Extrait
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* * *
La brise nocturne gonfla l’étoffe de sa dishdasha, qui flottait autour de
lui tandis qu’il s’avançait sur la terrasse. La lune venait d’apparaître à
l’horizon. Nabil prit plusieurs profondes inspirations avant de s’appuyer
contre la haute rambarde, d’où il contempla les lumières de la ville qui
s’étendait au-delà des murs du palais. Des images de familles se préparant à
aller au lit, de parents embrassant leurs enfants pour leur souhaiter bonne
nuit s’imprimèrent dans son esprit. Un sentiment de colère et de frustration
l’envahit.
— Bon sang ! s’exclama-t-il en frappant du poing sur la pierre du
parapet.
Décidément, tout se liguait ce soir pour lui rappeler ce qu’il aurait dû
posséder si le sort ne l’en avait pas brutalement privé. D’un geste devenu
machinal, il effleura la cicatrice qui lui barrait la joue — et que ne parvenait
pas tout à fait à cacher l’épaisse barbe noire qu’il avait laissée pousser pour
la recouvrir. La ligne blanche qui entaillait sa chair était un rappel indélébile
de ses errements passés.
Un bruit à peine perceptible sur sa gauche le tira de ses pensées. Ses
réflexes étaient aiguisés par la conscience du danger qui pouvait frapper à
tout instant. Il s’écarta du parapet et recula dans l’ombre. Quand le son se
répéta, il tourna la tête.
— Votre Altesse…
Ce n’était qu’un murmure, mais Nabil y perçut une pointe
d’appréhension. La voix était féminine, ce qui aurait dû le rassurer.
Pourtant, il ne parvenait pas à se détendre. Il avait payé cher pour savoir
qu’il ne pouvait faire confiance à personne, homme ou femme.
— Qui va là ? Montrez-vous ! ordonna-t-il.
Un bruissement d’étoffe, des pas légers, et l’inconnue quitta l’obscurité
pour apparaître dans le clair de lune. Petite, mince, la peau diaphane et les
cheveux sombres, elle était vêtue d’une robe rose. Le cœur de Nabil
manqua un battement, un étau serra sa poitrine ; l’espace d’un instant il
resta sans voix.
— Sharmila ? bredouilla-t-il finalement.
Non, c’était impossible, se reprit-il aussitôt. Il ne croyait pas aux
fantômes, surtout quand ils étaient dotés de la parole.
— Je vous demande pardon, Votre Altesse.
L’inconnue joignit les mains et les porta à son front avant de s’incliner
en un salut empreint de déférence. Ce geste attira l’attention de Nabil sur le
parfum sensuel de la jeune femme : le mélange entêtant de bois de santal et
de notes fleuries flottait autour de lui. Ses sens étaient de nouveau en alerte,
mais cette fois-ci sur un tout autre registre. Il prit une profonde inspiration
et la fragrance l’enivra comme un vin capiteux, au point qu’il dut cligner les
yeux pour recouvrer ses esprits. Ce fut alors qu’il remarqua un deuxième
détail : l’auriculaire gauche de l’inconnue, qu’il avait aperçu quand elle
avait joint ses mains devant son front, était très légèrement tordu.
Une curieuse impression de déjà-vu traversa furtivement son esprit. La
connaissait-il ? Mais d’où ? Il n’eut toutefois pas loisir de s’appesantir sur
ce mystère, car la jeune femme reprit la parole :
— Pardonnez-moi, Votre Altesse. Je pensais être seule ici.
* * *
* * *
Nabil fronça les sourcils, désarçonné par ses propres paroles. Pourquoi
ordonner à cette inconnue de rester près de lui alors que c’était justement la
solitude et le silence qu’il était venu chercher en cet endroit, afin de panser
son âme meurtrie ? Curieusement, alors que ce petit bout de femme ne
pensait qu’à détaler, il avait soudain éprouvé un sentiment de vide à cette
idée — qui s’ajouta à celui qu’il ressentait déjà en arrivant.
— Votre Altesse… ?
Apparemment, elle était aussi surprise que lui. Elle s’était immobilisée
comme frappée par la foudre. Elle pivota pour lui faire face.
— Restez un peu, insista-t-il.
Il avait parlé d’un ton de commandement. L’expression de la jeune
femme changea. Pendant quelques secondes, ses grands yeux dorés
s’assombrirent et elle scruta la porte-fenêtre menant à l’intérieur. Le
brouhaha des discussions et le tintement des verres leur parvenaient,
étouffés, dans la fraîcheur nocturne. Finalement, elle sembla décider qu’il
était plus prudent de lui obéir, et elle plongea de nouveau dans une profonde
révérence.
— Et arrêtez de vous prosterner comme ça, s’agaça Nabil.
Ce n’était pas de marques de soumission dont il avait besoin en cet
instant. Ce qu’il voulait, c’était… Bon sang ! Il n’en savait rien lui-même ;
et s’il était incapable de répondre à cette question, que pouvait-il attendre de
cette inconnue ?
Une lueur nouvelle illuminait ses prunelles ambrées quand elle leva le
menton vers lui. Il crut percevoir une note de défi dans son regard, et ce fut
comme si un souvenir très lointain l’effleurait, pour aussitôt s’évanouir dans
les méandres de sa mémoire.
Il nota que la jeune femme gardait soigneusement ses distances. Malgré
cette précaution, les effluves de son parfum lui chatouillaient les narines,
provoquant en lui une réaction qui le prit complètement au dépourvu : son
cœur se mit à battre plus rapidement et son sang sembla soudain
bouillonner dans ses veines. Quand Nabil reconnut les symptômes sans
équivoque du désir, il resta un instant abasourdi. Cela faisait tellement
longtemps qu’il n’avait pas ressenti un appétit sexuel aussi intense !
Pendant des années, il avait côtoyé les femmes les plus sublimes, les plus
sensuelles, sans qu’aucune ne réussisse à provoquer une réaction aussi
spectaculaire chez lui. Et voilà qu’arrivait cette jeune fille presque
insignifiante et que sa libido s’enflammait…
— Voulez-vous que j’aille vous chercher un verre d’eau ? demanda-t-
elle.
La gorge soudain sèche, il avait passé la langue sur ses lèvres pour les
humecter : elle avait sans doute cru qu’il avait soif. L’idée qu’elle
l’observait attentivement le troubla.
— Non, ça va, répondit-il.
Qui était-elle ? Une servante ? Elle avait dit qu’elle accompagnait
Jamalia. Elle voulait sans doute parler de la fille aînée de la famille El
Afarim. A la pensée de Farouk El Afarim, il se rembrunit. Il savait
parfaitement dans quel but cet homme exhibait la superbe Jamalia sous ses
yeux. Mais ce soir, il n’avait pas envie de penser aux alliances qu’il devrait
conclure pour s’assurer de la loyauté du clan El Afarim.
— J’aimerais que vous me parliez, c’est tout, dit-il.
— Mais de quoi ? s’étonna la jeune femme en ouvrant de grands yeux.
— N’importe quoi. Par exemple…
Il marqua une pause et, d’un geste de la main, désigna les lumières de la
ville et les montagnes au-delà qui se détachaient sous le ciel étoilé.
— … que voyez-vous ?
Après lui avoir jeté un regard interrogateur, elle se détourna de lui et
alla s’accouder contre le parapet.
— Ce que je vois ? répéta-t-elle. Pourquoi me le demandez-vous ?
Encore une question à laquelle il ne pouvait répondre. Peut-être était-il
tout simplement curieux de voir ce paysage familier — et tout ce qu’il
représentait — à travers un autre regard. S’il avait la certitude que tout cela
valait la peine aux yeux de quelqu’un d’autre que lui, alors peut-être qu’il
accepterait plus facilement la décision qu’il avait prise.
— Allez, faites-moi plaisir, insista-t-il.
La vérité était aussi qu’il voulait qu’elle reste encore un peu avec lui. Il
voulait bavarder avec quelqu’un qui n’avait rien à voir avec les tractations
politiques qui l’avaient occupé ces derniers mois. Quelqu’un pour qui il
n’avait pas besoin de déployer des trésors de diplomatie et de patience.
Et enfin — pourquoi le nier ? —, il n’était pas prêt à laisser filer une
femme qui avait éveillé sa sensualité comme personne avant elle depuis une
éternité. C’était comme une renaissance, et cette sensation était trop
agréable pour qu’il y renonce tout de suite.
L’espace de quelques instants, il songea sérieusement à lui faire des
avances. D’autant qu’il devinait que l’attirance inexplicable qu’il éprouvait
pour elle était réciproque. Il pouvait le voir à son visage, l’entendre à la
fêlure qu’il percevait dans sa voix quand elle lui parlait. S’il l’attirait dans
ses bras, elle ne résisterait pas.
Pendant quelques secondes, il s’autorisa à jouer avec cette idée. Il
savoura par anticipation des sensations qu’il avait cru perdues à jamais.
Puis, à contrecœur, il les laissa se dissiper. Ce n’était plus pour lui. Si les
dix années écoulées lui avaient appris quelque chose, c’était que les
relations superficielles, la passion aveuglante qui vous faisait oublier vos
tourments l’espace d’une nuit, ne menaient à rien. Quand on se réveillait, le
lendemain, après s’être abandonné des heures durant au sexe débridé et sans
sentiments, les tourments étaient toujours là et la vie vous paraissait encore
plus pathétique à la lumière du jour.
Bien qu’il soit conscient que tout cela ne le mènerait nulle part, il ne
pouvait cependant pas se résoudre à quitter l’inconnue.
— Ce que je vois…, commença-t-elle.
Le son de sa voix agit comme un aimant sur Nabil qui s’approcha de la
jeune femme.
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Dire qu’en acceptant que ses ministres lui trouvent une épouse, Nabil
avait cru pouvoir s’épargner une tâche pénible ! Or il se retrouvait à devoir
écouter la liste des avantages respectifs que chacune des prétendantes
représentait en matière d’alliances pour le royaume…
Il avait vraiment l’impression de se retrouver dans une vente aux
enchères, et il avait de plus en plus de mal à garder son calme tandis
qu’Omar, son chancelier, poursuivait son énumération. Quel retour en
arrière ! On se serait cru sous le règne de son père, ce qui était un comble
alors que Nabil avait passé les dix dernières années à moderniser son
royaume pour le faire entrer dans le XXIe siècle.
Quand son chancelier s’interrompit pour reprendre sa respiration, Nabil
en profita pour couper court à l’interminable inventaire.
— J’ai compris, dit-il en tendant une main impatiente. Donnez-moi la
liste.
Omar se précipita vers lui pour lui donner la feuille de papier. Un nom
lui sauta immédiatement aux yeux et Nabil sut qu’il n’avait jamais vraiment
eu le choix. Si ce mariage devait vraiment apporter une paix durable au
royaume, il n’y avait qu’une seule alliance possible : Jamalia, la fille de
Farouk El Afarim.
Aussitôt l’image de Zia s’imposa à son esprit, mais il parvint à la
chasser tant bien que mal pour se concentrer sur la décision lourde de
conséquences qu’il s’apprêtait à prendre.
— Jamalia est là aujourd’hui ? demanda-t-il.
— Oui, Votre Altesse, mais…
En réponse à la réprobation qu’il lut dans le regard de son chancelier, il
déclara encore plus fermement :
— C’est elle que je verrai, et personne d’autre. Je sais que je bouscule
votre organisation, mais ma décision est presque prise. Avant de m’engager
définitivement, toutefois, je dois la voir sans qu’elle me voie. Il doit bien y
avoir un moyen, non ?
— Il y a un salon avec un miroir sans tain, répondit Omar qui s’était
rapidement ressaisi.
— Ce sera parfait.
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Encore étourdie par le choc que lui avait causé la déférence que tout le
monde témoignait subitement à son égard, Aziza vécut le festin qui suivit le
mariage dans une sorte de brouillard. Même si ses voiles ne l’avaient pas
entravée, elle aurait été incapable d’avaler la moindre bouchée. Elle crut
d’abord que Nabil, contrairement à elle, était parfaitement détendu, et elle
l’envia. Mais un regard plus attentif a fit changer d’avis. Lui non plus
n’avait pas touché à l’assiette dorée posée devant lui. En fait, ses yeux noirs
aux profondeurs insondables scrutaient la salle, notant à n’en pas douter le
moindre détail et mouvement. Il était constamment sur ses gardes, et cette
attitude l’intrigua.
— Altesse…
— Mon nom est Nabil, la coupa-t-il.
Il avait parlé d’une voix douce qui s’était curieusement infléchie quand
il avait prononcé son prénom. Aziza se rendit compte que peu de gens
étaient autorisés à l’appeler ainsi. Pour tout le monde, il était le cheikh du
Rhastaan ; pour s’adresser à lui, ses sujets ou ses ministres disaient « Votre
Altesse ». Sa première femme l’appelait aussi Nabil, songea-t-elle. Cette
femme qui avait tragiquement péri lors de l’attentat.
— Nabil, murmura Aziza d’un ton hésitant.
Les pensées de son époux avaient-elles suivi le même cheminement que
les siennes ? Etait-ce la raison pour laquelle elle l’avait senti se figer ? Elle
aurait voulu poser une main apaisante sur la sienne, mais l’expression de
son visage l’en dissuada.
* * *
* * *
Nabil était presque surpris que des sillons calcinés ne marquent pas leur
passage entre la salle de réception et ses appartements privés. Il avait
l’impression que tout son corps était en feu C’était comme s’il revenait à la
vie après dix longues années de coma, et il était si affamé qu’il allait
exploser d’un instant à l’autre. La violence de son désir rendait celui-ci
presque douloureux, et il pressentait que l’issue de cette soirée ne serait pas
celle qu’il avait anticipée.
Il savait ce que les invités allaient penser en les voyant quitter le
banquet avant la fin : les jeunes mariés n’avaient qu’une hâte, consommer
le mariage et mettre en route l’héritier tant espéré. Comme il aurait voulu
qu’ils aient raison ! Mais les choses étaient un peu plus compliquées que
cela.
A peine la porte refermée au nez de ses serviteurs empressés, il fit
pivoter Aziza. Il regretta aussitôt son mouvement car le corps de celle-ci
entra en contact le sien, ses pensées prirent une tournure érotique ; il ne
percevait plus que la douceur de ses seins contre sa poitrine, l’odeur de sa
peau et de ses cheveux, la sensation de son érection contre le creux des
cuisses de son épouse.
Cette réaction lui confirma ses soupçons. En effet, comment, en un si
court laps de temps, aurait-il pu éprouver cette faim nouvelle pour deux
femmes différentes, Aziza et Zia ?
Il ne se reconnaissait plus. Son self-control et ses facultés de
discernement semblaient l’avoir déserté. Pourquoi, quand ce soupçon
terrible s’était insinué en lui, n’avait-il pas soulevé les voiles et ainsi exposé
la vérité aux yeux de tous ? Qu’est-ce qui l’avait retenu ? Les conséquences
politiques, s’il avait raison ? Le fait qu’il n’était pas sûr ? Ou la pensée
d’infliger cet affront à Aziza, s’il avait tort ? Mais comment était-il censé
réfléchir alors que ses pensées et son corps tendu à craquer étaient
accaparés par le désir brûlant qui le consumait ?
Il se passa la main dans les cheveux, nerveux. Comment interpréter la
docilité de sa jeune épouse ? Elle l’avait suivi sans protester — mais avait-
elle eu le choix ? Incapable de la lâcher, il avait parcouru les couloirs en la
tenant serrée dans le creux de son bras, le renflement de son sein sous sa
main. Il était impossible qu’une autre femme que Zia provoque en lui cette
réaction quasi épidermique ; et dans le même temps, il espérait que ses
soupçons étaient infondés.
Décidément, la soirée ne se déroulait pas comme il l’avait prévu. Il
s’était préparé à initier sa jeune épouse à l’amour, en prenant tout son temps
pour ne pas l’effrayer, et cette perspective avait éveillé en lui des sentiments
auxquels il croyait avoir renoncé depuis longtemps. A présent, son désir
avait balayé toutes ses résolutions. Or ce n’était vraiment pas le moment : il
devait être vigilant, garder la tête froide pour justement ne pas se laisser
aveugler par ses sens.
A quoi bon repousser l’inévitable confrontation ? Il devait en avoir le
cœur net.
— Viens, mon épouse.
« Mon épouse… » Aziza n’aurait su dire si les frissons qui la
parcouraient étaient causés par l’appréhension ou par l’impatience — ces
émotions qui se disputaient en elle à chaque fois qu’elle pensait à sa nuit de
noces. Certes, elle avait donné son cœur à Nabil alors qu’elle n’était encore
qu’une enfant, et n’avait cessé de l’adorer à distance depuis. Mais leur
rencontre sur la terrasse l’avait perturbée et les fantasmes qu’elle nourrissait
à son égard s’étaient effondrés.
Effondrés, mais pas complètement détruits, reconnut-elle. Ses rêves
d’adolescente avaient rapidement repris le dessus sur ses doutes ; à présent,
ils s’étaient transformés en un cocktail explosif et dangereux, auquel se
mêlait un désir de femme adulte. Les sentiments qu’une femme éprouvait
pour un homme, d’autant plus légitimes qu’elle était son épouse, destinée à
porter ses enfants.
Cette simple pensée la troubla au point qu’elle vacilla. Ne voulant pas
que son mari devine son émoi, elle s’inclina en une profonde révérence.
— Non ! protesta-t-il. Est-ce une façon pour une femme de saluer son
mari ? Lève-toi, et tiens tes promesses.
— Quelles promesses ? répéta-t-elle, désarçonnée.
— Lors du banquet, pour me remercier des sucreries que je t’ai
données.
Elle comprit enfin. Il ne faisait pas allusion à la façon dont elle avait
prononcé son prénom, mais à la promesse muette et sensuelle qu’elle lui
avait faite en refermant les lèvres sur ses doigts. Toutefois, la nuance dans
la voix de Nabil l’incita à la prudence.
— Je pensais que tu étais fâché. Que j’avais commis une erreur.
N’était-ce donc pas parce qu’il était furieux contre elle qu’il l’avait
aussi brusquement arrachée à leurs invités ?
— Ai-je des raisons d’être fâché ? demanda Nabil. Dis-moi, qu’as-tu
fait de mal ?
— Je pensais que tu avais peut-être trouvé mon comportement trop
familier.
— Tu es la première personne à part Clementina et Karim à te
comporter de façon normale avec moi depuis que…
Il n’avait pas besoin d’achever sa phrase : Aziza comprit qu’il pensait à
Sharmila, sa première épouse. Pendant quelques instants, ses yeux
s’embuèrent, comme s’il lui avait retiré d’une main ce qu’il venait de lui
donner de l’autre. Elle n’avait soudain plus du tout l’impression d’être
quelqu’un d’unique. Ni qu’elle était appréciée pour elle-même.
Elle s’en voulut. Que s’était-elle imaginé ? Même si elle était la femme
de Nabil, elle ne serait jamais qu’une reine de convenance. Il l’avait choisie
parce que leur union garantissait la paix du royaume. La femme qu’il aimait
était morte, personne ne pourrait jamais la remplacer. Aziza devait se rendre
à l’évidence : après avoir été toute sa vie « l’autre sœur », elle serait
dorénavant « l’autre femme ».
— Tu m’as traité comme un homme.
Les pensées de son mari avaient suivi un tout autre chemin que les
siennes. Nabil s’était approché d’elle et l’avait fermement saisie par les bras
pour l’obliger à se relever. Sa voix était devenue plus grave.
* * *
* * *
— Nabil, non !
Le premier réflexe d’Aziza fut de tourner la tête pour chercher le regard
de son mari. Elle comprit son erreur quand l’étreinte de fer se resserra.
Contre son oreille, elle percevait les battements sourds et désordonnés de
son cœur ; il tenait son poignard si serré que ses jointures avaient blanchi.
La vérité s’imposa brusquement à elle et elle réalisa ce qui fondait la
méfiance de Nabil : le terrible souvenir du jour où il avait survécu à la
tentative d’assassinat.
Pour lui faire admettre qu’elle ne représentait pas une menace, elle
cessa de se débattre et tendit les mains devant elle, les doigts écartés, pour
qu’il puisse voir qu’elle ne portait pas d’arme.
— Je suis désolée, dit-elle. Je ne suis pas la servante de Jamalia et rien
de tout ceci n’était dirigé contre toi.
En son for intérieur, elle souhaitait ne pas se tromper sur les intentions
de son père, dont au fond, elle ne savait rien. Farouk avait semblé content
lors des négociations en vue du mariage. Et, à sa connaissance, il n’avait
jamais réellement songé à trahir Nabil au profit de qui que ce soit. Mais le
cheikh l’en soupçonnait-il ?
— Jamais je ne te ferai de mal, ajouta-t-elle. Je te le promets. Nous
avons été amis, autrefois.
Nabil plissa le front, perplexe. Elle prétendait ne pas être la servante de
Jamalia, quand c’était ainsi qu’elle s’était présentée à lui le premier soir, sur
la terrasse. Si elle était réellement Aziza, la fillette qu’il avait effectivement
considérée comme son amie, autrefois, alors, il était prêt à lui faire
confiance. Mais vouloir et pouvoir étaient deux choses différentes, et il
n’était actuellement pas en état de discerner le vrai du faux dans ce qu’elle
lui affirmait.
Comment l’aurait-il pu alors que ce corps souple et tiède était pressé
contre le sien ? Que ses mains entouraient la taille incroyablement fine de la
jeune femme dont les fesses étaient plaquées contre son sexe gonflé de
désir ? Si elle se remettait à gigoter comme elle l’avait fait quand il l’avait
saisie, il était perdu. Heureusement, elle avait visiblement abandonné l’idée
d’échapper à son étreinte. Tout son corps s’était relâché.
— J’ai été ami avec une certaine Aziza, lâcha-t-il lentement. Il y a
longtemps.
Une éternité, aurait-il pu dire. Presque dans une autre vie. Avait-il
secrètement espéré, en choisissant d’épouser Aziza, retrouver son innocence
perdue ? Dans ce cas, il s’était complètement fourvoyé.
— Et nous ne nous sommes jamais vraiment connus, ajouta-t-il.
Décidant qu’elle ne présentait aucune menace, Nabil fit pivoter sa proie
de sorte qu’elle se retrouva face à lui. Quand les yeux dorés de la jeune
femme rencontrèrent les siens, ce n’était plus une lueur de défi qu’il y lut.
C’était quelque chose d’infiniment troublant. Son expression ressemblait à
celle du chiot qu’il avait un jour piétiné accidentellement. De nouveau, il
songea que sa pâleur lui donnait un air vulnérable. Et l’enchevêtrement
savant de tresses et de boucles, qui constituait sa coiffure, s’était affaissé
lors de leur brève lutte. Elle avait l’air plus jeune, plus douce. Elle
ressemblait à la servante qui hantait ses pensées.
— Bon sang, qui es-tu ?
Il avait grommelé sa question pour masquer le trouble qu’elle causait en
lui.
— Je suis Aziza. Et Zia, la « servante » que tu as rencontrée sur la
terrasse. En fait, je n’étais pas censée me trouver là toute seule, à me
promener dans le palais, alors j’ai préféré mentir pour ne pas m’attirer des
ennuis.
Nabil lui trouva l’air sincère. Et chaque parcelle de son corps ne
demandait qu’à la croire, et à passer à autre chose. Il avait prévu une nuit de
noces, il aurait dû être en train de la savourer. La chaleur qui pulsait dans
ses veines, son érection presque douloureuse, tout présageait qu’il y
prendrait énormément de plaisir — si seulement il parvenait à chasser les
souvenirs sombres et les soupçons qui emprisonnaient son âme…
Sharmila aussi avait su arborer un air innocent. Il n’allait pas se laisser
berner une seconde fois.
— Et pourquoi devrais-je te croire ? demanda-t-il.
— Parce que c’est la vérité. Parce que…
Elle s’interrompit et, baissant les yeux, se mordilla violemment la lèvre
comme pour retenir des larmes. Nabil dut lutter de toutes ses forces contre
l’impulsion qui le poussait à se pencher vers elle. Il mourait d’envie de
poser les lèvres sur celles de la jeune femme, de passer sa langue sur la
blessure qu’elle s’infligeait. L’eau lui monta littéralement à la bouche à
l’idée d’y goûter de nouveau. Ses propres réactions le déconcertaient au
plus haut point. Décidément, cette femme avait le don de bouleverser sa vie
si bien réglée !
— Parce que tu n’as rien à craindre de moi, acheva-t-elle quand elle
releva la tête. Tu peux me faire confiance, Nabil. Je suis Aziza El Afarim, la
femme que tu as choisi d’épouser.
* * *
Aziza sentit l’étreinte de Nabil se resserrer légèrement ; il rejeta la tête
en arrière. Etait-ce un signe d’apaisement ?
— Le soir de ta fête, j’étais venue au palais avec ma famille, poursuivit-
elle. J’étais censée servir de chaperon à Jamalia, mais cette situation
l’ennuyait autant que moi. Elle ne voulait pas m’avoir dans ses pattes, et je
n’apprécie pas particulièrement ce genre de soirée. J’avais la migraine, je
voulais prendre l’air.
Tout en parlant, elle n’avait pu s’empêcher de poser la main sur le bras
de son compagnon, comme si ce geste pouvait le rassurer sur la pureté de
ses intentions. Sa main paraissait minuscule contre le renflement du biceps
de Nabil, qui tendait l’étoffe de sa dishdasha.
— C’est vrai que l’atmosphère était étouffante, dit-il.
Pouvait-elle considérer cette remarque comme une concession, ou se
contentait-il d’énoncer un fait ? Au moins, il avait parlé. Tout plutôt que ce
mutisme qui lui mettait les nerfs à vif.
— Ta main…
Nabil aussi avait baissé les yeux et posé le regard sur son auriculaire
légèrement tordu, dont il suivit la ligne du bout du doigt. Cette caresse la fit
frissonner.
— Comment est-ce arrivé ?
Il était présent, mais pourquoi s’en souviendrait-il ?
— C’était il y a au moins quinze ans. Lors de ta visite chez nous.
Nabil fronça les sourcils comme sous l’effet d’un effort de
concentration.
— Tu es tombée de ton poney, lâcha-t-il finalement.
A présent il se rappelait tout. Le petit cheval bai d’Aziza s’était cabré en
voyant un serpent, la fillette était tombée. Leur excursion les avait menés
loin dans le désert, le trajet du retour avait dû être long et douloureux pour
elle.
— Et ta sœur faisait tout pour attirer mon attention, ajouta-t-il.
Même à cette époque, alors que le père de Nabil vivait encore, il était
évident que Farouk El Afarim voulait à tout prix que le futur cheikh
remarque sa fille aînée. Mais ses manœuvres grossières avaient eu l’effet
inverse de celui recherché. Alors qu’il n’était encore qu’un adolescent,
Nabil avait vu clair dans son jeu. Cette lucidité lui avait cependant fait
défaut, quelques années plus tard, face à Sharmila — à sa décharge,
l’approche de celle-ci avait été beaucoup plus subtile.
Chassant ces souvenirs désagréables, il revint à l’épisode de sa jeunesse
qu’ils étaient en train d’évoquer.
— Je me souviens que tu as fait preuve de beaucoup de courage, reprit-
il.
Un autre enfant aurait bruyamment pleuré, mais Aziza avait serré les
dents. A son visage, toutefois, il avait pu voir qu’elle souffrait ; il n’en avait
que plus admiré son stoïcisme.
— Ce n’était pas l’avis de mon père. Il pensait que j’étais stupide, et
que si j’avais été une meilleure cavalière, je ne serais pas tombée. Voilà
pourquoi il m’a fait ramener à la maison aussi vite que possible.
De cela aussi, il se souvenait. A l’époque, il avait cru que Farouk avait
renvoyé la petite Aziza pour qu’elle se fasse rapidement soigner. En réalité,
il voulait qu’aucun incident ne perturbe les moments que le fils du cheikh
passait avec Jamalia.
— Après cette chute, je n’ai plus eu le droit de monter à cheval,
expliqua Aziza. L’os ne s’est pas très bien remis en place. Mon père
craignait qu’une nouvelle chute cause une blessure plus sérieuse. Je n’aurais
plus eu aucune valeur marchande : qui aurait voulu de moi comme épouse ?
Nabil comprenait mieux pourquoi Farouk El Afarim lui était
antipathique. Ce sentiment prenait sa source à une époque lointaine. Quoi
qu’il en soit, ce détail physique et le récit qu’elle venait de lui faire étaient
bien la preuve qu’Aziza et Zia étaient la même personne.
Un frisson délicieux traversa Aziza alors que, de nouveau, Nabil suivait
la courbe singulière son petit doigt. Avait-il fini par la croire ? Si c’était le
cas, il n’en était toutefois pas moins tendu, nota-t-elle, toujours captive de
ses bras puissants.
Malgré lui, Nabil se souvint qu’il avait été à deux doigts d’entraîner
cette femme dans sa chambre pour lui faire l’amour. Il regretta aussitôt
d’avoir laissé son esprit vagabonder, car son pouls s’était mis à battre plus
violemment contre ses tempes. Ce fut comme un signal d’alarme qui le
mettait en garde contre la tentation de lui accorder sa confiance trop
facilement.
— Pourquoi m’as-tu dit que tu t’appelais Zia ? Pourquoi n’as-tu pas
donné ton véritable nom ?
— Je te l’ai révélé : je ne voulais pas que mon père apprenne que je me
promenais dans le palais sans chaperon. Ni que j’avais laissé Jamalia sans
surveillance.
— Mais pourquoi « Zia » ?
Sa question provoqua une curieuse réaction chez la jeune femme : son
expression se ferma et son regard se voila. Il avait touché un point sensible,
et il eut de nouveau la conviction qu’elle lui cachait quelque chose.
— C’est ainsi qu’on m’appelle dans ma famille.
— Je ne sais pas si je dois croire cette histoire, lança-t-il en secouant la
tête.
Elle leva les yeux et darda son regard doré dans le sien. Un léger sourire
étira ses lèvres.
— Laisse-moi te convaincre. Il doit bien y avoir un moyen…
8.
« Laisse-moi te convaincre… »
Elle avait prononcé ces paroles sur un ton à la fois implorant et enjôleur.
Puis, de façon tout à fait inattendue, elle écarta les bras comme si elle lui
offrait son corps sur un plateau. Le mouvement fit remonter ses seins
rebondis et Nabil dut faire appel à toutes ses réserves de volonté pour ne
pas céder à la tentation.
— Tu me soupçonnes de vouloir te trahir, poursuivit-elle. Mais je te jure
que c’est faux. Tu n’as qu’à me fouiller. Je te garantis que tu ne trouveras
aucune arme.
Aucune arme ? Mais qu’en était-il de ces grands yeux implorants, de
cette bouche charnue et sensuelle, de ces seins ? Dans l’état d’excitation
sexuelle où il était, le simple fait de la toucher lui ferait perdre tout self-
control. S’en doutait-elle seulement ?
— Vas-y, insista Aziza, voyant qu’il hésitait.
A vrai dire, bien qu’il soit désormais convaincu qu’elle était bel et bien
Aziza El Afarim, il en mourait d’envie. Et non seulement il mourait d’envie
de la fouiller, mais il rêvait d’explorer la moindre parcelle de son corps si
féminin. D’autant qu’elle l’y invitait…
Mais c’était justement cela qui le retenait. Cette invitation était-elle un
stratagème pour le distraire ? Raison de plus pour s’assurer qu’elle ne
représentait aucune menace immédiate. La vie ne lui avait-elle pas appris
que les complots existaient là où on les attendait le moins ? Et que le plus
beau, le plus innocent des visages pouvait cacher un cœur faux.
La prudence et le bon sens lui commandaient de fouiller Aziza, mais il
se sentait tout sauf prudent ou sensé tandis qu’il s’écartait légèrement de la
jeune femme et que, son poignard toujours dans une main, il entreprenait de
la palper de sa main libre.
Comment ses gardes du corps et ses officiers de sécurité arrivaient-ils à
faire ce genre de travail quotidiennement ? Au début, il se contenta
d’effleurer son cou et ses épaules, et ce fut relativement facile ; l’affaire se
corsa quand il descendit vers la poitrine, qu’il effleura la courbe de ses
seins, puis qu’il sentit leur poids dans le creux de sa main.
A cet instant précis, il commit l’erreur de lever les yeux vers Aziza. La
tête légèrement rejetée en arrière, les paupières mi-closes, le regard perdu
dans le vague, elle respirait plus profondément, la bouche entrouverte. Sous
l’étoffe, les battements sourds de son cœur palpitaient contre la paume de
Nabil.
Nom d’un chien ! Comment s’était-il mis dans cette situation
intenable ? Il était bien placé pour savoir qu’il ne devait à aucun prix céder
maintenant au désir qui semblait gouverner son corps.
— Nabil…
Sous les caresses de son mari, Aziza sentait son corps s’embraser. Les
pointes de ses seins s’étaient raidies. Une chaleur délicieuse prenait
naissance entre ses cuisses. C’était comme si ces grandes mains la
marquaient du sceau de la possession.
Quand Nabil abandonna sa poitrine pour descendre le long de son buste
jusqu’à ses hanches, un frisson langoureux la traversa de la tête aux pieds ;
elle se cambra instinctivement contre la main qui l’effleurait.
— Comme tu peux le voir, je ne cache rien, parvint-elle à articuler
d’une voix rauque.
— Non…
A la voix cassée de son époux, elle devina que cette étrange inspection
le troublait au moins autant qu’elle. Ce constat lui insuffla le courage de
formuler à voix haute la demande qui lui brûlait les lèvres :
— Alors, emmène-moi dans ton lit, et fais de moi ta femme.
A peine eut-elle formulé sa supplication que Nabil se figea, et laissa
échapper un juron.
— Ça suffit ! déclara-t-il d’une voix glaciale.
* * *
Aziza n’en croyait pas ses oreilles. Nabil était aussi excité qu’elle.
Comment avait-il pu, en l’espace d’un instant, redevenir aussi distant et
cassant ?
Son visage avait pris une expression indéchiffrable, totalement fermée.
Il avait ôté les mains de ses hanches. Une onde de froid glaça Aziza,
soudain arrachée au rêve sensuel dans lequel elle flottait.
Quand Nabil leva les mains pour l’empêcher de se rapprocher, elle eut
l’impression qu’il voulait couper le lien qui s’était établi entre eux. Que
s’était-il passé ? Pourquoi la repoussait-il ? Pourquoi refusait-il d’admettre
qu’il la désirait ?
Car il l’avait désirée, non ? Du moins elle l’avait cru. Elle avait si peu
d’expérience en la matière, s’était-elle trompée ? Et si son père avait
raison ? Elle n’était pas le genre de femme que les hommes rêvaient
d’épouser, contrairement à sa sœur. Ou s’était-elle montrée trop hardie ?
Avait-elle eu tort d’exprimer aussi ouvertement l’attirance qu’elle éprouvait
pour lui ? Seigneur, ces questions la rendaient folle !
— Mais pourquoi ? bredouilla-t-elle. Tu sais désormais que je ne cache
pas d’arme, que je ne représente aucun danger pour toi…
— A moins que ce soit ça ton arme secrète, rétorqua-t-il.
Le regard méprisant avec lequel il la détailla, s’attardant sur ses seins et
sa taille, acheva de la déconcerter. Quand elle comprit enfin son allusion,
son sang se figea dans ses veines.
— Tu penses que j’essayais de te séduire pour…
— Tu n’essayais pas, la coupa-t-il. Tu étais en train d’y parvenir.
Devait-elle prendre son reproche comme un compliment ? Certainement
pas : le ton de Nabil indiquait clairement qu’il l’accusait du pire crime
possible.
Cette accusation pouvait paraître invraisemblable, mais Aziza se rappela
soudain que l’homme qui l’avait brutalement arrachée à leur repas de noces,
pour l’entraîner dans ses appartements, était persuadé qu’elle faisait partie
d’une conspiration contre lui. Il avait même cherché à se protéger d’elle
avec son poignard. La fouille à laquelle il venait de la soumettre ne l’avait
apparemment pas convaincu de son innocence.
— Nous en avons terminé, déclara-t-il.
Un profond découragement s’abattit sur Aziza. Elle eut l’impression de
revivre la soirée sur la terrasse, quand, pensant qu’elle était une servante, le
cheikh l’avait congédiée sans autre forme de procès. Elle s’apprêtait à
obtempérer quand un sursaut de fierté la fit se raviser.
Nabil l’avait choisie, même si des soupçons infondés avaient gâché son
conte de fées. Galvanisée par un sentiment de rébellion, elle décida de lui
montrer qu’elle n’avait que l’intérêt de son mari et celui de son royaume en
tête.
— Tu veux vraiment que je passe cette porte ? s’enquit-elle en la lui
désignant de la main. Et que tout le monde sache que ce mariage a échoué
avant même d’avoir commencé ? Tu veux que j’annonce à mon père que le
traité est nul et non avenu ?
… « et qu’il avait raison quand il affirmait que son autre fille n’était pas
la femme qu’il fallait à un cheikh », se retint-elle d’ajouter.
— Si c’est ce que tu veux…, conclut-elle d’une voix détachée.
Sur ces mots, elle se redressa de toute sa taille, releva le menton et fit
demi-tour. Sans un regard en arrière, elle se dirigea vers la sortie.
— Un instant !
L’ordre avait fusé, brutal et dur comme une balle qui se serait fichée
entre ses épaules.
— Où penses-tu aller comme ça ?
* * *
Nabil serra les poings. Allait-il laisser partir Aziza, et ainsi anéantir les
bénéfices que lui-même et le royaume retireraient de ce mariage ? Allait-il
risquer de mettre en jeu la paix et la prospérité du Rhastaan ? Renoncer à
l’héritier que son peuple appelait de ses vœux ?
— Tu viens de dire que nous en avions terminé, dit-elle sans se
retourner. Je n’ai pas l’intention d’attendre sagement que tu te décides ou
non à me faire confiance.
Ce n’était pas d’elle dont Nabil se méfiait, mais de son père. S’il se fiait
aux souvenirs qu’il avait d’Aziza enfant, elle ne ressemblait pas à Farouk.
Elle était foncièrement honnête et généreuse.
Le problème, c’était que la petite fille était devenue une femme. Une
femme qu’il avait désirée comme un fou dès l’instant où ses yeux s’étaient
posés sur elle, sans même savoir qui elle était. Alors à quoi bon se voiler la
face ? S’il la laissait partir maintenant, il ne renoncerait pas seulement à un
traité déterminant pour l’avenir de son pays…
Il ne s’agissait pas du Rhastaan, c’était beaucoup plus personnel, voilà
justement pourquoi la confiance jouait un rôle essentiel. Echaudé par
l’expérience de son premier mariage, il avait résolu de ne plus jamais se fier
aux apparences. Ni de céder à la précipitation. Le traité allait être mis en
place, et il verrait s’il pourrait tirer de ce mariage arrangé plus qu’il n’en
avait espéré. Mais une chose était certaine : il n’allait pas renoncer aussi
facilement à la femme qui avait éveillé son désir comme aucune n’avait
réussi à le faire depuis des années.
— T’ai-je donné la permission de partir ? lança-t-il.
— Ai-je besoin de ta permission ?
Aziza aurait voulu lui résister, lui dire d’aller au diable et s’en aller,
mais elle en était incapable. De plus, n’avait-elle pas perdu toute crédibilité
quand elle l’avait littéralement supplié de coucher avec elle ?
Elle resterait, et elle lui prouverait qu’elle méritait sa confiance. Elle
n’avait pas le choix. Si Nabil soupçonnait son père, toute sa famille était
menacée. Elle devait le convaincre que leur rencontre, le fait qu’elle se soit
présentée comme la servante de Jamalia, tout ça n’était que le fruit du
hasard et non une machination secrètement ourdie par son père.
Les images se bousculèrent dans son esprit : le moment où il l’avait
enlevée à leurs invités, la façon dont son père s’était respectueusement
incliné sur son passage quand elle avait quitté la réception au bras de Nabil,
l’expression de Jamalia quand leur père leur avait annoncé que c’était Aziza
qui avait été choisie… Ces souvenirs lui insufflèrent un regain de fierté.
Dans le miroir en face d’elle, le visage de Nabil affichait une expression
menaçante.
— Je suis le cheikh, asséna-t-il.
— Et moi je suis ta cheikha, rétorqua-t-elle sans se démonter. A moins
que notre mariage ne soit pas valable… ?
Elle fit une pause, sans cesser toutefois d’observer son mari dans le
miroir. Elle vit ses traits aristocratiques se figer et ses yeux noirs lancer des
éclairs.
— Tu voulais savoir qui j’étais, poursuivit-elle d’un ton posé. Eh bien,
je ne suis pas Zia la servante et je ne suis plus Aziza. Je suis la souveraine,
l’élue, la femme du cheikh ; du moins sur le papier.
Elle constata que le coup avait porté. Nabil jeta un bref coup d’œil en
direction de la porte de sa chambre, avant de rediriger sur elle son regard
qui lui brûla la nuque comme un laser.
— Tu m’as prise pour femme, aujourd’hui, insista-t-elle, désireuse de
profiter de son avantage. Dorénavant, je n’ai plus à m’incliner devant qui
que ce soit.
Nabil sourit. Mais son sourire n’avait rien de rassurant, au contraire…
— En dehors de cette pièce, peut-être, admit-il d’une voix
dangereusement douce. Mais tu n’es pas sans ignorer qu’un mariage, pour
être considéré comme valable, doit être consommé.
— Consommé…, murmura-t-elle avec dépit.
Elle pivota, avant de s’immobiliser quand elle vit l’expression
impitoyable de Nabil. Dire que quelques minutes auparavant, elle était
impatiente de partager le lit de cet homme, de se donner à lui corps et âme,
parce qu’elle pensait qu’il l’avait choisie, elle et aucune autre. Elle s’était
sentie unique, spéciale, désirée… Elle n’était qu’une idiote !
A présent, la perspective de coucher avec Nabil lui était insupportable.
Elle avait découvert qu’elle n’était qu’un pion dans ses négociations. Il
l’avait épousée car elle était une fille du clan El Afarim et non pour elle-
même. Il se méfiait d’elle comme du reste de sa famille.
Pourquoi cette allusion à la consommation du mariage ? Pensait-il
encore qu’elle allait rester et partager son lit cette nuit ? Bien sûr ! N’était-
ce pas une des raisons de ce mariage d’intérêt ? Le royaume avait besoin
d’un héritier…
— Tu veux dire que tu me fais confiance, maintenant ? riposta-t-elle. Tu
ne crois plus que je t’ai épousé sous un prétexte ? Que décides-tu
finalement ? Je pars ou je reste ?
En quelques enjambées, il fut devant elle. Bien qu’elle ait décidé de
cesser de s’extasier sur lui, elle ne put s’empêcher de noter qu’il se
déplaçait avec une aisance toute féline. Quand il s’arrêta devant elle, il
glissa la main sous son menton pour l’obliger à le regarder.
— Tu restes.
Ses pupilles sombres la terrifièrent. Le seul sentiment qu’elle décela
dans son sourire sans joie était un instinct de possession. C’était le sourire
d’un homme qui savait que c’était lui qui fixait les règles ; lui qui tenait le
sort de sa femme entre ses mains.
— Si tu franchis cette porte, tu emporteras ta réputation et celle de ta
famille avec toi. Comme tu viens de me le rappeler, tu es ma reine
maintenant. Tu es censée partager ma chambre. Et mon lit.
Le cœur d’Aziza manqua un battement et sa gorge se noua. Elle n’aurait
su dire si c’était l’effet de l’excitation ou de la peur. Etait-elle condamnée à
éprouver des sentiments ambigus et contradictoires pour cet homme ?
Tantôt elle ne songeait qu’à quitter ces lieux, tantôt elle songeait à l’amère
déception qu’elle éprouverait si elle ne faisait pas l’amour avec lui.
La voix de Nabil, qui s’était radoucie, mit un terme à ses réflexions :
— Ne prends pas cet air dépité, habibti. Je pense que ni toi ni moi ne
voulons précipiter les choses ce soir. Certes, le royaume a besoin d’un
héritier, mais pour cette nuit, le royaume attendra. De toute façon, il attend
depuis des années, une nuit de plus ou de moins n’y changera pas grand-
chose.
* * *
* * *
Sa femme venait de mettre le doigt sur ce dont Nabil avait voulu lui
parler la veille au soir, sans parvenir à le définir vraiment.
— Personne ne se serait mieux comporté que toi, durant cette semaine,
déclara-t-il sans la moindre hésitation.
Le naturel désarmant dont Aziza faisait preuve en toutes circonstances
l’avait agréablement surpris. Quand elle s’adressait aux gens, ceux-ci
s’illuminaient, visiblement ravis de l’attention qu’elle leur accordait, de la
chaleur qui émanait d’elle. Et les enfants malades à qui ils avaient rendu
visite la veille avaient été attirés par elle comme des épingles par un aimant.
Ils l’avaient littéralement assaillie, leurs petites mains cherchant
instinctivement les siennes. L’élégante robe bleue qu’elle portait n’était pas
sortie indemne de la visite : maculée de traces de nourriture, et même d’une
tache de vomi ! Et comment avait réagi Aziza ? Elle avait éclaté de rire !
— Je t’ai observée, avant chaque événement. Tu étais nerveuse.
— Terrifiée, tu veux dire ? Mon éducation ne m’a pas préparée à être
cheikha. Je n’étais même pas censée épouser quelqu’un d’important,
contrairement à Jamalia. Alors j’ai essayé d’imaginer comment ta mère se
serait comportée. Elle était tellement élégante…
Nabil retint de justesse un rire cynique. Sa réaction n’avait
apparemment pas échappé à Aziza, qui le dévisagea, interloquée. Il se sentit
obligé de se justifier :
— Ça se voit que tu n’as pas connu ma mère. Elle était terriblement
égocentrique. Dans son esprit, l’attention qu’on lui portait était un dû. Les
autres ne l’intéressaient pas. Elle aurait par exemple détesté que des enfants
abîment sa robe et elle aurait veillé à garder ses distances avec eux.
— Mais j’imagine qu’avec toi, son fils… ?
Elle ne termina pas sa phrase, arrêtée sans doute par sa moue amère.
— Elle avait une allure incroyable, du style, c’est vrai. Elle faisait
indéniablement bien sur les portraits officiels. La personne qui me la
rappelle le plus est ta sœur.
— Et… ce n’est pas un compliment ?
— Ma mère voulait être reine bien plus que mère. Une fois que je suis
né, elle a considéré qu’elle avait accompli son devoir à l’égard de la
couronne. « Un héritier : fait ! » a-t-elle dû cocher dans son agenda. Elle
m’a allègrement confié à une nourrice compétente et a ainsi pu continuer à
profiter de sa situation de première dame du royaume.
— Profiter ? demanda Aziza, l’air horrifié. Comment pouvait-elle
apprécier d’être le point de mire de tous les regards ? De voir le moindre de
ses mouvements observés à la loupe ?
Nabil éprouva soudain une folle envie d’effacer la pointe de détresse
qu’il lisait sur le visage de sa femme. Il n’en revenait pas. A l’entendre, ces
quelques jours passés à ses côtés l’avaient perturbée ; pourtant, elle n’en
avait rien laissé paraître en public. Au bout de quelques minutes, il avait su
qu’elle se débrouillerait parfaitement. Il pouvait la laisser seule avec des
gens : aussitôt, elle bavardait avec eux, quel que soit leur âge ou leur statut.
Il avait toutefois remarqué que, de temps en temps, elle le cherchait du
regard, comme pour quêter son approbation ou ses encouragements.
— On finit par s’y habituer. Crois-moi, Zia, ce ne sera pas toujours
aussi terrible.
— Ne m’appelle pas comme ça ! s’écria Aziza.
La véhémence de sa réaction parut surprendre Nabil.
— C’est pourtant sous ce nom que tu t’es présentée à moi, fit-il
remarquer.
— Je ne voulais pas que tu saches qui j’étais.
— D’accord, tu n’es pas Zia. Mais je serais curieux de savoir qui est
vraiment Aziza, fille de Farouk El Afarim.
— La seconde fille de Farouk El Afarim, rectifia-t-elle.
Au changement qui se produisit dans la physionomie de son mari, elle
comprit qu’elle avait éveillé sa curiosité. Ses yeux noirs s’étaient plissés et,
les mains posées sur ses genoux, il s’était penché légèrement en avant. La
lampe éclairait désormais son visage sous un autre angle et le faisait
ressembler à une statue en bronze.
— Allez, raconte-moi ton histoire, je t’écoute.
— Je… Eh bien, tu connais le syndrome de « l’héritier de secours » ? Il
y a l’héritier, et puis un second fils, juste au cas où.
— Je comprends. Il y a eu des périodes où j’aurais voulu avoir un frère,
comme soutien, ou solution de rechange pour mon père, ou peut-être pour
ne pas être seul. Mais en quoi cette tradition te concerne ?
— Cette situation existe aussi pour les filles. Peut-être même davantage.
Mon père n’a jamais eu le fils qu’il désirait. Il a eu deux filles. L’aînée est
exceptionnelle. Sa grande beauté lui assurait dès son plus jeune âge un
mariage prestigieux, dont l’honneur devait rejaillir sur la famille. Jamalia
était parfaite dans le rôle. Elle était toujours entourée d’une nuée de
soupirants, contrairement à moi. Moi, j’étais la deuxième fille ; une
déception.
— Qui pourrait te considérer comme une déception ? demanda Nabil
d’une voix très douce.
— Toi, rétorqua-t-elle. Tu aurais dû voir ton expression horrifiée quand
tu as vu mon visage, le soir du mariage.
Ce souvenir affreux lui nouait encore la gorge des jours après…
— Je pensais que j’avais été piégé, se défendit-il. Cela n’aurait pas été
la première fois.
La voix de son mari s’était brièvement infléchie et son visage
magnifique s’était crispé. Ce changement la troubla et lui fit oublier sa
propre détresse. Essayait-il d’étouffer des sentiments qu’il n’était pas prêt à
admettre ? Son intuition fut renforcée quand elle le vit retirer brusquement
la main de sa joue. Apparemment, il venait de s’apercevoir qu’il caressait
machinalement sa cicatrice. Puis, il secoua la tête comme pour chasser des
pensées pénibles.
— Et tu pensais que je faisais partie d’une conspiration, dit-elle d’une
voix imprégnée de tristesse. Mais ce n’est pas le cas.
Elle n’aurait su dire si elle s’apitoyait sur elle-même ou sur l’homme
qui ne faisait confiance à personne, et qui ne s’était visiblement jamais
remis de l’attentat aux conséquences fatales dont il avait été victime.
Pas étonnant que Nabil ne veuille pas la laisser approcher, au sens
propre comme au figuré. Elle pouvait encore sentir le froid glacé de la lame
de son poignard contre sa gorge. Et la balafre sur sa joue devait chaque jour
lui rappeler que quelqu’un l’avait haï au point de vouloir le tuer. Le cœur
d’Aziza se serra à la pensée qu’il vivait dans la méfiance et les soupçons.
A son grand étonnement, il n’argumenta pas. Au contraire, d’un
hochement de tête, il sembla accepter son affirmation.
— Tu n’étais pas celle que j’attendais, admit-il. Mais ce n’était pas de la
déception. Je t’ai voulue dans mon lit dès l’instant où je t’ai vue, sur la
terrasse. Si tu veux savoir la vérité, c’est la pensée que Zia, que je prenais
pour la servante de Jamalia, suivrait celle-ci si elle devenait reine qui m’a
poussé à refuser ta sœur. Mais quand je vous ai vues toutes les deux
ensemble, je me suis souvenu que Jamalia avait une jeune sœur. Si j’avais
su que Zia et cette jeune sœur étaient en réalité la même personne…
— C’est bien ce que je pensais : le miroir dans le salon était sans tain et
tu nous observais.
— Tu crois que j’aurais épousé ta sœur sans l’avoir vue auparavant ?
Il n’ajouta pas qu’il avait su dès le premier coup d’œil que Jamalia
n’était pas la mère qu’il voulait pour ses enfants, qu’elle lui rappelait trop sa
propre mère.
La veille, il avait eu la confirmation que son intuition ne l’avait pas
trompé : la femme qui, sans se soucier de salir sa robe, avait joué et ri avec
les enfants de l’hôpital était celle qu’il voulait comme mère de ses enfants.
Il avait éprouvé la même chose avec Sharmila. Elle avait été tellement
impatiente d’être enceinte ! Le temps qu’ils ne consacraient pas à leurs
obligations officielles, ils le passaient au lit. A l’époque, Nabil s’en
réjouissait, mais c’était avant qu’il découvre la trahison déjà accomplie que
cachait cette passion apparente.
D’ailleurs, la comparaison s’arrêtait là. En aucun cas Sharmila ne se
serait pelotonnée dans le fauteuil après avoir lancé ses escarpins sur le tapis
comme Aziza venait de le faire. Jamais, une fois leur journée terminée, ils
n’avaient passé une soirée à bavarder paisiblement ensemble.
Une pensée s’immisça soudain en lui, qui lui fit froncer les sourcils : il
avait probablement plus échangé avec Aziza ce soir qu’avec Sharmila
durant leur bref mariage. Pas une seule fois, par exemple, il n’avait parlé de
sa mère avec sa première épouse.
— Aziza…
Il s’interrompit quand il vit qu’elle portait la main à sa bouche pour
étouffer un bâillement. Il réalisa alors qu’elle avait le plus grand mal à
garder les yeux ouverts.
— Tu es exténuée, fit-il remarquer en se levant.
S’il ne l’avait pas rattrapée in extremis, l’assiette à moitié terminée
qu’elle avait posée sur ses genoux serait tombée par terre.
— Va te coucher.
Son conseil sonnait comme un ordre, mais il était conscient que son
autorité de façade n’était qu’une façon de ne pas céder à la tentation
qu’Aziza représentait. Tant qu’il ne serait pas sûr, il ne voulait pas prendre
de risque. Malgré sa fatigue, elle tenta de se redresser pour protester, mais
elle vacilla. Pour une raison inexplicable, cette vision l’émut profondément
et, malgré lui, il laissa échapper un petit rire.
— Tu as vraiment besoin de dormir, Aziza.
Après une brève hésitation, elle prit la main qu’il lui tendait. Il faillit la
soulever dans ses bras pour l’emporter dans la chambre. Seigneur ! Il
mourait d’envie de faire ça. Mais l’ivresse que lui procurait le contact de la
petite main de sa femme dans la sienne et son parfum si particulier le
rappelèrent à la raison. Il devait prendre son mal en patience. Le rapport
qu’il avait commandé ne serait prêt que demain. Il était quand même
capable d’attendre vingt-quatre heures pour être parfaitement rassuré, non ?
De plus, Aziza était tellement épuisée que cela aurait été cruel de ne pas la
laisser dormir ce soir.
Mais sa paume lui parut vide, et son esprit aussi, quand Aziza retira sa
main et qu’elle se dirigea, titubant de fatigue, vers la chambre.
Ce ne fut que quand la porte se referma avec un bruit sourd qu’il se
souvint d’un événement qui avait eu lieu un peu plus tôt dans la soirée.
Ils étaient en train de saluer leurs invités quand le bruit d’une vieille
voiture pétaradant au loin l’avait fait sursauter. A peine avait-il ressenti la
tension familière que ce type de déflagration provoquait inévitablement en
lui qu’il avait senti la main d’Aziza s’emparer de la sienne. Ses doigts
tièdes et doux avaient serré les siens. Ç’avait été très bref : dès qu’elle avait
perçu qu’il se détendait, elle l’avait relâché et avait repris sa conversation
avec la femme de l’ambassadeur de France.
Il pouvait attendre vingt-quatre heures, mais pas une minute de plus. Il
préférait ne pas envisager la possibilité que ce rapport soit négatif. A vrai
dire, cette simple perspective lui donnait des sueurs froides.
10.
* * *
* * *
Dans la chambre, Nabil la déposa sur le lit, sur lequel il se laissa tomber
à son tour. Se penchant sur elle, il plongea les mains dans sa chevelure
répandue sur les coussins de soie et s’empara de nouveau de ses lèvres,
pour un baiser aussi bouleversant qu’exigeant. Bientôt cependant, il parut
ne plus pouvoir se satisfaire de baisers, aussi passionnés soient-ils. Ses
mains parcouraient son corps avec une fébrilité accrue.
— Au diable tous ces vêtements ! marmonna-t-il.
Tout en parlant, il déchira la tunique de fine soie verte qu’elle portait,
offrant ses seins à son regard de braise. L’instant suivant, les lambeaux
d’étoffe gisaient sur le tapis, où ils furent bientôt rejoints par son pantalon
de toile blanc et ses sous-vêtements.
Quand Aziza fut nue, Nabil se déshabilla à son tour, puis il revint près
d’elle dans le lit. Le contact de sa peau brûlante, de son corps tendu comme
un arc contre elle attisa les flammes qui dévoraient son corps assoiffé de
caresses. La bouche de son amant se fit plus audacieuse. Elle s’attarda sur
ses seins et happa un mamelon durci avant de le taquiner de la langue.
Etourdie par l’exquise torture, elle laissa échapper un gémissement. Bien
que tout ceci soit nouveau pour elle, Aziza sut à cet instant qu’elle en
voulait davantage.
Elle n’eut pas besoin de formuler son souhait à haute voix : déjà Nabil,
visiblement aussi impatient qu’elle, avait glissé une main entre ses cuisses,
qu’il écarta en douceur pour en caresser l’intérieur. Quand ses doigts se
posèrent sur la toison de son sexe, il laissa échapper un râle de satisfaction.
Il interrompit son exploration pour la dévisager. D’une profondeur
troublante, ses yeux noirs étincelaient ; le feu de la passion colorait ses
pommettes saillantes au-dessus de sa barbe fournie. Elle pouvait voir la
bataille qui se livrait en lui : songeant à l’inexpérience de son épouse, il se
demandait comment il allait concilier son propre désir avec la nécessité de
ne pas la brusquer.
Mais Aziza n’avait que faire de sa prévenance. Ce n’était pas ce qu’elle
voulait. Pas ce dont elle avait besoin. Quand elle parla, sa voix était rauque
de désir :
— Non ! Ne t’avise surtout pas d’arrêter maintenant, ordonna-t-elle.
— Aucun risque, ma belle.
Joignant le geste à la parole, il glissa une cuisse entre ses jambes pour
les ouvrir davantage, puis il s’allongea sur elle. Galvanisée par la sensation
de chaleur que lui procurait le contact de son érection contre son ventre, et
redoutant qu’il ne se ravise, Aziza fit ce que son instinct de femme lui
dictait. Soulevant légèrement les hanches, elle s’apprêta à le recevoir. Avec
un soupir de triomphe et de capitulation mêlés, Nabil prit possession d’elle.
La brève morsure de douleur fut bien vite oubliée, et Aziza se laissa
emporter par les sensations inouïes qui l’assaillaient, lui faisant oublier le
monde qui les entourait. Elle ne savait plus où son corps finissait et où celui
de Nabil commençait. Tout ce qu’elle ressentait, c’était qu’ils ne faisaient
plus qu’un et qu’ensemble, ils s’envolaient vers des sommets d’extase dont
elle ne soupçonnait même pas l’existence. Cependant, elle croyait qu’elle
mourrait si elle ne les atteignait pas.
Quelques secondes plus tard, elle avait l’impression qu’elle était en
train de mourir. De plaisir. Une sensation délicieuse explosait dans tout son
corps ; elle eut l’impression de s’envoler vers l’immensité de l’espace.
Dans le tourbillon d’émotions qui l’emportait, elle avait conscience que
Nabil était avec elle, qu’il la suivait sur la même voie merveilleuse alors
qu’il murmurait son prénom dans un râle.
* * *
* * *
* * *
* * *
Nabil avait l’impression qu’une éternité s’était écoulée avant que son
esprit ne réintègre son corps. Il n’avait conscience que d’une chose : le
souffle saccadé de la femme toujours assise sur lui, la tête lourdement
appuyée contre son épaule, tandis que la partie la plus intime de son corps
vibrait encore des derniers soubresauts du plaisir qui la secouaient.
— Alors ? Maintenant tu as compris pourquoi c’est toi que j’ai choisie
et non ta sœur ? bredouilla-t-il, encore bouleversé par le moment de fusion
totale qu’ils venaient de vivre.
Le corps alangui d’Aziza se figea soudain contre le sien. Quand elle
releva la tête, sa lourde chevelure balaya la joue de Nabil au passage.
— Comment aurais-je pu ne pas te choisir, alors que tu es la féminité
incarnée ?
Il se redressa et savoura le frottement de leurs peaux moites, la façon
dont elle avait laissé les jambes enroulées autour de ses hanches. Emerveillé
par tant de perfection, il lui caressa les épaules, puis le dos, avant de
s’attarder sur ses hanches pleines.
— Des courbes là où il faut…, poursuivit-il.
Déjà, sa lente exploration avait ravivé les flammes du désir. Son sexe
recommençait à durcir. S’il emportait Aziza dans leur chambre, ils
pourraient reprendre leurs merveilleux ébats dans des conditions un peu
plus confortables.
— Des hanches faites pour porter des enfants.
Quand Nabil s’aperçut que son petit jeu sensuel n’était pas partagé, il
était trop tard. Le doute n’était plus permis : Aziza était tendue et distante.
De nouveau, il caressa sa taille, mais aussitôt elle eut un mouvement de
recul.
— Non ! s’exclama-t-elle, en bataillant maladroitement pour s’extraire
de son étreinte.
Surpris par cette réaction incompréhensible, Nabil tenta de la retenir,
mais Aziza parvint à lui échapper. Impuissant, il la regarda s’enfuir.
Quelle mouche l’avait donc piquée ? se demanda Nabil, estomaqué. Il
lui avait clairement fait comprendre qu’il la désirait comme un fou. Il le lui
avait même avoué à claire et intelligible voix ! Mais elle avait décampé
comme s’il était le diable en personne. Se relevant à son tour, il la suivit.
De toute évidence, sa femme et lui avaient besoin de parler
sérieusement.
13.
Nabil eut tout de suite conscience qu’il avait, sans savoir comment,
touché un point extrêmement sensible. Aziza avait tressailli et brièvement
fermé les yeux, comme sous l’effet d’un choc douloureux. Ce ne pouvait
quand même pas être ?…
— Pourquoi te mets-tu dans tous tes états dès que tu entends ce
diminutif ? demanda-t-il.
Son esprit lui avait apporté la réponse avant même qu’il ait achevé sa
question.
— C’est ainsi que mon père m’appelle. C’est lui qui a commencé ; le
reste de la famille a suivi.
Au son lugubre de sa voix, Nabil comprit que ce diminutif n’avait rien
d’affectueux.
— Ne les laisse pas te rabaisser. Tu as un prénom magnifique, pourquoi
refusent-ils de l’employer ?
— Aziza veut dire précieuse. Ce que je n’ai jamais été aux yeux de mon
père.
Les poings de Nabil se crispèrent d’instinct. Toute sa vie, la famille de
la jeune femme lui avait fait sentir qu’elle était la « fille de secours », un
constant sujet de déception. Cette pensée avait allumé en lui une colère
sourde.
— Je sais ce que l’on ressent quand des parents ne pensent à leur enfant
que comme un outil au service de leur politique ou le garant de leur statut,
lui assura-t-il. Et je te promets que je ne t’appellerai plus jamais Zia. Pour
moi, tu seras toujours Aziza.
La femme qui s’était présentée à lui sous le nom de Zia l’avait attiré
sexuellement, il ne pouvait le nier. Mais Aziza, elle, avait pris place dans sa
vie comme si elle était la pièce manquante d’un puzzle.
— Je t’ai choisie et tu ne m’as jamais déçu.
Une lueur indéchiffrable éclaira les yeux dorés d’Aziza, mais elle se
rembrunit aussitôt.
— Je ne t’ai jamais déçu au lit, précisa-t-elle.
— N’est-ce pas la place d’une épouse ?
— Et elle doit porter tes enfants.
— Naturellement qu’en te choisissant, j’ai pensé à mes futurs enfants.
Tu seras une mère parfaite. En tant que reine et mère de mes héritiers, tu
recevras la considération due à ton rang. Tout ce que tu veux, tu l’auras.
— Tout ce que je veux ?
Quand elle vit la mâchoire de son mari se crisper, Aziza se dit qu’il
avait sans doute deviné où elle voulait en venir. Avait-elle franchi une ligne
invisible qu’il avait tacitement tracée entre eux ?
— Si c’est l’amour que tu veux, c’est non, répliqua-t-il d’un ton sec tout
en soutenant son regard. Je n’ai pas d’amour en moi. Je ne reconnaîtrais
même pas ce sentiment si je l’éprouvais.
* * *
Les mots de Nabil lui firent l’effet d’une gifle. Aziza réussit cependant à
ne pas le montrer. Quand bien même il n’aurait pu être plus clair, elle ne put
cependant s’empêcher d’insister :
— Comment peux-tu être si sûr de toi ? Est-ce que tu prétendrais ne pas
avoir de cœur ?
Il éclata d’un rire sombre, dénué de chaleur.
— Mon cœur ? Je l’ai perdu il y a bien longtemps. Depuis, c’est mon
cerveau qui dicte ma conduite.
Sharmila… Il n’eut pas besoin de prononcer son prénom pour qu’elle
comprenne l’allusion.
— Et mon cerveau me dit que j’ai envie de toi, poursuivit-il. Depuis que
je t’ai rencontrée, tu m’obsèdes. Je te veux dans ma vie, dans mon lit. Il y a
moins d’une heure, j’étais en toi et pourtant je te désire comme si cela
faisait des mois que je ne t’avais plus touchée.
Aziza retint un ricanement amer. A entendre Nabil, c’était le plus beau
compliment qu’il puisse lui faire ! Pour lui, c’était sans doute le cas, et une
autre femme s’en contenterait peut-être. Pourtant, Aziza doutait qu’une telle
déclaration lui suffirait pour accepter un mariage sans amour…
Un sentiment de résignation s’abattit sur elle. Elle n’avait pas le choix :
Nabil n’avait rien d’autre à lui offrir, et elle devait reconnaître qu’il s’était
montré totalement honnête sur ce point avec elle. Elle n’était pas capable
d’exiger de lui plus qu’il ne pouvait lui donner. Si elle voulait cet homme,
elle devait l’accepter tel qu’il était. Un homme dont la capacité à aimer
avait été détruite voilà bien longtemps, en même temps que son premier et
unique amour.
Il était temps pour elle de cesser de rêver à l’impossible, se sermonna-t-
elle. Et d’affronter la réalité.
— Tu es le cheikh, déclara-t-elle, solennelle. Ton esprit doit se
consacrer en priorité à tes devoirs envers ton pays et ton peuple. Le temps
que nous avons passé ici t’a éloigné de tes responsabilités. Je pense qu’il est
temps que nous retournions à Hazibah. Tu traiteras mieux les affaires
importantes là-bas. Quant au reste…
Elle effleura son mari du regard, s’attardant délibérément sur son
entrejambe. Si Nabil pouvait réduire ce qui existait entre eux à une relation
purement sexuelle, alors elle aussi y parviendrait. Par ce moyen, elle
réussirait à lui cacher la vraie nature de ses sentiments à son égard.
— Peu importe l’endroit où nous nous trouvons, continua-t-elle. Tu
peux aussi bien satisfaire à tes devoirs conjugaux à Hazibah. Et moi, je… je
pourrai être la femme et la reine que tu souhaites là-bas aussi bien qu’ici.
Sa poitrine s’était douloureusement serrée, et elle avait eu toutes les
peines du monde à retrouver son souffle pour terminer sa phrase. Mais sa
décision était prise : elle serait la reine de Nabil de la manière qu’il
l’exigeait. Car si elle attendait beaucoup plus de cette union, c’était son
problème à elle, non celui de son mari.
14.
* * *
* * *
— Tu as envie de nager ? demanda Nabil avec un mouvement de tête
vers le lac bordé de palmiers.
Aziza venait de poser un pied à terre. Tout le long de la chevauchée vers
l’oasis, son royal époux était resté silencieux, visiblement absorbé par des
pensées qu’il ne voulait pas partager avec elle. Aussi sa question la prit-elle
au dépourvu.
— J’adorerais ça, mais je n’ai pas apporté de maillot.
— Je me souviens d’une fois, dans la piscine du palais de la montagne,
où ça ne t’avait pas gênée…
Une lueur amusée scintillait dans les prunelles noires de Nabil.
— Nous n’étions pas accompagnés par une nuée de gardes du corps, lui
rappela-t-elle. Ne peut-on pas les renvoyer au palais ?
— Si seulement c’était possible…
Il semblait aussi déçu qu’elle.
— Mais je peux remédier à ton autre problème.
Ouvrant la sacoche accrochée à sa selle, il en sortit un maillot de bain
qu’il lui lança.
— Et si tu cherches un endroit pour te changer…
Il la prit par la main et l’entraîna vers un immense rocher. Ils le
contournèrent et Aziza découvrit une vaste tente plantée au bord de l’eau.
Quand elle pénétra à l’intérieur, à la suite de Nabil, elle ouvrit de grands
yeux, étonnée. Le sable du désert était recouvert d’un splendide tapis aux
teintes chatoyantes. Deux larges divans, croulant sous les coussins de soie
et les couvertures, étaient disposés en angle.
— Qu’est-ce que tu manigances ? demanda Aziza en se tournant vers
son mari.
Un sourire malicieux éclairait à présent le visage de celui-ci.
— Est-ce que nous… nous dormons ici ce soir ? l’interrogea-t-elle de
nouveau.
— Oui. A la belle étoile.
D’un geste de la main, il désigna le toit de la tente, rebrodé de milliers
d’étoiles d’or.
— Et les gardes du corps ont pour consigne de rester à l’écart, ajouta-t-
il.
— Nous ne serons que tous les deux…
Un sourire de plus en plus large étirait ses lèvres. La perspective de ces
heures où Nabil et elle seraient libérés des règles et du protocole
l’enchantait. Un homme et une femme, comme il l’avait promis.
Ces deux mots dansèrent dans son esprit tandis que l’après-midi se
déroulait dans un tourbillon de délices. Elle nagea dans l’eau fraîche de
l’oasis, puis somnola devant le feu de camp où ils avaient dîné de mets
raffinés. Nabil avait tout organisé dans les moindres détails. Le reflet des
flammes jouait avec les traits taillés à la serpe de son visage altier, et le jeu
d’ombres transformait ses prunelles noires en puits aux profondeurs
insondables.
Soudain, il se leva et lui prit la main pour l’aider à en faire de même.
Puis il l’entraîna vers l’abri merveilleusement intime de la tente.
Juste eux deux. Un mari et sa femme.
* * *
Il était tard quand, leurs corps rassasiés, tous deux sombrèrent dans un
sommeil langoureux. Aziza dormait profondément quand elle émergea à
demi, à cause d’un cri et d’un mouvement frénétique à côté d’elle.
— Non ! Non !
C’était la voix de Nabil, éraillée et hachée. Sa tête se balançait de
gauche à droite sur l’oreiller.
Bouleversée par la panique qui semblait s’être emparée de son mari
toujours endormi, Aziza se redressa et se pencha sur lui. Elle était
complètement réveillée à présent.
— Nabil ?
Elle tendit la main pour la poser sur le bras de son époux, dans l’espoir
de l’apaiser par une caresse ; mais son contact sembla le perturber plus
qu’autre chose.
— Sharmila… Non !
En entendant ce prénom s’échapper des lèvres de Nabil, elle se figea.
Son cœur semblait s’être arrêté de battre.
Désemparée, elle regarda machinalement vers l’entrée de la tente, par
laquelle s’immisçait un faible rai de lumière blafarde. L’aube se levait.
C’était la première fois que Nabil était resté auprès d’elle jusqu’au bout de
la nuit. Hélas, Aziza était incapable d’éprouver le moindre sentiment de
victoire. Car s’il avait partagé son lit, ce n’était pas elle qui occupait ses
rêves, mais sa première femme. Son premier et son seul amour.
15.
* * *
* * *
Bien que le message soit extrêmement bref, Nabil dut le relire plusieurs
fois pour s’assurer qu’il en avait bien saisi tout le sens.
* * *
Aziza n’était pas sûre d’avoir bien entendu. Elle avait été terrifiée à
l’idée que Nabil ne la croie pas ; qu’il pense qu’elle l’avait délibérément
trompé, comme Sharmila autrefois, et qu’il l’accuse de nouveau de
conspiration. Et voilà qu’il lui proposait froidement de retenter leur chance,
comme si la seule chose qui comptait était de produire un héritier pour ce
fichu trône !
— Je ne veux pas recommencer, déclara-t-elle.
Elle s’étonna de ne pas voir sa langue brûler d’avoir prononcé un
mensonge aussi éhonté. Car en dépit de la décision qu’elle avait prise moins
d’une heure auparavant, elle ne parvenait tout simplement pas à faire une
croix sur son espoir de porter l’enfant de Nabil, de serrer un petit garçon ou
une petite fille aux cheveux noirs contre son cœur. Si la moindre chance
existait pour que Nabil éprouve un jour des sentiments profonds pour elle,
alors elle était prête à se jeter à l’eau sans hésiter. Mais cette éventualité
était inenvisageable, donc elle devait s’en tenir à son choix : il était hors de
question d’élever un enfant dans le cadre d’un tel mariage.
— D’accord, acquiesça-t-il.
Bien qu’elle sache qu’il ne l’aimait pas, elle ne s’était pas attendue à
une capitulation aussi rapide. Décidément, elle lui était totalement
indifférente !
— Si c’est ce que tu veux, poursuivit-il d’une voix dénuée d’émotions.
Nous n’avons pas besoin d’avoir un enfant.
— Bien sûr que si ! protesta-t-elle, abasourdie par la tournure que
prenait leur conversation. C’est pour ça que tu m’as épousée. C’était même
l’unique raison.
— C’était peut-être vrai au début, mais… Non.
— Si ! Je sais que c’est pour ça que tu m’as choisie. Moi et mes
hanches faites pour porter des enfants.
Machinalement, elle fit glisser ses mains le long de ses hanches,
maudissant la façon dont Nabil l’observait. Mais elle perçut quelque chose
d’étrange dans son regard, une lueur très différente de celle qu’elle y avait
vue quand il avait prononcé cette remarque malheureuse la première fois.
— Pas de chance : ces hanches n’ont pas tenu leurs promesses !
Elle avait réussi à mettre suffisamment de froideur dans sa voix, comme
si tout ceci lui était indifférent, et elle vit Nabil tressaillir sous le choc. Elle
devait absolument en finir, si elle ne voulait pas voir sa détermination
vaciller.
— Je ne veux pas être ta reine, ni ta femme. Nous pouvons divorcer, ce
n’est pas compliqué.
— Non ! répliqua Nabil avec fougue. Je ne me séparerai pas de toi. Je
ne peux pas.
— Bien sûr que tu peux. Et tu le dois. Tu dois épouser une femme qui te
donnera des enfants.
— Les seuls enfants que je veux sont les tiens. Et je refuse de me marier
sans amour.
Aziza sursauta. Etait-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Nabil
avait-il réellement prononcé ces paroles ?
— Ne t’avise pas de parler d’amour, lança-t-elle. Alors que tu m’as
affirmé que tu ne saurais même pas le reconnaître s’il te tombait dessus.
Pour ma part, je suis incapable de passer ma vie avec quelqu’un qui ne
m’aime pas. Notre relation serait vouée à l’échec si je restais dans ces
conditions.
— Je sais.
La force de conviction qui émanait de cette simple affirmation la
réduisit au silence.
— Je sais que notre mariage serait vide de sens sans sentiment,
poursuivit-il. Et il est vrai que j’étais persuadé de ne jamais être capable
d’en éprouver. Mais je me trompais. Quelqu’un m’a appris.
— Qui ?
— Toi. Ma femme.
Aziza eut le souffle coupé. Nabil avait dit « ma femme » et non « ma
reine ». Etait-elle insensée d’attacher de l’importance à ce choix de mots ?
D’y puiser une sorte d’espoir ? Mais tandis qu’elle se creusait la tête pour
trouver quelque chose à dire, n’importe quoi pour meubler un silence qui
devenait oppressant, elle entendait croître la rumeur des conversations en
provenance de la salle de réception ; ainsi que, sous le balcon, le ballet des
voitures qui commençaient à décharger les invités venus pour son
couronnement. Il était temps de mettre un terme à cette mascarade et
d’affronter la vie solitaire qu’elle avait choisie.
— Nabil, tu dois y aller. Tu es le roi, c’est à toi de leur annoncer que le
couronnement est annulé, que…
Les paroles moururent sur ses lèvres quand elle vit Nabil secouer
obstinément la tête, comme un adulte face à une enfant déraisonnable.
Quand il reprit la parole, cependant, sa voix avait une intonation étrange.
— Je ne leur dirai rien du tout. Je ne peux pas les rejoindre et leur dire
quoi que ce soit en tant que roi.
Brusquement, il s’interrompit et s’avança vers elle. Exactement comme
le premier soir, sur ce même balcon. Mais, contrairement à ce jour-là, il n’y
avait aucune hostilité dans son regard. Non, aujourd’hui, c’était comme si le
cœur de Nabil se reflétait dans ses yeux. Mais oserait-elle croire ce qu’elle
pensait y lire ?
— Je ne peux pas, parce que, sans ma reine à mes côtés, je ne peux plus
être un roi.
Les sublimes yeux noirs de Nabil plongèrent dans les siens tandis qu’il
mettait lentement un genou à terre devant elle. Aziza ne put retenir un petit
cri de surprise.
— Aziza, ma toute belle, tu es ma reine.
Elle s’apprêtait à protester quand il la fit taire d’une simple pression des
mains sur les siennes.
— Chut… Ne dis plus jamais que je te veux pour les enfants que tu
pourrais me donner. C’était peut-être ma première motivation quand j’ai
accepté l’idée d’un mariage arrangé. A ce moment-là, j’avais définitivement
renoncé à connaître le bonheur un jour. Je ne croyais plus en l’amour. Je
m’y étais résolu car j’espérais que ce genre de mariage m’apporterait les
seules choses dont j’avais besoin, mais entre-temps…
Nabil se tut et balaya la terrasse du regard. Aziza devina qu’il se
rappelait le soir de leur rencontre.
— J’avais rencontré une femme magnifique, une servante, croyais-je.
Elle s’appelait Zia et avait éveillé quelque chose en moi que je n’avais pas
éprouvé depuis des années. Ou plutôt : quelque chose que je n’avais jamais
ressenti, pour être honnête. Une fois l’idée de mariage de raison acceptée,
quand je vous ai observées, toutes les deux, je savais que je ne pourrais
jamais épouser ta sœur. Avant même que je te reconnaisse, notre rencontre
en ce lieu avait éveillé des souvenirs profondément enfouis en moi ; ceux de
la première fois où nous nous sommes connus, quand nous étions enfants.
Je me suis alors rendu compte que je n’avais jamais réussi à complètement
t’oublier. Tu t’étais immiscée dans mon esprit et tu y es restée.
— Nabil…
— Attends, dit-il d’une voix douce et ferme à la fois. Laisse-moi finir et
ensuite, si tu souhaites toujours t’en aller, si tu ne veux vraiment pas être ma
reine, alors je serai obligé de te rendre ta liberté. Mais je veux que tu saches
que je ne pourrai jamais être un grand roi sans toi à mes côtés.
— Mais si je ne peux pas avoir d’enfant ?
Elle devait poser la question. Il fallait qu’elle sache.
D’un geste de la main, il balaya sa question comme si elle était
accessoire.
— J’ai des cousins, dit-il. L’un d’entre eux pourra me succéder. De
toute façon, je pense que ce sera le cas. Parce que si tu refuses de régner à
mes côtés, je serai obligé de renoncer au trône. Je serai obligé de te suivre.
— Non ! s’écria Aziza. C’est impossible !
Abasourdie, elle scruta les profondeurs insondables des prunelles noires
qui la fixaient. Il lui semblait déceler de la sincérité et même… Non, elle
devait éviter de se faire des idées !
— C’est tout à fait possible, lui assura-t-il. Je n’aurai pas le choix. Parce
que quel que soit l’endroit où tu seras, je serai roi si tu es avec moi, reine de
mon cœur. Je ne conçois pas régner sans la présence de la femme que
j’aime dans ma vie.
« La femme que j’aime ». Qu’attendait-elle de plus que ces mots tout
simples ? Ces mots qui n’avaient aucun rapport avec une couronne ou un
royaume, un titre ou un trône, mais seulement avec un homme et une
femme, et l’amour qu’ils partageaient. C’était l’unique couronne dont elle
avait toujours rêvé.
Aziza se leva de son fauteuil, les mains tendues. Quand Nabil les prit
dans les siennes, elle sut qu’ils allaient pouvoir aller de l’avant. Ensemble et
côte à côte.
— Et moi, je peux être n’importe qui et tout faire avec l’homme que
j’aime à mes côtés, déclara-t-elle d’une voix où toute trace d’hésitation
avait disparu.
Elle aurait pu parler plus longtemps, mais Nabil ne lui en laissa pas
l’occasion. Vif comme l’éclair, il se remit debout et l’attira dans ses bras
pour l’embrasser avec passion. Les doutes et les craintes d’Aziza furent
emportés par l’aveu de l’amour qu’il lui vouait. Pour être muette, sa
déclaration n’en était pas moins ardente ni éloquente.
— Mon amour, murmura-t-il contre ses lèvres quand ils interrompirent
leur baiser pour reprendre leur souffle. Ma vie, ma femme. Ma reine.
TITRE ORIGINAL : DESTINED FOR THE DESERT KING
Traduction française : LEONIE GADES
© 2015, Kate Walker.
© 2016, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-5498-1
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