2017PA100103
2017PA100103
2017PA100103
Benoit Guyot
Appropriation des technologies et
gestion de la performance sportive
Sujet d’étude : le rugby professionnel en France
Jury :
Résumé .............................................................................................................................. 8
Abstract ............................................................................................................................. 9
Introduction ..................................................................................................................... 10
Structure de la thèse ..................................................................................................... 13
Propositions de travail .................................................................................................. 15
2
1.2 Isomorphisme normatif ........................................................................................... 115
1.3 Isomorphisme mimétique ........................................................................................ 117
2. Théorie de la contingence structurelle : l’organisation qui s’adapte à son
environnement ........................................................................................................... 122
2.1 La différenciation ou les besoins en spécialisation .................................................. 125
2.2 L’intégration ............................................................................................................. 125
3. L’acteur au centre du processus d’appropriation dans l’organisation....................... 128
3.1 Le modèle TAM, plus récemment renommé UTAUT ............................................... 129
3.2 L’acteur et le système : l’appropriation de la technologie par l’acteur ................... 132
3.3 Acceptation et impact des technologies de l’information sur l’organisation .......... 136
3.4 Le refus d’un déterminisme technologique ............................................................. 139
3.5 Externaliser ou internaliser le système d’information ............................................. 141
3
Chapitre 5 : Les technologies au service de l’optimisation du modèle de production et de
rémunération ................................................................................................................. 180
1. Amélioration de la performance sportive ................................................................ 181
1.1 Le recrutement comme régulation de l’équilibre compétitif................................... 183
1.2 La définition d’un « projet de jeu » .......................................................................... 191
1.3 Le monitoring de la saison : l’enjeu de l’ajustement ............................................... 193
2. Amélioration de la marchandisation du spectacle et augmentation des revenus des
clubs ........................................................................................................................... 233
2.1 La connectivité au service de l’enrichissement de « l’expérience spectateur » : plus
qu’une simple rencontre ! ............................................................................................. 234
2.2 La connectivité au service du spectateur qui devient consommateur .................... 237
2.3 La connectivité au service de la diffusion de l’image du club .................................. 240
2.4 Les menaces : Une connectivité qui a des limites .................................................... 242
3. La marchandisation, le spectacle et le classement ................................................... 245
4
5.1 Théorie néo-institutionnelle, une quête de légitimité qui induit un phénomène
d’isomorphisme ............................................................................................................. 306
5.2 L’argument du contexte local : une organisation qui s’adapte à son environnement
....................................................................................................................................... 317
5.3 L’acteur et ses caractéristiques au cœur du processus d’appropriation technologique
....................................................................................................................................... 322
5
Remerciements
Alors même que ce travail de recherche prend fin, je me rends compte que la thèse, au même
titre que le rugby, est tout sauf un travail solitaire. Jamais je n’aurais pu réaliser ce travail sans l’aide
des personnes qui m’ont épaulé tout au long des cinq années qui viennent de s’écouler.
J’aimerais tout d’abord remercier mon directeur de thèse, Christophe Benavent, d’avoir
accepté de m’accompagner tout au long de ce travail. Il est celui qui m’a appris à porter un regard
critique sur cet environnement qui me paraissait jusqu’alors si familier. Ses critiques, ses observations
et sa relecture minutieuse m’ont permis d’approfondir mon propos plus que je ne l’aurais espéré.
Je souhaite avoir un mot particulier pour Jean Desmazes qui n’est pas étranger au fait que je
sois parvenu à continuer et à mettre un terme à ce travail. Il est celui qui, grâce à sa bienveillance, sa
disponibilité et ses conseils avisés, a su m’aider à franchir les nombreux obstacles rencontrés tout au
long du voyage qu’a constitué l’écriture de cette thèse.
Je tiens aussi à remercier chaleureusement tous ceux qui ont participé de loin ou de près à la
réalisation de ce travail. Ce sont les répondants bien évidemment, mais aussi ceux qui ont participer à
la relecture ou encore ceux avec lesquels j’ai pu échanger une discussion ou simplement un avis au
sujet de ce que j’avais à cœur d’étudier et de comprendre.
Je veux remercier mes parents pour le soutien et la confiance qu’ils ont manifestés à l’égard
de l’ensemble de mes choix. Je n’oublie pas mes frères qui au travers de leur attention et de leurs
encouragements ont su me montrer l’amour qu’ils avaient pour moi. J’ai une pensée toute
particulière pour mon grand-père dont la passion pour les technologies n’est pas étrangère au choix
de mon sujet.
Je souhaite également rendre hommage sincère à mes amis qui ont su m’écouter et me
conseiller lorsque je peinais à trouver les solutions pour avancer. Mes remerciements vont ainsi à ceux
6
qui m’ont permis de ne jamais perdre de vue mon objectif final. Merci à Aristide, Thibaud, Pierre,
Eliott, Gaspard, Quentin, Emeric, les « fils » : Raphael, Jean-Pascal, Charles, Tanguy, Yann, les
« Suresnois » : Florent, Simon, Eliott, Théo, Thibault, Jean-Baptiste, Vincent, les « Rochelais » : Zeno,
Jason, Michele, Xavier ou encore Rémi, Alexandre, Thomas, Jordan, Flore, Marc, Julien, Sébastien,
Julien, Mickael, …
J’ai une pensée pour mes coéquipiers et pour mes entraineurs, anciens et actuels, avec
lesquels j’ai partagé ma passion pour le rugby au travers de bons et de moins bons moments.
Je ne peux finir sans rendre hommage à Maryse Raffestin qui m’a initialement mis en contact
avec Christophe Benavent, « rencontre-le !» m’avait elle dit...
Pour clore ces remerciements, je souhaiterais préciser un dernier point au sujet de ce rugby
qui peine à accorder du temps à ses acteurs. Au travers de ce travail de thèse, je revendique le fait
d’avoir pris mon temps et d’en avoir fait bon usage. Il m’a fallu du temps pour dessiner les contours
de ce que j’observais. Il m’a fallu du temps pour parvenir à comprendre l’objet de mes observations. Il
m’a aussi fallu du temps pour disposer d’un certain recul… Je me rends aujourd’hui compte que j’ai
simplement pris le temps nécessaire à la réalisation d’un travail de recherche.
7
Résumé
8
Abstract
The history and institutionalisation of rugby in France has led to the establishment of
a set of rules that make it possible to define, and thus make possible, the practice of rugby.
These rules focus on the game, the establishment of a ranking, but also on the status of
clubs and their interaction. The institutionalisation of rugby has made it possible for major
changes in the way rugby is played, with the creation of federations and the transition into
professionalism in 1995. After a century of resolute opposition to the idea that rugby could
shift into an era of professional practice, the institutions in place finally accepted the need to
change from the growing pressure from players (media, sponsors and players) to
professionalise. The challenge of such a change is that rugby can finally be considered as an
economic activity in its own right.
Professionalisation has led to players no longer considering "rugby" in the same way.
Formerly deeply rooted in amateurism, rugby has now become an essential support for a
profitable entertainment product. The sports structures have adapted to professionalism by
adapting their statutes but also, above all else, by defining their new business model. In
analysing club strategy, maximizing sports performance is a key element, impacting the
ranking institution to which the club belongs. The clubs, in an effort to optimize their
business model, have gradually integrated the use of technological tools and the exploitation
of the resulting data. This work attempts to analyse the factors of adoption and
appropriation of technology in the context of club performance, within the elite league in
France: the Top14.
9
Introduction
Le football-rugby, plus tard simplement appelé rugby, puise ses spécificités dans
l’histoire du Collège de Rugby (situé à une centaine de kilomètres de Londres), suite à
l’exploit de William Webb Ellis. Cet exploit est daté du 1er novembre 1826 et initie la
création de la discipline. Le jeune joueur, praepostor (surveillant-adjoint) dans le collège, «
avec un joli mépris pour les règles du football telles qu’elles étaient pratiquées à cette
époque, prit le premier la balle dans ses bras et courut avec vers le camp adverse, donnant sa
principale caractéristique distinctive au jeu de rugby » (Lacouture, 2007), c’est-à-dire le fait
de devoir avancer en ne pouvant effectuer la passe que vers son camp.
Jusqu’à cette époque, il n’était pas interdit de se saisir de la balle avec les mains mais
la finalité de l’action était de reculer pour mieux botter vers l’avant. La transgression de W.
W. Ellis fut dans un premier temps accueillie avec méfiance dans le Collège de Rugby, à tel
point qu’on allait jusqu’à parler d’« homicide justifiable » (Lacouture, 2007) pour tout joueur
qui portait le ballon à la main vers l’avant. Le docteur Thomas Arnold encouragea finalement
la pratique de ce jeu dans le collège de Rugby, en y voyant un excellent support éducatif
(Sarthou, 2010). Les règles du football-rugby au Collège de Rugby étaient discutées et
négociées dans des levées1. Le docteur T. Arnold voulait faire du « football » de Rugby, une
école de droiture et de vertu (Garcia, 2013). C’est sur cet idéal éducatif que le Baron Pierre
de Coubertin s’appuiera lorsqu’il tentera de développer la pratique du rugby en France au
début du XXème siècle.
Plus d’un siècle plus tard, le rugby, initialement ancré dans l’amateurisme et au gré
de son institutionnalisation, de sa professionnalisation et des différentes crises, se trouve
être le deuxième sport professionnel le plus populaire en France. Ces mutations successives
qu’a connues le rugby nous amènent à nous pencher sur l’émergence d’un acteur
nouveau dans le champ : les technologies. Nous nous intéressons notamment à la relation
1
Il s’agissait en fait de réunions gérées par les élèves eux-mêmes.
10
que les acteurs2 entretiennent avec les technologies dans le cadre de la gestion de la
performance sportive devenue condition ultime de la réussite des entités sportives.
Le point de départ de notre travail consiste à dire qu’il n’y a pas de technique sans
société. On ne peut comprendre l’adoption des technologies sans comprendre l’espace
social dans lequel cela se produit c’est la raison pour laquelle nous nous intéressons dans un
premier temps au champ étudié, celui du rugby. L’intérêt d’obtenir cette vision d’ensemble
réside dans le fait de pouvoir décrire objectivement le changement que représente le
passage d’une activité amateur à une activité professionnelle. Cette crise a entraîné
d’importants changements sur la pratique, notamment en ce qui concerne la place centrale
qu’occupe la performance sportive dans la réussite des clubs. L’intégration des nouvelles
technologies de l’information et de la communication (NTIC) constitue une conséquence
directe de la professionnalisation du champ. Puisque ces outils avaient été jusque-là absents
du champ étudié, nous nous intéressons aux phénomènes liés d’adoption3 et
d’appropriation4 de ces derniers.
2
Les joueurs, les membres de l’encadrement sportif (managers, entraineurs, préparateurs physiques et
les analystes) et les organisations-clubs.
3
L’adoption correspond au processus de mise à disposition d’un système d’informations auprès des
acteurs de l’organisation. Elle ne comprend pas l’acceptation finale, ou le rejet, de l’outil par les individus.
Elle intègre par contre la décision d’investissement et les modalités de mise à disposition (De Vaujany,
2009)
4
L’appropriation décrit le processus par lequel la technologie est rendue propre à un usage par un individu
ou un groupe. Il s’agit du processus adaptatif, individuel ou collectif, par lequel l’outil informatique est
rendu propre à une utilisation donnée. L’appropriation n’implique pas nécessairement une maitrise de
l’outil (De Vaujany, 2009).
11
Finalement, nous réorientons l’analyse vers une discussion portant sur un modèle
plus général de l’appropriation technologique, en nous appuyant notamment sur des
théories empruntées à la sociologie ou encore à l’anthropologie. Nous concluons ce travail
en suggérant d’adopter un éclairage nouveaux susceptible de faire émerger de nouvelles
zones propices à de futures études.
12
Structure de la thèse
Dans la recherche que nous avons entreprise, nous définissons le
champ institutionnel étudié, celui du rugby, ses institutions et la place centrale qu’occupe la
règle. On insiste sur les phénomènes d’interdépendance entre les différentes entités ainsi
que sur l’idée d’un marché régulé par l’institution du classement, notamment en ce qui
concerne les droits d’entrée et de sortie.
Nous nous attardons sur les entités constituantes du championnat : les clubs. Nous
soulignons les effets qu’a entraîné le passage au professionnalisme de la pratique sur les
clubs. On aborde la production essentielle de spectacle sportif, la transformation de ce
produit spectacle en revenu mais aussi et surtout l’obligation de résultat. Ce développement
nous mène à recentrer l’analyse sur le besoin de produire un spectacle qui gagne. Que ce
soit dans le cadre de la commercialisation du produit spectacle associé au rugby ou dans le
cadre de la recherche de résultat, la technologie semble avoir un rôle décisif à jouer.
L’adoption et l’appropriation des outils technologiques disponibles et des données qui en
résultent constituent un moyen non négligeable d’optimiser le business model des clubs
professionnels.
13
performance sportive se déroule à travers les différentes étapes que sont le recrutement, la
préparation estivale et la saison. Ces outils, une fois intégrés, sont directement mis aux
services des différents pôles d’accompagnement de la performance qui suivent l’équipe et
les joueurs. L’amélioration de la performance économique consiste à optimiser le processus
de marchandisation du produit spectacle. Ce processus s’appuie essentiellement sur
l’optimisation du business model que nous prendrons soin de décrire.
Les parties suivantes portent, d’une part, sur les résultats obtenus grâce à l’étude des
entretiens réalisés et, d’autre part, sur une réflexion plus générale destinée à reprendre de
la hauteur quant aux résultats de notre analyse. L’objectif de cette dernière partie est de
parvenir à ne pas être contraint par la discipline dans laquelle se situe notre travail, la
gestion, mais plutôt de faire appel à des champs distincts, parmi eux la sociologie et
l’anthropologie des techniques.
Schéma de la thèse
14
Propositions de travail
Nous entamons notre travail en ancrant la recherche dans un champ institutionnel
particulier, celui du rugby professionnel en France, et plus précisément celui du TOP 14. Une
revue de littérature approfondie nous montre que beaucoup de travaux existent sur le
domaine de la performance sportive, mais que ces derniers ne sortent que de très rares fois
technologies mais très peu d’entre eux se situent dans le domaine des sports professionnels.
C’est à partir de cette première constatation que nous avons formulé notre proposition de
5
Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS)
15
recherche : Quels sont les facteurs d’adoption et d’appropriation6 des technologies dans le
Il faut, pour mener à bien cette recherche, commencer par étudier le cadre précis
dans lequel nous nous situons. Nous nous penchons, dans un premier temps, sur
l’environnement dans lequel se manifeste les processus d’adoption et d’appropriation des
technologies. Cela nous permet, entre autres, d’expliciter les raisons qui nous mènent à
considérer le rugby professionnel en France comme un champ institutionnel à part entière.
L’intérêt d’un telle approche réside également dans le fait de pouvoir décrire les raisons qui
ont amené le champ étudié à intégrer de nouveaux outils. Nous rentrons, dans un second
temps, dans les détails du processus de recherche que nous avons mis en place pour tenter
de répondre à la question initiale.
Lorsque l’on aborde la question de l’appropriation des technologies dans le sport, les
travaux qui nous parviennent le plus souvent abordent la question du développement des
capacités physiques de l’athlète, peu importe le sport, en s’appuyant sur des outils de plus
en plus sophistiqués. Ce que nous avons cherché à étudier s’appuie davantage sur la
démarche d’optimisation de la prise de décision en s’appuyant sur la récolte de données,
puis d’informations, issues des processus de monitoring et d’interprétation. On a tendance à
dire que les leaders vivent et meurent des choix qu’ils font, c’est précisément ce qui a
amené les acteurs du champ à s’ancrer dans une course à l’information. La disponibilité
croissante des informations relatives à l’environnement est sensée enrichir la connaissance
du monde, implicite et explicite, dans lequel se trouvent ces managers et ces entraîneurs.
Leur préoccupation aujourd’hui consiste à s’appuyer sur les meilleures informations7 dont ils
disposent pour en faire la meilleure utilisation. Les moyens de récolte de l’information sont
6
Il est important de distinguer les phénomènes liés d’adoption et d’appropriation. Le premier est lié à
l’intégration, et donc la présence, des outils dans l’environnement étudié. Le second sous-entend que
l’outil en question a intégré à part entière le processus de prise de décisions des acteurs interrogés. Ces
sujets seront explicités dans les parties qui suivent.
7
Les informations découlent d’un traitement effectué sur les données de sorte que cela donne du sens par
rapport à un projet d’action. Les informations sont susceptibles d’être l’objet d’un codage, ou formalisation, qui
permettra ensuite une transmission via le système d’informations (Vaujany, 2009).
16
multiples et de plus en plus étoffés. Les technologies ont permis de fournir des outils
pertinents quant à l’obtention des informations relatives à l’équipe. L’adoption, dans une
certaine mesure, et surtout l’appropriation de ces outils, de plus en plus nombreux et
perfectionnés, permettrait d’enrichir la prise de décision et indirectement de mener à une
meilleure gestion de la performance du club.
Lorsque nous nous sommes intéressés à ce sujet, la première constatation que nous
avons pu faire consiste à dire que les phénomènes liés d’adoption et d’appropriation de la
technologie sont extrêmement variables d’un club à l’autre. Nous orientons ainsi notre
travail afin de définir quels étaient les facteurs liés à l’adoption et à l’appropriation des
technologies dans les clubs. Pour mener à bien ce projet nous proposons trois dimensions
complémentaires, qui selon nous, permettent de pointer du doigt les raisons pour lesquels
un club décide, ou non, de s’appuyer sur les technologies pour dans le but d’être le plus
performant sportivement.
P1 : La première dimension s’appuie sur le fait que nous nous situions dans un champ
institutionnel et que cela façonne les comportements d’adoption des acteurs. On se
positionnera du point de vue de l’isomorphisme institutionnel.
P2 : La seconde dimension étudie la façon dont se sont organisés les clubs du TOP 14. L’idée
centrale ici repose sur la notion de contingence. Les organisations se structurent en fonction
de la tâche qu’elles ont à accomplir compte tenu de l’environnement dans lequel elles se
trouvent.
Nous supposons que ces trois dimensions, viennent s’ajouter les unes aux autres
lorsque nous tenterons d’expliquer les processus liés d’adoption et d’appropriation des
technologies au sein des clubs de l’élite professionnelle du rugby en France.
17
Schéma : Modèle de recherche
Source : Auteur
18
Chapitre 1 : Le rugby, un champ institutionnel
« Le TOP 14 est constitué d’un ensemble d’unités individuelles, les clubs, qui
font partie d’un championnat professionnel régit par une institution : La Ligue
Nationale de Rugby ».
La question que l’on va se poser dans un premier temps porte sur la compréhension
et la représentation du rugby en termes d’interactions entre les organisations et les acteurs,
mais également en termes de contrôle et de régulation des institutions. Nous introduisons
par ce biais le rôle central occupé par la règle dans le phénomène d’institutionnalisation.
Pour mieux comprendre les dynamiques du rugby et le rôle que les technologies y
jouent, on retiendra une analyse institutionnelle particulièrement adaptée à ce terrain pour
la simple raison que le rugby, avant d’être devenu un marché, est un champ largement
institutionnalisé au moins par la loi, le droit et l’existence de fédérations. Il est inutile de
19
préciser que ce sont des jeux politiques qui animent ces organisations, l’enjeu principale de
ces derniers consistant à définir les règles, essentielles à cette activité.
Nous allons expliciter les raisons qui nous poussent à dire que le domaine que l’on
étudie, le rugby professionnel en France, peut être qualifié de champ institutionnel.
Certains, tels que (Fligstein, 1997), considèrent que l’institution est constituée de
règles et de lois construites consciemment. Ils ont une approche formelle de l'institution qui
se prête bien à l’analyse du champ que l’on étudie. L’exemple des règles du jeu en est
caractéristique. La création des institutions du rugby a été essentielle à la définition formelle
du jeu, mais aussi du championnat dans lequel ont souhaité évoluer les clubs. Partant d’un
champ déstructuré, dans lequel les clubs se rencontraient de manière ponctuelle, la création
d’un championnat, et indirectement la définition des règles, ont permis aux clubs d’entrer
dans un système de compétition uniforme. Les règles du jeu, et de l’établissement du
classement, sont les mêmes pour tous.
20
élites tendent vers un idéal de corps, mais aussi d’esprit. Arnold considère que le jeu peut
donner le sens de l’honneur, de la loyauté, de la coopération, du sacrifice, en d’autres mots
« toutes les choses qui ne s’apprennent pas dans les livres8 » (Garcia, 2013). Dans un premier
temps le rugby arrive en France par le biais des jeunes étudiants britanniques venus étudier
dans les prestigieuses universités françaises. En parallèle, Pierre de Coubertin, en revenant
d’Angleterre à la fin du XIXe siècle, décide d’importer le modèle britannique dans le système
éducatif français. Cet idéal, de corps et d’esprit, fait encore aujourd’hui partie de la norme
pour une part importante des acteurs du rugby. Il a, à de nombreuses reprises, été ébranlé
mais constitue aujourd’hui encore une grande partie de ce que le rugby a d’informel.
Tout au long de cette première partie, nous tenterons de décrire mais surtout
d’expliquer ce qui a mené le rugby à se structurer tel qu’il l’est aujourd’hui, à travers ses
institutions (clubs, ligues, fédérations). « La caractéristique commune des études portant sur
l’émergence d’un champ nouveau réside dans la volonté de décrire la diffusion, au sein d’un
domaine précis, et d’expliquer l’adoption et la diffusion de formes organisationnelles
8
Thomas Arnold fait référence ici aux valeurs viriles et guerrières qui doivent permettre aux jeunes de pouvoir se
maîtriser dans un affrontement violent, de fortifier leur corps et ainsi mieux pouvoir se soumettre à la morale
victorienne.
21
spécifiques, ou de pratiques, au sein d’un secteur ou d’une industrie particulière9 » (Ansari,
Fiss, & Zajac, 2010), c’est précisément ce que nous tenterons de faire.
Si l’on s’en tient à l’idée qu’un « champ se réfère aux situations dans lesquelles des
groupes d’acteurs organisés sont en relations et déterminent leurs actions les uns par rapport
aux autres » (Fligstein, 1998), il semble assez clair que le domaine étudié peut-être qualifié
de champ. Le champ auquel nous nous intéressons ici est celui du rugby, autrement dit à la
règle, aux joueurs qui doivent s’y soumettre, aux clubs, dont ils font partie, au championnat,
auquel ils participent et aux fédérations, ou ligue, régissant le jeu. Il nous faut cependant
aller plus loin dans la définition du champ étudié. Un secteur ou un champ organisationnel
est, lui, défini comme : « un domaine d’action où les organisations se prennent
mutuellement en compte lorsqu’il est question d’agir 10 » (Scott & Meyer, 1983) (DiMaggio &
Powell, 1983). Nous allons dans le passage qui suit démontrer que le rugby peut être qualifié
de champ institutionnel.
La question que l’on se pose consiste finalement à s’interroger sur les raisons pour
lesquels les institutions existent. Dans son ouvrage Fields, Power, and Social Skill: A Critical
Analysis of The New Institutionalisms, Fligstein nous explique que les institutions sont avant
tout « des règles et un sens commun » (sous-entendant que les acteurs en ont conscience et
qu’elles peuvent être consciemment connues) qui définissent des relations sociales, qui
9
“A common feature across field emergence studies is a concern for describing patterns of diffusion within a
focal area and explaining the adoption and spread of specific organizational forms or practice variants among
organizations within a particular industry or sector”
10
“arenas of action where organizations took one another into account in their actions”
22
aident à définir où se positionnent les acteurs, et qui guident ces interactions en donnant
aux individus un cadre cognitif permettant d’interpréter le comportement des autres. Tous
les acteurs sont soumis à des règles régissant leurs interactions. Ces règles sont connues de
tous. Puisque l’activité est sportive, et de compétition, la règle principale est celle de la règle
du jeu, qui définit précisément comment les joueurs des équipes vont interagir, que ce soit
lors d’un match ou tout au long du déroulement de la compétition. Un exemple est celui du
lift en touche, en permettant à deux joueurs de porter un troisième. Ce sont les institutions
qui ont décidé de rendre les phases de « touche » plus spectaculaires et plus fluides. On voit
dans cet exemple parfaitement comment la règle peut affecter directement l’activité en
altérant les interactions entre les joueurs.
L’analyse des règles peut se faire à deux niveaux. Au niveau du jeu dans un premier
temps, comme on vient de le voir, puisqu’elles permettent aux joueurs de disposer un cadre
formel de pratique, mais aussi au niveau des organisations qui constituent un championnat :
c’est-à-dire les clubs. Les clubs sont également soumis à des règles. Ces dernières
concernent le système de classement ordinal au sein duquel les clubs se situent, et qui rend
possible la compétition, mais aussi les statuts juridiques auxquels les clubs doivent se
soumettre. Ces règles font partie intégrante du champ, puisqu’elles sont formalisées par
écrit dans les différents règlements et conventions collectives édités par les institutions.
Fligstein va plus loin en explicitant les sens possibles de la règle. Il nous dit que ces
règles sont intersubjectives (c’est-à-dire reconnues par les autres), cognitives (c’est-à-dire
dépendantes des capacités cognitives de l’individu) et que dans un sens, ces règles
23
nécessitent des acteurs qu’ils puissent avoir une réflexion sur eux-mêmes. Dans le cadre
défini, les institutions peuvent, évidemment, agir sur la situation des acteurs, ici ce sont les
clubs, avec ou sans leur accord, ou compréhension (Fligstein, 1998). Les clubs sont
effectivement soumis aux décisions liées de la LNR11 et de la FFR12. Il se peut par ailleurs que
certaines de ces décisions n’aillent pas dans le sens de l’intérêt d’un ou de plusieurs clubs.
Dans ce genre de situation, ces entités ne disposent que de peu de moyen de recours. Ces
derniers se résument essentiellement à tenter d’influer sur les décisions du comité directeur
de la LNR.
Jepperson & Meyer vont un peu plus loin en affirmant que « l’institutionnalisation
consiste en un processus par lequel les règles passent d’une forme abstraite à une forme
constitutive de modèles répétés d’interaction dans un champ13 » (Jepperson & Meyer,
1991). Si l’on se réfère de manière plus lointaine à la création des différentes fédérations à la
fin du XIXème siècle, il semblerait que le phénomène d’institutionnalisation du rugby en
France corresponde à la création de l’USFSA puis de la FFR, qui a permis de structurer et
formaliser les interactions entres les clubs de rugby de cette époque. L’enjeu de la
formalisation de règles communes à tous a permis la création d’un championnat et donc
l’instauration d’une compétition au sein de laquelle chacun des clubs doit pouvoir défendre
ses chances. C’est la création d’un championnat qui a permis pour la première fois de
l’histoire du rugby de sacrer un club champion de France en 1892.
Photos : 1892 - à Bagatelle (Paris), devant 4000 personnes, le Racing devient le 1er
champion de France de l'histoire en battant le Stade Français
11
Ligue Nationale de rugby
12
Fédération française de rugby
13
“Institutionalization is the process by which rules move from abstractions to being constitutive of
repeated patterns of interaction in fields”
24
Source : (ThisisN0Tsoccer, 2017)
Les règles informelles n’ont pour autant pas été oubliées, bien au contraire. La
formalisation des règles du jeu, et des règles s’appliquant aux clubs, n’a en rien remis en
question la présence de règles implicites partagées par l’ensemble des acteurs. On pourrait
par exemple comparer cet ensemble informel à l’étiquette14 du golf. Au rugby, ces règles
informelles peuvent porter sur le fait de ne jamais remettre en question les décisions de
l’arbitre. La complexité du jeu de rugby entraîne un nombre important d’interprétations
différentes du jeu. L’arbitre ne peut satisfaire toutes ces interprétations. Percevoir
simultanément et pendant quatre-vingt minutes l’activité des 30 joueurs sur le terrain laisse
forcément place à une marge d’erreur même si celle-ci tend à être minimiser avec l’usage de
« l’arbitrage vidéo15 ». L’arbitre doit trancher et les joueurs n’ont d’autres choix que
d’accepter ses décisions. Il est tout à fait possible que le choix de l’arbitre soit mauvais
néanmoins, dans le cadre du rugby, personne ne remettra en question la présence de ce
dernier, sans qui le jeu serait impossible.
14
Elle consiste en un ensemble de règles souvent informelles régissant le comportement d'un joueur sur le
parcours de golf. L’objectif est de faire en sortes que les parties soient plus sûres, plus amusantes mais aussi pour
ne pas infliger des dommages inutiles au terrain et aux installations mises à la disposition du joueur.
15
Au rugby, les arbitres de TOP 14 ont, depuis 2006, la possibilité de demander à revoir une action
litigieuse filmée soit par une caméra de télévision, soit par une caméra réservée exclusivement à cette
fonction.
25
On se rapproche, en abordant la présence de règles informelles, de l’idée que Geertz
introduit au sujet de la culture dans le processus de création d’un champ : « Premièrement,
les pratiques sociétales préexistantes, qui incluent les lois, les définitions des ressources et
des règles adaptées ainsi que la capacité des acteurs à s'appuyer sur les technologies
d'organisation (par exemple, les technologies qui créent divers types d'organisations
formelles) ont une influence sur la construction d’un champ. Deuxièmement, les règles de
chaque champ sont uniques et sont intégrées dans les relations de pouvoir entre les groupes ;
elles fonctionnent comme des connaissances locales » (Geertz, 1983).
Enfin, les acteurs ont des structures cognitives qui utilisent des cadres culturels,
analogues à ce que (Bourdieu, 1977) appelle habitus, pour analyser les significations des
actions des autres. L’habitus constitue pour Bourdieu une intégration inconsciente des
normes dans un champ qui est produit par des force et des rapports de pouvoir. C’est dans
ce cadre que les acteurs décident de « ce qui se passe et des actions à leur disposition au fur
et à mesure des interactions16 ». Allant dans la même direction, (Fligstein, 1996) (Fligstein,
1990) soutient que les champs sont des systèmes de pouvoir par lesquels les acteurs
titulaires utilisent une conception culturelle commune, ce qu'il appelle une « conception du
contrôle », pour faire respecter leur position. La conception du contrôle intégré dans un
champ reflète les règles par lesquelles le champ est structuré. Elle fonctionne comme un
cadre cognitif pour les acteurs dans les organisations en place, et celles en position de
challenge. C’est ce cadre cognitif qui permet de donner un sens aux mouvements des autres.
16
“First, pre-existing societal practices, that include laws, definitions of relevant resources and rules, and
the ability of actors to draw on organizing technologies (for example, technologies that create various
kinds of formal organizations) influence field construction. Second, the rules of each field are unique and
are embedded in the power relations between groups; they function as "local knowledge" (Geertz, Local
Knowledge, 1983). Finally, actors have cognitive structures that utilize cultural frames, akin to what
(Bourdieu, Outline of a Theory of Practice, 1977) calls "habitus", to analyze the meanings of the actions
of others. These frames help actors decide "what is going on" and what courses of action are available to
them as interactions proceed.”
26
Une nouvelle fois les définitions qui nous sont données ici correspondent à la période
d’institutionnalisation du rugby du début du XXe siècle. Le rugby s’est à l’époque développé
autour d’une pratique au sein des universités sans avoir d’organisation formelle à
proprement dit. Avec la création dans un premier temps de la commission « football-rugby »
au sein de l’USFSA, et la création de la FFR dans un second temps, le rugby a trouvé un
moyen de structurer et regrouper des acteurs partageant une même culture ou les mêmes
pratiques. (Hughes, 1936) renforce la définition que l’on a de l’institution en ajoutant qu’elle
est, selon lui, liée aux notions de persistance, de préservation et de stabilité. La FFR va
bientôt fêter ses 100 ans d’existence et, dans ce cadre, elle incarne bien les notions
avancées par Hughes, et ce malgré les phases de crises qu’elle a pu traverser.
(Fligstein, 1998) va plus loin et énonce que la théorie de l'individu dans l’organisation
moderne a produit trois idées :
- les êtres humains sont tous des acteurs qui reconnaissent leurs intérêts propres et
peuvent entreprendre une action rationnelle pour atteindre leurs fins. Dans l’objet que l’on
étudie, cela se rapproche du comportement du joueur lorsqu’il se trouve sur le terrain. Son
comportement est intégralement orienté dans le but de rationnellement tout mettre en
œuvre pour remporter la rencontre.
- les acteurs peuvent collectivement décider de faire des règles pour gouverner leurs
interactions et donc produire des institutions. On fait ici référence à la création d’une
institution de régulation permettant la définition de règles communes rendant possible la
mise en place d’une compétition égalitaire et équitable entre les acteurs.
- les gouvernements sont des organisations qui aident à définir et à faire appliquer
ces règles17. La définition de gouvernement ici n’est pas très claire. On se rattache davantage
dans notre cas à l’idée d’organe de régulation intégré à l’institution. Dans le cas du rugby
professionnel en France, les deux organes de régulation que sont la fédération, dédié au
monde amateur et aux équipes nationales, et la ligue, dédié au monde professionnel, sont
en charge de la définition des règles (élaborées collectivement) et de leur application. Ces
règles peuvent à la fois constituer des contraintes stratégiques pour certains clubs et à la fois
17
« The theory of the individual in modern organization produced three insights: humans could all be
actors (individuals with interests who could undertake rational action to attain their ends), actors could
collectively decide to make rules to govern their interactions (produce institutions), and governments were
organizations that helped make and enforce these rules.”
27
des opportunités pour d’autres18. Nous rentrerons de manière plus détaillée dans le
fonctionnement de ces institutions par la suite.
Photo : 1883 - 1er match d'une sélection française en Angleterre à l'occasion du match
entre Richmond et la sélection de l'USFSA
18
C’est le cas par exemple du Salary Cap qui définit une masse salariale « joueurs » limitée. Pour certains
clubs très riches il s’agit d’une contrainte puisqu’ils ne peuvent pas recruter sans fin, pour d’autres cette
règle leur permet de ne pas être distancés d’un point de vue de la qualité des joueurs dont ils disposent
(intimement liée avec le niveau des joueurs sur le marché).
19
“Rational choice perspectives focus on how rational actors produce institutions that reflect their interests,
given fixed preferences and a set of rules, through a game-like process of strategic action “
28
Source : (ThisisN0Tsoccer, 2017)
La FFR, et indirectement la LNR, sont sous la tutelle du Ministère des Sports. L’État
dispose donc d’un pouvoir de contrôle sur l’institution. Cette notion a été soulignée par
29
Fligstein, ainsi que par Scott et Meyer. Leur idée repose sur le fait que les gouvernements
sont lourdement impliqués puisqu’ils définissent les règles pour les sociétés dans leur
ensemble et imposent souvent, par ailleurs l’idée de conformité au sein des organisations
(Fligstein, 1996) (Scott & Meyer, 1983).
Nous avons jusqu’à maintenant parler des règles, et des institutions mais qu’en est-il
du championnat et des clubs qui le composent ? Le championnat constitue finalement
l’origine de l’institutionnalisation du rugby. Sans championnat, il n’y a plus de compétition,
et sans compétitions les institutions citées précédemment perdent leur raison d’être. La
mise en relation des acteurs, ou des organisations (clubs), par le biais du championnat au
sein duquel elles s’affrontent est une des conditions de survie des institutions. « Les champs
sont des zones institutionnalisées dans lesquelles les acteurs, qui diffèrent dans leurs
capacités organisationnelles, orientent leur comportement en fonction de chacun20 »
(Fligstein, 1998). Cette définition se rapproche grandement de l’attitude qu’adoptent les
clubs participant à un championnat, professionnel ou non. Chacun des clubs dispose de
niveaux de ressources différents, tant humains que financiers. Les nombreuses divisions
amateurs d’un côté et professionnelles de l’autre permettent ainsi à chacune de ces
organisations d’évoluer, et de concourir, face à des acteurs de niveau sensiblement similaire.
Pour finir, les théories « néo-institutionnelles » ont proliféré dans les sciences
sociales. Bien qu'elles aient des désaccords notables, elles s’accordent néanmoins sur le fait
que les institutions sont créées pour produire localement des ordres sociaux. Elles
s’accordent également à dire que les institutions sont des constructions sociales dans
lesquelles les groupes puissants créent des règles d'interaction et maintiennent une
répartition inégale des ressources. Quand les champs sont en cours de formation, les
entrepreneurs institutionnels sont les personnes qui fournissent la vision permettant de
construire des coalitions politiques avec d'autres pour structurer un champ et, sans réel
étonnement, ces entrepreneurs, ainsi que leurs alliés, finissent par dominer le champ
20
“Fields are institutionalized arenas of interaction where actors with differing organizational capacities orient
their behavior towards one another.”
30
(Fligstein, 1996) (Fligstein, 1990). Est-ce que ce phénomène a eu lieu dans le monde du
rugby ? Oui, en partie, notamment lors du passage au professionnalisme. Plusieurs clubs
étaient, avant 1995, déjà grandement en faveur d’un passage à un système professionnel
déclaré. Ce sont ces derniers qui ont profité de la création de la LNR pour prendre des
positions dominantes au sein du comité directeur de la LNR. Parmi eux Toulouse, Clermont-
Ferrand ou encore le Racing Club de France qui ont depuis régulièrement trusté les
premières places du classement.
La question du changement est intimement liée à l’idée d’une institution qui perdure.
Powell en abordant le sujet de la mutation des institutions souligne la difficulté que
représente la remise en cause des institutions. Il déclare que le changement du champ «
n’est ni fréquent, ni routinier car il est coûteux et difficile... Il est probable qu'il soit
épisodique, mis en évidence par une brève période de crise ou d'intervention critique et suivi
de longues périodes de stabilité » (Powell, 1991). Il semblerait qu’un parallèle puisse être
établi avec la création de la Ligue Nationale de Rugby. Pendant le siècle qui vient de
s’écouler, le rugby en France a connu d’importantes périodes de crise, causées
31
essentiellement par le développement d’un amateurisme marron21, pratique courante au
début du XXe siècle, et par l’arrivée de comportements de plus en plus violents, qui aboutit
en 1931 à l’exclusion de l’équipe de France du Tournoi des 5 Nations22 (Garcia, 2013).
Pour justifier le fait que nous nous situions dans le champ institutionnel, il est
primordial de définir la problématique que la création d’une institution telle que la
Fédération Française de rugby, et plus tard, la Ligue Nationale de rugby, tente de résoudre.
Si l’on suit la définition de (Fligstein, 1998) qui énonce que : « les institutions sont des
constructions sociales qui devrait être constituées afin de faciliter la création d’une société
‘’honnête et juste’’ qui permet aux acteurs d’atteindre leurs fins », la création d’une
fédération organisant les championnats de clubs dans la fin du XIXème siècle semble
correspondre. Pour justifier ce point, il est nécessaire de resituer le cadre dans lequel l’idée
« d’organisation du rugby » est née.
21
Il s’agit d’un professionnalisme déguisé pratiqué par certaines équipes dans lesquelles un patron, affilié au club
en question, peut salarier, en échange de leur affiliation, des joueurs dans son entreprise. Les joueurs sont ainsi
indirectement rémunérés pour le fait d’évoluer dans tels ou tels clubs. Ce sont ces pratiques qui ont notamment
abouti à ce que la France soit exclue du Tournoi de V Nations au début des années 1930.
22 « Rugby violent et championnat professionnel : aux yeux des Home Unions, ce sont les maux qui
gangrènent le rugby français. Et ce n’est pas tolérable. Alors en 1931, ils décident de bouter le XV de
France hors du Tournoi. » (Chaumy, 2011)
32
Suite à l’introduction du rugby en France, peu après 1870, de plus en plus de clubs,
d’ailleurs souvent intégrés aux établissements scolaires, s’organisent en entités distinctes se
rencontrant ponctuellement dans le cadre de l’organisation de matchs (Garcia, 2013). Ces
clubs, désireux de savoir qui était le meilleur du territoire français, commencent à s’affronter
sans pourtant disposer d’une réelle organisation.
23
L’Union des Sociétés Française de Sports Athlétiques est créée en 1887 par le Racing Club de France et le Stade
Français, tous deux soucieux d’organiser efficacement des compétitions à grande échelle.
33
Source : (ThisisN0Tsoccer, 2017)
En parallèle, la loi du 1er juillet 1901 portant sur la liberté d’association accélère
l’essor des clubs sportifs. On assiste à une expansion considérable du milieu associatif, avec
de vrais déséquilibres entre la province et Paris. Elle est également en charge depuis peu de
l’organisation des matchs de l’équipe de France, c’est ainsi que le XV de France, dispute le
1er janvier 1906, sa première rencontre internationale.
Photo : France - All Blacks 1906 – Les dirigeants français profitent du passage des
Néo-Zélandais pour organiser un test-match. Avant de repartir chez eux, les All Blacks font
donc un crochet par Paris et dominent largement (38 à 8) le XV de France (dépendant de
l’USFSA) qui dispute pour l’occasion le 1er test match de son histoire.
34
Source : (ThisisN0Tsoccer, 2017)
24
Quatre-vingt-dix ans plus tard, elle en regroupe plus de 1700, avec environ 400000 licenciés.
35
aujourd’hui des pouvoirs délégués par le Ministère chargé des sports. Elle est soumise au
contrôle des pouvoirs publics en qualité de fédération habilitée. Pour s’adapter à l’arrivée
officielle du professionnalisme, la Fédération Française de Rugby a créé La Ligue Nationale
de Rugby, qui est une association déclarée. La FFR et la LNR sont convenues d’un principe de
concertation préalable à toute décision s’attachant aux domaines de compétence exercés en
commun, notamment en ce qui concerne le rugby professionnel. Nous rentrerons par la
suite, de manière détaillée, dans une description du fonctionnement de ces deux
organisations. La FFR applique et fait appliquer, par ailleurs, les règles du jeu, les règlements,
et les résolutions et directives promulguées par World Rugby25, dont elle est un des
membres fondateurs.
25
Anciennement International Rugby Board (IRB). Il s’agit de l'organisme international qui gère le rugby à XV. Il
est fondé le 1er janvier 1886 et son siège se situe à Dublin.
26
« La décision de créer une ligue chargée de la gestion du secteur professionnel a été rendue publique à l'issue
d'une réunion de près de deux heures entre la ministre de la Jeunesse et des Sports, Marie-George Buffet, et les
principaux dirigeants du rugby français (…) Parmi les attributions de cette nouvelle institution figure notamment
la formule du championnat de France. Pour la saison prochaine, une commission paritaire FFR-clubs, composée
de six membres, étudiera la formule de championnat actuellement composée de 16 clubs. (…) Par ailleurs, la
ministre de la Jeunesse et des Sports demande la mise en conformité des statuts de la FFR avec un récent avis du
Conseil d'état. La FFR devra notamment revoir le mode de scrutin pour les élections fédérales dans le but de
laisser la possibilité de voir émerger une majorité d’opposition » (L'Humanité, 1998).
36
souhaité conserver. Nous aborderons les raisons de cette professionnalisation tardive de
manière plus détaillée dans la suite de notre analyse.
Notre travail porte sur le championnat d’élite du rugby français : le TOP 14. Il réunit
les quatorze meilleures entités françaises, ou clubs, au sein d’une compétition. Grâce à
l’utilisation d’un système de points, et donc à l’élaboration d’un classement, le championnat
est en mesure de définir un rang à chacun des clubs. Ces derniers se trouvent donc tous être
mutuellement en concurrence directe.
Un club est tout sauf isolé, il fait partie intégrante d’un championnat. Le championnat
est une forme concrète et descriptive qui définit les règles pour les clubs participants. Le
club est déterminé par la relation de concurrence qu’il entretient avec les autres. Le champ
concurrentiel du Top 14 est essentiellement organisé et régulé par la Ligue Nationale de
Rugby. Les clubs présents au sein de l’élite se définissent sportivement, de par le spectacle
qu’ils produisent, économiquement, de par les budgets qu’ils doivent constituer afin
d’exister mais également institutionnellement, de par leur statut et le champ dans lequel ils
se trouvent.
27
Notons que ce système de point est en perpétuelle évolution. Dans le but d’éviter que certaines
rencontres n’aient aucun intérêt dès lors que l’autre équipe a pris l’avantage, les points de bonus
offensif (équipe qui perd à moins de 5 points de celle qui gagne) et de bonus offensif (3 essais de plus
que son adversaire) ont fait leur apparition.
37
classement à chaque match de la phase régulière du championnat. Cela correspond
respectivement au point gagné lorsque l’équipe remporte, fait match nul ou perd un match.
Ce classement permettra à la fin de la saison régulière (phase aller et phase retour) de
définir les clubs susceptibles d’accéder aux phases finales et ceux condamnés à la relégation.
« Dans les sports d’équipe opérant en ligue ouverte28 , l’objectif des clubs sportifs est de
gagner le plus de matchs possibles et d’en perdre le moins possible, i.e. chaque club
maximise le nombre de victoires en vue d’être promu en division supérieure (ou en
compétition européenne pour les 6 premiers du TOP 14) et d’éviter d’être relégué en division
inférieure » (Andreff, 2011).
Le classement en fonction des points obtenus occupe une place centrale dans la
relation que les clubs entretiennent entre eux. La LNR a défini les règles régissant le
fonctionnement de ce classement, ainsi que les conditions de présences des clubs au sein du
championnat. Le respect de ces règles est acquis par toutes les entités évoluant dans le
championnat.
Rang Equipe Points Joué Gagné Nul Perdu Bonus Pts marqués Pts encaissés Diff.
1
2
…
14
Les points obtenus par l’équipe à l’issu d’une journée de championnat sont définis par la
règle suivante :
- La victoire -> 4 points
- Le match nul -> 2 points
- La défaite -> 0 point
28
Une ligue est ouverte quand sa composition en clubs sportifs change d’une saison à l’autre par promotion des
mieux classés en division inférieure et relégation des moins bien classés en division supérieure, comme en TOP 14.
38
A ces points, peuvent s’ajouter des points de bonus29 :
- Un point bonus offensif est attribué à une équipe inscrivant 3 essais de plus que
l'adversaire.
- Un point bonus défensif est attribué à une équipe perdant de 5 points ou moins.
29
L’objectif des points de bonus offensif est d’inciter une équipe à ne pas lâcher le match et cela même si
elle est menée au score. L’objectif des points de bonus offensif est d’inciter une équipe à ne pas se relâcher
en fin de match même si elle mène au score. L’objectif de la mise en place d’un tel système de point est
ère ème
de faire en sortes que les deux équipes jouent de la 1 à la 80 minutes et qu’ainsi le spectacle produit
soit de meilleure qualité (Terrien, Scelles, & Durand, L'ouverture de la Ligue Nationnale de rugby, 2015).
30
En application de l'article L.132-2 du Code du Sport il a été institué une Direction Nationale d'Aide et
de Contrôle de Gestion (D.N.A.C.G.), chargée d'assurer le contrôle de la gestion administrative, juridique
et financière des clubs affiliés à la F.F.R. Cet organe, co-géré par la F.F.R. et la L.N.R., est placé sous la
responsabilité de la F.F.R. Le rôle de la D.N.A.C.G. est de veiller à la pérennité des structures évoluant au
sein des compétitions fédérales et professionnelles, grâce notamment à la transparence financière et au
respect des règles comptables, fiscales, sociales en vigueur et du règlement particulier de la DNACG.
39
Source : (DNACG, 2016)
La professionnalisation a introduit l’idée que les joueurs étaient sur un marché libre
et que les agents incarnaient un rôle de facilitateur entre les entités, rôle pour lequel ils sont
rémunérés (7% du montant du contrat signé qui est versé par le club). Le statut d’agent de
joueur est par ailleurs contrôlé de près par les institutions telles que la FFR. A ce sujet
l’évolution des honoraires des clubs liés à la présence grandissante des agents sportifs est
40
passé de 357 milliers d’euros en 2009-2010 à 517 milliers d’euros en 2015-2016, entraînant
ainsi une croissante de plus de 40% en 6 ans (DNACG, 2016).
La mission de la FFR est également de s’occuper de tout ce qui concerne les équipes
de France, notamment le XV de France, et le développement du « haut niveau ». Pour cela,
elle a mis en place des dispositifs de suivi et d’amélioration de la formation des joueurs, mais
aussi et surtout des entraîneurs. En parallèle la FFR est en charge de la formation et de la
mise à disposition des arbitres pour l’ensemble des rencontres.
41
La FFR est depuis 1978 admise à l’IRB31, aujourd’hui World Rugby ou fédération
internationale de rugby à XV, avec les « Home Unions » fondatrices que sont les fédérations
d'Angleterre, du Pays de Galles, d'Écosse et d'Irlande.
L’histoire de cet organisme ayant pour but de régner sur l’organisation du rugby
mondial prend racine au Royaume-Uni à la fin de XIXe siècle. Initialement l'International
Rugby Football Board (IRFB) est fondé par les fédérations écossaises, irlandaises et galloises
de rugby à XV. L’objectif principale de la création d’une telle institution réside dans
l’organisation d’un tournoi permettant d’opposer différentes nations. Le Tournoi est
d’ailleurs le premier championnat international de rugby à XV. En 1890, la fédération
anglaise RFU (Rugby Football Union) accepte finalement de rejoindre le Board, portant à 4 le
nombre de nations participant au Tournoi. La France participe depuis 1910 au Tournoi qui
devient celui des « V Nations » puis des 6 Nations avec l’arrivée de l’Italie en 2000.
Il ne s’est pas passé une année sans que World Rugby (anciennement International
Football-Rugby board puis International Rugby Board) ne modifie les règles du jeu. Le rugby
a beau être fortement attaché à ses traditions, l’organisation qui régit le rugby mondial a
31
International Rugby Football Board
42
toujours fait elle preuve d’un grand pragmatisme. Ces modifications, ou évolutions,
s’inscrivent dans la volonté de rendre les matchs à la fois plus spectaculaires mais aussi
simplement plus « digestes », en supprimant au maximum les phases de jeu statiques, ne
disposant d’aucun intérêt quant à la dimension spectaculaire du jeu.
2.2 La Ligue
« La Ligue Nationale de Rugby : une émancipation du monde sportif professionnel par
rapport à la FFR. »
2.2.1 La gouvernance
La LNR, dotée de la personne morale, a été créée
le 13 juin 1998 lors de l’Assemblée Générale de la FFR
(Chaix, 2004). Sa mission principale consiste à gérer
l'avenir du rugby professionnel hexagonal, en
dépendant partiellement de la Fédération. La gouvernance de la LNR s’organise
essentiellement autour de son comité directeur. Il est l’organe d’administration et
d’application de la Ligue. Il est constitué de 6 représentants de clubs de Top14, de 4
représentant de club de ProD2, de 4 personnalités qualifiées (généralement d’anciens
membres de la FFR ou de la LNR), de 2 représentants de la FFR, d’un trésorier, d’un
représentant des entraîneurs, d’un représentant des joueurs et d’un représentant des
médecins.
32
Provale est le syndicat national des joueurs de rugby professionnels français. Il a été fondé en 1998 et
son siège se trouve à Toulouse. Il est présidé par Robins Tchale-Watchou depuis 2014, actuellement joueur
pour le club de Montpellier.
43
(syndicat TECH XV), le représentant des arbitres (Président de la Commission centrale de
l'arbitrage), et le représentant des médecins des clubs professionnels (Président de la
Commission médicale).
En plus des différents rôles que l’on vient de décrire, la LNR est également
responsable de la vente des droits audiovisuels du rugby français auprès des diffuseurs. Ces
droits sont en augmentation constante depuis 1998, et la création de la ligue. La LNR a pour
mission de négocier ces droits auprès des diffuseurs, puis de les répartir entre chacun des
clubs présents au sein de l’élite selon un système de méritocratie basé sur la position finale
44
au classement33. Depuis 20 ans, les droits télévisuels associés à la retransmission du rugby
professionnel en France ont connu une croissance très importante comme en témoigne le
tableau qui suit.
Ces reversements de la Ligue aux clubs, qui représentent aujourd’hui le second poste
de recettes d’exploitation pour les clubs, procurent aux chaines de télévision un pouvoir fort
de décision quant à la mise en place du championnat et à la définition du calendrier des
matchs pour les clubs.
Notons qu’en plus de ces droits audiovisuels, la LNR dispose également de recettes
provenant de la billetterie des phases finales, des droits marketing et des indemnités de
mise à disposition des joueurs internationaux par la FFR.
Les relations de la FFR et la LNR sont régies par des conventions. La dernière en date
fixait notamment les conditions de sélection des joueurs professionnels en Equipe de
France. Ces conventions peuvent être modifiées par des avenants découlant de décisions
prise lors des assemblées générales de la FFR et de la LNR conjointement.
33
Nous avons été dans l’incapacité de trouver un document formalisant les termes de ce système de
reversement au mérite de la Ligue vers les clubs. Nous faisons donc confiance à Pierre Venayre, directeur
générale du club de l’Atlantique Stade Rochelais (Top 14) qui nous indique que ces reversements sont de
l’ordre de 50 000 euros par place. Le premier club perçoit donc de la ligue 13 x 50 000 € de plus que le
dernier.
45
La LNR dispose de plusieurs commissions qui ont pour objectif de veiller au bon
déroulement du championnat de rugby professionnel en France mais aussi, et surtout, de
réfléchir sur les moyens pertinents quant aux moyens de diffusion et de promotion du rugby
professionnel. Chacun des membres des commissions qui suivent est désigné par le Comité
Directeur de la Ligue.
C’est grâce aux réflexions engagées par ces commissions que les règles et le nombre
de clubs en compétition ont été en constante évolution depuis plusieurs années. Rien que
pour l’élite on est passé de 4 poules de 10 clubs en 1995 à une poule de 14 clubs
aujourd’hui, entraînant par la même occasion une explosion des budgets des clubs. Ces
modifications avaient d’ailleurs été entreprises par la FFR avant même la création de la
Ligue, alors que le rugby était tout juste devenu professionnel.
46
Par ailleurs afin de faire face à l’arrivée massive de joueurs étrangers dans le
championnat français, et indirectement de mettre un terme au déclin de l’équipe de France,
la Ligue a décidé de créer un statut de joueur « JIFF34 » ou Joueur issu de la formation
française. Depuis la saison 2010-2011, chacun des clubs de l’élite est contraint de disposer
d’un certain nombre de joueurs JIFF dans la composition de ses effectifs. Une mesure
d’incitation financière est actuellement en vigueur pour les clubs respectant ces quotas. A
compter de la saison 2017-2018, cette mesure aura un effet direct sur le nombre de point au
classement du club ne respectant pas la règle.
2.2.3 La DNACG
Au-delà du fait que la Ligue veuille rendre le rugby plus « attractif », elle a mis en
place, par le biais de la FFR, la Direction nationale d'aide et de contrôle de gestion35 dans le
but de disposer de moyens de suivi, d’accompagnement et de contrôle sur les clubs
professionnels de rugby en France.
Par exemple, la DNACG a pour mission de contrôler le fait que les clubs respectent le
système de « Salary Cap36 ». L’objectif de ce processus est de conserver une certaine équité
sportive au sein de l’élite professionnelle en évitant qu’une poignée de club s’engouffre dans
une « course à l’armement » en recrutant tous les meilleurs joueurs, ce qui aboutirait à une
compétition totalement déséquilibrée. Ce dispositif a également été mis en place dans le but
d’assurer la pérennité financière des clubs de l’élite. Le salary cap, ou masse salariale
34
Un JIFF est un joueur ayant passé au moins 3 saisons dans un centre de formation agréé d’un club de rugby
professionnel français entre 16 et 21 ans, ou avoir été licencié en France au moins pendant 5 ans avant d’avoir
atteint ses 21 ans.
35
En application de l'article L.132-2 du Code du Sport il a été institué une Direction Nationale d'Aide et de
Contrôle de Gestion (D.N.A.C.G.), chargée d'assurer le contrôle de la gestion administrative, juridique et
financière des clubs affiliés à la F.F.R. Cet organe, co-géré par la F.F.R. et la L.N.R., est placé sous la
responsabilité de la F.F.R. Le rôle de la D.N.A.C.G. est de veiller à la pérennité des structures évoluant au
sein des compétitions fédérales et professionnelles, grâce notamment à la transparence financière et au
respect des règles comptables, fiscales, sociales en vigueur et du règlement particulier de la DNACG.
36
Il consiste à fixer un montant maximal, dénommé plafond, que la masse salariale joueurs de chaque club ne
pourra excéder. Ce plafond étant fixé par le comité directeur de la ligue nationale de rugby. C’est un plafond
maximum chiffré et non proportionnel, ce qui signifie que le plafond est le même pour chaque club, quel que soit
son budget
47
« joueurs » maximale des clubs de rugby en Top 14, est actuellement fixé à 10 millions
d’euros pour l’ensemble des clubs de rugby de l’élite (régulièrement revu à la hausse).
Cette première partie, présentée comme le premier volet de notre analyse, nous a
permis de justifier les raisons qui nous mènent à considérer le champ étudié comme étant
institutionnalisé. A travers les règles, formelles ou informelles, les entités sont en mesure
d’interagir dans un cadre équitable profitant à tous les acteurs. La partie qui suit entre
davantage dans les détails du passage au professionnalisme du champ étudié et dans ce que
cela a entraîné sur la pratique.
48
Chapitre 2 : De la professionnalisation à la
recherche de nouveaux business models
37
Par opposition au rugby à XIII, Rugby League chez les britanniques.
49
pour la majorité d’entre eux de nouveaux modèles de développement, ou business models,
au sein desquels les technologies occupent une place grandissante.
1. La professionnalisation du rugby
D’un point de vue juridique, le professionnel est lié à une organisation par un contrat
afin de réaliser un travail en contrepartie duquel il reçoit une rétribution. Sociologiquement,
est considéré comme professionnel celui qui maîtrise certaines compétences spécialisées
reconnues (sans forcément être rémunéré). La professionnalisation semble alors être « un
processus visant à une élévation et à une spécialisation des compétences » (Moreau, 2005)
qui peut aboutir à la constitution de professions. Dans ce cadre, nous verrons que la
professionnalisation, à travers ce processus de spécialisation, a entraîné l’émergence d’un
nombre importants de métiers nouveaux au sein des clubs.
50
où les acteurs qui font usage du mot professionnalisation n’y attribuent pas les mêmes
significations, voire des significations contradictoires.
Certains observateurs par exemple considèrent que le rugby était déjà un sport
professionnel bien avant le passage au professionnalisme puisqu’une majorité des joueurs
de l’élite vivait déjà intégralement de la pratique de ce sport. Ensuite un débat théorique
doit également prendre place. Les travaux de recherche disponibles présentent des statuts
divers comme c’est, d’ailleurs, souvent le cas, s’agissant de l’étude de pratiques sociales,
oscillant ainsi entre modèles d’action et modèles de compréhension.
38
Notons que cette formalisation est généralement incomplète tant la part de l’informel est grande.
51
professionnalisation d’une activité passe par « l’universitarisation de sa formation
professionnelle » (Bourdoncle, 2000).
39
Thomas Arnold, Headmaster (directeur) du Collège de Rugby de 1828 à 1841, est à l’origine de
l’intégration de la pratique sportive dans l’éducation. Selon lui, la pratique des sports « collectifs », et
notamment le Rugby, doit servir à la moralisation des mœurs des adolescents. Coubertin s’en inspirera
ème
fortement lorsqu’il procèdera à la création des institutions sportives en France à la fin du XIX siècle.
40
La RFL porte sur la pratique du rugby à XIII, et non du rugby à XV ou Rugby Union.
52
En ce qui concerne la professionnalisation du groupe exerçant l’activité elle passe
généralement par la création d’une association professionnelle, d’un code de déontologie et
par une intervention de nature politique de manière à obtenir un droit unique à exercer
l’activité (Dubar, 1991). On se rattache ici précisément à la création de la LNR, à la définition
de la convention collective des clubs professionnels et du droit conféré aux clubs par l’État
français, par le biais du ministère des sports, de se structurer en société anonyme ayant pour
principale activité l’organisation d’un spectacle sportif associé au rugby.
53
d’abord la formation des entraîneurs susceptibles d’amener les joueurs au meilleur niveau et
ensuite la mise en place de formations dédiées à l’accompagnement de la production de
« spectacle sportif » et toutes les spécificités que cela comporte : gestion des stades, droit et
marketing sportif essentiellement.
1.1.1.1 Le Travail
Le mot professionnalisation vient à l’origine de la sociologie américaine
fonctionnaliste et indique, dans sa première acception, le processus par lequel « une activité
devient une profession libérale mue par un idéal de service » (Wittorski, 2008). Au début du
XXe siècle, dans les pays anglo-saxons, l’apparition du mot profession est ainsi fermement
associée à l’image de la profession libérale. En France, la notion de profession repose
davantage sur la reconnaissance de soi dans l’environnement à des fins de conquête d’une
meilleure place dans une hiérarchie étatique.
Selon (Bourdoncle, 1993), les professions peuvent être constituées de deux façons
distinctes suivant le pays où l’on se trouve :
- En France, cela passe par une lutte politique ayant pour objectif de contrôler les
places dans une hiérarchie étatique élitiste ou par la constitution de communauté de pairs
construisant leur propres règles (idée de confrérie). Il s’agit notamment là d’un héritage
européen des corporations et du système de chambre de métiers. Ces systèmes
54
permettaient généralement de définir des critères d’entrées formels dans profession. La
dénomination « ligue » est par ailleurs généralement associée à cette idée.
- Dans les pays anglo-saxons, cela passe par une lutte de pouvoir économique dans
les groupes professionnels dans le but de réguler le marché, et généralement, comme c’est
le cas dans le modèle des professions libérales, comme moyen d’acquérir un revenu.
55
Ce que l’on constate c’est qu’il existe de plus en plus de tentatives d'articulation
étroites entre l'acte de travail et l'acte de formation. La formation paraît donc être intégrée
de plus en plus directement au milieu du travail. La professionnalisation peut à la fois être
assimilée à la « fabrication » d’un professionnel pour la formation et, dans le même temps, à
la recherche d’une efficacité et d’une légitimité plus grande des pratiques de formation qui
sont souvent par ailleurs directement intégrées au travail. La raison est simple : quel est le
dispositif de formation qui, aujourd’hui, ne se réclame pas d’une visée professionnalisante ?
56
d’apprentissage, c’est qu’ils sont eux aussi considérés pour leur capacité à œuvrer dans le
sens d’une société de la connaissance où l’acquisition, le transfert, la circulation et
l’enrichissement des savoirs constituent une valeur centrale et stratégique en vue des
échanges (Champy-Remoussenard, 2008). Le rapprochement entre monde du travail et
monde de l’éducation devient ainsi cohérent. La notion « d’espace de professionnalisation »
en tant qu’ « espace de production de biens et de services organisé comme un espace de
développement de compétences » permet de faire le lien entre les deux mondes.
57
(Charue, 1992) met en lumière les cinq types d'apprentissage organisationnel
considérés par Huber : « l'apprentissage d'une organisation à sa naissance (mise en commun
des savoirs de ses membres), l'apprentissage par greffe de personnes ou d'organisations
entières (c’est le cas par exemple lorsque l’on recrute un nouvel entraîneur ou un nouveau
joueur), l'apprentissage par l'intermédiaire d'autres organisations (processus d'imitation),
l'apprentissage par prospection et l'apprentissage à partir de l'expérience (le plus
fréquemment étudié) ».
41
World Rugby Corporation, tout juste créée pour mettre en place un championnat de rugby mondial, à ne pas
confondre avec World Rugby, l’organe qui régit actuellement l’organisation du rugby mondial.
58
mettre en place un championnat mondial des clubs (Henry & Charbaux, 1995). Pour mettre
fin à l’hémorragie de ces joueurs de premiers plans partant pour une autre discipline, les
instances du rugby à XV se lancent dans une lutte acharnée sensée résoudre ce problème. La
FFR s’oppose très vivement à l’idée d’un passage au professionnalisme. C’est alors que des
voix, venant essentiellement de l’hémisphère nord, s’élèvent pour dénoncer une pratique
courante : l’amateurisme marron. Ne pouvant pas percevoir de salaire (interdit par
l’amateurisme), les joueurs pouvaient malgré tout accepter des primes importantes. Ces
primes étaient versées par les employeurs aux joueurs qui à l’époque avaient tous un
emploi. Dans les faits, cela fait donc déjà quelques années que l’argent circule allègrement
dans le rugby. Comme l’observe (Escot, 1996) : « entre le refus du professionnalisme et la
mort de l’amateurisme, ce sport n’a fait, pendant un demi-siècle, que transgresser ses
propres règles, en toute hypocrisie ».
59
télévisuels portant finalement sur le rugby à XV en Afrique du Sud, en Australie et en
Nouvelle Zélande. La WRC de l’australien Turnbull a finalement décidé de se ranger auprès
des fédérations en procédant à une « fonte de ses intérêts avec ces dernières » (Henry,
1995).
L’hémisphère Nord de son côté considère que cette crise constitue une mise en
garde face à la double menace que représentent l’arrivée d’investisseurs extérieurs et la
volonté des joueurs de voir leur rémunération s’accroitre. L’instance fédérale française, la
FFR, est plus que jamais remise en question. Les clubs, et leur fédération, se mettent à
envisager la création d’une ligue, et l’organisation d’un championnat de club, ne dépendant
plus exclusivement de la FFR.
La FFR tranche en 1995, c’est alors que le rugby entre dans une nouvelle ère, celle du
professionnalisme : création de la ligue42 des clubs, ou Ligue Nationale de Rugby (finalisée en
1998), d’un syndicat de joueurs (Provale), d’un syndicat d’entraîneurs (TechXV), et d’un
circuit professionnel européen de clubs. Les clubs changent de statut juridique : ils
deviennent des Sociétés Anonymes. On a assisté à la disparition progressive des associations,
ainsi qu’un rapprochement avec des entreprises privées. Comme le résume (Chaix, 2015)
« L’évolution de la nature juridique des clubs s’accompagne d’une mutation de la structure
du club sportif de départ vers une entreprise professionnelle, spécialisée dans la production
d’un spectacle sportif de haut-niveau », détail important !
42
Il est intéressant de se pencher davantage sur le mot Ligue. Tour à tour, une ligue a désigné une association
d’état ayant des intérêts communs, puis des associations de personnes réunies autour d’un but politique ou
religieux commun. Aujourd’hui, la ligue est une association d’entités en vue d’un objectif commun et déterminé.
Le mot peut également revêtir un sens péjoratif lorsqu’il s’agit d’un complot mis en œuvre visant à réussir un
projet commun. Cela pourrait consister par exemple à se désolidariser d’une fédération qui a tendance à être trop
contraignante quant à la marche que doivent suivre des clubs en demande de liberté dans la gestion de leurs
entités respectives… !
60
Champions Cup. La professionnalisation entraîne également le rétrécissement du nombre de
clubs présents au sein de la première division, qui passent de 40 à 16 puis de 16 à 14 tel que
c’est le cas aujourd’hui. La Ligue Nationale de Rugby mettra trois ans à voir le jour puisque
ce n’est qu’en 1998 qu’est fondée officiellement la LNR.
43
Nous avons en réalité à faire à un paradoxe. La loi du 13 Juillet 1992 précise que les clubs enregistrant des
recettes hors-subvention de plus de 2,5MF et distribuant des rémunérations pour le même montant (ce qui est
majoritairement le cas dans le rugby à l’époque) doivent adopter le statut de SAOS (Société Anonyme à Objet
Sportif). Jusqu’au passage au professionnalisme, tous les clubs de l'élite se trouvaient en réalité dans l'illégalité.
61
Société Anonyme (SA) Loi n°2012-158 du 1er février Libre répartition du capital
Société Anonyme à 2012 L’association est à « l’origine »
responsabilité limitée (SARL) de la création
Société par action simplifiée
(SAS)
Pour rappel, en 1995 les 40 clubs de l’élite étaient des associations. En 2014, 12 des
14 clubs, présents au sein de l’élite, sont des SASP et les deux autres étant des SA. La
mutation vers un sport professionnel a entraîné la transformation d’un travail
essentiellement bénévole vers un travail professionnel, c’est à dire, dans ce cas, rémunéré et
régit par le code du travail avec des droits et des devoirs. On a donc constaté le basculement
d’une logique associative à celle d’emplois aux statuts différenciés (Chaix, 2004).
Il est important de préciser que la loi oblige les deux parties, la société sportive d’un
côté et l’association de l’autre, à signer une convention régissant leurs relations. Cette
convention permet ainsi à la société sportive d’utiliser le numéro d’affiliation de l’association
afin de participer aux compétitions mais également d’utiliser la dénomination et la marque
du club. Sans cette convention, il y a bien longtemps que la liaison en ces deux entités se
résumerait à de simples relations de voisinage (Chaix, 2015).
62
Les parties qui suivent abordent les mutations profondes, portant autant sur
l’identité que sur la pratique en elle-même, qu’a connues le rugby en passant officiellement
d’une pratique ancrée dans l‘amateurisme à une pratique professionnelle.
63
entraîneurs, mais aussi les agents qui voient leurs salaires, ou primes, atteindre de nouveaux
sommets chaque année. En plus de leur salaire, les joueurs se retrouvent également être
utilisés par de nouvelles campagnes publicitaires séduites par l’image nouvelle qu’incarne le
rugby. Les joueurs, autrefois viscéralement liés à l’équipe, se retrouvent aujourd’hui
individuellement mis en avant, chose tout à fait fantaisiste si l’on pense aux valeurs sur
lesquelles ce sport s’est construit.
Il est parfois difficile pour un sportif professionnel de garder à l’esprit les raisons pour
lesquelles ils se retrouvent soudainement sous les projecteurs. Tous ces intérêts autres que
ceux portant sur le sportif, et le collectif, viennent parfois embrumer la vision des individus
en les amenant à prendre des décisions susceptibles de bafouer le socle de valeurs sur
lesquelles le rugby s’est initialement constitué.
64
La mutation profonde qu’incarne le passage au professionnalisme a eu un impact
important sur le fonctionnement de la formation. Néanmoins cet impact ne concerne pas la
formation dans son ensemble, elle porte essentiellement sur ce qu’on appelle les filières de
« haut-niveau ». Ces filières sont ancrées dans un esprit ouvertement élitiste permettant aux
meilleurs joueurs d’évoluer parmi des sélections d’âge qui deviennent rapidement
nationales. La démocratisation des « pôle espoirs rugby », structures permettant aux
meilleurs joueurs de leur génération d’effectuer des cursus scolaires lors du lycée, vont
directement dans le sens de la pratique du sport à haut-niveau. La mise en place des centres
de formations par la Ligue au sein des clubs professionnels prend le relais des Pôle-Espoirs
dans le but d’amener les joueurs jusqu’au niveau professionnel et international.
La formation qui était initialement gérée et organisée par la FFR s’est donc vue être
en partie remplacée, uniquement en ce qui concerne les cursus de haut-niveau, par la
création de centre de formation « élites » au sein des clubs professionnels sous la direction
de la LNR. L’objectif des clubs est de parvenir à former des joueurs susceptibles, à termes,
d’intégrer leur effectif professionnel. La formation des joueurs présents au sein des filières
« haut-niveau » est co-gérée par les clubs et la fédération, dans le cadre notamment de la
Convention collective.
65
(Chaix, 2015) résume bien la situation : « Le joueur devient formé et rémunéré pour
produire un spectacle « qui gagne ». Le club s’organise autour. Les acteurs se trouvent alors
dans une situation d’apprentissage permanent ». La professionnalisation du rugby, comme
dans bien d’autres sport, a accentué et renforcé un modèle de sélection et de spécialisation
des athlètes de plus en plus précoces, amenant ces derniers à intégrer dès l’adolescence des
structures censées en faire des champions, tout en sachant que les échecs seront plus
nombreux que les succès (Eisenberg, 2007). On met ici le doigt sur un changement
fondamental qu’a entraîné la professionnalisation du sport. Les filières de haut niveau sont
des filières éminemment élitistes, il n’y a que très peu de place à l’arrivée. L’idée originelle
que le rugby permette à chacun de trouver sa place est laissée de côté au profit d’une
logique de sélection permanente visant à ne garder que les meilleurs.
En plus de cette logique élitiste, les évolutions statutaires du rugby ont eu des
conséquences qui ont contribué à rendre les rugbymen professionnels individuellement
vulnérables. L’arrivée du professionnalisme, ses contraintes grandissantes inhérentes à la
pratique du haut niveau et la possibilité de vivre exclusivement du rugby, a mis fin à la
pluriactivité des joueurs. Or, cette pluriactivité visant à la préservation d’une activité salariée
autre que rugbystique avait, durant des décennies, constitué une formidable garantie
d’insertion professionnelle pour les joueurs qui n’avaient de fait que peu de questions à se
poser sur la manière dont ils pourraient gagner leur vie à l’issue de leur carrière. Ainsi parmi
les nombreuses mutations engendrées par la fin de l’amateurisme, l’une des plus frappantes
est surement la plus préoccupante réside dans le fait « qu’en transformant officiellement
une pratique sportive en métier, la professionnalisation aura fait disparaître des facteurs de
protection endogènes et, par là même, naître des problématiques de reconversion jusqu’alors
inexistantes » (Eisenberg, 2007).
66
associant des notions telles que l’égalité des chances, la beauté du geste comme fin en soi
ou encore la simple participation et le dépassement de soi comme seuls objectifs (Eisenberg,
2007). Lorsque l’on aborde la question du sport, le thème de l’olympisme ne peut être laissé
de côté.
Coubertin façonne peu à peu l’idée qu’il se fait de l’olympisme. Il défend le sport et la
capacité de ce dernier à mener l’individu vers l’excellence. Coubertin a également une vision
internationale du sport, il souhaite relier les fédérations et ligues sportives du monde entier
67
entre elles. Le drapeau olympique44, conçu par Coubertin, en est d’ailleurs le symbole
parfait.
Si l’on s’en tient à cette déclaration, l’esprit Olympique ne souhaiterait donc pas se
prononcer sur le statut ambivalent des sportifs, professionnels ou amateurs, mais plutôt sur
l’idée de loyauté à laquelle ils devraient se rattacher sans se prononcer formellement sur
l’opposition déjà présente entre un sport professionnel ou amateur. Le nom de Coubertin
est aujourd’hui communément associé à l’idéal olympique de paix et d'égalité entre les êtres
humains qui se rattache au terme anglais de fair-play46. Il faut se souvenir que les fonctions
premières du sport, celles notamment mises en avant par Coubertin, sont l’éducation, la
pédagogie, l’épanouissement personnel et l’acquisition de vertus collectives. Il perdure dans
44
Il est constitué de 5 anneaux de couleurs différentes, liés les uns aux autres, chacun d’eux représentant un
continent particulier. Ce drapeau symbolise l’universalité de l’esprit olympique.
45
« Nous jurons que nous nous présentons aux jeux Olympiques en concurrents loyaux, respectueux des
règlements qui les régissent et désireux d'y participer dans un esprit chevaleresque, pour l'honneur de nos pays et
pour la gloire du sport ».
46
Conduite respectueuse du joueur en fonction des règles et de l’adversaire.
68
l’imaginaire sportif une opposition ferme entre l’amateurisme et le professionnalisme, qui
découle directement du combat qui a été celui de Pierre de Coubertin.
Un sportif amateur devient professionnel dès lors qu’il tire de son activité sportive
des revenus suffisant pour vivre. L’amateur, lui, ne dispose que d’une rémunération faible,
voire nulle. De manière caricaturale, cela se résume à un rugby professionnel et marchand
d'un côté, et un rugby amateur et non-marchand de l'autre. Cela a finalement de grandes
répercutions sur l’image autrefois véhiculée qui est aujourd’hui grandement remise en
question. L’idée que l’argent vient pervertir les vertus d’une pratique sportive, quelle qu’elle
soit, est encore extrêmement présente.
Pour comprendre cette idée qui est profondément ancrée dans les mœurs, il faut que
l’on revienne au début du XXe siècle. Prenant exemple sur l’Amateur Athletic Association
britannique, et sous l’influence de Pierre de Coubertin, l’USFSA définit l’amateurisme
comme étant une des conditions essentielles au développement du sport. L’idée essentielle
de Coubertin s’appuyait sur l’image d’idéal que véhicule le champion dans l’histoire de
l’antiquité grecque. Cette volonté de garder l’amateurisme au centre de l’organisation du
rugby a été, de nombreuses fois, malmenée jusqu’à aujourd’hui. L’amateurisme s'est ainsi
régulièrement retrouvé au cœur des grandes crises que le rugby a connues depuis sa
naissance au cours du XIXe siècle.
69
Parmi ces crises, on relève le « schisme » de 1895 en Angleterre, lors duquel vingt-
deux clubs anglais décident de créer une ligue « dissidente » de rugby professionnel. Cet
événement conduira à la naissance du rugby à XIII47. Par opposition au rugby à XV, le rugby à
XIII est depuis toujours profondément ancré dans le professionnalisme.
47
Le rugby à XIII, ou « rugby league », est très proche du rugby à XV, ou « rugby union », sauf que ce
dernier oppose deux équipes de treize joueurs. Il est né en 1895 d’un désaccord, portant sur l’aspect
rémunérateur de la pratique, entre la Rugby Football Union et la Rugby Football League. La création du
rugby à XIII prend grandement sa source dans la césure sociologique distinguant à la fin du xixe siècle les
clubs huppés d'Angleterre méridionale de ceux à recrutement plus prolétaire du Nord du pays. Cette
rupture entre les 2 rugbys exprime encore aujourd’hui l'antagonisme entre classes sociales.
48
Voir page 40. Aujourd’hui appelé World Rugby (WR), anciennement International Rugby Board (IRB), il s’agit de
l'organisme international qui gère le rugby à XV. Il est responsable de l’organisation du rugby mondial, et de
toutes les rencontres internationales.
70
Source : (ThisisN0Tsoccer, 2017)
De plus en plus en France, se font entendre les revendications de ceux prônant les
valeurs de l’amateurisme. Ils opposent « d'un côté ceux qui courent pour des idées assimilées
au rugby professionnel, rugby spectacle, rugby d'élite et les autres qui courent pour un idéal,
le rugby plaisir, le rugby éducatif, le rugby formateur, emblématique, école de la vie, rugby
unitaire » (Moles, 1998). Ce conflit latent entre deux mondes qui s’opposent depuis plus de
100 ans est régulièrement mis au goût du jour, avec l’idée que le professionnalisme a
perverti les valeurs d’un sport initialement ancré dans le social et le partage. Cette
interprétation découle de l’idée que l’argent, inhérente au professionnalisme, est venu salir
les idéaux humanistes incarnés par le rugby lors de sa création. « Le système du rugby
français défait manifestement ses liens sociaux au profit de liens économiques. L'enjeu social
ne pèse rien face à l'enjeu économique. Et si les liens sociaux se renouent cela ne se fera que
par le bon vouloir des liens économiques » (Moles, 1998).
Dans le même genre, Pierre Bourdieu définit l’attitude idéal du sportif comme étant
cette façon d’être et d’agir, comme « la manière de jouer le jeu de ceux qui ne se laissent pas
prendre au jeu au point d’oublier que c’est un jeu » et la reliait au « désintéressement » et à
la « distance élective aux intérêts matériels » (Bourdieu, 1980). Il fait ainsi directement
référence à l’idée de fair-play ou à l’idéal olympique sur lequel le développement du sport
s’est appuyé tout au long du siècle dernier. Comme le souligne (Eisenberg, 2007), le rugby a,
durant des décennies, véhiculé l’image de l’activité sportive qui, par excellence, sublimait
71
toutes les différences – qu’elles soient physiques, sociales, économiques et / ou culturelles –
au point de représenter une sorte d’idéal absolu du collectif où toute divergence potentielle
se transformait en complémentarité. En d’autres termes, et précisément pour ces raisons, le
rugby symbolisait et incarnait donc une forme de paradigme de la solidarité et du lien social.
La « rugby league » appelée Northern Union est officiellement née au George Hôtel
de Huddersfield dans le Yorkshire au nord de l'Angleterre en 1895, suite aux problèmes liés à
la notion d’amateurisme50 (Sarthou, 2010). Cette opposition mettait en lumière l’opposition
49
Lorsque le joueur-porteur du ballon est attrapé et amené au sol par un défenseur.
50
Dès 1891, le Yorkshire proposait l’indemnisation des joueurs pour les heures de travail perdues lors de
la pratique du rugby.
72
entre le Nord de l’Angleterre, essentiellement prolétaire, et le Sud, davantage
aristocratique.
Le rugby à XIII est apparu en France en 1906. En acceptant dès le départ que la
pratique soit associé à l’idée de professionnalisme, le rugby à XIII voit ses processus
d’entraînement (physique, technique et tactique) être optimisés. Nous avons donc à faire à
un rugby à XV qui jusque dans les années 1960 va jusqu’à interdire la présence d’entraîneur
au sein des équipes et un rugby à XIII qui lui se projette directement dans une approche
visant ouvertement à l’optimisation des résultats (Collins, 2010) en s’appuyant sur une
démarche de préparation physique et la présence d’entraîneur.
La Ligue Française de Rugby à XIII (LFR XIII) est créée le 6 avril 193451, alors même
que le rugby à XV est en plein doute - amateurisme marron, violence, dopage, scission des
clubs et de la Fédération, radiations des joueurs de Lézignan et de Quillan, relations
internationales rompues avec les Anglo-Saxons (Deville, 1997). L’essor du rugby à XIII en
France est rapide, les joueurs ont un statut professionnel avec obligation d'avoir un autre
emploi salarié. Ce jeu « nouveau » aux règles simples, claires, compréhensibles par tous, va
rapidement devenir populaire, de grands clubs quinzistes vont d’ailleurs adhérer. En 1939, le
rugby à XIII compte 225 clubs, alors même que le rugby à XV a vu fondre ses effectifs de 831
à 471 clubs.
51
La Ligue Française de Rugby à XIII prendra par la suite le nom de Fédération Française de Jeu à XIII en
1948, puis Fédération Française de Rugby à XIII le 4 juin 1993.
73
XV52» (Deville, 1997). La FFR « XV », va même jusqu’à trouver les ressources pour interdire
l'utilisation du mot rugby par le rugby à XIII 53, en le renommant « jeu à XIII » !
Tout au long du XXe siècle le rugby à XIII a du mal à se faire une place face au rugby à
XV. Aujourd’hui encore, le rugby à XIII est considéré comme un sport mineur, quand le rugby
à XV a gagné en médiatisation (Sarthou, 2010). Le succès du rugby à XV aux dépens du rugby
à XIII s’explique par « les coups les plus bas d'un lobby conscient que ce sport, par son image,
représente un danger permanent pour le rugby à XV et pour tout ce qu'il n'est pas » (Deville,
1997). Sous Vichy d'abord, depuis les années 1980 ensuite, des forces ont œuvré pour
exclure et supprimer un sport représenté aujourd’hui en France par seulement 45.000
licenciés, tandis que le rugby à XV en regroupe lui plus de 450 000.
Cette absence du rugby à XIII dans le champ du rugby français, contrairement aux
pays tels que l’Angleterre, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, semble avoir un impact non-
négligeable sur la capacité d’appropriation des technologies dans les clubs de rugby à XV
(lié au besoin de performance) dans les années qui suivront le passage au
professionnalisme.
Le rugby connait, depuis quelques années, de grandes mutations tant sur le terrain
que hors du terrain. Il est dorénavant accepté de qualifier le rugby d’économie, comme nous
le signifie Clive Woodward54 dans le Journal l’Équipe en 1998: « Le rugby est devenu un
52
« De juro par le décret du 20 décembre 1941, la Ligue française de rugby à XIII était dissoute. L'agrément
lui ayant été refusé, ses biens confisqués et mis à la disposition du Comité national des sports, ceux-ci ne
seront jamais restitués » (Deville, 1997).
53
Ce n’est que le 31 Mars 1989 que la FFR sera déboutée et condamnée aux dépens et aux frais de justice
par le Conseil d'Etat, dans l'indifférence médiatique générale, ce qui amène Le rugby à XIII à retrouver son
appellation.
54
Ancien entraîneur du XV de la Rose (Angleterre) qui a conduit cette équipe à la victoire lors de la Coupe
du monde de rugby de 2003.
74
business quand vous avez 75.000 spectateurs dans le stade, des millions de gens qui sont
devant leur poste télé et qu'il y a autant d'argent en jeu ».
La question que l’on se pose maintenant concerne davantage les clubs. Dans quel
environnement les clubs se trouvent-ils ? Quel est leur modèle de développement, sur
quelles ressources est-ce qu’ils s’appuient et qu’est-ce que cela entraîne sur la pratique du
jeu ?
Deuxièmement, les ligues européennes sont ouvertes par le bas (contrairement aux
ligues nord-américaines). Les entreprises de spectacle évoluant dans ces ligues ouvertes
souffrent alors d’un risque de relégation en division inférieure. Cette menace est
significative puisque le passage du Top 14 à la Pro D2 induit une perte de revenu importante
(Meyssonnier & Mincheneau, 2013). Chaque club en danger de relégations tente de « sauver
sa peau », de « survivre » ou encore « sortir de la crise ». Le vocabulaire couramment utilisé
par les parties prenantes, entraîneurs/joueurs/médias, retranscrit de manière claire cette
idée que la relégation représente tout ce que le club et l’équipe doivent éviter et cela avec
un vrai ton dramatique. Nous ne parlons ici que d’un sport ! Les effets collatéraux de la
menace ambiante d’une relégation se font directement ressentir au sein des clubs et plus
précisément par les acteurs du rugby. Les sommes investies par les partenaires dépendant
par ailleurs de la capacité que le club a à se projeter à moyen ou long terme au sein de
l’élite.
75
Enfin, (Minquet, 2004) relève une discontinuité des flux réels : les résultats sportifs
valables sur une compétition ne sont pas transposables sur une autre. Les bons résultats
d’une saison ne permettent pas de partir avec de l’avance comptable lors de la saison
suivante. Cette dernière spécificité présentée par Minquet nous amène à faire état d’une
nuance important issue du caractère cyclique de l’activité. Même si les résultats sportifs,
autrement dit comptables via l’institution du classement, ne se répercutent pas directement
d’une année sur l’autre, ils entraînent néanmoins un impact important sur les capacités
d’évolution du club.
Schéma : Le cercle vertueux entre résultats sportifs et gain économique des grands clubs
Il est important, comme (Minquet, 2004) nous le fait remarquer, de préciser qu’une
bonne performance lors de l’année qui vient de s’écouler (t-1) ne permet pas de commencer
l’année suivante (t) avec un avantage comptable au classement. Néanmoins cette bonne
performance, amenant le club à une position élevée au sein du classement, lui garantit deux
choses : une part plus importante de la répartition des gains issus des droits télévisuels
(système reversement basé sur l’idée de méritocratie55) mais aussi et surtout une exposition
médiatique lui garantissant une meilleure adhésion de la part de ses fans et de ses futurs
55
Ces reversements sont de l’ordre de 50 000 euros par place au sein du classement à l’issue de la saison
sportive. Le premier club perçoit donc de la ligue 13 x 50 000 € de plus que le dernier.
76
clients potentiels. Nous aborderons le thème du fonctionnement des clubs de manière
détaillée dans les parties qui suivent.
77
2011 Stade toulousain 15 – 10 Montpellier HR Stade de France, Saint-Denis 77 000
2012 Stade toulousain 18 – 12 RC Toulon Stade de France, Saint-Denis 79 612
2013 Castres olympique 19 – 14 RC Toulon Stade de France, Saint-Denis 80 033
2014 RC Toulon 18 – 10 Castres olympique Stade de France, Saint-Denis 80 174
2015 Stade français Paris 12 – 6 ASM Clermont Stade de France, Saint-Denis 78 783
2016 Racing 92 29 – 21 RC Toulon Camp Nou, Barcelone 99 124
2017 ASM Clermont 22 – 16 RC Toulon Stade de France, Saint-Denis 79 771
Source : (L'Équipe, 2017)
La réussite de ces clubs sur les années précédentes, l’images de vainqueur associé à
celle du club, l’attractivité que cela représente pour les partenaires potentiels ont
grandement aidé à ce que ces clubs connaissent une réussite sportive s’étalant sur plusieurs
saisons d’affilé. Néanmoins, ces clubs ont tous été amenés à un moment donné à connaître
un ralentissement notable, tant sur la partie sportive avec un manque de résultat que sur la
partie économique avec des moyens de moins en moins importants. Le débat sur la raison
de ces cycles est régulièrement remis à l’ordre du jour et bien souvent la réponse qui revient
consiste à dire que le phénomène de cycle découle du caractère éminemment humain du
sport, et de l’expérience collective, qui a un impact fort sur la capacité de réussite de
l’équipe (Sedeaud, et al., 2017).
Un championnat hétérogène
78
- Les clubs du groupe 3 sont directement concernés par l’ouverture par le bas du
championnat. Ils ne disposent de presqu’aucune chance de se qualifier pour les phases
finales et la Coupe d’Europe. Leurs budgets avoisinants les 16M€ les limitent souvent
simplement à ne viser que le maintien.
Comme nous venons de le voir, les institutions, essentiellement la FFR et la LNR, ont
défini des règles de fonctionnement permettant le déroulement du championnat. Ces règles
acceptées par tous les acteurs sont rarement remises en question. L’approche économique
classique s’appuyant principalement sur la notion de rentabilité de l’organisation, sur les
prix, sur les ressources, n’entretient aucun rapport direct avec l’institution du classement
final qui impacte profondément l’avenir du club. Il n’est donc ici pas question des règles
courantes du marché mais plutôt d’un monopole détenu par la règle définie en amont par
les institutions. L’idée d’optimum économique est bien souvent délaissée. La performance
sportive est au cœur de toutes les attentions tant elle définit les conditions de « vie ou de
mort » de l’entité club qui doit d’une part se maintenir dans l’élite et d’autre part atteindre
les plus hautes places du classement. Ce point induit d’importantes conséquences quant à la
gestion et la définition du business model des clubs comme nous le verrons dans la partie
qui suit.
(Moles, 1998) fait un constat clair qui résume le fonctionnement du rugby ayant
récemment basculé vers le professionnalisme : « La gestion du rugby orientée par des
79
structures capitalistes pour optimiser ses ressources et profits, fait d'un joueur un acteur,
hautement qualifié, d'un supporter un client, d'une équipe un support commercial car
l'aboutissement final est de vendre du spectacle ». Le succès, le développement d’un sport
professionnel passe naturellement par l’adhésion d’une masse, la plus importante possible,
entourant le club. C’est dans le souci de parvenir à ces objectifs que les règles du jeu, et
juridiques, se trouvent d’ailleurs être constamment modifiées. L’objectif est de privilégier,
dans un souci de séduction des télévisions, l'attaque et donc le spectacle (Moles, 1998).
D’autres facteurs ont été mis en avant afin d’accroitre l’attractivité d’un championnat
professionnel. Parmi eux, le plus connu, notamment dans la littérature en économie du
sport, est celui de l’incertitude du résultat, qui nécessite que le niveau du championnat en
question soit homogène. Ce dernier, permettrait d’introduire le concept d’intensité
compétitive (Terrien, Scelles, & Durand, 2015). L’entreprise de spectacle sportif doit donc «
prier » pour que les joueurs soient « bons, mais pas si bons que ça » (Neale, 1964) afin de
préserver l’incertitude du résultat. A ce sujet, l’incertitude du résultat sportif pèse
directement sur les performances économiques des produits spectacles (billetterie,
abonnements) et sur le niveau d’adhésion que peut susciter l’image du club (Lardinoit &
Tribou, 2004). D’autres facteurs encore peuvent influer sur l’attractivité d’une ligue, parmi
eux : la présence de stars et le public potentiel.
80
sources de revenu des clubs. Les revenus de la billetterie, dépendants de l’implantation
démographique, viennent s’y ajouter ensuite. Les clubs sont fortement dépendants de la
taille du marché associé à la zone dans laquelle ils sont implantés. Le volume des recettes
qui découlent de leur environnement économique proche en dépend. Cet environnement
joue un rôle fondamental dans la capacité de développement, ou de survie, d’un club.
Les questions auxquelles nous tenterons de répondre sont : Quel est le modèle de
développement des clubs ? Existent-ils des comportements spécifiques ? Comment
constituent-ils leur budget ? Comment leurs charges se répartissent-elles ? Et plus
concrètement quel est le business model associé à la professionnalisation des clubs de
rugby ? Est-il partagé par tous ?
Pour entamer cette partie, nous allons nous appuyer sur les travaux de Xavier Lecoq
et Benoit Demil ainsi que sur ceux de Clayton M. Christensen. Ils considèrent que le business
model constitue un outil de réflexion transversal et intégrateur des différentes fonctions de
l’entreprise (Lecocq, Demil, & Warnier, 2006). La notion de business model a longtemps été
la cible de critiques amenant le terme à être mis de côté. Il est aujourd’hui communément
utilisé dans les sciences de management, c’est la raison pour laquelle nous nous appuierons
dessus. La transversalité de la notion de business model va d’ailleurs grandement nous aider
dans notre analyse tant le champ étudié fait simultanément appel à différentes disciplines.
L’intérêt de l’approche par le business model réside dans sa capacité à identifier les
composantes du fonctionnement d’une entreprise et leurs relations avec les dimensions
organisationnelles, commerciales et financières traditionnelles. Le business model constitue
un niveau intermédiaire d’analyse entre la stratégie d’une entreprise et ses traductions
fonctionnelles, en s’appuyant avant tout sur une promesse de valeur. Il correspond à un
81
niveau « méso » d’analyse de l’entreprise, compris entre les considérations plutôt « macro »
de la stratégie et l’univers « micro » des différentes décisions fonctionnelles. (Hoskisson,
Hitt, Wan, & Yiu, 1999) ont montré que la focalisation du management stratégique sur les
dimensions externes de l’organisation, a amené cette discipline à parfois ignorer ce qu’il se
passait au sein même des organisations. L’approche business model apporte, elle, une vision
davantage dynamique et intégrée des différentes fonctions de l’organisation. Le business
model permet par exemple de prendre conscience de la dimension organisationnelle
derrière un produit ou encore de réfléchir aux ressources et compétences nécessaires à
l’élaboration d’une offre (Warnier, Lecocq, & Demil, 2016).
82
comme toute organisation ou individu qui fournit à l’entreprise focale un revenu et non plus
uniquement comme celle ou celui qui consomme le produit ou service proposé.
La première question que l’on pourrait se poser est : pourquoi n’avons-nous pas
plutôt choisi de parler de stratégie ? La stratégie a tendance à se focaliser davantage sur le
choix des activités ainsi que sur l’acquisition et la préservation d’un avantage concurrentiel
qui produit une performance supérieure à celle des concurrents. L’idée de la stratégie est
généralement plus orientée vers les méthodes permettant de « mieux » faire que les autres
(Lecocq, Demil, & Warnier, 2006). Dans notre cas, l’analyse s’oriente davantage vers les
effets du passage au professionnalisme des clubs en analysant par exemple quels sont leurs
sources de revenus, ou encore quelles sont les charges courantes dans le processus de
gestion d’un club de rugby professionnel. Notre point de vue est davantage basé sur le
caractère opérationnel de la structure, c’est la raison pour laquelle l’approche par le
business model est plus qu’adaptée à notre démarche. N’oublions pas non plus que l’activité
pour l’ensemble des structures du champ, c’est-à-dire les clubs, est la même, il s’agit de la
production du spectacle sportif le plus spectaculaire et donc le plus attractif.
Le risque avec la notion de business model est qu’elle a souvent été utilisée de
manière floue. Cela est susceptible de mener à une certaine forme de confusion. L’approche
souvent adoptée par les managers, consultants ou encore les journalistes consiste
essentiellement à se poser la question de l’origine des revenus, ce que ne fait d’ailleurs pas
clairement la notion de stratégie. De leur côté, les chercheurs qui évoquent le business
model insistent généralement plus sur les questions de combinaisons de ressources, de
compétences et d’organisation des transactions. L’objectif du business model est surtout de
comprendre « comment les ressources mobilisées par une entreprise se transforment en
offre pour les clients et d’analyser comment elle gère sa chaîne de valeur (interne) et son
réseau de valeur (externe), constitué par les multiples partenaires qui participent à l’offre »
(Lecocq, Demil, & Warnier, 2006).
Le business model peut être vu en quelques sortes comme l’ensemble des choix
qu’une entreprise effectue pour générer des revenus et,dans notre cas, pour maintenir une
83
structure compétitive dans son champ. Ces choix portent (Lecocq, Demil, & Warnier, 2006)
sur trois dimensions principales que sont :
- les ressources et compétences mobilisées (qui permettent de proposer une offre)
- l’offre faite aux clients (au sens large)
- l’organisation interne de l’entreprise (chaîne de valeur) et de ses transactions avec
ses partenaires externes (réseau de valeur).
L’objectif d’une telle démarche est d’aboutir directement à la notion de marge en indiquant
si le business model choisi est profitable, et par conséquence soutenable.
Le schéma ci-dessus résume les étapes à travers lesquelles une entreprise, qui définit
son business model, passe. De chacune des étapes découlent des choix ayant des
conséquences sur l’orientation prise par l’entreprise. L’intérêt d’une telle démarche réside
dans le fait que certaines dimensions, habituellement cloisonnées, peuvent être mises en
relation (Lecocq, Demil, & Warnier, 2006).
La valeur heuristique du modèle RCOV est ainsi contenue dans le fait qu’il permet à
l’entrepreneur d’explorer les possibilités de contrôle et d’innovation de son activité. Dans ce
cadre, l’innovation concerne les modifications apportées à chaque composante du business
model de façon relativement indépendante des autres (Warnier, Lecocq, & Demil, 2016).
Cette idée d’interdépendance des composantes est reprise dans la structure du business
model de (Clayton M. Christensen, 2016) : « les interdépendances du business model
84
nécessitent que chacun de composants du modèle soit en accord avec chacun des autres
composants ».
Il est nécessaire, avant de se lancer dans l’analyse détaillée de chacun des composants du
club, de faire un point sur l’objectif poursuivi par un club de rugby. A l’heure actuelle, sur les
14 clubs participant au TOP 14, seuls 6 réalisent un résultat net positif.
Parmi ceux réalisant un résultat net négatif, trois présentent un déficit supérieur à 4
millions d’euros. Cela signifie que chaque année, un des partenaires importants, un sponsor
ou dans la majorité des cas un mécène, va devoir combler le « trou ». Pour certains clubs, il
n’est pas essentiel de présenter des comptes à l’équilibre puisqu’ils disposent de capacités
de financement exceptionnelles, et souvent personnelles, permettant de combler les
56
Voir p. 32
85
manques en cas de besoin. Ceux ne disposant pas de capacité de financement particulière
aussi importante, sont dans l’obligation de constituer des budgets équilibrés les mettant à
l’abri des sanctions de la DNACG en cas d’instabilité financière trop importante.
La première remarque que l’on peut faire ici consiste à dire qu’il existe une très forte
hétérogénéité au sein d’une même compétition, d’un point de vue des différences capacités
de financement des clubs. Certains peuvent accepter des dépenses parfois démesurées dans
l’unique but de créer une structure sportive performante (recrutements et infrastructures)
et d’autres au contraire sont contraints de limiter leurs dépenses s’ils ne veulent pas se
mettre en danger financièrement.
La seconde remarque que l’on peut faire concerne l’objectif poursuivi par les clubs.
Au-delà de la viabilité financière, et non pas la rentabilité (on ne devient pas riche en
présidant un club de rugby), la seule chose qui importe finalement pour la bonne santé et la
réussite du club, ce sont les résultats sportifs. Les propriétaires de clubs cherchent avant
tout l’optimisation de leur performance sportive, sous contrainte, budgétaire plus ou moins
strictes, plutôt que le profit (Sloane, 1971). Il s’agit là un point crucial du champ que l’on
étudie.
86
majoritaires issus d’une part de la billetterie et d’autre part des reversements des droits
télévisuels57 réalisés par la Ligue.
Parmi les compétences émergentes dont disposent les clubs, il faut relever celle de
l’image. Grâce à cette dernière, les clubs ont aujourd’hui recours à des contrats de
partenariat et de sponsoring. (Hertrich & Tribou, 2008) définissent le sponsoring sportif
comme « une technique de communication qui vise à persuader les publics assistant à un
événement sportif d'un lien existant entre cet événement (une équipe ou un individu engagé
dans cet événement) et l'entreprise communicante, afin de faire connaître l'entreprise, ses
produits et ses marques, et d'en récolter les retombées valorisantes en termes d'image ».
Grâce à ce processus, le partenaire d’un club peut bénéficier d’une grande visibilité. Le
sponsoring peut se décliner de deux façons, ceux liant le club à sa localité, ou à des
institutions publiques, et ceux liant le club à une entreprise privée. En associant son nom à
un club sportif, une entreprise, ou la localité, cherche à s'approprier l'image de ce club et,
plus généralement, les valeurs du sport. L’image du club est fondamentale dans le cadre de
cette démarche. Le principe de gestion de l’image se trouve aussi être au centre de la quête
de légitimité des clubs, chère aux théories institutionnalistes sur lesquelles s’appuiera notre
travail par la suite.
57
Toutes les rencontres sont diffusées sur des chaines qui obtiennent les droits de retransmission exclusifs
d’une compétition.
87
Parmi les autres ressources émergentes dont peuvent bénéficier une entreprise, on
retrouve :
- le temps de disponibilité de certains actifs représente également une ressource
exploitable. On peut penser ici à la mise à disposition des installations sportives hors
compétition (appartenant au club ou étant mises à disposition par la commune) pour autre
chose que les matchs (concerts, séminaires ou autres manifestations payantes).
- l’espace publicitaire que représentent les différents supports présents au sein des
infrastructures et les joueurs eux-mêmes. On pense ici aux sponsors maillot mais également
aux démarches de « naming58 » portant sur les stades ou les compétitions (« Top14
Orange »).
Nous avons abordé la première phase de l’analyse business model, c’est-à-dire celle
qui consiste à identifier les ressources et compétences susceptibles de générer des revenus.
Nous allons maintenant nous pencher sur ce qui concerne l’analyse de l’offre de produit et
services. Au sein d’un même secteur ces offres peuvent être extrêmement variées. Les
formes de valorisation de ressources et compétences dépendent largement du secteur
d’activité et de la créativité des dirigeants (Lecocq, Demil, & Warnier, 2006). A ce sujet,
(Warnier, Lecocq, & Demil, 2016) considèrent que la créativité, au sein de l’entreprise,
consiste à produire de nouvelles idées génératrices de valeur concernant l’offre,
l’organisation de l’entreprise mais aussi son insertion dans l’environnement.
58
Le « naming » consiste à donner à une enceinte sportive, le plus souvent un stade, ou à une compétition
sportive le nom d’une marque ou d’une société marraine (en anglais sponsor).
88
Traditionnellement, les entreprises tendent à s’enfermer dans leur cœur de métier et
se réinterrogent peu sur les ressources et compétences qu’elles exploitent et sur la manière
dont elles les exploitent (Lecocq, Demil, & Warnier, 2006). L’élaboration de l’offre de
produits et services doit être l’occasion de déterminer à qui l’entreprise s’adresse et quelles
sont ses relations avec les différents agents de son système de valeur.
Dans un premier temps les clubs se sont donc mis à proposer des offres axées
davantage vers les entreprises en proposant une expérience spectateur que l’on pourrait
qualifier de « premium ». Ces offres, à forte valeur ajoutée, mettent à disposition des loges
avec repas, boissons et accès à la réception des joueurs après le match. Elles disposent, par
ailleurs, de plusieurs avantages. Généralement les entreprises intéressées par ces offres
souscrivent à l’année en début de saison, ce qui assure une partie des revenus du club liés à
la billetterie.
59
Le « scalping » représente les possibilités d'achat de billets au marché noir à l'approche du match ou
aux abords du stade (seule circonstance où le prix joue un rôle important, la demande de billets étant en
temps normal totalement inélastique au prix).
89
Dans un second temps, depuis maintenant une dizaine d’années, les clubs font face à
une baisse de fréquentation de la part des spectateurs, qui ont tendance à préférer le fait de
rester chez eux pour regarder les matchs. Afin d’inverser cette tendance, les clubs ont dû
trouver des moyens d’enrichir l’expérience spectateur, c’est comme cela que sont apparus
les nouveaux stade « connectés »60. L’intérêt de cette démarche repose également sur la
possibilité d’accroitre le « panier moyen » de ce que consomme le spectateur « client »,
lorsqu’il se rend au match.
60
La connectivité se veut être un atout maître dans la mise en place de ces nouveaux « stades connectés ». Wi-fi
gratuit et applications dédiées promettent une expérience enrichie aux spectateurs. Commande de sandwich et
boisson de son siège via des paiements dématérialisés, achat du maillot du buteur du match à la boutique du
club, statistiques en live sur les joueurs, possibilité de revoir les actions de la rencontre sous tous les angles…
90
valeur, c’est-à-dire définir les fonctions qu’elle va assurer et celles qui le seront par ses
partenaires. Cette partie relève du volet organisationnel de l’élaboration du business model.
Les choix d’organisation de l’activité déterminent largement les charges supportées par
l’entreprise mais également les opportunités d’exploitation de compétences et de
ressources émergentes et donc les opportunités de revenus (Warnier, Lecocq, & Demil,
2016).
Source : Auteur
Le schéma qui précède permet d’expliciter les deux composants qui prennent part
dans la construction du business model des clubs, d’un côté nous avons la structure sportive
et de l’autre la structure commerciale. Au sein de ce deuxième composant, les pratiques
varient d’un club à l’autre. Certains clubs, par exemple, externalisent l’intégralité de leur
communication en faisant appel à des entreprises spécialisées en communication. D’autres
91
au contraire, constituent des équipes61 dédiées à la communication au sein même de la
structure. En ce qui concerne la structure sportive, de plus en plus de clubs décident
d’externaliser certains des éléments dédiés à la recherche de la performance de l’équipe. Ils
peuvent par exemple faire appel à des organismes de « codage62 » des matchs, ce qui évite
aux analystes de s’en occuper. D’autres clubs, au contraire, réalisent ce codage
exclusivement en interne. Cela représente des charges plus importantes (moyens humains
et matériels) mais permet de s’appuyer sur des données plus précises que celles
généralement produites par des organismes externes (absence de biais liés à
l’externalisation).
61
Les clubs ont aujourd’hui mis en place des équipes commerciales qui représentent en moyenne 58% des
salaires « hors masse salariale des joueurs » (Chaix, 2015).
62
Les matchs de rugby sont « codés » à la fois individuellement et collectivement. Ces feuilles de codage
contiennent toutes les données relatives aux faits de jeu ayant eu lieu lors d’une rencontre.
92
car les clubs sont généralement dans l’obligation de s’adapter à la demande présente
localement. Certains clubs sont susceptibles de pouvoir proposer des offres de partenariat
« haut de gamme », peu nombreuses, à une demande locale, d’autres clubs au contraire se
trouvent dans l’obligation de proposer des offres plus modestes, en plus grand nombre, afin
de se conformer à la demande des clients potentiels. L’offre de services de clubs présents à
Paris ou Lyon, n’est pas la même que l’offre de services proposés par des clubs présents à
Castres ou à Bayonne, qui disposent de bassins économiques réduits comparés à ceux des
grandes métropoles.
- la structure des revenus générés par l’offre de produits et services.
Il s’agit là d’un élément de première importance. Les entreprises ayant su étoffer leur
portefeuille de clients et multiplier les types d’offre sont a priori moins fragiles que celles qui
s’appuient sur un client ou une offre unique, compte tenu du fait que ce dernier puisse
traverser des crises ou même disparaitre. Par ailleurs l’approche business model a montré
que les choix de répartition des revenus entre les différents types de clientèles déterminent
leurs pouvoirs de négociations respectifs. Enfin, la structure des revenus a des répercussions
au niveau cognitif, que ce soit en interne ou vis-à-vis des clients et partenaires. Ce point une
nouvelle fois est très intéressant puisque parmi les clubs présents au sein de l’élite, tous
n’ont pas eu la même démarche en ce qui concerne la diversification des sources de
revenus. Certains clubs se sont adaptés à leur environnement en s’appuyant sur un tissu de
partenaires présents en nombre localement, et d’autres clubs dépendent essentiellement de
fortunes privées, couramment qualifiée de mécènes, ou « sugar daddy ». Ces propriétaires
de club maximisent leur utilité en investissant en talent sans considération pour sa
contrainte budgétaire (Terrien, Scelles, Maltese, & Durand, 2016) (Terrien, Scelles, &
Durand, 2016).
93
Source : (Ligue Nationale de rugby, 2016)
Le second thème à aborder lors de la réflexion sur les revenus que génère un
business model concerne les modalités de rémunération de l’entreprise (abonnement ou
place à l’unité par exemple). Cette logique de yield management ou d’optimisation de
revenus permet d’accroître le chiffre d’affaires tout en répartissant mieux les ventes sur une
période et en proposant éventuellement des prix plus bas aux clients. La fréquence des
paiements, quant à elle, conditionne largement les flux financiers de la firme. Les clubs ont
grand intérêt à disposer d’une part importante d’abonnés parmi leurs spectateurs. Ces
abonnements permettent d’éviter que les revenus issus de la fréquentation du stade ne
94
s’affaissent en cas de mauvais résultats. Les contrats proposés aux entreprises, ou aux
collectivités, constituent également une source de revenus intéressantes dans la mesure où
ils sont généralement souscrits (et réglés) en début d’exercice. Cette garantie, en termes de
revenus, permet au club de ne plus dépendre exclusivement des résultats sportifs de son
équipe, et de ses effets sur la fréquentation du stade. En ce qui concerne les reversements
de la Ligue (portant sur les droits TV), ils sont effectués selon un principe de méritocratie.
Les mieux classés, à l’issue de la saison, disposent d’une plus grande dotation pour la saison
suivante tandis que les moins bien classés en disposent d’une moins importante. Le schéma
portant sur les produits d’exploitation des clubs (annexe numéro 4) nous permet d’affirmer
que le duo revenus sponsoring – reversement droit LNR représente la majorité des revenus
exploitables des clubs. Les subventions63 représentent en moyenne moins de 10% des
budgets de clubs tandis que les recettes associées aux matchs représentent souvent moins
de 20%.
63
Le championnat Top14 est aujourd’hui loin du poids économique du football (L1), mais il dispose
néanmoins d’une sérieuse avance sur les autres ligues sportives du territoire (Terrien, Scelles, & Durand,
L'ouverture de la Ligue Nationnale de rugby, 2015), à tel point que les subventions ne représentent plus qu’un
poste de recette « marginal ».
95
(Source : Rapport DNACG 2016)
Toute tentative de générer des revenus a un coût. Développer une nouvelle offre ou
cibler de nouveaux clients entraînent en effet des charges pour l’acquisition et la mise en
œuvre des ressources et compétences nécessaires. Le problème n’est cependant pas
uniquement le volume de charges généré par l’accroissement de revenus mais aussi la
nature fixe ou variable de ces charges. Les choix effectués lors de l’établissement du
business model impacte naturellement la structure des charges de l’entreprise du fait de
l’organisation interne et des transactions avec les partenaires (réseau de valeur) qu’ils
induisent (Warnier, Lecocq, & Demil, 2016). Certaines modalités d’organisation permettent
de réduire les charges et améliorent de ce fait l’efficience de l’entreprise. Le dirigeant doit
également garder à l’esprit qu’au-delà des charges liées à une organisation adaptée au
business model, la simple augmentation du volume des revenus a généralement des
répercussions sur les besoins financiers et notamment sur le besoin en fonds de roulement
de l’entreprise.
96
Source : (Ligue Nationale de rugby, 2016)
97
place d’infrastructures permettant de générer davantage de revenus : les fameux « stades
connectés64 ».
La définition du business model des clubs que l’on vient de faire présente de
nombreux avantages, néanmoins il existe un nombre important de critiques que l’on peut
faire à son encontre, nous les exposerons dans la partie qui suit.
Tandis que les budgets des principaux clubs de l’élite atteignent de nouveaux
sommets, ces clubs sont « de plus en plus présidés par des investisseurs privés non issus du
sérail » (Cormier & Surrullo, 2013). La conséquence de l’arrivée de ces investisseurs privés
impacte fortement les stratégies mises en place par les clubs concernés. Des clubs qui
jusqu’à présent investissaient à long terme sur le développement et la formation de joueurs
issus du club se voient obligés aujourd’hui, de part un besoin de résultat immédiat, de faire
appel aux services de joueurs étrangers confirmés pour servir le club dans sa quête de
résultats sportifs immédiat. Pierre Villepreux nous dit que « Les équipes ne se sont plus
construites logiquement derrière une identité, derrière un club qui amenait ses jeunes joueurs
à rentrer progressivement dans l’équipe première, mais se sont constituées derrière
l’investissement d’un budget pour le recrutement de joueurs venus de l’extérieur » dans
(Cormier & Surrullo, 2013). Cela intègre par le même fait une nouvelle idée : celle qui veut
que l’on doive gagner parce que les gens qui investissent ne le font pas à perte, ou tentent
de minimiser ces pertes. Pierre Villepreux renchérit dans (Cormier & Surrullo, 2013)
« L’évolution est passée par la prise de pouvoir non plus du jeu, mais de l’argent ». Même si
certains des clubs s’appuient de manière structurelle sur leur mécènes et/ou actionnaire
(Chaix, 2015), d’autres néanmoins continuent de proposer des modèles de développement
innovant qui reprennent les stratégies que l’on a abordées dans cette partie.
64
voir Chapitre 5.
98
théoriquement d’améliorer l’équilibre compétitif au détriment d’un équilibre « Pareto
optimal » (Késenne, 2000). Contre toutes attentes, le système de salary cap a engendré
l’arrivée massive de stars mondiale dans le championnat. En effet le salary cap français est
plus de deux fois supérieur à celui des autres championnats, ce qui a naturellement eu pour
effet d’attirer les « stars » étrangères venues accéder à des salaires plus importants en
France que dans leur championnat respectif. La conséquence de l’arrivée de ces joueurs a
d’abord été d’avoir mis sur la touche les joueurs français prétendants aux places dans les
meilleurs clubs, ce qui a eu un impact direct sur le niveau général de l’Équipe de France.
N’oublions pas de préciser que la présence de ces joueurs stars a néanmoins bénéficié à
l’ensemble de la ligue (Hausman & Leonard, 1997), et aux clubs dans lesquels ils ont pu
évoluer en renforçant l’attractivité du championnat. L’arrivée de ces joueurs dans les clubs
français a permis de faire la promotion d’un championnat faisant évoluer tous les week-ends
quelques-uns des meilleurs joueurs au Monde.
99
territoire), dans le but de rendre le spectacle produit plus attractif, du fait d’une plus grande
homogénéité et d’un résultat plus incertain65.
65
Il est également utile de préciser qu’un sport de combat comme celui du rugby, en se professionnalisant,
a mis de côté la possibilité de rencontrer des équipes de divisions deux ou trois fois inférieurs. Cela n’aurait
aucun intérêt sportif, du fait de la forme du jeu, des écarts de niveau et même du caractère dangereux de
telles oppositions. Au contraire, le foot voit chaque année au cours de la Coupe de France des équipes de
divisions différente s’affronter ce qui est aujourd’hui tout à fait impossible au rugby.
66
Technologies de l’information et de la communication.
100
professionnalisation sur la performance sportive ? Comment est-ce qu’on devient plus
performant ? Comment se représente-t-on la performance ? Est-ce la victoire ? La
régularité ? L’obtention de titre ? Quelle compétence avons-nous besoin de mettre en
place ?
La performance des équipes est intimement liée à leur besoin de résultats sportifs,
notamment dans l’optique d’obtention de titres ou simplement de maintien. La question qui
se pose ici est de savoir si une équipe qui obtient de bons résultats est une équipe qui
produit du « spectacle ».
101
Même si l’importance des résultats dans le processus de performance du club, même
si ces résultats peuvent être essentiels dans le cadre de sa survie (en cas de lutte pour le
maintien), la plus grande interrogation qui se dresse devant nous porte sur les moyens
susceptibles d’accroitre la performance sportive d’un club, sans considération pour le fait
que le jeu produit se doive d’être attractif. La tendance actuelle, grâce à l’évolution des
règles notamment, mène à penser qu’une équipe qui gagne est une équipe qui suscite
l’adhésion. La vraie question porte donc davantage sur les moyens qui mènent à la victoire.
(Andreff & Bourg, 2006) ont mis en lumière l’existence d’une importante corrélation
entre le budget des clubs et les résultats sportifs obtenus. On pourrait expliquer cette
dernière à travers les initiatives que les clubs ont mises en place dans le but de parvenir à
une optimisation à la fois individuelle et collective des performances de l’équipe. Il
semblerait, compte tenu de la corrélation que l’on vient de citer, que les clubs disposant de
plus de moyens soient également les plus performants. Comment est-ce que l’on peut
expliquer cela ? Comment est-ce qu’un club décide d’investir l’argent dont il dispose ? Dans
un premier temps, les réflexes ont été de constituer des effectifs avec les joueurs disposant
d’une plus grande valeur sportive, et donc logiquement financière (selon la loi du marché
des joueurs). « En France, l’irruption d’argent dans le Top14, la compétition majeure, a
autorisé les clubs les plus riches à rechercher les résultats dans le court terme en construisant
des collectifs de stars. Le recrutement de joueurs étrangers s’est imposé progressivement au
détriment de la formation en interne » (Villepreux & Best, 2015). On arrive depuis quelques
années à une saturation de ce système. Ce phénomène de saturation n’est pas forcément dû
aux effets du plafonnement de la masse salariale par la LNR, le « salary cap », mais plutôt
simplement à la saturation et l’homogénéisation des joueurs sur le marché. Le nombre de
joueurs de très haut niveau disponibles a grandement augmenté du fait notamment d’un
marché à présent totalement mondialisé67.
67
Depuis l'arrêt Bosman de la Cour de justice des Communautés européennes (1995), la mobilité nationale et
internationale des joueurs est totale. En contrepartie, les meilleurs joueurs se concentrent dans les clubs les plus
riches, majoritairement en France (Racing, Toulon, Montpellier...).
102
En réaction à cette saturation, les clubs ont donc entrepris de constituer de véritables
« équipes d’entraîneurs » de plus en plus qualifiées et spécialisées, tant d’un point de vue
stratégique que technique. Ils se sont aperçus qu’il ne suffisait plus d’avoir des grands
joueurs, il fallait également les accompagner et leur fournir le meilleur accompagnement
possible, la priorité étant de créer une équipe susceptible de jouer ensemble au meilleur
niveau, collectivement (Sedeaud, et al., 2017). On a donc gagné en détails, et en précision,
sur chacun des secteurs sportifs accompagnant les joueurs tout au long d’une saison. Les
équipes d’entraîneurs se sont étoffées. La préparation physique se partage aujourd’hui entre
spécialistes de musculation, de préparation athlétique, d’assouplissement, de
réathlétisation, d’un préparateur mental et bien souvent d’un diététicien. L’équipe n’est plus
gérée par un ou deux entraîneurs comme cela pouvait être le cas il y a encore une dizaine
d’année mais plutôt par un manager, assisté par un responsable des avants, un responsable
de la touche, un responsable de la mêlée, un responsable des arrières, un responsable du
jeu au pied, un responsable des « skills68 », des analystes vidéo… la liste n’est pas exhaustive.
Depuis un peu plus de 20 ans, l’élite du rugby français n’a eu de cesse de vouloir
comprendre comment produire « plus de performance ». Certes la question du caractère
spectaculaire de la pratique à un niveau professionnel se pose régulièrement, néanmoins les
clubs ont avant tout besoin d’être capable de produire une performance « qui gagne »
68
Ensemble des gammes techniques du joueur
103
puisque sans cette dernière un club sera systématiquement rattrapé par l’institution du
classement et donc la rétrogradation vers les niveaux inférieurs. Il est très important
d’insister sur ce point. Le club, lui, se soumet à la règle, tant statutaire, financière que
sportive. En ce qui concerne les règles du « jeu », le club n’a d’autres moyens que de se
soumettre en faisant preuve d’adaptation à l’évolutions de ces dernières.
C’est ici que réside l’importance de l’évolution des règles du jeu de rugby. C’est grâce
à l’établissement de ces règles, et leurs modifications, que les organes institutionnels de
régulation (World Rugby essentiellement) peuvent faire évoluer le jeu vers un spectacle
attractif et divertissant, en tentant par exemple de réduire le nombre de phase de jeu
statique disposant de peu d’intérêt. Toute l’économie du rugby hexagonal, mais aussi
mondial, en dépend. Il est primordial de souligner la responsabilité des instances de contrôle
sur ce point. « Le législateur a toujours cherché, en modifiant régulièrement les règles, à
rendre le jeu plus « vivant », plus dynamique, et plus « en mouvement » (Moles, 1998). Il est
aberrant de penser qu’un club professionnel, soumis à la pression du résultat, puisse
pratiquer un jeu essentiellement « divertissant » de son propre gré. La priorité d’un club
professionnel, évoluant dans un système de montée et de descente, sera avant tout de
gagner. Les considérations esthétiques passeront toujours en seconde position tant les
résultats comptables occupent une place importante dans la stratégie sportive mise en place
par le club.
Il nous faut maintenant revenir aux acteurs placés au centre de toutes les attentions :
les joueurs. Ils sont directement impactés par ces obligations de résultats, ce qui est tout de
même contradictoire lorsque l’on sait qu’à l’issue d’un match, une équipe gagne et l’autre
perd. On demande aux joueurs de fournir des performances individuelles sans cesse plus
élevées, en contrepartie leur salaires connaissent une croissance sans précédent. Par ailleurs
ces demandes combinées de résultats et de performance sont propices au développement
de dérives telles que le dopage ou la tricherie. « Le joueur professionnel moderne est
obéissant, il joue au rugby et il ne s’occupe plus que de ça » (Villepreux & Best, 2015). Il est
de plus en plus guidé dans sa pratique par une hiérarchie qui souhaite pouvoir tout
contrôler. L’idée de développement personnel du joueur, l’idée d’accomplissement collectif
ou encore l’idée simple et originelle de camaraderie du rugby ont l’air d’avoir été mises de
104
côté depuis longtemps, pour laisser la place à une course effrénée vers la reconnaissance, et
les salaires qui vont avec (Villepreux & Best, 2015).
La loi du marché, par l’intermédiaire des agents sportifs, associée à la croissance des
budgets des clubs, a entraîné depuis quelques années une vraie « flambée » des salaires des
joueurs, et des entraîneurs69. Les joueurs sont par ailleurs totalement intégrés à la démarche
commerciale du club. Les joueurs servent souvent de faire valoir dans les initiatives de
promotions des clubs auprès des supporters et des partenaires, mais également auprès des
marques qui peuvent s’associer au joueur dans un cadre de mise à disposition d’image
individuelle. Les joueurs ne sont donc plus exclusivement des joueurs, ils sont aujourd’hui
des acteurs à part entière d’un système, basé sur le socle de la performance sportive, qui fait
également appel à eux dans un cadre de promotion d’image.
69
Cette tendance tend à se ralentir au profit notamment de l’investissement que les clubs sont
susceptibles de faire dans des infrastructures et des processus d’entraînement plus élaborés.
105
Source : auteur
La suite de notre travail d’analyse portera sur les moyens susceptibles d’améliorer le
modèle de production, sportif ou commercial, et donc indirectement la source de revenus
qui en découle pour les clubs.
106
Chapitre 3 : Cadre théorique – Des théories
pour comprendre l’adoption et de
l’appropriation
« Pourquoi les clubs de rugby professionnel adoptent-ils des outils
technologiques et comment les acteurs se les approprient-ils ? »
Dans cette partie la notion de système d’information70 sera centrale. Elle permet de
regrouper à la fois l’usage des outils technologiques rendant possible le monitoring mais
aussi toutes les procédures visant à traiter et stocker les données dans le but de permettre à
l’organisation d’exploiter au mieux l’environnement dans lequel elle se trouve.
L’introduction des SI au sein des clubs professionnels de rugby semble, par ailleurs, être une
conséquence directe de l’agrandissement des équipes d’experts présentes au sein du club.
Ces systèmes d’information ont pour objectif de permettre une acquisition, un traitement,
souvent automatisé, une gestion de l’information à plus grande échelle et un partage facilité
auprès des parties prenantes (membres de l’encadrement et joueurs). Dans ce cadre, le
processus d’appropriation de la technologie est déterminant puisque le système
d’information n’existe que si les logiciels, les bases de données et tous les éléments relatifs
au SI deviennent des éléments de routine des acteurs (De Vaujany, 2009).
Même si les acteurs sont au centre du phénomène que l’on étudie, le premier niveau
de notre analyse portera sur le phénomène d’intégration des technologies. Pour mener à
bien ce premier volet de notre analyse nous nous intéresserons au champ institutionnel
susceptible d’induire des phénomènes d’isomorphisme au sein des unités qui le constituent,
autrement dit les clubs. Ce n’est que dans un second temps nous nous intéresserons aux aux
organisations et aux acteurs qui la composent. Ces derniers sont constamment face à des
70
Pour (Reix, Fallery, Kalika, & Rowe, 2011) « une système d’information est un système d’acteurs sociaux
qui mémorise et transforme des représentations via des technologies de l’information et des modes
opératoires ».
107
problèmes décisionnels précis. L’enjeu de l’appropriation du SI rentre directement dans le
cadre de la prise de décision de l’individu.
Nous décrirons dans les chapitre qui suivent les processus amenant les technologies à
être intégrées aux deux grands domaines que sont : la recherche de performance sportive et
la maximisation des sources de revenus associée à la production de spectacles. Il est
nécessaire à ce stade de notre travail de préciser que les processus liés d’adoption et
d’appropriation des technologies ne seront analysés que dans le cadre de la partie sportive
de la structure-club. Nous avons fait ce choix puisque l’objectif final de ce travail est
d’analyser l’effet que peuvent avoir les technologies sur le processus de gestion de la
performance sportive exclusivement. Nous avons choisi de concentrer nos efforts sur
l’obtention de données relatives aux comportements des acteurs de la partie sportive
exclusivement.
Pour revenir aux processus liés d’adoption, d’assimilation mais aussi et surtout
d’appropriation, il est nécessaire de définir un peu mieux la distinction qui existe entre ces
termes. L’adoption correspond avant tout à la volonté d’une organisation de mettre à
disposition un SI auprès des acteurs. A aucun moment cela ne prend en compte l’idée
d’acceptation finale, ou de rejet, de l’outil par l’individu. La décision d’acquérir une
technologie, par les décideurs au sein d’une organisation, peut être quasiment instantanée,
71
Généralement inconscients, ils peuvent conduire à des erreurs de perception, de raisonnements, d'évaluation,
d'interprétation logique, de jugement, d'attention et donc à des décisions inadaptées. Le biais a un caractère
systématique et ne doit donc pas être confondu avec l'erreur qui est aléatoire. Dans le domaine du rugby, le biais
cognitif peut par exemple consister à juger un joueur sur son apparence (imposant et athlétique) sans pour
autant tenir compte de sa performance réelle qui peut être objectivée à l’aide d’outils de monitoring.
108
mais l’assimilation par les membre de cette organisation, et l’appropriation, peuvent
prendre autrement plus de temps.
L’objectif essentiel de notre travail est de parvenir à porter un regard objectif sur les
processus d’adoption, mais aussi d’appropriation, des SI par les acteurs présents au sein de
la branche « production de performance sportive » des clubs de l’élite en France. L’adoption
correspond en général à l’idée que la technologie est mise à disposition des utilisateurs,
tandis que l’appropriation correspond au processus par lequel une technologie est rendue
propre à un usage par l’individu, ou le groupe, auquel il appartient (De Vaujany, 2009). Le
concept d’intégration, qui précède l’adoption, et de diffusion, qui succède à l’appropriation
seront traité de manière secondaire.
Au sujet du processus d’appropriation finale des technologies, (Kwon & Zmud, 1987)
ont isolé 5 variables de contexte : les caractéristiques individuelles de l’utilisateur et de sa
communauté d’appartenance (formation, éducation, degré de résistance au changement),
les principaux traits de l’organisation (degré de spécialisation, centralisation et
formalisation), la nature de la technologie (complexité et compatibilité de la technologie),
les caractéristiques de la tâche (incertitude autonomie, responsabilité, variété) et les
caractéristiques de l’environnement organisationnel (incertitude et surtout interdépendance
organisationnelle).
72
“The nature and extent of institutional complexity faced by organizations is fundamentally shaped by
the structure of the organizational fields within which they are located”
109
C’est en nous basant sur ces travaux, que nous avons choisi de mobiliser différents
niveaux d’analyse. Ils porteront successivement sur le champ institutionnel, sur les
organisations et finalement sur les acteurs. Ce sont ces différents niveaux d’analyse qui nous
ont permis d’articuler notre réflexion autour de trois hypothèses distinctes. Ce sont ces trois
hypothèses qui, au terme de notre étude, permettront d’obtenir une meilleure connaissance
des phénomènes liés d’adoption et d’appropriation des technologies au sein des clubs du
Top 14.
73
L’isomorphisme correspond à la tendance qu’ont les organisations d’un champ, ou d’un secteur, à finir
par se ressembler.
110
Vaujany, 2009). La théorie néo-institutionnelle a par ailleurs été largement utilisée pour
comprendre l'adoption et la diffusion de pratiques au sein des organisations (Greenwood,
Hinings, & Whetten, 2014).
A partir du moment où des croyances spécifiques sont partagées par des acteurs, ces
acteurs, à la fois consciemment et inconsciemment, semblent répandre et transmettre ces
idées dans leur environnement. Les acteurs, ne pouvant souvent pas concevoir d’autres
alternatives, utilisent les mythes rationnels existants correspondant à leur situation afin de
74
“Why there is such startling homogeneity of organizational forms and practices?” (DiMaggio & Powell,
1983)
75
“Isomorphism refers to the constraining process that forces one unit in a population to resemble other
units that face the same set of environmental conditions”
111
structurer mais surtout afin de justifier leurs actions (DiMaggio P. , 1988). On met ainsi le
doigt sur un thème central : les individus sont systématiquement à la recherche de
légitimité. Pour gagner cette légitimité, les organisations inventent des mythes sur elles-
mêmes, s’adonnent à des activités symboliques et créent des histoires, ce qui participe à
leur survie et à leur propre institutionnalisation (Huault, 2009). En conséquence, les
organisations n’adoptent pas nécessairement les pratiques les plus appropriées aux
exigences économiques du moment, mais celles qui apparaissent les mieux acceptées
socialement.
76
Une approche méso-économique repose sur l'étude d'ensembles d'agents économiques.
112
ainsi pour intérêt de mettre l'accent sur les vertus d'une unité d'analyse, qui, au-delà du seul
marché économique, permet de considérer l'ensemble des organisations formant un
système.
(DiMaggio & Powell, 1983) défendent l’idée centrale qu’ « en raison de l'incertitude
dans laquelle se trouvent les organisations, elles tendent à devenir isomorphes ». En allant
plus loin, ils déclarent surtout que « cela se produit par le mimétisme, la coercition ou les
pressions normatives77 ». Trois facteurs principaux d’isomorphisme sont ainsi mis en
évidence (Rousselière & Bouchard, 2010) :
- l’isomorphisme coercitif lié à la pression exercée par les autres organisations ou
l’Etat. Il est le résultat de pressions formelles et informelles exercées par les organisations,
parfois dépendantes, les unes des autres.
- l’isomorphisme normatif lié principalement à la professionnalisation de la main-
d’œuvre.
- l’isomorphisme mimétique lié aux comportements d’imitation d’une organisation
faisant face à de l’incertitude et qui dans cette situation se réfère au modèle d’organisation
qui lui parait réussir.
77
“Because of uncertainty, the new institutionalists argue that organizations in fields tend to become
isomorphic. This occurs through mimicry, coercion, or normative pressures”
113
Avec la professionnalisation, les organisations sportives, ou clubs qui étaient jusque-
là amateurs, ont de plus en plus été remplacées par des structures dites professionnelles. Ce
que l’on entend par professionnalisation des membres des clubs réside dans la définition de
postes formels tels que manager, directeur sportif, directeur administratif, directeur du
marketing, directeur technique, directeur de la préparation physique, c’est-à-dire des postes
qui nécessitent tous des compétences particulières acquises lors de cursus de formation
formels (diplômes universitaires) ou informels (expérience personnelle). Il est intéressant de
constater que l’organisation traditionnelle d’un club sportif amateur consiste en une
organisation constituée de volontaires et gérée de manière relativement informelle avec
l’aide ponctuelle de professionnels. A l’inverse la structure actuelle des clubs professionnels
est organisée autour d’une ligne bureaucratique contrôlée par des professionnels faisant
ponctuellement appel à des volontaires.
114
L’isomorphisme coercitif est celui qu’impose un tiers78 sur les unités d’un secteur
(Huault, 2009). Il est le résultat de pressions tout autant formelles qu’informelles exercées
par les institutions, ou par les autres organisations appartenant au champ. Dans cette
perspective, la définition de nouvelles règles sont susceptibles d’encourager le changement
organisationnel, qu’elles portent sur le jeu en lui-même ou simplement sur les organisations
- clubs. Un exemple pourrait être la promulgation de nouvelles règlementations
environnementales qui contraint les organisations à innover, ou dans notre cas, l’obligation
de respect de mesure telles que le « Salary Cap79 » ou encore la réglementation JIFF80.
Les règles dominantes, dictées par une société ou un État, finissent souvent par
façonner les structures organisationnelles et les pratiques en vigueur du champ en question
(Meyer, J., & Hannan, 1979). (Scott R. W., 1998) Énonce qu’en « incorporant des règles
institutionnelles au sein de leur propres structures, les organisations deviennent plus
homogènes, plus semblables dans leur structure, et cela au fil du temps81». La particularité
de cette forme d’isomorphisme est que la coercition peut également être plus subtile et
passer par l’adoption de rituels informels, toujours dans une quête de légitimité de la part
des acteurs82.
78
Généralement l’État, une fédération ou même un leader du marché.
79
Voir page 30.
80
Voir page 45.
81
“By incorporating institutional rules within their own structures, organizations become more homogeneous,
more similar in structure, over time”.
82
Notons que la présence de rituels informels nous a grandement orienté et conforté dans le choix d’une
méthodologie de recherche qualitative.
115
diffusent. De tels mécanismes de diffusion entraînent la présence d’individus presque
parfaitement interchangeables réagissant de manière souvent identique, quels que soient
les contextes et les situations. Dans le domaine que l’on étudie on pense directement à la
mobilité des entraîneurs au sein des effectifs du championnat étudié ou encore à celle des
joueurs qui lors de leur carrière évoluent en moyenne dans au moins trois clubs différents.
Cette mobilité semble avoir un impact fort sur la diffusion des pratiques, notamment en ce
qui concerne l’utilisation des technologies.
Les théoriciens institutionnels tels que (Meyer & Rowan, 1977), (DiMaggio & Powell,
1983) ou encore (Zucker, 1987) suggèrent que les organisations sont influencées par des
pressions d’ordre normatif auxquelles elles doivent se conformer. Ces pressions émanent
souvent indirectement de la présence d’état ou d’autres organes de régulation. Le fait de se
conformer à ces pressions aboutit souvent à faire changer les arrangements structurels des
organisations en les amenant à devenir isomorphes avec les attentes prescrites
institutionnellement (Slack & Hinings, 1994). Par ailleurs, l’institutionnalisation, rappelons-le,
se réfère au processus par lequel les composants d’une organisation formelle deviennent
considérés comme adoptés et nécessaires. L’adoption de ces éléments servent justement à
légitimer l’organisation au sein de son environnement institutionnel (Tolbert & Zucker,
1983).
116
professionnalisation d’un champ entraîne ainsi une forme d’uniformité et la reproduction de
modèle similaire à travers notamment des pratiques partagées par tous.
Le concept d’isomorphisme mimétique est celui qui a le plus été repris, utilisé et
diffusé dans les travaux en sciences sociales et en management (Mizruchi & Fein, 1999). Il
résulte généralement de la situation d’incertitude dans laquelle se trouve les acteurs (De
Vaujany, 2009). N’ayant aucune certitude sur les « bons choix » à réaliser, les concurrents
d’un même champ s’observent les uns les autres et se copient mutuellement, avec une
préférence pour la copie du comportement de ceux étant perçus comme étant des leaders.
Ce type d’isomorphisme est marqué par « l’idée forte de ne pas vouloir manquer le train83 »
qui est défendu par les acteurs d’un champ lorsqu’on aborde l’introduction de nouvelles
pratiques managériales (De Vaujany, 2009).
Déjà avant DiMaggio et Powell, (Meyer & Rowan, 1977) avaient noté que rien ne
valait la répétition de comportement qui par le passé ont été perçus comme étant
performants par le « marché ». Le mimétisme semble être le processus qui est censé
engendrer des solutions efficaces à moindre coût pour les individus appartenant au champ
(Huault, 2009). Dans le cas de problèmes dont les causes paraissent obscures ou les
solutions inconnues, les organisations d’un champ ont une tendance forte à manifester des
comportements associés à du mimétisme. Cela consiste à copier les comportements
facilement identifiables, ou les plus répandus au sein des organisations, et paraissant les plus
légitimes. Le processus de sélection de l’innovation est plus souvent guidé par ce type
d’isomorphisme que par la recherche d’amélioration des performances. Ce processus
d’imitation tend parfois à être inconscient tant la multiplication du recours à l’intervention
de consultants extérieurs est répandue (Huault, 2009).
83
Idée très régulièrement reprise lorsque l’on a réalisé les entretiens.
117
benchmarking, puisqu’il consiste à s’inspirer des autres et à se comparer aux concurrents,
peut être appréhendé comme l’institutionnalisation d’un processus mimétique.
118
gouvernements et les autres acteurs du domaine. Cela produit l'homogénéité du champ en
termes de structures organisationnelles, d'objectifs et de logiques d'acteurs importants à
travers des processus mimétiques84 »
Le rythme auquel a lieu le changement isomorphique a été soulevé par (Oliver, 1988)
qui suggère qu’un délai raisonnable de réalisation du phénomène ne pourra être réellement
défini qu’en réalisant de manière répétée l’étude des processus isomorphique en question
et celui sur une période large (plusieurs années) et sur une population diversifiée. (Oliver,
1991) partant du constat que l’acteur qui subit des pressions institutionnelles tend à s’y
soumettre, émet l’idée que les organisations peuvent « négocier » les termes de cette
conformité. C’est ainsi que l’organisation, en réponses aux pressions institutionnelles, peut
adopter différents comportements stratégiques. Ces derniers peuvent aller d’un
comportement passif de soumission à un comportement actif de résistance aux pressions
institutionnelles. Ces réponses d’ordre stratégique correspondent à des postures
d’acquiescement, de compromis, d’évitement, de défiance ou encore de manipulation de la
part des organisations. Le tableau suivant dresse une typologie des réponses stratégiques
possibles et formalisent les tactiques possibles de chaque stratégie.
84
“The cultural view accepts the argument that social life is murky. Interpretations are available from a
number of legitimating sources; the professions, governments, and other actors in the field. This produces
field homogeneity in terms of organizational structures, goals, and the rationales of important actors
through mimetic processes”
119
Source : (Oliver, 1991)
Dans ce cadre, il est désormais possible de comprendre comment une organisation
est en mesure de négocier les termes de sa conformité quant aux pressions institutionnelles
dont elle est la cible. Les institutions apparaissent ainsi à la fois contraignantes et
habilitantes dans la mesure où l’acteur peut se jouer des institutions jusqu’à les transformer
(Battilana, Leca, & Boxenbaum, 2009).
Les travaux plus récents de DiMaggio et Powell (DiMaggio P. , 1988) (Powell, 1991)
sensibles à la critique qui est traditionnellement adressée au sujet de la non-considération
de l’intentionnalité du décideur, semblent être plus adaptés à une appréhension
managériale des processus organisationnels. La démarche de (Oliver, 1991), qui s’appuie sur
la contribution de DiMaggio et Powell, vise précisément à instiller plus de volontarisme dans
l'analyse institutionnaliste. L’idée défendue est celle que la prégnance des institutions
n'exclut pas le volontarisme. (Lounsbury, 2008) formule la critique suivante : « Les
chercheurs institutionnels ont suggéré que les modèles de l’institution et du changement
reposent trop lourdement sur le "mimétisme irrationnel et la stabilité" et devraient être
amendés pour inclure un "nouvel accent sur la rationalité institutionnelle et la lutte pour le
120
changement continu85 ». Dans la même logique, (DiMaggio P. , 1988) a reconnu les limites de
cette approche en convenant que le comportement mimétique des individus devrait tenir
compte du fait de savoir si leur champ d'action est déjà constitué ou s’il est en train de se
constituer. Dans le cas de champ émergent, il défend l'existence d'entrepreneurs
institutionnels, de dirigeants visionnaires capables d'articuler une nouvelle façon de
produire des résultats fructueux, sans pour autant se baser sur les autres acteurs du champ.
85
“Institutional scholars have suggested that institutional and field change models have relied too heavily
on “arational mimicry and stability” and should be amended to include a “new emphases on institutional
rationality and ongoing struggle and change”
121
HYPOTHÈSE 1 : Le phénomène d’isomorphisme, sous différentes formes
(mimétisme, contraintes normatives et coercitives) constitue un facteur
déterminant du processus d’adoption des technologies par les clubs
appartenant au champ institutionnel du Top 14, notamment lorsqu’il est
question des outils dédiés à l’optimisation de la performance sportive.
Les études menées par (Lawrence & Lorsch, 1967)86 et par le Groupe d’Ashton (Pugh
D. , 1981) sont à l’origine de la création du concept de contingence. En s’intéressant, du
point de vue du développement organisationnel, aux relations entre structure et
performance, Lawrence et Lorsch, dans leur ouvrage Organization and Environment,
énoncent les fondements de la théorie de la contingence structurelle. Elle défend l’idée qu’il
n’existe pas de forme organisationnelle unique assurant la performance à toutes les
entreprises, one best way, mais plutôt que la structure optimale varie en accord avec
certains facteurs, qu’ils appelleront facteurs de contingence (Milano, 2002).
Déjà à la fin des années 1950, les travaux de (Woodward, 1958) (Woodward, 1965),
émettent l’hypothèse que la structure de l’organisation puisse être intimement liée aux
techniques de production utilisées. Dans Organization and Environment (Lawrence & Lorsch,
1967) approfondissent le raisonnement de Woodward puisque la question de l’adaptation
des structures et styles de management aux caractéristiques de l’environnement prédomine.
Les travaux de Woodward puis de Lawrence et Lorsch marquent ainsi un coup d’arrêt à
l’idée de one best way (Brech, 1957). Cette idée, soutenue par l’école classique de
86
Même si les travaux sur lesquels s’appuient cette partie théorique peuvent paraître anciens à l’heure
actuelle nous avons estimé que leur application au sujet que nous étudions est tout à fait appropriée. En
conséquence, nous avons accordé une attention particulière aux critiques formulées à l’égard de ces
théories.
122
management dans les années 50, s’intéressait au seul et unique meilleur moyen de gérer et
d’organiser l’entreprise dans le but d’atteindre la meilleure performance.
Dans la même ligne de pensée, (Chandler, 1962) déclare, à travers ses recherches,
que la structure découle et résulte des décisions stratégiques prises au sein de
l’organisation. Ces dernières proviennent généralement des modifications de
l’environnement auxquelles doivent s’adapter les décideurs et qui viennent par exemple
contraindre les outils utilisés par les membres de l’organisation. Le choix de structure est
donc indirectement impacté par l’environnement dans lequel elle se trouve (Milano, 2002).
87
En référence à l’Université du Royaume-Uni.
123
- L’environnement (Burns & Stalker, 1961) (Lawrence & Lorsch, 1967)
- La technologie (Woodward, 1958) (Woodward, 1965)
- La taille de l’organisation (Pugh D. S., et al., 1963) (Pugh D. S., Hickson, Hinings, &
Turner, 1969)
- La stratégie (Chandler, 1962).
Tous ces travaux ont permis de définir le concept central de « fit » qui appuie la
notion d’adaptation, ou de cohérence, et qui était jusque-là inexistant dans le management.
La théorie de la contingence stipule que les organisations adaptent leur structure afin de
passer de l’inadaptation - « misfit » - qui a pour conséquence de mauvaises performances, à
l’adaptation – « fit » - garante de haute performance et d’efficacité (Milano, 2002). C’est
ainsi que les changements structurels sont la conséquence de variations de l’environnement.
Un environnement changeant obligerait l’organisation à constamment s’adapter afin de
tendre à une meilleure performance tout au long de son évolution. Une nouvelle fois, l’idée
de one best way, ou structure organisationnelle optimale, est remise en question par les
fondements de la théorie de la contingence. L’idée de contingence a permis de fixer la base
du concept selon lequel il est désormais possible de créer et de gérer des organisations en
fonction des objectifs que l’on souhaite atteindre et en fonction de l’environnement dans
lequel on se trouve.
124
2.1 La différenciation ou les besoins en spécialisation
Lorsque l’on s’intéresse à la théorie de la contingence structurelle de manière plus
détaillée, un concept clé ressort presque instantanément : la différenciation
organisationnelle. Dans leur travaux (Lawrence & Lorsch, 1967), ont souligné l’importance
de ne pas considérer l’environnement dans sa globalité mais plutôt de distinguer différents
facteurs de ce dernier, parmi eux : la connaissance scientifique, le marché et les facteurs de
nature technico-économique. Il semblerait ainsi que le mode d’organisation soit déterminé
par le fait que chaque unité de l’entreprise entretienne des relations particulières avec
l’environnement (Milano, 2002). La différenciation organisationnelle se définit alors comme
« les différences d’attitudes et de comportements, et non uniquement le simple fait du
fractionnement et de la spécialisation » au sein de l’organisation (Lawrence & Lorsch, 1986).
2.2 L’intégration
Le problème de la différenciation réside dans le fait qu’elle ait tendance à rendre la
communication plus difficile et qu’elle puisse entraîner un cloisonnement de l’organisation.
Les problèmes stratégiques que va rencontrer l’entreprise ne peuvent être résolus que si les
différentes unités différenciées parviennent à collaborer hors « plus une entreprise est
différenciée, plus il est difficile de faire collaborer ses unités » (Milano, 2002). Des conflits
d’intérêt ou d’opinion existant entre les différents départements nécessitent la mise en
place d’un processus de résolution de tels conflits : l’intégration.
125
Elle se définit comme la qualité de collaboration qui existe entre les départements
qui doivent unir leurs efforts afin de satisfaire aux demandes de l’environnement »
(Lawrence & Lorsch, 1986). L’objectif ici est de parvenir à des décisions
interdépartementales permettant de définir un plan d’actions coordonnées et qui
implicitement entraîne la résolution des conflits potentiels entre unités ou départements.
Les quatre facteurs principaux qui entrent en jeu dans la résolution de conflits inter-unités
sont (Lawrence & Lorsch, 1967):
- La répartition du pouvoir entre les différents départements, qui évite un degré de
concentration de pouvoir trop élevé au sein d’une unité.
- Le fondement du pouvoir de décision au sein de l’organisation, qui provient de la
position hiérarchique de certains acteurs mais aussi de leur compétence, et connaissance,
pour régler les problèmes.
- Le niveau hiérarchique auquel se situe le pouvoir de décision, il doit être donné aux
acteurs qui ont la connaissance et l’information nécessaire à la résolution de conflits.
- Le mode de comportement utilisé pour résoudre les conflits, qui peut être l’élusion,
la contrainte et la confrontation.
Le choix d’un mécanisme dépend de la nature du problème d’intégration à résoudre et de
son ampleur.
Il apparaît que la division du travail entre les départements d’une part, et la nécessité
d’un effort commun entre ces départements d’autre part, mène à divers niveaux de
différenciation et d’intégration au sein de l’organisation. C’est dans ce cadre que le travail de
(Lawrence & Lorsch, 1967) souligne l’existence d’une relation fondamentale entre les
variables de l’environnement (incertitude, diversité et nature des contraintes), les états
internes de différenciation et d’intégration et les procédures de résolution de conflits. Les
auteurs montrent clairement que la notion de one best way (Brech, 1957) n’est plus
défendable.
126
confrontées au même contexte environnemental réagissent de façon différente, et ce
notamment, sur le plan de leur organisation ? » (Pras & Tarondeau, 1979). Malgré ces
critiques, la théorie de la contingence structurelle reste au centre de nombreux travaux qui
continuent à investir le champ (Milano, 2002). Ces travaux ont par ailleurs mis en lumière de
nouveaux facteurs de contingence comme par exemple : le développement international de
l’entreprise (Stopford & Wells, 1972) (Egelhoff, 1988) (Goshal & Nohria, 1989), le degré
d’hostilité de l’environnement (Khandwalla, 1977) ou le cycle de vie d’un produit
(Donaldson, 1985).
Si l’on devait rapprocher ce courant de pensée de l’objet sur lequel porte notre
travail cela reviendrait à dire que l’on ne s’approprie pas la technologie de la même façon
selon l’environnement dans lequel les organisations « club » se trouvent, mais aussi en
fonction des sphères de l’organisation concernées. Certains milieux sont en réalité plus ou
moins favorables que les autres quant au processus d’intégration des technologies
améliorant le processus de prise de décision.
En approfondissant le sujet que l’on étudie, nous avons mis en lumière la présence de
différentes spécialisations au sein de l’encadrement sportif (entraîneur, manager, analyste,
préparateur). Le niveau de spécialisation et l’apparition récente de nouvelles branches de
spécialisation telles que les analystes, est une conséquence directe du passage au
professionnalisme. L’accroissement du nombre de membres dédiés à l’optimisation de la
performance découle d’un besoin de spécialisation de plus en plus fort et a entraîné
l’apparition de nouvelles problématiques nécessitant la mise en place d’un processus
d’intégration entre les différentes unités. Le rapport qu’entretient chacun des postes de
l’encadrement avec les technologies semblerait être différent d’une branche à l’autre.
L’arrivée de nouvelles technologies, ayant entraîné de nouveaux besoins en spécialisation, a
provoqué l’élargissement des équipes d’entraîneurs. Paradoxalement, ce sont également
des nouveaux outils liés à la technologie qui interviennent dans le cadre du processus
d’intégration en facilitant la circulation de l’information au sein de l’équipe en évitant les
phénomènes de cloisonnement.
127
Pour clore cette partie nous nous appuierons sur l’idée qu’un « arrangement
organisationnel structurel n’est garant de performance économique que dans une
configuration particulière d’environnement » (Bouchiki, 1990). Nous nous en servons
également pour formuler l’hypothèse suivante :
128
- Le déplacement, qui consiste à une modification du spectre des usages prévus d’un
dispositif. La finalité de l’objet est inchangée et il n’y a aucune modification substantielle du
dispositif ;
- L’adaptation, qui consiste à apporter des modifications marginales dans l’objet
technique, tout en gardant un usage conforme aux attentes des concepteurs ;
- L’extension qui, elle, apporte un vrai changement. Des nouveaux éléments seront
ajoutés au dispositif (reprogrammation, paramétrage), pour ainsi permettre de nouveaux
usages ;
- Le détournement qui correspond à une finalisation originale d’un objet par rapport
au but pour lequel il a été conçu, on peut à ce sujet mentionner le principe de sérendipité88.
On peut par exemple faire référence à l’analyse vidéo, outil qui est aujourd’hui le mieux
accepté par chacun des membres de l’encadrement technique d’un club de rugby
professionnel. L’analyse vidéo, par exemple, est maintenant de plus en plus utilisée par les
membres de la cellule médicale afin de mieux voir et comprendre les traumatismes dont
sont victimes les joueurs. Ainsi par l’appropriation, l’individu peut utiliser les technologies à
des fins qui n’avaient pas été prévues initialement (Bobillier Chaumon, 2016), sans pour
autant modifier son utilisation.
Cette approche sociale est pertinente dans le cadre de notre analyse puisqu’elle
permet de mettre l’acteur en lien direct avec les outils disponibles dans son environnement.
Après avoir étudié le processus d’appropriation des technologies dans le champ
institutionnel, après avoir étudié ce processus au travers de l’organisation dans son
environnement, nous nous intéressons maintenant à l’acteur dans l’organisation, maillon
final de l’arrivée et de l’utilisation potentiellement « routinière » des nouvelles technologies
dans le champ du rugby professionnel en France.
88
La sérendipité réside dans le fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention
technique sans que cela ne soit attendue à cause d'un concours de circonstances fortuit. La sérendipité
intervient généralement dans le cadre d'une recherche concernant un sujet autre que celui que l’on étudie.
En résumé, la sérendipité peut être considérée comme étant le fait de trouver autre chose que ce que l'on
cherchait initialement.
129
En s’appuyant sur certains aspects de la sociologie de l’innovation, notamment sur
les travaux de (Rogers, 1995), Gordon Davis a proposé le Technology Acceptance Model89, ou
modèle TAM (modèle d’acceptation de la technologie). Il est possible de le résumer de la
façon suivante.
Technology Acceptance Model
(Davis, Bagozzi, & Warshaw, 1989)
Ce modèle est assez simple : « plus un outil est perçu comme étant facile à utiliser,
plus l’attitude de l’individu envers la technologie sera positive, et donc son intention
d’utilisation élevée » (De Vaujany, 2009). Il existe également, selon ce modèle, un lien direct
entre la facilité et l’utilité, puisque la facilité d’utilisation augmenterait l’utilité perçue. On
touche ici l’idée que la compétence est centrale dans la capacité d’un individu à utiliser des
SI. Plus la compétence est élevée plus l’individu perçoit l’utilisation comme aisée, il en
découle donc une intention d’utilisation accrue.
89
Le modèle TAM (Davis F. D., 1986) est un des modèles les plus célèbres de la recherche en système
d’information.
130
Davis, à travers ses travaux empiriques, a par la suite complété le modèle en
démontrant l’idée que le lien entre utilité et attitude était plus fort que celui entre facilité et
attitude à l’égard des outils technologiques (De Vaujany, 2009). Il est souvent plus efficace
de miser sur une démonstration de l’utilité d’une innovation technologique que de miser sur
la facilité d’utilisation. C’est ainsi que le modèle TAM a été par la suite repris et complété. Un
des modèles qu’il est important de citer est le modèle UTAUT, pour Unified Theory of
Acceptance and Use of Technology.
Modèle UTAUT
(Venkatesh, Viswanath, Morris, Davis, & Favis, 2003)
Ce modèle, plus élaboré que le précédent de (Davis, Bagozzi, & Warshaw, 1989),
distingue les variables qui déterminent l’intention d’usage (en gris) des variables qui vont
simplement modérer l’influence de ces variables causales (en orange). L’intérêt ici est d’être
parvenu à insérer un certain nombre de variables qui viennent « modérer » le schéma initial.
131
l’outil et dans une moindre mesure sa facilité d’utilisation constituaient des variables clefs.
Nous aborderons ce sujet plus en détails dans la partie qui suit.
Pour résumer, lorsque l’on souhaite développer des outils susceptibles d’être
adoptés et assimilés par les membres d’une organisation, qu’ils soient managers,
entraîneurs ou analystes, il faut selon (De Vaujany, 2009) :
- développer de la formation, des interfaces conviviales et communiquer sur la
simplicité de la technologie liée aux outils proposés ;
- développer des systèmes qui sont le plus en phase possible avec les besoins locaux
des acteurs – un des répondants nous dit à ce sujet : « tu ne fais pas boire un âne qui n’a pas
soif » R8-2 – autrement dit l’utilisation des technologies découle d’un besoin formulé par
l’acteur et non l’inverse.
- communiquer sur les apports en terme d’utilité.
Le modèle présenté ici met de côté toutes les considérations que nous avons
évoquées jusqu’ici, qu’elles soient institutionnelles ou organisationnelles. Au contraire elle
s’appuie exclusivement sur l’acteur, ses caractéristiques et celles internes à son
organisation. Cette approche vient ainsi compléter notre analyse de sorte qu’elle parvienne
à offrir la vision la plus complète possible des phénomènes étudiés (adoption et
appropriation) en se penchant successivement sur le champ institutionnel, les organisations
et, pour finir, sur les acteurs qui le composent. Les parties qui suivent s’appuient elles aussi
sur une approche basée sur l’acteur.
132
Ces interactions entre acteurs sont gouvernées par des règles implicites que les auteurs
appellent « jeux ». Dans ce cadre, l’organisation devient le « royaume des relations de
pouvoir, de l’influence, du marchandage et du calcul » et comme « un construit humain » qui
n’aurait pas de sens sans les interactions présentes entre ses membres (Crozier & Friedberg,
1977).
Dans L’acteur et le système, la notion de pouvoir est centrale. Elle regroupe les
intégrations qui mettent en évidence le caractère déséquilibré d’une relation, réciproque
par essence, et fait émerger la possibilité d’avoir certains groupes d’individus qui agissent
sur d’autres individus. Le principe de négociation devient un moyen pour ces individus de
s’aménager une part de liberté au sein de ces relations de pouvoirs qui font émerger pour la
majorité des contraintes plus ou moins intenses. (Crozier & Friedberg, 1977) définissent « un
système d’action concret » comme étant un « ensemble humain structuré qui coordonne les
actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient
sa structure, c'est à dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des
mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux ». En d’autres mots, les individus en
agissant individuellement parviennent à construire un moyen d’agir collectivement qui leur
est propre, grâce notamment en apprenant à domestiquer les conflits et les phénomènes de
pouvoir qui les mènent à agir parfois de manière contradictoire. La stratégie individuelle
adoptée par chacun des acteurs est donc au cœur de l’analyse proposée par (Crozier &
Friedberg, 1977).
En menant ce raisonnement, (Crozier & Friedberg, 1977) insistent sur l’idée que
l’acteur, à travers sa compréhension des mécanismes de jeux et de ses décisions, fait appel à
sa rationalité. Les auteurs abordent tour à tour la rationalité du décideur, la rationalité du
système, la rationalité de l’acteur pour finalement aboutir au concept de « rationalité
limitée », par sa marge de liberté et d’accès à l’information notamment. Ce concept souligne
que les décisions s’orientent essentiellement par rapport à la définition que se fait l’acteur
du problème. Cela permet de mettre en lumière le fait que ses choix reposent sur la
pertinence de l’information à laquelle il a accès. Les auteurs attirent notre attention sur
l’idée que le choix d’un acteur, ou d’un groupe d’acteurs, repose sur la connaissance qu’ils
ont des systèmes, en d’autres mots sur leur « diagnostic » propre.
133
Notons que le principe de déterminisme est totalement exclu par les auteurs de sorte
que l’acteur soit libre « d’agir, de calculer, de s’adapter » et à terme de s’attaquer au
« système ». Ainsi, même si le contexte constitue assurément une contrainte, « un ensemble
de facteurs limitant », il n’élimine jamais complètement « la capacité de choix des acteurs
organisationnels » (Crozier & Friedberg, 1977).
Dans le cadre défini, le concept de changement, assimilé au fait « d’agir sur une des
variables » de l’organisation, est introduit. En acceptant le principe de diversité, en faisant
preuve d’ouverture, en acceptant parfois l’incohérence et en sachant gérer les tensions
inhérentes au changement, l’acteur se met en position d’acquérir des capacités plus
grandes. Les auteurs soutiennent l’idée que la routine n’est pas inévitable et que le
changement peut avoir lieu dès lors que les acteurs parviennent à trouver un intérêt dans ce
que le changement leur propose. Néanmoins, le changement, en contraignant à
l’apprentissage de nouvelles formes d’actions collectives, oblige à rompre avec les anciens
« jeux ». C’est d’ailleurs cette rupture qui représente bien souvent l’obstacle que les acteurs
ne parviennent pas à franchir.
134
Selon les auteurs, le principe de bon sens intégré à la capacité de compromis permet,
suite à la reformulation et la remise en cause des objectifs, d’aboutir à la réussite du
processus de changement. La valeur ajoutée qui découle du changement n’est rendue
possible que par « la découverte et l’apprentissage » de nouveaux modes d’interaction.
L’arbitrage entre les différentes finalités poursuivies est essentiel dans le processus de
changement et de remise en cause des habitudes de l’organisation : « aucune finalité ne
peut être privilégiée et imposée contre toutes les autres finalités possibles » (Crozier &
Friedberg, 1977). Cet arbitrage donne par ailleurs lieu à un paradoxe puisque suivant
l’endroit où l’on se situe, à la base ou au sommet, les finalités, prenant sens au niveau où
l’on se trouve, peuvent ne pas être perçues de la même façon. L’idée d’une rationalité
absolue est définitivement abandonnée au profit de la rationalité limitée. Les méthodes,
inhérentes aux changements dans l’organisation, défendues par Crozier et Friedberg
s’opposent ainsi à « la morale consistant à faire le bien des hommes sans leur demander leur
avis », aux bonnes intentions et à la « société vertueuse ». Les auteurs mettent au centre le
caractère inévitable des relations de pouvoir et des marges de liberté qui en découlent : «
Cette reconnaissance lucide (…) du caractère inévitable des relations de pouvoir, ne nous
empêche pas toutefois, de chercher à les changer ».
135
lacunaire, comme nous allons le constater tout au long de nos entretiens, quant à l’usage de
telles technologies dans le cadre de la gestion de la performance sportive. Dans le cadre
défini par (Crozier & Friedberg, 1977), le rôle du décideur, ou leader au sein de
l’organisation, semble être central dans la perspective du changement.
90
On parle de contexte d’activité puisque nous sommes ici pris dans la réalité à la fois sociale,
organisationnelle et historique du système de l’activité que l’on étudie. C’est par ailleurs pour cette raison
que nous avons accordé tant d’importance à la description du champ dans lequel on se situe.
136
la technologie est, ce qu’elle apporte, ou enlève, et ce qu’elle vaut vraiment aux yeux de
l’acteur. Les technologies, prises individuellement ou assemblées, mènent à « la constitution
d’un artefact grâce et avec lequel l’individu peut agir, transformer et développer, et par-là,
même se développer lui-même » (Bobillier Chaumon, 2016), notamment ici au travers de la
recherche d’un consensus menant à une meilleure production de performance sportive.
Néanmoins, il est nécessaire de voir au-delà de ce que l’on fait avec les technologies,
dans la mesure où il faut prendre en compte ce que l’on devient par l’usage de ces
dernières. (Bobillier Chaumon, 2016) parle de « la manière dont on se construit, dont on se
transforme au contact de ces nouveaux dispositifs ». C’est de cette façon que la technologie
est susceptible d’induire de nouvelles opportunités et de nouvelles perspectives au sein
même de l’activité à laquelle on se rattache. L’activité n’apparaît donc plus comme un
simple objet technique subi par l’individu, mais davantage comme « un objet sur lequel il a
des moyens d’agir, à condition de disposer des ressources, collectives et organisationnelles,
pour le faire » (Bobillier Chaumon, 2016). En élargissant le raisonnement, le fait de maintenir
la capacité d’agir sur son activité s’avère être un élément fondamental de la santé et du
bien-être au travail. Dans ce sens il semble que l’on puisse dire qu’une technologie devient
acceptable quand elle est « bienveillante » pour l’individu et pour son activité. Ce que l’on
entend par là c’est qu’elle permettrait le développement de « ses pratiques et ses
compétences ou lorsqu’elle lui offre ou ouvre des capacités d’actions d’initiatives nouvelles »
(Bobillier Chaumon, 2016).
137
l’information qui en découle. Notons que ce schéma d’analyse est plus qu’adapté au
domaine que l’on étudie avec d’un côté toutes les démarches et les outils de monitoring
tandis que de l’autre côté on retrouve toutes les techniques dédiées au traitement des
données qui en découlent.
Pour mener à bien son raisonnement, (Huber, 1990) s’appuie sur les concepts
suivant :
- Le premier des concepts proposés consiste à dire que la disponibilité inédite des
fonctionnalités de communication ou de traitement de l’information offre des possibilités
nouvelles aux utilisateurs. Ce caractère inédit entraîne un usage plus intense qu’avant de
l’outil informatique, ou technologique.
- Le second concept s’appuie sur l’idée que l’usage des technologies actuelles de
l’information induit une information plus disponible et plus facile à exploiter (qu’elle soit
interne ou externe), grâce notamment à l’automatisation de la récolte. L’idée d’accessibilité
de l’information est renforcée.
- Le troisième concept repose essentiellement sur le fait que le caractère grandissant
de l’accessibilité de l’information peut entraîner des changements dans la structure
organisationnelle.
- Le quatrième concept suggère que la disponibilité grandissante de l’information et
les changements dans l’organisation améliorent la rapidité et l’efficacité avec laquelle
138
l’information peut être convertie en intelligence ou l’intelligence en décision. Il en résulterait
une prise de décision plus réactive et de meilleure qualité.
139
Dans notre cas, l’idée d’un déterminisme technologique consisterait par exemple à
dire que les technologies de l’information ont entraîné une réorganisation intégrale du
mode de fonctionnement des clubs et des équipes, sans aucune considération ni pour
l’environnement dans lequel ces groupes se trouvent, ni pour leur mode de fonctionnement
respectif. Ce rôle révolutionnaire attribué aux nouvelles TIC est comparé aux inventions
telles que l’imprimerie ou encore le chemin de fer qui ont totalement bouleversé et façonné
l’organisation de nos sociétés actuelles (McLuhan & Powers, 1988).
140
valeurs culturelles ont une influence puissante sur les technologies, leur implantation et
leurs évolutions. D’une certaine façon, le déterminisme social agit de manière
diamétralement opposée au déterminisme technologique. On peut également avancer les
idées défendues par (Bobillier Chaumon, Dubois, & Retour, 2006) qui défendent l’idée que
« la technologie peut à la fois être une opportunité pour les uns et une contrainte pour les
autres, invalidant la thèse d’un déterminisme technologique ».
91
L’infogérance consiste à confier la gestion de l’information à un partenaire externe.
92
Voir page 223.
141
- La conception et le développement d’applications nouvelles portant notamment sur
la récolte et le traitement automatisé des données inhérentes à l’équipe ou encore la
maintenance des outils et des applications existantes.
(Willcoks, Lacity, & Fitzgeral, 1999) ont mis en lumière les éléments qui doivent être
pris en compte en ce qui concerne l’externalisation du SI par les organisations:
- Le besoin, ou non, de réaliser un investissement, ou une externalisation, vers un
prestataire, afin de moderniser un parc technologique vieillissant ;
- Le degré d’incertitude dans lequel on se trouve a un impact déterminant. En cas
d’incertitude importante il est parfois judicieux d’externaliser une partie des services dans le
but de disposer d’une plus grande flexibilité ;
- L’importance stratégique de la technologie concernée, notamment lorsqu’elle est
essentielle au maintien d’un avantage concurrentiel déterminant. Dans ce cas,
l’externalisation semble ne pas être adaptée ;
- L’ouverture des acteurs mais aussi l’interopérabilité des systèmes permettent de
trouver un terrain de compatibilité avec les prestataires proposant l’externalisation et
constitue ainsi une variable importante ;
93
Les coûts de transaction découlent du recours au marché qui implique un certain nombre de dépenses
liées à la recherche d’informations sur les partenaires et la mise en place fréquente de systèmes de
contrôle (Coase, 1937)
142
Les risques d’une externalisation non-pertinente sont par ailleurs nombreux. Nous
rentrerons davantage dans la description de ces échecs d’externalisation dans la partie
analyse.
Bilan de la partie théorique portant sur le rapport que l’acteur entretient avec les
technologies
L’objectif de cette partie était de venir compléter les deux premières approches que
nous avons adoptées jusqu’à maintenant, institutionnelles et organisationnelles. Pour cela
nous avons décidé de nous intéresser à l’acteur qui, au travers de ses caractéristiques, est au
centre du processus d’appropriation des technologies au sein de notre cadre d’analyse. Ce
troisième volet nous permet ainsi de formuler la troisième hypothèse.
Maintenant que nous avons explicité le cadre théorique dans lequel nous avons
souhaité ancrer notre travail, il est nécessaire d’aborder la description de la méthodologie
qui nous a permis de récolter les données nécessaires à l’analyse et à l’acceptation, ou le
refus, de nos hypothèses. C’est ce que nous ferons dans la partie qui suit.
143
Chapitre 4 : Méthodologie
Dans l’objectif de percevoir et de comprendre les processus liés d’adoption et
d’appropriation des technologies dans le champ rugbystique français nous sommes partis du
champ institutionnel pour aboutir aux acteurs, en passant par les organisations, dans le but
d’étudier l’environnement dans son ensemble. Nous nous situons dans un contexte
d'émergence permanente d'ordre et de désordre instigateur de comportements instables.
C’est la raison pour laquelle notre travail s’est orienté vers des méthodes de recherche
qualitative. Mais en quoi consiste une recherche qualitative ?
Comme le souligne (Denzin & Lincoln, 1998), lorsque l’on mène un projet de
recherche qualitative le cheminement que l’on suit s’apparente souvent à un « bricolage
complexe » qui mène à utiliser plusieurs méthodes et souvent plusieurs matériaux. Tout au
long de notre recherche nous avons insisté sur le fait de nous poser aucune programmation
rigide afin d’adapter notre recherche aux éléments qui nous sont parvenus du terrain. L’idée
de bricolage insiste sur le caractère itératif des designs de recherches successifs ce qui
contraste fondamentalement avec des recherches d’ordre davantage quantitatif94 (Evrard,
Pras, Roux.E., & al, 1997).
Une des particularités de la recherche qualitative est qu’elle se déroule dans un cadre
naturel par opposition à l’expérimentation qui elle se déroule dans des conditions
artificielles (Silverman, 1993). Elle s’intéresse avant tout aux situations naturelles et
spécifiques, c’est la raison pour laquelle la recherche qualitative adopte une posture
idiographique (Laville, 2000). Par extension, la recherche qualitative a plus tendance à
privilégier la profondeur de la description « thick description » (Geertz, 1973), contrairement
à la recherche quantitative qui, elle, tend à se focaliser davantage sur les régularités par-delà
les diversités (Giordano, 2003).
94
Notons qu’une approche davantage quantitative nous aurait permis de sortir des difficultés liées à la
généralisation d’études portant sur un nombre, par nature, limité de cas d’une étude qualitative.
144
Source : (Thiétart, 2014)
La section qui suit porte sur notre posture épistémologique et ses implications
méthodologiques. Il s'agit ici de présenter notre position face à la construction de
connaissances, au statut que nous nous accordons à l’intérieur de ce processus et, plus
largement, à notre manière d’appréhender et d’accéder au réel.
1. Posture épistémologique
Au sujet des choix épistémologiques, (Bateson, 1972) déclare que « le chercheur est
enserré dans des filets de prémisses épistémologiques, et ontologiques, qui – au-delà de
toutes vérités ou faussetés – deviennent en partie autovalidantes ». Il est ainsi impossible
d’évaluer une recherche sans prendre en considération ces prémisses et donc son périmètre
de validité. Le cadre épistémologique est constitué par l’ensemble des prises de positions
qui guide notre démarche de recherche.
145
La terminologie dans ce domaine n’est pas parfaitement stabilisée (Giordano, 2003).
L’épistémologie peut désigner tantôt uniquement la nature de la relation entre l’observateur
et l’objet, tantôt la nature de la réalité (ontologie) et la relation sujet-objet. Nous nous
positionnerons du point de vue de (Giordano, 2003) qui distingue finalement les termes
ontologie, d’une part, comme étant la manière dont la réalité est envisagée, et
l’épistémologie, d’autre part, comme étant la relation liant le chercheur à son objet de
recherche. Afin d’être cohérent, et dans le but de permettre l’évaluation de sa recherche, le
chercheur doit systématiquement définir l’articulation ontologie /épistémologie dans la
description de la méthodologie (Giordano, 2003).
Pour mener à bien ce travail nous nous sommes concentrés sur l’étude d’une
communauté précise95 au sein du championnat TOP 14, ce qui peut, à certains égards,
limiter la portée de nos résultats. Néanmoins, cela nous a permis d’acquérir un regard
privilégié sur les acteurs de cet environnement et sur les mécanismes liés d’adoption et
d’appropriation des technologies. Le but de notre travail n’est pas d’atteindre un empirisme
à toutes épreuves mais de démontrer le caractère plausible des hypothèses soulevées dans
le cadre du champ étudié.
95
La communauté à laquelle nous nous sommes intéressés est constituée par les managers, entraîneurs,
analystes, préparateurs « physique » de l’ensemble des clubs constituant notre champ d’étude. Ce sont
eux qui définissent généralement le processus d’intégration, d’adoption et d’appropriation de la
technologie au sein du sujet étudié.
146
La posture positiviste
Parmi les paradigmes de recherche couramment utilisés, le paradigme positiviste est
souvent présenté comme dominant en sciences de gestion (Perret & Seville, 2007) (Avenier
& Gavard-Perret, 2008). Dans la tradition positiviste (Giordano, 2003) :
- La nature de la réalité, ou ontologie, est objective et indépendante des sujets qui
l’observent. Dans ce cadre, la réalité constitue un « univers câblé » dans la mesure où elle
détient ses propres lois quasi-invariables (Perret & Seville, 2007). La relation chercheur-objet
de la recherche, ou épistémologie, s’appuie sur un principe d’indépendance. Le sujet n’agit
pas sur la réalité observée. L’observateur est sujet actif observant un réel « donné »,
indépendant de lui-même. L’objet de la recherche est considéré comme une essence, une
entité donnée à « dé-couvrir ».
- Le projet de connaissance vise à décrire, expliquer et confirmer. Ce chemin passe
par « l’appréhension des lois qui régissent la réalité » (Perret & Seville, 2007). Finalement, le
processus de construction des connaissances est fondé sur la découverte de régularités et de
causalités. En d’autres mots, il s’agit de découvrir la réalité et ses mécanismes par la
recherche d’explications visant à reconstituer la chaîne des causes-effets.
147
est primordial que les outils de collecte et d’analyse de données permettent de garantir la
non-intrusion et la distance du chercheur de sorte à respecter l’indépendance sujet-objet
(Giordano, 2003).
Posture interprétativiste
La grande distinction qui existe entre le paradigme interprétativiste et celui du
positivisme réside dans la nature de la réalité et la façon dont la connaissance est
engendrée. Le paradigme interprétativiste porte également ses propres implications
méthodologiques et critères de validités.
Le paradigme interprétativiste
148
Lorsque l’on s’inscrit dans une posture interprétativiste, le chemin de la connaissance
consiste à comprendre le sens que les acteurs donnent à une réalité, inconnaissable dans
son essence. La démarche du chercheur est avant tout compréhensive et s’intéresse
davantage aux pratiques en vigueur qu’aux faits (Perret & Seville, 2007). L’idée générale
n’est plus d’expliquer mais de comprendre. Cette compréhension résidera sur la façon dont
les individus interprètent le monde, et sur les significations subjectives à l’origine du
comportement de ces individus (Perret & Seville, 2007) (Giordano & Jolibert, 2012). C’est
ainsi qu’il en résulte une double subjectivité, celle du chercheur et celle des acteurs
observés. Le chercheur est totalement impliqué dans le processus d’interprétation et fait
partie du processus méthodologique. Il prend à la fois part à la réalité qu’il étudie et qu’il
cherche à comprendre (Laville, 2000).
Parmi les épistémologiques les plus fréquemment utilisés en sciences de gestion, voir
tableau ci-dessous, le paradigme interprétativiste est celui qui se rapproche le plus de notre
posture de recherche. Puisque notre réalité ne peut qu’être perçue et interprétée, nous
adhérons à l’hypothèse relativiste.
149
Nous avons à faire par ailleurs à une double subjectivité, la nôtre tout d’abord et celle
des acteurs ensuite. Il existe ainsi une interdépendance entre l’objet de recherche et nous,
par ce fait, nous faisons partie intégrante du processus d’interprétation qui engendre la
connaissance. La définition, et la prise en compte du contexte dans lequel on se trouve, est
déterminante dans le chemin de la connaissance qui s’appuie sur la compréhension. La
méthodologie qualitative de nature idiographique, en faisant appel à nos capacités
d’empathie, correspond à l’étude que l’on souhaite mener.
Néanmoins, en nous appuyant sur les travaux de (Baumard, 1997) et (Dumez, 2010),
nous considérons que les frontières entre ces paradigmes se révèlent souvent être poreuses,
et ainsi les oppositions ne sont pas si « tranchées ». C’est la raison pour laquelle nous avons
finalement à faire face une posture porteuse d’ago-antagonismes épistémiques (Serval,
2015).
150
seulement de percevoir et d’en interpréter une partie. Ainsi, la part de réalité à laquelle
nous accédons est interprétée et est logiquement subjective.
Voici les raisons qui nous mènent à adopter une posture épistémologique
interprétativiste dans une « version aménagée ». C’est ainsi que même si notre recherche et
la présentation de cette thèse semblent reposer sur une approche hypothético-déductive, il
n’en est rien. Il s’agit finalement d’un souci de clarté et ne reflète pas la logique adoptée
tout au long de ce travail de recherche.
151
1.2 L’abduction comme moyen de retranscrire la richesse et
la complexité du phénomène étudié
Dans le cadre de notre travail, l’adoption d’un raisonnement de type abductif nous
permet de générer « des idées nouvelles » par un processus d’interprétation (David, 1999).
L'abduction est la logique de raisonnement qui rend le mieux compte de la démarche
interprétative et créative qui caractérise la recherche de nature idiographique que nous
menons : « c’est à travers une démarche abductive que le chercheur va constamment mêler
les caractéristiques de son cas, celles d'autres situations comparables, ainsi que différentes
constructions théoriques, faisant ainsi progressivement émerger de multiples raisonnements
heuristiques » (Laville, 2000).
Pour mener à bien ce travail, nous nous sommes d’abord familiarisés avec les
différents concepts existant d’adoption et d’appropriation des technologies au sein des
organisations et des institutions. Ensuite nous nous sommes lancés dans l’étude du domaine
ciblé, grâce aux entretiens réalisés. Nous avons examiné l’ensemble des données archivées
ainsi que les transcriptions de nos entretiens. Nous nous sommes lancés dans un processus
que l’on pourrait qualifier « d’itératif » consistant à faire des aller-retours systématiques
152
entre la réalisation des entretiens sur le terrain et l’émergence de nouveaux concepts au fur
et à mesure de mon avancée (Avenier & Gavard-Perret, 2008). L’objectif de l’analyse de ces
données réside dans l’émergence de « preuves » qui permettent de lier le codage descriptif
des entretiens avec des concepts plus théoriques et plus abstraits. La souplesse et la
flexibilité requises par un tel mode de raisonnement ont été possible à travers le choix d’une
méthode qualitative.
C’est en adoptant une démarche abductive que nous avons cherché à identifier les
éléments constitutifs de l’organisation ainsi que les relations présentes afin de parvenir à
expliquer la cohérence du phénomène d’appropriation au sein du système organisationnel.
De manière plus précise nous avons cherché à explorer les facteurs d’appropriation des
technologies de la manière la plus objective possible. Sans les entretiens réalisés avec ceux
étant directement concernés par ce processus au sein des clubs, nous n’aurions pu nous
appuyer que sur nos observations propres, limitées et forcément biaisées. La fait de pouvoir
interroger directement les managers, les entraîneurs, les préparateurs physiques, les
analystes au sein de chacune des structures constituant l’élite a joué un rôle décisif dans
notre démarche. Les données ainsi recueillies sont susceptibles de permettre une
description détaillée de la complexité des différentes étapes des processus successifs
d’adoption et d’appropriation.
2. Processus de recherche
La démarche qualitative constitue une stratégie d’accès au réel efficace compte tenu
de nos considérations épistémologiques et méthodologiques. Elle permet de tenir compte
du caractère idiographique des données mais également de développer nos capacités
d’empathie (Perret & Seville, 2007). Elle est aussi suffisamment riche, souple et flexible pour
permettre une logique abductive par allers-retours entre les données récoltées et les
théories (Anadon & Savoie-Zacj, 2009) (Laville, 2000).
153
processus (Giordano, 2003). Parmi ces derniers, on définit quatre grandes phases
interconnectées. Trois d’entre elles portent sur la construction d’un processus de recherche
- concevoir, mettre en œuvre et analyser - la quatrième portant sur la communication du
produit final, ou diffusion.
154
Au terme de cette phase exploratoire itérative, l’objectif a été de définir la question
de recherche qui, tout au long de notre travail servira de « phare nous indiquant le cap. Elle
sera un outil de focalisation de notre activité de recherche » (Koenig, 2002).
155
En tant qu’ancien acteur96 du champ sur lequel porte la recherche, nous pouvons
porter un regard double sur les phénomènes étudiés. Dans la première partie de la thèse,
faisant encore partie intégrante du champ étudié, nous adoptons une perspective interne
quant aux phénomènes d’adoption et d’appropriation des technologies. Ce point
d’observation « de l’intérieur » nous permet d’enrichir le regard que l’on porte en évitant un
maximum de passer à côté de certaines variables déterminantes. Le fait d’avoir fait partie
intégrante du champ étudié nous aide également grandement à obtenir des répondants un
discours ouvert et sans retenue, ce qui n’aurait pu être le cas envers une personne venant
de l’extérieur.
Dans la seconde partie du travail, nous entrons réellement dans la peau du chercheur
en adoptant une perspective davantage externe quant au sujet traité. Sans cesse, nous
cherchons à ce que nos observations, qu’elles soient effectuées de l’intérieur ou de
l’extérieur, ne laissent aucun détail de côté. Le rôle de l’empathie dont nous avons fait
preuve lors des entretiens n’est pas non plus négligeable tant cela nous a permis de creuser
encore davantage le discours des personnes interrogées. Nous ne laissons pas de côté le rôle
de la documentation dans notre démarche de recherche. Cette documentation, liée à l’objet
étudié, nous permet de préciser, de contextualiser et de corroborer les données collectées
en direct de sorte que l’on parvienne à pondérer les déclarations des acteurs en évitant ainsi
un excès de confiance dangereux.
L’idée générale en adoptant, tour à tour, ces deux postures complémentaires est de
parvenir à une compréhension la plus complète et la plus fiable possible des phénomènes
d’adoption et d’appropriation dans le cadre de la gestion de la performance des clubs.
96
Benoit Guyot est ancien joueur de rugby professionnel (troisième ligne). Il a joué en Top 14 de 2008 à 2016
dans les clubs du Stade Français Paris, Biarritz Olympique et La Rochelle pour un total de 130 matchs
professionnels (joueur le plus utilisé en 2012). Il a été sélectionné avec l’équipe de France des moins de 20 ans
(vainqueur du Tournoi des VI Nations), avec l’équipe de France universitaire (vainqueur du Tournoi des VI Nations)
et avec l’équipe de Barbarians Français, antichambre actuelle du XV de France.
156
Source : Auteur
Si nous avons, jusqu’ici, précisé nos choix épistémologiques, leurs implications
méthodologiques et si nous avons présenté le modèle de recherche, il convient à présent de
revenir sur la méthodologie qualitative employée. L’observation et l’entretien constituent
les deux instruments de collecte principaux qui ont l’exploration empirique du modèle de
recherche et la production de connaissances.
L’entretien, tel que nous le concevons, est très loin de ce que l’on appelle entretien
standardisé ou structuré qui consiste finalement à administrer un questionnaire oralement.
157
L’entretien semi-structuré, semi-dirigé ou encore semi-directif, est davantage conçu comme
un type particulier de conversation (Demers, 2003). Les questions y sont ouvertes et
entraîne une vraie interaction entre le chercheur et le répondant. Puisque l’entretien se
déroule sous le mode de la conversation, le chercheur va généralement adapter l’ordre et la
teneur des questions aux réponses de son interlocuteur. C’est d’ailleurs pour cette raison
que les réponses du répondant peuvent amener le chercheur à aborder des thèmes qu’il
n’avait pas prévu d’aborder.
Le recours à l’entretien s’est par ailleurs révélé être adapté puisque les processus
d’appropriation étudié dans un contexte spécifique, celui du rugby professionnel,
constituaient jusqu’à maintenant une problématique relativement peu connue. L’utilisation
de méthodes plus « dures » nous a semblé être inadaptée puisque susceptible de nous
amener à passer à côté d’un nombre important d’éléments encore « insondés ». L’approche
par le questionnaire, qui permet ensuite une démarche d’exploration davantage
quantitative nécessite de savoir quelles sont « les variables pertinentes à considérer »
(Demers, 2003).
De nombreux chercheurs en gestion soutiennent l’idée que les seules études basées
sur les données qualitatives recueillies par entretiens ou observations permettent
d’appréhender la richesse organisationnelle et, à termes, de comprendre les dynamiques en
place (Eisenhardt, 1989). L’entretien permet d’exploiter l’empathie du chercheur, gage de
qualité d’une étude (Laville, 2000) et, finalement, est particulièrement indiquée dans une
perspective interprétativiste en ce que le chercheur peut accéder aux représentations des
acteurs et les interpréter (Demers, 2003).
158
Dans cette perspective, nous avons opté pour des entretiens individuels et semi-
directifs dont l’objet de recherche a été dévoilé. Son caractère semi-structuré tient dans
l’élaboration d’un guide d’entretien qui permet de centrer et d’orienter la discussion autour
de grandes thématiques préalablement définies (Baumard, Donada, Ibert, & Xuereb, 2007).
Nous aborderons l’élaboration de notre guide d’entretien de manière plus détaillée dans la
partie dédiée à la construction du guide d’entretien.
159
Intervient ici la capacité d’empathie du chercheur : dans une démarche
interprétativiste, le chercheur doit se mettre à la place de l’acteur, en tentant de
comprendre et d’adopter le plus possible sa psychologie de sorte à être fidèle aux
perceptions des acteurs étudiés. Il est tout à fait possible qu’un nombre important de
répondants, en cherchant à plaire au chercheur, ne disent pas réellement ce qu’ils pensent
ou tendent à lui cacher des choses. Dans ce cadre, la familiarité du chercheur avec
l’organisation, acquise comme c’était notre cas à travers une expérience professionnelle,
peut venir compenser ces faiblesses en incluant une interprétation de ce que peuvent dire
les répondants.
Ainsi, pour ce qui est de la validité externe, il est assez évident que les résultats d’une
analyse aussi précise que celle qui porte sur le cas des clubs du TOP 14, ne sont pas
facilement généralisables. L’importance du contexte et de ses particularités sont essentielles
160
à notre analyse. C’est la raison pour laquelle nous aurons plus tendance à parler de
transférabilité. (Savoie-Zajc, 2000) souligne à ce sujet que la valeur du savoir produit dépend
surtout de ses possibilités d’adaptation d’un contexte à un autre. C’est la raison pour
laquelle le chercheur doit fournir le plus d’éléments contextuels possibles – ce que nous
faisons dans les parties qui suivent – et ainsi permettre au lecteur d’évaluer le niveau de
cette transférabilité. A termes, l’idée est de parvenir à obtenir des données suffisamment
génériques pour que notre travail soit transférable à d’autres organisations ou à d’autres
champs. Pour résumer, lorsque l’on parle de transférabilité, l’intérêt est avant tout de savoir
si les connaissances produites dans un contexte spécifique peuvent être utiles dans un
contexte différent.
La relation que nous avons entretenue avec notre objet a par ailleurs
systématiquement dû être gérée et contrôlée de manière à ne pas diminuer la validité de la
recherche.
161
Il est évident que la question du lien entre la problématique initiale et l’entretien est
centrale, cependant il serait dommage de limiter le guide d’entretien à cette question. La
formulation des questions est déterminante certes, mais l’ordre dans lequel les questions
sont posées peut aussi endosser un rôle crucial (Demers, 2003). En fonction du poste occupé
par les répondants, les entretiens se sont souvent déroulés de manière différente afin
notamment de favoriser l’expression de points de vue et surtout de faciliter l’établissement
d’un climat de confiance.
Les guides d’entretien que nous avons construits nous ont servi de point de départ et
les réflexions des répondants nous ont souvent amenés à ne pas poser certaines questions
prévues dans la mesure où le répondant les avait déjà traitées ou encore à soulever d’autres
questions pendant l’entretien.
97
ZOOM H1 « handy recorder »
162
La question de l’échantillon est longuement restée en suspens du fait de ma position
au moment de la réalisation des entretiens, c’est-à-dire au cours de la saison 2015-2016.
Étant à l’époque encore joueur professionnel de rugby, la démarche de notre recherche
nous a amené à interroger des individus susceptibles d’intervenir dans le champ dans lequel
nous nous trouvions, notamment des acteurs susceptibles de nous superviser. Il a fallu
expliquer de manière détaillée notre démarche afin que les répondants ne considèrent pas
l’objet de notre recherche comme une menace ou simplement comme déplacée.
Nous avons mis un point d’honneur à ne pas concentrer nos recherches sur des
individus exclusivement sensibles à la démarche que l’on pourrait qualifier de
« management data-driven98 ». Au contraire, nous avons tenté de manière optimale de
définir les profils les plus éloignés en termes d’approche pour ensuite constituer
l’échantillon. Les répondants appartiennent à des organisations « clubs » différentes et
occupent généralement des fonctions variées au sein de ces dernières. Nous avons ainsi pu
étudier l’impact de différents éléments de contexte individuel et organisationnel sur la
démarche et la perception associée au phénomène étudié.
98
Il s’agit d’un type de management, et de prise de décision, éclairé et objectivé par les données fournis
par les moyens de l’ère digitale, c’est-à-direessentiellement les outils de monitoring. L’idée est d’avoir plus
d’informations sur l’environnement dans lequel on se trouve et ainsi gagner en cohérence ainsi qu’en
perspective quant à l’instabilité et la complexité des phénomènes environnants.
163
des lieux des intermédiaires au sein des clubs ciblés sur lesquels on pourrait s’appuyer.
L’inertie de réponse de certains de nos contacts ne nous a pas facilité la tâche. La chance
non-négligeable que l’on possédait était de faire partie intégrante du milieu dans lequel se
situait la recherche. Cela nous a certainement ouvert un nombre important de portes, mais
ne nous a pourtant pas empêché de devoir littéralement courir après certains de nos
répondants, de faire preuve à la fois de souplesse mais aussi et, surtout, de patience.
Ce qu’il s’est finalement passé, c’est qu’au terme du premier entretien réalisé avec le
répondant d’une organisation, ce dernier nous donnait les contacts de deux ou trois autres
membres du club. Tous n’ont pas, pour autant, accepté de répondre à notre sollicitation, par
volonté ou par manque de temps, mais cela nous a tout de même grandement aidé à
recueillir plusieurs avis au sein d’une même structure. Nous n’avons pas non plus été trop
insistant envers les répondants qui paraissaient être frileux à l’idée de nous rencontrer et
répondre à nos questions. Même si nous étions parvenus à réaliser l’entretien, les résultats
auraient sûrement été biaisés par une qualité de relation chercheur-répondant médiocre.
L’idée de confiance entre le chercheur et le répondant est centrale dans la poursuite d’un
entretien de qualité (Demers, 2003). C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons tenu
systématiquement à rassurer le répondant en insistant sur le caractère anonyme et
confidentiel des données récoltées.
Au bout d’un certain temps, les répondants se sont mis à aborder des idées que nous
avions régulièrement entendues. Nous avons réalisé lors de nos derniers entretiens qu’il n’y
avait plus de réel intérêt à continuer nos entretiens. Nous nous sommes rendus compte par
la même occasion que nous avions acquis une connaissance générale relativement fidèle des
phénomènes étudiés. Certains considèrent comme (Glaser & Strauss, 1967) que le chercheur
a alors atteint le point de « saturation théorique ». Nous avons donc arrêté les entretiens et
nous sommes passés à l’étape suivante : à la retranscription et l’analyse des données
obtenues.
164
expérience, etc. Ce type de questions a généralement été un bon moyen pour établir le
contact. Cette partie nous a permis de recueillir des données contextuelles précises qui se
sont révélées utiles dans le cadre du premier volet de l’analyse des données récoltées.
Tout au long de ces entretiens, nous avons veillé à ne pas utiliser un niveau de
langage trop élaboré, cela principalement dans le but de permettre au répondant de
formuler ses réponses avec la terminologie qui lui semble la plus appropriée, ce qui
représentera d’ailleurs un intérêt au cours de l’analyse.
Nous avons accordé beaucoup d’attention à ne pas trop nous référer de manière trop
rigide au guide d’entretien. Ce détail est important puisque ce n’est qu’au fur et à mesure du
déroulement des entretiens que nous avons pu atteindre une forme de souplesse et d’agilité
nous permettant d’arriver à accompagner le répondant dans ses réponses sans pour autant
le contraindre et cela tout en poursuivant, plus ou moins largement, la trame définie dans le
guide d’entretien.
Nous avons également acquis au fur et à mesure des entretiens la capacité à mener
le répondant à aborder de nouvelles idées ou de nouvelles questions. Notre rôle
d’interviewer nous a surtout amené à prendre conscience que ce qui était déterminant
résidait avant tout dans notre capacité à bien utiliser les questions de relance afin
d’expliciter les points importants qui émergent au fur et à mesure de l’entretien. Dans ce
165
cadre, le guide d’entretien nous servait exclusivement d’aide-mémoire permettant de
vérifier qu’aucun thème important n’avait été laissé de côté.
L’analyse de contenu est une méthode qui permet d’analyser toutes formes de
communication, « c’est-à-dire tout transport de significations d’un émetteur à un récepteur,
contrôlé ou non par celui-là » (Bardin, 1993). Il s’agit « d’une méthode très empirique,
dépendante du type de « parole » à laquelle on s’attaque et du type d’interprétation que l’on
vise. Il n’y a pas de prêt-à-porter en analyse de contenu, simplement quelques patrons de
base, parfois difficilement transposables » (Bardin, 1997). Nous avons mobilisé différentes
techniques, elles reposent toutes sur un corpus de données textuelles issu de la
retranscription intégrale des 37 entretiens semi-directifs menés.
L’analyse de contenu est une démarche qui s’appuie sur une activité de « codage »
du corpus de données textuelles. Le codage consiste à découper les données (observations
directes, entretiens, textes) en unités d’analyse, à définir les catégories qui vont les accueillir
puis à ranger les unités dans ces catégories (Grawitz, 1996). En passant du monde « des sens
» au monde « du sens », le codage permet à termes de passer d’un monde empirique, brut
et désordonné, en un monde organisé d’idées et de concept (Allard-Poesi, 2003). Le codage
des données qualitatives a deux fonctions : une fonction d’administration de la preuve et
une fonction heuristique (Bardin, 1997).
La réalisation des entretiens a pris un peu plus de six mois au total, de décembre
2015 à juin 2016. Nous n’avons pas attendu la fin pour commencer à retranscrire et coder
les enregistrements obtenus. Cela nous a par ailleurs permis de mieux comprendre les
erreurs faites lors des premiers entretiens. L’analyse de nos données en continu a
grandement aidé à affiner la conduite des entretiens. Nous avons, d’ailleurs, à quelques
reprises décidé de modifier certains détails du guide. La prise de notes au cours des
entretiens, qui viennent doubler l’enregistrement audio, a été cruciale dans la capacité à
d’affiner l’approche au cours des interviews.
166
Le fait de réaliser les transcriptions au fur et à mesure de la réalisation des entretiens
nous a permis de réaliser cette tâche tout en ayant en mémoire le contexte dans lequel s’est
déroulé l’interview, mais aussi et surtout le langage « non-verbal » du répondant. Ces détails
« non-textuels » peuvent se révéler être déterminants dans notre capacité à expliciter les
propos tenus par un répondant au cours d’un entretien. Par exemple, les signes de réticence
constituent une source d’information à part entière pour le chercheur (Demers, 2003).
En ce qui concerne le codage formel, il a pris plus de temps et il a fallu adopter une
approche systématique des entretiens retranscris. Ce « premier » codage a permis de
rassembler les répondants par groupe de termes employés. En nous appuyant sur les
similitudes et les différences, nous avons pu constituer des groupes de sensibilité et de
conception différentes.
Il ne faut pas hésiter à faire appel à des logiciels de traitement qualitatif. Ils
permettent généralement de coder les textes, de les annoter et de cibler dans le corpus des
citations liées à une catégorie précise. Même si l’on fait appel à des logiciels de traitement,
la démarche de traitement reste néanmoins la même. Le chercheur doit absolument veiller à
ne pas traiter les citations hors-contexte et à ne pas perdre de vue les liens que le répondant
tisse entre les différents sujets.
Le processus de codage fait appel à une double exigence fondamentale dont les
termes sont difficiles à satisfaire conjointement (Allard-Poesi, 2003) :
- une exigence de scientificité, qui implique une définition précise des unités et des
catégories
167
- une exigence d’élaboration du sens, heuristique, qui passe par une expérience
permettant d’établir une relation entre les choses et qui traduit notre façon « naturelle »
d’être au monde.
Tout au long de ce processus d’analyse nous avons, autant que nous le pouvions, fait
preuve de rigueur et de précision.
L’idée générale de cette phase vise dans un premier temps à se mettre à l'écoute de
la totalité du matériau. La recherche basée sur l’entretien est susceptible d’être incomplète
si l’on ne théorise pas à partir de ses résultats. (Demers, 2003) soutient l’idée qu’un des
dangers qui guettent le chercheur réside dans la richesse des entretiens. En effet, il est
souvent tentant pour le chercheur de s’arrêter une fois qu’il a construit sa propre
interprétation du phénomène étudié. C’est la raison pour laquelle il nous a fallu
systématiquement aller plus loin d’un point de vue de la conceptualisation et ainsi
contribuer à établir un modèle théorique pertinent.
168
appuyés sur l’utilisation du logiciel d’analyse Tropes. Nous expliciterons les détails de cette
utilisation dans ce qui suit.
A ces unités d’analyse s’ajoutent des unités non-verbales comme les mimiques,
gestes et manifestation non-verbales que le chercheur doit absolument prendre en compte,
c’est notamment la raison pour laquelle nous avons systématiquement insisté pour au moins
réaliser les entretiens en visio-conférence si ce n’était pas possible en direct. Il était ainsi
plus facile pour nous de percevoir les réactions et la posture du répondant quant aux
différents sujets évoqués.
169
thème clef. Dans notre champ d’étude, celui de la « performance » est particulièrement
intéressant. Ces différences de points de vue quant à la définition d’une notion aussi
centrale que la performance en dit beaucoup sur les axes prioritaires à développer dans le
cadre de la poursuite de cette dernière. Certains acteurs se positionnent prioritairement
dans l’optique du club et donc des résultats économiques, ou encore médiatique. Cette
conception découle généralement d’une vision de « gestionnaire ». D’autres considèrent la
performance exclusivement à travers le volet sportif, c’est-à-dire les résultats sportifs. Parmi
eux, certains différencient la performance sportive et tendent à faire valoir une conception
basée sur l’aspect développement et optimisation d’un potentiel, tandis que d’autres ne
parlent que de résultats ;
- aux croyances quant aux relations de cause à effet ou aux relations d’influence
entre les phénomènes. Une nouvelle fois l’exemple de la notion centrale de performance est
intéressant. La question ultime que se posent tous les répondants consiste à définir les
facteurs d’obtention et d’optimisation de la performance. Seulement tous ne partagent pas
la même conception du chemin à suivre. Ces différences de conception nous permettrons de
catégoriser les différents acteurs présents au sein du champ.
170
Sources : (Allard-Poesi, 2003)
Pour revenir sur ce schéma, nous allons définir chacune des catégories :
- Les mots. Il s’agit du niveau le plus élémentaire. L’idée est de pouvoir analyser la
richesse et le type de vocabulaire utilisé par le répondant.
- Les concepts. Cette catégorie regroupe des mots disposant de significations proches
ou équivalentes. Cette catégorie nécessite de prendre en compte le contexte immédiat dans
lequel l’idée est avancée.
- Les caractéristiques du discours et du comportement. Le fait que le répondant
exprime un accord, un désaccord ou encore un silence va renseigner sur la manière dont le
sujet est abordé. Cela va donc de la pleine adhésion au rejet en passant par l’évaluation ou
encore la tension et l’énervement (Grawitz, 1996). Cette interprétation des comportements,
puisqu’elle repose exclusivement sur notre capacité d’interprétation, implique de faire
attention à ne pas sur-interpréter certaines réactions.
- Les thèmes. Ils regroupent généralement des unités de sens choisies par le
chercheur (mots, groupes de mots, phrases et même paragraphiques) ayant une signification
proche et se référant au même aspect d’un phénomène.
- Les « méta-catégories ». L’objectif à termes est de pouvoir proposer une
compréhension du phénomène étudié. Puisque l’on a déjà désigné et décrit ce que l’on
observe lors des étapes précédentes, l’idée à présent est de mettre en évidence les
« patterns » ou phénomènes récurrents, et de les expliquer (Allard-Poesi, 2003). L’idée est
d’aboutir à une catégorisation nouvelle plus synthétique, visant au développement d’une
171
compréhension ou d’une explication du phénomène étudié. Les catégories qui émergent à
ce niveau sont généralement une expression concrète des postulats théoriques et
épistémologiques du chercheur.
Nous avons également complété cette grille de codage a priori, par des codes
émergents qui sont venus enrichir les concepts amenés, qui ont permis d’en faire surgir des
nouveaux visant à nourrir la discussion. Nous avons donc mobilisé plusieurs techniques de
codage renvoyant à des niveaux d’inférence différents allant de la description à
l’interprétation (Bardin, 1997) (Allard-Poesi, 2003).
Le premier code porte sur les éléments de contexte. En effet, l’étude de cas, en tant
que méthodologie de recherche, se veut une méthode d’étude contextuelle. Par ailleurs,
notre objet de recherche est lié au champ institutionnel du rugby. En ce sens, les éléments
de contexte sont importants pour pouvoir interpréter les résultats dans la mesure où ils
172
peuvent les influencer. Ce code a donc permis de générer, de manière inductive, différents
codes de niveaux inférieurs notamment liés aux valeurs qui découlent d’un processus de
professionnalisation d’une pratique sportive longtemps restée ancrée dans une approche
amateur, et de l’idée que la performance sportive (au sens de résultat) condition de la survie
ou non d’une structure. Par ailleurs, c’est à l’intérieur de ce code que s’est glissé le sous-
code « noyau stratégique » qui permet d’identifier les parties prenantes centrales et leurs
différentes positions au sein du système de gouvernance (légitimité, autorité, capacité
d’agir).
En annexe on trouvera la grille de codage complète sur laquelle s’est appuyée notre
analyse, ainsi que le guide d’entretien utilisé. Elle est structurée autour de trois grandes
parties. La première a pour objectif de procéder à un profilage99 détaillé du répondant (âge,
poste, club, expérience, formation) susceptible de définir des groupes d’individus
semblables. La seconde partie procède à une description des mots et des thèmes employés
par le répondant de manière récurrente au cours de l’entretien. Ces thèmes nous ont permis
de définir les priorités quant au répondant concerné et, indirectement, au poste qu’il
occupe. La troisième partie a nécessité de mettre en place une démarche d’interprétation
visant à définir des niveaux de sensibilité technologiques à chacun des répondants. Cette
dernière partie nous a également amené à interpréter la sensibilité des répondants en
99
Ce profilage a dans la mesure du possible été conçu dans le but de servir notre analyse tout en
conservant l’anonymat de ceux qui ont accepté de nous répondre. Dans le but d’empêcher un recoupage
d’informations, ce que nous mettons en avant n’associent que très rarement le nom du club et le poste
occupé par le répondant.
173
fonction de chacune des hypothèses formulées dans notre partie théorique. Ces trois
grandes directions nous permettent d’obtenir une grille de codage exploitable dans le cadre
de la partie analyse des résultats.
174
interventions dans le but notamment de ne pas venir interférer dans l’analyse lexicale
portant sur le vocabulaire employé par les répondants. Ce fichier traité et adapté à l’analyse,
nous permet de procéder à un traitement indifférencié des réponses fournies par les
répondants.
À noter que le logiciel nous permet de faire varier les seuils de détection de classes.
Plus on augmente ces seuils, plus on perd de l'information. Et réciproquement : si on réduit
175
ces seuils, on augmente la quantité d'information prise en compte par les classes
d’équivalents100.
Pour parvenir à utiliser l’outil délimiteurs, nous avons pris l’ensemble des
transcriptions d’entretien, puis chacun des passages où nous interrogions les acteurs ont été
supprimés. Nous disposions donc d’un corpus composé exclusivement des réponses
données par les acteurs interrogés. L’intérêt de ce corpus est de pouvoir traiter à la fois les
entretiens ensemble, individuellement ou en les regroupant par groupes, généralement par
poste.
Afin de parvenir à une délimitation efficace des entretiens, nous avons créé un code
correspondant à chacun des répondants (par exemple : « CUCO » pour Christophe Urios
Castres Olympique). Ces codes uniques ont été mis au début de chacun des passages
correspondants et cela nous a permis à terme d’isoler les répondants.
100
Le seuil de détection des classes permet d’indiquer au logiciel le niveau de significativité des classes
d’équivalents :
- Si ce seuil est calculé en fonction d’un nombre minimum de mots, alors toutes les classes d’équivalents
ayant une fréquence d’apparition inférieure à ce seuil seront ignorées (i.e. elles n’apparaîtront plus).
- Si ce seuil est calculé en fonction d’un facteur de pertinence, alors toutes les classes ayant un facteur de
pertinence inférieur à ce seuil seront ignorées.
176
4.4.3.2 Les graphiques des classes d’équivalents et des relations
La réalisation de graphique liés au corpus sélectionné constitue un des piliers de
l’analyse thématique que nous avons réalisée. Il en existe plusieurs sortes comme nous le
précisons dans la partie qui suit.
Tout d’abord, il y a ce que l’on appelle les graphiques de surface. Chaque référence
est représentée par une sphère dont la surface est proportionnelle au nombre de mots
qu’elle contient. La distance entre la classe centrale et les autres classes est proportionnelles
au nombre de relations qui les lient. Les éléments affichés à gauche de la classe sont ses
prédécesseurs, ceux qui sont à droite sont ses successeurs.
Ensuite nous trouvons les graphiques en étoile. Ils permettent d’afficher les relations
entre classes d’équivalents ou entre une catégorie de mots, et des classes d’équivalents. Les
nombres qui apparaissent indiquent la quantité de relations (fréquence des co-occurrences)
existant entre les éléments affichés.
Il y a finalement les graphiques des acteurs, que nous utilisons très peu. Ils
permettent de représenter la concentration des relations entre le principaux acteurs
(actants et actés) sur la totalité du texte. Ils permettent surtout de faire une comparaison
visuelle du poids des relations entre les principales références (ou groupe de scénario). Ces
derniers sont représentés sur deux axes :
- L’axe des X indique le taux actant/acté (de gauche à droite)
- L’axe des Y indique la concentration de relations pour chaque référence affichée (forte en
haut et faible en bas)
La fréquence de relations et le nombre de relations différentes sont des indicateurs de
centralité du texte étudié. Si l’auteur, ou les auteurs, du texte ont associé une référence avec
de nombreuses autres références, alors on peut penser que cette référence est très
importante ou en tout cas plus importante que d’autres.
177
propres classifications, de modifier (ou restructurer) les dictionnaires du logiciel et de définir
une grille d’analyse pour générer automatiquement le rapport
L’utilisation de l’outil scénario est utile pour effectuer une pré-analyse des entretiens.
Dans la majorité des cas on a dû retravailler ces classifications initialement générique
(inadaptée à l’objet d’étude) et corriger d’éventuels contresens pour ainsi parvenir à
personnaliser nos analyses.
101
Un exemple type dans notre cas porte sur le mot préparateur. Dans le corpus, le mot « préparateur »
est utilisé à de nombreuses reprises par les répondants et est dans la majorité des cas associé au mot
« physique ». Le scénario initial de Tropes classait le mot « préparateur » dans une catégorie assez
fantaisiste, ou tout du moins très éloigné du thème étudié (la catégorie « laboratoire »). Il a donc fallu
procéder à la modification du scénario en créant une catégorie dédiée à la préparation physique (thème
abordé de manière récurrente), initialement inexistante.
178
Le chapitre 5 a permis de présenter le design de la recherche défini comme « la
trame qui permet d’articuler les différents éléments d’une recherche : problématique,
littérature, données, analyse et résultat » (Royer & Zarlowski, 1999). Nous avons explicité
nos choix épistémologiques et méthodologiques, d’une part, et d’autre part, nous avons
présenté la méthode de recherche employée, ainsi que les critères d’évaluation des
connaissances produites qui en découlent.
Source : Auteur
La partie qui suit constitue la première partie de notre analyse. Elle s’appuie
majoritairement sur un travail d’observation directe et de recherche sur le champ étudié.
Cette partie a pour objectif de recentrer notre travail sur le besoin inébranlable de résultats
sportifs que manifestent l’ensemble des organisations du champ étudié.
179
Chapitre 5 : Les technologies au service de
l’optimisation du modèle de production et de
rémunération
« Comment améliorer la performance des clubs à l’aide des
technologies disponibles ? »
Les clubs sont devenus des organisations ayant des besoins pour lesquels les objets
connectés peuvent représenter une opportunité. Le rugby est passé, en moins d’un siècle,
d’un sport dans lequel le principe même d’avoir un entraîneur était exclu102 à une pratique,
qui aujourd’hui, dans le cadre de l’élite, fait appel à une « équipe d’entraîneurs » ayant pour
objectif d’optimiser les performances sportives de l’équipe, en vue notamment d’obtenir un
maximum de points au classement.
Cette partie constitue le premier volet de notre analyse dans la mesure où il émane
d’un travail d’observation et de recherche portant sur notre champ d’étude. Sans pour
autant intégrer le résultat des entretiens à cette partie, nous avons principalement fait appel
à notre expérience dans l’élite du rugby professionnel français pour réaliser cette partie. La
partie qui suit a pour objectif d’explorer les processus d’optimisation du fonctionnement,
sportif et commercial, des clubs. Ce processus s’appuie bien souvent sur l’arrivée des
technologies dans le champ du rugby professionnel en France.
102
« La RFU interdit la présence d’entraîneur au sein des équipe en 1949 » (Collins, 2010)
180
1. Amélioration de la performance sportive
Afin d’aider le lecteur à concevoir les domaines dans lesquels la technologie est
susceptible d’entrer en jeu, nous allons procéder à une approche didactique du déroulement
de la saison sportive d’un club en intégrant les outils technologiques susceptibles d’aider et
d’améliorer le fonctionnement général du club. Plus précisément, cette partie porte sur le
fonctionnement de la partie du club « qui produit » le spectacle sportif : l’équipe de joueurs
et le staff technique qui l’entoure.
Une équipe est définie comme « un ensemble d’individus interdépendants dans leurs
tâches et qui partagent la responsabilité de leurs résultats » (Allard-Poesi, 2003). Dans ce
cadre, l’approche technologique se veut, avant tout, être une démarche qui permet
d’aborder des situations complexes de jeu en les investiguant sans réduction, ni
simplification (Mouchet, Amans-Passaga, & Gréhaigne, 2010). L’intérêt de la démarche
technologique appliquée à la recherche de performance réside principalement dans sa
capacité à aider les acteurs à obtenir une meilleure compréhension de l’environnement
complexe dans lequel ils se trouvent grâce à la récolte de données objectives relatives aux
joueurs et à l’équipe.
103
Ce sont ces différents niveaux d’analyse qui empêchent par exemple le rugby de mettre en place des
plateformes interactives et sociales de comparaison telles que celle développée par Strava©. Cette
entreprise s’appuie sur les données GPS partagées par les athlètes (majoritairement des cyclistes et des
joggers) pour leur permettre de se comparer entre eux. L’objectif d’un tel outil est d’induire un phénomène
d’émulation, sans pour autant que l’effort ne soit réalisé dans le cadre d’une compétition à proprement
dit. Au rugby les critères de comparaison de la performance ne peuvent pour le moment pas être objectivés
de manière aussi simple, du fait notamment des différents niveaux d’analyse lié à l’aspect éminemment
collectif de la pratique.
181
stratégique comme nous le présente le schéma suivant.
Les outils dont dispose l'équipe d'entraîneurs autour de l’équipe constituée par les
joueurs sont multiples et surtout en perpétuelle évolution. Ce sont les GPS, les
accéléromètres, les cardiofréquencemètres, la captation vidéo, et tout autres capteurs
susceptibles de récolter des données précises en temps réel sur ce que réalise le joueur et
l’équipe. Rappelons que « l’entraînement sportif de haut niveau recherche la maîtrise la plus
aboutie possible du corps » (Martin, 2017) et que, dans ce cadre, chacun des outils
connectés dispose d'un rôle et d'un intérêt bien précis, même s’ils sont souvent utilisés en
association les uns avec les autres.
Pour bien comprendre la raison pour laquelle les entraîneurs, tant physiques que
rugbystiques, font de plus en plus appel à ces outils nous allons avoir besoin de nous mettre
182
à leur place et définir quels sont leurs objectifs, étape par étape, au cours du déroulement
de la saison. Il faut aussi comprendre que ces outils ne servent pas exclusivement aux
entraîneurs. Ces outils permettent également aux sportifs de s’approprier leur performance
respective en adoptant une approche infiniment individualisée.
Rappelons-nous, avant d’entamer la partie qui suit, que « l’objectif fondamental d’un
club professionnel est la performance et indirectement la réussite sportive » (Barbusse,
2006). Tout ce qui est mis en place autour de l’équipe va dans le sens de la recherche de
cette performance. Il faut également préciser que dans l’univers sportif l’activité
managériale se réalise souvent dans un cadre informel (après les entraînements au bord du
terrain, lors des déplacements dans le train, l’avion, le car, après les matches lors de « la
troisième mi-temps », etc.) ce qui complique l’étude des processus mis en place. Cette
constatation renforce par ailleurs notre position d’observateur privilégié tant il nous a
permis de passé à côté du moins de détails possible, qu’ils soient formels ou informels. Nous
reviendrons plus tard sur la place de l’informel dans les structure de rugby professionnel.
183
responsable du recrutement, plus ou moins spécialisé selon les clubs, est continuellement à
la recherche de joueurs susceptibles de venir compléter l’effectif ou de remplacer des
joueurs en partance. Conformément à tous les sportifs professionnels de sports collectifs, les
joueurs ont des contrats à durée déterminée, dit « d’usage », dont la durée ne peut être
supérieure à 5 ans. La négociation des contrats (durée, montant salarial, avantage en nature,
etc.) est en général effectuée par le directeur sportif, et ponctuellement par le président,
avec l’agent du joueur. Ce dernier n’intervient que rarement dans les échanges directs, il est
généralement intégralement représenté par son agent104.
D'une année sur l'autre, les entraîneurs définissent des besoins précis sur des postes
définis. Ils doivent pour démarrer une nouvelle saison constituer un effectif complet d’une
quarantaine de joueurs, sachant qu’une équipe de rugby dispose d’environ 12 postes de
joueurs nécessitant des compétences et des profils très spécifiques105 non-interchangeables.
104
Le rôle de cet acteur a déjà été explicité p.33.
105
Pilier gauche, talonneur, pilier droit, seconde ligne, troisième ligne, demi d’ouverture, etc…
184
- les joueurs restant au club (liés contractuellement)
- les joueurs arrivant en fin de contrat sur lesquels le club compte pour les années à venir et
qui verront donc leur contrat reconduit.
- les joueurs arrivant en fin de contrat sur lesquels le club ne compte pas pour les années à
venir, qui devront être remplacés, et qui seront donc libre de trouver un club qui souhaite
les recruter.
- les joueurs extérieurs au club disposés à s’engager contractuellement avec ce dernier.
Ces bases répertorient l’intégralité des faits de jeu ayant eu lieu lors d’une rencontre
officielle : nombre d’en-avant, de plaquage réussis ou manqués, de touches réussies ou
ratées, le pourcentage de réussite du buteur, etc. Toutes ces informations peuvent être
rapidement compilées, de manière plus ou moins élaborée, dans des bases de données
statistiques, en disposant de plusieurs niveaux d’analyse (joueurs, poste, profil, compétitions
etc). La question du traitement que l’on fait de ces données reste néanmoins en suspens.
Jusqu’à maintenant, les clubs n’ont pour la plupart mis en place aucunes démarches visant à
185
aller au-delà d’une démarche exclusivement descriptive. Le manque de compétences
dédiées au traitement, à la compilation voire à la modélisation, limite en effet l’exploitation
que l’on peut faire de ces volumineuses bases de données.
Depuis maintenant une dizaine d’années, ces bases de données se sont étoffées
jusqu’à devenir aujourd’hui une photographie précise de ce qui s’est passé lors d’un match,
tant d’un point de vue collectif qu’individuel.
L’intérêt de l’utilisation de ces données réside dans le fait d’avoir accès aux données
précises d’un joueur évoluant aussi bien dans le championnat local que dans le championnat
se déroulant à l’autre bout du monde. Opta et Prozone sont deux compagnies ayant
entrepris de couvrir l’intégralité des rencontres professionnelles de rugby à XV du point de
vue de la compilation des données. Elles répertorient une très grande quantité
d'informations sur les équipes et sur les joueurs des différents championnats professionnels
mondiaux.
Grâce à ces outils, l’entraîneur d’un club français pourra par exemple connaitre
précisément le nombre de offloads106 effectués par un joueur d'une franchise de Super
Rugby107 tout au long de la saison qui vient de s'écouler. Les faits de jeu relatif au joueur
ciblé sont ainsi compilés, match par match. Cela peut être par exemple :
- le jeu au pied (type et longueur) ou encore la réussite au pied dans le cas d’un buteur
- le nombre de plaquages généralement décliné avec le taux de réussite ainsi que le type
associé (subi, offensif, récupérateur etc.)
- le nombre de franchissements
- le nombre de passe(s), ainsi que le type (« sautée », « offload », « sur un pas », etc.) et le
taux de réussite associé
- le nombre de mètres parcourus avec le ballons
- le nombre de pénalité(s) concédée(s)
106
Passe après contact, action déterminante dans le franchissement du rideau défensif adverse
107
Championnat professionnel entre les meilleures provinces d’Australie, d’Afrique du Sud et de Nouvelle-
Zélande, souvent cité comme la référence en termes de qualité de jeu au niveau mondial.
186
- la réussite en mêlée pour les postes concernés
- la réussite en touche (lancer ou saut selon le poste occupé)
- Le nombre de ballon(s) récupéré(s) (au sol, en l’air)
- les points marqués déclinés selon le type (essai, drop, pénalité et transformation)
Toutes ces données sont également reliées au moment auquel l’action a eu lieu dans
le match ainsi que la zone du terrain associée. En résumé, un match peut être analysé avec
une extrême précision grâce à ce système de « codage » qui enregistre les faits de jeu, d’un
joueur pris individuellement ou de l’équipe, tout au long de la rencontre. L’utilisation de ces
bases de données nécessitent également de savoir les compiler et les interpréter afin
d’obtenir des résultats exploitables et présentables, souvent visuellement, aux entraîneurs.
Nick Mallett, ancien joueur sud-africain et entraîneur international de rugby à XV, résume
bien la situation : « Le pouvoir des données réside dans la capacité à interpréter les résultats
importants et à laisser de cotés ce qui n’est pas pertinent, ce qui signifie que cela nécessite
aussi une grande expérience pratique afin de trier les statistiques108 » (Benaby, 2015).
108
“The power of data lies in the ability to interpret the most important results and disregard what is
irrelevant, which means it also requires a great deal of practical experience to sort through the statistics”
187
avantages compétitifs que peut procurer l’analyse de données, et cela dans les plus hautes
sphères des sports d’élite mondiale.
Naturellement, dès la sortie de l’ouvrage, nombreux ont été ceux qui ont fantasmé
sur des méthodes similaires appliquées au rugby, ou à tout autres sports collectifs. Dix ans
plus tard, force est de constater qu’un frein conséquent persiste encore, il s’agit du
caractère collectif essentiel sur lequel repose le rugby qui introduit comme nous l’avons vu
différents niveaux d’analyse. Il n’existe aujourd’hui pas de modèle formel permettant
d’expliciter la performance d’une équipe de rugby sans que cela n’entraîne de biais
importants.
En baseball les performances peuvent être isolées assez aisément tandis qu’au rugby
il est aujourd’hui impossible de « TOUT » quantifier compte tenu de l’aspect collectif de la
pratique. Les seules données susceptibles d’être proprement isolées sont celles qui
concernent les taux de réussite des buteurs puisque ces phases de jeu sont isolées des
phases de jeu collectif. Aucun modèle n’est aujourd’hui parvenu à modéliser totalement, et
même partiellement, la performance du joueur au sein de l’équipe. La part de subjectivité,
propre à l’entraîneur, persiste à occuper une place forte dans l’évaluation que l’on peut faire
de la performance.
Beaucoup ont cru voir en cette approche par les données un outil révolutionnaire
permettant d’avoir une objectivité à tout épreuve tant sur la performance individuelle que
collective. Le constat que l’on peut faire à l’heure actuelle, c’est que parmi ceux qui s’y sont
activement intéressé, tous doivent reconnaître aujourd’hui que l’« œil du spécialiste » reste
essentiel à l’analyse et à la prise de décision. Les outils d’analyse, et les données en
découlant, semblent simplement fournir aujourd’hui une vision plus précise et plus objective
sur un sport que l’on souhaite pouvoir décrypter de plus en plus minutieusement.
C’est précisément la démarche mise en place par les analystes présents au sein des
staffs d’entraîneurs des équipes de rugby professionnel. Depuis maintenant deux ou trois
ans, certains clubs sont ainsi allés plus loin dans les méthodes utilisées pour le recrutement.
Les analystes présents au club définissent le profil d’un joueur quittant le club dans le but de
188
cibler un joueur présent sur le marché susceptible de lui correspondre en s’appuyant sur les
données statistiques associées à ses performances. Cette première recherche constitue un
gain de temps considérable pour les cellules de recrutement puisqu’elles permettent réduire
le nombre de clips vidéo associés à des joueurs aléatoirement choisis. Après avoir réalisé un
casting affiné, les entraîneurs se penchent sur les données vidéo associés aux joueurs
préalablement ciblés par les analystes.
Parallèlement, la démarche reposant sur l’analyse vidéo occupe une part importante
du temps consacré au recrutement comme nous allons le montrer dans la partie qui suit.
Depuis la professionnalisation, l’analyse du jeu et des joueurs n’a cessé d’être mis au
centre de la démarche de recherche de la performance. Les entraîneurs, aidés par leurs
analystes vidéo, passent la majeure partie de leur temps « hors-entraînement » à visionner
et à préparer les rencontres du week-end. Chacune des équipes évoluant dans le même
championnat est analysée de manière détaillée, les entraîneurs ont donc un œil avisé sur la
189
majorité des joueurs évoluant dans le même championnat. C’est d’ailleurs pour cette raison
que les outils de compilation de données et de vidéo sont avant tout essentiels lorsqu’il est
question de recruter un joueur évoluant dans un championnat étranger, pour lequel il est
plus difficile d’obtenir des clips vidéo.
En d’autres mots, le codage permettant d’obtenir les bases de données. Cela été
rendu possible par le développement de logiciels d’analyse vidéo de plus en plus
sophistiqués. Ces derniers reposent tous sur le même principe : permettre, de manière la
plus ergonomique possible, de découper et de « coder » le match simultanément pour
ensuite pouvoir créer des montages vidéo portant sur des thèmes précis. En plus de
permettre le montage de clips vidéo, chacune des séquences issues de la captation est
associée, lors du codage effectué par un analyste, à un item correspondant au joueur et au
190
type d’action associé. Cela signifie qu’en très peu de temps, suite au codage réalisé par
l’analyste au sein du club ou du prestataire extérieur, on peut obtenir une action, ou une
série d’actions, portant sur un match donné, ou sur plusieurs matchs, et sur un joueur
prédéfini, ou un groupe de joueur. Les données statistiques et vidéo sont en fait rapidement
disponibles grâce à un système de répertoire, images vidéo et statistiques, élaboré.
109
Au rugby à XV, un joueur qui se rend coupable d’un geste illicite est susceptible d’être exclu de la
rencontre temporairement (carton jaune) ou définitivement (carton rouge).
110
Ancien joueur sud-africain et entraîneur international de rugby à XV.
191
Avant d’entamer la saison, le staff technique chargé de l’accompagnement de
l’équipe tout au long de la saison se réunit afin de fixer les grandes lignes des objectifs pour
la saison à venir. La définition de ces grandes lignes va s’appuyer sur les forces et les
faiblesses de l’effectif de joueurs disponibles. Ces forces et ces faiblesses sont en général
mises en valeur par l’analyse approfondie des joueurs réalisée par les analystes.
L’importance de l’analyse vidéo dans la mise en place de ces phases de jeu d’ordre
chorégraphique est grande. Elle permet aux entraîneurs mais surtout à chacun des acteurs
ou joueurs de prendre conscience de son déplacement au sein de la chorégraphie réalisée
simultanément avec plusieurs autres joueurs.
192
dispose d'un rôle partiellement prédéfini permettant de rentrer dans une organisation
collective.
Il convient de préciser que le rôle du joueur n'est pas intégralement prévu à l'avance
car la prise d'initiative individuelle fait également partie intégrante du projet de jeu que l'on
désire mettre en place. A ce titre, (Mouchet, 2008) considère les décisions tactiques des
joueurs de rugby en match comme des objets complexes, qui sont influencées à la fois par :
- le contexte général avec des aspects socioculturels associés au club dans lequel les
joueurs évoluent : système sociotechnique du club, projet de jeu de l'équipe, stratégies
d’avant-match…
- le contexte local, momentané et évolutif correspondant à la situation de jeu dans
lequel se trouve le ou les joueurs ;
- l’expérience du joueur, et sa logique pouvant être différente d’une logique
rationnelle et formelle du jeu ;
- les interventions ponctuelles des entraîneurs auprès des joueurs en cours de
rencontre.
Afin de poursuivre la mise en place du projet de jeu auprès des joueurs, les
entraîneurs auront recours aux entraînements sur le terrain mais également à des séances
de "tableau noir", lors desquelles le rôle de chacun sera formalisé un peu plus précisément
sur un support visuel : tableau, vidéo, carnet personnel, et de plus en plus sous forme
digitale grâce à la mise en place de plateforme de partage interne. Lors de cette phase,
l’objectif est de définir le projet de jeu et de l’exposer aux joueurs. Les outils qui sont
essentiellement utilisés sont la projection de clips vidéo relatifs aux combinaisons et aux
cellules de jeu. Certains clubs ont par moment recours à l’utilisation d’animations simples de
type PowerPoint pour formaliser le déplacement des joueurs participant aux combinaisons
ou aux cellules dans le jeu courant.
111
L’idée d’une démarche de « monitoring » n’est pas si éloignée du terme focaldien de « surveillance »
néanmoins elle se rapproche davantage de la notion de compréhension et d’analyse par forcément mise
en valeur dans l’analyse de Michel Foucault.
193
A ce stade de notre analyse, il est essentiel de faire une distinction entre le suivi
collectif et le suivi individuel. Un effectif de rugby professionnel est constitué en moyenne
de 40 joueurs, et un match de rugby ne fait participer que 23 joueurs comme nous l’avons
déjà précisé. Cela signifie que chaque week-end, un peu moins de la moitié de l’effectif est
en « stand-by ». Ces joueurs qui ne jouent pas peuvent être une conséquence des choix
stratégiques de l’entraîneur112 mais ils peuvent également être inapte à jouer pour cause de
problème physique. Il faut souligner le fait qu’en règle général, à un instant donné, il y a
entre 10 et 20% de l’effectif qui est dans l’incapacité de participer aux entraînements ou aux
matchs pour raison médicaleç.
Les choix stratégiques, qui consistent à sélectionner un joueur plutôt qu’un autre,
appartiennent aux entraîneurs. Ils peuvent par exemple décider à un moment donné,
notamment pour les matchs à enjeux, de faire jouer tous leurs meilleurs joueurs, et à
d’autres moments décider de mettre en place un système de « roulement » visant à
permettre aux joueurs de se régénérer au fur et à mesure de la saison. Ce principe de « turn-
over » permet logiquement d’utiliser chacun des joueurs de l’effectif (sinon il n’y aurait pas
la nécessité d’en avoir autant). L’objectif d’une telle démarche est d’éviter d’avoir des
joueurs éreintés, puisqu’ils jouent trop, et d’autres sous-préparés, puisqu’ils ne jouent pas
assez. L’utilisation des outils connectés et de la technologie, est déterminante dans la mise
en place de ce genre de démarche de « gestion de la fatigue ».
112
« Faire jouer tel joueur à la place de tel joueur puisqu’il est plus en forme, simplement meilleur ou
encore susceptible d’avoir un jeu plus adapté à l’opposition du week-end suivant ».
194
Revenons maintenant à l’acteur sur lequel se porte l’attention du staff : le joueur, et
indirectement l’équipe à laquelle il appartient. Lors du déroulement de la saison, le joueur
est soit en période de vacances ou d’arrêt pour blessure (hors du club), soit en période de
préparation, soit en période de compétition, soit en période de récupération ou soit en
période de reprise (suite à une blessure entraînant un arrêt de la compétition). Certaines
phases sont dédiées exclusivement à la préparation physique tandis que d’autres sont
davantage axées sur le maintien des qualités physiques avec un travail plus orienté vers le
rugby. Nous rentrerons dans le détail par la suite. Voici un tableau récapitulatif des
différentes phases de travail.
Phase de Entraîneurs,
Importante Oui Non
préparation préparateurs physiques
Source : Auteur
195
La phase de préparation est une étape cruciale avant d'attaquer le championnat. Elle
permet de préparer l'équipe à affronter l'épreuve que représente une saison de rugby
(Championnat, Coupe d’Europe et sélections potentielles pour certains joueurs). C'est une
phase de travail privilégiée lors de laquelle la préparation physique occupe une place
importante. Elle succède généralement à une phase de reprise, qui elle-même succède une
coupure complète de 2 à 4 semaines. Les organismes sont donc logiquement reposés mais
également souvent en dessous de leur état de forme optimale. Les deux axes principaux de
cette phase de travail se dirigent vers le développement des qualités physiques du joueurs
(endurance-force-puissance-explosivité) mais également vers la mise en place du plan de jeu
collectif, stratégique et tactique, qui sera celui de l’équipe tout au long de la saison.
Pour finir, la phase de récupération intervient lorsqu’un joueur, ou l’équipe dans son
intégralité, est jugé comme étant en « surchauffe » par rapport à l’effort qu’il est censé
produire. Ces phases arrivent lors des périodes de vacances mais également à la suite d’un
« bloc de match113 » particulièrement éprouvant. Cela ne signifie pas que l’équipe est au
repos, cela signifie plutôt que la priorité sera de faire en sorte que le ou les joueurs puissent
se régénérer un maximum avant de participer à la rencontre suivante. Les entraînements
113
Un bloc de match constitue un enchainement de rencontres, semaine après semaine, sans qu’il n’y ait
de week-end de libre constituant potentiellement une plage de récupération pour l’encadrement et les
joueurs.
196
physiques ou rugby sont donc allégés et même parfois annulés pour laisser généralement la
place à des soins médicaux.
La démarche de monitoring porte sur l’équipe encadrée par le staff mais peut
également porter sur les autres équipes qui composent le championnat. Cela consiste à
mettre en place une démarche de veille externe portant sur ce que font et produisent les
autres équipes afin que les entraîneurs puissent définir la stratégie adaptée aux prochaines
oppositions. C’est ainsi que dans cet environnement profondément ancré dans un
mouvement perpétuel, la mise en place de système de monitoring permet aux acteurs de
mieux connaître ce qui se passe autour d’eux et finalement de mieux s’y ajuster.
197
que cela porte sur l’équipe ? Est-ce que cela porte sur les joueurs individuellement ? Nous
tenterons dans la partie qui suit de répondre à ces questions.
1.3.1.1 Voir
La vision est centrale dans le rapport qu’entretient l’entraîneur avec les joueurs.
L’entraîneur ne serait d’aucune utilité pour l’équipe s’il n’était pas capable de voir ce que
font et comment se comportent les joueurs. Comme nous l’avons déjà vu, une équipe est
composée de quarante joueurs, un match oppose deux équipes de quinze joueurs et
généralement un entraînement se déroule avec une trentaine de joueur. La capacité que
l’homme a de se focaliser sur le déplacement et le comportement de plusieurs cibles en
mouvement est très limitée. C’est précisément cette perception limitée qui a amené les
parties prenantes du rugby à s’équiper de moyens de captation et de traitement de la vidéo
de plus en plus élaborés. L’enrichissement de la vision de l’entraîneur et de sa
compréhension initialement limitée a été rendu possible par l’utilisation d’images
permettant de décomposer les actions unes par unes, et non plus dans un ensemble. Le
joueur s’est également appuyé sur l’arrivée d’images relatives à son comportement de
manière à venir compléter le ressenti qu’il a pu avoir sur le terrain.
Les logiciels de codage et de traitement des données « vidéo » ont connu une
évolution extrêmement rapide. Ils constituent aujourd’hui un marché sur lequel un leader
s’impose (13 clubs sur 14 en élite) : Sportcode (développé par Sportstec), suivi par Nacsport,
Dartfish ou encore TechXV. Ces produits – analyse vidéo – ne sont pas tous spécifiques au
rugby, ils constituent même un héritage du travail initié sur d’autres pratiques plus en
avance d’un point de vue de la recherche et de la performance (NBA, NFL, NHL, Football). Ils
disposent aujourd’hui néanmoins de modules spécifiques à la pratique du rugby à XV. Il ne
faut pas oublier que ce dernier a connu une professionnalisation récente comparée au rugby
à XIII, aux sports de ligue américaine ou encore au football. Le logiciel français, Tech XV, est
également présent sur le marché. Sa conception a été initiée par les entraîneurs eux-mêmes.
Ils avaient besoin d’un outil leur permettant de procéder à l’analyse et au traitement des
séquences vidéo. Cet outil ne se situe pas au niveau d’analyse des autres logiciels cités plus
haut, mais pour un coût moindre, il offre une capacité d’analyse et de traitement déjà
poussée.
198
Ces outils sont en constante évolution. Le besoin d’innovation est immense, les
technologies et le monde de l’analyse de la performance sont constamment remis en
question. Les supports « vidéo » utilisés (ordinateurs mais aussi smartphones et tablettes),
les outils de récolte d’informations (sources vidéo de plus en plus nombreuses, outils
connectés) apportent constamment de nouvelles données qu’il faut savoir utiliser,
interpréter et visualiser pour optimiser l’analyse et la compréhension du jeu. L’idée
principale consiste à désirer obtenir une meilleure « vision ». Cela passe par l’utilisation de
logiciels de traitement de plus en plus performants mais aussi par la diversification des
points de vue portant vers le jeu.
Les clubs, à travers leur besoin d’innovation, ont entrepris d’enrichir encore leur
capacité de perception en obtenant des images provenant de différents points de vue. C’est
ainsi que certains clubs aujourd’hui font appel à l’utilisation de drones, dans le but d’obtenir
un point de vue qui surplombe ce que produit l’équipe sur le terrain. Un drone, de l’anglais
« faux-bourdon », est un aéronef sans personne à bord qui est télécommandé. Il peut
transporter des charges utiles, et dans notre cas précis une caméra envoyant les images en
direct sur des ordinateurs présents sur le bord du terrain. La mobilité du dispositif rend
possible les angles de vue très précis sur des phases de jeu choisies. Ces prises de vue
étaient jusqu’à maintenant impossibles à réaliser. Le drone est piloté selon les instructions
fournies par le staff technique, avant chaque entraînement. Chaque mouvement, ou
placement, est alors susceptible d’être disséqué et analysé par les entraîneurs et par les
joueurs.
199
Stéphane Boiroux, analyste pour le club de Clermont : « Avec la caméra fixée sur le
drone, on peut voir toute la largeur et la profondeur du terrain, alors que les traditionnelles
caméras fixes ne permettaient de filmer que des portions réduites de la zone de jeu ».
L’intérêt d’une telle démarche est de rendre possible la visualisation, en temps réel, de
l’image fournie par le drone évoluant à 15 mètres au-dessus du sol lors des phases classiques
et à 5 mètres au-dessus du sol lors des mêlées.
Au sujet de la vision, celle des joueurs est également depuis quelques temps mise au
centre du processus d’entraînement et de recherche de la performance. De manière
200
évidente, un joueur qui se situe dans un environnement systématiquement en mouvement
se doit, afin d’adapter un comportement adapté, de disposer du maximum d’informations
concernant la dynamique qui l’entoure. C’est pour cette raison que l’outil Neurotracker a
récemment été mis à disposition des clubs. Parmi les outils de réalité augmenté adapté à la
performance rugby, il est le seul qui se dégage réellement. Il est développé par Sports
Mental Performance, un laboratoire de recherche basé à Montréal (Canada). La genèse du
développement de cet outil repose sur l’idée que Ies joueurs les plus talentueux sont ceux
possédant une meilleure « vision du jeu ». Cette équipe de chercheurs s’est donc penchée
sur la question afin de savoir à quoi tenait une meilleure vision du jeu et surtout quels
étaient les moyens de la développer.
Le Neurotracker est donc un système virtuel qui permet aux athlètes d’optimiser
leurs capacités perceptives et cognitives en s’appuyant sur un processus simulant l’évolution
de plusieurs objets mouvant dans leur champ de vision. Ce système d’entraînement
immersif en 3D, est conçu pour isoler et entraîner les mécanismes attentionnels liés à la
vision du joueur. Il permet d’accroître la vitesse d’analyse d’une scène
visuelle, d’augmenter la durée de concentration et de renforcer la capacité à limiter les
réponses émotionnelles. Les yeux étant une des extensions essentielles du cerveau, il
devient primordial de les entraîner comme on pourrait le faire avec les autres parties du
corps afin d’accéder aux chemins de l’excellence et de la performance.
Nous avons jusque-là abordé la vue classique du jeu qu’offre les caméras des
diffuseurs généralement situées aux quatre coins du terrain ainsi qu’en hauteur. Nous avons
201
également abordé la question de l’utilisation des drones qui offrent un point de vue qui
surplombe le jeu et les joueurs mais nous n’avons pas encore abordé la question de la vue
de « dedans ». Par vue de « dedans » nous faisons essentiellement référence à ce que voit le
joueur. La technologie permet aujourd’hui de disposer d’outils de captation vidéo de moins
en moins encombrants alors comment se fait-il que les joueurs n’en soient aujourd’hui pas
équipés ? L’intérêt serait énorme. L’entraînement pourrait voir comment se répartit
l’attention du joueur sur le mouvement des joueurs de son environnement. La raison pour
laquelle aucun joueur n’a été équipé d’un tel équipement en compétition jusqu’à
maintenant réside dans le fait que c’est purement et simplement interdit par la règle. Le
rugby étant un sport de contact sans équipement, le joueur ne dispose d’aucun endroit
« sûrs » susceptible de protéger le moyen de captation des chocs que le joueur est
susceptible de subir. En revanche certains entraîneurs, à travers leur volonté de mieux
comprendre le comportement de certains joueurs clés de son effectif ont de manière
ponctuelle souhaiter équiper le joueur d’une caméra lors d’entraînement sans contact afin
de mieux percevoir quels étaient ses réflexes au cours du jeu.
Nous avons jusqu’à présent essentiellement parlé des joueurs, il est néanmoins
important de mentionner la présence d’un acteur non négligeable : l’arbitre. Il est le seul
acteur du jeu étant autorisé à porter un équipement de captation vidéo embarqué
(généralement de type GoPro). Cela fait un peu moins de quatre ans que les arbitres des
rencontres, généralement internationales, sont équipés de caméras embarquées appelées
Ref Cam.
L’intérêt d’une telle démarche est essentiellement de permettre aux spectateurs de se sentir
au plus proche de l’action comme en témoigne le cliché qui suit.
202
Source : (Cassino, 2015)
A aucun moment l’utilisation de la caméra « arbitre » rentre dans le cadre de la
performance sportive de l’équipe. Il ne s’agit ici pour le moment que d’un outil qui est mis
au service de l’enrichissement de l’expérience des spectateurs (grands écrans stade) et des
téléspectateurs (régie de la télévision).
La vision est au cœur de la démarche de chacun des acteurs du jeu mais également
de ceux qui se trouvent à l’extérieur. Qu’elle soit proche, lointaine, surplombante et même
interne la vision permet à l’observateur de s’imprégner de ce qui se passe ou de ce qui s’est
passé sur le terrain et permet ainsi d’obtenir une perception enrichie de ce qui se passe sur
le terrain.
1.3.1.2 Comprendre
Le sport collectif, et dans notre cas le rugby à XV, laissera toujours une part
d’interprétation propre à ceux souhaitant analyser et comprendre le jeu. Cette
compréhension est au cœur de la démarche de recherche de la performance. Elle permet de
pointer du doigt les comportements qui sont au service de la réussite collective mais
également ceux empêchant la réalisation des objectifs fixés.
203
De par la complexité du caractère collectif d’un tel sport, tous les outils susceptibles
d’aider à la compréhension du jeu sont devenus indispensables, c’est le cas notamment de
l’utilisation, et de l’interprétation, des bases de données sportives qui permettent aux
entraîneurs de lier ce qu’ils ont vu à des faits de jeu objectifs. A ce sujet, (Amblard, Bernoux,
Herreros, & Livian, 1996) parlent du concept central de traduction. En procédant à
l’intégration de la technologie au sein de l’organisation, il va désormais être possible de
« transformer un énoncé intelligible en un autre énoncé intelligible pour rendre possible la
compréhension de l’énoncé initial à un tiers ». L’analyste occuperait finalement un rôle
d’interprète au sein de l’organisation puisque ses compétences lui permettent de faire
comprendre aux autres des phénomènes qui étaient initialement incompréhensibles, en
s’appuyant notamment sur l’analyse approfondie de base de données jusque-là souvent
délaissées du fait de leur trop grande complexité.
Ces bases de données sont pour la majorité éditées par les analystes présents au sein
du club. La grande part de leur travail en cours de saison porte sur l’analyse des
entraînements et des matchs de l’équipe mais également du codage relatif aux autres clubs
que l’équipe va rencontrer au cours de la saison. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà vu,
grâce à l’utilisation des bases de données en ligne, il n’est plus nécessaire de coder
systématiquement tous les matchs pour obtenir des données sur des équipes ou des
joueurs. Des organismes privés disposent d’équipes d’analystes qui se chargent d’effectuer
le codage de l’intégralité des matchs de rugby professionnels, et cela partout dans le monde.
Parmi les sociétés présentes sur ce marché, une se détache : Opta. D’abord
spécialisée dans le foot, elle a depuis 2010 un centre situé à Leeds chargé de récolter des
données sur tous les matchs de rugby de niveau professionnel et cela dans tous les
championnats du monde (Super Rugby, Top 14, Premiership, matchs internationaux etc.). Ce
service est bien évidemment payant. Les données sont très précises et en quantités très
importantes. A peu de choses près, les données sont les mêmes que si l’on s’était occupé
soi-même du codage. Le seul bémol que l’on pourrait mettre quant à l’utilisation de ces
bases de données « extérieures » réside dans la souplesse d’interprétation qui est propre à
chacun.
204
Certains détails peuvent être vus avec plus ou moins d’objectivité, et cette
subjectivité mènerait parfois à classer certaines actions dans une catégorie tandis que
d’autres les auraient classées autrement. Chaque entraîneur ou équipe d’entraîneur dispose
d’une vision personnelle du rugby, même si les grands principes sont les mêmes. Tous ne
vont pas s’accorder sur les indicateurs de performances qui leur semblent pertinent ou non.
Cette vision diffère d’un entraîneur à l’autre, c’est pour cela que les méthodes d’analyse
vidéo et donc de la performance peuvent varier d’une équipe à une autre. L’outil que fournit
Opta est intéressant mais générique, et du fait de cette absence de personnalisation, il ne
permet pas de fournir précisément et systématiquement ce que pourrait vouloir un
entraîneur.
Il est assez intéressant de regarder un peu en arrière et de voir à quel point les
techniques d’analyses dont nous venons de parler ont connu une évolution rapide. Il suffit
d’évoquer l’analyse vidéo aux joueurs ayant joué au début des années 2000 pour les voir
esquisser un sourire discret. Ils se remémorent généralement l’arrivée des séances « vidéo »
se déroulant sur un téléviseur cathodique lors desquelles leur entraîneur maniait « avance »
ou « retour rapide » sur un magnétoscope récalcitrant… Ces séances pouvaient durer plus
d’une heure. Aujourd’hui chaque club dispose d’une cellule composée d’analystes vidéo, il
s’agit d’un secteur crucial dans l’accompagnement et la préparation de la stratégie d’une
équipe.
114
Notons que les données constituent une matière brute qui ne dispose d’aucun intérêt pour les parties
prenantes tant qu’elles ne sont pas traitées et interprétées par un acteur spécialisé.
205
grâce à l’utilisation de méthodes de deep learning115, le logiciel permet de lire et de coder
instantanément les images vidéo d'un match ou d’une rencontre sportive.
1.3.1.3 Transmettre
115
Le « deep-learning » consiste en un ensemble de méthodes de traitement de données rendant possible un
apprentissage automatique susceptible de modéliser avec un haut niveau d’abstraction des données grâce à des
architectures articulées autour de différentes transformations non linéaires. Les techniques ont, par exemple,
permis des progrès importants et rapides dans les domaines de l'analyse du signal sonore ou visuel et notamment
de la reconnaissance faciale, de la reconnaissance vocale, de la vision par ordinateur, du traitement automatisé
du langage.
206
Dans ce cadre, l’appropriation par l’équipe des informations, ou consignes,
transmises par l’entraîneur constitue une condition de la réussite, les joueurs étant censés
avoir une connaissance du jeu et de la stratégie plus faible que celle détenue par les
entraîneurs.
Pour revenir de manière synthétique à ce que l’on a décrit jusqu’à maintenant, les
séquences vidéo sont d’abord découpées et codées par match, par thème, par joueur, par
zones du terrain. Ce traitement permet notamment de supprimer tous les temps morts lors
d’un match116. On comprend mieux le sourire des joueurs actuels ayant connu les séances
« vidéo » interminables sur VHS...
116
Un temps mort, par opposition au temps de jeu effectif, est constitué par les phases succédant l’arrêt
du jeu par l’arbitre et lors desquelles les joueurs se replacent ou sont remplacés.
207
Ce phénomène d’émulation induit par les données statistiques peut néanmoins être
nocif à la logique de performance poursuivie par l’équipe. En effet, le risque réside dans le
fait que les joueurs puissent se détacher d’une logique d’organisation collective afin d’influer
sur leurs statistiques individuelles. Ce phénomène a d’ailleurs été responsable de l’arrêt de
la mise à disposition des statistiques dans certains clubs tant les objectifs individuels avaient
tendance à prendre le pas sur l’aspect collectif de la performance : « Je me souviens qu’on
avait un défenseur énorme qui s’appelait X, et il voulait systématiquement être le premier
dans les statistiques. Parfois plutôt que de circuler, il me bloquait pratiquement toute la
défense pour pouvoir attraper le porteur de balle. Cela nous est arrivé de lui dire : Oh, tu n’es
pas tout seul, tu dois circuler ! - C’est ça le coté nocif de la statistique » R5-1.
208
généralement à mettre le joueur dans des situations spécifiques qu’il est capable de
connaître à nouveau en match. L’intérêt est de le faire répéter ce qui a été préalablement vu
à la vidéo afin qu’il s’imprègne physiquement de ce qu’il faut faire de manière optimale dans
telle ou telle situation.
Il faut ainsi comprendre que le temps qu’un joueur passe sur le terrain est limité. Il
est davantage bénéfique de prévoir des séances courtes et rythmées que des séances
longues disposant de temps morts lors desquels la concentration des joueurs est remise en
question. Dans le but d’analyser, d’ajuster ou de calibrer la charge de travail des joueurs, les
« outils connectés », et notamment l’outil GPS, n’ont pas d’égal.
117
Littéralement, le terme anglais de monitoring signifie surveillance, ou encore supervision, et se réfère
généralement au monde de l’informatique.
209
Les préparateurs physiques ont une approche plus individualisée que celle de leur
homologue dédiée à l’aspect technique et stratégique du rugby. Leur objectif est de faire en
sortes que les joueurs, pris un par un, soient le plus prêts à fournir un effort correspondant
aux spécificités de leur poste à un instant "t". Ce sont aussi ceux qui accompagnent les
joueurs en cours de rééducation, lorsqu'ils ont connu une blessure nécessitant l'arrêt de la
compétition. Ils retracent l'évolution physique et déterminent les objectifs à atteindre
propres à chacun. Leur rôle est important puisqu'ils disposent d'un droit de regard sur la
charge de travail physique globale réalisée par l'équipe sur une période donnée. Pour bien
comprendre ce détail, il faut remettre les choses dans leur contexte. Les préparateurs
physiques suppléent en quelques sortes les entraîneurs. Un entraîneur aimerait pouvoir
avoir un temps d'entraînement maximal afin de perfectionner un maximum la qualité
technique individuelle et collective du groupe. Le préparateur physique va lui, calibrer la
durée d'entraînement, l’intensité de la séance, et donc la charge de travail, en fonction des
potentielles échéances à venir. Une semaine sans match sera donc propice à une charge de
travail élevée, tandis qu'une semaine avec match sera considérée comme une semaine
allégée d'un point de vue du travail physique et des entraînements axés vers un travail
spécifique "rugby".
210
niveau se doit d’optimiser la pratique dans chacun de ces deux domaines. Il est concevable
qu’un joueur soit prêt du point de vue de la préparation physique mais s’il ne rentre pas
dans le cadre rugbystique que l’on attend de lui, sa prestation sera à revoir. Récemment
(Harinordoquy, 2017) déclarait à juste titre que « la condition physique c’est bien mais les
plus beaux athlètes ne feront jamais les meilleurs joueurs de rugby ». Néanmoins un joueur
peut très bien être le plus au point techniquement, s’il est incapable d’enchainer les
séquences de jeu lors du match, alors il n’aura aucunement sa place sur un terrain de l’élite.
Frédéric Aubert dans (Del Moral, 2015) résume très bien cette idée : « la préparation
physique est à la performance sportive ce que la grammaire est à la poésie », et nous
ajouterons, une condition nécessaire mais pas suffisante.
Ce qui fait la particularité d’un sport comme celui du rugby c’est qu’il existe un
nombre important de profil de joueur au sein de la même équipe. On ne pourra pas
comparer la performance d’un pilier de 130kg pour 1m90 à celle d’un arrière de 95kg et
1,75m ! L’importance de l’individualisation devient ainsi un élément central de la
préparation physique du joueur de rugby. Cette volonté d’obtenir un suivi du joueur détaillé
et individualisé est parfaitement résumé dans l’ouvrage Monitoring fatigue status in elite
team sport athletes « L’augmentation de la demande dans les sports collectifs de l’élite ces
dernières années a suscité une grande attention de la part des chercheurs et des pratiquants
dans le suivi de la préparation et de la fatigue chez les athlètes. Le suivi de la fatigue et une
meilleure compréhension de l’état dans lequel se trouve un athlète peuvent également
fournir des informations utiles concernant les risques de blessure et de maladie du joueur, et
donc de sa disponibilité118 » (Thorpe, Atkinson, Drust, & Gregson, 2017).
L’arrivée et l’évolution de tels outils de monitoring ont permis aux staffs des clubs de
mettre en place un travail spécifique d’agilité et de développement de la condition physique
du joueur. L’apport de l’analyse du jeu et de la biomécanique associée a été déterminant
dans cette évolution. Cette approche holistique du jeu a permis de faire en sorte que chaque
118
“The increase in competition demands in elite team sports over recent years has prompted much
attention from researchers and practitioners into the monitoring of adaptation and fatigue in athletes.
Monitoring of fatigue and gaining an understanding of athlete status may also provide insights and
beneficial information pertaining to player availability, injury and illness risk.”
211
match se jouent avec les joueurs les mieux préparés techniquement et physiquement
(Gilligan, 2014).
De manières plus précises, les données sur lesquelles s’appuie les analystes, dédiés à
la préparation physique, et les préparateurs physique portent sur différentes mesures issues
des outils de monitoring :
- La mesure d’indicateur interne : Le rythme cardiaque (par les biais des
cardiofréquencemètres dont sont équipés les joueurs à l’entraînement et lors des matchs),
les capteurs de niveau d’hydratation ou encore de la température corporelle du joueur.
- La mesure du mouvement du joueur qui se trouve en déplacement perpétuel dans
le cadre spatio-temporel de son environnement. Elle est rendue possible par l’arrivée de
capteurs GPS dont sont équipés les joueurs à l’entraînement et lors des matchs.
- La mesure des chocs reçus par les joueurs, mesurés à l’aide capteurs alliant un
accéléromètre et un gyroscope. L’intérêt est de voir que genre de choc a pu recevoir un
joueur : frontal (placage ou déblayage) ou vertical (saut ou course) et d’en connaître
l’intensité.
212
Source : Auteur
La partie qui suit procède à une description détaillée des outils utilisés dans le cadre
de la préparation physique, en insistant sur le rôle que le monitoring peut avoir dans le cadre
de la recherche de la performance.
1.3.2.1 Mesurer ce qui se passe dans le corps de l’athlète en mouvement : utilisation de l’outil
cardiofréquencemètre
Il s'agit d'un outil permettant de suivre la fréquence cardiaque des joueurs à chaque
instant d'une activité donnée (match, entraînement ou séance de préparation physique). De
manière un peu plus concrète, cet outil est une ceinture que le joueur porte au niveau de
son thorax. Les mesures sont directement envoyées par le biais des bandes de fréquence 2,4
GHz à des récepteurs connectés aux ordinateurs. Les données brutes sont ensuite traitées
pour en tirer les informations désirées. Le rythme cardiaque est une donnée intéressante en
temps réel, mais uniquement lorsque celle-ci est intégrée à la création d’indicateurs. C’est-à-
dire que de manière brute, le rythme cardiaque ne fournit que très peu d’information sur
l’effort produit par le joueur et l’état de forme dans lequel il se trouve.
On sait que la fréquence cardiaque varie avec l’intensité d’effort. Plus l’effort est
intense, plus la fréquence cardiaque augmente. Seulement cela nécessite davantage de
données si l’on désire calibrer et contrôler de manière plus précise l’effort de chaque joueur.
213
La fréquence cardiaque maximale (FCmax) est déterminante dans l’établissement de ces
indicateurs. Cela aboutira par la suite à mettre sur pied une échelle de mesure permettant
de quantifier l’effort. Notons qu’un cardiofréquencemètre ne permet pas de contrôler tous
les indicateurs de l’effort que va fournir un joueur. C’est pour cette raison que des modèles
ont été mis sur pied lors de recherches scientifiques. Une des méthodes les plus répandues
découle du Modèle TRIMP (Training IMPulse).
119
Le Docteur Banister (Simon Fraser University, Angleterre) fut un des premiers chercheurs à s’intéresser
aux données cardiaques du joueur pour définir une charge d’entraînement adaptée et ainsi modéliser la
performance physique en se basant sur des données issues du monitoring en temps réel.
214
ce cas entraînerait un allègement de leur charge de travail afin d’éviter qu’ils ne se blessent.
Ce test repose sur deux données : la moyenne du rythme cardiaque et la variabilité de ce
dernier. Il a en effet été démontré que la variabilité du rythme cardiaque augmentait en
fonction de la fatigue de l’organisme. Au fur et à mesure de la saison, cet outil lisse les
données pour obtenir des indicateurs fiables du niveau de fatigue dans lequel se trouve à la
fois les joueurs pris individuellement et l’équipe dans sa globalité, avec néanmoins une
variabilité induite par les éléments de contexte extérieur (maladie, sommeil etc).
Le GPS est un petit boitier, plus petit qu’un téléphone portable, que l’on fixe entre les
deux omoplates des joueurs. Les capteurs envoient les informations en temps réels vers un
215
ordinateur, tout cela grâce aux satellites placés en orbite qui permettent d’obtenir la
position et la vitesse du joueur à environ un mètre près.
216
du match correspondant (phase de lutte ou phase de contact, jeux au pied etc.). (Gilligan,
2014) Résume très bien ce que l’on vient de dire : « Parmi les progrès qu’a entraîné
l’introduction du GPS il y a un meilleur niveau de préparation physique, mais aussi une bien
meilleure compréhension du jeu ».
Photo : Deux membres du staff suivant l’équipe en live via l’outil de monitoring GPS
D’importantes différences ont été mises en lumière grâce à l’utilisation des GPS. Une
équipe est composée de 8 avants et de 7 trois-quarts, chacun de ces joueurs va fournir au
cours d’un match un enchaînement d’efforts de types très différents suivant le poste qu’il
occupe. Si l’on prend un talonneur et un ailier par exemple, leur profil physiologique est
complètement différent, tout comme l’effort qui leur sera demandé une fois sur le terrain.
Les joueurs, une fois sur le terrain, alternent entre des phases de sprints, de placages,
de rucks120, de mauls121 ou encore des phases de récupération au cours desquelles ils seront
statiques ou marcheront. Les avants seront davantage concernés par les phases statiques et
de lutte tandis que les arrières eux, seront significativement plus impliqués dans des phases
120
Phase de jeu succédant généralement la phase de placage au cours de laquelle le joueurs plaqué et le
joueur plaqueur se retrouvent au sol.
121
Phase de jeu correspondant à une mêlée spontanée au cours de laquelle plusieurs joueurs s’affrontent
debout à l’aide d’une poussée collective.
217
de courses longues à haute intensité. Chaque position requiert des qualités techniques et
physiques bien spécifiques, ce qui nécessitera logiquement un entraînement adapté.
L’immense intérêt du GPS est facile à comprendre. Sans ce dernier, il faudrait avoir
quinze cameramen qui suivent chacun des joueurs d’une équipe afin de récolter les
informations précises correspondantes à leur déplacement respectif. (Cochennec, 2014) au
sujet de l’intérêt pour ce genre d’outils : « Les données sont collectées grâce au GPS mettent
vraiment en lumière ce que l’on ne quantifie pas en regardant une rencontre ».
Par ailleurs l’utilisation des données GPS est totalement complémentaire de l’analyse
vidéo et des autres outils disponibles. L’interopérabilité de ces solutions technologiques
permet d’avoir une vision enrichie du rendement d’un joueur, et de l’équipe, sur le terrain.
L’intérêt crucial de l’utilisation des GPS réside également dans leur capacité à calibrer l’effort
fourni par l’équipe tout au long des phases d’entraînement. Il est essentiel pour les joueurs
d’arriver au match du week-end avec le plus de fraicheur possible, pour ce faire la charge de
travail est calibrée en détails tout au long de la période de préparation.
1.3.2.3 Mesurer ce qui n’est pas encore mesurable : les outils en cours de développement
218
Une des solutions développées actuellement est par exemple la combinaison
Hexoskin. Il s’agit d’un t-shirt qui intègrerait plusieurs capteurs capables d’effectuer un
monitoring des paramètres vitaux des athlètes de manière complète. L’intérêt d’un tel outil
est de rassembler au sein d’un même outil le capteur GPS, le cardiofréquencemètre et d’y
ajouter d’autres capteurs susceptibles de relevé le niveau d’hydrométrie ou encore la
capacité respiratoire du joueur en temps réel. On serait donc en mesure de quantifier
différents paramètres physiologiques en temps réel comme le rythme cardiaque (et ses
variations), la capacité respiratoire, les déplacements effectués, son niveau d’hydratation et
indirectement son état de fatigue. Une telle solution permettrait de mesurer encore plus
précisément les performances des athlètes en direct durant les phases d’entraînements, de
réathlétisation et de compétition.
Ces cellules ont pour objectif de veiller sur l’intégrité physique des joueurs afin que,
de manière optimale, l’intégralité des quarante joueurs qui composent l’effectif soient en
mesure de jouer, sous-entendu : qu’ils ne soient pas blessés. Nous n’avons pour le moment
pas abordé la question de la disponibilité du joueur, autrement dit le fait qu’il puisse, à un
moment donné, être sélectionné pour un match en étant susceptible de produire la
meilleure performance possible. La question de la disponibilité des joueurs est en grande
partie sous la responsabilité des staffs médicaux présents au sein des clubs professionnels.
219
dans des cliniques ou des hôpitaux spécialisés. L’objectif du staff médical soulève en réalité
deux problématiques parallèles, et complémentaires. La première porte sur le fait de mettre
en place un système de prévention de la blessure chez le joueur, ou prophylaxie122. La
seconde problématique porte sur le processus de réhabilitation du joueur suite à une
blessure, souvent inévitable, et ayant pour objectif de permettre à ce dernier de reprendre
la compétition.
De plus en plus, les analystes s’intéressent à la relation qui existe entre les
traumatismes associés au rugby et les données physiques ou physiologiques des joueurs.
122
La prophylaxie fait référence à un ensemble de moyens et de méthodes mis en œuvre pour limiter ou
réduire les risques de blessure liés aux contraintes de l’entraînement ou de la compétition, dans le but de
préserver à court, moyen et long terme, l’intégrité physique des athlètes.
220
L’étude de ces bases de données, à travers une démarche BigData123 a permis de définir des
seuils de charge physique au-delà desquels le joueur est susceptible de se blesser davantage,
que ce soit à l’échelle d’un match ou au cours du suivi tout au long de la saison. L’étude et la
définition de ces seuils représentent une opportunité pour les staffs médicaux dans le but
d’amener l’ensemble de l’effectif à moins se blesser en évitant au maximum les situations à
risques.
123
Le Big Data repose sur des algorithmes qui sont des dispositifs qui assurant la liaison entre l’acquisition
massive d’informations et la diffusion auprès des acteurs. (Voir p.116)
221
traitement de ces données rend possible une étude détaillée des progrès réalisés par le
joueur et donc le moment où il sera susceptible de reprendre la compétition sans risque de
rechute.
124
La commotion cérébrale est définie par une altération immédiate et transitoire des fonctions
neurologiques consécutive à un traumatisme, c’est-à-dire un choc direct ou indirect (via les épaules ou le
buste) (Chermann, 2014)
222
(première division anglaise) et de Top 14 ont été contraints d’arrêter leur carrière des suites
de séquelles d’un nombre trop important de commotion telles que la dépression, les
migraines constantes ainsi que les pertes de mémoire.
Les institutions, que ce soit la FFR, la LNR ou encore les fédérations étrangères, ont
pris conscience du risque que représentaient les commotions cérébrales pour les
pratiquants et donc pour la pratique. La LNR, en association avec la FFR et World Rugby, a
mis en place un protocole dédié à la prise en charge du joueur commotionné lors d’une
rencontre. Le corps médical lié au club professionnel du joueur susceptible d’avoir été
victime d’une commotion - symptômes bien souvent caractéristiques - a l’obligation de faire
sortir le joueur de la rencontre et de lui faire passer une série de questions destinée à définir
si la commotion est avérée ou non. La FFR, en association avec World Rugby, tente de
trouver des solutions adaptées au niveau amateur. Le chantier engagé par les institutions
liées au rugby professionnel promet d’être long et fastidieux comme en témoigne le Dr
Dusfour dans (AFP, 2016) : "Il est difficile d'affirmer scientifiquement, même si on le pressent,
que le rugby tel qu'il est pratiqué aujourd'hui provoque des séquelles sur le long terme (…)
Comme on recherche des pathologies longues, chroniques, cela va mettre du temps avant
d'obtenir des conclusions". Il semble que les institutions aient pris conscience de la menace
que représentent les commotions pour un sport de contact tel que le rugby, il ne reste plus
qu’à voir si les mesures prises sont efficaces quant au problème ciblé.
223
performance125, qui ont la responsabilité de recueillir, compiler, interpréter et restituer les
données initialement collectées. Il faut savoir que ces données, exploitées dans un état brut,
ne peuvent être d’aucune utilité pour les décideurs, que sont les entraîneurs, les
préparateurs ou encore les médecins. Le rôle des analystes est déterminant dans la capacité
que va avoir le club de s’appuyer sur une démarche d’interprétation objective et de
compréhension fine.
Le volume de données traitées est considéré comme le premier critère pour qu’un
ensemble de données relève du Big Data. Le premier V, faisant référence au volume, est le
plus variable en fonction du secteur et de l’organisation concernés, en ce qui nous concerne
celui du rugby. Le critère de vitesse, ou vélocité, renvoie à la faculté de traiter les jeux de
données en un temps record, voire, le plus souvent, en temps réel ou « Live ». Cela permet
d’initier une prise de décision directement fondées sur les interactions présentes. Parmi les
clubs utilisant les données dans leur processus d’entraînement et de suivi, tous ne font pas
preuve d’une telle instantanéité. Certains considèrent qu’ils n’en ont simplement pas besoin,
d’autres considèrent que ce processus de prise de décision data-driven amène plus de
complications qu’autre chose.
125
L’analyste dédié à la performance a pour mission de récupérer les données relatives à l’effort physique
des joueurs et de les mettre en relation avec une logique davantage axée vers le jeu, contrairement à
l’analyste vidéo qui lui ne touche en aucun cas aux données relatives à la performance physique des
joueurs. Dans certains clubs, ces missions sont concentrées sur un poste unique, dans d’autres, disposant
de plus de moyens humains, il peut y avoir deux équipes distinctes effectuant un travail très différent.
224
De plus en plus de clubs disposent de plate-forme de compilation et de mise à
disposition de l’information traitée dédiée aux utilisateurs, c’est-à-dire les joueurs et les
membres du staff technique. Ces plateformes permettent de manipuler de larges volumes
de données, possiblement disparates - « Variété » - et nécessitant ou non d’être manipulées
en temps réel - « Vélocité ».
Selon les besoins définis par les entraîneurs, tel ou tel module de la plate-forme sont
privilégiés, notamment pour optimiser le traitement et les comptes rendus issus des
données. Ainsi, la vélocité apparaît comme cruciale quand il s’agit par exemple de sortir un
joueur faisant état d’un état de fatigue avancé en match, c’est-à-dire à la fois susceptible de
baisser en rendement ou simplement de se blesser. A contrario, on privilégiera la capacité à
traiter un important volume de données variées quand il s’agira d’essayer de mettre en
place des modèles prédictifs portant sur la blessure d’un joueur ou encore pour analyser à
froid ce qui a pu se passer lors d’une défaite. La variété des données traitées est un enjeu
singulier de cette démarche de traitement de grand volume de données et incarne par là un
critère essentiel à la définition du Big Data.
La diversité des sources et des formats des jeux de données représente un véritable
défi technique. À titre d’exemple, l’analyste va obtenir des jeux de données relatifs aux
données GPS, mais également aux cardiofréquencemètres. Ces jeux ne seront généralement
pas édités sous le même format et ne disposeront pas automatiquement du même
référentiel de temps. Le même problème se pose lorsque l’analyste vidéo souhaite obtenir
les données GPS relatives à un joueur sur une action donnée. Chaque demande formulée par
l’entraîneur auprès de ses analystes représente un nouveau défi à relever. Généralement,
agréger ces données pour les traiter ensemble représente la première difficulté que
rencontrent les analystes des clubs. Cela souligne une nouvelle fois l’enjeu primordial de
l’interopérabilité des données.
En outre, il est fréquent de voir la définition des 3 V complétée par un 4ème, pour
valeur, ce qui porte notre attention sur la capacité intrinsèque de la donnée de créer de la
valeur explicative orientée vers une meilleure compréhension du jeu. On peut même songer
225
à un 5ème V, pour véracité, qui recouvre la précision et l’exactitude des données notamment
quand celles-ci sont issues d’un codage externalisé (Opta ou Prozone)126.
Le traitement des données dans le cadre du rugby a tout d’abord été fait de manière
très simplifiée. Les analystes ne disposaient au début de quasiment aucun outil. Leur rôle se
limitait à une analyse, souvent réalisée sur papier, des faits de matchs. Au fur et à mesure,
les analystes ont eu accès à des logiciels de découpage et de montage plus sophistiqués, en
passant notamment du format analogique (VHS) au format numérique (mpeg, mp4, avi) en
ce qui concerne le format vidéo, mais sans pour autant avoir accès à un système de codage
élaboré. Avec une demande d’images et d’informations plus en plus importante de la part
des entraîneurs, les analystes ont commencé à faire appel aux logiciels qu’ils avaient à
disposition. Le carnet d’entraînement127 est progressivement devenu numérique.
Le choix des analystes s’est orienté dans un premier temps vers un des logiciels qui
était à leur disposition : Microsoft Excel©. L’objectif en utilisant ce dernier était de pouvoir
compiler les informations inhérentes aux performances de l’équipe mais aussi des joueurs,
en développant une certaine interactivité entre les données (création de ratio ou données
pondérées). Généralement, les analystes compilaient deux types de données distinctes. Le
premier type de données porte sur la charge de travail du joueur ainsi que le nombre de
minutes jouées lors de rencontres précédentes. Cela permet de gérer l’état de forme de
l’effectif et de pointer du doigt les joueurs susceptibles d’avoir besoin de repos. Les
préparateurs physiques, ainsi que les responsables de la cellule médicale, sont ceux qui
seront le plus intéressés par ce genre de données. Le deuxième type de données porte sur
l’analyse stratégique et tactique détaillée des faits de jeu en match. Ce sont davantage les
entraîneurs qui seront intéressés par ce type de données.
126
Les clubs peuvent s’appuyer sur des données codées en interne par les analystes présents au sein de la
structure mais peuvent également faire appel à des organismes de codages génériques extérieurs. Ces
derniers proposent ainsi de fournir au club un découpage et un codage issu du travail des analystes. Cette
démarche peut poser un problème quant à la place que l’on accorde à l’interprétation. Qu’est-ce qu’un
placage manqué ? Qu’est-ce qu’un franchissement ? Tous les analystes ne disposent pas du même niveau
d’interprétation.
127
Dossier contenant l’ensemble des combinaisons (ou chorégraphie) collective portant à la fois sur les
lancements de jeu et sur les cellules dans le jeu courant.
226
L’utilisation du logiciel Microsoft Excel© constitue la première démarche concrète en
termes de compilation, de gestion et de traitement des informations. Encore beaucoup de
clubs fonctionnent de cette manière, pour la simple raison que ce logiciel est très accessible
et qu’il est facile de se former dessus. Cette utilisation est intéressante puisqu’elle permet
de compiler un grand nombre de données, mais elle est limitée. Dans les faits, la saisie des
données se révèlent parfois laborieuse et chronophage. L’arrivée récente d’indicateurs
portant sur les données physiques et physiologiques des joueurs est venue s’ajouter à la
quantité de données immenses déjà présente. C’est face à ce flux massif d’informations que
les solutions de tableau de bord dédiées au traitement de ces données ont fait leur
apparition. Nous aborderons ce sujet dans la partie qui suit.
Un autre aspect notable d’un logiciel tel qu’Excel réside dans le fait que le partage de
ce genre de document n’est pas la chose la plus aisée. Un staff aujourd’hui est composé de
plusieurs entraîneurs, plusieurs préparateurs physiques, plusieurs analystes, et plusieurs
membres de l’équipe médicale. Il est essentiel, afin d’éviter une perte de temps
conséquente, que chacune des parties disposent des mêmes informations concernant les
joueurs de l’effectif dont ils sont responsables.
C’est face à cette volonté de traiter plus de données, plus efficacement, et avec une
facilité de partage, que les clubs ont commencé à faire appel à des entreprises spécialisées
dans l’architecture de systèmes d’informations personnalisés. L’arrivée des différentes
technologies, et notamment du perfectionnement des logiciels de découpage, de montage,
et de codage, a donc mené les équipes de rugby professionnel à faire appel à des entreprises
privées spécialisées dans la mise en place de systèmes d’informations interactifs
personnalisés.
227
gérer l’automatisation de la saisie des données ainsi que les droits d’accès des différents
membres de l’équipe d’entraîneur. Ces dernières seront donc :
- les données GPS
- les données cardiaques
- les résultats des tests de forme (Rate Perceived Exertion). Ces données résultent de
questionnaires remplis par les joueurs sur des plateformes spécifiques ayant pour support
leur smartphone personnel ou des Ipads mis à disposition au sein du club. L’obtention de ces
données en temps réel permet aux entraîneurs de connaître l’état de forme de leur effectif
dès le matin et ainsi définir un contenu d’entraînement détaillé.
- les charges de travail effectuées par le joueur, nature et intensité perçue des
entraînements ainsi que les temps de jeu.
- les informations inhérentes à l’état physique du joueur, généralement définies par
les membres du staff médical (s’il est blessé, en phase de reprise, apte à l’entraînement ou
en phase de travail allégé). Ces informations sont très importantes car elles permettent à
tout moment à l’entraîneur de savoir quels sont les joueurs susceptibles de jouer, de
s’entraîner et quels sont ceux qui sont considéré comme inaptes. A l’échelle de 40 individus,
disposer de ces informations en continu entraîne un gain de temps et d’énergie
considérable.
- les informations récapitulatives de la performance rugby de chacun des joueurs, par
faits de jeu détaillés.
- et pour finir les informations répertoriant les plannings collectifs et individuels de
chacun des membres du club.
Plusieurs solutions existent déjà sur le marché, d’autres sont encore en cours d’élaboration.
228
accès continue. La particularité de la solution Hudl est de mettre au centre du dispositif la
connectivité en permettant un fonctionnement en temps réel sur Ipad ou sur téléphone.
Source : Hudl.com
Source : Genetrainer.com
229
- Exaduo : Il s’agit d’une société initialement spécialisée dans le monde de
l’éducation. Ils ont développé une plateforme très complète de partage des données,
accessibles sur smartphone, destinée à chacun des membres de l’équipe.
Source : Exaduo.fr
230
Les schémas qui suivent nous permettent de récapituler les données disponibles sur
le joueur et l’équipe ainsi que la façon dont elles renseignent les membres l’encadrement
dans le processus de production de la performance sportive.
Source : Auteur
Le schéma qui suit compile lui l’ensemble des technologies utilisées dans le champ
étudié et l’utilisation qui en est fait.
231
Source : Auteur
La partie qui s’achève est essentielle à la recherche que nous désirons mener. Elle
nous a permis de comprendre le fonctionnement d’un monde, souvent qualifié
d’hermétique, qui est en pleine évolution. Ces transformations sont la conséquence de
moyens de plus en plus importants et d’une compétition de plus en plus exacerbée entre les
différentes entités présentes au sein de l’élite professionnelles en France. Les structures de
clubs, les méthodes utilisées, les outils disponibles ont tous été soumis à un besoin
d’évolution rapide, et très hétérogènes d’un club à l’autre comme nous le verrons lors de la
partie dédiée à l’analyse des comportements.
232
Source : (Benoit Guyot, 2016)
Le constat que nous pouvons faire pour clore cette partie consiste à dire
qu’aujourd’hui un manager dispose de 2 équipes sous sa responsabilité : l’équipe sur le
terrain et l’équipe hors du terrain. Au fur et à mesure de la professionnalisation qu’a connue
le rugby, un nombre important de postes d’experts spécialisés a été créé. Il est aujourd’hui
évident que le flux de données en continu généré par l’introduction des technologies dans le
cadre du jeu a créé de nouveaux besoins en termes de ressources humaines et de
compétences. Chacun des membres du staff dispose maintenant d’un domaine d’expertise
qui lui est propre : préparation physique, rééducation, soins médicaux, approche technique,
approche stratégique, analyse de la vidéo, analyse de la performance. Cette démarche
s’inscrit dans le cadre d’une volonté essentielle : enrichir le contenu de l’information
disponible par le manager et les différents entraîneurs afin de prendre les meilleures
décisions allant dans l’intérêt des résultats sportifs de l’équipe, et naturellement du club.
2. Amélioration de la marchandisation du
spectacle et augmentation des revenus des clubs
233
« La connectivité au centre de la démarche de marchandisation du club, en d’autres mots
l’utilisation de la technologie dans le but de générer plus de recettes »
Parmi les domaines au sein desquels la technologie a été intégrée, un se détache : les
enceintes sportives dans lesquelles ont lieu la « production-spectacle », autrement dit les
matchs. Nous verrons dans la partie qui suit comment la connectivité a été mise au centre
de la démarche d’optimisation des revenus des clubs en s’appuyant notamment sur :
- l’idée que le club puisse permettre au spectateur de vivre une expérience enrichie
- l’idée que la technologie permette au club d’accroitre la propension du spectateur à
consommer lorsqu’il se trouve dans l’enceinte
- l’idée que la technologie permette au club de diffuser son image et son identité plus
rapidement, plus facilement et plus largement.
Les recettes liées à l’organisation des matchs restent une source importante de
revenus pour les clubs de rugby professionnels, en moyenne 18% de leur budget pour la
saison 2014-2015 (DNACG, 2016). Cependant, depuis maintenant quelques années, la
moyenne des affluences correspondant à la fréquentation des stades est en baisse. Cette
234
baisse est une conséquence de l’offre de plus en plus complète provenant des
retransmissions télévisuelles. Le niveau de fréquentation des stades a en effet été remise en
question par les chaines de télévision qui ont permis aux téléspectateurs de suivre et de
« vivre » les rencontres au plus près de l’action tout en restant chez eux, en disposant d’une
multitude de commentaires et d’informations. C’est ainsi que les retransmissions
télévisuelles en proposant des offres en termes de contenu de plus en plus complètes ont
créé de nouvelles attentes chez le spectateur.
Pendant longtemps les clubs se sont appuyés exclusivement sur le fait que leur stade
constituait un lieu mémoriel, c’est-à-dire chargé d’une histoire relative aux exploits réalisés
par l’équipe, mais aussi aux contre-performances et aux déceptions qui en découlent.
Aujourd’hui, l’objectif d’un club est avant tout de réussir à offrir un vrai bénéfice, un
avantage absolu amenant le spectateur à se rendre au stade128. Le spectateur, à première
vue et de façon pragmatique, a toutes les raisons de rester à son domicile pour suivre la
rencontre. Il dispose de tout le confort et de toutes les informations dont il pourrait avoir
128
Il est à noter que le rugby dispose d’une chance énorme qui est l’absence totale du phénomène de
hooliganisme par opposition au football qui a connu d’importants mouvements de violence jusque dans
les années 2000.
235
besoin : image en haute définition, son en stéréo, commentaires de qualité, ralentis,
statistiques en direct, etc.
La stratégie des clubs a été de s’appuyer sur la technologie afin de permettre aux
spectateurs de vivre une expérience plus riche que celle qu’ils pourraient connaître en
restant chez eux. C’est ainsi qu’internet, par le biais de l’installation de réseau WIFI
puissant129 ainsi que le lancement d’applications mobiles dédiées a permis au club d’initier
une démarche d’enrichissement de l’expérience spectateur. L’idée principale est de
s’appuyer sur le caractère « live » du match en mettant le spectateur au centre de l’action.
Pour ce faire, les applications développées mettent à disposition un important contenu
d’images et d’informations relatives à la rencontre parmi lesquelles les ralentis et les gros
plans permettent aux spectateurs de se sentir au plus proche de l’action. L’objectif est de
s’appuyer sur le dynamisme de la rencontre et de rapprocher le spectateur de l’action sans
considération pour son placement dans les tribunes, proche ou lointain.
L’émotion supplémentaire que peut ressentir le spectateur qui se rend au stade est
au centre de la volonté des clubs visant à enrichir l’expérience vécue par le spectateur. A ce
titre, le stade constitue également un lien affectif. Il appartient à la vie affective des
supporters, car c’est un lieu de rendez-vous avec les amis et relations, lieu où l’on vit
ensemble des émotions partagées, lesquelles constituent des souvenirs communs.
Malheureusement cette motivation affective ne touche qu’une faible partie de la
fréquentation des stades (Maltese & Danglade, 2014). L’objectif des clubs est aujourd’hui
précisément de toucher une « clientèle » moins initiée.
Le constat est que le spectateur qui se rend au stade exige plus que d’assister au
spectacle sportif qui se déroule devant ses yeux. Il aimerait être partout et surtout ne rien
manquer. Il aimerait avoir la possibilité d’interagir avec les autres spectateurs, se rapprocher
des joueurs, mais aussi savoir ce que pensent les entraîneurs, obtenir des informations et
des statistiques sur le match ou même encore, dans un registre différent, celui du confort,
129
On parle ici de réseaux Wifi « haut débit », s’appuyant sur plusieurs centaines de bornes permettant
plusieurs milliers de connexions simultanées.
236
savoir si la buvette propose des boissons light ou encore commander à manger directement
depuis sa place. Tous ces besoins sont aujourd’hui susceptibles d’être satisfaits par la
connectivité (installation de réseau Wifi puissant) et surtout par le développement
d’applications dédiées par les clubs.
Pour finir, l’outil réalité augmentée représente également une opportunité pour les
clubs puisque cela leur permet de disposer d’interfaces visuelles dynamiques et interactives
qui s’inscrivent directement dans la démarche d’amélioration de l’expérience du spectateur
mais aussi du fan. Le supporteur moderne est en demande permanente d’images et de
données. La réalité augmentée permet aux clubs d’allier les deux en intégrant cette solution
directement à leurs applications. Ces applications sont au cœur de la stratégie de
digitalisation des stades comme nous allons le voir.
237
avoir de s’adapter à la demande du « client ». Cela peut concerner la commande de
sandwich et boisson, sans se lever, via des paiements dématérialisés, et ainsi s’éviter une
attente particulièrement contraignante, l’achat de produits dérivés à la boutique du club,
ainsi que comme on a pu le voir des statistiques en live sur les joueurs, ou encore la
possibilité de revoir les actions de la rencontre sous tous les angles (Benitah, 2016).
L’interactivité spectateur-club facilite grandement le processus de consommation et permet
ainsi l’augmentation du panier moyen de celui qui se rend au stade. A ce sujet, on fait
régulièrement référence au processus de « Retailtainment 130» (Maltese & Danglade, 2014).
Ce qui est central ici c’est que le club est maintenant capable de générer des revenus
supplémentaires et que la technologie est déterminante dans la mise en place de ces
nouvelles stratégies. Grâce aux informations relatives aux spectateurs, ou clients, qui
utilisent les applications dans l’enceinte du stade, le club dispose d’informations précises, et
précieuses, sur ces derniers : historique de consommation, prix et placement des places
achetés, réseaux sociaux préférés et contenu partagé. Le club dispose ainsi d’informations
précises sur le spectateur qui devient client et peut ainsi proposer une offre adaptée à ce
dernier.
130
Ce terme qui vient de la contraction du mot « retail » (commerce) et « entertainment »
(divertissement) permet d’instaurer le concept de distribution généralement lié à la production de
spectacle.
131
De l’anglais, Customer Relationship Management.
238
la vente et l’émissions des titres papiers en faisant notamment appel à moins de personnel
présent sur les guichets.
Identification des
fans
Utilisation des
Personnalisation des
technologies de
offres
l'info./com.
Dynamique
relationnelle
(Maltese & Danglade, 2014) ont traité la question de ce qu’ils appellent le FRM ou
Fan Relationship Management. L’objectif d’une telle démarche est de maximiser le degré
d’attachement au club du spectateur en le faisant passer au rang de supporter à part
entière. Ce processus permet d’accroitre la fidélité de ce dernier à travers notamment des
abonnements et des services personnalisés. La technologie, ici les TIC132, permet de placer le
spectateur en interaction directe avec la vie du club qu’il supporte et indirectement de
fournir au club la possibilité de lui proposer une offre adaptée à sa demande. L’obtention
132
Les technologies de l'information et de la communication.
239
d’informations relatives au profil du spectateur, ou client, est déterminant dans la capacité
que va avoir le club d’adapter son offre.
240
placer le spectateur en position de générer un contenu assurant la promotion de l’image du
club. L’interaction club-supporter rendu possible par le stade connecté, en plus de créer une
expérience nouvelle, permet aux fans d’interagir entre eux via l’application mais également
via les réseaux sociaux qui offrent une exposition plus large.
Les entreprises sportives se sont intéressées au travail qu’il était possible de mettre
en place sur la communauté entourant le club. C’est ainsi que des initiatives de "gaming" ont
par exemple vu le jour. Elles offrent, à travers la diffusion des réseaux sociaux, la possibilité
aux spectateurs, et même aux fans qui ne se trouvent pas au stade, d’échanger et de
partager sur les réseaux sociaux. Des quizz, concours de pronostics, de selfie, des tirages au
sort et d’autres animations à partager sont initiés par les clubs sur les réseaux sociaux dans
l’idée de faire du supporter un ambassadeur de la communauté du club sur les réseaux
sociaux (Levy, Le stade connecté, c'est parti !, 2016). C’est ainsi que dans le processus
d’innovation de leur business model, les clubs ont eu la volonté d’élever le spectateur au
rang d’acteur. Le spectateur devient un média à part entière, puisqu’il est fournisseur de
contenu d’informations et surtout d’exclusivité puisqu’il se trouve au contact de l’action.
L’intérêt est d’aboutir à un effet viral découlant du partage de son expérience.
Le développement de la notoriété d’un club sur les réseaux sociaux peut s’appuyer
sur différentes stratégies généralement réalisées en parallèle. Cela passe d’abord par la
promotion des événements, principalement les matchs, mais aussi sur la potentielle
personnification de la mascotte à travers un compte qui lui est propre. La relation directe
que peuvent avoir les joueurs avec le public est souvent délicate à gérer tant ces derniers
ont parfois du mal à saisir l’intérêt d’une telle démarche.
133
Le terme de monétisation d’audience désigne en général la problématique consistant à valoriser
l’audience d’un site Internet, d’un chaîne dédiée ou d’une application mobile en la transformant en
revenus.
241
réel, mais aussi post-événement, sur les réseaux sociaux mais aussi afin de le faire revenir
pour les prochaines échéances. La volonté ultime est de parvenir à accroitre le nombre de
fans et d’utilisateurs. Cet accroissement a un effet indirect qui réside dans la capacité que va
avoir le club d’augmenter ses revenus publicitaires. Au-delà d’une expérience enrichie pour
les spectateurs, une source émergente de revenus pour les clubs réside dans la digitalisation
des stades qui offre de nouvelles perspectives aux marques de par leur exposition (Levy, Le
stade connecté, c'est parti !, 2016).
242
Par exemple en ce qui concerne la diffusion de l’image et de l’identité du club sur les
réseaux sociaux, autrement dit l’e-réputation, le processus peut assez rapidement échapper
au contrôle de l’entreprise sportive concernée. Les responsables digitaux des événements
sportifs sont responsables du maintien de la bonne image du club sur les réseaux sociaux
afin d’éviter que certains individus mal intentionnés, ou « trolls134 », ne viennent dégrader
cette dernière. L’augmentation du nombre d’usagers utilisant les médias sociaux liés au club
peut forcément entraîner des dérives et avoir un impact négatif. Dans le but de détecter
rapidement et gérer les mauvaises retombées, il est essentiel qu’une politique de régulation
soit mise en place. L’objectif est de préserver une bonne e-réputation.
Un autre phénomène peut venir remettre en question l’usage des TIC135 pour
accroitre les revenus publicitaires du club. Il s’agit de ce que l’on appelle l’embouteillage de
marques. Il est important de parvenir à protéger une image de club claire et éviter
l’ « ambush marketing » (ou le marketing en embuscade) venant de marques extérieures qui
viennent brouiller le message transmis par les partenaires du club. Les partenaires officiels,
qui payent un prix élevé pour acquérir les droits, ne doivent par exemple pas subir les
errements des athlètes qui promeuvent leurs sponsors personnels et ainsi voir d’autres
entreprises afficher leur marque indirectement alors qu’elles ne sont pas sponsors. Dans ce
cadre, le digital facilite grandement la concurrence des non-partenaires en termes de
notoriété et de visibilité.
134
En argot « internet », un troll est un utilisateur, souvent anonyme qui a pour objectif de générer
artificiellement une controverse qui focalise l'attention aux dépens des échanges et de l'équilibre habituel
de la communauté.
135
Technologies de l’information et de la communication.
243
populaire et les spectateurs rivés sur leur smartphone. Il semblerait que l’idéal soit de
parvenir à trouver le bon équilibre. Un stade reste avant tout une ambiance et une affiche
sportive alléchante, pas seulement un temple de la consommation et de la communication
(Levy, Le stade connecté, c'est parti !, 2016). Le risque qu’entraîne la mise en place de
« stade 2.0 » réside dans la perte des fidèles qui voit leur club de toujours changer de visage.
Les supporters ont parfois tendance à refuser le digital pour pouvoir participer pleinement
au match, avec toute l’intensité et l’attention que l’activité de supporter requiert.
Nous nous appuierons sur le tableau suivant pour clore la partie portant sur les
technologies au service de la marchandisation du spectacle.
136
Follower/Fan Relationship Management.
244
3. La marchandisation, le spectacle et le
classement
Pour clore cette partie il est important d’aborder la question de la relation entre la
partie sportive du club et la partie commerciale. Nous les avons traitées séparément dans le
sens où la majorité des objectifs poursuivis par chacune d’elles sont dissociés. Les
organisations sportives sont ainsi impactées par deux logiques qui opèrent en parallèle : la
logique du sport et celle de la commercialisation de l’activité (Gammelsæter, 2010),
essentielle à l’établissement d’un budget équilibré. Ces deux logiques conditionnent
l’existence du club, pris comme un ensemble, tout en sachant que l’élément central qui
impacte profondément la réussite d’un club reste le classement.
Les objectifs tels que remporter un titre de champion, être promu ou encore gagner
le prochain derby137 motivent les membres d’une organisation sportive et permettent de
connecter l’organisation avec les parties prenantes extérieures que sont les fans, les
municipalités, les partenaires et les sponsors (Gammelsæter, 2010). Une organisation
sportive fait donc à la fois face à une contrainte institutionnelle de résultats sportifs
conditionnant la « survie » dans l’élite et une contrainte d’ordre financière gérée elle aussi
par les institutions, par le biais de la DNACG. En plus de devoir produire les meilleures
performances sportives, et logiquement obtenir les meilleurs résultats, les clubs doivent
également présenter des garanties sur l’établissement et le respect de leur budget. Pour
certains clubs le budget est équilibré grâce à la présence de mécène capable de garantir au
club de combler les potentiels déficits. Pour d’autres, cet équilibre passe par l’optimisation
de chacune des sources de revenus susceptible de permettre d’assurer un équilibre entre les
charges et les produits générés.
137
Un derby est une importante rencontre sportive mettant aux prises deux équipes géographiquement
proches. Il n'existe aucune règle pour déterminer la distance entre les localités d'origine des deux équipes
permettant de qualifier la rencontre de derby. L’importance de cette rencontre découle de la volonté des
clubs de parvenir à imposer une domination (sportive) sur la zone géographique à laquelle ils
appartiennent.
245
Il est très intéressant de voir que cet équilibre financier auquel les clubs sont
contraints ne constituent qu’une condition nécessaire au maintien de l’équipe dans sa
division. La réussite sportive du club, associé au fait de remporter le titre de champion,
passe, elle, par un ensemble de variables menant à l’établissement du classement. Le
schéma qui suit nous permet de présenter les variables impactant la production de résultats
sportifs, sans oublier que cette production impacte à son tour l’image du club, centrale dans
la stratégie commerciale du club.
Source : Auteur
Les interactions complexes entre les deux logiques, sportives et commerciales, font
des clubs de rugby professionnels un contexte très intéressant à étudier, notamment en ce
qui concerne l’intégration des technologies au processus d’optimisation de la performance
et donc de la prise de décision. Le tableau qui suit établit la liste de tous les outils
technologiques utilisés dans le cadre de sa réussite en faisant notamment figurer le degré de
pénétration de ces technologies dans l’organisation en fonction du rôle qui lui est dédié
(échelle de couleur).
246
Typologie récapitulative des technologies utilisées dans le cadre du fonctionnement des clubs du Top14
247
Chapitre 6 : Analyse du corpus – La
performance sportive, la préoccupation
centrale
Nous avons décrit le champ institutionnel dans lequel prend place notre étude. Nous
avons clarifié les objectifs poursuivis par chacune des entités en présence, clubs et groupes
d’acteurs. Nous avons également défini le cadre théorique nécessaire pour mener à bien
notre étude ainsi que les méthodes de recherche sur lesquelles nous nous sommes appuyés.
A présent, l’objectif est de parvenir à traiter les résultats obtenus lors de la phase
d’investigation que nous avons réalisée en nous appuyant sur les entretiens138.
Une des questions centrales de la partie qui suit est de savoir comment les théories,
et donc les hypothèses, que nous avons évoquées, prennent chair dans le discours des
acteurs que nous avons pu interroger. Pour répondre à cette question, nous nous
intéressons d’abord au profil et aux mots utilisés par les acteurs interrogés, ensuite nous
nous penchons sur les thèmes qui ont le plus été mis en avant dans les entretiens et,
finalement, notre relions les réponses au cadre théorique que nous avons défini plus haut.
138
A noter que le guide d’entretien que nous avons utilisé pour mener à bien cette phase de récolte se
trouve en Annexe 4.
248
Pour mener à bien cette analyse nous nous sommes largement appuyé sur les outils
du logiciel Tropes, notamment le graphique de surface139, en associant notamment les
résultats avec le discours de chacun des répondants.
L’intérêt de cette partie est de porter un premier regard en se penchant sur les
profils des répondants. Cela nous permet d’aboutir à une classification différenciée de ces
derniers. Dans un second temps on s’imprègne des mots présents dans le discours des
répondants ce qui nous mène à acquérir un premier regard sur le corpus en vue des parties
suivantes dédiées à l’analyse thématiques.
139
Rappel utilisation du « graphique de surface » dans Tropes V8.4:
- La surface de la sphère correspondant à un mot est proportionnelle au nombre d’occurrences de ce
dernier (ou des mots liés) dans le corpus.
- La distance entre la classe centrale et les autres classes est proportionnelle au nombre de relations qui
les lient. Cela permet de voir les mots qui sont les plus souvent associés.
- Les graphiques en aires sont orientés, c’est-à-dire que les éléments affichés à gauche de la classe centrale
sont ses prédécesseurs, ceux qui sont placés à droite sont ses successeurs.
249
Trente-sept répondants, tous de sexe masculin, ont répondu à nos demandes
d’entretiens et ont ainsi pris part à l’étude. Trente et un d’entre eux font partie intégrante
d’un des quatorze clubs constituant le Top14 et six d’entre eux évoluent dans des pays
étrangers ou simplement au sein de structures « satellites » (anciens entraîneurs,
fournisseurs ou consultants).
Le choix de ces répondants a été réalisé afin d’essayer de mettre en avant la diversité
des pratiques d’adoption et d’appropriation des techniques au sein de notre objet d’étude.
Cette diversité repose ainsi sur l’approche de chacun en fonction du poste qu’il occupe, et
des compétences acquises, qu’elles soient empiriques (ancien joueur, expérience) ou
académiques. L’intérêt d’inclure des répondants « experts140 », ou n’appartenant pas à un
club, est d’acquérir une vision plus large et plus riche, notamment lorsqu’elle offre une
vision externe, de l’évolution des méthodes de suivi de la performance « par les données »
qui est mise en place dans le monde du rugby professionnel en France.
Nous abordons ici de manière simple et indifférenciée la taille des entretiens que
nous avons pu réaliser, en nombre de mots, et selon leur durée, en minutes.
140
Ces répondants experts sont, d’une part, d’anciens entraîneurs ayant été témoins de l’arrivée de
nouveaux outils technologiques et, d’autres parts, des fournisseurs d’outils dédiés au processus
d’optimisation de la performance.
250
Graphique : Taille des entretiens par répondant
La taille moyenne des entretiens est de 4132,4 caractères (SD = 1328,2). Le fait que la
taille des entretiens ait autant varié résulte de la propension des répondants à fournir des
réponses pertinentes quant au sujet étudié ou simplement à développer davantage sur les
thèmes abordés. En ce qui concerne l’entretien réalisé avec le répondant R4-3, la frilosité de
ce dernier a, à de nombreuses reprises, abouti à des réponses courtes et sans réel
développement. Malgré nos relances successives, le répondant nous a clairement fait
ressentir son manque d’intérêt quant aux différents sujets abordés en manifestant une
opinion très tranchée sur chacun des thèmes mis en avant. A ce sujet, (Giordano, 2003)
déclare d’ailleurs que la taille des entretiens est une donnée significative quant à la
sensibilité et à l’intérêt du répondant concernant le sujet étudié. De manière inversée, le
répondant R11-3 s’est lancé dans de grandes explications, toujours pertinentes, sans même
251
parfois que je n’ai besoin de le relancer. Avec une durée d’entretien se situant dans la
moyenne des autres répondants, il est pourant celui qui a donné le plus d’éléments. Ainsi, la
capacité de développement du répondant sera considérée comme étant, notamment dans
ces cas extrêmes, une preuve d’intérêt lié à l’utilisation des technologies.
Nous allons dans les parties qui suivent rentrer dans une description plus détaillée du
profil de chacun de nos répondants. Cette description portera sur leur profil (âge,
qualification, expérience) dans un premier temps puis, dans un second temps, cette
description s’intéressera à la relation que les acteurs entretiennent avec la technologie. Ces
parties nous permettrons à terme de justifier la raison pour laquelle nous avons décidé de
procéder à une différenciation des acteurs par poste et non par club.
1.1.1.1 Âge
L’âge moyen des répondants était de 41,9 ans (SD= 10,2). L’âge du répondant le plus
jeune est de 27 ans et de 73 ans pour le plus âgé. Ce dernier fait figure « d’outlier » lorsqu’on
le compare au reste de l’échantillon. Logiquement l’écart-type de l’échantillon retombe à 8,5
lorsque l’on supprime cet « outlier » de l’échantillon.
L’âge des répondants constitue une donnée qu’il est intéressant d’étudier. Cela nous
permet de situer nos interlocuteurs dans l’espace-temps du processus de
professionnalisation de la pratique. Certains ont par exemple connu le rugby avant qu’il ne
passe professionnel tandis que d’autres n’ont connu que les années au cours desquelles la
252
professionnalisation était tout à fait intégrée. Nous verrons dans les parties qui suivent que
cela est susceptible d’avoir un impact non-négligeable dans la capacité à intégrer de
nouveaux modes de fonctionnement.
L’idée centrale ici repose sur le fait que « l’être humain a des limites dans ses
capacités à utiliser l’information pour résoudre un problème » (Reix, Fallery, Kalika, & Rowe,
2011). Ces limites mènent indéniablement l’acteur à développer un biais cognitif. Ce biais
consiste à observer des interprétations différentes sur un même ensemble de données. Ces
différences d’interprétations peuvent être expliquer par différents niveaux de connaissances
et des différences de styles cognitifs. Cette variabilité dans la capacité de cognition des
acteurs réside dans leur volonté d’accepter la possibilité d’un biais cognitif afin de le
supprimer, ou au moins de le réduire.
(Kwon & Zmud, 1987) ont également souligné l’importance du niveau de formation
et d’éducation des acteurs de l’organisation dans le cadre du processus d’appropriation de la
technologie. L’arrivée de nouveaux outils technologiques au sein de l’organisation change
indéniablement les modes de fonctionnement des acteurs. Cette arrivée entraîne
généralement de leur part un effort de formation portant sur la prise en main et la
compréhension des nouveaux outils. Ces changements sont essentiels à une intégration
réussie des technologies, notamment lorsque les outils nécessitent une maitrise particulière
de compétences spécifiques.
141
On entend par scientifique le fait qu’une approche ou une décision soit basée sur des faits.
253
Un individu rationnel et informé aura plus tendance à adopter une posture ouverte
quant aux besoins de changement qu’un individu ancré dans le repli et l’incompréhension.
Un niveau d’étude élevé, généralement scientifique, semble mener davantage les acteurs
vers un meilleur niveau de compréhension mais aussi de remise en question voire
d’humilité. Le répondant R15-1 résume d’ailleurs bien cette idée : « La chance que l’on a eue
au club c’est que chacun des membres du staff était titulaire de diplômes les ayant
sensibilisés à une approche davantage scientifique, c’est-à-dire basée sur les faits ». Cette
idée est reprise par (Debbabi Hidoussi, Dubois, Gandit, & El Methni, 2015) qui soutiennent
que l’intention d’utiliser des outils, ou de nouveaux logiciels, dépend directement de la
perception d’utilisabilité de la solution et indirectement des compétences acquises au cours
de cursus universitaires. Il est pertinent de dire qu’un plus haut niveau d’étude entraîne chez
un individu un meilleur niveau de raisonnement et de compréhension. Ainsi pour un individu
formé et compétent, la nouveauté issue du changement causé par l’arrivée de nouveaux
outils ne représente plus une menace mais plutôt une ressource (Bobillier Chaumon, Dubois,
& Retour, 2006).
Un répondant dont le niveau d’étude est faible aurait une propension faible à se
projeter avec des outils dont l’utilisation nécessite un savoir particulier et cela malgré le fait
que ces outils soient susceptibles de lui amener un gain d’objectivité. A l’inverse, un
répondant ayant réalisé des études dans le domaine concerné a tendance à accepter plus
facilement l’arrivée d’outils, nécessitant de développer une connaissance ou encore un
savoir-faire particulier et venant modifier son fonctionnement. N’oublions pas non plus de
prendre en compte le fait que certains individus ont réalisé de longues études mais que ces
dernières peuvent n’avoir aucun lien avec le poste occupé par le répondant. C’est par
exemple le cas des répondants R5-1 ou R2-3.
Rappelons que l’objectif poursuivi lorsque l’on intègre ces nouveaux outils est d’aider
l’acteur, quel qu’il soit, à mieux percevoir la complexité de son environnement grâce à cette
utilisation qui lui apportent des informations complémentaires et objectives.
254
Lorsque l’on s’intéresse au niveau d’étude des répondants, on constate que le niveau
général est un peu en dessous de 5 années d’études à la suite de l’obtention du
baccalauréat. Il faut néanmoins tenter de comprendre un peu plus en détail la façon dont
l’échantillon est constitué. Plus de la moitié des répondants disposant d’un niveau d’étude
supérieur (Bac +8) sont ceux que l’on pourrait qualifier « d’observateurs », et bien souvent
d’expert du domaine (rugby), compte tenu du fait qu’il n’interviennent pas directement au
sein d’un club participant au champ étudié (Top14). Ce sont d’anciens entraîneurs, des
chercheurs ou encore des responsables universitaires intervenant auprès de clubs évoluant
dans des championnats d’élite mais en Angleterre.
Parmi les postes spécialisés il est pertinent de constater que 6 des 13 analystes ne
disposent pas de formation spécifique142 au rôle qu’ils occupent. Nous le verrons par la suite
mais l’idée que la majorité d’entre eux peinent à se former et finissent par « se former sur le
tas » est centrale dans la capacité qu’ils auront par la suite à manier les outils et les données
avec efficacité. Dans la préface du livre (Hyeans, 2016), Bill Gerrard décrit bien ce
phénomène : « (…) des analystes qualifiés en « vidéo » mais pas sur l’analyse de données »
alors que ce domaine fait souvent partie intégrante du poste qu’ils occupent.
142
On parle de formation spécifique pour désigner le processus d’entraînement à l’utilisation des outils
d’analyse (vidéo ou GPS par exemple) qui permettent à l’analyste d’exploiter au mieux les capacités du
logiciel dédié.
255
Au-delà de la formation, initiale ou continue, que les répondants ont pu réaliser il
existe une variable susceptible d’influer sur leur volonté, ou non, de faire preuve de curiosité
et d’ouverture quant à la mise en place de nouveaux outils dédiés à la gestion de la
performance : il s’agit de leur expérience. L’expérience dont nous parlons ici est celle passée
dans l’univers du rugby, et plus précisément du haut-niveau qui dispose de contraintes
spécifiques (salariat, pression, incertitude). L’expérience des répondants est difficile à
quantifier objectivement c’est la raison pour laquelle nous l’étudierons plus en détail lors de
l’analyse thématique du corpus.
Rappelons que parmi nos répondants, nous avons choisi de définir 6 grandes
catégories de postes:
- Les analystes : Qu’ils soient en charge de l’analyse vidéo, de l’analyse des données,
de l’analyse de la performance, et même souvent les trois à la fois, les analystes sont ceux
qui récoltent, codent, classent et interprètent les données portant sur l’équipe de joueurs au
sein du staff auquel ils appartiennent.
- Les préparateurs physiques : Ils ont pour mission d’amener les joueurs à un état de
forme optimale en fonction des échéances à venir et de la demande physique qui découle du
256
poste qu’ils occupent. Ils travaillent souvent en intime relation avec les analystes qui les
aident à récolter et traiter les données issues du monitoring143.
- Les managers : Ils sont en charge de l’ensemble de la structure sportive composée
par la cellule médicale, les entraîneurs, les préparateurs physiques et les analystes.
- Les entraîneurs : Ils sont en charge de l’accompagnement technique, stratégique et
tactique de l’équipe. Ils sont en relation directe avec le manager, les analystes et dans une
certaine mesure les préparateurs physiques.
- Les directeurs sportifs : Lorsqu’un club dispose d’un directeur sportif (ce n’est pas le
cas pour tous), la présence d’un tel poste permet d’avoir une personne disposée à établir un
lien privilégié, et souvent transversal dans la structure, entre le secteur sportif et le reste de
la structure club. Il existe une nuance importante entre le rôle du manager qui est davantage
concentré sur le sportif et celui du directeur sportif qui est plus diversifié au sein de
l’organisation.
- Les chercheurs, ou développeurs, sont ceux qui, étant extérieurs à la structure
« club », proposent des outils destinés à permettre aux membres du staff de « mieux »
diriger l’équipe dont ils s’occupent.
Ce tableau permet de voir qu’il existe des différences d’âge notables entre les
différents postes occupés par les membres du staff. Les postes dédiés à la cellule technique
présentent une moyenne d’âge qui oscille entre 45 et 50 ans alors que les poste nécessitant
une approche davantage technique, analyse et préparation physique, sont généralement
composés de gens plus jeunes, souvent âgés de moins de 40 ans.
143
Voir page 212.
257
Il est à noter ici que la moyenne du groupe « entraîneurs » retombe à 45 ans d’âge
moyen (SD = 9) si l’on supprime le répondant R18-1 qui fait figure « d’outlier » puisque son
âge est très au-dessus du niveau moyen. Il en est de même pour le groupe « préparateur
physique » dans lequel le fait d’enlever le répondant R5-2, âgé de 60 ans, permet d’avoir une
moyenne d’âge qui retombe à 35 ans (SD = 5,5).
258
Comparé à toutes les autres catégories, les entraîneurs sont les seuls présentant une
moyenne nettement inférieure aux autres catégories. Une des raisons qui expliquerait cette
particularité serait qu’en général, ces postes permettent à d’anciens joueurs en fin de
carrière de basculer en intégrant directement un staff, souvent celui du club dans lequel le
joueur évoluait d’ailleurs. Les joueurs ont aujourd’hui totalement délaissé l’idée d’un
« double-projet144 », très chère à l’esprit amateur du rugby, pour se consacrer exclusivement
à la pratique de leur métier-sport. Les seuls diplômes dont ils disposent sont donc souvent
ceux, obligatoires, leur permettant d’occuper des postes à responsabilités techniques au
sein des structures de sport professionnel.
L’autre particularité liée à l’âge des répondants réside dans le fait que la majorité de
ceux disposant de diplômes n’étant pas en lien avec la pratique du sport (prothésiste
dentaire pour le répondant R5-1, DUT génie civile pour le répondant R4-3 ou encore le
répondant R1-1 disposant d’un diplôme d’ingénieur) sont âgés de plus de 45 ans. Il s’agit là
d’une des conséquences indirectes du passage au professionnalisme. En d’autres termes, les
répondants les plus âgés ont connu une période de pluriactivité où le rugby ne leur
permettait pas exclusivement de subvenir à leurs besoins. La majorité d’entre eux ont ainsi
eu une activité « hors-rugby », ce qui n’est pas le cas que chez une majorité de ceux âgés de
moins de 40 ans.
Analyste 13 13
Développeur 1 1
Poste
Directeur Sportif 2 2
Entraîneur 1 2 4 7
144
Le fait de mener de front une carrière professionnel de rugby avec des études ou même une activité
professionnelle non-sportive.
259
Manager 3 4 7
Préparateur physique 5 7
Total général 1 19 5 10 37
260
Le score obtenu par le répondant sur ces deux indicateurs permet de définir le niveau
de « sensibilité » du répondant en ce qui concerne les technologies disponibles et tout le
processus de traitement des données qui en résulte.
Nous avons ajouté à cet indicateur de « sensibilité » le caractère des signaux non-
verbaux affichés par le répondant lors de l’entretien. Ces signaux sont assimilés au
comportement coopératif, ou non, de chacun des répondants.
Tout d’abord, il est intéressant de voir que ce tableau semble confirmer notre
première intuition qui liait la taille de l’interview à la sensibilité manifestée par le répondant
à l’égard des technologies disponibles. Cette intuition est en plus confirmée par la posture
261
fermée145 de la majorité des répondants ayant manifesté une forme de rejet vis-à-vis de
l’utilisation de tels outils.
Ensuite, on distingue clairement le fait que parmi les répondants les plus sensibles
aux technologies (sensibilité niveau 9 ou 10), il n’y ait que des analystes ou des préparateurs
physiques. Cela signifierait que les répondants appartenant à l’une de ces deux catégories
soient plus disposés à défendre l’idée que de tels outils viennent améliorer le
fonctionnement de l’organisation à laquelle ils appartiennent. On voit également, que parmi
les répondants qui ont adopté une attitude fermée, que l’on pourrait assimiler à du rejet,
beaucoup d’entre eux sont également des analystes. Ce détail est très intéressant. Quelles
pourraient être les raisons qui poussent les répondants à adopter une attitude si fermée vis
à vis du chercheur ?
Pour répondre à cette question il est intéressant de constater que parmi ces 5
répondants qui ont soit adopté une attitude fermée, soit manifesté un niveau de sensibilité
très bas, tous sans exception ne disposent d’aucune formation dédiée au poste, par ailleurs
à fort besoin de spécialisation, qu’ils occupent au sein de leur club (DUT génie civil, sécurité
informatique, BEP comptabilité, ou simplement aucun diplôme). L’idée qui ressort de ce
constat est que, par manque de légitimité (sous-formé), la position de ces acteurs est
menacée. Ces acteurs se sentant en danger manifeste une retenue lorsqu’il s’agit de parler
de choses qu’ils ne maitrisent pas.
Seul un des managers, le répondant R9-1, a adopté une posture que l’on a qualifié de
fermée. En règle générale, les entraîneurs et les managers sont assez sensibles aux
méthodes d’analyse faisant appel à la technologie. Aucun d’entre eux n’était tout à fait
contre, et aucun d’entre eux n’était tout à fait pour, ce qui signifie qu’ils ne souhaitent
finalement pas adopter un management exclusivement basé sur les données. La majorité
d’entre eux, par contre, a saisi l’intérêt que ces outils peuvent avoir sans pour autant mettre
des techniques au centre de leur démarche d’accompagnement du joueur. Ils souhaitent
145
Une posture fermée se caractérise par un manque de coopération avéré du répondant quant aux
différents thèmes abordés.
262
ainsi par-dessus tout continuer à faire appel à la fois à leur expérience et à leur expertise
propre.
En revanche, il nous est paru de plus en plus pertinent, au fur et à mesure que l’on
étudiait nos entretiens, d’adopter une approche s’appuyant sur les postes qu’occupent les
acteurs au sein des différents encadrements sportifs des clubs participant aux Top 14. Nous
nous sommes ainsi rendu compte que chacun de ces postes était intégré à une cellule
dédiée à une tâche précise, à l’exception des managers et des directeurs sportifs qui eux
occupent des rôles davantage transversaux au sein de l’organisation « club ». Chacun de ces
postes disposent par ailleurs d’une histoire qui lui est propre. Les entraîneurs sont associés
au rugby qu’il soit pratiqué au niveau professionnel ou amateur. Les analystes, eux, ne sont
présents qu’au niveau professionnel et comme nous allons le voir, leur apparition au sein
des encadrements est récente. C’est ainsi qu’un nombre important de postes nouveaux a
263
émergé progressivement suite à la professionnalisation du rugby, du fait d’un besoin
toujours plus important de spécialisation notamment.
La mobilité des acteurs les amène à ne pas évoluer au sein d’un seul club tout au
cours de leur carrière. Même si appartenir à un club nécessite généralement de partager une
identité, ou encore une vision commune, nous sommes forcés de constater que les membres
occupants des postes différents ont tendance à ne pas avoir connu le même parcours et ne
développent généralement pas le même niveau de sensibilité quant à l’utilisation et à
l’appropriation des technologies dans la démarche de gestion de la performance de l’équipe.
Cette mobilité des acteurs entre les différents clubs aura d’ailleurs un impact important sur
la diffusion et l’homogénéisation des méthodes de travail puisqu’ils sont susceptibles de
faire office de diffuseur des méthodes d’utilisation des technologies lorsqu’il passe d’un club
à un autre.
264
entretiens. Dans un second temps, nous nous pencherons davantage sur le poste qu’occupe
le répondant en fonction des mots qu’il a le plus utilisés. Ce premier volet de l’analyse
s’appuie majoritairement sur les outils proposés pas le logiciel Tropes.
Tableau : Liste des 3 mots les plus utilisés par les répondants
Mots Occurrence
Joueur 1347
Club 885
Information 689
Chose 504
Outil 491
Equipe 476
Entraîneur 466
Année 421
Travail 411
Vidéo 403
Match 351
Gens 349
Rugby 335
Performance 328
Rugby 327
Physique 311
Entraînement 306
GPS 284
Temps 240
Jeu 226
Management 206
Statistiques 186
Résultat 158
Charge 127
Stade 86
265
Bernard 31
Le mot le plus utilisé, et de loin, est le mot « joueur ». Il est tout à fait logique que ce
mot arrive en première place puisqu’il est au centre du processus d’entraînement et de
performance. Tout l’objectif poursuivi par un staff et de faire en sorte que le joueur
parvienne à apporter plus à l’équipe dans le but d’optimiser les résultats collectifs.
L’utilisation de ce mot traduit également la volonté d’individualiser la performance, en effet
le joueur semble passer aujourd’hui devant l’équipe, terme qui n’arrive qu’en 6e position.
Une des raisons pour laquelle le mot joueur arrive en première place semble aussi découler
du fait que l’utilisation des technologies dans le processus d’entraînement contraignent
souvent à une approche individuelle, plus que collective.
Le mot qui arrive en second est le mot « club ». Dans l’utilisation que font les
répondants de ce mot, il peut y avoir plusieurs dimensions qu’il est indispensable de
dissocier. Le mot « club », dans un premier temps, retransmet un intérêt pour l’aspect
organisationnel de l’organisation sportive, notamment puisqu’une des premières questions
de mon guide d’entretien porte directement sur la façon dont s’organise le club autour de
l’équipe « joueurs ». Le mot « club » fait également référence à une conception plus
identitaire. En effet, il a, à de nombreuses reprises, été utilisé pour incarné l’identité et la
culture du club auxquelles se rattachent les supporters mais aussi les joueurs. Pour certains
répondants, le « club » est presque érigé comme une entité supérieure à laquelle les acteurs
doivent un investissement et un engagement infaillible : « Il faut bien comprendre que le
club du Castres Olympique c’est une identité et que tout le monde est derrière celle-ci (…)
Cette culture de club est très importante pour moi » R9-1.
Le mot qui arrive en troisième position est « information ». Ce terme pourrait être
qualifié de vague. Il est plus adapté lorsque l’on aborde le domaine des technologies et du
monitoring sportif, de parler de données. Le fait que les répondants utilisent pour une
grande partie d’entre eux le terme information dénote un manque de précision flagrant en
ce qui concerne la démarche globale de monitoring. Ce qu’obtient un analyste sous forme
primaire, ce sont avant tout des données (observation ou mesure). Ce qu’ils vont tenter de
faire c’est précisément de traiter et d’interpréter ce lot de données pour construire un
266
ensemble d’informations exploitables susceptibles d’aider les membres du staff à prendre
une décision.
Nous nous pencherons sur les mots restants dans la partie qui suit en les mettant
notamment en relation avec le poste occupé par chacun des répondants associés.
Tableau : Liste des 3 mots les plus utilisés par chacun des répondants
Code Poste 1 % 2 % 3 %
R3-3 Analyste performance Club 2,26% 20 Rugby 5,07% 17 Stade 18,60% 16
R8-3 Analyste Vid. Perf. Club 3,05% 27 Outil 5,30% 26 Joueur 1,48% 20
R9-2 Analyste Vid. Perf. Information 4,50% 31 Club 3,28% 29 Joueur 1,86% 25
R10-2 Analyste Vid. Perf. Joueur 3,27% 44 Club 3,39% 30 Chose 5,16% 26
R11-3 Analyste Vid. Perf. Joueur 6,68% 90 Information 12,48% 86 Club 6,21% 55
R15-1 Analyste Vid. Perf. Information 6,53% 45 Joueur 2,97% 40 Entraîneur 7,30% 34
R16-1 Analyste Vid. Perf. Joueur 4,83% 65 Club 3,95% 35 Information 4,79% 33
R20-1 Analyste Vid. Perf. Club 2,60% 23 Joueur 2,23% 30 Chose 5,56% 28
267
R4-1 Manager Joueur 4,38% 59 Information 5,95% 41 Equipe 6,09% 29
Nous avons décidé d’utiliser plusieurs codes couleurs pour que le tableau ci-dessus
permettent de mieux percevoir les informations contenues.
Commençons par confirmer le fait que le mot joueur est le mot le plus utilisé par la
grande majorité des répondants. Parmi les 15 répondants chez lesquels il ne s’agit pas du
mot le plus utilisé, 10 ont utilisé « joueur » en seconde position des mots qu’ils ont le plus
utilisés. Seuls 3 répondants ne font pas figurer le mot « joueur » dans les trois mots qu’ils
ont les plus utilisés :
- R3-3 analyste qui est actuellement détaché en charge de la digitalisation du stade
- R19-1 fournisseur de solutions et d’outils technologiques
- R11-2 préparateur physique
Cela signifie que la raison pour laquelle on ne met plus le joueur au centre du processus
d’accompagnement réside dans le fait que l’on ne soit plus au contact direct des joueurs, à
une exception près.
La catégorie « préparateur physique » est une des seules à avoir utiliser les mots
« GPS » et « physique ». Cette constatation découle logiquement du fait qu’ils sont les
premiers à être au contact de l’outil GPS mais également que cet outil est essentiellement,
voire exclusivement, utilisé dans le cadre du suivi « physique » de l’équipe : « La deuxième
étape importante ça a été tout ce qui tourne autour de la science du sport. Quand sont
arrivés les cardiofréquencemètres et les GPS cela nous a permis de vraiment être plus pointus
268
sur la préparation physique. De fait, on a eu une amélioration autour du jeu de rugby » R1-1
ou « Les gens ne comprennent pas forcement que le réel intérêt des GPS est en grande
majorité de pouvoir calibrer la charge d’entraînement physique de manière collective » R10-
1.
La sous-catégorie « analyste vidéo » est la seule, mis à part l’entraîneur R9-3, à avoir
autant utilisé le mot « vidéo ». Cette utilisation marginale d’un mot souvent moins mis en
avant par les autres catégories s’explique assez logiquement par le fait que les analystes
vidéo ont, plus que d’autres, voulu parler de leur rôle – nouveau – et des outils utilisés au
sein de leur position : « Je suis analyste video. C’est devenu un métier a part entière. Il y a
encore quelques années, il y avait simplement une personne qui s’occupait de récupérer les
images, de faire un petit découpage, de sortir les touches et les mêlées, deux ou trois actions,
récupérer les matchs des adversaires. Aujourd’hui, c’est du lundi au vendredi, du matin
jusqu’au soir. Je ne compte plus les heures. Il y a également maintenant une analyse
individuelle de chacun des joueurs de l’équipe… » R2-4.
Le mot « performance », central dans le travail que l’on mène, n’est ici présent que
chez deux répondants, l’un préparateur physique et l’autre directeur sportif. Ces deux
répondants n’ont aucun autre mot en commun par ailleurs. Il faudra étudier plus en détail
leurs entretiens si l’on veut pouvoir les réunir dans une même catégorie.
Il existe une « anomalie » dans ce tableau, il s’agit celle du troisième mot le plus cité
par le répondant R5-1, entraîneur, qui cite à 25 reprise (80% de toutes les fois où le mot est
cité au total) le mot « Bernard » en faisant référence à Bernard Laporte, manager à l’époque
et actuel président de la FFR. Cette anomalie n’en est finalement pas une, puisqu’en réalité
le répondant a simplement décrit le fonctionnement de son club dans lequel « Bernard »
semble occuper une place plus que centrale dans les processus d’entraînement et
d’accompagnement de l’équipe : « Bernard Laporte, le manager, s’occupait lui de tout ce
que nous avions pu dire. Il percute vite, il a un esprit de synthèse » ou encore « Bernard
Laporte, à l’image de notre président, est extrêmement présent dans le paysage médiatique
rugbystique français. À mon sens, ce sont finalement les particularités de notre club : une
image et une identité forte » R5-1.
269
Le répondant R4-4, qui en plus de son poste d’analyse de la performance mène un
travail de thèse portant sur le suivi de la charge physique, a utilisé deux mots qui ont été
bien moins utilisés par les autres répondants, il s’agit de « entraînement » et « charge ».
Compte tenu du sujet du travail académique qu’il est actuellement en train de mener, il est
évident que ce processus de suivi de la charge d’entraînement est central dans son approche
des technologies dans la gestion de la performance : « Je suis là en tant que préparateur
physique (…) Je gère la charge d’entraînement à travers les outils GPS. J’étudie l’évolution de
la charge d’entraînement interne et externe sur la performance. L’idée de base sur laquelle je
suis parti, c’est le fait que pas mal de clubs se sont équipés d’outils, notamment de GPS, qui
étaient à mon avis sous utilisés ou dont l’utilisation n’était pas objective ou incomplète » R4-
4.
Pour clore cette partie, nous finirons par relever les différents hapax146 utilisés par
certains des répondants, parmi eux ressortent :
- « asymptote » par R1-1
- « chalandise » par R8-1
- « traumatologie » par R11-3
L’utilisation d’hapax traduit, chez le répondant, une conscience sortant du champ
exclusif auquel il appartient. Le fait d’employer des mots que d’autres n’ont pas utilisés nous
sert à définir le profil de chacun des répondants. Certains d’entre eux ne se sont que très
rarement aventurés lexicalement en dehors du champ exclusif du rugby. D’autres au
contraire, notamment ceux qui ont utilisé des hapax, font état d’une forme de curiosité à
l’égard de ce qui leur permet de sortir de leur environnement exclusif. Cela aura un impact
non-négligeable lorsqu’il sera question de classer les répondants.
La partie suivante poursuit l’analyse que l’on a entamée ici en s’appuyant cette fois
sur les thèmes qui émergent dans le discours des répondants.
146
Un hapax est un mot qui n’a qu’une seule occurrence dans un corpus (ou dans la littérature).
270
2. Les 3 thèmes qui dominent les entretiens : La
performance, le joueur, le résultat
Cette partie de l’analyse a pour objectif de se pencher sur les thèmes mis en avant
par les répondants en rapport avec les processus d’adoption et d’appropriation
technologique lors de la réalisation des entretiens. L’intérêt d’une telle approche est
également de porter un regard sur la façon dont ces thèmes sont associés par les différents
acteurs et d’en tirer les informations nécessaires à la validation, ou refus, des hypothèses
précédemment formulées.
Source : Auteur
271
Il persiste aujourd’hui un flou sémantique autour du mot « performance » et cela
permet de remplir diverses fonctions sociales et idéologiques servant l’intérêt des acteurs du
champ auquel se réfère l’analyse (Bourguignon, 1997). Le mot « performance » est classé
dans la famille des termes polysémiques que l’on appelle parfois « mots valises » ou « mots-
éponges » : on se réfère ici à toutes ces expressions permettant de désigner des mots dont
le sens très largement contextuel permet une large gamme d'interprétations.
147
En anglais, le mot « performance » signifie spectacle au sens de représentation !
272
Par ailleurs, il semblerait que le poids du résultat et du succès soit variable selon le
nombre du mot. Par exemple, le succès domine sur le résultat, lorsque le mot est décliné au
singulier : « La résultat ou la victoire », sous-entendu « ultime ». Inversement, au pluriel, le
succès est moins présent, l'accent est mis sur l’aboutissement, quelle qu'en soit sa valeur, ou
simplement le cheminement vers de plus grandes réussites : « les résultats » (Bourguignon,
1997) : « Quand on est dans la catégorie professionnelle, la victoire est le paramètre le plus
important » R3-1 ou encore « Je dirais que les résultats rendent avant tout compte de la
performance collective » R2-4.
Comme nous l’avons vu, la performance peut également être perçue comme le
processus, comme l'action qui mènent au succès, ou à la réussite. De plus, le succès n’est
pas uniquement mesuré a posteriori, il nécessite la mise en place d’un long processus
d’accompagnement qui définit, puis communique les résultats attendus, spécifie les activités
à accomplir, contrôle les récompenses et l’information liées au résultat (Baird, 1986). De
façon similaire, l’idée de « manager » la stratégie, ne consiste plus exclusivement à mesurer
les réalisations, mais plutôt à définir des plans d'actions en s’appuyant sur l’analyse des
processus, des activités et de leurs enjeux stratégiques.
273
course, puis ceux d'un athlète ou d'une équipe sportive (Bourguignon, 1997). Le parallèle
entre les mondes sportifs et économiques a été largement souligné par toute une école de
sociologie du sport qui voit dans la compétition, et donc dans le sport, « une structure
mentale imposée par la forme concurrentielle de la société capitaliste, la transposition au
niveau de l'activité non directement productive de la compétition économique » (Bernard,
1973) (Berthaud & al, 1976).
274
patients, constants et rationnels : « Je crois que la performance consiste à maximiser ses
ressources, ou son potentiel » R16-1. Le mot performance est porteur d'une idéologie du
progrès, de l'effort, du toujours plus ou mieux mais également d’une aspiration à l'idéal
égalitaire (Bourguignon, 1997). Ce point est intéressant puisqu’il justifie en partie le besoin
pour les entraîneurs de parvenir à « évaluer la performance » R4-4, de la manière la plus
objective possible et ainsi mesurer à la fois les progrès mais aussi ce qu’il reste à réaliser.
Si l’on s’était penché sur une étude héritée de l’image de la performance associée
aux machines, la dimension rationnelle et utilitaire de la performance aurait été davantage
soulignée, ici la subjectivité des acteurs est très présente. Le caractère collectif du sport que
l’on étudie, le rugby, semble être déterminant sur ce point puisque la mesure objective de la
performance, partagée par tous, persiste encore aujourd’hui à ne rester qu’un fantasme. La
seule échelle de mesure aujourd’hui pour les clubs d’un même championnat c’est le résultat,
le classement qui en découle et parfois la comparaison avec le budget dont dispose le club
en question. Cela n’empêche pas pour autant les acteurs de conserver une représentation
de la performance beaucoup plus subjective et faisant appel à des représentations très
éloignées de la conception classique du sens de ce mot.
275
Ainsi, la performance, concept à géométrie variable, est au cœur du discours actuel
dans le champ du rugby professionnel. Le besoin de « formaliser » la performance à travers
des « indicateurs » objectifs est un des thèmes avancés de manière récurrente chez les
répondants. Les clubs font même d’ailleurs aujourd’hui appel, comme on l’a vu, aux services
« d’analyste » de la performance tant le champ de ce concept est large. Malgré tous ces
efforts, la subjectivité est encore profondément ancrée comme nous le résume le répondant
R16-1 : « Chaque entraîneur a sa vision propre de la performance ». D’autres vont même
plus loin en définissant la performance comme une « alchimie profondément passionnante,
complexe et instable » (R1-1).
Nous pensons que ces fonctions sociales et idéologiques sont à l'œuvre dans le
champ étudié et que, sans doute de façon largement inconsciente, ou informelle, et a
fortiori involontaire, les membres du champ que l’on étudie contribuent à l'entretien du flou
sémantique préalable qui persiste autour du mot « performance » et que l’on a pu explorer
grâce aux entretiens réalisés.
276
La première chose qui nous saute à l’œil à la vue de ce graphique repose sur la
relation plus forte qui existe entre la performance et le joueur qu’entre la performance et
l’équipe, et cela aussi lorsque le mot joueur précède ou succède le mot performance. Les
acteurs ont ainsi eu tendance à aborder davantage la performance du joueur que la
performance de l’équipe. Il semblerait que ce point soit une conséquence du thème général
des entretiens, le processus d’adoption de la technologie, qui semble avoir mené les acteurs
à s’intéresser davantage à l’individu qu’à l’équipe ce qui est logique dans la mesure où les
données brutes concernent le joueur pris individuellement : « Je pense que la technologie
est primordiale dans l’évaluation et le suivi individualisé de la performance du joueur, que ce
soit au niveau des besoins physiques du joueur ou au niveau de ce qu’il est capable de faire
sur le terrain » R10-2 ou encore « (…) représentation de la performance du joueur » R7-1, .
La seconde sphère la plus proche du mot est associée à l’idée de paramètre, qui
regroupe par ailleurs un mot central : les facteurs. En effet les facteurs de la performance,
souvent qualifiés de facteurs « clé », semblent être au centre de la démarche de recherche
de la performance, domaine souvent réservé aux analystes présents sur le graphique : « Au
final une grande partie de mon travail consistait à regrouper les statistiques ensemble, à les
agréger, afin de mettre en avant les points clés les plus importants. J’ai développé comme ça
tout un tas de facteurs clés de la performance » R15-1.
277
En s’écartant un peu plus du cœur, on constate que le mot résultat se trouve au
même niveau que le mot équipe. Cela retranscrit l’idée majoritairement partagée que la
performance est associée, de manière pragmatique, en priorité aux résultats. La
performance d’une équipe, alimentée par une somme de performances individuelles, est
susceptible de produire des résultats dans l’imaginaire des répondants : « les résultats ne
sont que la conséquence de la performance de ton équipe » R17-1.
Dans un second temps nous avons procédé à la même analyse mais en différenciant
les répondants entre eux à l’aide de l’outil “délimiteurs” du logiciel Tropes. Nous avons donc
pu grouper les préparateurs physiques, les analystes et les managers/entraîneurs entre eux.
L’intérêt ici est de voir s’il est possible que la conception propre que chacun se fait de la
performance est liée au poste occupé par les répondants.
278
Dans un premier temps nous nous intéressons à la façon dont les préparateurs
physiques ont abordé le thème de la performance. Leur rôle est susceptible d’apporter une
vision un peu marginale du concept compte tenu du fait de leur domaine de spécialisation.
Il est très intéressant de voir, comme nous l’avons déjà précisé, que la performance
physique d’un joueur de rugby ne constitue en rien une condition suffisante à
l’accomplissement de la performance, qu’elle soit technique ou tactique, il s’agit tout au plus
d’une condition nécessaire. Il semblerait donc que la performance physique ne soit qu’un
des multiples axes de travail sur lesquels s’appuie le staff d’entraîneur pour que l’équipe
atteigne un meilleur niveau de performance dans son ensemble : « Le constat aujourd’hui
c’est qu’un joueur peut être le plus fort athlétique possible, il peut être celui qui pousse le
plus lourd, il peut être celui qui est le plus puissant, il peut être celui qui est le plus rapide, il
peut être celui qui court le plus longtemps, mais cela ne fait pas de lui un bon joueur de
rugby » R6-2.
Une nouvelle fois, le mot « joueur » est intimement lié à l’idée de performance à la
seule différence près que ce coup-ci le mot joueur précède le mot performance. Ce détail
279
caractérise la logique suivante, et propre au groupe étudié : Le joueur d’abord, la
performance, sous entendue collective, ensuite. L’icône caché par la sphère joueur regroupe
un ensemble de mots anglais, lié d’ailleurs à la sphère « head », une fois regroupés ils
forment la dénomination « head of performance », qui caractérise la cellule dédiée à
l’analyse de la performance, dans le cas où elle existe. Ce mode de fonctionnement est
directement hérité des structures de clubs anglophones qui semblent avoir pris un temps
d’avance dans le domaine de l’analyse. Néanmoins, il est intéressant de voir que les
préparateurs physiques sont souvent les seuls à mentionner ce genre de termes d’origine
étrangère ce qui pourrait traduire chez eux une volonté plus grande que les autres acteurs
de s’intéresser et de partager avec ce qui se fait ailleurs, et notamment à l’étranger.
La sphère liée au « changement » ne doit pas nous induire en erreur, elle regroupe
les termes liés à l’évolution, aux variations mais aussi à l’idée centrale de révolution ou
encore d’alternance : « Je ne sais pas si c’est une évolution, ou une révolution ! » R7-1. Il
semblerait que l’arrivée d’outils susceptibles de fournir des informations relatives à la
performance des joueurs, et de l’équipe, ait totalement révolutionné le mode de
fonctionnement, et de suivi, des acteurs dédiés à la préparation physique des joueurs et au
développement des aptitudes physiques des acteurs présents sur le terrain : « C’est une
vraie révolution et ce qui est sûr c’est que tout le monde n’est pas prêt ! » R9-1.
280
comprendre ce qui se passait sur le terrain et chez les joueurs » R12-1. Il est également
important de relever que certains des répondants de ce groupe sont sceptiques quant à
l’utilisation généralisée des technologies : « Je pense que les joueurs font gagner plus de
matchs que les technologies, notamment en professionnel » R5-1. Ce courant de pensée qui
défend l’idée que la ressource « joueurs », même si elle coûte cher, apporte un plus grand
avantage compétitif comparé à la ressource « accompagnement technologique de la
performance » est encore bien présente et constitue un obstacle conséquent à l’intégration
technologique dans les clubs : « En France la logique va souvent vouloir qu’au lieu de refaire
intégralement la salle de musculation pour l’ensemble de l’effectif ou encore avoir des outils
de travail de qualité, le club va plutôt décider de recruter trois très grands joueurs et garder
un outil de travail qui n’est pas forcément le meilleur. Les priorités ne sont simplement pas
les mêmes » R6-1.
281
Une nouvelle fois, l’idée de performance est le plus souvent associée avec le
mot joueur. Seulement ici, le mot équipe émerge très rapidement lorsque l’on aborde le
thème de la performance. Il semblerait que ce groupe ait une propension moins importante
à dissocier le joueur de l’équipe, par opposition notamment au groupe des préparateurs
physiques qui eux n’ont quasiment pas associé l’idée de performance au mot équipe.
Lorsque l’on s’écarte un peu plus du cœur, le mot « résultat » arrive dans les mots
qui succèdent à la performance. Il y a un lien fort entre ces deux mots qui dénote également
une forme d’opposition lorsque l’on se plonge un peu plus en profondeur dans l’étude des
discours correspondants. Les déclarations suivantes : « Sans résultat, tu n’existes pas ! » R15-
1, ou encore « Les résultats, c’est le nerf de la guerre » R1-1, retransmettent bien cette idée
qu’il existe une opposition entre une performance qui peut ne pas forcément mener à
l’obtention des résultats espérés.
On met à nouveau le doigt sur l’idée que la performance n’est pas ultimement
nécessaire contrairement aux résultats qui eux conditionnent la survie du club et de l’équipe
dans l’élite. Pour clore cette partie nous reprendrons les mots du répondant R4-2 : « Les
clubs n’existent que grâce à leur budget, et leur budget n’existe que par rapport à leurs
résultats, à partir de là ceux qui gagnent ont automatiquement raison ».
282
Il est à noter aussi que cette classe de répondants, notamment les managers, ont
tendance à avoir une vision plus globale du club, moins technique, qui se rapproche de celle
des directeurs sportifs. Cette vision les amène à considérer l’équipe et le club dans son
ensemble sans réellement s’immiscer dans la recherche des détails techniques susceptibles
de mener l’équipe à un meilleur niveau de performance. Les managers ont tendance à
penser davantage à mener l’équipe à obtenir de meilleurs résultats en remportant le
maximum de victoires, et donc de points, avec une considération moindre pour la
performance.
Abordons pour finir le thème de la performance tel qu’il a été traité par les analystes,
que ce soit ceux dédiés à l’analyse de la vidéo et celle de la performance.
Graphique : Mots utilisés par les analystes et associés à l’idée de performance, leur
occurrence et leur proximité avec le thème central
283
objective de la réalisation collective, ou de la performance de l’équipe, nécessite encore
d’avancer dans le domaine de l’analyse.
Par contre, le fait que le mot équipe se retrouve en second plan constitue une
information pertinente. L’analyste aimerait pouvoir s’appuyer sur des paramètres collectifs,
des indicateurs ou encore des facteurs clés de la performance afin de parvenir à cibler avec
pertinence les points sur lesquels l’équipe, et les joueurs, nécessitent de progresser. Plus
que les groupes précédents, les analystes semblent manifester une volonté de lier la
performance individuelle à la performance collective. En allant plus loin, réussir à lier de
manière fiable la performance individuelle et la performance collective représente un champ
d’exploration à part entière.
Il est intéressant de voir que le graphique résume avec fidélité le rôle des analystes,
et cela de manière ordonnée. En partant de la gauche, la source initiale des données est le
match. Grâce aux informations récoltées, compilées et interprétées, les analystes définissent
les paramètres clés de la performance réalisée par les joueurs. Cette performance
individuelle est rapportée à celle de l’équipe sur laquelle on peut définir, à termes, des
indicateurs du niveau de performance et, d’une certaine manière, du niveau des résultats
obtenus.
Graphique : Le degré de relation qu’entretient le thème « joueur » avec les autres thèmes
abordés par les répondants
284
Ce qui nous intéresse ici encore davantage c’est de se pencher sur les thèmes
auxquels le thème « joueur » est le plus associé, leur poids respectif dans le corpus dans son
ensemble ainsi que la proximité avec le thème étudié.
148
Terme générique qui englobe le mot « information » mais aussi et surtout « données ».
285
autres, cette relation est exclusivement unilatérale. L’encadrement accompagne, analyse,
transmet tandis que le joueur, lui, prend ce qu’on lui donne mais à aucun moment, ou très
rarement, il ne rend ce qu’on lui a donné autrement que sur le terrain : R8-2 « Tu donnes des
billes aux mecs », R7-1 « Tu donnes des éléments aux joueurs » ou encore R17-1 « Le retour
que tu fournis aux joueurs ».
Parmi les autres thèmes les plus proches du mot « joueur » présents sur le graphique,
on relève les mots « performance » et « niveau » qui retranscrit l’idée que l’on associe
régulièrement, sous forme d’échelle de mesure, un score à ce que produit le joueur tant lors
des matchs que tout au long au la semaine. On peut aussi se pencher sur l’association des
deux mots qui viennent formaliser l’idée de « niveau de performance » auquel évolue le
joueur, et que l’entraîneur essaie de parfaire : « J’essaie d’amener le joueur au plus haut
niveau de performance » R8-1 ou « La chose que je trouve passionnante là-dedans, c’est que
finalement ces outils sont tellement précis que cela peut énormément influer sur ton niveau
de performance » R11-2.
Un thème important est introduit par la présence du mot physique, associé par
ailleurs au mot état. L’idée souvent mise en avant par les répondants, avec une spécificité en
ce qui concerne les préparateurs physiques, consiste à mettre en place des outils et des
systèmes susceptibles de mesurer « l’état physique » dans lequel se trouve le joueur en
temps réel : « le joueur peut être dans un état de fatigue profond » R11-3, « (..) par le biais
d’un clic l’idée est d’avoir une vision précise sur l’état de forme du joueur » R3-2, « La
discussion que j’ai actuellement avec les préparateurs physiques porte sur le fait de réussir à
affiner l’analyse de l’état de forme du joueur. Pour moi, le monitoring devrait s’appuyer
davantage sur la perception de l’état de forme du joueur. Il est très important de savoir
lorsque le joueur se sent frais et lorsqu’il se sent usé » R10-1, « Tout est pris en compte (c’est-
à-dire les données) pour définir, ou non, un niveau d’alerte sur un joueur : le temps du
prochain match, la charge d’entraînement de la semaine » R8-1.
Il est très intéressant de voir que le mot « équipe » arrive bien après toutes ces
préoccupations ancrées dans une approche essentiellement individuelle. Il semblerait ainsi
que pour les acteurs, le principe de monitoring, qu’il soit d’ordre physique ou qu’il concerne
286
la performance, porte aujourd’hui davantage sur le joueur, pris individuellement, que sur
l’équipe à laquelle il appartient : « Il y a maintenant une analyse individuelle de chacun des
joueurs de l’équipe » R2-4, ce qui sous-entend que l’analyse porte généralement plus sur
l’individu que sur l’équipe. Le mot match vient compléter ce parti pris puisque le suivi et
l’analyse des données relatives aux joueurs porte davantage sur ce que réalise le joueur en
match, que lors du reste de la semaine, c’est-à-dire lors des entraînements. La démarche
visant à filmer puis analyser les entraînements suivant le même processus que le match est
très récente. La première chose à laquelle les acteurs se sont intéressés était exclusivement
le déroulement du match et l’activité du joueur lors de la rencontre « préparation des
matchs » ou « retour sur les matchs » ou encore « Lorsque j’ai commencé, je faisais
uniquement les analyses des matchs » R8-3.
287
2.3 Le résultat, élément déterminant dans la stratégie de
l’équipe
En s’intéressant à la représentation que se font les répondants du thème du
« résultat » l’objectif est de parvenir à analyser les moyens mis en place pour y parvenir et,
bien évidemment, dans quelle mesure ce résultat peut être associé à la performance.
Graphique : Le degré de relation qu’entretient le thème « résultat » avec les autres thèmes
abordés par les répondants
Les deux thèmes les plus proches de celui du résultat sont performance et match. Ces
associations sont très intéressantes. Elles permettent, d’une part, de mettre en lumière
l’idée que chez les répondants le résultat est intimement lié à l’idée de performance et,
d’autre part, que le résultat passe exclusivement par la réalisation et la succession des
matchs : « Finalement la performance n’est qu’un résultat de ce qui a été mis en place en
amont » R11-2. Il n’existe pas de résultats lors de la semaine, le seul résultat qui intéresse les
acteurs porte sur celui obtenu à l’issu du match : « Finalement ce qui est central cela restera
toujours le résultat de l’équipe lors du match » R15-1, « Il (l’important) s’agit avant tout des
résultats. Tu peux tout à fait être le meilleur et finir dernier, et inversement. Tu peux avoir un
bon budget, un bon staff, de bons joueurs, si tu n’as pas les résultats tu finis dernier et tu
redescends dans la division inferieure » R12-1.
288
pression en termes de résultats » R8-2 ou encore « Le président nous donne clairement les
moyens de travailler, ce qui est logique par rapport à sa demande en termes de résultats »
R2-4. L’utilisation d’une telle formulation dénote chez les répondants une volonté d’insister
sur l’obligation de résultats à laquelle ils sont soumis.
Finalement, les joueurs viennent introduire l’idée qu’ils constituent l’unique vecteur
par lequel est produit la performance puisque ce sont eux qui sont sur le terrain et qui donc
sont susceptibles de « produire » de la performance : « Ce sont les joueurs qui sont sur le
terrain » R14-1, « Ce sont les joueurs qui portent le projet (…) encadrés par un staff » R7-1,
« La priorité, cela reste les joueurs » R3-2.
289
Cette partie nous a permis d’expliciter les thèmes qui ont été les plus portés par les
répondants au cours de nos entretiens. Le fait d’aborder ces thèmes nous a permis de
dresser un premier état des lieux quant aux priorités manifestées par les membres de
l’encadrement dans le cadre leur processus d’entraînement et de gestion de la performance.
Les parties qui suivent nous permettent de continuer ce travail d’exploration en nous
penchant davantage sur l’impact des outils sur le processus d’entraînement et sur la
perception particulière de l’environnement des acteurs interrogés.
Le thème central de l’étude que nous sommes en train de mener portant sur
l’adoption et l’appropriation des technologies, il paraît essentiel d’analyser les relations
qu’entretiennent ces outils avec les autres mots du corpus dans le discours des répondants.
L’analyse lexicale précédemment menée a confirmé que les outils vidéo et les outils
GPS étaient les technologies les plus intensément employées par les membres des staffs
interrogés. La partie qui suit propose de s’attarder sur ces deux thèmes en différenciant
notamment le discours en fonction des postes et des profils des répondants.
290
Graphique : Le degré de relation qu’entretient le thème « vidéo » avec les autres thèmes
abordés par les répondants
Les icones « clip » et « information » vont dans la même direction puisqu’ils portent
sur le support utilisé pour procéder au découpage et au montage de la source vidéo initiale
par les « analystes » qui utilisent les logiciels d’analyse : « Ils (entraîneurs et joueurs) peuvent
visionner des découpages de leurs entraînements ou de leurs matchs et même de leurs
adversaires » R3-1, « Ces logiciels permettent actuellement d’acquérir des clips vidéo de
manière thématique très simplifiée. C’est un gain de temps monumental. Cela intègre
également une vraie interactivité entre le joueur, l’entraîneur et ce qu’ils désirent visionner »
R6-1. Ce sont aussi ces analystes qui, grâce à l’utilisation de l’outil vidéo, sont responsables
de la démarche de codage aboutissant à la création de base de données statistiques
détaillées de ce qu’ont réalisé les joueurs en match mais aussi à l’entraînement : « On
travaille (…) avec les statistiques chiffrées, mais à mon sens il est très important de lier ces
statistiques avec un clip, une vidéo » R2-1.
291
(Martin, 2017) souligne d’ailleurs très bien cette idée en déclarant : « L’analyse vidéo permet
de mieux voir pour mieux comprendre ».
Il est à noter que l’outil vidéo semple être la technologie la mieux assimilée dans le
champ que nous avons pu étudier. La majorité des acteurs que nous avons pu interroger a,
depuis plus de 20 ans, baigné dans un environnement dans lequel la diffusion des matchs de
rugby est courant. La professionnalisation de ce rugby ayant entraîné une plus grande
diffusion des matchs, le visionnage des rencontres télévisées a accompagné la majorité des
répondants dans leur découverte du jeu. Internet a dans un second temps « également
donné accès à énormément d’images, de compilations, d’actions susceptibles d’être
regardées en boucle149 » (Martin, 2017).
149
« Regarder en boucle sur Internet des compilations des meilleures actions de son joueur préféré opère
certainement un rôle dans la façon dont un jeune garçon se projette dans une carrière de rugbyman
professionnel » (Martin, 2017)
292
Graphique : Le degré de relation qu’entretient le thème « GPS » avec les autres thèmes
abordés par les répondants
Une nouvelle fois, le thème de l’information délivré par l’outil, en relation avec le
« joueur », est central. Il est intéressant de voir qu’à de nombreuses reprises, l’évocation du
GPS est associée à l’outil cardiofréquencemètre. Il semblerait que ces deux outils occupent
des rôles complémentaires dans la recherche de quantification de la charge de travail
réalisée par le joueur : « La première chose que je fais c’est que je demande une vue
exhaustive et récapitulative de mes données GPS de manière quotidienne, que ce soit lors du
match ou lors des entraînements. Parfois on y associe les données des
cardiofréquencemètres, de manière à établir un lien entre ces deux indicateurs » R3-2.
Le thème de « l’outil » associé au GPS est logique puisque les acteurs utilisent
généralement ce terme pour le désigner : « Finalement en lisant les statistiques et en
analysant les données GPS, tu t’aperçois que le match a été soit très couru, soit très engagé.
(…) les outils technologiques sont là pour t’aider à avoir une vision un peu plus objective de ce
qui s’est passe sur le terrain » R9-1, « Le rôle de ces outils est intéressant, puisque cela peut
permettre de donner des objectifs de travail, de fournir un feed-back sur le travail réalisé, de
donner un feed-back sur état de forme des joueurs, d’avoir la possibilité d’avoir un retour sur
entraînement réalisé notamment sous forme d’images vidéo » R11-2.
293
La « partie » associée aux GPS est une idée qui a émergé chez de nombreux
répondants également. Cette association retranscrit l’idée que la « partie GPS » est
généralement réservée à un secteur spécifique du staff, et plus précisément le secteur de la
préparation physique : « C’est peut-être parce que la partie GPS (…) est assez récente dans le
club » et « Sur la partie GPS, les préparateurs physiques ont reçu une formation » R7-1. Par
ailleurs, lorsque l’on aborde le thème de la technologie, l’outil GPS est un de ceux qui
arrivent en haut de la liste. De par son arrivée relativement récente et son utilisation
souvent perçue comme étant réservée à des « experts », l’outil GPS a tendance à attirer plus
l’attention comparé aux autres outils disponibles.
L’outil GPS semble par ailleurs être davantage utilisé lors des entraînements que lors
des matchs, notamment dans le cadre de la quantification et de l’adaptation de la charge de
travail : « Aujourd’hui on est capable de dire, sur une séance de rugby à un moment donné,
que les objectifs en termes d’énergétique sont atteints et donc que la charge de travail
physique est réalisée. L’entraîneur doit donc moduler son entraînement de telle sorte que les
joueurs réalisent un nombre donné d’accélération ou de courses » R12-1.
150
Cette partie nécessite une précision quant à la nuance existante entre le termes « donnée » et le terme
« information ». La donnée est obtenue grâce à des outils de mesure, elle ne permet aucunement d’aboutir à une
quelconque prise de décision. Une information, elle, s’appuie généralement sur un ensemble de données ayant
294
répondant qui mélange les deux termes : “Nous avons obtenu un tel flux d’informations que
nous nous sommes littéralement noyés dedans ! » R3-2. Il voulait bien évidemment parler de
données brutes nécessitant un traitement et une interprétation avant de pouvoir être
considérées comme une information.
Comme nous le voyons ici, les « informations » ou « données », portent pour la quasi-
majorité sur le joueur pris individuellement, qu’elles soient d’ordre physique ou davantage
portées sur le jeu. Ces données sont au centre du processus d’amélioration de la perception
de ce qui se passe objectivement sur le terrain et lors du déroulement de la semaine.
traversées un processus de traitement et d’interprétation. L’information est susceptible de fournir les éléments
pertinents à une prise de décision sur la nature des actions à mener.
295
« L’accès » à ces informations constitue une variable importante. Elle soulève
notamment la question de savoir si les joueurs ont accès aux données, sous quelle forme et
surtout dans quel but. De manière générale, l’émergence d’un flux de données continu,
rendu possible par l’utilisation d’outils technologiques connectés, a donné lieu à la mise en
place d’une « gestion » de ces données orientée dans la direction d’une utilisation simple et
fonctionnelle par l’organisation : « Il faut simplifier au maximum l’accès a information. Il faut
tenter par-dessus tout de la rendre visuelle et graphique » R20-1.
Le type de données le plus mis en avant par les répondants est celui lié à l’utilisation
de l’outil « vidéo », il s’agit aussi d’un des outils ayant été utilisé les premiers par les
entraîneurs et les staffs. Depuis maintenant 5 ans, l’outil « GPS » a fait son apparition et
vient occuper une place très importante dans le domaine de la récolte des données relatives
à l’équipe : « Je ne sais pas si c’est une évolution ou une révolution mais en tout cas c’est
quand même beaucoup plus de données à traiter, à analyser. Dans le quotidien, tout a
changé ! Je suis passe de 80 % de vidéo et 20 % de données à 50 % de vidéo et 50% de
données (statistiques et GPS) » R7-1. Cette récolte de données relatives aux joueurs et à
l’équipe a grandement fait avancer l’analyse des « matchs » et est, de plus en plus portée,
sur le suivi lors des entraînements.
296
4. Le rapport au temps et à l’espace des acteurs
Une des orientations de notre guide d’entretien portait sur la conception propre des
répondants quant au concept de performance, que ce soit celle du joueur, de l’équipe ou
plus largement celle du club. Il en est ressorti que cette conception était liée à l’espace-
temps et aux capacités de projection des répondants. L’objectif de cette partie est de mettre
en lumière le fait qu’il existe une conception particulière liée au temps et associée au poste
occupé par le répondant.
297
Préparateur physique 1 4 2 7
Même si le nombre total d’individu sur lequel repose notre étude ne permet pas de
mener un travail d’analyse quantitative complet, par manque de significativité, ce tableau
permet tout de même de souligner certaines tendances intéressantes entre les variables.
Ce qui ressort ici c’est qu’il existe une différenciation entre les postes qui porte sur la
capacité de projection des individus et sur ce qu’ils privilégient dans le domaine de la
recherche de performance. La capacité de projection la plus répandue chez les répondants
est celle du moyen-long terme.
On remarquera que les managers semblent être ceux qui ont le plus de mal à se
projeter dans le temps, cela étant peut-être dû à une position qui est souvent la plus remise
en question lors de résultats négatifs (par opposition aux postes d’analyste ou de
préparateur physique, plus protégés).
298
L’idée que le niveau de performance de l’équipe découle d’une approche davantage
basée sur « l’humain », par opposition à une approche plus conceptualisée de spécialisation
et de stratégie, est aussi très répandue. Le risque avec une telle conception réside justement
dans le fait qu’elle induit l’idée de quelque chose de flou qui permet à terme aux répondants
de ne pas expliciter clairement les méthodes adoptées. Une nouvelle fois, il semblerait que
ce flou soit caractéristique d’un discours associé à la performance que l’on pourrait
rapprocher de celui de la symbiose ou de l’alchimie et totalement opposé à une approche
plus pragmatique de la recherche de performance sportive.
299
La perception est au centre du processus de suivi et d’accompagnement de l’équipe.
Elle concerne le joueur d’abord comme le résume bien le répondant R8-2 : « La vision
prépare l’action (et pourtant certains joueurs ont une vision de grand-père) ». Le joueur doit,
dès qu’il se retrouve sur une phase d’action, pouvoir percevoir au mieux ce qui l’entoure. En
développant une meilleure capacité à prendre conscience de son environnement à chaque
instant d’une rencontre, le joueur est capable de mieux s’adapter aux situations en prenant
de meilleures décisions et en orientant son action, que ce soit par rapport à l’adversaire ou
par rapport à ses coéquipiers. C’est la raison pour laquelle un travail qui vise au
« développement » des capacités de perception, notamment la vision avec des outils tels que
le Neurotracker, est mis en place. La « demande » portant sur la vision est centrale dans la
capacité que va avoir le joueur d’anticiper et ainsi de mieux jouer. A ce sujet, (Martin, 2017)
déclare que « La vidéo est un outil d’apprentissage incontournable (pour le rugby) et elle
construit d’une certaine manière l’œil du joueur. Il apprend à se regarder, à s’auto-évaluer, à
décortiquer des manières dissemblables de jouer ».
La vision concerne également les entraîneurs qui eux ont besoin de mieux voir, ou de
voir plus « clair », ce que réalisent les joueurs. La perception en temps réel sera toujours
limitée par le fait que l’homme ne peut se concentrer sur 30 individus en mouvement
simultané dans un espace donné. C’est la raison pour laquelle l’outil « vidéo » a rapidement
fait son apparition dans le rugby professionnalisé, les entraîneurs ont enfin pu voir, revoir,
décortiquer minutieusement les actions réalisées par les joueurs.
300
L’icône associé au thème « but », qui regroupe tout ce qui concerne les objectifs
d’utilisation, permet aux répondants de souligner que la finalité recherchée par une
amélioration de la perception, passant souvent par l’utilisation des technologies, est de
mieux s’adapter à l’évolution de l’environnement et donc de mieux percevoir
l’environnement « rugby » : « Aujourd’hui on essaye de tout quantifier, on essaye de tout
mesurer et même de réfléchir à pas mal de choses telles que la vision de la performance d’un
joueur ou de la performance collective. On parvient de mieux en mieux à la quantifier
puisqu’on est forcément plus objectif sur analyse » R20-1.
Un des termes régulièrement mis en avant porte sur la « vision du rugby ». Ce qui est
intéressant ici c’est que cette vision qui est souvent « propre » à chacun des acteurs permet
à tous de laisser une part d’inexplicable, ou d’informel, dans leur conception. Finalement
cette conception ne peut pas objectivement être remise en question dans la mesure où elle
repose sur un socle d’idées implicites. Dans ce cadre, l’idée de perception du caractère
« collectif » est très intéressante. De par la complexité du phénomène étudié, il persiste un
nombre important de conceptions différentes propres à chacun. S’opposent alors bien
souvent différentes perceptions de la « performance » et de ce vers quoi doit tendre le
« club ».
301
4.2 Le temps, projection et priorité des répondants : une
situation d’urgence et un sentiment partagé de retard
Le phénomène d’urgence mis en avant par les répondants est causé par
l’enchainement, ou la répétition, des matchs semaines après semaines : « Il n y a pas
vraiment de réflexion, tu as tendance à être complètement pris dans cet engrenage, avec les
matchs qui arrivent semaines après semaines. Il faut fixer des objectifs, il faut leur [les
joueurs] donner les moyens de s’améliorer » R8-2. Dans ce climat, il semble que la majorité
des répondants ait du mal à se projeter à plus long terme : « La répétition des matchs
semaines après semaines nous met dans une situation d’urgence perpétuelle » R4-3 ou
encore « Avec un match tous les week-ends nous sommes quand même relativement dans
une situation d’urgence » R2-1.
302
Cette urgence semble par ailleurs s’étaler tout au long de la saison de manière
relativement homogène à l’exception peut-être de la phase de préparation lors de laquelle
le championnat n’a pas encore commencé. Les répondants ont, à de nombreuses reprises,
utilisé des marqueurs de temps tels que « à un moment » et « à cet instant » dans le but de
contraster avec le rythme effréné dans lequel la saison se déroule. Ils semblent vouloir
marquer un temps d’arrêt pour faire un point sur l’utilisation, et notamment sur la question
de l’intégration d’outils connectés à leur fonctionnement. Il semblerait ainsi nécessaire de
pouvoir disposer de temps si l’on souhaite intégrer de nouveaux outils au processus de
gestion de la performance sportive par les entraîneurs. Ce temps supplémentaire est
nécessaire puisque l’intégration de nouveaux outils nécessite de passer par une phase
d’apprentissage de l’outil.
L’icône « genre » fait référence aux différents « genres » d’outils, aux « genres » de
données et aux « genres » de méthodes qui sont utilisées tout au long du déroulement ou
du « temps » de la saison au sein du « club ». En se penchant encore davantage sur les
réponses fournies par les répondants il semble clair que cette situation d’urgence constitue
un frein considérable à l’intégration de nouvelles méthodes de suivi et d’analyse de ce que
produit le joueur au quotidien : « Le court-terme est un gros frein à la mise en commun des
méthodes et des connaissances » R8-3 ou encore « La situation d’urgence des clubs, avec un
besoin de résultats permanent constitue un vrai frein à l’utilisation de nouveaux outils » R4-3.
303
Beaucoup ont formulé l’idée que le rugby en France était en retard dans le domaine
du suivi de la performance qui s’appuie sur l’utilisation des technologies et des données :
« Ce retard [ie. comparé aux autres nations du rugby] est une vraie réalité » R20-1.
Généralement la solution mise en avant consiste à justement parvenir à se défaire de ce
sentiment d’urgence qui oblige les acteurs à ne faire que ce qui « rapporte » à court terme :
« Un bon club c’est celui qui est susceptible de se donner les moyens de construire un projet à
moyen, voir long terme, en ayant la main mise sur les différentes variables, et cela malgré le
besoin de résultat toutes les semaines » R11-2. Nous reviendrons sur l’idée qu’il puisse
exister un retard dans l’utilisation des outils technologiques et ce que cela entraîne sur le
processus d’appropriation.
Ainsi, même si la capacité de projection dans le futur des acteurs (dans leur espace-
temps propre) semble avoir été centrale, il n’en faut pas moins oublier que le temps, lié à
l’instant, est également très présent. Cette confrontation quotidienne entre le besoin de
temps et l’urgence de l’instant, dans un environnement dans lequel chacun des acteurs
aimerait disposer de toujours plus de temps, constitue un élément incontournable du champ
étudié : « Nous sommes dans une situation d’urgence parce que nous sommes obligés de
l’être. On a systématiquement une semaine pour préparer un match, et pas deux, ni trois. Le
championnat fait qu’en une semaine tu dois avoir le temps de faire la récupération, le temps
de faire des entraînements collectifs, le temps de faire des soins pour les blessés » R11-1.
304
5. Les hypothèses à l’épreuve du discours
Nous avons d’ores et déjà constaté que les processus de fonctionnement interne
sont susceptibles de varier grandement d’une organisation à l’autre, notamment lorsque
l’on adopte une approche différenciée poste par poste. Ce sont ces processus de
fonctionnement, et plus précisément ceux liés à l’adoption et à l’appropriation des
technologies, qui nous intéressent.
Nous avons dans les parties qui précèdent mis le concept de performance au centre
du processus d’accompagnement des joueurs. L’intérêt maintenant est de rattacher ce
concept au cœur de notre analyse, c’est-à-dire les processus d’arrivée des technologies dans
les clubs au travers des trois courants théoriques que sont l’isomorphique lié au champ
institutionnel, la contingence et la domestication technologique.
305
5.1 Théorie néo-institutionnelle, une quête de légitimité qui
induit un phénomène d’isomorphisme
306
respecter (juridiques, statutaires ou financières) afin d’obtenir le droit de participer au
championnat. Ces règles ont depuis des années structuré le champ étudié en faisant évoluer
à la fois le jeu et tout ce qui régit l’environnement.
Avec l’arrivée de l’outil GPS, au début des années 2010, de nombreuses interdictions
ont eu lieu quant à l’utilisation de tels outils en phase de compétition officielle (Eurosport,
2011), les clubs mettant en avant le caractère dangereux de tels boitiers qui étaient
jusqu’alors assez volumineux. Les constructeurs parvenant finalement à diminuer la taille de
ces boitiers, World Rugby, instance dirigeante suprême du rugby à XV, a finalement
prononcé l’autorisation totale permettant d’utiliser de tels outils, que ce soit en compétition
ou à l’entraînement. Il n’existe donc aujourd’hui aucune interdiction, découlant des
institutions, quant à l’utilisation d’outils d’ordre technologique dans le champ que nous
étudions.
La question que l’on se pose en revanche concerne davantage le fait que certaines
règlementations obligent ou sensibilisent à l’utilisation de tels outils. Est-ce le cas
aujourd’hui ? Oui, mais pas en France. En effet, les clubs évoluant dans le championnat
professionnel de rugby français ne sont en aucun cas ne serait-ce que sensibilisés à
l’utilisation d’outils d’ordre technologique. Comme en témoignent le tableau en Annexe 3,
les deux seuls répondants ayant fait état de mesures coercitives portant sur l’utilisation des
technologies sont ceux prenant part à d’autres championnats que celui du TOP14, c’est-à-
dire les répondants R5-3 et R16-1. Ces répondants en lien avec la fédération galloise de
rugby, Welsh Rugby Union, décrivent un fonctionnement qui permet à la fédération
d’obtenir des données sur chacun des joueurs rattachés à l’équipe nationale et présents
dans les clubs. La fédération a, en effet, fourni du matériel de monitoring GPS à chacun des
clubs évoluant au sein du championnat Guinness PRO12151, en contrepartie de quoi les clubs
sont obligés de procéder à ce suivi monitoré. Cela permet ainsi aux instances fédérales
d’obliger les clubs à utiliser ces outils dans le but d’obtenir un suivi des joueurs
internationaux sur toute la durée de la saison : « Toutes les informations générées par ces
151
Le Guinness Pro12 est une compétition de rugby à XV réunissant, depuis la saison 2010-2011, des
sélections de provinces galloises, irlandaises, italiennes et écossaises. Il s’agit du meilleur niveau dans
lequel évoluent les 4 clubs/provinces galloises.
307
GPS sont utilisées par les clubs mais sont également utilisées par l’équipe nationale. Nous
savons ce que font, en détails, les 30 meilleurs joueurs gallois et cela quasiment en temps
réel » R5-3.
308
mais aussi et surtout, de tous les membres constituant les staffs sportifs : directeur sportif,
manager, entraîneur, analyste et préparateur physique.
(Nous avons dans ce tableau pris soin d’enlever tous les acteurs n’intervenant pas directement dans les
structures de clubs français, c’est-à-dire les étrangers, les retraités et les personnes extérieures)
Il est très intéressant, ici, de constater que les postes d’entraîneurs et d’analystes
disposent d’un nombre moyen d’années d’étude en dessous de celui des postes de
directeurs sportifs et surtout des managers. Cette constatation retranscrit plusieurs choses.
152
Le nombre d’individus dans l’échantillon ne nous permet pas d’appliquer des méthodes d’analyses
quantitatives de manière adéquate. Dans ce cadre, nous rappelons que ces tableaux nous permettent
avant tout de définir des tendances alimentant la reflexion ou de conforter certaines observations que
nous avons pu réaliser sur le terrain.
309
aujourd’hui très difficile de se confronter à des gens compétents ». Bien entendu, à terme,
cela aboutit à « des outils très performants sous utilisés par manque de compétence » R8-3.
Ensuite, les entraîneurs, eux, ne dispose pas non plus d’un grand nombre d’années
d’étude mais ont, pour la majorité, suivi des formations dédiées au poste qu’ils occupent
actuellement. Il s’agit là d’une conséquence du fait qu’auparavant une majorité d’entre eux
ont évolué en tant que joueur professionnel de rugby. Ce détail est susceptible de les avoir
empêcher de suivre des études hors rugby sans pour autant les empêcher de se lancer dans
des formations destinées à occuper le poste d’entraîneur.
Les directeurs sportifs et managers semblent présenter une meilleure moyenne en termes
de nombre d’année d’étude. Cela découle directement de l’obligation, lorsque l’on occupe
ces postes avec davantage de responsabilité, de devoir passer des diplômes tels que les
brevets d’états spécialisés, les diplômes d’entraîneurs sportifs et les diplômes de droit et
d’économie du sport.
153
Entraîneurs, managers et directeurs sportifs.
154
Analyste et préparateurs physique majoritairement.
310
Notons que toutes les formations qu’ont pu réaliser les répondants n’intègrent, pour
le moment, aucun module de sensibilisation à l’utilisation des outils technologiques, à
l’exception, peut-être, de l’outil vidéo qui depuis maintenant une dizaine d’années a
totalement intégré le fonctionnement des staffs sportifs. Cela signifie que tout ce qui est de
l’ordre de la « donnée » n’a pour le moment fait son apparition que par le biais d’organismes
commerciaux désirants vendre des solutions « clés en main » aux staffs et par le biais de ce
qui se fait dans les autres clubs et les autres pays, autrement dit par mimétisme. Un des
répondants traduit bien ce sentiment d’incompréhension et de méfiance à l’égard de
l’arrivée de ces nouveaux outils, « Tu ne te fies qu’à ce que tu as connu en tant que joueur de
rugby » R11-1.
L’autre aspect de l’isomorphisme normatif sur lequel nous allons nous appuyer est
celui qui souligne le phénomène de diffusion des modes de fonctionnement à travers la
mobilité des acteurs ou la présence d’organisations professionnelles. Les entraîneurs et
managers sont aujourd’hui amenés à connaître plusieurs clubs au cours de leur carrière.
Dans ce cadre, les acteurs, sans considération pour la structure au sein de laquelle il se
trouvent, ont tendance à reproduire les mêmes modes de fonctionnement d’un club à
l’autre et cela peut bien évidemment concerner l’utilisation des technologies.
Le tableau ci-dessus nous renseigne sur le fait qu’il existe souvent une importante
différence en termes de mobilité en fonction des postes occupés. Les managers et les
entraîneurs semblent avoir connu plus de clubs que les postes d’analystes et de
préparateurs physique. Cela entraînerait l’idée que les managers et les entraîneurs ont
davantage la possibilité de transmettre des méthodes d’analyses au sein des différents clubs
311
que les postes d’analystes et de préparateur physique : « L’arrivée de plus en plus de staff
d’étrangers nous permet de nous imprégner de leur savoir-faire » R6-2. Les managers et les
entraîneurs sont ainsi susceptibles de constituer un meilleur vecteur inter-clubs de
transmission de méthodes de management basées sur l’utilisation des outils technologiques
et des données.
Nous traiterons de l’arrivée de ces nouveaux postes dans la partie dédiée au besoin
nouveau de spécialisation dans les staffs. Néanmoins il est intéressant de constater que
lorsque l’on parle de l’utilisation des données issues des outils technologiques disponibles, il
n’existe pas de formations dédiées. Ce point constitue un détail important compte tenu de la
frilosité que manifestent les staffs sportifs lorsqu’il est question de faire appel à des
compétences « non sportives », telles que celles dédiées purement à l’analyse de données.
Au cours de nos échanges avec les répondants la réponse suivante : « C’est l’expérience du
manager, l’œil de l’expert, qui est le plus important » R5-2, nous a, à de nombreuses
reprises, été mise en avant pour justifier le refus de faire appel à des méthodes d’analyses
plus sophistiquées.
312
Les théories néo-institutionnelles soulignent que les individus sont
systématiquement à la recherche d’une légitimité dans un environnement donné. Dans le
cadre de notre analyse, cet environnement est profondément ancré dans une forme
d’incertitude avec un besoin de résultat qui s’avère vital. Cette recherche, aussi acharnée
soit-elle, est souvent plus importante que la quête même d’efficacité. Dans ce cadre, copier
les dominants, c’est-à-dire ceux étant perçus comme ayant été performants par le passé,
semble être le moyen le plus direct à l’atteinte de cette légitimité. Un des fournisseurs
d’outils résume assez clairement la situation : « Maintenant pour un grand club, c’est un peu
la honte de ne rien avoir. Les clubs ont donc parfois tendance à simplement faire comme les
autres » R19-1 ou « En France (…) on est très fermé, on copie tout » R8-2.
Le phénomène d’isomorphisme mimétique est ici bien présent mais il se réalise bien
souvent de manière indirecte. En effet, les clubs n’échangent finalement que très peu sur les
outils qu’ils utilisent et les méthodes employées : « Nous au rugby, on travaille tous dans
notre coin » R9-2. Le fait que l’on soit dans un environnement de compétition directe a un
impact important sur le fait que chacune des entités ne souhaite pas dévoiler la façon dont
elle travaille. Il fut très étonnant de voir que, du fait de notre position extérieure, aucun des
clubs n’a souhaité partager en détails ses méthodes alors que finalement les méthodes sont
bien souvent les mêmes d’un club à l’autre. Cette représentation de l’autre qui constitue
une menace est très répandue au sein des acteurs des clubs : « Les autres clubs sont des
concurrents, je ne vais pas leur expliquer comment je travaille » R3-3. Malgré cette absence
d’échange direct entre les clubs, le mimétisme peut s’appuyer sur la mobilité des membres
des staffs technique des clubs, on parle ainsi de mimétisme indirect.
Ce phénomène de mimétisme lève tout de même un problème qui paraît central qui
est que, même si les organisations des staffs semblent à peu près semblables, les hommes
qui les composent ne partagent pas tous la même vision de ce que doit produire
l’encadrement sportif. Le répondant R11-1 résume très bien cette idée : « Il est aberrant de
vouloir dupliquer un modèle sans prendre en compte le contexte, les hommes et l’équipe » ou
encore « Le problème de la mode c’est que tout n’est pas adapté à chacun d’entre nous » R8-
2. Objectivement, mises à part une ou deux exceptions qui ont pris le parti de se positionner
en leader, tous les clubs utilisent plus ou moins les mêmes outils : « A peu de choses près
313
tous les clubs ont les mêmes outils, ce qui compte c’est ce que tu en fais » R11-3. C’est ainsi
que même si les clubs ont tendance à intégrer des outils qui sont les mêmes, les moyens mis
en œuvre pour traiter les données qui en découlent, et surtout l’intégration aux schémas de
prises de décisions finales diffèrent grandement d’un club à l’autre. (Béguin, 2010) résume
bien ce principe lié à l’appropriation en déclarant que : « Sans invention, il n’y a pas d’outils ;
mais sans réinvention, il n’y a pas d’usage ».
A ce sujet, nous avons rencontré, au cours d’une conférence organisée en France par
l’un des fournisseurs australiens de GPS, un des préparateurs physiques d’une des équipes
évoluant dans le Top 14. En discutant, il nous avoue qu’il se trouve dans une situation
relativement délicate. Le club dans lequel il évolue a décidé d’investir dans le but d’équiper
l’ensemble des joueurs en GPS et a demandé à son préparateur physique de se consacrer à
l’analyse des données obtenues. Plus d’une année et demi s’est écoulée depuis que le club
est équipé, et le préparateur physique en question peine toujours à traiter et à interpréter
les données. Ce genre d’aberration ne constitue pas un cas isolé comme en témoigne le
répondant R7-1 : « Ne sachant pas comment utiliser l’outil, cela nous apporte parfois plus
d’inconvénients que d’avantages ».
Un phénomène qui est très présent dans le paysage du rugby français, et plus
généralement dans le domaine de l’innovation, est celui du ruissellement technologique
d’une pratique à une autre, voire d’un pays à l’autre. Pour aborder, et surtout bien
comprendre ce phénomène, nous devons préciser à nouveau le cadre dans lequel s’est
développé le rugby à XV en France. Lors du passage au professionnalisme, le rugby à XV
anglais, australien ou encore néo-zélandais se sont très simplement intéressés aux méthodes
d’entraînement déjà mises en place dans le suivi sportif du rugby à XIII. Rappelons que la
pratique du rugby à XIII est depuis le début du XXème siècle fermement ancrée dans une
approche professionnelle, axée sur la performance et tous les moyens d’y parvenir. En
France, comme nous l’avons également mentionné dans le premier chapitre, la pratique du
rugby à XIII fut interdite par le régime de Vichy155. Jusqu’à aujourd’hui, ce sport très similaire
au rugby à XV n’a pu se développer comme cela a pu être le cas dans les pays anglo-saxons
155
Voir page 72.
314
mentionnés. La conséquence d’un rugby à XIII peu développé par opposition aux autres
nations majeures du rugby à XV, qui elles cohabitent avec le jeu à XIII, va faire que lors du
passage au professionnalisme, le rugby à XV français n’aura aucun repère quant à ce que
représente la démarche d’optimisation de la pratique. Le rugby à XIII, puisqu’il est
professionnel depuis le début du XIXe siècle, n’a eu de cesse de vouloir répondre à la
question suivante : « Comment mieux jouer ? ».
C’est ainsi que les clubs britanniques de rugby à XV, ainsi que ceux de l’hémisphère
sud, ont pu adopter les méthodes disponibles et déjà mises en place au sein des structure de
rugby à XIII. La France, elle, dans laquelle le rugby à XIII ne connaît un renouveau que depuis
peu156, se trouve être un peu démunie alors même que les autres grandes nations ont les
moyens de s’inspirer de ce qui se fait déjà dans « l’autre » rugby en avance sur un bon
nombre de points. Cette particularité française ne sera pas sans conséquence dans le
processus d’appropriation de la technologie dans les structures de rugby professionnel en
France comme nous le précise le répondant R6-2 « Certains clubs australiens de rugby à XIII
ont par exemple quasiment 10 ans d’avance comparé à l’utilisation que l’on fait des GPS en
France ». Il est ainsi plus facile pour les clubs professionnels australiens de rugby à XV de
partager avec ces structures en avance que les clubs français qui peinent ne serait-ce qu’à
mettre leurs méthodes en communs.
156
Le rugby à XIII ayant pu retrouver sa dénomination originale en 1993, anciennement appelé « jeu à
XIII », regroupe aujourd’hui 45000 pratiquants en France. Ce chiffre est bien loin des 800000 pratiquants
dans le Monde majoritairement répartis entre l’Angleterre, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
315
structure qui a financé le projet. C’est la raison pour laquelle les clubs aujourd’hui préfèrent
bien souvent adopter des technologies ayant fait déjà leurs preuves, et souvent disponibles
à des coûts moindres, que de développer leur propres solutions en interne.
Finalement, l’idée que l’on puisse être en retard quant aux outils et aux méthodes de
suivi sportif revient de manière récurrente. Il semblerait, dans le discours utilisé par les
répondants, que certains d’entre eux ont la volonté marquée de « ne pas manquer le
train » : « Je crois que l’on essaie surtout de ne pas prendre de retard par rapport à
l’utilisation des outils et des données » R2-3. Cette idée, reprise de nombreuses fois par les
répondants, a d’ailleurs été mise en avant au sujet du mimétisme par (De Vaujany, 2009).
Dans la même direction, un des problèmes liés au phénomène de mimétisme est également
clairement pointé du doigt : « Le problème lorsque tu copies, c’est que tu es
systématiquement en retard » - « Tu penses avoir rattrapé ton retard, mais finalement le
temps que cela t’a pris, tu as repris de nouveau du retard » R8-2 ou encore « Je pense qu’on
a pas mal d’années de retard, puisque souvent on ne fait que copier ce qui est fait dans ces
pays de l’hémisphère sud » R6-2. Les répondants ont, sans le savoir, fait référence à la
théorie de la diffusion qui permet de distinguer différentes catégories au sein de ceux qui
adoptent ou s’approprient les outils, parmi eux nous retrouvons : les innovateurs, les
adopteurs précoces, la majorité précoce, la majorité tardive ou les retardataires. Par ailleurs,
Rogers a suggéré que le coût occupe une part importante dans la vitesse de diffusion de
l’innovation (De Vaujany, 2009).
Ainsi, ce processus de mimétisme qui s’effectue d’un club à l’autre, ou d’un pays à
l’autre, semble être un des facteurs important orientant les acteurs au sein des clubs
français à adopter de nouveaux outils et à se pencher davantage sur l’utilisation que l’on
peut faire des données qui découlent de leur utilisation. Ce processus de mimétisme a un
impact fort sur le processus d’adoption mais modéré sur celui de l’appropriation finale. Il est
important de souligner le fait que ce processus mimétique a tendance à mettre les clubs en
position de suiveur plus que dans une position de leader.
316
5.2 L’argument du contexte local : une organisation qui
s’adapte à son environnement
A de nombreuses reprises, les répondants auxquels nous avons eu à faire ont insisté
sur le besoin d’adaptation de leur structure, de leur fonctionnement ou encore des valeurs
partagées en fonction de l’environnement dans lequel se trouve le club auquel ils
appartiennent : « La première chose qui importe, lorsque tu veux faire fonctionner un club,
c’est le contexte dans lequel il se trouve, le contexte géographique ou encore l’identité
historique » R11-1. On peut aller plus loin de ce sens en disant que le club s’adapte avant
tout à la forme du championnat auquel il participe et cette forme nécessite, compte tenu de
l’environnement propre du club, d’obtenir les résultats les plus élevés.
L’idée même qu’il puisse exister une forme organisationnelle unique assurant la
performance du club a été mise de côté par l’ensemble des répondants. En approfondissant,
beaucoup ont émis l’idée que l’évolution du champ dans lequel se trouvent les clubs de
rugby professionnel les ont amenés à développer des besoins en spécialisation toujours plus
important. En parallèle, la démarche de spécialisation, s’appuyant notamment sur un
accroissement du nombre d’acteurs entourant l’équipe, a créer de nouveaux besoins en
termes d’intégration. Nous verrons dans la partie qui suit que la théorie de la contingence
trouve un réel écho dans le discours des répondants que l’on a pu interroger.
Quoiqu’il en soit, l’obtention de bons résultats sportifs constitue le seul élément qui
déterminera la position du club au sein de ce classement. Du fait de ce besoin vital de
317
résultats sportifs, la professionnalisation, à travers toutes les métamorphoses qu’elle a
entraînées, a amené les effectifs de membres de l’encadrement à s’étoffer. En d’autres
mots, la professionnalisation de la pratique a entrainé un phénomène de différenciation
fonctionnelles des tâches au sein des encadrements sportifs. Ce besoin de différenciation a
directement impacté un autre phénomène : la spécialisation des métiers.
La constatation que font la majorité des répondants porte sur le fait que l’on soit
passé en peu de temps à des équipes disposant simplement de deux entraîneurs, un pour les
avants et un pour les arrières, à une multitude d’entraîneurs disposant chacun d’une
spécialité. Jusqu’aux débuts des années 2000, il était courant de n’avoir que deux
entraîneurs pour une équipe avec de manière ponctuelle un soigneur, certains étant
médecins et d’autres kinésithérapeutes. L’idée qu’il puisse y avoir un secteur dédié à
l’analyse de la vidéo, ou de la performance, n’était bien évidemment pas envisageable à
cette époque, au même titre que le secteur dédié à la préparation physique. Chacun des
membres de l’encadrement assumait ainsi plusieurs rôles faisant appel à des compétences
diverses (touches, mêlée, zone de combat, technique individuelle, préparation physique, … ).
318
Dans la même direction, l’arrivée d’outils technologiques sophistiqués a entraîné
l’émergence de nouveaux besoins de compétences dans les staffs, qu’ils soient purement
analytiques ou d’ordre logistique : « L’objectif c’est que l’année prochaine on ait une
personne spécialisée dans l’utilisation de ces outils, pour pouvoir exploiter au mieux ces outils
de travail qui pour moi vont devenir de plus en plus incontournables, à la condition qu’ils
soient bien utilisés » R14-1. Le domaine de la préparation physique a connu, par exemple, un
renouvellement complet de son approche. Beaucoup des répondants mesurent l’effet positif
que cela a pu avoir sur les joueurs et sur le niveau général de l’équipe : « Le monitoring nous
permet de tirer le meilleur des individus » R3-1, « Je pense que la technologie est primordiale
dans l’évaluation de la performance du joueur et dans l’individualisation du suivi » R10-2 ou
encore « L’utilisation des technologies nous a permis de devenir de meilleurs joueurs car
mieux préparés à l’effort que nécessite un match de rugby » R5-3.
Seulement, il ne faut pas négliger une nouvelle fois l’effet qu’a eu l’arrivée de ces
technologies : « L’arrivée des nouveaux outils a entraîné un besoin de spécialisation » R9-3,
c’est ainsi que l’on a vu émerger un nombre important de nouveaux postes dédiés
spécialement à la récolte, au traitement et à l’interprétation des données issues du
processus de monitoring : « Le fait d’être plus nombreux sur l’analyse de ces données, et
donc d’avoir une somme de compétence, permet d’aller plus en profondeur car dans le rugby
il y a beaucoup de choses à analyser, les phases de renvoi, les phases collectives et les phases
individuelles » R8-3.
319
La conséquence de ces besoins nouveaux en spécialisation a été de multiplier le
nombre d’acteurs évoluant autour de l’équipe dans le but de gagner en précision et en
individualisation dans chacun des domaines susceptibles d’accroitre le niveau de
performance globale de l’équipe, et du club. Ces staffs qui ont vu leurs effectifs s’accroitre
sont également confronté à de nouvelles problématiques. Alors que les échanges et la
communication étaient facilement réalisés en direct entre les acteurs, il est maintenant
nécessaire de pouvoir faire circuler une information de manière homogène au sein des
différents membres du staffs. Cette problématique nouvelle entraîne de nouveaux besoins
d’intégration : « Ce qui est dur, c’est que plus tu es nombreux, plus tu as besoin
d’organisation. Cela signifie que les plannings doivent être à jour et précis. Il faut que ce soit
carré et que chacun respecte son rôle » R8-2. Les outils technologiques, notamment ceux
dédiés à la communication interne, sont précisément arrivés dans le champ afin de remplir
ce besoin nouveau d’intégration comme nous allons le voir dans la partie qui suit.
Un autre problème soulevé par des staffs de plus en plus étoffés repose sur un
besoin important de collaboration entre les différents pôles alors même que les intérêts et
les responsabilités peuvent s’opposer : « On a dû faire face à une situation qui arrive souvent
dans les clubs, il s’avère que les préparateurs physiques et les médecins ne peuvent pas
se « piffrer ». Logiquement ils devraient avoir un intérêt mutuel à travailler ensemble,
notamment dans l’intérêt du joueur, mais ils ne le font pas. Il y a un vrai problème de
relations. Les kinésithérapeutes et les préparateurs physiques ont tendance à se mettre
constamment sur la gueule » R19-1. En effet, un préparateur physique a parfois tendance à
orienter le joueur vers un travail susceptible de disposer des meilleures aptitudes physiques
en vue de la compétition tandis que les membres du corps médical ont eu tendance à penser
320
davantage à l’intégrité physique du joueur et ainsi à tendre à réduire les charges de travail
auxquelles le joueur est soumis. Les relations entre les préparateurs physiques et le corps
médical ont été à de nombreuses reprises montrées du doigt par les répondants lorsque l’on
a abordé la question des potentiels conflits au sein des organisations : « Il y a une
communication qui doit être très étroite entre le médical et la préparation physique et vice
versa, il faut que chacun soit à l’écoute des informations mises à sa disposition » R5-2. Ce
genre d’opposition entre les différents pôles dédiés à l’accompagnement n’est qu’un
exemple de ce qu’a entraîné la spécialisation au sein des staffs des clubs de rugby de l’élite.
C’est dans ce cadre qu’un nouveau type d’outils ont fait leur apparition. Depuis
maintenant deux ou trois ans, des outils de communication interne, bien souvent des
logiciels ou des applications, sont intégrés au sein des clubs de l’élite en France. Ils
répondent à des besoins formulés par les managers ayant le souci de gagner en efficacité
dans les échanges entre les membres du staff mais aussi entre les joueurs : « Je suis
actuellement à la recherche d’un outil de communication plus qu’un outil d’analyse. Il me
faut aujourd’hui un vrai logiciel de communication, afin de rendre encore plus clair le rôle de
chacun dans organisation. Cela concerne autant le sportif, que l’extra-sportif. […] Aujourd’hui
nous sommes à peu près une cinquantaine de personnes, staffs et joueurs, et il est essentiel
que l’on ait tous la même information, que ce soit pour un planning, que ce soit pour un lieu
de rendez-vous, etc. C’est vrai qu’un texto ou un mail ce n’est pas compliqué. Mais je pense
que l’informatique doit nous permettre de faire encore mieux que ça, notamment en termes
de centralisation et de diffusion des données » R4-1.
Le passage qui précède ne laisse aucun doute quant à l’utilité que peuvent avoir les
logiciels de communication interne au sein des clubs, notamment lorsqu’il s’agit de résoudre
des problèmes qui découlent du phénomène croissant de spécialisation. Néanmoins,
l’utilisation de telles solutions n’est pas encore totalement généralisée. Certains refusent de
321
faire entrer ce genre d’outils dans leurs organisations et préfèrent garder une approche
davantage basée sur les interactions directes : « Il faut que les gens se rencontrent, qu’ils
puissent discuter, qu’ils puissent partager » R9-1.
L’appropriation d’outils nouveaux repose donc sur une sensibilité propre à chacun
des individus. Cette idée nous permet de faire le lien avec la partie qui va suivre.
L’objectif de cette partie est dorénavant d’axer notre réflexion sur une approche
davantage basée sur l’acteur, qu’il soit membre du staff ou joueur, et ses caractéristiques.
Nous pensons que ces variables davantage individuelles ont un impact fort sur le
déroulement du phénomène d’appropriation final.
Cette approche nous permet par ailleurs d’élargir notre étude à l’analyse du rapport
qu’entretiennent les joueurs avec les technologies, sujet qui jusqu’à maintenant a été laissé
de côté. On introduira, ici, un caractère davantage social auquel est lié le processus
d’appropriation des technologies.
Le modèle UTAUT, qui constitue une amélioration du modèle TAM, s’appuie sur
l’idée que le niveau d’utilité perçue par l’individu ainsi que la facilité d’utilisation sont les
322
deux variables qui déterminent l’intention, ou non, d’utiliser un outil. En plus de ces deux
variables centrales on prend également en compte l’influence sociale et les conditions qui
peuvent faciliter l’utilisation, par exemple l’aide de tiers ayant pour mission d’aider à plus
vite maitriser une solution. D’autres variables, qualifiées de modératrices, viennent s’ajouter
au modèle : le sexe, l’âge, l’expérience et le niveau de volonté dédiée à l’usage.
L’effort d’apprentissage que va nécessiter l’utilisation d’un outil nouveau est un des
déterminants qui influe le fait que l’acteur puisse avoir l’intention d’utiliser l’outil. Cet effort
est bien souvent corrélé négativement avec le niveau des compétences, et donc de
compréhension, de l’acteur en question. Cette idée a été en partie mise en lumière par les
répondants comme ici : « Il y a chez les membres de l’encadrement un manque de
compétences techniques évident […] les analystes sont généralement sous-formés ou formés
exclusivement, et souvent partiellement, à l’utilisation d’un logiciel » R3-3. Cette absence de
compétences dédiées à l’utilisation de l’outil est susceptible de rendre l’utilisation des outils
323
plus laborieuse et chronophage qu’elle ne serait chez un individu qui dispose du niveau de
compétences nécessaires.
Dans le modèle que nous utilisons, nous défendons davantage l’idée que ce point
constitue une variable importante mais pas exclusive. L’appropriation est d’ailleurs impactée
par d’autres variables telles que l’âge, la compétence, le poste occupé et bien évidemment
l’utilité perçue par l’acteur quant à ce que les outils sont susceptibles de lui apporter.
Le modèle sur lequel on s’appuie formalise le fait qu’il existe des conditions qui
influent de manière positive sur l’intention d’utilisation manifestée par l’acteur. Parmi ces
conditions, les compétences, et indirectement la capacité de compréhension de l’acteur,
semble être un élément central de la potentielle volonté d’orienter ses décisions en
157
Notons que la preuve n’est pas un fait, elle est au contraire issue d’un raisonnement logique, voire
d’une interprétation.
324
s’appuyant sur des données objectives : « Ces échecs d’appropriation des outils disponibles
découlent directement pour beaucoup d’une incompréhension » R8-1. A ce sujet, les
membres ayant effectué des études scientifiques, généralement ceux présents au sein des
cellules dédiées au médical et à la préparation physique, ont une tendance bien plus forte à
vouloir adopter une approche basée sur les faits et non plus sur des ressentis : « Personne ne
peut remettre en cause les données, puisque ce sont des faits » R15-1. D’autres au contraire,
désirent malgré tout faire preuve d’une confiance totale à l’égard du manager ou de
l’entraîneur, sans accorder de place pour les variables issues du monitoring : « C’est
l’expérience du manager, l’œil de l’expert, qui est le plus important » R5-2.
Le répondant R9-2 met, lui, en avant l’idée que certains membres de l’encadrement
des clubs, puisqu’ils n’ont jamais été au contact d’une telle approche dite data driven, ont
tendance à rejeter ces méthodes : « Il y a des entraîneurs qui ne sont pas prêts à écouter un
analyste qui leur donne des directives, même si elles s’appuient sur des faits objectifs ! » R9-
2. Ce répondant sous-entend également le fait que pour intervenir avec légitimité, il est
nécessaire de connaître le rugby, ou d’avoir fait carrière sur ou hors du terrain. Ce sous-
entendu est confirmé par le constant suivant : les postes à responsabilité portant sur le jeu
de rugby ne sont presqu’exclusivement occupés par d’anciens joueurs de haut-niveau. Ce
que nous souhaitons souligner c’est que si la majorité des entraîneurs, ou managers, sont
d’anciens joueurs de haut-niveau c’est aussi parce que cela leur fournit un niveau de
légitimité plus important. Le fait qu’ils aient pratiqué le rugby, et fait leurs preuves, les met
dans une situation de supériorité vis-à-vis de ceux qui viennent de l’extérieur. Ce point est
important puisqu’il permet de justifier la raison pour laquelle tant d’entraîneurs ou de
managers n’acceptent pas de recevoir des directives par des analystes qui eux n’ont que très
rarement pratiqué le rugby à haut-niveau. Il y a à ce sujet un vrai phénomène sectaire
d’enfermement entre anciens joueurs qui peut également expliquer une part du rejet des
technologies par les membres de l’encadrement technique dédié au rugby.
325
d’explications pour comprendre » ou encore le répondant R5-3 « L’attitude des joueurs
représente un frein certain à l’intégration de nouveaux outils ». Ce qui est intéressant ici c’est
de voir qu’aujourd’hui encore les joueurs sont susceptibles de rejeter l’utilisation de tels
outils. Ce rejet découle dans la majorité des cas du fait que les joueurs associent ces outils à
des moyens de « flicage » susceptible de fragiliser la légitimité qu’ils ont pu acquérir. Cette
sensation surveillance exacerbée, voire de « flicage », a, pour la majorité, émergé chez les
joueurs plus âgés, ayant effectué la majorité de leur carrière sans de tels outils : « Il s’agit
avant tout pour eux d’un outil de flicage… Un ancien joueur par exemple est susceptible de
mettre en avant le fait que même sans les GPS il a réussi à bien faire les choses. C’est parfois
difficile à faire comprendre… » R2-2.
326
joueur avec les outils disponibles : « Certains joueurs de l’ancienne génération, grosso-modo
ceux qui ont plus de 30 ans, voient ce genre d’outils comme des gadgets ou même parfois
comme un système de flicage. Je crois que la nouvelle génération s’approprie mieux les
choses et s’en sert vraiment comme d’un moyen de progression. Les joueurs passent plus de
temps sur les ordinateurs, ils peuvent y visionner des découpages de leurs entraînements ou
de leur match et même de leurs adversaires […] parce que c’est leur moyen de
communication. Les écrans en général, font partie de leur environnement » R3-1.
La partie qui suit porte, elle, davantage sur le rôle central des leaders quant à la
capacité d’une organisation à se projeter avec de nouveaux outils dédiés au suivi et à
l’optimisation de la performance.
327
La réflexion menée par (Crozier & Friedberg, 1977) porte sur la prédominance des
relations de pouvoir au sein d’une organisation donnée. L’idée centrale que nous défendons
consiste à dire que certains groupes d’individus tendent à être davantage contraints que
d’autres qui, au contraire, tendent eux à occuper une place leader ou de « dominant ». En
s’appuyant sur ces phénomènes de pouvoir, les acteurs, sans distinction, adoptent des
stratégies qui leur sont propres. De fait, cela a un impact non-négligeable sur l’arrivée ou
non des technologies au sein d’une organisation donnée.
A ce sujet, (Bobillier Chaumon, 2016) ont défendu l’idée selon laquelle les individus
n’ont aucune raison d’accepter des technologies si les transformations à l’œuvre ne font pas
écho à :
- ce qu’ils sont - au niveau de leur expérience, de leurs aspirations ou de leur subjectivité,
- ce qu’ils font - tant au niveau de leur activité individuelle que collective,
- ce qu’ils s’efforcent de construire quotidiennement par leur travail - dans leurs pratiques,
leurs règles de métier, leurs habitudes de vie, leur identité.
Ces trois grandes directions sont ainsi à intégrer aux rôles que chacun occupe au sein
de l’organisation, qu’il soit dans une position de dominant, qui dispose de beaucoup de
pouvoir décisionnel, ou qu’il soit dans une position de dominé. Ce concept associé au
constat réalisé par (Bobillier Chaumon, 2016) permet de mettre en lumière, comme prévu,
certains paradoxes présents au sein des organisations : suivant l’endroit où l’on se trouve, à
la base ou au sommet, les finalités, prenant sens au niveau où l’on se trouve, peuvent ne pas
être perçues de la même façon, alors pourtant même que tous les membres sont ancrés
dans la démarche commune d’optimisation de la performance de l’équipe.
328
Dans le domaine que l’on étudie, le rôle qu’incarne le manager au sein de son
organisation est central, notamment en ce qui concerne la mise en place de nouveaux
processus d’accompagnement de la performance. Aucune prise d’orientation ne pourra être
décidée pour l’équipe sans que le manager ne valide totalement la démarche. Son rôle
transversal, en relation directe avec l’encadrement sportif mais aussi avec la direction du
club, le met au centre du processus de mise à disposition de nouveaux outils et de mise en
place de nouvelles méthodes d’analyse. Cette idée a été reprise par de nombreux
répondants : « Dans un club, les analytics ne sont utilisées que si les personnes à la tête du
club sont convaincues que ces méthodes peuvent être utiles » R15-1 ou encore « L’utilisation
ou non de ces technologies découlent directement de la sensibilité du head-coach158. C’est lui
qui fera le tri et qui définira l’importance que l’on doit accorder à chacun de ces outils. En leur
donnant justement plus ou moins d’importance, il va directement affecter le travail de ceux
qui seront amenés à récolter et à travailler sur ces outils et ces données » R10-1. L’approche
du manager, telle que nous l’avons décrite, est bien souvent très axée vers l’opérationnel. Il
aura tendance à vouloir que tout ce qui soit mis en place apporte un gain objectif à court
terme. C’est ainsi que certains outils qui nécessitent de rentrer dans le quotidien sur du
moyen, voire du long terme, notamment en ce qui concerne le fait de procéder à une
collecte de quantité de données suffisante, auront tendance à être laissés de côté :
« L’expérience et le fait d’avoir travaillé de cette manière-là pendant un moment,
notamment dans le but de constituer une base de données, est cruciale dans la capacité à
utiliser ces méthodes » R12-1. Le temps nécessaire à l’apprentissage et à l’assimilation est
une nouvelle fois une donnée cruciale dans la recherche d’une appropriation réussie.
Le problème peut également être pris à l’envers au travers des acteurs occupant des
postes de subordonnés, souvent à forte spécialisation, tels que les analystes vidéo. Il est
possible qu’un analyste parvienne à mettre par exemple en place des schémas d’analyse
sophistiquée de sa propre initiative. S’il s’avère que ces méthodes ne représentent pas
d’intérêt pour l’entraîneur ou le manager alors elles seront irrémédiablement abandonnées
comme en témoigne le répondant R10-2 : « J’ai également fait des choses au début qui
158
Autre nom donné au manager.
329
n’étaient pas trop utilisées par les coachs, et faire du boulot pour qu’il ne soit pas utilisé cela
n’a pas d’intérêt ». Tout repose ainsi sur la capacité des subordonnés à parvenir à convaincre
la hiérarchie quant à l’utilité directe, ou indirecte, que peut avoir la mise à disposition de
nouveaux outils ou la mise en place de nouvelles méthodes d’analyse liées : « Le plus dur
c’est de faire comprendre que cela a une utilité. Aujourd’hui nous sommes plutôt dans une
démarche de suggestion. On explique systématiquement les raisons pour lesquelles nous
souhaitons travailler avec tels ou tels outils ou de telles ou telles manières » R11-1.
A ce sujet, l’approche des décideurs est bien souvent binaire. Tout ce qui est investi
dans l’équipe et le fonctionnement doit pouvoir apporter un supplément de
performance visible ou tout du moins perceptible rapidement pour l’équipe. C’est le cas par
exemple lors de l’arrivée d’un nouveau joueur ou d’un nouvel entraîneur. C’est sur ce point
que repose une des variables qui nous semblent une nouvelles fois centrale : l’acteur à
travers la perception de l’utilité que peut avoir l’outil dans sa position, ou dans celle de ses
subordonnés, décide, ou non, de faire la démarche d’appropriation liée à des outils, ou des
méthodes, spécifiques. Le répondant R4-4 nous dit par exemple, au sujet du coût des
technologies et de l’utilité attendue, que selon lui : « Les joueurs font gagner plus de matchs
que les technologies pour instant notamment en professionnel ». Le problème d’allocation
des ressources est directement en lien avec la volonté et la capacité que peut avoir le club
de se projeter avec de nouveaux outils. Cet arbitrage entre les différents postes de dépenses
dédiés à l’optimisation de la performance sportive est bien souvent le reflet de la sensibilité
des décideurs à l’égard des outils technologiques disponibles. Un entraineur très sensible et
informé sur le sujet aura tendance à engager sa responsabilité sur le besoin d’investir
davantage sur les technologies que sur les joueurs. Inversement d’autres préfèrent
maximiser les ressources dédiées essentiellement à la masse salariale des joueurs. Ce parti
des leaders pris est bien souvent déterminant dans la capacité que va avoir l’organisation de
mettre en place une démarche technologique poussée.
330
exacerbée, que ce soit sur les individus et leurs caractéristiques ou que ce soit finalement en
rapport avec la question de la culture partagée.
En revanche, il est intéressant de se pencher plus en détail sur les raisons qui ont
mené, et mènent encore, les acteurs à ne pas intégrer spontanément ces outils. L’idée de
« qu’une technologie devienne acceptable quand elle est bienveillante pour l’individu et pour
son activité » (Bobillier Chaumon, 2016) est particulièrement intéressante à ce sujet. En
effet, les nouveaux moyens d’analyse, en intégrant le schéma classique de prise de décision
de l’encadrement, semblent venir fragiliser la position de ceux qui ont jusqu’à maintenant
pris l’ensemble des décisions en ne suivant finalement que leur expérience propre et leur
capacité de vision. Le répondant R10-2 formule d’ailleurs une critique forte à l’égard de ce
mode de fonctionnement : « On entend souvent certains entraîneurs mettre en avant le fait
331
que rien ne remplacera l’œil du maquignon159. Je pense vraiment que c’est une connerie. Je
crois que les statistiques, elles, elles ne mentent pas ». Cette expression qui découle du
monde rural procure aux membres de l’encadrement technique une sorte d’expertise qui
semble être très difficile à remettre en question. Il s’agit de ce niveau d’expertise implicite
qui fournit bien généralement la légitimité de l’entraîneur à occuper la place qu’il occupe.
Cette légitimité devient dès lors un socle qu’il ne faut surtout pas remettre en question pour
l’entraîneur.
Parmi toutes les raisons qui amènent les acteurs à rejeter les outils technologiques
disponibles, en plus « d’avoir fait changer leur façon d’entraîner » R9-1, le sentiment de
perte d’autorité, ou de légitimité, chez ces derniers semble être le plus fort comme en
témoignent les répondants suivants : « L’arrivée des technologies cause chez l’entraîneur un
sentiment de perte d’autorité » R9-1. Ne plus faire confiance à son expertise propre acquise
au fil des années cela signifie aussi parvenir à se remettre en question, ce qui n’est pas
donné à tout le monde. « Donner l’opportunité à quelqu’un de l’extérieur de dire ce qu’il faut
faire, cela nécessite une grande dose d’humilité et de confiance en soi » R15-1. Le fait que le
répondant précise que l’information vienne de quelqu’un de l’extérieur est significatif
puisque cela met le doigt sur l’idée qu’il puisse y avoir ceux qui viennent du milieu, les
légitimes qui sont d’anciens joueurs de haut niveau, et ceux qui viennent de l’extérieur, les
illégitimes qui n’ont que rarement pratiqué le rugby à haut niveau. (Bobillier Chaumon,
Dubois, & Retour, 2006) ont par ailleurs très bien souligné le principe selon lequel l’usage
réduit du SI , ou simplement son rejet, constitue un excellent moyen pour le décideur de
conserver une certaine autonomie, et légitimité, que ce soit dans le déroulement de son
activité ou que ce soit par rapport aux autres conseillers, sans pour autant oublier de faire
159
« Avoir un œil de maquignon » consiste à pouvoir porter un jugement rapide et sûr à propos de la qualité
recherchée d’une production, d’un objet ou d’un être, sans qu’aucun moyen externe, dédié à objectiver ou
fiabiliser le jugement, ne soit utilisé. Rappelons que les maquignons sont, en France, une corporation
professionnelle très fermée de marchands d’animaux de ferme. Par extension, dans le domaine du sport, cela
consiste à ce qu’un acteur expert puisse porter un jugement sur la production d’un sportif, sans appui sur des
éléments tangibles tels qu’une grille d’évaluation, voire même sans possibilité de verbaliser les moyens employés
pour arriver à ce jugement. En résumé cela laisse un champ conséquent pour porter un jugement totalement
subjectif sur un élément donné, sous couvert d’une expertise acquise au cours d’un parcours ou d’une carrière
passée.
332
valoir son utilité et sa spécificité dans le processus de travail (jugement de beauté, d’utilité,
ou simplement de mimétisme).
Un des risques pour l’organisation qui découlent de l’utilisation des technologies est
celui qui a été mis en avant par (Woodward, Management and technology, 1958) : le
caractère routinier du travail qui est réalisé à l’aide des technologies. A cela s’ajoute le fait
que la routine représente une menace pour un nombre important d’acteurs évoluant dans le
champ étudié : « Il est important de savoir casser la routine » R2-4, « Pour moi le plus
important c’est de chasser la routine » R9-2, ou encore « Avec quasiment 50 semaines de
travail, il faut tout faire pour éviter de tomber dans la routine » R8-2. Ce qui est intéressant
ici c’est de constater que la routine peut d’une certaine manière être introduite par
l’utilisation d’outils technologiques (monitoring, séance vidéo, plateforme de partage de
données) mais que d’une autre manière les technologies sont également susceptibles de
fournir des moyens qui permettent justement d’en sortir. On pense par exemple notamment
à la diversité des supports vidéo sur lesquels peuvent s’appuyer l’encadrement sportif pour
effectuer des retours aux joueurs (voiturette équipée d’écran, écran géant du stade pendant
l’entraînement, ou encore des écrans de télévision présentes dans tous les lieux de vie
communs à l’équipe) mais aussi la diversité des moyens de captation de l’image (drone,
caméra embarquée etc.).
Par ailleurs, au sujet de l’impact qu’a eu l’appropriation des technologies par les clubs
de l’élite du rugby professionnel en France, il est important de noter que, malgré tous les
phénomènes de rejet qu’il y a pu avoir, cela a entraîné des modifications importantes dans
le fonctionnement de l’encadrement des équipes. Nous sommes passés d’un
fonctionnement dans lequel seuls deux entraîneurs étaient responsables du processus de
décision à un fonctionnement dans lequel les décisions sont prises par le manager, en tenant
compte de l’avis des chacun des pôles concernés. Ces décisions sont par ailleurs directement
impactées, en propension plus ou moins importante selon les structures, par l’analyse et
l’interprétation des données issues du monitoring : « C’est-à-dire qu’aujourd’hui je ne suis
plus sur le terrain physiquement mais je n’ai jamais autant été sur le terrain, en termes de
données récoltées » R12-1 ou encore « La réduction du taux de blessure des joueurs, basée
sur le contrôle de la charge de travail, permet un meilleur rendement du joueur au sein de
333
son club » R6-1. Ce mode de fonctionnement totalement nouveau a entraîné par exemple la
création de nouveaux postes qui sont essentiels à la prise de décision finale comme on a pu
le voir. Il y a encore dix ans, le concept même de disposer d’un ordinateur dans le cadre du
suivi de la performance semblait constituer une aberration pour la majorité des acteurs. Il
s’agit aujourd’hui pourtant de la norme. Les données sont devenues plus disponibles grâce à
l’utilisation d’outils de monitoring en constante amélioration. A terme ces données, en
intégrant les schémas de décision finale, constituent un support d’intelligence en constante
amélioration.
Les clubs ont aujourd’hui le choix entre le fait d’intégrer totalement l’utilisation des
outils technologique et des données qui en découlent, ou de procéder à l’externalisation
d’une partie de ces fonctions. Un nombre important d’organismes privés proposent
aujourd’hui des services complets de codage, de découpage ou encore simplement de
gestion des données, dans le but de permettre aux clubs d’éviter de devoir tout intégrer.
Mais qu’est-ce qui conditionne le fait qu’un club décide ou non d’intégrer la totalité du
système d’information dédié à la gestion de la performance ? Plusieurs variables viennent
impacter cette décision.
Dans notre champ d’étude, seules une ou deux structures font figure de leader d’un
point de vue de l’utilisation des technologies et des données. Pour parvenir à cette position
il leur a fallu parvenir à sensibiliser chacun des acteurs de la structure à l’utilité de la mise en
place de telles solutions. Ce concept de gestion de la performance qui s’appuie sur
l’interprétation d’un flux de données a nécessité l’intégration de compétences nouvelles à la
fois techniques, sur les outils, et analytiques, sur les données. Le bénéfice d’une telle
démarche ne se mesure pas à court terme. Ce genre de processus s’appuie généralement
334
sur la capacité des dirigeants du club à se détacher du caractère quotidien et court-termiste
de la gestion du club. A terme, une telle démarche permet au club de se trouver en position
de leader dans son environnement dans la mesure où la bonne utilisation de ces données
permet d’anticiper certaines évolutions.
Les autres clubs qui, eux, n’ont pas initié de tels travaux, disposent de plusieurs
solutions. Soit ils décident de faire un effort conséquent visant à effectuer la démarche
similaire à celle que les leaders ont réalisé, entraînant dépense pour l’intégration de
compétence et gain à court-terme inexistant, soit ils décident de faire appel à des services
extérieurs. Cet arbitrage entre externalisation et internalisation des solutions et des
compétences dédiées à l’obtention et à la gestion du flux d’information portant sur
l’environnement complexe du club (équipe, joueurs, adversaires) repose sur un nombre
important de variables.
Tout d’abord il faut se poser la question de la quantité de données que l’on souhaite
traiter. Pour certains clubs, les données ne représentent qu’un faible intérêt. Pour d’autres,
les données représentent une ressource déterminante dans le processus
d’accompagnement des joueurs et de préparation stratégique. Pour beaucoup le caractère
itératif de la saisie des données, par manque d’automatisation et de compétences dédiées à
la gestion des données, représente un des freins les plus importants à la mise en place d’une
démarche dite data-driven. C’est dans ce genre de cas que les clubs sont susceptibles de
faire appel à des organismes extérieurs proposant des bases de données gigantesques sur
les joueurs et les équipes du monde entier.
335
en plus sophistiqués permettant de récolter, de traiter, d’agréger un nombre très important
de données. Ces logiciels s’appuient généralement sur un niveau d’interopérabilité et
d’automatisation élevé ce qui entraîne un gain de temps et d’énergie conséquent dans le
processus de traitement de l’information obtenue. Le répondant R15-1 décrit très bien cette
situation de « trop plein d’informations » dans lequel se trouvait le club, ce qui a poussé les
dirigeants à faire appel à des services extérieurs de traitement de données : « En janvier
2014, nous avions clairement trop d’informations. Que ce soient les préparateurs physiques,
ou que ce soit moi. Pour ce que nous voulions faire, il nous fallait avoir une base de données
intégrées. C’est pour cette raison que le club s’est adressé à l’entreprise Deloitte160 ».
160
Deloitte est l'un des quatre grands cabinets d'audit et de conseil mondiaux. Il dispose d’une branche de
consulting dédiée à l’intégration technologique et à l’analyse des flux de données.
336
Chapitre 7 : Conclure et laisser une ouverture
Comme son nom l’indique cette dernière et ultime partie de notre travail a pour
objectif de conclure mais aussi d’ouvrir le champ de notre réflexion. Le risque en ne
procédant pas à une telle prise de recul est de se couper de perspectives différentes qui
disposent d’un intérêt réel quant à l’étude du sujet traité.
Nous tentons ainsi de porter un regard plus large sur les phénomènes observés. C’est
dans cette posture un peu nouvelle que nous faisons émerger les trois thèmes importants
qui suivent. L’objectif de cette partie réside également dans le fait de passer la balle aux
autres en suggérant des pistes d’orientation quant aux travaux susceptibles d’être réalisés
ultérieurement. L’idée est de définir une direction qui, puisqu’elle apporte un éclairage
nouveau, nous semble être source de richesse et de pertinence quant au champ étudié.
1. Conclure
Tout au long de ce travail d’analyse nous n’avons eu de cesse que de vouloir porter le
regard le plus objectif sur les phénomènes liés d’adoption et d’appropriation au sein de
l’élite du rugby professionnel en France. Notre objectif à terme était de parvenir à mettre en
lumière d’une part les facteurs susceptibles de faire entrer les nouvelles TIC dans
l’environnement et d’autres parts les facteurs influant sur la capacité des acteurs à les faire
entrer dans leur comportement routinier de gestion de la performance.
161
Institutions – Organisations – Acteurs
337
Le phénomène d’institutionnalisation a un impact fort sur l’adoption des
technologies au sein des clubs, mais un impact faible sur le processus d’appropriation par les
acteurs. En effet, au fur et à mesure que l’on a avancé dans notre recherche, nous nous
sommes rendu compte que la présence des outils était grandement liée au champ
profondément institutionnalisé d’une discipline qui ne s’est professionnalisée que
récemment, notamment par phénomène d’isomorphisme mimétique entre les entités.
Les mutations qu’a connu le rugby ont entraîné l’émergence de tensions entre
« l’ancien modèle », ancré dans l’amateurisme, et le nouveau, qui lui tend à sortir de ce
mode de fonctionnement informel. Le socle de valeurs sur lequel s’est construit le rugby,
amateur par essence, est aujourd’hui grandement remis en question par le besoin de
professionnalisation. Les nouvelles TIC généralement assimilées à ce nouveau rugby, qui
pour ses détracteurs ont tendance à « mettre l’humain de côté », se voient dans certains cas
être totalement abandonnées au profit de méthodes moins encombrantes.
338
pourrait qualifier de connaissance explicite. Ce découpage du monde qui accompagne
l’équipe dans sa performance donne lieu à une opposition forte du tacite, empreint de biais,
et celui du pragmatisme scientifique davantage basés sur les faits. Notons à ce titre que
l’utilisation de la vidéo, l’image étant un langage profondément universel, a connu une plus
rapide appropriation par les acteurs puisqu’elle n’a pas posé de problème lié au besoin de
traduction entre les différents pôles dédiés à la performance.
Finalement, ce qui ressort de cette opposition nous mène à affirmer que les facteurs
les plus importants dans le processus d’appropriation reposent sur la capacité des leaders à
faire preuve d’ouverture quant aux outils susceptibles de les aider à décider. Trop souvent la
nouveauté a été assimilé à une menace remettant en question la présence même de
l’entraîneur concerné, puisqu’elle sous-entend que sa perception de l’environnement est
incomplète par nature. N’oublions pas que nous avons à faire à un sport qui, de par sa
complexité et ses différents niveaux d’analyses, ne se laisse que difficilement apprivoiser par
les technologies. Le point commun entre les individus ayant intégré les nouvelles TIC à leur
fonctionnement repose finalement dans leur capacité à se former à l’utilisation des
nouveaux outils sans que cela ne représente une menace, mais plutôt une ressource. C’est
aujourd’hui le cas de toute la démarche qui vise à préserver et optimiser le corps des
athlètes. Nous constatons que l’appropriation est grandement encouragée par exemple par
l’approche presque triviale qui vise à optimiser le capital humain, c’est-à-dire les joueurs.
Cette approche de gestion des corps vise à tenir les joueurs à l’écart de toutes blessures les
empêchant de jouer et d’évoluer au meilleur niveau.
L’arrivée des outils technologique dans le champ que l’on étudie, menant à un
accroissement des flux de données, a entraîné un besoin crucial en compétence d’analyse
sans lesquelles les individus finissent bien souvent par rejeter les outils. L’utilisation efficace
et adaptée des nouvelles TIC par un club est, à termes, simplement susceptible de fournir de
nouvelles variables aux leaders dans le but de les amener à prendre de meilleures décisions,
puisque moins empreintes de biais liés à leur subjectivité.
Pour finir, le champ institutionnel définit l’espace technique. Cet espace semble
objectiver et améliorer la performance en s’appuyant majoritairement sur des démarches de
339
préventions des blessures (utilisation optimale du capital humain) ou de préconisations
stratégiques. Tous à arme égales, seules les acteurs marginaux tirent leur épingle du jeu. La
chance reprend son espace, cela séduit. L’incertitude finale, qui découle de l’isomorphisme,
n’est absolument pas remise en question par l’arrivée et l’appropriation des technologies.
Cette incertitude, essentielle à l’intérêt que l’on manifeste au jeu, a par contre été déplacée
dans une zone qui n’est dorénavant plus ni celle du corps des joueurs, ni celle des méthodes
d’entrainement et d’accompagnement de la performance mais simplement celle du
contexte de la rencontre qui conserve un caractère profondément aléatoire.
2. Ouvrir
Dans l’état actuel des choses, on peut affirmer que le rugby ne peut dépendre
intégralement des algorithmes. Si cela vient à arriver, tout l’intérêt que l’on peut manifester
pour le jeu se retrouverait, selon toutes vraisemblances, réduit à néant. Il y a donc une
opposition forte entre des outils technologiques nouveaux qui font tendre les acteurs vers
de meilleures capacités prédictives liées à l’optimisation de la compréhension et un besoin
inébranlable d’incertitude qui confère au rugby tout son intérêt : « Un déroulement connu
d’avance, sans possibilité d’erreur ou de surprise, conduisant clairement à un résultat
inéluctable, est incompatible avec la nature du jeu » (Caillois, 1958). Indépendamment de ce
paradoxe, on peut affirmer que, sur certains domaines, les technologies ont grandement fait
progresser la pratique en s’immisçant dans les différents secteurs œuvrant dans le processus
de gestion de la performance.
340
Un des domaines dans lequel se sont immiscés les technologies est, notamment,
celui de la préparation physique et indirectement de la prévention des blessures. Le rugby
sport de contact collectif, parfois même qualifié de sport de brutes, a longtemps considéré
que la blessure faisait partie du jeu. Ce parti pris est en train de progressivement changer,
pour deux types de blessure en particulier notamment : les blessures liées au
surentraînement (les organismes sont fatigués) et les blessures liées au sous-entraînement
(les organismes ne sont pas prêts à accepter une charge de travail ou un effort trop
important).
En partant du constat qu’il existe un lien de corrélation fort entre le niveau de forme
ou de préparation du joueur et la probabilité qu’il a de se blesser, l’encadrement des clubs
tentent aujourd’hui de minimiser le nombre de blessure en s’appuyant sur la démarche de
monitoring. Grâce à un meilleur niveau de préparation et grâce à un meilleur suivi de l’état
de forme du joueur les clubs sont à même de savoir lorsqu’un joueur se trouve en situation
de danger trop importante. L’intérêt d’une telle démarche est de pouvoir disposer du
maximum de joueur pour travailler tout au long de la saison. Notons qu’une période
d’indisponibilité liée à une blessure représente un manque à gagner à la fois pour le club,
surtout dans le cas de joueurs phares, mais aussi pour le joueur qui ne peut plus s’entraîner
ni jouer.
341
individuelle et collective, inhérente au jeu constitue un rempart conséquent à cette volonté
de pouvoir tout prédire.
Certains domaines, notamment la touche et la mêlée, sont des phases jeu qu’il est
possible d’isoler afin de procéder à des analyses minutieuses de ce qui est mis en place chez
les adverses. Néanmoins, cela ne constitue ni plus ni moins qu’un jeu d’échec, avec ses
règles propres, lors duquel chacune des équipes est susceptible de surprendre l’autre en
faisant part de ruse et d’anticipation. Il ne faut pas non plus oublier le fait que la touche et la
mêlée sont des phases de jeu collective ce qui complexifie encore davantage la prédiction.
Le seul domaine dans lequel il est actuellement possible de mettre en place des outils de
prédictions est tout ce qui concerne la réussite au pied des buteurs. Un buteur, de part son
historique, dispose d’un pourcentage de réussite associé aux zones de terrain dans lequel il a
réalisé son coup de pied (pénalité ou drop). L’analyse de ces données est susceptible de
fournir des prévisions fiables de ce que le joueur est susceptible de réaliser.
Notre travail a aussi mis en lumière d’autres facteurs tel que le besoin de
spécialisation lié au passage à la professionnalisation ou encore les besoins d’intégration liés
à l’élargissement des encadrements sportifs. Cet important niveau d’homogénéité dans les
pratiques liées aux technologies empêche que certains clubs ne soient trop en avance dans
la démarche. Cetavantage d’ordre technologique et analytique serait susceptible de générer
342
un réel avantage concurrentiel à certains, réduisant considérablement l’incertitude des
résultats tout au long de la saison.
Il serait, par ailleurs, très intéressant de mener à l’avenir une étude portant sur
plusieurs sports d’élite professionnelle afin de voir si les effets de l’arrivée de telles
technologies ne sont pas susceptibles d’impacter négativement l’incertitude des résultats et
donc de causer la perte d’intérêt des spectateurs du sport. Cette perte d’intérêt pourrait
avoir des conséquences grave sur le sport en entraînant un désintéressement du public et
donc un effondrement des revenus générés.
L’image d’une production collective qui prendre la forme d’une alchimie, idée mise
en avant par les répondants, constitue un socle conceptuel qu’il convient de ne pas remettre
en question. Ceci-dit, le phénomène de professionnalisation a tout de même mené les
acteurs à porter davantage d’attention au résultat qu’à la réalisation en elle-même, en
s’opposant quelque peu à ce que (Caillois, 1958) appelle la loi du jeu162. Ce transfert qui a
162
« La façon de vaincre est plus importante que la victoire même et, en tout cas, plus importante que
l’enjeu. Accepter l’échec comme un simple contretemps, la victoire sans ivresse ni vanité, ce recul, cette
ultime réserve par rapport à sa propre action, est la loi du jeu » (Caillois, 1958)
343
pour objectif d’orienter ponctuellement la pratique à travers des processus d’optimisation
des corps mais aussi d’optimisation de stratégie et de capacité technique, a grandement
orienté les acteurs à s’intéresser aux solutions offertes par les technologies.
Il nous semble important de rappeler que, dans ce cadre, il est essentiel que les outils
intégrés soient conçus pour répondre à un besoin formulé préalablement et explicitement
par les acteurs ou l’organisation. En aucun cas l’intégration technologique ne doit emprunter
la mécanique inverse, autrement dit les technologies ne devraient jamais être intégrées dans
sans que cela ne soit pensé et voulu dans le cadre d’une logique globale et explicitement
définie de recherche de la performance. Le risque en réalisant ce chemin inverse est de se
retrouver avec des outils nouveaux qui nécessitent un temps d’apprentissage sans que cela
n’apporte de gain sur la pratique.
Finalement, il est essentiel de ne pas perdre de vue que l’homme ne supporte que
difficilement de devenir un exécutant. Tout ce qui constitue une perte de leadership
344
représente une menace directe pour la position occupée par l’acteur en question. L’homme
veut et doit pouvoir conserver son droit d’interprétation et donc de décision. Les
informations fournies par une démarche adaptées de monitoring ne représenteront jamais
plus qu’un flux de variables supplémentaires menant le décideur à mieux percevoir son
environnement. Il serait extrêmement périlleux de rentrer dans un fonctionnement dans
lequel l’interprétation des informations collectées viendraient prendre le dessus sur les
décisions de l’entraîneur et sur son expertise propre.
L’objectif de la partie qui suit est de proposer une vision un peu plus large des
thèmes évoqués par les répondants, en adoptant une posture davantage portée sur les
aspects sociologiques et anthropologiques liant depuis toujours les hommes et les
technologies. N’hésitons pas à rappeler avant d’entamer cette dernière partie que ce que
nous proposons, ici, ne constitue en rien un constat définitif sur le phénomène
d’appropriation des technologies dans le cadre de la gestion de la performance. Notre
objectif est plutôt d’apporter un point de vue heuristique plus large permettant aux lecteurs
de prendre conscience de certains éclairages qui n’ont jusque-là que rarement été mis en
valeur dans le champ étudié.
(Lemonnier, 2017) fait partie de ceux qui louent la capacité des travaux d’étude à
faire appel à d’autres domaines scientifiques que celui auquel ils appartiennent initialement
: « La plus grande réussite des études contemporaines de la culture matérielle est la
profitabilité des échanges réguliers entre l’anthropologie, l’archéologie, la primatologie, l’art,
l’histoire, le design ou encore la philosophie. Pourquoi est-ce que l’étude des organisations,
des artefacts et des pratiques devrait-elle, elle, être mise à part ? »163. C’est précisément la
163
« The greatest achievement of the contemporary study of material culture is the profitability of the regular
exchanges between anthropology, archaeology, primatology, art studies, history, design, philosophy, etc. (e.g.
345
posture que nous adoptons en tentant de sortir du domaine d’étude auquel nous
appartenons dans le but de disposer de nouveaux outils améliorant et enrichissant notre
compréhension.
Au travers du travail que l’on a mené jusqu’ici, beaucoup des technologies que nous
avons rencontrées donnent lieu à la mise en place d’un système d’information. Or le débat
qui porte sur la question de l’appropriation des systèmes d’information dure maintenant
depuis plus de 50 ans, presque aussi longtemps qu’existe la notion de système d’information
(Baillette & Kimble, 2008). La question ne semble donc pas être résolue dans les quelques
années à venir. L’objectif principal que nous poursuivons ici consiste simplement, avec
humilité, à offrir une vue nouvelle des phénomènes étudiés en s’efforçant de sortir du cadre
initialement défini pour l’étude, c’est-à-dire en sortant de l’approche exclusivement
organisationnelle.
Comme nous le rappelle Pierre Lemonnier, « Il est bien connu que les objets et la
technique (i.e. les actions matérielles engagées par les êtres humains) sont partout et depuis
toujours présentes dans le monde humain164 » (Lemonnier, 2017). Il n’est pas interdit par
exemple d’établir un parallèle entre les premiers hommes qui ont commencé à concevoir
des outils améliorant leur mode de vie et les acteurs d’un domaine donné qui sont au
contact d’outils nouveaux améliorant leurs capacités, quelles qu’elles soient. Il est
intéressant de constater dans ce cadre que le premier réflexe de l’homme quant à la
nouveauté consiste à adopter une position de rejet liée en partie à l’incompréhension dont il
est victime. L’innovation a, depuis que l’homme existe, permis d’améliorer son mode de vie
sans pour autant qu’il n’échappe aux importantes phases de controverses. Cette succession
de crises est intimement liée au processus d’innovation, peu importe le domaine concerné.
as seen the journal Techniques & Culture). Why would the specialists of the study of sociomateriality in OAPs
stay apart?” (Lemonnier, 2017)
164
. “It is well known that objects and techniques (material actions performed by human beings) are everywhere
and always present in human realms” (Lemonnier, 2017)
346
Cette approche centrée sur l’innovation a conduit progressivement les chercheurs à
la découverte du rôle important joué par les usagers dans le processus d’innovation et dans
la conception même des objets techniques (Akrich, 1998) (Akrich, 1993). Les utilisateurs des
objets techniques font partie de la chaîne innovante et les pratiques des utilisateurs sont
partie prenante du processus d’innovation (Proulx, 2001). Le besoin d’apprentissage
constitue une des conséquences directes de l’apparition d’un nouvel outil dans un champ
donné. Il est central dans la capacité que vont avoir les acteurs d’intégrer les technologies à
leur environnement et surtout à leur quotidien. Le travail que nous avons mené s’inscrit tout
à fait dans cette direction.
347
directeurs sportifs. Indirectement la technologie ne doit pas seulement s’inscrire dans
l’activité existante pour être acceptée (sous-entendu être utile, utilisable et compatible avec
le système d’activité existant), elle doit aussi s’y incarner, c’est-à-dire participer au
développement et à la valorisation de cette activité, aux yeux de ceux qui en sont
responsables. Il serait ainsi parfois pertinent d’accorder une plus grande attention aux
acteurs qu’aux technologies en elles-mêmes. Ce constat se retrouve bien dans les résultats
que l’on a obtenu puisque des technologies similaires donnent lieu à différents niveaux
d’adoption et d’appropriation d’une organisation à l’autre et surtout d’un acteur à l’autre.
L’idée que Marcel Mauss défend consiste à dire que les techniques du corps sont
immergées dans un contexte social plus large qu’il faut appréhender, notamment lorsqu’il
évoque la notion d’habitus, notion reprise et précisée par Pierre Bourdieu. Pour Marcel
Mauss, ce sont « des habitudes qui ne varient non pas simplement avec les individus et leurs
imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les
modes, les prestiges » (Mauss, 2006). Pour résumer, le problème de la technique n’est pas
que technique, il est aussi social.
348
leurs semblables et dans le monde visible et invisible qui les entoure, de même les hommes
en société, ont mis du sens dans leurs productions matérielles » (Lemonnier, 1991). L'objet
devient alors un témoin privilégié des échanges, des emprunts, des innovations tant du côté
des artefacts eux-mêmes que des pratiques sociales auxquels ils sont associés.
Parmi les principes que Mauss a énoncés, notamment dans son Manuel
d’ethnographie, publié par Denise Paulme à partir de ses notes de cours, on trouve l’idée
que, pour pouvoir être considéré comme un fait social, « tout objet doit être étudié : 1) en
lui-même - 2) par rapport aux gens qui s’en servent – 3) par rapport à la totalité du système
observé » (Bert, 2012). (Proulx, 2001) poursuit ce raisonnement et déclare qu’il est
nécessaire de penser l’usage comme un processus mental qui ne réside pas exclusivement à
l’intérieur du cerveau et du corps de l’usager : « la cognition en acte est toujours située et
distribuée dans un contexte social et culturel plus large » (Proulx, 2002). C’est dans le
prolongement de cette idée que (Orlikowski W. J., 2007) définit le terme de
« sociomatérialité » comme étant un enchevêtrement constitutif du social et du matériel
dans la vie organisationnelle quotidienne.
L’usage que l’on fait d’un outil est ainsi intimement lié à l’environnement dans lequel
se trouve l’utilisateur. Dant déclare à ce sujet que « les connaissances culturelles nécessaires
pour engager une interaction avec l’outil doivent être apprises et sont généralement acquises
par des pratiques de démonstration, de mimétisme, d'instructions, de conseils, etc » (Dant,
2007). Ces pratiques de démonstrations sont en lien direct avec ce que l’utilisateur perçoit
dans son environnement culturel proche. Merleau-Ponty reprend cette idée lorsqu’il
349
déclare : « il est clair qu'un enfant qui n'a jamais vu un vêtement ne sait pas comment agir
avec » (Merleau-Ponty, 1983) - les enfants apprennent, tout comme nous, ce que signifient
les objets et ce qu’ils permettent, en s’engageant avec eux dans une l'utilisation en rapport
direct avec leur culture. Cet exemple est tout à fait pertinent dans le cadre de notre travail
puisqu’il insiste sur le fait que sans cadre culturel ou social de référence, nous sommes
généralement incapables de définir un rôle donné aux objets que nous voyons pour la
première fois.
Les écrits de Merleau-Ponty165 représentent un vrai intérêt pour l’étude que l’on a
menée. L’idée centrale de son raisonnement consiste à dire que la perception est liée, d’une
part, à la mémoire et à l’opération de l’esprit et, d’autre part, à la capacité motrice du corps
dans la situation dans laquelle il se trouve. Ainsi la perception de l’outil dépend à la fois d’un
mélange entre l’expérience passée, perceptuelle et culturelle ensemble, et entre
l'engagement corporel avec son environnement proche (Dant, 2007). Maurice Merleau-
Ponty nous dit dans la Phénoménologie de la Perception que « la perception contemporaine
est liée aux expériences, aux habitudes et aux pratiques routinières de l’individu » (Merleau-
Ponty, 1962). Ainsi, la perception et le geste sont combinés de façon routinière tout comme
les actions quotidiennes qui se répètent dans un environnement familier au sein duquel la «
lecture » de l'environnement matériel et les « gestes » pour s'engager avec elle ne
nécessitent pas d'interprétations ou d'intentions consciemment formées. Finalement « Les
outils ne sont pas seulement des extensions de la capacité gestuelle du corps, mais aussi des
dispositifs qui relient l'individu à sa culture et fournissent une ressource pour gérer la
perception » (Dant, 2007).
De son côté (Leroi-Gourhan, 1993 [1964]) a étudié l’évolution de la relation entre les
êtres humains et les technologies en adoptant une perspective ethnologique. Cela lui a
permis de souligner l’idée que les êtres humains constituent un type distinctif d'animal du
fait de leur non-adaptation. Les autres animaux ont vu leur corps évoluer en fonction
d’environnements particuliers, de modes d'alimentation particuliers, etc. A l’inverse,
165
Maurice Merleau-Ponty est un philosophe phénoménologue ayant un intérêt pour la compréhension de
l’existence humaine au travers de l’expérience vécue et incarnée, ou concrète.
350
l’Humain est capable, lui, d’être « une tortue lorsqu’il se trouve sous un toit, un crabe
lorsqu’il maintient une paire de pinces, un cheval lorsque lorsqu’il monte une monture "
(Leroi-Gourhan, 1993 [1964]). L'évolution de l’Homme se trouve ainsi être extérieure au
corps. C'est dans la façon dont nous avons construit des outils, des machines et des
systèmes d'information de plus en plus complexes que réside notre capacité à nous engager
non seulement individuellement mais aussi collectivement et socialement avec notre
environnement matériel. En accompagnant ce raisonnement, (Dant, 2007) nous explique
que cette évolution de la culture matérielle en dehors du corps humain, c’est-à-dire de
« choses qui font des choses et des choses qui se souviennent des choses », est rendue
possible parce que le comportement humain est principalement culturel plutôt qu’instinctif.
Les pratiques dédiées à l’utilisation d’outils nous paraissent simplement être souvent
fonctionnelles en termes de besoins rencontrés. Elles sont en fait sociologiquement
significatives car elles nous situent dans des cultures particulières à des moments
particuliers et dans des relations avec d'autres personnes à la fois proches et éloignées
(Miller, 1987), (Dant, 1999), (Shove, 2003).
Cette vision nouvelle qui place l’aspect culturel au centre de l’utilisation que l’on peut
faire de l’outil offre un éclairage nouveau à notre travail. L’adoption et l’appropriation des
technologies ne seraient plus un processus essentiellement technique mais davantage ancré
dans le rapport qu’entretient l’acteur avec le champ qui l’entoure. Notons que l’existence de
ces interactions sociales entre l’acteur et son environnement social n’ont que rarement été
explicitées tant nous avons tendance à nous focaliser sur les caractéristiques del’outil, voire
celle de l’acteur, mais rarement celles du lien acteur-environnement.
Donner du sens à l’outil est une étape essentielle dans le processus d’appropriation.
Les conditions facilitatrices de l’adoption et de l’appropriation des technologies ont souvent
été au cœur de notre étude. Pour y parvenir la capacité de compréhension et d’ouverture
des acteurs est centrale. Néanmoins, il semble être plus que nécessaire que l’utilisation que
l’on fait des outils soit adaptée aux objectifs poursuivis. C’est ainsi que Bobillier Chaumon
351
souligne l’importance d’un outil qui se doit d’être façonnée : « on pourrait dire que la
technologie doit être socialement et psychologiquement façonnée afin d’être acceptée en
situation d’usage » (Bobillier Chaumon, 2016). Dans l’introduction de The ‘pragmatics’ of
material interaction, (Dant, 2007) nous dit que : « Nos interactions quotidiennes avec les
objets matériels dépendent de notre capacité d’une part à créer du sens à propos de ces
derniers et d’autre part à engager des actions qui vont transformer efficacement ces objets
pour atteindre nos objectifs166 ». Bobillier Chaumon reprend très clairement cette idée : « Il
n’y a pas seulement ce que l’on fait avec la technologie qui compte, il y a aussi ce que l’on
devient par son usage : la manière dont on se construit, dont on se transforme au contact de
ces nouveaux dispositifs » (Bobillier Chaumon, 2016).
L’intérêt d’un outil qui prend son sens au travers de l’utilisation que l’on en fait est
qu’il est dorénavant possible pour l’utilisateur de redéfinir sans cesse l’utilité qu’il attribue à
ce dernier. La technologie peut donc induire de nouvelles opportunités et de nouvelles
perspectives dans l’activité intégrant l’outil (Bobillier Chaumon, 2016). L’utilisation de l’outil
n’est donc plus vue comme un simple objet technique que l’individu subit, mais comme un
objet sur lequel l’acteur a des moyens d’agir, à condition de disposer des ressources,
collectives et organisationnelles, pour le faire. Une nouvelle fois, ce qui est ici mis en lumière
correspond intimement aux pratiques mises en œuvre par les acteurs que l’on a pu
interroger. Tous n’utilisaient pas les outils de la même manière, tous ne disposent pas de
représentations similaires quant à l’utilisation qu’ils peuvent faire des mêmes outils puisque
tous ont, dans la mesure du possible et à leur manière, pris soin d’adapter l’usage des outils
en fonction de leur besoin et de leur conception. Il en résulte souvent de nouvelles
méthodes de suivi de la performance intimement liée à la culture de travail que les leaders
du club ont souhaité développer.
166
« Our everyday interactions with material objects are dependent on us making sense of what they mean and what
actions will be effective in transforming them to suit our purposes »
352
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Annexes
Castres 20,34 6
Section paloise 17,31 11
La Rochelle 16,43 9
Oyonnax 16,01 14
Brive 15,28 8
Agen 11,62 13
Moyenne 21,53 X
Source : lerugbynistere.fr
374
R2-4 Analyste vidéo RM92 FRA 23/02/2016
R3-1 Directeur Sportif ST FRA 17/12/2015
R3-2 Manager ST FRA 20/02/2016
R3-3 Analyste vidéo / performance ST FRA 18/05/2016
R4-1 Manager CAB FRA 25/02/2016
R4-2 Préparateur physique CAB FRA 11/03/2016
R4-3 Analyste vidéo CAB FRA 14/03/2016
R4-4 Analyste performance CAB FRA 18/03/2016
R5-1 Entraîneur RCT FRA 21/01/2016
R5-2 Préparateur physique RCT FRA 31/03/2016
R5-3 Préparateur physique RCT PDG 20/04/2016
R6-1 Entraîneur MHRC AFS 06/05/2016
R6-2 Préparateur physique MHRC FRA 18/01/2016
R7-1 Analyste vidéo UBB FRA 12/01/2016
R8-1 Manager FCG FRA 18/12/2015
R8-2 Entraîneur FCG FRA 16/02/2015
R8-3 Analyste vidéo / performance FCG FRA 11/01/2015
R9-1 Manager CO FRA 23/03/2016
R9-2 Analyste vidéo / performance CO FRA 19/03/2016
R9-3 Entraîneur CO ANG 15/12/2015
R10-1 Manager SFP ARG 18/05/2016
R10-2 Analyste vidéo / performance SFP FRA 26/05/2016
R11-1 Manager ASR FRA 02/06/2016
R11-2 Préparateur physique ASR ITA 25/05/2016
R11-3 Analyste vidéo - performance ASR FRA 17/12/2015
R12-1 Préparateur physique SP FRA 14/01/2016
R14-1 Manager USO FRA 03/03/2016
R15-1 Universitaire et analyste Saracens ANG 26/02/2016
R16-1 Universitaire et analyste Ospreys PDG 12/05/2016
R17-1 Entraîneur (retraité) RM92 FRA 05/04/2016
R18-1 Entraîneur (retraité) ST FRA 31/03/2016
R19-1 Chercheur - développeur Sports Tracking FRA 25/03/2016
R20-1 Analyste vidéo / performance AB et FFR FRA 08/04/2016
375
Le travail que je mène est un travail exclusivement universitaire. Il ne concerne en
aucun cas le club dans lequel j’évolue actuellement. A aucun moment je ne me permettrais
de porter un jugement sur ce qui est fait ou les orientations qui sont prises.
Cet entretien est anonyme et strictement confidentiel. Les données seront utilisées de
manière à ce qu’on ne puisse pas savoir qui a tenu les propos concernés. Les informations
concernant l’organisation dans laquelle vous évoluez seront par contre elles, reprises et
utilisées dans le cadre de la recherche.
1) Introduction – Profil
Objectif : Mieux connaître le répondant.
-Pourriez-vous vous présentez-vous en quelques mots (âge, parcours, palmarès, diplômes ou
brevet d’état).
-Comment est-ce que vous vous situez aujourd’hui au sein de votre club ? Quel est votre
rôle ?
-Comment décririez-vous l’organisation pour laquelle vous travaillez actuellement ? En quoi
est-elle particulière à vos yeux ? PARTICULARITES DU CLUB
376
- Avez-vous le sentiment d’innover ou au contraire de vous conformer aux méthodes déjà
existantes et disponibles ?
- Comment percevez-vous l’arrivée de ces nouvelles technologies ?
377
-> Rappel de méthode :
- Demander détails et exemples concrets sur termes généraux employés.
- Ne pas utilisez de langage trop abstrait.
- Ne pas se focaliser sur le guide, et s’adapter aux réponses de l’interlocuteur.
- Ne pas hésiter à se montrer curieux.
- La réticence peut aussi être une source d’information.
Méthode : Codage manuel basé sur l’interprétation des entretiens. Exemple « Tous
les clubs ont plus ou moins les mêmes outils, ils se copient généralement les uns les autres,
et nous ne sommes pas une exception à la règle » mimétisme -> 5 OU « Nous souhaitons
avant tout être un leader, nous suivons notre chemin afin de faire ce qui nous semble être le
mieux, sans prendre en compte ce qui se fait ailleurs » Mimétisme -> 0.
378