JUSTE LA FIN DU MONDE Textes Bac

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SÉQUENCE N°2 : Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle

Œuvre intégrale, parcours/crise personnelle, crise familiale : JEAN-LUC LAGARCE, Juste la


fin du monde, 1990

Texte 1 : Le Prologue

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
5 de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
10 devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un
geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
15 prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le
voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
20 – ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été
un homme posé ?‚
pour annoncer‚
25 dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
30 – peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le
plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore
que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
35 me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même
et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.
SÉQUENCE N°2 : Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle

Œuvre intégrale, parcours/crise personnelle, crise familiale : JEAN-LUC LAGARCE, Juste la


fin du monde, 1990

Texte N°2 : LAGARCE, Première partie, Scène 3, extrait

J’habite toujours ici avec elle. Je voudrais partir mais ce n’est guère possible,
je ne sais comment l’expliquer,
comment le dire,
alors je ne le dis pas.
5 Antoine pense que j’ai le temps,
il dit toujours des choses comme ça, tu verras (tu t’es peut-être déjà rendu compte),
il dit que je ne suis pas mal,
et en effet, si on y réfléchit
– et en effet, j’y réfléchis, je ris, voilà, je me fais rire –
10 en effet, je n’y suis pas mal, ce n’est pas ce que je dis.
Je ne pars pas, je reste,
je vis où j’ai toujours vécu mais je ne suis pas mal.
Peut-être
(est-ce qu’on peut deviner ces choses-là ?)
15 peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner, bon,
il y a des gens et ils sont le plus grand nombre,
il y a des gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés
et où sont nés avant eux leurs parents,
ils ne sont pas malheureux,
20 on doit se contenter,
ou du moins ils ne sont pas malheureux à cause de ça,
on ne peut pas le dire,
et c’est peut-être mon sort, ce mot-là, ma destinée, cette vie.
Je vis au second étage, j’ai ma chambre, je l’ai gardée,
25 et aussi la chambre d’Antoine
et la tienne encore si je veux,
mais celle-là, nous n’en faisons rien,
c’est comme un débarras, ce n’est pas méchanceté, on y met les vieilleries qui ne servent
plus mais qu’on n’ose pas jeter,
30 et d’une certaine manière,
c’est beaucoup mieux,
ce qu’ils disent tous lorsqu’ils se mettent contre moi,
beaucoup mieux que ce que je pourrais trouver avec l’argent que je gagne si je partais.
C’est comme une sorte d’appartement.
35 C’est comme une sorte d’appartement, mais, et ensuite j’arrête,
mais ce n’est pas ma maison, c’est la maison de mes parents,
ce n’est pas pareil,
tu dois pouvoir comprendre cela.

J’ai aussi des choses qui m’appartiennent, les choses ménagères,


40 tout ça, la télévision et les appareils pour entendre la musique
et il y a plus chez moi, là-haut,
je te montrerai
(toujours Antoine),
il y a plus de confort qu’il n’y en a ici-bas,
45 non, pas « ici-bas », ne te moque pas de moi,
qu’il n’y en a ici.
Toutes ces choses m’appartiennent,
je ne les ai pas toutes payées, ce n’est pas fini,
mais elles m’appartiennent
50 et c’est à moi, directement,
qu’on viendrait les reprendre si je ne les payais pas.

Et quoi d’autre encore ?


Je parle trop mais ce n’est pas vrai,
je parle beaucoup quand il y a quelqu’un, mais le reste du temps, non,
55 sur la durée cela compense,
je suis proportionnellement plutôt silencieuse
SÉQUENCE N°2 : Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle

Œuvre intégrale, parcours/crise personnelle, crise familiale : JEAN-LUC LAGARCE, Juste la


fin du monde, 1990

Texte N°3 : LAGARCE, : deuxième partie, scène 3, extrait


Antoine.
Et lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu nous abandonnas,
je ne sais plus quel mot définitif tu nous jetas à la tête,
je dus encore être le responsable,
être silencieux et admettre la fatalité, et te plaindre aussi,
5 m’inquiéter de toi à distance
et ne plus jamais oser dire un mot contre toi, ne plus jamais même oser penser un mot
contre toi,
rester là, comme un benêt, à t’attendre.
Moi, je suis la personne la plus heureuse de la terre,
et il ne m’arrive jamais rien,
10 et m’arrive-t-il quelque chose que je ne peux me plaindre, puisque, « à l’ordinaire »,
il ne m’arrive jamais rien.
Ce n’est pas pour une seule fois,
une seule petite fois,
que je peux lâchement en profiter.
15 Et les petites fois, elles furent nombreuses, ces petites fois où j’aurais pu me coucher par
terre et ne plus jamais bouger,
où j’aurais voulu rester dans le noir sans plus jamais répondre,
ces petites fois, je les ai accumulées et j’en ai des centaines dans la tête,
et toujours ce n’était rien, au bout du compte,
20 qu’est-ce que c’était ?
je ne pouvais pas en faire état,
je ne saurais pas les dire
et je ne peux rien réclamer,
c’est comme s’il ne m’était rien arrivé, jamais.
25 Et c’est vrai, il ne m’est jamais rien arrivé et je ne peux prétendre.
Tu es là devant moi,
je savais que tu serais ainsi, à m’accuser sans mot,
à te mettre debout devant moi à m’accuser sans mot,
et je te plains, et j’ai de la pitié pour toi, c’est un vieux mot,
30 mais j’ai de la pitié pour toi,
et de la peur aussi, et de l’inquiétude,
et malgré toute cette colère, j’espère qu’il ne t’arrivera rien de mal,
et je me reproche déjà
(tu n’es pas encore parti)
35 Le mal aujourd’hui que je te fais.

Tu es là,
tu m'accables, on ne peut plus dire ça,
tu m'accables,
tu nous accables,
40 je te vois, j'ai encore plus peur pour toi que lorsque j'étais enfant,
et je me dis que je ne peux rien reprocher à ma propre existence,
qu'elle est paisible et douce
et que je suis un mauvais imbécile qui se reproche déjà d'avoir failli se lamenter,
alors que toi,
45 silencieux, ô tellement silencieux,
bon, plein de bonté,
tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne
saurais pas même imaginer le début du début.
Je ne suis rien,
50 je n'ai pas le droit,
et lorsque tu nous quitteras encore, que tu me laisseras,
je serai moins encore,
juste là à me reprocher les phrases que j'ai dites,
à chercher à les retrouver avec exactitude,
55 moins encore,
avec juste le ressentiment,
le ressentiment contre moi-même.
SÉQUENCE N°2 : Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle

Parcours associé, /crise personnelle, crise familiale

Texte N°4 : RACINE, Britannicus, Acte IV Scène 2, extrait, 1665

Agrippine, Néron

AGRIPPINE
Moi, le faire empereur, Ingrat ? l'avez-vous cru ?
Quel serait mon dessein ? qu'aurais-je pu prétendre ?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
Ah ! si sous votre empire on ne m'épargne pas,
5 Si mes accusateurs observent tous mes pas,
Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d'une cour étrangère ?
Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
10 Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ;
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours ;
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
15 N'ont arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre ; et votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis malheureuse ! Et par quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me rendent importune ?
20 Je n'ai qu'un fils. O ciel ! qui m'entends aujourd'hui,
T'ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ?
Remords, crainte, périls, rien ne m'a retenue ;
J'ai vaincu ses mépris, j'ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
25 J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez.
Avec ma liberté, que vous m'avez ravie,
Si vous la souhaitez, prenez encor ma vie,
Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.

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