Sufism in 17th Century Madina Al Qushsha
Sufism in 17th Century Madina Al Qushsha
Sufism in 17th Century Madina Al Qushsha
e sujet du Simt al-majîd est clairement exprimé dans le titre complet de l’ouvrage,
Je remercie Michel Chodkiewicz, Denis Gril et Samuela Pagani pour leur aide dans l’élaboration de ce travail.
1. A. Azra, he Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, Asaa Southeast Asia Publications Series, Allen and
Unwin, Australia, 2004 ; voir aussi, B.M. Nai, « Tasawwuf and reform in Pre-Modern Islamic Culture : In search
of Ibrâhîm al-Kûrânî », Die Welt des Islams, 3, 42, 2002, 307-365.
initiatique (khirqa) à la voie organisée (tarîqa) 2. Cet exposé propose un aperçu descriptif
du Simt al-majîd qui ne peut prétendre remplacer une édition critique commentée de ce
texte. Il apportera, toutefois, un nouvel éclairage sur son auteur, Qushshâshî, et sur son
œuvre, en la resituant dans son époque, le xviie siècle, et plus généralement dans l’histoire
du souisme à l’époque ottomane.
Le cheikh Sibghat Allâh (m. 1606) est peut-être le soui indien le plus inluent aux Lieux
saints à son époque 7, puisque ses disciples viennent d’Égypte, de Palestine, du Yémen, du
Kurdistan, d’Inde. Cette diversité géographique montre bien la nature cosmopolite des
milieux savants de Médine aux xvie et xviie siècles 8. Héritier spirituel des maîtres indiens
Wajîh al-dîn al-Gujaratî (m. 1589-1590) et Muhammad Ghawth (1563) 9 dont il traduit
en arabe les Jawâhir al-khamsa 10, texte fortement imprégné de la doctrine akbarienne de
l’unicité de l’être (wahdat al-wujûd ), et qui aura un fort impact sur les savants de Médine.
De son vivant, Sibghat Allâh initie ses disciples dans huit tarîqa-s qu’il recut de son cheikh
Wajîh al-dîn : la Shattâriyya, la Chistiyya, la Suhrawardiyya, la Madariyya, la Khalwatiyya,
la Hamadaniyya, la Naqshbandiyya et la Firdawsiyya. Il contribua ainsi, à introduire un
souisme d’origine persane et centre-asiatique dans les provinces arabes de l’Empire otto-
man. Le disciple égyptien de Sibghat Allâh, Ahmad al-Shinnâwî, répand l’enseignement
de son maître dans les milieux arabophones. C’est d’ailleurs à la demande de Shinnâwî
que Sibghat Allâh traduit les Jawâhir al-khamsa en arabe 11. Quant à son disciple indien,
As�ad al-Balkhî, il est l’auteur d’annotations sur le commentaire de Qunâwî (m. 1274) sur
les Fusûs al-hikam d’Ibn ʿArabî 12. Cette tradition indienne va se perpétuer à Médine à
travers Qushshâshî et son khalîfa, Ibrâhîm al-Kûrânî, auteur d’un commentaire sur Al-
Tuhfa al-mursala ilâ rûh al-nabî de l’Indien Fadl Allâh al-Burhânpûrî (m. 1620), proche
du cheikh Sibghat Allâh 13.
7. Muhibbî, Khulâsat al-athar, II, 243-244 ; S.A.A. Rizvi, A History of Suism in India, Delhi, 1983, II,
p. 329-330.
8. Sur la diversité géographique des disciples de Sibghat Allâh, cf. A. Azra, he Origins of Islamic Reformism in
SouthEast Asia, op. cit., p. 15.
9. Sur ce cheikh controversé, S.A.A. Rizvi, A History of Suism in India, II, p. 157-159 ; C. Ernst, « Persecution and
Circumspection in the Shattari Sui Order », dans F. De Jong et B. Radtke, Islamic Mysticism Contested. hirteen
Centuries of Controversies and Polemics, Leiden, Brill, 1999, p. 416-435 ; S. Kugle, « Heaven’s Witness : The Uses of
Abuses of Muhammad Ghawth Gwaliyori’s Ascension », Journal of Islamic Studies 14/1 (January 2003), p. 1-36.
10. M. Ghawth, Al-Jawâhir al-khamsa, Le Caire, Al-Matba’a al-ʿalamiyya, 1973-1975.
11. Al-Simt al-majîd, p. 174. Shinnâwî est lui-même l’auteur d’un commentaire des Jawâhir, Tajalliyyât al-basâ’ir
hashiya ʿalâ kitâb al-Jawâhir li’l-Gawth al-Hindî, I. Al-Baghdadî, Hadiyyat al-ʿârif în, Istanbul, 1951, I, 154-155 ;
C. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Literatur, (GAL), II, 514 ; S, II, 534.
12. Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 402.
13. S. Pagani, Il rinnovamento mistico dell’Islam. Un commento di ʿAbd al-Ghani al-Nabulusi a Ahmad Sirhindi,
Istituto Universitario Orientale, Dissertationes III, Napoli, 2003, p. 38.
Ahmad b. ʿAlî b. ʿAbd al-Quddûs b. Muhammad al-Sinnâwî est issu d’une lignée
célèbre de souis 14. Son arrière-grand-père, Muhammad al-Shinnâwî, n’était autre que le
maître du grand soui égyptien ʿAbd al-Wahhâb al-Shaʿrânî (m. 1565) 15. Et son père, ʿAlî,
sera à son tour initié par Shaʿrânî. Ahmad Al-Shinnâwî est lui-même initié par son père
en Égypte avant de s’attacher au cheikh Sibghat Allâh à Médine. C’est en Égypte aussi
qu’il il étudie la science du hadîth avec les grands maîtres de l’époque, dont Shams al-dîn
al-Ramlî (m. 1596).
Le cheikh al-Shinnâwî fait adopter à Ahmad al-Qushshâshî l’école shaiʿite au détriment
de l’école malékite qui lui avait été transmise par son père, lui enseigne le hadîth et les
Jawâhir al-khamsa du cheikh Muhammad Ghawth. Il lui transmet ses nombreuses khirqa-s,
en fait son gendre puis son khalîfa. À la mort du cheikh al-Shinnâwî, on l’a vu, Qushshâshî
devient le disciple du cheikh As�ad al-Balkhî. Ahmad al-Qushshâshî aura, à son tour, de
nombreux disciples et, à travers eux, son inluence sera considérable en Inde 16 (où le Simt
al-majîd a d’ailleurs été imprimé) et en Indonésie 17 à travers des disciples directs ou par les
disciples de son khalîfa, Ibrâhîm al-Kurânî 18. L’inluence de Qushshâshî s’étendra jusqu’en
Chine par le Yéménite ʿAbd al-Bâqî al-Mizjâjî (m. 1663), disciple de Kurânî 19.
14. Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 243 ; K. al-dîn Al-Ziriklî, Al-A�lâm, Beyrouth, 1980, I, p. 181.
15. Sur ce cheikh, voir C. Mayeur-Jaouen, Al-Sayyid al-Badawî : un grand saint de l’islam égyptien, Le Caire, Ifao,
1994, p. 389-390.
16. S.A.A. Rizvi, A History of Suism in India, II, p. 330-331.
17. M.V. Bruinessen, « he Origins and Development of the Naqshbandiyya in Indonesia », Der Islam 67, 1, 1990,
p. 150-179.
18. A. Azra, he Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, op. cit.
19. Muhibbî, Khulâsat al-athar, II, p. 283 ; J. Fletcher, « Les “voies” (turuq) souies en Chine », dans A. Popovic
et G. Veinstein, (dir.), Les ordres mystiques dans l’Islam. Cheminement et situation actuelle, éditions de l’Ehss, 1986,
p. 20 ; J. Voll, « Linking Groups in the Networks of 18th Century Revivalist Scholars : The Mizjâjî Family of Yemen »
in J. Voll, et N. Levtzion, eds., Eighteenth Century Revival and Reform in Islam, Syracuse, 1987, p. 69-92.
qui dit avoir eu cinq maîtres ayant atteint ce degré 20. Ce faisant, Qushshâshî s’écarte de la
position akbarienne sur un point fondamental en airmant qu’il y a à chaque époque un
« Sceau de la sainteté muhammadienne » alors que pour Ibn ʿArabî, il n’y a qu’un seul Sceau,
lui-même. Mais ce n’est pas la première fois qu’un disciple d’Ibn ʿArabî revendique ce titre
tout en vénérant son maître, citons les exemples du cheikh Muhammad Wafâ’ (d. 1398) 21
et du cheikh ʿAbd al-Wahhâb al-Sha�rânî (d. 1565) 22. Dans le cas de Qushshâshî, nous
savons qu’il était considéré comme porteur du sceau de la sainteté muhammadienne par
ses disciples mêmes, ainsi que l’indique la copie manuscrite du Simt al-majîd de la Library
of the India Oice. L’auteur de la copie est un disciple de Qushshâshî qui dit avoir été
initié l’année de son pèlerinage à La Mecque, par le maître, chez lui à Médine : parmi les
nombreux titres dont il fait précéder le nom de Qushshâshî, igurent ceux d’al-imâm al-
humâm, ustâdh mashâ’îkh al-islâm, shaykh al-tarîqa wa muhyî rusûm al-haqîqa wa khâtim
al-walâya al-khâssa al-muhammadiyya.
Sa connaissance de l’œuvre akbarienne est attestée dans le Simt par de nombreuses réfé-
rences aux écrits d’Ibn ʿArabî. Mais sa relation à Ibn ʿArabî n’est pas seulement intellectuelle,
puisqu’il a recu la khirqa akbariyya dont il est l’un des principaux transmetteurs 23.
Qushshâshî est un savant formé aux sciences de son temps, exotériques, les traditions
du Prophète, le droit et la théologie, et ésotériques. Muhibbî a recensé cinquante-et-un
ouvrages écrits par Qushshâshî sur le hadîth, le iqh et le tasawwuf 24. Ismâ�il al-Baghdâdî
cite notamment un commentaire de l’Insân al-kâmil de ʿAbd al-Karîm al-Jîlî et une glose
des Hikam d’Ibn ʿAtâ’ Allâh 25.
20. Muhibbî a trouvé cette information écrite des mains de Qushshâshî en marge du Shaqq al-jayb f î ma�rifat
rijâl al-ghayb d’Ahmad Cheikhân al-Bâ’alawî, à côté d’un passage de Cheikhân énoncant qu’il n’y a qu’un seul
sceau de la walâya khâssa (à savoir la sainteté muhammadienne) et que ce sceau est Ibn ʿArabî, Muhibbî, Khulâsat
al-athar, I, 345.
21. R. McGregor, « Conceptions of the Ultimate Sainthood in Mamluk Egypt », dans R. McGregor et A. Sabra,
Le développement du souisme en Égypte à l’époque mamelouke, Ifao, Le Caire, 2006, p. 177-188.
22. M. Chodkiewicz, Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ʿArabî, Paris, Gallimard, 1986,
p. 171.
23. Al-Simt al-majîd, p. 105. Sur la khirqa akbariyya, cf. C. Addas, Ibn ʿArabî ou la quête du soufre rouge,• index • lieu et année d'édition?
et tableaux p. 374-377.
24. Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 345 ; C. Brockelmann, GAL, II, p. 514, GAL, S, II, p. 535.
25. I. al-Baghdadî, Hadiyyat al-ʿârif în, V, 161 ; U.R. Kahhâla, Mu�jam al-Mu’allif în, Beyrouth, 1978, II, 170.
26. A. Al-Qushshâshî, Al-Simt al-majîd f î sha’n al-bay�a, wa’l-dhikr wa talqînihi wa salâsil ahl al-tawhîd, Hyderâbâd,
Dâ’irat al-ma�ârif al-nizâmiyya, 1909.
sans préciser la provenance et la date des copies utilisées 27 : deux copies, qu’il qualiie
de sahîhatayn (vraies, originales), et dont le texte s’arrête donc à la page 90, alors que la
suite de l’ouvrage, jusqu’à la in du livre imprimé, a été copiée d’un autre manuscrit dans
lequel igurent sept chapitres supplémentaires (soit 47 folios). Ces chapitres s’apparentent
à des notes et commentaires en marge (tadh’yîlan aw tahshiyyatan) du Simt. L’ouvrage a
été rédigé en 1658-1659, comme l’indique Qushshâshî lui-même, soit peu avant sa mort
survenue en 1661.
La visée de l’auteur est donc la pratique de la voie, c’est-à-dire le rattachement initiatique
et la pratique du dhikr, l’enseignement métaphysique étant toujours sous-jacent. L’organisa-
tion de l’ouvrage est claire et structurée avec des titres proposés en marge par l’éditeur. Trois
grands thèmes se dégagent de l’ouvrage : le début porte sur le dhikr (p. 1-31 de l’édition de
1909), ensuite, l’auteur développe l’origine et les diverses formes de la prise du pacte, bay�a
(p. 31-57) ; enin il mentionne ses chaînes de transmission initiatique (p. 57-90). Le reste de
l’ouvrage (p. 90-180) reprend en efet des thèmes déjà abordés en développant davantage
celui de l’investiture initiatique, la khirqa, (des pages entières sont consacrées à démontrer
que Hasan al-Basrî a bien été investi par le Prophète) et en ajoutant de nouvelles chaînes
de transmission initiatique (isnâd ), soit de l’auteur, soit d’autres souis.
27. Brockelmann a recensé deux manuscrits du Simt al-Majîd, celui de la Library of the India Oice à Londres et
celui de Dâr al-kutub au Caire ; Library of the India Oice, Bijapur 200, folios 246-349 ; Dâr al-kutub al-misriyya,
tasawwuf 1108, microilm 69404. Le premier a été copié du vivant de l’auteur par l’un de ses disciples ; quant au
second, il date de l’année 1133 de l’hégire, soit de 1721 – une soixantaine d’années après la mort de Qushshâshî.
Il existe au moins un troisième nanuscrit du Simt al-majîd à Damas : Fihris makhtûtât dâr al-kutub al-Zâhiriyya,
Tasawwuf, vol. 3, Damas, 1978-1982, manuscrit 8458.
28. L. Gardet, « Dhikr », he Encyclopaedia of Islam, 2, vol. II, p. 223-227.
29. Al-Simt al-majîd, p. 174.
30. Ibn ʿAtâ’ Allâh al-Iskandarî, Miftâh al-falâh wa misbâh al-arwâh, Le Caire, 1961. Il existe une très bonne
traduction en anglais du Miftâh al-falâh, cf. Ibn ʿAtâ’ Allâh al-Iskandarî, he Key to Salvation and he Lamp of
Souls. A Sui Manual of Invocations, Translated from the Arabic with an Introduction and Notes by M.A. Khoury
Danner, he Islamic Texts Society, 1996 ; E. Bannerth, « Dhikr et khalwa d’après Ibn ʿAta’ Allah », Mideo, 12, 1974,
p. 65-90.
Qushshâshî puise abondamment jusqu’à parfois le paraphraser. Mais il ne faut pas voir
plagiat là où Qushshâshî, de son point de vue, fait simplement œuvre de transmission de
la Vérité (haqîqa). Le Miftâh est le premier manuel connu sur la doctrine du dhikr, ses
diférentes techniques et les bienfaits attribués à chacune d’elle. D’autres souis 31 avant
Ibn ʿAtâ’ Allâh ont parlé du dhikr sans, cependant, y consacrer comme lui tout un manuel,
notamment Najm al-dîn Kubrâ (m. 1220) dans ses Fawâ’ih al-jamâl wa fawâtih al-jalâl 32,
dont on retrouve des pages dans le Miftâh mais qui n’est pas cité par Qushshâshî. Enin,
Qushshâshî a recopié intégralement une courte risâla sur le dhikr attribuée au soui du
Khorassan, Al-Qushayrî (m. 1074), Tartîb al-sulûk f î tarîq Allâh (Les étapes du chemine-
ment vers Dieu) 33. Qushshâshî puise donc aux plus anciennes sources connues sur le sujet
puisque, selon Fritz Meier, le Tartîb de Qushayrî est l’un des premiers traités connus sur
la transmission, la pratique et les efets du dhikr 34.
Le Tartîb al-sulûk de l’Iranien Qushayrî (xie siècle), le Miftâh al-falâh de l’Égyptien
Ibn ʿAtâ’ Allâh (xiiie siècle) et les Jawâhir al-khamsa de l’Indien Muhammad Ghawth
(xvie siècle) sont éloignés dans le temps et dans l’espace islamique comme si Qushshâshî
avait voulu faire du Simt al-majîd l’aboutissement ou la synthèse d’une longue tradition
d’explicitation de la pratique du dhikr qui a pris naissance du temps de Qushayrî.
Les dix premières pages du Simt al-majîd présentent de manière générale le dhikr et ses
fondements dans un style très littéraire, allusif. L’auteur commente longuement le verset du
Coran sur l’arbre (sourate Ibrâhîm, 14 : 24) qui est une parabole du dhikr (ses racines sont
dans la terre et ses branches vers le ciel et du dhâkir (celui qui invoque) qui est sur terre
mais avec Dieu en esprit) 35 et, donc, de la profession de foi (shahâda) qui est pour l’auteur
le dhikr fondamental ou principal qui englobe tous les autres dhikr (dhikr al-umm al-jâmi�
li-jamî� al-adhkâr 36). Qushshâshî rappelle à son lecteur que le dhikr est un commandement
du Prophète : « Alî demanda au Prophète quel était le plus court et le meilleur chemin
pour arriver à Dieu et le Prophète lui recommanda l’invocation permanente de Dieu dans
31. Al-Qushayrî (m. 1074) dans sa Risâla, Al-Ghazâlî (m. 1111) dans l’Ihyâ’ ʿulûm al-dîn et Ibn ʿArabî (m. 1240)
dans ses Futûhât al-Makiyya.
32. N. al-dîn Kubrâ, Fawâ’ih al-jamâl wa fawâtih al-jalâl, introduction, édition et notes par F. Meier, Wiesbaden,
Franz Steiner Verlag, 1957, traduit de l’arabe par P. Ballanfat, Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté,
Éditions de l’éclat, 2001.
33. Al-Simt al-majîd, p. 18 à 24. F. Meier, « Qushayrî’s Tartîb as-sulûk », in Oriens 16, 1963, p. 1-39, Bausteine, I,
p. 236-275. Le Tartîb al-sulûk a été édité et traduit en allemand par Fritz Meier et repris dans Essays on Islamic
Piety and Mysticism, Leiden, Brill, 1999, p. 93 à 133.
34. Selon lui, l’apparition de ce type d’écrits est en lien direct avec un changement historique dans la relation
du disciple à son maître (suhba) qui devient dès la in du xe et au xie siècle, plus formalisée, exclusive et soumise :
c’est l’époque des grands manuels de souisme.
35. Ibn ʿArabî identiie l’homme parfait à l’arbre dont « la racine est ferme et la ramure dans le ciel », terrestre et
céleste, le saint est celui qui joint le haut et le bas. M. Chodkiewicz, Le sceau des saints, p. ?•
36. Al-Simt al-majîd, p. 7.
la retraite sprituelle 37. » Il compare l’infusion (talqîn) du dhikr dans le cœur du disciple,
au noyau que l’on plante dans la terre pour qu’il forme des racines solides qui donneront
naissance à des branches qui s’élèveront vers le ciel. Il cite ensuite le verset où Allâh exhorte
Adam et les Banî Âdam au rappel de Dieu 38 puis un passage du Miftâh al-falâh dans lequel
Ibn ʿAtâ’ Allah écrit que le dhikr répare la faute de l’oubli de Dieu (al-ghala wa’l-nisyân)
liée à la nature même des ils d’Adam (Banî Âdam), par la présence constante du divin
dans le cœur du murîd (bi-dawâm hudûr al-qalb ma�a al-haqq).
Il passe ensuite aux aspects de méthode. Toutes les méthodes de dhikr sont bonnes,
écrit Qushshâshî, le dhikr vocal (dhikr al-lisân), du cœur (dhikr al-qalb), de l’âme (dhikr
al-nafs ), de l’esprit (dhikr al-rûh), de la raison (dhikr al-ʿaql ) et du secret (dhikr al-sirr),
mais le dhikr du cœur ou le dhikr intérieur est plus eicace que le dhikr vocal ou extérieur
pour parvenir à se fondre dans l’unique réalité divine 39. À chacun de ces dhikr, des formes
de la création divine invoquent simultanément avec celui qui fait le dhikr (dhâkir), selon
les correspondances suivantes : au dhikr vocal, c’est le monde inanimé (al-jamâdât), au
dhikr du cœur, c’est l’univers tout entier et les mondes qu’il contient (al-kawn), au dhikr
de l’âme, ce sont les Cieux et tout ce qui les habitent (al-samâwât), au dhikr de l’esprit,
c’est le Piédestal de Dieu et ceux qui l’entourent (al-kursî ), au dhikr de la raison ce sont
les porteurs du Trône (hamlat al-ʿarsh), et ceux qui tournent autour (man tâfa bihi), (les
anges, les archanges et les esprits des prophètes, martyrs et compagnons). Enin, quand le
dhâkir invoque Dieu dans le secret, c’est le Trône de Dieu (mâ fawquhû min al-ʿawâlim
bi jamî� �awâlimihi) qui invoque avec lui 40.
Pour le dhikr vocal (dhikr al-lisân), qui est le premier degré du dhikr, il reprend la distinc-
tion, formulée avant lui par Ibn ʿAtâ’ Allâh, entre deux formes de dhikr, le dhikr muqayyad,
limité, soumis à des règles précises de temps, de lieu et de méthode, et le dhikr mutlâq,
libre, qui n’est soumis à aucune règle et qui accompagne le novice en permanence 41. Le
dhikr muqayyad peut se pratiquer individuellement, en retraite (khalwa), ou collectivement
(majlis, halqa). Quant au dhikr du cœur, il doit être aussi léger que le bourdonnement de
l’abeille, ni trop haut ni complètement silencieux 42. Enin il mentionne, sans la développer,
la méthode la plus élevée du dhikr, le dhikr al-sirr ou le dhikr khaf î, qui est l’invocation de
Dieu dans son état intérieur qui est plus profond que le cœur. Arrivé à ce degré du dhikr,
le dhâkir fait l’expérience du fanâ’, il s’éteint en lui-même et n’a plus que la conscience
permanente de la présence divine. Cette forme de dhikr, qui lui a été transmise par son
maître al-Shinnâwî, est pratiquée par les cheikhs accomplis 43.
Le chapitre sur les règles du dhikr (âdâb al-dhikr) à respecter avant, pendant et après
l’invocation, est très technique. Avant le dhikr, le disciple doit procéder à une puriication
intérieure et extérieure puis se mettre en position, en direction de la qibla, fermer les yeux
et s’imaginer son cheikh, car c’est son compagnon (raf îquhu) sur ce chemin qui est une
ascension. Le dhikr est, en efet, conditionné par le rattachement du cœur du disciple à celui
de son propre maître et c’est là la première règle canonique (shar� ) du dhikr. En orientant
son cœur vers celui de son maître, le disciple va puiser dans son énergie spirituelle (himma),
et qu’il sache, ajoute Qushshâshî, que cette énergie provient du Prophète, car le cheikh est
son substitut (nâ’îb) sur terre. Ce commandement est suivi d’un développement sur les
méthodes de respiration, sur la fonction physique du cœur et du corps en général 44.
Le long passage sur les efets (ahwâl ) du dhikr (p. 18 à 24) est donc entièrement emprunté
au Tartîb al-sulûk de Qushayrî. C’est à l’époque de Qushayrî au xie siècle, semble-t-il, que
les souis ont discuté et décrit, pour la première fois, les phénomènes occultes associés aux
pratiques spirituelles 45. Qushayrî, repris par Qushshâshî, décrit les efets à la fois psychiques
et physiques du dhikr qui provoque, entre autres efets, une extraordinaire expérience au
niveau du goût. Pendant le dhikr du cœur, le disciple a l’impression qu’un breuvage sucré
s’échappe de sa bouche et le plaisir qu’il en retire est tellement intense qu’il a l’impression
qu’il va mourir (yaqrab al-ʿabd min al-mawt hattâ yadhûb wa yakâd yamût) 46. À un tel
stade, ses sens sont tellement aiguisés qu’il peut entendre les pas d’une fourmi. Enin il
classe les pensées subites (wâridât et khawâtir, les pensées sous forme d’inspiration) qui
surviennent pendant le dhikr suivant leur origine. La question de savoir si le disciple doit
accepter ces inspirations ou les rejeter dépend de leur conformité à la Loi. Certaines pen-
sées sont inspirées par le diable, c’est par le sentiment qu’elle laisse chez le disciple qu’elles
peuvent être détectées et rejetées.
L’infusion (talqîn) du dhikr dans le cœur du disciple par le cheikh suit un rituel qui
peut aussi prendre diférentes formes décrites dans l’ouvrage. Qushshâshî rappelle que le
talqîn al-dhikr est une institution prophétique et qu’il a des fondements scripturaires. La
préparation au talqîn est étroitement menée sous le regard du maître qui ordonne au disciple
de passer un certain nombre de nuits en retraite, en état de pureté rituelle, à prier et réciter
43. Stéphane Ruspoli, « Rélexion sur la voie spirituelle des Naqshbandi », dans M. Gaborieau, A. Popovic et
T. Zarcone, Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Isis, Istanbul-Paris,
1990, p. 95-107.
44. Al-Simt al-majîd, p. 16.
45. F. Meier, « Qushayrî’s Tartîb as-sulûk », p. 97.
46. Al-Simt al-majîd, p. 20.
le Coran. Après cette préparation, le cheikh lui transmet enin la formule d’invocation qui,
on le sait, est le dhikr principal (dhikr al-umm).
En conclusion, le dhikr n’est pas présenté comme un simple exercice spirituel mais
comme un mode d’accès direct à l’expérience mystique. L’expérience de ce dhikr semble
relever directement des charismes inhérents à la walâya puisque, arrivé au dernier degré
du dhikr, le soui s’établit dans la contemplation théophanique et rien ne vient le distraire
du souvenir de Dieu. D’ailleurs, Qushshâshî enchaîne tout de suite après sur les diférents
degrés de la sainteté (walâya), distinguant la walâya khâssa, qui est la réalisation de l’unité
divine (wahdaniyya) en toute chose, de la walâya mutlaqa, la sainteté universelle, qui est
la vision de la multiplicité de l’unité.
La bayʿa
Le chapitre sur la bayʿa puise presque entièrement dans les écrits de Muhammad
al-Ghawth. Le débutant dans la voie doit se rattacher à un maître, c’est un fait établi,
une loi, ses fondements sont dans les traditions du Prophète 47. Qushshâshî distingue,
cependant, deux types de rattachement, le rattachement formel (ta�alluq sûrî ) et spirituel
(ta�alluq ma�nâwî ). En ce qui concerne le premier, le disciple doit suivre strictement l’en-
seignement du maître, même éloigné de lui. Quant au second, le disciple se rapproche du
maître par le compagnonnage et le service (al-suhba wa’l-khidma) jusqu’à devenir pareil à
un ils charnel et, donc, son héritier spirituel (ma�a al-suhba wa’l-khidma li-talab ma�nâ
dhâlika wa thimratihi wa’l-dukhûl bihi ilâ mustawâ sulb al-wirâtha). Dans la mention de
ses chaînes de transmission spirituelles, Qushshâshî présente son maître par le vocable de
« père » (al-wâlid ). En l’acceptant comme « ils », al-Shinnâwî le fait entrer dans sa famille
spirituelle. Ce lien de iliation s’étend à tous les maîtres qui igurent dans la chaîne initia-
tique (sanad ) 48.
Le long exposé qui suit présente les diférentes formes de bay�a, c’est-à-dire l’acceptation
par le cheikh de diriger le novice sous la forme d’un pacte dont Qushshâshî nous rappelle
que les fondations scripturaires s’appuient à la fois sur le pacte conclu entre Dieu et l’hu-
manité tout entière (Coran 7 : 172) et sur le pacte historique conclu entre le Prophète et les
croyants à Hudaybiyya (Coran 48 : 10 et 18, Ceux qui font le pacte avec toi, c’est avec Dieu
qu’il font le pacte). Qushshâshî explique que le Prophète a pratiqué sept formes de bay�a
(al-bay�ât al-sab�a) qui correspondent aux sept attributs divins 49.
On sait que les femmes ont joué un rôle non négligeable dans la transmission de la
culture souie médiévale et moderne 50. Qushshâshî ne consacre, cependant, que quelques
lignes à la prise du pacte par les femmes 51. Cette transmission entre le cheikh soui et une
disciple féminine se fait soit par l’échange de paroles, soit par le biais d’un tissu (thawb), soit
par celui du doigt du cheikh trempé dans de l’eau qui sera ensuite bue par l’aspirante.
Un autre aspect de la bay�a est souligné par l’auteur : le pacte est acte de soumission de
la part du disciple et de direction et de transmission de la part du maître sous la condition
que ce dernier soit un maître accompli (shaykh kâmil), c’est-à-dire investi de la fonction
de guide (irshâd ).
La définition du cheikh
et les relations de maître à disciple
Le statut de cheikh qui correspond à celui de guide est donné à ceux qui ont accès à
la connaissance spirituelle héritée des Prophètes (maqâm al-da�wa ilâ Allâh alladhî huwa
maqâm shaykhîka huwa maqâm al-wirâtha li’l-rusûl ) 52. Qushshâshî utilise le vocabulaire
lié à l’hagiologie akbarienne pour déinir la fonction de cheikh qui repose sur une ascen-
sion préalable puis une redescente pour guider les hommes (dalîl ) et agir en intercesseur
(wasîla) et intermédiaire (wasîta) entre eux et Dieu. Le maître spirituel, toujours selon la
déinition qu’en donne Ibn ʿArabî, est un in psychologue qui connaît les états propres de
celui qui veut cheminer vers Dieu. C’est cette connaissance qui rend possible la transfor-
mation du disciple, à condition que ce dernier accepte de se mettre entièrement entre les
mains de son maître 53.
Dans sa relation au cheikh, le disciple est soumis à des règles et une étiquette (âdâb)
décrites dans les premiers manuels de souisme qui apparaissent à la même époque et qui
seront reprises par des générations de mystiques jusqu’à nos jours. Chez Qushshâshî, le
disciple est dans une relation d’obéissance et de soumission totales à son cheikh 54. Le
disciple doit vivre la vie du maître (sabîl hayâtihi hayât al-murshid ) et une fois qu’il a fait
un pacte avec lui, il ne peut plus le quitter (lâ yumkinuhu �an dhâlika al-rujû� �anhu). On
reste toujours rattaché à son premier maître, écrit Qushshâshî, c’est là un des principes
fondamentaux de la Voie (qâ�idat al-tarîq). Le cheikh al-tarbîya supervise dans les moin-
dres détails la progression spirituelle de son disciple, de ce qu’il doit manger en retraite
spirituelle au type de dhikr qui lui convient.
50. N. et L. Amri, Les femmes souies ou la passion de Dieu, éditions Dangles, 1992.
51. Al-Simt al-majîd, p. 37.
52. Al-Simt al-majîd, p. 42.
53. Selon Fritz Meier, on est passé dans les milieux souis d’un rattachement libre de transmission à plusieurs
maîtres des débuts de l’islam à une relation exclusive à un maître unique chargé de l’entière transformation de son
disciple, à l’époque classique (xe-xie siècles). F. Meier, « Qushayrî’s Tartîb al-sulûk », op. cit., p. 94.
54. Al-Simt al-majîd, p. 32.
(m. 1497) dans Al-Maqâsid al-hasana 61, qui juge le sanad de Hasan al-Basrî et les fonde-
ments scripturaires d’une khirqa prophétique dépourvus de base historique 62.
Sur l’investiture elle-même, Qushshâshî fait d’abord la distinction classique entre khirqat
al-tabarruk (l’investiture de bénédiction) et khirqat al-irâda, réservée au véritable disciple 63.
Il déinit la khirqa en référence, ici encore, à Ibn ʿArabî pour qui elle est d’abord un vêtement
de piété 64. Se revêtir de la khirqa est un double processus de dépouillement, de mise à nu
et de revêtement d’un habit protecteur en référence au verset coranique (Ilbâs al-taqwâ,
Coran 7 : 26). En vertu de son fondement coranique, Qushshâshî attribue au vêtement de
piété un caractère obligatoire, légal. La khirqa, en tant qu’investiture, n’intervient qu’une
fois que le novice se sera revêtu de ces vêtements des nobles vertus, c’est-à-dire celles du
Prophète (makârim al-akhlâq). Il arrive que le maître aide le disciple à gravir les échelons
en lui transmettant son propre état : cet état l’envahit et coule dans ses veines comme un
breuvage 65. Cette khirqa, bien sûr, ne peut s’acquérir que par la suhba.
n’emploie jamais le terme de tarîqa, même si les voies sont une réalité, mais celui de chaîne
initiatique (sanad shajarat khilâfat mashâ’îkh) aux ramiications multiples. La transmission
de toutes ces voies par son maître s’est faite selon les sources indiennes et centrasiatiques
de Muhammad Ghawth. Ahmad al-Shinnâwî a aussi transmis à Qushshâshî le sanad de
son grand-père, Muhammad al-Shinnâwî, qui remonte au grand saint égyptien Ahmad
al-Badawî (m. 1276).
Le sanad égyptien
Le sanad égyptien tel qu’il est rapporté dans un ouvrage d’Ahmad al-Shinnâwî, Bay�at
al-itlâq wa talqîn al-dhikr wa’l-musâfaha 69 comporte deux silsila-s Sha�râniyya-Badawiyya :
Ahmad al-Qushshâshî – Ahmad al-Shinnâwî – ʿAlî al-Shinnâwî – ʿAbd al-Wahhâb al-
Sha�rânî – cheikh ʿUmar – cheikh Sâlih – Ahmad b. Ibrâhîm b. Bahâdir – ʿAlî al-Bilbaysî
– cheikh ʿAbd al-ʿÂl – Sayyidî Ahmad al-Badawî ; l’autre silsila passe par le grand-père
de Shinnâwî, et par les liens d’une généalogie familiale et spirituelle qui remonte jusqu’à
Ahmad al-Badawî, maître du premier cheikh Shinnâwî 70.
en Inde, Farîd al-dîn Shakar (m. 1265), Qutb al-dîn al-Dihlâwî (m. 1236) et Mu�în al-dîn
Chishtî (m. 1236).
La chaîne initiatique des maîtres de la Firdawsiyya et de la Kubrâwiyya 73 est transmise
par un disciple de Najm al-dîn Kubrâ (m. 1220), Sayf al-dîn Bâkharzî, à son disciple Badr
al-dîn al-Samarqandî qui établit en Inde une branche dérivée de la Kubrâwiyya connue
sous le nom de Firdawsiyya.
La chaîne initiatique des maîtres de la Suhrawardiyya (sanad khilâfat shajarat al-mashâ’îkh
al-suhrawardiyya) 74 remonte à Bahâ al-dîn Zakariyâ al-Multânî (m. 1262) un des disciples
de Shihâb al-dîn ʿUmar al-Suhrawardî (m. 1234) qui a introduit la voie en Inde. Il cite un
deuxième sanad suhrawardî d’investiture du froc des souis (sanad shajarat khilâfat ilbâs
al-muraqqa�a min al-sâda al-Suhrawardiyya) 75.
La chaîne initiatique des maîtres de la Qâdiriyya qui, on le sait, est transmise par la
famille charnelle du grand saint de Baghdad, ʿAbd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166) (sanad
shajarat khilâfat mashâ’îkh al-tabaqât, a�nî al-Qâdiriyya qaddasa Allâh asrârihim talqînan
wa ilbâsan) 76.
L’auteur cite ensuite dans l’ordre la chaîne initiatique des maîtres de la Tayfûriyya 77
(connue aussi sous le nom de Shâhmâdariyya ou de Siddîqiyya en référence à Abû Bakr
al-Siddîq), la chaîne initiatique des maîtres de la Uwaysiyya 78, la chaîne initiatique des
maîtres de la Khalwatiyya 79 (elle remonte par Muhammad al-Khalwatî à Najm al-dîn
Kubrâ), la chaîne initiatique des maîtres de la Hamadâniyya, disciples du cheikh indien
sayyid ʿAlî al-Hamadânî (sanad shajarat khilâfat al-mashâ’îkh al-Hamadâniyya, atbâ� sayyidî
al-cheikh ʿAlî al-Hamadânî ) 80 et, enin, la chaîne initiatique des maîtres de la Naqshban-
diyya qui remonte à ʿUbayd Allâh Ahrâr (m. 1490), Ya�qûb al-Sharkhî (m. 1447) et Bahâ
al-dîn Naqshband (m. 1389) 81.
Qushshâshî mentionne un autre rattachement à Uways al-Qaranî non pas par Muham-
mad Ghawth mais par la voie d’Ibn ʿArabî transmise par Suhrawardî, Zakâriyya al-Ansârî
et Sha�rânî 82. Il cite à la suite sa khirqa akbariyya selon une voie égyptienne qui remonte
à Sha�rânî puis à Suyûtî 83.
Qushshâshî passe ensuite à son sanad bâtinî (âmma sanad al-khilâfa al-bâtiniyya), la
chaîne intérieure, ésotérique transmise par les grands saints du monde intermédiaire (min
akâbir awliyâ’ al-barzakh) dont la présence s’exerce sur le monde 84, parmi eux Abû Yazîd
al-Bistâmî, ʿAbd al-Qâdir al-Jîlânî, le cheikh Shihâb al-dîn al-Suhrawardî et d’autres (wa
ghayrihim). Cette silsila remonte au cheikh Muhammad Ghawth qui a décrit sa rencontre
avec ces grands saints qui l’ont habillé de la khirqa. Qushshâshî dit avoir hérité de cette
baraka dans le monde ici-bas et dans l’au-delà et se place, ainsi, dans la hiérarchie initia-
tique des saints qui soutiennent le monde.
Dans la deuxième section de l’ouvrage, Qushshâshî a ajouté de nombreuses khirqa-s qui
passe par l’Égypte, Shâdhiliyya notamment (il mentionne la silsila d’Ibn Mashîsh maître
d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî d’après l’ouvrage du shâdhilî Ibn Mu’ayzil, Al-Kawâlib al-zâhira),
mais aussi la silsila de la Suhrawardiyya égyptienne par Sha�rânî et Zakariyyâ al-Ansârî 85,
ainsi que de nouvelles khirqa-s passant par Ibn ʿArabî.
Conclusions
Qu’apporte al-Simt al-Majîd à l’historien du souisme qui s’interroge sur la place et
l’évolution de l’enseignement du souisme dans le monde musulman à l’époque ottomane ?
D’emblée ce qui est remarquable dans l’œuvre de Qushshâshî et qui est proprement lié
à l’époque ottomane, c’est la rencontre de deux inluences spirituelles, la lignée indienne
(et centrasiatique) de Sibghat Allâh et de Muhammad Ghawth, et la lignée égyptienne
de Shinnâwî et de Sha�rânî. Cet héritage inluence la formation juridique et mystique de
Qushshâshî et de ses disciples.
Qu’est-ce qui explique cette rencontre ? D’abord des raisons historiques ; cette rencontre
est une conséquence de l’intégration des provinces arabes dans l’Empire ottoman au
xvie siècle et du rôle central joué sur le plan culturel et religieux par les Lieux saints de
La Mecque et de Médine, carrefour d’inluences multiples. La protection des routes du
pèlerinage par les Ottomans attirent aux Lieux saints des savants du monde musulman de
l’époque, du Maghreb à l’Asie centrale 86. On sait qu’à partir de Médine, Qushshâshî aura
une grande inluence en Asie du Sud-Est et en Inde, voire en Chine par l’intermédiaire de
disciples directs ou de disciples de son khalîfa Ibrahîm al-Kurânî.
Au-delà de ces raisons historiques bien réelles, cette rencontre s’est faite aussi sur la base
d’ainités doctrinales. Ces deux lignées indienne et égyptienne sont marquées par l’ensei-
gnement d’Ibn ʿArabî dont Qushshâshî est un héritier et un transmetteur. Au xvie siècle,
en Inde et en Égypte, se produit un même phénomène, une propagation, sans précédent,
des idées d’Ibn ʿArabî 87. En Égypte, Sha�rânî explicite l’enseignement d’Ibn ʿArabî dans
de nombreux livres, dont le Yawâqit al-jawâhir, le mettant ainsi à la portée d’un plus
grand nombre de lecteurs. Au xviie siècle, Sibghat Allâh transmet à Médine l’enseignement
d’Ibn ʿArabî qu’il a recu de son maître Wajîh al-dîn. Ce dernier, présenté par Rizvi comme
l’apologiste et le propagateur de la doctrine akbariennne en Inde, est l’auteur de Malfûzât
sur la doctrine de l’unicité de l’être 88.
L’expansion de l’Empire ottoman a accéléré le processus de difusion des œuvres d’Ibn
ʿArabî à travers ses provinces 89. L’importance d’Ibn ʿArabî à l’époque ottomane est consi-
dérable : il est au centre de toutes les discussions et débats, incontournable, les grand souis
de l’époque se construisent en référence à Ibn ʿArabî, qu’ils soient partisans de ses idées (le
Damascène ʿAbd al-Ghanî al-Nâbulusî, mort en 1731) ou plus critiques (l’Indien Ahmad
al-Sirhindî, mort en 1624) 90. Cette situation prévaut jusqu’à la prédication de Muhammad
Ibn ʿAbd al-Wahhâb (m. 1792) qui ouvre une période nouvelle pour le souisme dans son
ensemble 91 – même si les efets de cette prédication anti-souie ne se feront véritablement
sentir que vers la in du xixe et le début du xxe siècle.
87. I. Sabir, « Impact of Ibn ʿArabi’s Mystical hought on the Suis of India during the Sixteenth Century », in
M. Neeru (ed.), Suis and Suism : Some Relections, New Delhi, Manohar Publishers, 2004, p. 129-142.
88. S.A.A. Rizvi, A History of Suism in India, p. 11-13 ; A. Copty, « he Naqshbandiyya and its Ofshoot, the
Naqshbandiyya-Mujaddidiyya in the Haramayn in the 11th/17th Century », p. 323.
89. M. Chodkiewicz, « La réception de la doctrine d’Ibn ʿArabî dans le monde ottoman », dans A.Y. Ocak, éd.,
Suism and Suis in Ottoman Society, Ankara, 2005, p. 97-120.
90. S. Pagani, Il rinnovamento, op. cit.
91. E. Peskes, « he Wahhâbiyya and Suism in the Eighteenth Century », dans F. De Jong et B. Radtke, Islamic
Mysticism Contested. hirteen Centuries of Controversies and Polemics, Leiden, Brill, 1999, p. 145-160.
92. Sur tous ces personnages, voir A. Azra, he Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, p. 17-18.
93. A. Azra, he Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, p. 15 et 16.
statut de Sceau des saints de son époque ? Évoque-t-elle un ascendant réel sur les autorités
extérieures de l’époque ? Les réseaux souis, s’ils ont existé, ne se sont pas formés sur la seule
base d’ainités intellectuelles, mais, si notre connaissance du contexte social et politique des
Lieux saints entre le xvie et le xviiie siècle a progressé, elle demande encore à être ainée
pour répondre avec plus de certitude à ces questions importantes.
Limitons-nous donc à apporter des éléments sur l’autorité de type spirituel de Qushshâshî.
Ce livre semble avoir été écrit pour les disciples de Qushshâshî, peut-être à leur demande.
On voit ici à l’œuvre le cheikh de voie initiatique (shaykh tarbîya) dans sa fonction d’édu-
cateur, on suit la manière dont il guide et instruit ses disciples. Qushshashî laisse en legs à
ses disciples et aux générations futures de souis, un ouvrage clair et facile d’accès, une mise
au point en somme, sur la doctrine du tawhîd, sur le dhikr et son importance. Qushshâshî
représente un proil particulier de savant soui qui a exercé la double fonction d’enseignant
(shaykh ta�lîm) et d’éducateur spirituel (shaykh tarbîya) auprès de ses étudiants 94. Dans la
lignée des grands savants juristes et souis égyptiens dont il se réclame, Suyûtî (m. 1505),
Zakariyyâ al-Ansârî et le cheikh al-Ramlî (m. 1550), il défend la Voie, sans réserve : la
voie des souis est enracinée dans la Loi divine (sharî�a), elle a ses origines à l’époque du
Prophète et de ses compagnons, et ceux qui la suivent forment l’élite de la communaute
musulmane. Son ouvrage, d’une remarquable clarté pédagogique, laisse entrevoir la qua-
lité de son enseignement. Nous sommes bien ici dans une structure de tarîqa, mais avec
la volonté de transmettre des pratiques spirituelles qui puisent à diférentes traditions et
fortement inspirées par Ibn ʿArabî.
On attribue communément une plus grande importance à la Naqshbandiyya et la Shat-
târiyya dans la formation initiatique de Qushshâshî 95. Il est vrai que ses maîtres indiens
étaient rattachés à la Shattâriyya, et qu’il a été très inluencé par les Jawahîr al-khamsa de
Muhammad Ghawth, texte fondateur de la Shattâriyya. Mais, si Qushshâshî a été initié à
plus d’une vingtaine de tarîqa-s, aucune n’apparaît dans son texte comme prépondérante
comme si sa voie, qui fait la synthèse des spiritualités de l’Occident et de l’Orient musul-
mans, transcendait toutes les voies. Lui-même ne se réclame d’aucune voie particulière, et
la seule source d’autorité explicite et ouverte qu’il revendique est celle d’Ibn ʿArabî, qui
lui aussi n’était cheikh d’aucune tarîqa. En clair, Qushshâshî recommande de s’abreuver
à plusieurs sources de transmission initiatiques par l’intermédiaire d’un maître unique
auquel le novice doit se soumettre.
94. Qushshâshî appartiend à ce que Samuela Pagani a appellé « l’école médinoise » (la « scuola medinese »), formée
de savants shai�ites ayant reçu une formation religieuse, académique et ésotérique, Il rinnovamento, p. 34 à 47.
95. Pour A. Azra, Qushshâshî est surtout connu comme un des maîtres de la Shattâriyya qui a contribué à
l’introduction de cette voie en Indonésie où elle est aussi connue sous le nom de Qushshâshiyya, he Origins of
Islamic Reformism in Southeast Asia, p. 17 et 85. Pour D. Le Gall, même si la Shattâriyya semble centrale dans le
lignage de Qushshâshî, la Naqshbandiyya est loin d’être une ailiation secondaire et symbolique, D. Le Gall, A
Culture of Suism. Naqshbandis in the Ottoman World, 1450-1700, Albany, Suny Press, 2005, p. 100. Pour S. Pagani
aussi, la Naqshbandiyya semble avoir joué un rôle central dans le milieu de Qushshâshî, Il rinnovamento, op. cit.
L’ouvrage de Qushshâshî n’est en rien original dans les thèmes qu’il développe, pour
preuve le recours fréquent à des citations, parfois longues, d’ouvrages de ses modèles ou de
ses maîtres (Ibn ʿArabî, Muhammad Ghawth, Ahmad al-Shinnâwî) ou de souis médiévaux
célèbres (Qushayrî, Ghazâlî, Ibn ʿAtâ’ Allâh al-Iskandarî). Qushshâshî n’apporte peut-être
rien de nouveau, mais sa synthèse est pourtant unique. Elle est une revendication et une
réappropriation, après tout originale, à l’époque ottomane, de l’héritage des savants souis
de l’époque médiévale.