout de
rendre opérationnelles ses croyances et les objets de sa connaissance qui, par le
fait même, l’interrogent ou l’interpellent de l’extérieur. Comme ses échecs
théoriques ne le feront pas mourir, l’homme peut mettre à l’épreuve ses
théories et les faire évoluer sans porter atteinte à sa personne. Le processus
d’équilibration décrit par Piaget (1975) pour expliquer le développement
cognitif de l’enfant opère lui aussi par élimination des erreurs donc, en quelque
sorte par sélection naturelle, permettant ainsi l’accroissement de la
connaissance et la création constante de nouveauté.
En somme, que le critère de réfutabilité fasse l’objet de critiques, c’est de
bonne guerre. Si la critique suffisait pour abandonner une approche, un
concept ou une théorie, il y a belle lurette que le vaste champ du paranormal
serait relégué aux oubliettes. Il faut aussi analyser la validité des objections.
Jusqu’à maintenant, le recours au critère de réfutabilité permet d’établir la ligne
de démarcation entre la science et les pseudosciences. Nous y reviendrons lors
de la présentation des procédés utilisés par les défenseurs des pseudosciences.
Au cours des chapitres suivants, le lecteur constatera que le terme
« pseudosciences » recouvre des approches aussi diverses en apparence que les
phénomènes paranormaux (clairvoyance, divination, télépathie, fantômes,
etc.), l’astrologie et la psychanalyse. Faut-il rappeler ici que la distinction entre
science et pseudosciences ne concerne pas leur objet, mais la méthode utilisée
et, conséquemment, la validité du savoir obtenu ? (Sokal, 2005). À cet égard,
une approche mérite le titre de pseudoscience lorsque ses défenseurs se
contentent d’utiliser le vocabulaire scientifique sans se soucier de la démarche
scientifique. Ce n’est donc pas par hasard que le critère de réfutabilité est
considéré par la communauté scientifique comme le critère de démarcation
entre science et pseudosciences. Rappelons également que l’astrologie et la
psychanalyse sont les deux exemples auxquels se réfère Popper pour illustrer les
approches non-scientifiques. Enfin, les procédés utilisés par les défenseurs des
pseudosciences présentées au chapitre 5 décrivent fort bien la nature et le
fonctionnement de celles-ci.
CHAPITRE 2
Si les « faits » avancés par les tenants des pseudosciences restent souvent sans
fondement, leur présence constitue par contre un fait social bien documenté,
comme le montrent différentes études présentées dans cet ouvrage. L’objectif
de ce deuxième chapitre est donc de cerner la popularité des croyances
pseudoscientifiques (paranormales) aux États-Unis, au Canada, au Québec et
en Europe, particulièrement en France. Les données présentées concernent les
sondages effectués depuis environ 1990 des deux côtés de l’Atlantique. Ils ne
dépassent malheureusement pas 2005.
Dans la mesure du possible, je tenterai de présenter les enquêtes nationales
qui vérifient de manière longitudinale l’évolution de diverses croyances. Cette
procédure permettra de vérifier si le pourcentage de croyants aux phénomènes
paranormaux augmente, diminue ou reste stable au fil des ans. Deux ensembles
de données feront l’objet de cette brève analyse : celles consacrées aux
croyances paranormales traditionnelles et celles consacrées aux croyances
paranormales à connotation religieuse. Je suis conscient que plusieurs de ces
croyances ne sont pas des pseudosciences au sens strict, mais elles les
alimentent largement en contribuant à créer et à maintenir un climat culturel
exempt d’esprit critique. Deux éléments empêchent d’avoir une comparaison
France-Amérique exacte. Premièrement, les prises de mesure n’ont pas
nécessairement eu lieu les mêmes années. Deuxièmement, non seulement le
nombre mais également la nature des phénomènes étudiés n’est le même que
dans six cas (voir Tableau 3).
En France, Boy (2002) rapporte les résultats de cinq enquêtes concernant la
croyance des Français à onze phénomènes paranormaux échelonnés sur près de
vingt ans (1982 à 2000). Le tableau 1 présente les résultats des trois dernières
prises de mesure, les seules où des données à propos des onze phénomènes sont
disponibles. Le tableau 2 présente les résultats de six sondages Gallup
échelonnés de 1990 à 2005 concernant la croyance des Américains à treize
phénomènes paranormaux. Seuls les sondages de 1990, 2001 et 2005
présentent des données complètes. La lecture de ces deux tableaux permet trois
constats généraux.
Tableau 1. Pourcentage de croyance à onze phénomènes paranormaux en France en 1988-1989, en 1993 et en 2000 (Boy, 2002).
Tableau 2. Pourcentage de croyance ferme à treize phénomènes paranormaux de 1990 à 2005 aux États-Unis (Moore, 2005).
Possession du 49 37 42 41 42
- -8 +1
démon (10) (18) (13) (16) (13)
Pouvoir de guérison 46 54 55
- - - +8 +1
de l’esprit (20) (19) (17)
21 27 22 25 20
Réincarnation - +4 -5
(22) (20) (22) (20) (20)
16 19 26 21
Sorcières 14 (8) - +12 -5
(13) (11) (15) (12)
36 35 36 31
Télépathie - - -5 -5
(25) (24) (26) (27)
Moy. Croyance
28,9 27,3 26,0 30,2 34,5 29,5
ferme +5,6 -4,6
(20,1) (16,5) (19,0) (20,0) (20,3) (19,9)
(Moy. des indécis)
Total des croyants 49,0 43,8 45 50,2 54,8 49,4
et des indécis
Différence de
France États-Unis
moyennes
1988- France c. États-
1993 2000 1990 1994 1996 2001 2005
1989 Unis
Astrologie 18 24 26 25 23 25 28 25 22,7 c. 25,2
(prédiction)
Clairvoyance 27 24 18 26 - 27 32 26 23,0 c. 27,8
a
Ouellette (2004) – Résultats basés sur 58 sondages de 1984 à 2004
b
Bibby (2007)
É
Évidemment, la force de persuasion est proportionnelle à l’autorité morale du
témoin à plus forte raison s’il véhicule une vision du monde qui réconforte ses
auditeurs ou soulève chez eux des émotions positives.
Le témoignage joue probablement un rôle capital dans l’élaboration d’un
sens de l’identité, en particulier sur le terrain de la recherche des valeurs et d’un
sens à la vie. Le témoignage peut grandement servir celui qui, le saisissant pour
lui-même, jouit d’une autonomie suffisante pour vérifier la cohérence des
vérités sous-jacentes. Sans nier l’importance de ce processus psychosocial, il
convient d’en situer les limites dans l’ordre des connaissances proprement dites.
À trop donner de crédit aux témoins, on peut verser dans la passivité
intellectuelle, comme si la vérité saisie par procuration dispensait de démarches
personnelles.
Le témoignage revêt une efficacité navrante pour transmettre des croyances
pseudo-scientifiques de toute sorte. Ici la transmission se fait soit oralement –
« j’ai suivi un atelier avec un tel », « telle approche m’a fait beaucoup de bien »
-, soit par la lecture de livres de « psycho pop » qui ne sont souvent que des
publicités pseudoscientifiques pour promouvoir un système non valide. Je
reviendrai plus longuement sur la notion de témoignage dans les chapitres 4 et
5 (Larivée, 2002 ; Larivée, Sénéchal, Miranda, & Vaugon, 2013).
La méthode du consensus
Ici le subjectivisme individuel cède au subjectivisme collectif, ce qui ne
change pas grand-chose au statut de vérité des faits allégués. L’augmentation du
nombre de personnes partageant une même conviction ne confirme pas ipso
facto la véracité d’une connaissance. Plusieurs personnes peuvent tout autant se
tromper qu’une seule. Un peuple tout entier peut nourrir des convictions
erronées, par exemple à l’égard d’un groupe ennemi ou encore de faits soi-
disant historiques qui n’ont jamais réellement eu lieu. Dans la méthode du
consensus, l’expérience ou le témoignage du groupe ou de la communauté ont
force d’argument. La sûreté des connaissances est alors précisément fondée sur
le caractère collectif de la croyance. L’inverse dresse également un piège à cette
méthode d’acquisition des connaissances : telle ou telle connaissance est
considérée fausse ou inexacte du seul fait qu’elle soit préconisée par un groupe
adverse. Si le consensus peut être utile, voire nécessaire à la stabilité sociale, en
sciences, il n’est que temporaire et appelle sans cesse un nouveau consensus
(voir chapitre 1, la notion de paradigme).
La méthode du consensus illustre dans quel sens les méthodes préscientifiques
d’acquisition de connaissances ont pu servir à l’évolution de l’humanité. Issu
davantage de l’instinct grégaire qu’élaboré par le raisonnement, le consensus
fait que c’est en s’opposant à ses adversaires qu’un groupe donné s’affirme et
affirme son homogénéité et par conséquent survit. La rassurante homogénéité
du groupe auquel on appartient évite les interrogations personnelles et dispense
de prouver ou de démontrer par une argumentation rationnelle. L’homogénéité
permet alors d’inhiber certaines préoccupations au profit d’une activité de
survie collective. Cependant, là où prédomine la méthode du consensus, le
droit à la dissidence prend figure de menace ; la contestation fait lever les
boucliers et le corps étranger est voué au rejet. Le consensus est moins
pernicieux quand ses adhérents parviennent à s’ouvrir en temps opportun aux
questionnements venus d’ailleurs.
La méthode de l’autorité
La méthode de l’autorité consiste à se réclamer d’une sommité dans telle
matière sans chercher à vérifier minimalement ses affirmations, au détriment de
l’autonomie intellectuelle et de l’esprit critique propres. En fait, on peut
distinguer deux formes de recours à l’autorité. La première est en quelque sorte
inévitable et raisonnable. Compte tenu de l’énorme quantité d’informations à
laquelle nous sommes soumis, nous devons tenir pour acquis un grand nombre
de faits et de renseignements sur une base autoritaire puisqu’un même individu
ne peut à la fois tout connaître ni tout vérifier. La référence à une autorité reste
nécessaire dans presque tous les secteurs de la vie et n’est donc pas sans
justification. En effet, la reconnaissance de nos propres limites et de celle des
autres dans divers domaines de compétence permet d’utiliser son esprit critique
pour jauger à quels moments il est raisonnable de recourir à l’autorité. Cette
méthode, supérieure à celle de la ténacité, peut tout de même, quoique
lentement, faire progresser la connaissance, pourvu qu’on sache la dépasser en
temps et lieu.
Dans le cadre de l’acquisition ou de la transmission de connaissances, le
recours à l’autorité ne désigne pas un individu en position sociale d’autorité –
comme un juge, un professeur, etc. –, mais bien un expert dans le domaine
concerné. Blackburn (1992, 1994) propose quatre critères qui justifient l’appel
à une telle autorité : la compétence de l’individu-expert doit être reconnue ;
celui-ci doit faire autorité dans le domaine dont il est question ; il doit être
effectivement d’accord avec les propos qu’on lui prête ; un consensus d’experts
de ce domaine à propos de la question débattue doit exister.
La seconde forme du recours à l’autorité relève de la doctrine ou du
dogme. Généralement, une doctrine n’invite pas ses adhérents à vérifier ses
fondements et à tenir compte des informations contradictoires. Il n’est guère
surprenant dès lors que la méthode d’autorité soit à la base de la plupart des
religions. Dès qu’un texte fondateur est considéré univoque ou tel chef
religieux infaillible, la remise en question devient interdite et ses propos
verbaux ou ses écrits prennent alors valeur de vérité. Au plan historique, les
déboires de Galilée face à l’autorité ecclésiale à propos de l’héliocentrisme en
sont un exemple patent. Aujourd’hui, les créationnistes rejettent les données
empiriques en faveur de la théorie de l’évolution au nom d’une interprétation
littérale de la Bible. Par exemple, les membres du Groupe biblique universitaire
de l’Université de Montréal véhiculent encore à qui mieux mieux que
« l’évolutionnisme et le créationnisme sont deux croyances » et que, de toute
façon, « l’évolutionnisme est [aussi] une religion » (Baril, 2000, p. 7). Ces
propos ne manquent pas d’étonner. Les gens adhèrent à la théorie de
l’évolution, non parce qu’ils veulent y croire de façon arbitraire, mais parce
qu’elle s’appuie sur des preuves indiscutables par ailleurs à la portée de tous.
Qui plus est, alors que la théorie de l’évolution présente des connivences avec
le critère de réfutabilité (voir chapitre 1) à l’instar de toute théorie scientifique,
les bases de la théorie créationniste sont immuables puisque basées sur les
certitudes de la foi.
Dans le contexte d’une doctrine, une source unique d’information sur des
questions complexes risque toujours de biaiser la réalité. Aussi la référence à
l’autorité, quant au processus d’acquisition des connaissances, a-t-elle quelque
chose de méprisant envers l’esprit humain, qu’elle soit préconisée par une
institution religieuse, un parti politique, une idéologie totalitaire ou un
marchand de chimères. L’utilisation de la méthode d’autorité comme source
unique d’information déborde évidemment le champ du politique et du
religieux. Elle s’infiltre plus ou moins subtilement dans le quotidien par
exemple lorsqu’on essaie de trancher une question en présentant l’opinion d’un
expert comme la vérité absolue et définitive.
Les situations émotives sont propices à un tel maraudage. Cette méthode revêt
une forme encore moins déguisée et plus vile lorsque, pour vendre une
« marchandise » (matérielle, idéologique ou autre), on exploite le prestige et la
renommée d’une « vedette » dont la spécialité n’a rien à voir avec le « produit »
proposé. Le pauvre Einstein est souvent victime de cet aspect pervers du
recours à la méthode d’autorité. Sous prétexte qu’il aurait dit un jour : « Dieu
ne joue pas aux dés avec l’univers ! », des croyants en Dieu fondent la
pertinence intellectuelle de leur foi, sur cette phrase. L’expertise d’Einstein en
physique ne se généralise pas ipso facto à tous les domaines. Ses opinions sur
l’existence de Dieu ou sur la bourse n’ont pas plus de valeur que celles de mon
voisin, (voir le chapitre 5 pour une discussion sur le règne de l’opinion).
La méthode de la prédication
La prédication constitue en quelque sorte un sous-produit de la méthode
d’autorité. Le terme prédication a certes une connotation religieuse, mais celle-
ci peut tout aussi bien s’appliquer au discours politique ou au conférencier qui
vend un « produit », une idée ou un système. Les nombreuses conférences
visant la connaissance de soi ainsi que le succès des « preachers » américains en
constituent un exemple. Si on en juge par l’ampleur de son utilisation, on peut
conclure que la prédication satisfait un bon nombre de personnes et on ne
saurait nier son efficacité.
Trois facteurs semblent converger pour garantir l’efficacité de la prédication : la
fonction sociale du prédicateur, la nature même de la méthode et l’appel
implicite aux émotions. L’efficacité de la prédication est largement fonction de
la notoriété du prédicateur et de la malléabilité de son auditoire. À cet égard, la
politique, la religion et, à un moindre degré, l’enseignement constituent des
champs privilégiés d’application de la prédication. L’enseignement a certes
pour fonction de faire connaître des objets de connaissance et non quelque
conviction personnelle, mais nul n’est à l’abri d’un dérapage. La seconde raison
de sa grande percussion tient au fait qu’elle représente un heureux alliage des
méthodes précédentes. Le politicien, le prêtre, le professeur ont, du fait de leur
position, le privilège, si tel est leur vouloir, d’utiliser la méthode de la ténacité
en répétant ad nauseam les vérités auxquelles ils croient. De la même façon, le
prédicateur peut manier à sa guise le témoignage ou faire appel au consensus. À
cet égard, l’histoire est remplie d’horreurs perpétrées au nom d’idéologies
religieuses ou politiques. Des milliers d’humains semblent alors se satisfaire des
arguments mélangés d’émotions, d’irrationalité et de dogmatisme avancés par
leur chef. Il sera question plus loin de l’impact des émotions.
En route vers la méthode scientifique avec celle du
raisonnement
Selon Fourastié (1966), « le raisonnement rationnel est à la fois une arme
indispensable et un piège insidieux » (p. 118). La méthode du raisonnement
apparaît plus adaptée au réel que la pensée spontanée impliquée dans les
descriptions précédentes. Situer la méthode de raisonnement parmi les
méthodes préscientifiques d’acquisition de connaissances ne signifie nullement
que le raisonnement rationnel n’est jamais utilisé en science. De fait la
méthode du raisonnement nous rapproche de la méthode scientifique. La
pensée rationnelle permet en effet d’ordonner les connaissances obtenues par la
méthode scientifique et, dans un second temps, de les communiquer.
L’appréciation générale chez les étudiants des professeurs qui dispensent des
bons cours magistraux fait foi de son efficacité. Cependant, agencer dans un
ordre logique les connaissances connues est une chose, en acquérir de nouvelles
en est une autre, c’est pourquoi cette méthode reste préscientifique. Elle recèle
d’ailleurs plusieurs écueils dont les deux suivants :
1) les prémisses peuvent être fausses ;
2) le raisonnement basé sur des prémisses même vérifiées peut être erroné.
Les gens, selon Fourastié (1966), sont habituellement assez « habiles à
prouver par le raisonnement tout ce dont ils sont convaincus, quelle que soit
l’origine de leur conviction » (p. 119-120). Quand les règles du raisonnement
logique sont respectées, on tend à en accepter les conclusions. Pourtant, le
bien-fondé de la conclusion repose sur la validité des prémisses et dans la
mesure où la validité de celles-ci n’a pas été préalablement vérifiée, le
raisonnement peut s’apparenter aux méthodes de ténacité ou d’autorité.
Admettons maintenant que la vérité des prémisses n’est plus à démontrer, il
subsiste un autre piège : des erreurs de logique peuvent se glisser. Dissipons
immédiatement un possible malentendu. Les méthodes exposées jusqu’ici ne
sont pas sans faire appel au raisonnement, mais la dimension logique chez elles
cède à des moyens qui n’ont rien à voir avec les règles de l’argumentation
rationnelle de tel point de vue. Autrement dit, dans les six méthodes
précédentes, au lieu d’utiliser des propositions valides en soi et rigoureuses, on
parvient à convaincre les auditeurs par des moyens dépourvus d’articulations
logiques (témoignage, consensus, autorité, appel aux émotions, etc.).
Au total, il est clair que les six méthodes des préscientifiques d’acquisition de
connaissance présentées ici sont, dans la conduite de la vie quotidienne,
beaucoup plus confortables que l’acceptation du doute systémique inhérent à
la méthode scientifique qui demande continuellement à voir avant de croire.
Même si la méthode scientifique au sens strict se révèle rarement utile pour
résoudre nos problèmes quotidiens, comment se fait-il que l’attitude
scientifique ait si peu de prise sur le paranormal ? Pourquoi, en l’absence de
toute preuve, continue-t-on de croire aux phénomènes paranormaux ou d’en
admettre la possibilité ? Qu’est-ce qui, dans la nature humaine, regimbe à
l’approche scientifique des choses et des événements et au doute qui lui est
indispensable ? Ces questions feront l’objet de la prochaine section.
Pour Festinger (1957), les gens sont en quête d’harmonie cognitive et ont un besoin de penser
que leurs opinions (cognitions) et leurs comportements (actions) ne sont pas incompatibles.
Pour lui, l’expérience d’une contradiction entre une cognition et une action ou entre deux
cognitions traduirait une relation d’inconsistance (eg., fumer et savoir que fumer provoque le
cancer) qui placerait l’individu dans un état d’inconfort psychologique, appelé dissonance
(Joule, 1986). Pour faire face à cette tension psychologique désagréable, l’individu chercherait à
rétablir une cohérence entre les éléments générateurs de cette tension en modifiant ses opinions
ou ses comportements.
Plusieurs voies sont possibles : nier le comportement (nier les dangers du tabac), modifier ses
cognitions en accentuant les cognitions consonantes (plaisir de fumer) ou en minimisant les
cognitions dissonantes (ne pas fumer n’exclut pas tous risques de cancers), réévaluer le
comportement et le modifier (arrêter de fumer). La théorie de Festinger repose sur l’idée que la
dissonance serait un élément motivationnel comparable à une motivation primaire (comme la
faim ou la soif ) qui pousserait l’individu à toujours vouloir réduire son inconfort
psychologique. Elle s’avère heuristique car l’ampleur de la dissonance ressentie par un individu
permet de prédire son malaise et donc l’importance du changement attitudinal ou
comportemental qu’il devra engager pour le réduire. Cette théorie permet de comprendre
pourquoi, après avoir réalisé un comportement, les individus ajustent souvent après coup leurs
connaissances ou opinions, ce qu’il est convenu d’appeler un processus rationalisation
(Beauvois & Joule 1981, 1996).
Selon le directeur du Centre d’études islamiques de Colombo au Sri Lanka, Mohamed Al-Faiz,
le nom de Dieu était écrit en arabe au plus haut de la vague mortelle. Pour Al-Faiz, le
tremblement de terre et le raz-de-marée relèvent de la volonté de Dieu de punir ceux qui se
sont écartés de sa voie. Tout comme pour le Déluge, Dieu a déchaîné les éléments naturels
contre ces rivages à cause des touristes étrangers et les musulmans pervertis qui venaient
forniquer et boire de l’alcool.
À la fin de janvier 2005, le magazine Elaph a fait un sondage. À la question « êtes-vous
d’accord ou non avec les thèses fondamentalistes selon lesquelles les tremblements de terre
seraient une manifestation de la colère divine ? » 50,7 % ont répondu « non » et 41,7 %
« oui ». Selon le journaliste, le pourcentage de « oui » est très élevé si on considère que les
lecteurs du Elaph ne se recrutent pas majoritairement dans les milieux fondamentalistes a.
Source : A. Hall, Le Soir, Alger, repris dans le n° 743 du Courrier International (27 janvier-
2 février 2005, p. 63).
a
On peut bien sûr se demander s’il n’y a pas ici un biais d’échantillonnage.
« Vous avez besoin d’être aimé et admiré, et pourtant vous êtes critique avec vous-même. Vous
avez certes des points faibles dans votre personnalité, mais vous savez généralement les
compenser. Vous avez un potentiel considérable que vous n’avez pas tourné à votre avantage. À
l’extérieur vous êtes discipliné et vous savez vous contrôler, mais à l’intérieur vous tendez à être
préoccupé et pas très sûr de vous-même. Parfois vous vous demandez sérieusement si vous avez
pris la bonne décision ou fait ce qu’il fallait. Vous préférez une certaine dose de changement et
de variété, et devenez insatisfait si on vous entoure de restrictions et de limitations. Vous vous
flattez d’être un esprit indépendant et vous n’acceptez l’opinion d’autrui que dûment
démontrée. Vous pensez qu’il est maladroit de se révéler trop facilement aux autres. Par
moments, vous êtes très extraverti, bavard et sociable, tandis qu’à d’autres moments vous êtes
introverti, circonspect, et réserve. Certaines de vos aspirations tendent à être assez irréalistes ».
http://www.charlatans.info/effet_barnum.shtml
Le climat socioculturel
Deux ensembles de facteurs socioculturels favorisent l’attrait des
pseudosciences chez le citoyen : l’un relève de l’écrit et l’autre de l’audiovisuel.
Dans le premier cas, je montrerai comment non seulement les journaux et les
magazines, mais aussi les bibliothèques ainsi que les librairies, ces lieux
privilégiés de la culture et du savoir, font rutiler aux yeux du citoyen l’univers
du paranormal et de l’ésotérisme. Dans le second cas, je montrerai comment la
télévision et l’Internet encouragent la croyance au paranormal.
L’écrit
J’aborderai d’abord brièvement le rôle des journaux et des magazines,
j’enchaînerai sur le rôle des bibliothèques et discuterai plus largement du rôle
des librairies dans la promotion des pseudosciences. L’essentiel de mes
exemples et des données présentées proviennent de la situation au Québec.
Les journaux et les magazines. Les médias tiennent aujourd’hui un rôle
majeur en ce qu’ils jouent sur le climat socioculturel tout en reflétant le visage
de la société. La plupart des journaux et des magazines, particulièrement ceux
qui visent la clientèle féminine ont leur astrologue, chinois ou autre, ou leur
numérologue attitré. Les lecteurs en redemandent, ce qui conforte évidemment
le choix des éditeurs. Cependant, plus on accorde d’espace à ces
pseudosciences, au détriment d’une information plus objective, plus on
cautionne leur discours, comme si le consensus populaire pouvait conférer un
caractère raisonnable, voire un statut de vérité, à une croyance.
On doit donc s’interroger sur le laxisme et la naïveté de certains médias
face aux prétentions des tenants du paranormal. Par exemple, l’ouvrage de
Danièle Fecteau (2005), Télépathie, l’ultime communication, a reçu un accueil
élogieux au Québec de la part d’au moins trois journalistes. L’une d’elles
n’hésite pas à affirmer qu’« après avoir dépouillé 500 articles scientifiques, la
docteure Fecteau a élaboré un nouveau concept : le QX ou quotient
télépathique, qui mesure notre capacité de transmission extrasensorielle »
(p. 70). Et Fecteau de renchérir : « la télépathie va devenir la plus grande
preuve de la vie après la mort » (p. 70). Aucun questionnement critique ni
aucun doute ne semble avoir traversé l’esprit de la journaliste devant les
affirmations grotesques de l’auteur. Qui plus est, une autre journaliste prend à
son tour la science à témoin et met en garde les sceptiques de bien surveiller
leurs œillères ! Nonobstant la liberté d’expression dont tout citoyen dispose, de
telles allégations qui se réclament de la science sans en épouser les exigences
sont éminemment trompeuses quand elles se glissent sous la plume d’un
journaliste.
Un véritable savoir scientifique ne peut pas, faire cavalier seul ; il doit
concorder, ou du moins ne pas être en contradiction, avec les résultats obtenus
par les autres théories scientifiques. Or, si ce processus universel de
transmission, même involontaire, de pensée et d’états d’âme est réel, son
existence invalide la presque totalité des recherches en psychologie
expérimentale, en sociologie, en anthropologie et en biologie. Comme le dit
Alcock (1989), « si le psi existe, la science telle que nous la connaissons ne peut
pas exister » (p. 342). Sans compter que, si les maladies se transmettent
réellement par « télésomatique », toutes les recherches épidémiologiques, tant
en médecine qu’en sociologie deviennent caduques.
Enfin, certains magazines, majoritairement des revues de vulgarisation
scientifique, remettent en question les approches pseudoscientifiques. Leur
démarche consiste souvent à présenter les deux côtés de la médaille comme s’ils
étaient d’égale valeur et qu’il s’agissait de départager la validité de deux
démarches rigoureuses ou deux théories scientifiques. Or, un des deux côtés
relève de l’opinion ou de la croyance et l’autre de l’effort d’objectivation, ce qui
rend impossible toute comparaison.
Un coup d’œil dans les bibliothèques. Comme les bibliothèques constituent
sans conteste un outil collectif majeur, il importe de vérifier l’importance
qu’elles accordent respectivement aux sciences et aux pseudosciences.
J’appuierai ici mon propos par une incursion dans les bibliothèques
municipales, collégiales et universitaires du Québec.
En 1995, les quatre-vingt-quinze bibliothèques de la ville de Montréal ont
été mises en nomination pour le prix « Fosse sceptique » décerné par les
sceptiques du Québec à un individu ou un organisme dont l’esprit crique fait
cruellement défaut. À titre d’exemple, la consultation des fichiers informatisés
de deux bibliothèques importantes de la ville de Montréal a permis de
constater chez celles-ci la présence de deux fois plus d’ouvrages d’astrologie que
d’astronomie (77 c. 36 ; 107 c. 50) et presque autant d’ouvrages de
parapsychologie que de psychologie (125 c. 119). Le fait que les rayons de ces
deux approches figurent côte à côte et même s’interpénètrent et le fait que les
ouvrages de psychanalyse fassent même quelquefois carrément partie de la
catégorie « ésotérisme » n’aident sûrement pas le public à distinguer les genres.
En période de restrictions budgétaires, il est inconcevable qu’une bibliothèque
paie pour un livre contenant les dernières astro-élucubrations d’une astrologue
pour répondre à la demande des usagers, quand le plus récent manuel
d’astronomie sur les rayons date de 1940.
J’ai alors voulu vérifier l’ampleur de la présence du paranormal non
seulement dans les bibliothèques municipales (n = 23), mais aussi collégiales (n
= 16) et universitaires (n = 12). Le tableau 6 présente le nombre d’ouvrages
traitant du paranormal et, d’autre part, de l’astrologie et de l’astronomie ainsi
que le pourcentage d’ouvrages d’astronomie par rapport aux ouvrages
d’astronomie et d’astrologie. Ces données sont cependant insatisfaisantes, car si
la comparaison astrologie-astronomie est intéressante, la même comparaison
paranormal-science eût été souhaitable. La classification en vigueur à l’époque
dans les bibliothèques et la structuration de banques de données n’ont
malheureusement pas permis d’effectuer cette analyse.
De plus, comme le nombre d’ouvrages traitant d’astrologie, de paranormal
et de pseudosciences en général est relativement faible en proportion du
nombre total d’ouvrages disponibles dans chaque bibliothèque, pour évaluer
un tant soit peu l’ampleur de l’influence de tels ouvrages, il aurait fallu
comparer leur pourcentage d’emprunt par rapport à celui des ouvrages des
autres catégories. Si, d’après les bibliothécaires, ce genre de calcul est
impossible, ils concèdent du même souffle que l’achat de ces ouvrages est en
fonction de la demande.
Tableau 6. Nombre d’ouvrages traitant d’astronomie, d’astrologie et d’ésotérisme dans les bibliothèques municipales, collégiales
et universitaires du Québec.
a
Pourcentage du nombre d’ouvrages d’astronomie par rapport au nombre total d’ouvrages d’astronomie et d’astrologie. Plus le
pourcentage est élevé, plus on compte d’ouvrages d’astronomie par rapport aux ouvrages d’astrologie.
« Je connaissais absolument pas l’astrologie. Mais alors pas vraiment et à un moment donné, je
feuillette dans les professions conseillées, si je puis dire, et il y avait libraire-éditeur. Et là ça a
été comme qu’ils disent dans Saint Paul sur le chemin de Damas, je suis tombé en bas de mon
cheval et croyez-le ou non, je suis rentré à Montréal dare-dare. J’ai vendu ma voiture en une
semaine, j’avais trouvé ma vocation et je l’ai jamais regretté ».
« S’il n’y a pas de scorpions, pas de taureaux, pas de lions, pas de capricornes. On est ben.
– Est-ce qu’il y a un lion ici ? Non, j’en connais pas.
– Y pas de lion, parce que s’il y en avait un…
– On l’saurait.
– Il t’aurait spotté déjà, il t’aurait mangé. On l’saurait ».
« Moi, j’ai deux enfants dont j’ai choisi les signes. Et mon deuxième par exemple est cancer et
s’il n’avait pas été conçu à ce moment-là, j’étais bon pour passer au moins 2 mois à faire ben
ben attention parce que je n’aurais pas voulu justement avoir un lion, une vierge dans mon
entourage, on aurait eu des problèmes. Et j’aime pas beaucoup les problèmes ».
« À ceux qui pensent que j’exagère, je proposerai de lire cette description des informations
télévisées, donnée par Robert MacNeil, rédacteur en chef et coprésentateur de MacNeil-Lehrer
Newshour. L’idée, écrit-il « est de rester toujours bref, de ne jamais surmener l’attention des
gens, mais au contraire, de créer une stimulation permanente par la variété, la nouveauté,
l’action et le mouvement. Vous êtes priés […] de ne pas prêter attention à aucun concept,
aucune personnalité ou aucun problème pendant plus de quelques secondes de suite ». Pour un
journal télévisé « le mieux, c’est les petites bouchées », précisant « qu’il faut éviter la
complexité, que les nuances sont superflues, que les réserves nuisent à la simplicité du message,
que la stimulation visuelle est un substitut de la pensée et que la précision verbale est un
anachronisme. »
Robert MacNeil est mieux placé que quiconque pour témoigner du caractère de vaudeville des
informations télévisées. L’émission MacNeil-Lehrer Newshour est une tentative inhabituelle et
raffinée d’apporter à la télévision certains éléments du discours typographique. Son émission
renonce à la stimulation visuelle ; elle consiste pour une bonne part en explications
développées des événements et en interviews en profondeur (qui n’excèdent néanmoins jamais
cinq à dix minutes) ; elle limite le nombre des sujets abordés et insiste sur le contexte et la
cohérence. Mais la télévision a fait payer son prix à MacNeil pour ne pas avoir adopté les
caractéristiques du show-business. Par rapport aux critères de la télévision, son audience est
minime ; l’émission n’est diffusée que par des chaînes de télévision publiques et les salaires
cumulés de MacNeil et Lehrer ne constituent sans doute pas plus du cinquième de celui d’un
Dan Rather ou d’un Tom Brokaw ».
Moteurs de recherche
Total
Google Yahoo.com MSN Total
(Proportion)
Pseudo-
sciences
Français 1 217 969 764 065 614 811 2 596 845 90 734 977
Anglais 35 340 094 52 683 990 114 048 88 138 132 (99, 9 %)
Vulgarisation scientifique
Français 2 460 2 650 13 5 123 61 849
Astrologie
Français 422 000 200 000 13 900 635 900 5 830 400
D’abord, les sites consacrés aux pseudosciences sont presque trois fois plus
nombreux que ceux consacrés à la science (90 734 997 c. 33 644 000). La
même mesure prise onze ans plus tôt (Larivée, 2002) donnait un résultat
inverse (14 321 151 c. 54 383 144). On peut penser que la majorité des sites
consacrés à la science est principalement destinée aux individus actifs en
science, ce qui n’empêche évidemment pas le profane de les consulter. Il est
probablement plus juste d’opposer, comme je l’ai fait pour les librairies :
pseudosciences et vulgarisation scientifique.
Dans ce cas, les sites concernant les pseudosciences sont 1 467 plus
nombreux que ceux dédiés à la vulgarisation scientifique (90 734 977 contre
61 849). En 2002, ils étaient 758 fois plus nombreux (14 320 151 contre
18 884). Dans les deux cas, les pseudosciences occupent 99, 9 % de l’espace
virtuel ne laissant que 0,1 % à la vulgarisation scientifique.
Ensuite, cinq éléments nous portent à croire que ces résultats sont
davantage apparentés à une toile impressionniste qu’à une mesure exacte.
Premièrement, nous n’avons aucune idée de la manière dont les sites sont
indexés. Deuxièmement, nous ne savons pas si le même site se retrouve sur
d’autres moteurs de recherche. Troisièmement, même si l’utilisation de sous-
catégories vise à obtenir un portrait le plus précis possible, rien ne nous
garantit l’efficacité de cette procédure. Par exemple, sous la catégorie Tarot, on
retrouve des sites concernant l’astrologie. Il serait surprenant que ce manque de
précision soit un cas isolé. Quatrièmement, le nombre de sites varie à chaque
utilisation. Cinquièmement, même si l’objectif vise à recenser le nombre de
sites en français et en anglais, rien ne nous assure qu’il n’y ait pas des
recoupements à quelques reprises, ni que des sites autres que français et anglais
fassent partie du nombre. En fait pour avoir un portrait exact, il faudrait visiter
tous les sites, ce qui n’est pas réaliste.
Enfin, le troisième constat est relatif aux pourcentages de sites consacrés à
l’astronomie et à l’astrologie (1 336 600 contre 5 830 400), ce qui représente
des pourcentages respectifs de 18,6 % contre 81,4 %. Ces résultats contrastent
avec ceux de 2002 (2 908 747 contre 2 561 338) où l’écart entre le
pourcentage de sites consacrés à l’astronomie (53,2 %) et celui consacré à
l’astrologie (46,8 %) était légèrement en faveur de l’astronomie.
« Certes, il est facile de mourir. Une seconde d’inattention et les plans les mieux établis de l’ego
le plus vigoureux s’éparpillent sur le trottoir. Or quelque chose m’empêche chaque jour de
tomber dans les escaliers, de trébucher dans le caniveau, d’être attaqué par surprise. Comment
peut-on rouler sur l’autoroute en écoutant de la musique, l’esprit ailleurs, et rester en vie ? En
quoi consiste ce « système immunitaire » qui veille sur mes journées, monte la garde devant les
aliments bourrés de virus, toxines et bactéries que j’absorbe ? Qui, entre autres, me débarrasse
des microbes envahissant les sourcils, à la façon de ces petits oiseaux perchés sur le dos des
rhinocéros qui les nettoient de leur vermine ? Tout ce qui nous protège, nous l’appelons
instinct, autopréservation, sixième sens, conscience subliminale (autant de phénomènes
invisibles mais bien présents). Il fut un temps, jadis, où ce qui me protégeait si bien s’appelait
un ange gardien, et je savais, ô combien, lui accorder l’attention qui convenait » (Hillmann,
1999, p. 24).
Ainsi, une des sources ciblées par Lilienfeld (2012) est l’échec de la
psychologie à s’autoréguler. À cet égard, les ordres professionnels de
psychologues ont une définition large des approches acceptables et acceptées
que leurs membres peuvent utiliser. Ce faisant, certains psychologues peuvent
en toute impunité traiter leurs clients à l’aide d’approches non validées ou qui
relèvent carrément de l’univers magique ou paranormal. Aux États-Unis, il se
publie chaque année approximativement 3 500 ouvrages de croissance
personnelle (self-help books) dont à peine 5 % relèvent d’une approche
scientifique. C’est dire à quel point, les pseudosciences ont le champ libre.
Reliée en quelque sorte à la première source, une deuxième source évoquée
par Lilienfeld (2012) concerne les promoteurs les plus en vue de la
psychologie. Ceux-ci ne viennent pas du monde de la recherche, mais de celui
de l’intervention, ce qui bien sûr n’est pas mauvais en soi. Notons toutefois que
leurs interventions s’inscrivent de plain-pied dans le créneau des ouvrages de la
psychologie populaire. À cet égard, il est tout de même curieux que le « Dr
Phil » (Dr Phillip McGraw), dont les propos s’éloignent quelquefois de la
réalité scientifique, ait été invité en 2006 par l’American Psychological
Association (APA) à titre du meilleur représentant de la psychologie auprès du
public (Lilienfeld, 2012). Sauf erreur, l’APA n’a pas réagi à l’émission du
25 mai 2012, lorsque le Dr Phil accueillit, dans le cadre de sa populaire
émission de télévision, quatre invités en vue de tester leur prétendu pouvoir
psychique et une personne sceptique à propos desdits pouvoirs. Donnant
d’abord la parole à ce dernier, le Dr Phil lui demanda par la suite de prendre
place dans l’assistance, consacrant le reste de l’émission aux « psychiques ». Les
trois premiers ne démontrèrent absolument rien, se contentant de faire leur
autopromotion. Le dernier invité se présenta comme un scientifique, mais
s’avéra être aussi un ardent croyant dans les pouvoirs psychiques. Au total, sous
prétexte de tester avec ouverture d’esprit les pouvoirs psychiques de ces invités,
le Dr Phil se contenta tout simplement de leur donner la parole, abandonnant
même tout doute raisonnable. Résultat : alors qu’au début de l’émission, 78 %
des gens présents affirmaient croire aux pouvoirs psychiques, à la fin de
l’émission, 84 % y croyaient (Bryan, 2012 ; Frazier, 2012). Est-il nécessaire de
rappeler que le célèbre Dr Phil a un doctorat (Ph. D) en psychologie ? Compte
tenu de l’impact du Dr Phil aux États-Unis, il n’est donc guère surprenant que
le public considère la psychologie comme une profession aidante par n’importe
moyen et non comme une discipline scientifique. En fait, au-delà de l’image
positive des psychologues dans la société, les citoyens assimilent leur travail à
celui des psychiatres (r = .98) et quelquefois à celui des scientifiques (r = .11)
(Webb & Speer, 1986) d’où d’ailleurs la confusion entre psychologie et
psychothérapie (Hartwig & Delin, 2003) aux yeux du public.
Le traitement des autistes. Beaucoup de psychologues et d’intervenants
psychosociaux utilisent des traitements non validés empiriquement pour traiter
divers troubles psychiques. C’est le cas notamment pour beaucoup d’autistes
(Levy & Hyman, 2003) même si on a démontré depuis déjà un bon moment
la totale inefficacité de la psychanalyse en ce domaine. La communauté
scientifique reconnaît également depuis plus de trente ans que l’autisme est un
trouble neurologique entraînant un déficit social. Pour montrer à quel point la
psychanalyse a envahi les soins destinés aux enfants autistes, je présenterai cinq
extraits du documentaire de 52 minutes de Sophie Robert inspiré de quatre
années d’enquête auprès de psychiatres et de psychanalystes français (Le Mur
ou La psychanalyse à l’épreuve de l’autisme, 2011). Le lecteur pourrait être
étonné de la longueur des extraits, mais il sera plus difficile de me reprocher de
les avoir cités hors contexte. Dois-je également rappeler que le documentaire
est paru en 2011 ? De plus, même si les psychanalystes avaient obtenu du
tribunal de grande instance de Lille la censure du documentaire dès le
26 janvier 2012, peut-être est-il utile de rappeler qu’en mars 2012 la Haute
Autorité de Santé a émis de sérieuses réserves quant aux approches
psychanalytiques dans le traitement des enfants autistes (Pleux, 2013).
Même si le lecteur peut par lui-même juger de la pertinence des propos
tenus par les participants4, je ferai dans certains cas un commentaire plus ou
moins long, dans les autres cas j’indiquerai « sans commentaire ». Dans la
mesure du possible, chaque extrait est précédé d’un propos de Sophie Robert
en italique.
___________________________
1. En France, la psychiatrie qui est très largement dominée par la psychanalyse
ignore résolument ces découvertes. Pour les psychanalystes, l’autisme est une psychose,
autrement dit un trouble psychique majeur résultant d’une mauvaise relation
maternelle […] 50 ans de progrès en science ne semblent pas avoir d’influence sur
leur dogmatisme et la façon dont ils perçoivent et traitent l’autisme.
‒ Q : Est-ce que vous faites une distinction structurale entre la
psychose et l’autisme ?
‒ A.S. Non, pour ma part non.
‒ Q : Donc tous les autistes sont psychotiques ?
‒ A.S. Oui. C’est-à-dire si vous voulez l’autisme est une situation extrême
de quelque chose qui est dans le cadre de l’ensemble des psychoses.
‒ G.L. C’est le crocodile. Le crocodile nous indique tout de suite de quoi il
s’agit. Ils jouent avec, quand ils mettent la main dedans je suis inquiète. Quand
ils se mettent dessus et tapent dessus je suis rassurée.
‒ Q : Pourquoi, qu’est-ce que ça veut dire ?
‒ G.L. Le crocodile c’est le ventre de la mère. Les dents de la mère.
‒ Q : C’est ce que Lacan appelait la mère crocodile ?
‒ G.L. Oui, alors tout le but de notre travail c’est de lui interdire de
manger (en parlant du crocodile) voilà, je lui ai mis une barre (elle met un
crayon dans la bouche du crocodile)
‒ Q : De manger l’enfant ?
‒ G.L. Oui, voilà alors l’enfant quand il commence à sortir de ça parfois il
met sa main, parfois il met une figurine dedans.
‒ Q : Et ce crayon représente quoi ?
‒ G.L. Ça, c’est : « tu ne peux plus »
‒ Q : Donc c’est le phallus paternel ?
‒ G.L. Voilà, tu ne peux plus
‒ Q : C’est la voix du père qui parle ? Qui parle de l’enfant à sa mère ?
‒ G.L. Voilà.
‒ Q : Qui interdit à la mère de détruire l’enfant ?
‒ G.L. Voilà et de le dévorer.
Commentaire
En écho à l’une des premières interventions de Geneviève Loison (G.L) à
l’effet que le crocodile représente le ventre de la mère, on pourrait se demander
le plus sérieusement du monde, quelle interprétation serait réservée à une mère
de famille qui aurait une fille autiste prénommée Odile ? Par ailleurs, pourquoi
avoir utilisé la métaphore du crocodile et non celle du caïman, c’est
qua(s)iment pareil ?
____________________
2. Q : Les enfants autistes, on dit que leurs mères n’arrivent pas à
capter leur regard ?
‒ G.L. Bien sûr, ils ne sont pas dans la relation du tout, ils sont restés dans
un œuf.
‒ Q : Ils fuient la mère parce qu’ils sont fusionnés à leur mère ?
‒ G.L. Ils n’ont pas décollé du tout, moi ce que j’en dis c’est qu’ils sont
restés dans l’œuf dans l’utérus, s’ils sont restés dedans, pourquoi voulez-vous
qu’ils regardent ou qu’ils parlent ?
Sans commentaire
___________________________
3. Le psychanalyste austro-américain Bruno Bettelheim a été le précurseur du
traitement psychanalytique de l’autisme. Bettelheim comparait les enfants autistes
aux prisonniers des camps de concentration nazis qui se balançaient d’avant en
arrière sidérés de terreur dans l’attente d’une mort imminente. Raisonnant par
analogie, il était convaincu que les autistes étaient victimes de parents tortionnaires,
de mères glaciales qui avaient désiré la mort de leur enfant. Depuis Bruno
Bettelheim, le grand principe du traitement psychanalytique des autistes consiste à
séparer les enfants de leurs parents. Ses travaux ont été largement récusés aux USA
depuis plus de trente ans. Mais qu’en est-il en France ? […] Aujourd’hui encore, en
France et en Belgique, un certain nombre d’institutions psychiatriques sont des
lieux de vies pas du tout accessibles aux familles et les familles ne sont pas tenues
informées de ce qui s’y passe.
‒ P.D. Bruno Bettelheim est une victime de l’injustice de l’histoire
contemporaine. Je pense qu’il a fait un travail à une époque où personne, il
faut bien le dire, ne s’intéressait aux autistes, un travail de pionnier tout à fait
exemplaire […] Il est arrivé dans cette planète autistique en se disant que
finalement « voilà des enfants qui ont peut-être souffert de carences tout à fait
comparables à ce que j’ai vécu comme propre expérience, alors je vais essayer
de les traiter à partir de cette hypothèse » c’est-à-dire en les séparant des
parents.
‒ E.S. Disons que lorsqu’on reçoit un enfant autiste, on pratique une
psychanalyse qui est une pure invention.
‒ L.D.B. Moi, je suis plutôt du genre comme dans une attitude
d’observation. C’est-à-dire qu’avec un enfant autiste, j’en fais très peu. Très peu
ça veut dire quoi ? Je pose mes fesses, je me mets à côté de lui et j’attends qu’il
se passe quelque chose et j’oublie, j’essaie d’oublier tout. J’oublie le temps,
j’oublie qu’on est pressé par le temps pour qu’il acquière le langage, j’oublie
tout. Parce que je me dis qu’à partir du moment où je me mets dans cette
espèce d’apesanteur, il risque de se passer quelque chose que je ne peux pas
prévoir […] Moi, si l’enfant ne fait rien de toute la séance et si je somnole à
côté de lui, ça m’est égal. Je suis habitué à ça dans mon travail de psychanalyste
[…] Et ça, c’est une attitude, je pense, qui est une attitude psychanalytique
profondément […] Le point fondamental de mon attitude en tant qu’analyste
vis-à-vis de ces enfants-là c’est le fait d’abdiquer l’idée d’une progression et ça
ne va pas de soi […]
Commentaires
Visiblement, les psychanalystes qui ont vanté les travaux de Bettelheim
passent sous silence les nombreuses critiques formulées à son endroit. Que les
psychanalystes français réfèrent encore à Bruno Bettelheim pour le traitement
des enfants autistes est totalement incompréhensible. De toute évidence, ils
n’ont pas lu les ouvrages qui montrent que Bettelheim a menti, sinon
carrément exagéré quant à ses succès thérapeutiques avec les enfants autistes
(Pollak, 1997 ; Roazen, 1992 ; Sutton, 1996). Ainsi, sans qu’aucune étude
évaluative sérieuse n’ait été effectuée, Bettelheim affirmera en 1950 dans Love is
not enough et en 1955 dans Truants for life, avoir guéri plus de 80 % de ses
patients, son nombre magique, tout en assumant du même souffle qu’aucune
étude statistique n’est possible dans ces cas… (Bénesteau, 2002 p. 331). En
1974, résumant les vingt-cinq dernières années de l’école, son taux de succès
grimpe à 85 %. En fait, les patients en question souffraient de troubles divers
dont, pour la période de 1956 à 1963, à peine 6 sur 48 répondent au
diagnostic de l’autisme.
On peut difficilement accepter qu’il ait joué impunément avec la santé
physique et psychique d’autres humains. Par exemple, lorsqu’il prétend guérir
des enfants autistes à l’aide de la psychanalyse, à condition qu’ils soient confiés
à une institution pour soi-disant les protéger de leur mère dite mortifère et
responsable des comportements pathologiques de leur enfant, accablant ainsi
de culpabilité des parents déjà fort éprouvés, cela devient totalement
inacceptable aux plans humain et éthique. Pourtant, dès 1970 (Hermelin &
O’Connor, 1970 ; Rutter, 1970), l’hypothèse de l’origine neurobiologique de
l’autisme a été mise en évidence, mais Bettelheim et consorts ont continué de
l’attribuer à des comportements maternels. Que les premiers travaux de 1970
aient échappé à Bettelheim, passe encore. Qu’il n’ait pas pris en compte le
travail synthèse de Rutter (1978) dans lequel les causes neurobiologiques sont
évoquées surprend de la part d’un « spécialiste » de l’autisme. Et pendant ce
temps, comme le montre Sophie Robert, des psychanalystes continuent de
reporter sur les mères (confondant ainsi cause et conséquences) leur propre
inefficacité thérapeutique.
Prenant en compte 125 articles en psychiatrie juvénile, inspirés par le
dogme freudien et publiés entre 1970 et 1982, Torrey (1992) note que « les
mères sont rendues responsables de 72 sortes de désordres mentaux chez leurs
enfants ; aucune mère n’est déclarée émotionnellement intacte alors que la
plupart des pères le sont » (Bénesteau, 2002, p. 335 ; voir aussi Dolnick,
1998).
____________________________
4. À la fin des années 1960, la psychanalyse commence à décliner un peu
partout dans le monde, mais elle connaît un essor phénoménal en France sous
l’impulsion d’un psychiatre ambitieux et charismatique. Pour Jacques Lacan, les
enfants psychotiques et autistes sont victimes de l’aliénation à une mère psychogène,
une femme qui refuse d’abandonner sa grossesse parce qu’incapable de se séparer
d’un enfant substitut d’un pénis qu’elle n’a pas reçu à la naissance […] Mère trop
froide, mère trop chaude, mère trop bonne ou pas assez, mère mortifère, mère
fusionnante, mère toxique par nature. Il restait pourtant un dernier pas à franchir :
Au cours des repérages, plusieurs psychanalystes m’ont affirmé que l’autisme était la
conséquence d’un inceste maternel.
‒ A.S. La fonction paternelle consiste à intervenir de deux façons. D’une
part, dire non à la fusion de la mère et de l’enfant, le père est celui qui interdit
la mère.
‒ Q : Qui interdit sexuellement c’est ça ?
‒ A.S. Qui interdit la jouissance de la mère, c’est-à-dire cette entente dans
son équivoque, qui interdit aussi bien que l’enfant jouisse exclusivement de la
mère que le fait que la mère jouisse exclusivement de l’enfant.
‒ J.S. À la naissance de l’enfant, il y a une lune de miel, quelques fois ce
n’est pas si lune de miel que ça, ça peut être dramatique, mais il y a une lune de
miel, une fusion qui est extraordinaire, donc quand vous dites « ne faire
qu’un » bien sûr il y a cette fusion, mais en même temps il y a un grand plaisir
pris ensemble, le bébé, très rapidement, il n’y a pas de différence du sexe, mais
il y a un grand plaisir érotique pris ensemble.
‒ Q : Le fait qu’une mère s’occupe de son enfant comme d’un être
humain et considère son enfant comme un être humain, ce n’est pas
sexuel ?
‒ Y.B. Eh bien oui parce que la sexualité au départ ce n’est pas au sens que
les adultes l’entendent au sens génital, c’est tout ce qui pour Freud, puisque
c’est lui qui a théorisé cela, va être les endroits du corps qui vont donner du
plaisir à l’enfant. Donc, le corps de l’enfant et le corps de la mère sont là dans
un étroit unisson et même l’enfant qui vient au monde ne sait pas qu’il est
séparé de la mère […] c’est un travail de séparation des corps […]
‒ L.D.B. Il y a des psychanalystes, qui, il y a très longtemps, ont parlé de
quelque chose qui s’appelait la censure de l’amante, ça veut dire une chose très
simple, ça veut dire que quand la mère est en train de, disons, changer le
nourrisson, et puis que tout d’un coup elle prend un peu trop de plaisir à son
propre goût au toucher qu’elle a du nourrisson, et elle se dit « mais oh là là il y
a quelque chose de bizarre, de pas logique, là je ne le traite pas comme si
c’était…
‒ Q : Un truc incestueux ?
‒ L.D.B. Un truc un peu incestueux, alors qu’est-ce qui se passe ? Eh bien,
elle va penser à l’homme avec lequel elle l’a conçu, en d’autres termes, à son
amant, et du coup ça va créer une distance entre elle-même et le nourrisson en
question, c’est ce qu’on appelle la censure de l’amante.
‒ Q : Il faut qu’elle ait un homme dans la tête pour qu’elle ne soit pas
dans une relation incestueuse avec son enfant ?
‒ J.S. Dans les soins maternels la mère peut très bien exciter le pénis d’un
petit garçon. Je veux dire, les soins maternels, les petits garçons ne s’en privent
pas. On voit beaucoup de petits garçons qui, quand ils sont langés, quand ils
sont nettoyés par la mère voyez, les pénis réagissent.
‒ Y.B. Le père est là pour dire l’interdit et en même temps protéger
l’enfant. C’est-à-dire protéger l’enfant du désir incestueux de la mère.
‒ Q : Toutes les mères ont des désirs incestueux envers leurs enfants ?
‒ Y.B. Ah oui ! Qu’elles en aient conscience ou pas ! Oui !
‒ Q : D’où vous vient cette conviction […] que l’amour d’une mère
pour son enfant soit un désir incestueux ?
‒ Y.B. Eh bien parce que déjà elle a beaucoup de mal à se séparer de son
enfant qui est né. Il y a là une unité qui se fait qui, si le père de l’enfant ou
celui qui occupe cette place […] ne vient pas dire à la mère que la jouissance se
passe entre eux, que s’il ne vient pas rappeler à la mère son désir et la jouissance
qu’elle pourra avoir par le truchement de son désir qui les lie tous les deux, la
mère va avoir une jouissance à caresser son enfant […].
‒ Q : Dans ce cas, pourquoi est-ce que la majorité des incestes sont
perpétrés par le père ?
‒ J.S. L’inceste paternel, ça ne fait pas tellement de dégâts. Ça rend des
filles un peu débiles, mais l’inceste maternel, ça fait de la psychose, c’est-à-dire
c’est la folie. Il ne peut pas y avoir d’inceste maternel d’un garçon envers sa
mère sans qu’il n’y ait un énorme trouble mental, ce n’est pas possible à cause
justement de cette fameuse barrière. Mais la fille avec le père, elle n’est pas issue
du père, elle n’a pas été dans le ventre du père, donc il y a quelque chose vous
voyez. C’est un inceste secondaire, je dirais ça. Alors que l’inceste primaire, le
véritable, c’est la mère, c’est de pénétrer la mère. Les garçons qui pénètrent leur
mère sont psychotiques, alors que les filles non […].
Sans commentaire
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5. Q : Si l’enfant ne parle pas, c’est que la mère déconsidère la parole
du père ?
‒ E.S. Fondamentalement, la fonction du père est une fonction
symbolique et des fois le père réel ne porte pas cette fonction symbolique. Il
peut être absolument adorable et gentil, mais néanmoins, l’enfant se trouve
confronté à une carence symbolique du côté de la fonction paternelle.
‒ Q : Mais pourquoi est-ce que ce n’est pas une fonction maternelle ?
Pourquoi est-ce que ce n’est pas une symbolique maternelle ? Pourquoi lui
donner un sexe ?
‒ E.S. La loi de la mère c’est une loi de caprices.
‒ A.N. En 1984, il y a un biologiste qui fait la démonstration, assez
extraordinaire, que le placenta est d’origine paternelle exclusive. C’est-à-dire
qu’il est sous le contrôle de gènes portés par le spermatozoïde. Autrement dit,
le placenta, c’est ce qui permet à une mère de ne pas détruire son enfant et à un
enfant de ne pas tuer sa mère […] Autrement dit, c’est un élément régulateur,
c’est une interposition ce placenta. C’est-à-dire qu’en gros, on a le sentiment
comme ça, que l’attitude du père à l’intérieur des décisions qu’il prend, de ce
patriarcat qu’il instaure, de sa domination masculine, etc. que ça a toujours été
une recherche empirique de cette fonction que le placenta occupe et qui
permet à chaque enfant de venir au monde sans être détruit.
Commentaires
Ces propos d’Aldo Naouri sont une belle illustration d’une technique
éprouvée des pseudoscientifiques : utiliser des connaissances scientifiques et les
déformer en vue de légitimer leurs théories et leurs pratiques. De plus, Naouri
y colle ses impressions personnelles : « En gros, on a le sentiment… ». À cet
égard, Anton Suwalki (2012) et Fabienne Cazalis (2011) ont rectifié le tir. S’il
est vrai « que chez les souris le rôle des gènes d’origine paternelle est essentiel
pour la composition du placenta », tel n’est pas le cas chez tous les
mammifères. En tant que pédiatre, Naouri aurait dû savoir que « le placenta
humain est un tissu d’origine mixte provenant de la fusion de l’endomètre et
du trophoblaste du fœtus ». Comment dès lors considérer le placenta
« d’origine paternelle exclusive » ? Cazalis précise en outre que chez les humains
l’influence des gènes soumis à empreinte lors de la constitution du placenta est
mixte « avec action combinée de certains allèles provenant du père et d’autres
de la mère ». Pour sa part, Naouri prête au père une figure autoritaire qui n’est
absolument pas justifiée. De plus, est-il besoin de préciser que sans les gènes de
la mère, il n’y aurait pas de placenta et donc pas d’embryon.
________________________
• Le rôle juridique de l’expert « psy ». Les fantaisies interprétatives des
psychologues d’allégeance psychanalytique peuvent également causer un tort
irréparable lorsque ceux-ci agissent à titre d’experts dans un procès.
À ce propos, Barillon et Bensussan (2004) rapportent deux exemples de
propos tout à fait inacceptables. Le premier exemple est extrait d’un rapport
d’expertise rendu par un psychiatre lacanien, « chargé par un juge de donner
un avis sur la personnalité d’un père accusé d’inceste » (p. 163). L’expert
lacanien présente alors des éléments qu’il considère accablants pour l’accusé.
« Notons que Monsieur X a prénommé son fils Jason, ce qui n’est pas sans
évoquer “J’ai un fils”, si l’on sépare la première syllabe, “j’ai” de la seconde,
“son”, c’est-à-dire fils en anglais… » Plus loin : « Nous remarquons que le
sujet arbore un tatouage sur son épaule gauche : le dessin représente trois
fleurs : il nous explique qu’il s’agit d’une rose, d’une marguerite et d’une
éphémère. Un “effet mère” ? » (p. 163).
Barillon et Bensussan (2004) ne manquent pas de conclure que « les
rapports d’expertise gagneraient à être expurgés d’interprétation aussi
délirantes. Et que les ténèbres qui entourent souvent l’acte criminel ne risquent
guère d’être percées par l’éclairage de tels “ex-pères”… » (p. 163).
Le deuxième exemple est tiré du rapport d’un psychanalyste freudien au
sujet d’une :
« femme auteur d’un crime passionnel, accusée d’avoir poignardé son mari.
Précisons que la coupable avait été victime d’inceste dans son enfance.
L’expert n’a pas manqué de souligner l’importance de ce traumatisme
originel dans la compréhension et la genèse de l’acte criminel, assénant à la
barre de la cour d’assises cette interprétation fulgurante : “Monsieur le
Président, ce n’est pas un couteau que Madame X a planté dans le cœur de
son mari. C’est le sexe de son père !” Personne ne cilla. Les circonstances
atténuantes venaient d’être magistralement attribuées… » (p. 167).
Outre le témoignage de ces experts, les analyses des psychanalystes ne sont
pas en manque d’explications. L’encadré 9 en constitue un bel exemple
d’errance interprétative.
Au début des années 2000, je coordonnais les services de psychologie dans un centre en
périphérie de Montréal. L’un de nos mandats consistait à offrir des traitements de
psychothérapie à des enfants dont l’efficacité ne faisait pas l’unanimité parmi les psychologues
de l’équipe. D’un côté, les “psy” d’orientation analytique prétendaient soigner ces jeunes
enfants “négligés” en leur donnant accès au monde imaginaire et à leurs émotions. De leur
côté, les “psy” de l’approche comportementale mettaient en doute la valeur de ce traitement et
préféraient une approche cognitive davantage orientée sur l’apprentissage de nouvelles
stratégies.
Françoise (nom fictif ), l’une des psychologues de l’équipe tenait à tout prix à me convaincre
que la thérapie psycho-dynamique avec les enfants apportait des résultats significatifs. Elle
appuyait sa propre conviction sur un résultat impressionnant de son approche auprès de la
petite Fannie (nom fictif ), 8 ans, dont voici le compte rendu. Françoise se précipite à mon
bureau pour me montrer un dessin que venait de lui remettre Fannie en lui disant ; « Tiens
Françoise ! C’est pour toi, je te donne ce joli cadeau, mais tu dois l’ouvrir juste quand je serai
partie ». En ouvrant l’enveloppe, Françoise découvre le dessin que vient de lui remettre Fannie.
Elle se met alors à interpréter son contenu associant divers éléments au douloureux passé de
l’enfant, marqué par de nombreux placements, des abandons, des épisodes de négligence, de
violence et d’abus.
Impressionné par l’interprétation que venait de me livrer Françoise, je suis resté bouche bée
jusqu’au moment de lui remettre le dessin. Je remarquai alors derrière celui-ci les mots
suivants : « à toi Fannie de Xavier, 6 ans ». J’ai demandé à Françoise qui était Xavier. « C’est le
garçon naturel des parents de la famille d’accueil où réside Fannie depuis 3 ans », m’a-t-elle
murmuré. Je vous laisse imaginer la réaction de Françoise à la lecture de la dédicace…
Gilles Bergeron, ps. éd.
2. À la suite d’une conversation téléphonique avec l’auteur, celle-ci a confirmé que cet ouvrage
était son deuxième sur le même thème et s’inscrivait dans la mouvance du nouvel-âge et
qu’elle entendait poursuivre dans la même veine.
3. L’ouvrage de Greve et Roos n’est pas disponible en français. Les résultats de leur recherche
ont, toutefois, été présentés par Deleage et Vincent (1197) et Lecompte (1998).
4. Dr Alexandre Stevens (A.S) psychanalyste et psychiatre pour enfants ; Pr Pierre Delion (P.D)
psychanalyste ; Geneviève Loison (G.L) psychanalyste lacanienne ; Dr Aldo Naouri (A.D)
pédiatre et psychanalyste ; Esthela Solano (E.S) psychanalyste et psychologue ; Yann
Bogopolski (Y.B) psychanalyste lacanienne ; Laurent Danon-Boileau (L.D.B) psychanalyste et
linguiste ; Jacqueline Shaeffer (J.S) psychanalyste et formatrice en psychanalyse.
CHAPITRE 5
Argument de l’holisme
Certains défenseurs des pseudosciences, particulièrement ceux qui sévissent
dans le cadre des médecines alternatives et complémentaires ne se donnent
même pas la peine de présenter des hypothèses ad hoc pour justifier l’absence
de résultats ou des résultats négatifs. En fait, ils clament que leur approche ne
peut être évaluée scientifiquement que dans un cadre plus large. En
psychologie, Merlo et Barnett (2001) donnent l’exemple des cliniciens qui
utilisent le Rorschach à des fins de diagnostic. Si les résultats de la recherche
confirment leur analyse, cela en corrobore à leurs yeux sa validité ; si les
résultats infirment leur analyse, ils concluent qu’un bon clinicien n’interprète
jamais un Rorschach de manière isolée. Autrement dit, pile je gagne, face tu
perds. Ou dit autrement, « le tout est dans le tout », ce qui dispense
évidemment de toute mesure objective.
Mon cheval intérieur : Une image vaut mille mots. Dans un procédé de collage d’images, il
s’agit de créer une carte personnalisée reflétant votre sagesse intérieure avec le thème du Cheval
intérieur. Des exercices d’intériorisation facilitent la mise en marche. Ainsi, les participants
réalisent une carte 6 x 8 pouces qu’ils interprètent ensuite à l’aide d’une grille donnée. Belles
découvertes de soi, en vue !
Mandala et Rêves : Deux ateliers en un ! Le but est d’expérimenter une forme de méditation
au moyen de l’outil Mandala (qui signifie Cercle Sacré en sanskrit). À l’aide de dessins
mandala, en forme de cercles, les participants colorent et méditent sous le thème qui les
interpelle. Le but est de trouver une paix intérieure. De plus, l’atelier se poursuit en offrant aux
participants de déceler dans leurs rêves une source d’apaisement. En évoquant les rêves de nuit,
les rêveurs en découvrent le sens à l’aide des symboles qui s’y trouvent.
Âme-Cheval : Comment faire parler le symbole du cheval qui vibre en chacun de nous ?
Chaque personne connaît le cheval sans même s’y être approché une seule fois. Pourtant, cette
connaissance est bel et bien présente en chacun de nous. Avec la puissance du symbole Cheval
et par des exercices d’intériorisation, les participants touchent et expriment leur sensibilité et
leur force intérieures. Le but est de reconnaître ses forces et de saisir les moyens de les mettre
en pratique.
Sagesse équine : Comment le cheval est-il mon miroir ? Que peut-il m’apprendre sur moi ? Le
cheval, animal vivant et sensible, vit le moment présent. Grâce à sa sensibilité et sa présence au
moment présent, il est capable de refléter nos émotions et notre état d’âme. Il est un vrai
partenaire empathique. Les participants observent et apprivoisent doucement, à leur rythme, le
cheval qui capte leur attention et découvrent ainsi des pistes pour devenir une personne
authentique.
En science, même si on n’est pas formé aux énoncés audacieux, les mécanismes
d’autorégulation entrent en action. On est dès lors assuré que si l’annonce
d’une découverte va à l’encontre des lois de la physique ou de la chimie, par
exemple, des laboratoires indépendants vont tenter de reproduire l’expérience.
ENCADRÉ 11. DES BRIQUES ET DES BRIQUETTES, OU LA (MÉTA) PHYSIQUE DU ZEN (LARIVÉE, 2007B, P. 347).
• La technique de cassage de briques repose sur des principes de physique très simples qui
peuvent se résumer à une équation d’énergie : Et = Ep = Ed = Ec, où Et est l’énergie transmise
au matériau par un coup, E p l’énergie portée par le coup, Ed l’énergie dissipée au moment de
l’impact, et Ec l’énergie de cohésion nécessaire pour briser la pièce. De petits trucs qui
respectent ces principes assurent le cassage… à tout coup. La brique devra reposer sur des
supports très rigides (p. ex., deux blocs de béton plutôt que deux chaises) qui n’absorbent alors
qu’une faible partie de l’énergie portée par le coup ; on cherche ainsi à minimiser l’énergie Ed
dissipée par le système. De plus, en posant la brique en porte-à-faux sur les supports, on
augmente l’accélération énergétique au moment du contact entre la brique et son support ; les
contraintes dans la brique sont accrues et la rupture est d’autant facilitée (l’énergie étant
amplifiée). Outre ces petits trucs, une pratique assidue permettra d’acquérir toute la
coordination nécessaire pour que la combinaison optimale de masse et de vitesse transmette un
maximum d’énergie cinétique au point d’impact, sans qu’aucune énergie cosmique
n’intervienne dans le processus.
• La marche sur des braises fait intervenir trois principes physiques (Forget, 1997).
Premièrement, la transmission de la chaleur des braises à la plante des pieds se fait
essentiellement par conduction ; dans ce cas, l’effet du rayonnement peut être négligé.
Deuxièmement, en ce qui concerne le transfert de chaleur par conduction, deux paramètres
doivent être pris en compte. D’une part, les braises sont recouvertes de cendres qui, agissant à
titre d’isolant, augmentent la résistance thermique entre elles et la peau ; d’autre part, la
brièveté du contact des pieds avec les braises minimise le transfert de chaleur. La course sur les
braises ne laisse pas le temps aux pieds d’absorber assez de chaleur pour brûler. L’exercice
équivaut en fait à marcher sur de l’asphalte chauffé par le soleil ou sur du sable brûlant.
Troisièmement, les gourous qui suggèrent cet exercice à leurs adeptes comme preuve de
l’efficacité de leur enseignement leur conseillent en outre de se mouiller les pieds avant de
réaliser l’exploit. Au contact de la chaleur, la vapeur d’eau crée un coussin isolant entre le pied
et la braise, c’est le phénomène de caléfaction, aussi connu sous le nom d’« effet Leidenfrost ».
ENCADRÉ 12. RÈGLE DU LEU DES MÉTAPHORES SELON RICHELLE (1998, PP. 58-59).
Enfin, que la mythologie fasse partie d’un bagage culturel millénaire, soit.
Mais, prétendre par exemple que les divinités grecques sont à l’œuvre dans
l’« inconscient collectif », laisse pour le moins perplexe. Qu’à cela ne tienne,
certains se font fort d’établir le mythique en se contentant de l’affirmer.
L’exemple du complexe d’Œdipe, si cher aux psychanalystes, est à cet égard
exemplaire. Les manigances frauduleuses de Freud pour récupérer à son profit
la tragédie de Sophocle, Œdipe-Roi, sont connues (voir Borch-Jacobsen &
Shamdasani, 2006 ; Larivée & Coulombe, 2013 pour une synthèse). Sont aussi
connues les données empiriques illustrant la fragilité clinique du complexe
d’Œdipe ainsi que les travaux des hellénistes montrant qu’Œdipe n’épouse pas
sa mère et qu’il meurt heureux sur son trône. J’ai évoqué ces données au
chapitre 4 consacré aux facteurs reliés à l’éducation dans les pseudosciences.
Au total, les analogies, les métaphores, les mythes ainsi que les témoignages
comme on le verra ne constituent pas des preuves, mais plutôt de merveilleux
moyens de rhétorique lorsqu’utilisés à bon escient.
Quand les affirmations priment sur les démonstrations, l’opinion
règne en maître
Généralement, les tenants des pseudosciences ne se soucient guère de
démontrer leurs affirmations. Leur assurance est d’autant plus manifeste que les
fondements de leurs affirmations sont minces mais à force d’être répétées, elles
acquièrent à leurs yeux et aux yeux des croyants un statut de vérité officielle.
Quiconque dès lors ose questionner ces « vérités » fait preuve d’étroitesse
d’esprit. Ils appliquent en fait le principe suivant : « dites n’importe quoi, mais
avec assurance ; on vous croira » (Klatzman, 1985).
Si un scientifique affirmait sans démontrer ce qu’il avance, c’est-à-dire sur
la seule base de sa notoriété, il perdrait toute crédibilité auprès de la
communauté scientifique. Dans le cas des pseudosciences, le contraire semble
la règle : non seulement les gourous du paranormal affirment sans avoir de
compte à rendre à personne, mais plus ils déploient leur certitude, plus ils
acquièrent de crédibilité. Alors que plusieurs d’entre eux se réclament de la
science, ils font souvent fi d’une des règles élémentaires de la démarche
scientifique : ne déclarer vrai que ce qui peut être appuyé par des preuves.
Tenter d’expliquer un phénomène avant de vérifier son existence, c’est procéder
à l’envers de l’approche scientifique. Être persuadé intérieurement de la justesse
ou de la véracité de ses convictions ne peut faire office de preuve scientifique.
Tout fait qui est l’objet d’une conviction doit être, à un certain niveau,
empiriquement vérifiable par d’autres observateurs. Une opinion ne se justifie
pas du fait qu’elle semble subjectivement vraie. Ce qu’elle prétend demande
d’abord à être confirmé par une communauté de chercheurs et ce,
indépendamment de leurs désirs (Broch, 1985).
À cet égard, on aura compris que les scientifiques sont défavorisés par
rapport aux pseudoscientifiques particulièrement dans les médias de masse
(radio, télévision, journaux, Internet). Alors que ces derniers peuvent exposer
leurs opinions sans démontrer, les scientifiques doivent expliquer leur
démarche et présentés leurs résultats avec circonspection.
L’opinion fait partie de notre quotidien et la société l’exploite
abondamment, comme en témoignent, par exemple, les agences publicitaires
qui sondent les consommateurs pour leurs mises en marché. Les sondages sont
aussi monnaie courante dans la gestion des affaires de l’État. Au-delà de ces
processus de consultation, on devine aussi l’importance que chacun accorde à
sa propre opinion. L’opinion recèle cependant quelques pièges lorsqu’elle est
exprimée dans les médias sociaux. En voici quatre.
Moi, je pense que… Toute phrase qui débute par « Moi je pense que… »
laisse entendre que la connaissance qu’a l’individu du sujet dont il va parler se
situe, à son insu, quelque part entre l’ignorance et une connaissance réelle du
sujet en question (Joly, 1981). Plus encore, sur quoi celui qui écoute fonde-t-il
son adhésion à l’opinion énoncée ? Il y a bien sûr au premier chef l’autorité
prêtée à la personne. Ainsi, l’opinion d’un expert sur un aspect qui relève de sa
compétence a certes plus de poids que celle d’un profane sur le même sujet.
Toutefois, si l’on questionne un expert et un tout-venant sur un sujet d’ordre
général (l’avortement, la peine de mort, l’homosexualité ou les performances
d’un sportif ), les opinions se valent. Cependant, un scientifique imprimera
plus de crédibilité à son opinion sur ces sujets s’il prend soin de l’auréoler du
prestige de la science. Mais en quoi l’expertise d’un individu donnerait-elle
plus de poids à son opinion sur un sujet qui n’en relève d’aucune façon ? On
assiste au même effet de halo lorsqu’on requiert l’avis des vedettes sur divers
sujets, comme si leur avis avait plus de valeur du fait de leur vedettariat.
Par ailleurs, ce qui entraîne, par-dessus tout, l’adhésion à une opinion
exprimée, c’est qu’elle rejoint celle que l’interlocuteur s’est lui-même forgée.
Dit autrement, une opinion semble d’autant plus plausible qu’elle confirme
celle de la personne qui l’entend.
L’opinion, proche parent du sens commun. Le sens commun, qu’on pourrait
définir comme l’ensemble des théories implicites ou des croyances que
partagent les membres d’une société donnée, constitue un atout indispensable
pour l’adaptation à la vie quotidienne. On pourrait même assimiler la
démarche scientifique à une sorte de sens commun critique (Engel, 2002) qui
entraîne d’emblée l’adhésion, facilitant ainsi la communication. En voici un
exemple.
Un des phénomènes les plus intrigants et probablement les plus importants
de la recherche en psychologie de l’intelligence concerne l’« effet Flynn ». Dans
les années 1980, Flynn (1984, 1987) montra que dans les pays occidentaux, les
résultats aux principaux tests d’intelligence (QI) augmentaient de 3 à 5 points
par décennie. Si on applique à rebours cette augmentation des résultats aux
tests de QI, on pourrait d’emblée conclure que nos ancêtres étaient des tarés de
première classe. Non seulement le bon sens interdit évidemment toute
conclusion en ce sens, mais un simple regard historique contredit une telle
possibilité. Ainsi, d’après les normes de 1989, le QI moyen des Américains
aurait été de 79 en 1918 (Flynn, 1996). Par ailleurs, Flynn (1999) a passé en
revue les scores aux Matrices de Raven chez des individus nés entre 1877
et 1977. Les résultats montrent qu’un individu dont le score se situe dans le
90e percentile en 1877 se situerait dans le 4e percentile en 1977. Autrement dit,
la majorité des individus vivant en 1877 étaient déficients, ce qui, bien sûr,
contredit parfaitement le bon sens (voir Larivée, Sénéchal, & Audy, 2012 –
pour une présentation des paradoxes de l’effet Flynn). Comme on peut le
constater, du sens commun bien utilisé peut se dégager des opinions
empreintes d’une certaine sagesse. Le sens commun n’est donc pas qu’un
fouillis de croyances ; il s’organise à partir d’un noyau de compétences de base
– probablement acquises au gré de l’évolution et fondamentalement correctes.
Bien que le sens commun comporte des avantages certains à long terme,
survaloriser l’opinion pourrait à la limite entraîner la perpétuation de
connaissances non valides et bloquer l’accès à des connaissances valides. En
effet, le sens commun se restreint souvent à ce qui nous est familier, nous
portant à considérer « ce qui est familier comme inévitable et ce qui n’est pas
familier comme inconcevable » (Seltiz et al., 1976, p. 4).
Enfin, comme les humains font régulièrement des inférences sans
fondement, les opinions issues du sens commun ne constituent pas une base
solide pour le développement d’une pensée scientifique, sans être pour autant
totalement incompatibles avec elle. En effet, si on accepte que la démarche
scientifique constitue en quelque sorte du sens commun critique, cela implique
que nous puissions réviser nos croyances, les nuancer ou les conserver si nous
constatons que leurs rivales ne sont pas assez fortes lorsqu’on les confronte à la
réalité. Cela dit, les individus qui ont le courage de leurs opinions sont
habituellement respectés, du fait qu’ils osent penser par eux-mêmes (Bessaude-
Vincent, 2000).
Au total, avoir des opinions n’est pas mauvais en soi. Il y a abus lorsque le
sens commun consacre l’opinion à titre de fait et que celle-ci débouche sur un
conservatisme figé ; ou encore lorsqu’on s’accroche à des opinions qui auraient
été abondamment réfutées ou inaptes à toute mise à l’épreuve comme s’est
souvent le cas des croyances paranormales (Bunge, 2003). En fait, « le sens
commun est comme l’alcool : à consommer avec modération » (Engel, 2002,
p. 13).
Une opinion n’est pas un fait. Dans La formation de l’esprit scientifique,
Bachelard (1938/1972) est formel : l’opinion est un obstacle épistémologique
majeur à la formation de l’esprit scientifique. Pour lui, le débat est clos : « […]
l’opinion a en droit toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas […]
On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire » (p. 14).
Dans cette perspective, l’opinion ne peut même pas tenir lieu d’intermédiaire
entre l’ignorance et le savoir, car si d’aventure une opinion s’avérait, son bien-
fondé ne découlerait pas d’une démarche scientifique, mais d’un heureux
hasard. Pour Bachelard, l’accès à la connaissance scientifique passe par le deuil
des opinions. Et si toutes les opinions se valent, c’est en fonction de leur plus
petit dénominateur commun : elles ne valent rien.
À l’opposé, Bensaude-Vincent (2000) est d’avis que si l’ignorance désigne
un degré zéro de connaissances, l’opinion constitue un mode de savoir. À cet
égard, la science et l’opinion constitueraient deux formes de savoir qui
développent chacune leur propre vision du monde. D’ailleurs, comme les
opinions sont là pour rester, il vaut mieux s’en accommoder et tenter de les
domestiquer, surtout si l’on souhaite l’expansion de la culture scientifique.
S’efforcer de distinguer les faits de l’opinion est un pas dans ce sens. Par
exemple, certains faits demeurent incontestables et sont à situer en dehors du
champ de l’opinion. Que G.W. Bush ait été président des États-Unis est un
fait, alors que sa façon de gouverner donne lieu à des opinions divergentes.
Toutefois, la distinction entre un fait et une opinion n’est pas toujours aussi
évidente, par exemple, lorsque des témoignages et des opinions s’amalgament
pour s’octroyer réciproquement plus de poids. La méthode du témoignage, on
l’a vu précédemment, a démontré son efficacité : dans la mesure où le
témoignage touche des cordes émotives, on tend à adhérer à l’opinion alors
défendue. Développer le culte de l’opinion risque toutefois d’entremêler les
opinions et les faits, ce qui n’est en aucun cas justifiable. Les médias sont passés
maîtres dans cet art, sous prétexte de montrer les deux côtés de la médaille.
Dans la plupart des cas, il n’y a pas deux côtés d’une même médaille, mais deux
médailles : l’une concerne des faits et l’autre, une opinion fondée sur une
croyance jamais vérifiée.
Toutes les opinions se valent. Sans remettre en question le droit fondamental
de tout individu d’exprimer ses opinions dans la mesure où celles-ci ne portent
préjudice à personne, il n’en demeure pas moins que de dire que « toutes les
opinions se valent » ou que « chacun a droit à son opinion » sous-entend que
« tout est relatif ». Reprenons ici trois aspects qui permettent de distinguer la
place du droit à son opinion de celle de la connaissance.
À partir des années 1970, Bloor et Barnes (Bloor, 1991 ; Barnes & Bloor,
1981) ont développé un « programme fort » en sociologie des sciences. Les
tenants de cette approche affirment que, puisqu’elles servent essentiellement à
adapter à son environnement la société qui les développe, toutes les
connaissances se valent. Dans cette perspective, la science serait un mode de
connaissance parmi d’autres, au même titre que la magie, l’astrologie ou la
religion. La construction des théories scientifiques, soumises aux mêmes
déterminants sociaux et idéologiques que les autres activités humaines, se
fonderait dès lors sur des présupposés arbitraires en fonction de divers intérêts
sociaux, économiques, politiques et culturels, et ce, indépendamment des
raisons qu’ont les chercheurs de tenir une explication pour fondée. En
conséquence, la démarche scientifique, vidée de son contenu et de ses résultats,
ne revêtirait plus que le statut d’une vision du monde parmi d’autres (Thuillier,
1997). Autrement dit, il n’y aurait pas de vérité, mais seulement des opinions.
Que l’émergence, puis l’acceptation de théories soient fonction de choix,
de présupposés ainsi que d’un ensemble de facteurs sociaux et historiques, soit,
mais ces théories doivent s’approcher plus près de la réalité empirique, donc
d’approcher le plus possible la vérité. Concéder qu’une théorie puisse être mise
de l’avant pour des raisons autres qu’objectives ne revient pas à affirmer que
rien n’est objectivement vrai. En mettant la science sur le même pied que les
mythes, la superstition, l’astrologie, etc., on nie ipso facto que la quête de la
vérité objective puisse constituer un des objectifs de la recherche (Bogohsian,
1997).
Assez paradoxalement, la vie en démocratie, dans un monde libre et
pluraliste où, par exemple, les sectes, les groupes de croissance personnelle et
les associations diverses ont droit de cité, droit reconnu légalement, peut laisser
croire que tous ont une valeur égale sur le plan intellectuel.
Le relativisme cognitif pourrait paraître mieux convenir aux objets d’étude
des sciences humaines et sociales vu leur complexité et la diversité des modèles
et des théories qu’elles génèrent. De fait, même s’il est difficile de trancher dans
certains cas et que plusieurs théories expliquent par conséquent les mêmes faits,
cela ne réduit pas pour autant les théories en sciences humaines à des opinions.
Chacun d’entre nous se meut dans une double réalité : la réalité objective
indépendante de soi et la réalité perçue, tel qu’on l’interprète, marquée au coin
de nos opinions, de nos convictions, de notre culture, de notre personnalité et
de nos croyances. Que les individus reconstruisent la réalité à même la
représentation qu’ils s’en font ne change rien à la réalité objective. La quantité
de vin dans un verre ne diminue ni n’augmente du fait que l’amateur
pessimiste perçoit le verre à moitié vide et l’amateur optimiste, à moitié plein.
Le respect des représentations de tout un chacun ne signifie pas qu’il faille pour
autant les valoriser au détriment de la réalité objective. En effet, si la liberté de
pensée et d’expression se trouve garantie par des chartes, cela n’institue pas
comme vrai ce que chacun considère comme tel. Chacun a certes le droit de
croire ce qu’il veut et de rester volontairement dans l’erreur si sa croyance est
fausse, mais cela ne lui accorde pas le droit de prétendre que sa croyance est
vraie et généralisable sans démonstration.
Si personne n’était tenu de justifier son point de vue sous prétexte que
toutes les opinions se valent, on risquerait de valoriser un relativisme à tous
crins qui, poussé à l’extrême, porterait à croire tout et son contraire. Nous ne
serions pas loin alors de l’obscurantisme qui brouille les frontières entre le
savoir et les croyances, ou entre la science et les superstitions. À cet égard,
l’irrationalité sous toutes ses formes, alimentée par le relativisme cognitif, n’est
pas innocente sur le plan social. Le relativisme cognitif débouche souvent sur
un scepticisme déraisonnable à l’égard de la valeur de la démarche scientifique
et de ses résultats, tout en favorisant une déraisonnable crédulité à l’égard des
pseudosciences.
Pour éviter de faire des choix exclusivement fondés sur des croyances
idéologiques, religieuses, politiques, voire ésotériques, il faut avoir un
minimum de connaissances sur un minimum de sujets et savoir clairement ce
qui différencie une opinion d’un fait dûment établi. Dans cette optique, il
apparaît irresponsable de vouloir réduire les conclusions que la démarche
scientifique tire d’une vérification dans un domaine donné à une opinion
parmi d’autres, parce qu’en valorisant l’objectivité et la vérification, la science
offre précisément l’une des plus sûres protections contre les idéologies
totalitaires et l’obscurantisme.
Enfin, bien sûr, les gens ont le droit d’exprimer leurs opinions, mais il est faux
de prétendre que toutes les opinions se valent. La question est plutôt : qui doit-
on écouter ?
Tableau 9. Nombre de sujets ayant réussi à communiquer dans le cadre de la « communication facilitée » selon trois catégories :
1 à 3, 4 à 9 et 10 à 23 sujets par étude.
Nombre de sujets par étude Nombre d’études Nombre de sujets Nombre de réussites
1à3 14 20 5 (25,0 %)
4à9 9 57 9 (15,8 %)
10 à 23 12 174 1 (0,57 %)
Total 35 251 15 (6,0 %)
« Une bonne partie de la combine, pour amener le domaine neuromédical vers le freudisme,
consiste à attribuer plusieurs significations différentes à un même mot. Le terme que j’évoque –
libido – fut d’abord utilisé dans son sens réel, mais dans les formes plus récentes de la doctrine,
il en est venu à signifier (entre autres) les concepts de « nature inconnue », d’énergie de vie
hypothétique, « d’énergie cosmique ou de désir » et aussi (bien sûr !) l’élan vital de Bergson.
[…] Une fois que l’on s’est convaincu qu’un mot, ayant au départ une signification bien
connue, peut facilement signifier n’importe quoi d’autre, il n’y aura manifestement aucune
difficulté pour prouver tout ce que l’on veut » (Ladd-Franklin, 1916, pp. 373-374).
« Le faux raisonnement utilisant deux sens différents d’un même mot débouche sur l’erreur
logique très bien connue de l’ambiguïté du moyen terme : une des astuces préférées de la
grande confrérie des penseurs malhonnêtes. En insistant tantôt sur l’autre, ou peut facilement
exécuter des sauts équivoques et appliquer un raisonnement ayant une bien plus grande portée
que ce que la logique pure autoriserait autrement. […] Lorsque le Freudien recourt à
l’ambiguïté du moyen terme dans ses analyses, il aboutit à des interprétations captieuses
répondant à son désir de disposer d’un savoir facile et définitif qui le dispense de rechercher
une véritable explication scientifique » (Dunlap, 1920, p. 97).
Raisonnement circulaire
Le raisonnement circulaire, appelé également tautologie, consiste au sens
propre du terme à tourner en rond. Ce raisonnement est particulièrement
manifeste chez les croyants. Examinons la conversation suivante (Shermer,
2002 ; voir aussi Baillargeon, 2002).
– Dieu existe-t-il ?
– Oui !
– Comment le savez-vous ?
– Parce que la Bible le dit !
– Comment savez-vous que la Bible ne se trompe pas ?
– Parce qu’elle est inspirée par Dieu !
Autrement dit, Dieu existe parce que Dieu existe.
On objectera qu’en science, il y a également des raisonnements tautologiques.
Par exemple, qu’est-ce que la gravité ? La tendance des objets d’être attirés entre
eux. Pourquoi en est-il ainsi ? À cause de la gravité. Dans certains cas, une
définition tautologique opérationnelle peut être utile. Il s’agit dès lors de
construire une définition opérationnelle testable.
Le recours à Galilée
Devant la mise en doute de leur théorie ou de leur approche, certains
pseudoscientifiques recourent facilement aux déboires de Galilée. À les suivre,
on a l’impression que tous ceux qui ne sont pas reconnus sont victimes
d’obscurantisme. Il peut certes arriver qu’une nouvelle théorie soit ridiculisée
ou sujette à une forte opposition avant d’être finalement acceptée. Mais cette
séquence est loin d’être le lot de toutes les théories. Par exemple, la théorie
d’Einstein fût largement ignorée jusqu’en 1919, c’est-à-dire jusqu’au moment
où des preuves de sa justesse furent établies sans qu’elle soit ridiculisée, hormis
bien sûr par l’Église. La communauté scientifique ne peut s’attarder à tester
toutes les affirmations fantaisistes des uns et des autres. En fait, la règle est si
quelqu’un veut faire de la science, il doit en respecter les règles du jeu (Hall,
2009). Cela implique par exemple de présenter ses résultats dans des congrès
appropriés et les soumettre à la critique dans des revues scientifiques avec
comité de lecture. Éviter toute critique et surtout interpréter toute critique de
ses travaux comme une attaque personnelle devient suspect. Qui plus est
l’émergence d’une théorie sans référence à des points de vue critiques augmente
la probabilité d’une succession de résultats « positifs ». Or, la science ne
progresse-t-elle par corrections d’erreurs ?
Lorsque je suis dans une tabagie et qu’il y a beaucoup de personnes qui attendent pour payer,
j’achète un billet de loterie qu’il suffit de gratter pour savoir si l’on gagne. Je le paye et je
demande à la personne qui me suit si elle veut bien le gratter ; je lui annonce également que si
elle gagne, je lui laisse tout. J’ai tenté l’expérience une quinzaine de fois et à chaque occasion la
panique s’installe et… évidemment personne ne gagne. Il y a eu tout de même deux exceptions
à ce scénario.
Dans le premier cas, il s’agit d’un homme d’une soixantaine d’années qui gagne un billet
gratuit. Tout surpris, il se demande ce qu’il doit faire. Je lui rappelle qu’à la suite de notre
entente, le billet lui appartient. Interloqué, il me dit que s’il gagne un montant d’argent, il
m’en donne la moitié. Résultat : rien. Nous sortons ensemble de la tabagie. Il me confie que
c’est la première fois de sa vie que quelqu’un pose un geste gratuit à son égard. La tristesse de
son propos m’a touché. Je marchai quelques instants à ses côtés, puis je le saluai
chaleureusement.
L’atmosphère du second cas est tout à fait différente. Un dimanche matin, je suis à la
pharmacie (au Québec, on y vend également des billets de loterie). Lorsque je viens pour payer
mes achats, je constate qu’il y a derrière moi une dizaine de personnes âgées. Je me dis alors
« voilà une situation idéale pour le coup du billet à gratter ». Je fais donc ma demande à la
vieille dame qui me suit. Sa réponse fût instantanée : « Jeune homme, si vous pensez que nous
les personnes âgées on est juste bonnes pour gratter des billets de loterie, vous vous trompez ! »
Devant son propos sans appel, aucune des personnes âgées n’osa gratter mon billet. J’ai dû le
gratter. Résultat : rien.
5. Voir à ce propos l’ouvrage de Nicolas Pinsault et Richard Monvoisin (2014). Tout ce que vous
n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles. Grenoble, France : Presse
universitaire de Grenoble.
CHAPITRE 6
Je suis loin d’être le premier à dénoncer l’un ou l’autre des vingt-six procédés
utilisés par les promoteurs des pseudosciences et présentés dans le chapitre 5
(voir par exemple Baillargeon, 2005, 2013 ; Drouet & Gauvrit, 2013 ;
Harrisson, 2012 ; Lilienfeld, Lynn, & Lohr, 2003 ; Mercer, 2009 ; Shermer,
2002 ; Smith, 2010) et qui constituent à eux seuls une liste de choses à ne pas
faire si on veut faire montre d’un minimum d’esprit critique et de culture
scientifique. De toute évidence, les pseudosciences sont là pour rester. Les
éliminer relève de l’utopie. En attendant que l’esprit scientifique se développe,
voyons comment à tout le moins en réduire les méfaits.
Pour contrer la tendance des humains à adhérer à toutes sortes de croyances, il
y a certes beaucoup à faire, mais je me limiterai à présenter trois pistes de
solution dont la mise en place pourrait freiner l’essor des pseudosciences et
favoriser l’émergence de l’esprit critique : elles concernent tour à tour les
journalistes et les médias, l’école et les parents.
Le rôle de l’école
Pour développer la culture scientifique des citoyens, on gagne à cibler les
enfants et les adolescents. J’ai toujours quelques difficultés à comprendre la
panoplie de nouvelles approches pédagogiques qui font leur entrée dans les
écoles sans avoir été sérieusement validées. On a récemment proposé à des
enfants d’une école primaire d’apprendre à se masser puisqu’on n’apprend
mieux lorsqu’on est détendu. Baillargeon (2013) qualifie ces nouvelles
approches de légendes pédagogiques et a dénoncé quatorze d’entre elles. Le
sous-titre de son ouvrage, « L’autodéfense intellectuelle en éducation » traduit
bien l’esprit de son essai.
Dans la foulée de ces approches, un ex-chiropraticien américain
multimillionnaire, Eric Pearl, parcourt le monde pour apprendre aux enfants
du primaire à devenir guérisseur en proclamant « Mettons la guérison entre les
mains de nos enfants ». Ainsi, à la suite de leur « formation », les enfants
accèdent à une « énergie nouvelle » par simple imposition des mains sur la
partie malade du corps. Il y a lieu de s’interroger sur la réaction éventuelle d’un
enfant qui tente de guérir son grand-père et que ce dernier meure. C’est le vol
de l’enfance (Malboeuf, 2012).
Même si les pseudosciences ont réussi à infiltrer le monde de l’éducation, il
n’en demeure pas moins que la scolarisation constitue un moyen essentiel pour
acquérir des connaissances valides et développer un esprit critique. Cela dit, les
cours de sciences, en particulier, devraient être un lieu privilégié à partir duquel
se développent la culture scientifique, l’esprit critique et le doute raisonnable.
Pour atteindre cet objectif, les obstacles ne manquent pas. En voici deux.
Le premier obstacle a trait au fonctionnement du cerveau à titre de
machine à fabriquer du sens. Or, plus les croyances sont ancrées
profondément, moins elles supportent le changement. Ce constat a pour
conséquence que deux modes de pensées contradictoires, par exemple magie et
raisonnement analytique, peuvent non seulement agir de concert, mais se
développer ensemble (Evans, 2003). Par exemple, on peut trouver chez les
adultes des idées contradictoires telles que la mort est définitive et l’âme survit
après la mort (Linderman & Aarnio, 2003). On peut observer le même
phénomène dans un domaine d’apprentissage où les émotions ne sont pas
particulièrement fréquentes, le raisonnement scientifique. Avec des enfants de
10 et 11 ans (n = 22), Schauble (1990) a étudié la maîtrise du schème du
contrôle des variables selon la stratégie (toute chose étant égale par ailleurs) à
partir d’un contenu échelonné sur huit semaines. Les enfants devaient
identifier les effets de plusieurs facteurs susceptibles d’influencer la vitesse
d’une voiture de course dans un micromonde informatisé. Certaines croyances
des enfants quant à l’importance des facteurs en jeu étaient fondées et d’autres
pas. Confrontés à une démonstration invalidant leurs croyances non fondées,
les sujets ne les abandonnent pas pour autant. En fait, même si les facteurs
identifiés par les enfants se sont révélés de plus en plus corrects au fil des
séances, cela ne les a pas empêchés de conclure à l’importance d’un facteur
dont ils avaient auparavant démontré la stérilité. Autrement dit, avoir noté une
absence d’effet ne semble pas suffisant pour l’abandonner. Tout se passe
comme si les enfants ne renonçaient à leurs fausses croyances qu’avec le temps,
et non sous l’effet d’une démonstration.
Maloney et Siegler (1993) ont même observé le phénomène chez des
étudiants universitaires en physique, que ceux-ci en soient à leur premier ou à
leur septième cours. On comprendra que si des « croyances » contradictoires
peuvent coexister dans le cadre de l’apprentissage du raisonnement scientifique,
il n’est guère surprenant que le rationnel et l’irrationnel se départagent si
difficilement lorsque les émotions participent des croyances défendues.
On observe des résultats similaires chez les adultes (Kuhn, Garcia-Mila,
Zohar, & Andersen, 1995). Sur le plan scolaire, les programmes mis en place
pour développer l’esprit critique sont nombreux, dont certains
particulièrement ingénieux. Par exemple, dans Regards multiples sur
l’enseignement des sciences, Potvin, Riopel et Masson (2007) ne présentent pas
moins de trente-trois manières d’enseigner les sciences : entre autres,
l’éducation à la consommation, la compréhension de la proprioception, la
compréhension des nouvelles scientifiques, le rôle de l’intuition et l’histoire des
sciences. Par ailleurs, l’ouvrage de Marcel Thouin (2001), Tester et enrichir sa
culture scientifique et technologique a été un best-seller. Malgré tous les efforts
consacrés à la promotion de l’enseignement des sciences et au développement
de la culture scientifique en général, les résultats sont décevants. De toute
évidence, l’attitude scientifique ne se développe pas facilement. Elle requiert un
certain apprentissage, un effort et une constante vigilance. Par contre, nul
besoin d’enseigner les approches préscientifiques et la croyance, on y recourt
spontanément depuis toujours.
Les propositions pour développer l’esprit critique et promouvoir l’attitude
scientifique ne manquent pas. J’aimerais ici en proposer trois : éducation aux
médias media literacy (éducation aux médias), critizen science (la science
citoyenne) et la lecture de romans policiers.
Media literacy (éducation aux médias). Les médias sous toutes leurs formes
sont des moyens privilégiés de transmission des savoirs et de diffusion des
informations. Il est donc impératif de s’en servir pour freiner l’essor des
pseudosciences et d’établir une stratégie visant à favoriser la pensée critique. Il
existe un concept pédagogique émergeant nommé media literacy visant
justement cet objectif (Aufderheide, 1993). Ce concept pédagogique se définit
comme la capacité d’accéder, d’analyser, d’évaluer et de créer des messages sous
une variété de formes médiatiques, telles que l’imprimé, la vidéo, l’audio et les
multimédias (Hobbs, 1998). Media literacy s’inscrit d’emblée dans la
prévention de la consommation naïve des pseudosciences comme d’autres
utilisent la même stratégie pour contrer la consommation naïve de messages
susceptibles d’entraîner des problèmes de santé (malbouffe) et de
comportements (images violentes) chez les adolescents (Brown & Bobkowski,
2011). En enseignant aux individus à s’informer de manière critique et en leur
permettant de créer leurs propres produits médiatiques, ils pourront mieux
évaluer ceux qui sont livrés par des médias de masse (Livingstone, 2004). De
plus, cela leur permettrait aussi d’apprécier les produits médiatiques destinés au
transfert des connaissances du public (sciences) et de les distinguer de ceux
produits pour attirer et divertir le même public (pseudosciences). Certains
chercheurs ont partagé des résultats encourageants à cet effet. Par exemple, des
études menées par Banerjee et Greene (2006, 2007) ont montré qu’en faisant
analyser et créer des messages contre le tabagisme à des jeunes adolescents,
ceux-ci présentaient un intérêt plus faible à la consommation de tabac. Comme
leur initiative visait à réduire les méfaits de la fumée de cigarette, la nôtre vise à
réduire les méfaits des fumistes.
Citizen science. Il s’agit d’un mouvement émergeant qui consiste à
impliquer des membres de la communauté non scientifique dans des
recherches d’ordre académique suivant la méthode scientifique (Trumbull,
Bonney, Bascom, & Cabral, 2000). Par exemple, le projet Planet Hunters
(www.planethunters.org) recrute des individus de la communauté non
scientifique afin qu’ils détectent, à l’aide de logiciels informatiques spécialisés,
des nouvelles planètes dans les galaxies. Au lieu de demander à quelque
astrologue d’établir leur carte du ciel, ces citizen scientists cartographient
l’espace. Parmi les bénéfices d’ordre éducatif récoltés par les participants, on
peut tout d’abord mentionner l’acquisition de savoirs dans les différents
domaines de recherche, tels l’archéologie, l’histoire et les sciences pures.
L’implication directe dans le processus d’expérimentation permet à ces
bénévoles de se familiariser avec les différents aspects de la démarche
scientifique, dont l’élaboration d’hypothèses et l’interprétation des résultats
(Conrad & Hilchey, 2010 ; Dickinson, Zuckerberg, & Bonter, 2010). En
résumé, tremper directement dans une recherche scientifique initie à la pensée
rigoureuse, ce qui enlève de facto du crédit aux prétentions pseudoscientifiques.
Dans cette perspective, il s’agirait d’encourager les élèves du primaire et du
secondaire à devenir bénévoles dans une variété de recherches scientifiques ou
encore de favoriser l’instauration de projets scolaires auxquels pourraient
participer des chercheurs universitaires. Par exemple, on peut penser que des
adolescents invités à cartographier l’espace en classant les étoiles et les galaxies
pourraient si tel est leur cas, se désintéresser de la recherche de leur carte du
ciel. L’application de ces deux premières stratégies pourrait donner lieu, à long
terme, à une société ayant un sens critique aiguisé, une société où l’impact des
pseudosciences serait faible.
Lecture de romans policiers. Notre troisième proposition consiste à inciter les
élèves à lire de bons romans policiers pour comprendre les principes de la
démarche scientifique (Larivée, Fortier, & Filiatrault, 2009), ce qui peut
étonner. Mais pourquoi pas ? Les scientifiques et les détectives ne poursuivent-
ils pas la même quête : débusquer la part cachée du réel, trouver la vérité et
chercher à comprendre comment certains événements se sont produits
(Guttman, 2004) ? Dans le cas des sciences, il s’agit d’élucider une partie du
réel, de décrire et d’expliquer les phénomènes physiques et sociaux au plan
macroscopique (astronomie, sociologie) ou microscopique (biochimie,
neurologie). Dans les enquêtes policières, il s’agit d’identifier le ou les criminels
après avoir reconstitué l’enchaînement des événements. Même si l’objet du
travail des policiers diffère de celui des scientifiques, ils doivent se plier à la
même démarche pour obtenir des résultats probants. En effet, à l’instar du
scientifique, le détective enquêteur doit formuler le problème, colliger les
données, interpréter les indices, émettre des hypothèses, vérifier si elles
correspondent à l’ensemble des faits et, finalement, tirer des conclusions qui
relient logiquement l’ensemble des indices (Goulet, 2005). Et dans les deux
cas, le « coupable » ne se laisse pas facilement trouver et prend habituellement
un malin plaisir à brouiller les pistes. Dans la recherche scientifique comme
dans l’enquête policière, les mêmes méthodes d’induction, de déduction et de
vérification sont utilisées. Si les scientifiques ont la possibilité d’être plus
rigoureux grâce à des tests statistiques, à la répétition d’expérience ou à divers
contrôles susceptibles d’accroître la fiabilité des résultats, les policiers
enquêteurs parviennent souvent à dégager des preuves convaincantes (Sokal &
Bricmont, 1997).
Par ailleurs, à l’instar de la démarche scientifique qui n’est pas une recette
magique donnant à tout coup des résultats assurés, l’enquête policière n’est pas
prémunie contre l’erreur. Condamner un individu coupable d’un crime à l’aide
de preuves irréfutables demeure le résultat idéal d’une enquête policière et il
arrive, en effet, qu’on dispose de l’arme du crime, d’empreintes digitales,
d’aveux, d’un mobile, etc. Dans les faits cependant, une enquête ne fournit pas
toujours des preuves indiscutables comme c’est le cas quand nous avons des
témoins directs, crédibles et indépendants. En outre, les enquêtes ne sont pas
toujours correctement menées : les hypothèses peuvent reposer sur des
observations plus ou moins confuses et des preuves peuvent tout simplement
avoir été fabriquées par la police, etc. Néanmoins, et c’est là l’important,
personne ne doute que les résultats des meilleures enquêtes correspondent
vraiment à la réalité. D’ailleurs, l’histoire permet d’élaborer certaines règles
pour mener une enquête : « plus personne ne croit à l’épreuve du feu et l’on
rejette aujourd’hui des aveux obtenus dans des conditions coercitives. Il faut
comparer les témoignages, procéder à des confrontations, chercher des preuves
physiques, etc. Même s’il n’existe pas de méthodologie fondée sur des
raisonnements a priori indubitables », ces règles et plusieurs autres sont
rationnelles et fondées sur une analyse détaillée de l’expérience antérieure
(Sokal & Bricmont, 1997, p. 60).
Pourquoi les professeurs de français et de sciences ne pourraient-ils pas
s’entendre sur un programme conjoint pour favoriser le développement de
l’attitude scientifique ? La démarche pourrait débuter par la lecture d’un roman
policier dans le cours de français. Les élèves tenteraient alors d’identifier dans le
roman les diverses opérations de la démarche scientifique (observation,
hypothèse, prédiction, vérification), lesquelles seraient par la suite reprises dans
le cadre des cours de science.
Le deuxième obstacle concerne les cours de sciences. S’il existe des cours
d’initiation à la science à l’école primaire, les matières scientifiques sont au
programme du collège avec le début de l’adolescence. Sur le plan du
développement cognitif, cet âge correspond à l’acquisition de la pensée
formelle ou hypothético-déductive telle que définie par l’école genevoise
(Inhelder & Piaget, 1955 ; Larivée, 2007). Les schèmes cognitifs qui se
développent alors sont indispensables pour assimiler les contenus des cours de
science, dont les schèmes de la combinatoire, des proportions, des probabilités,
des corrélations et du contrôle des variables. Or, contrairement aux prétentions
de l’école genevoise, ce ne sont pas tous les adolescents, ni même tous les
adultes, qui parviennent à maîtriser les schèmes formels. En fait, les recensions
des écrits sur le sujet (par exemple Bond, 1998 ; Larivée, 1986 ; Pelletier,
Larivée, Coutu, & Parent, 1989) correspondent à ce que la plus importante
vérification empirique menée en Angleterre auprès de 11 200 participants de
10 à 17 ans a montré : le pourcentage d’individus qui maîtrisent les schèmes
formels dépasse rarement 60 % (Shayer & Wylam, 1978 ; Shayer, Kuchemann,
& Wylam, 1976).
Pourtant la maîtrise des schèmes formels s’avère d’autant plus nécessaire
qu’un grand nombre des concepts enseignés dans les cours de sciences (chimie,
physique, mathématiques, biologie) requiert leur utilisation. Un tel constat
n’est guère surprenant On se rappellera en effet que l’ouvrage d’Inhelder et
Piaget (1955) découle en partie du travail d’Inhelder (1954) sur le
développement du raisonnement inductif et des attitudes expérimentales chez
l’enfant et l’adolescent.
Même si la compréhension de divers contenus des sciences humaines et
sociales ainsi que des arts et des lettres suscite parfois le recours à la pensée
formelle, la nature des concepts reliés aux contenus enseignés dans les cours de
sciences et de mathématiques est intimement liée aux schèmes formels et en
requiert la maîtrise (Atwater & Alick, 1990 ; Berg & Phillips, 1994). Or,
compte tenu du pourcentage relativement faible des élèves de 13 à 18 ans qui
maîtrisent les schèmes formels, on ne saurait attribuer l’échec de
l’enseignement des sciences à des sources uniquement pédagogiques et
socioculturelles.
Quoi qu’il en soit, le défi que doivent relever les enseignants de sciences est
de taille. Il consiste à la fois à intéresser des élèves à un contenu dont ils ne
possèdent pas toujours les structures cognitives nécessaires pour l’assimiler et
en même temps à favoriser l’émergence et la consolidation des schèmes formels
chez les élèves dont ils ont la charge. Dans cette perspective, des chercheurs ont
mis en place des programmes visant le développement des schèmes formels
dans le cadre de l’enseignement des sciences.
Le degré d’efficacité de ces programmes est très variable, bien qu’ils soient tous
basés sur le même modèle théorique. En fait, les programmes consacrés à
l’acquisition des schèmes formels ou au développement d’une attitude
scientifique se heurtent aux embûches habituelles de la recherche en
éducation : durée trop courte de la période consacrée aux apprentissages ;
élèves insuffisamment motivés ; tâches d’apprentissage trop globales qui ne
permettent pas de développer toutes les habiletés intellectuelles sous-jacentes
aux schèmes formels ; tâches d’apprentissage trop spécifiques pour faire
progresser l’ensemble de la pensée logique ; tâches d’apprentissage
insuffisamment diversifiées quant aux situations proposées pour parvenir à un
certain niveau de généralisation ; difficulté de tenir compte d’autres dimensions
du développement de l’élève, dont l’affectivité.
6. Le titre de la conclusion reflète bien la démarche zététique présentée par Henri Broch
comme l’art du doute. La zététique est également un pilier fondamental du développement
de l’esprit critique et, par conséquent, de la démarche scientifique.
Bibliographie
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