STENGERS

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Ce texte a été rédigé pour un symposium de l’ANU Humanities Research Centre tenu au
début du mois d’août 2003. Ces notes peuvent s’envisager comme un commentaire sur la
proposition de Brian Massumi selon laquelle « une écologie politique serait une
technologie sociale d’appartenance posant la coexistence et le co-devenir comme étant
l’habitat des pratiques1. »
Une première version de ce texte a paru dans Cultural Studies Review, vol. 11, n° 1, p.
183-196, 2005.

Notes pour une écologie des pratiques


Isabelle Stengers

La physique et son habitat


Débutons par un exemple faussement simple, qui s’inscrit dans la trajectoire qui m’a
conduite à l’idée d’écologie : l’exemple des pratiques scientifiques, et plus
particulièrement de la physique.
En tant que pratique, la physique a désespérément besoin d’un nouvel habitat.
Depuis son émergence en tant que soi-disant première « science moderne », ses
prétentions ont été en effet indissociables de ce que fut son « habitat », ou de son milieu
originel, l’Europe du XVIIème siècle. Cet habitat a disparu mais la physique se présente
toujours aujourd’hui comme définissant une « réalité physique » aux prétentions
théologico-politiques désormais en flottement libre mais perpétuant l’opposition entre le
monde envisagé depuis d’un point de vue intelligible (que l’on peut rapprocher de la
création divine) et le monde tel que nous le vivons et avec lequel nous interagissons. En
résulte que la physique, pour qui la « réalité physique » est une réalité objective dépassant

1
Sur le dépliant de présentation, Massumi poursuit ainsi : « Ce symposium se penchera
sur plusieurs formes de rencontre et de mutations peuplant notre univers contemporain, en
examinant leurs implications académiques, mais aussi et surtout leur importance politique en vue
d’une écologie des pratiques. »
2

nos simples fictions humaines, estime être la seule discipline en mesure de produire un
jugement sur et contre toutes les autres « réalités », y compris celles des autres sciences.
C’est une position que les praticiens ne parviennent pas à abandonner, quand bien même
ils le souhaiteraient : ils estiment que s’ils venaient à quitter cette position depuis laquelle
ils « découvrent » la réalité physique au-delà des apparences changeantes, ils se
retrouveraient vulnérables, incapables d’endiguer la réduction de leurs productions à de
simples recettes instrumentales ou à diverses fictions humaines. Ils s’exposeraient à des
jugements réducteurs, semblables à ceux qu’ils émettent contre toutes les autres réalités.
Il s’agit d’une question d’habitat, sachant bien que les physiciens eux-mêmes
appartiennent à cet habitat, un habitat que domine l’alternative redoutable entre « être
accepté comme ‘vraiment vrai’ » et « n’être qu’une fiction ».
C’est ce dont le physicien mathématicien Poincaré fit l’expérience au début du
e
XX siècle. Désireux d’expliciter ce à quoi peuvent prétendre les lois physiques, il arriva à
la conclusion que la plus célèbre d’entre elles à l’époque, la loi de conservation de
l’énergie, devait être comprise comme une convention. Mais il fut entendu comme
ramenant cette loi à une « simple convention », une recette utile. Le même scénario s’est
reproduit lors des récentes « guerres des sciences2 ». Préoccupés par l’effet des
déconstructions critiques de leur science sur le public, et bénéficiant d’une puissance
sociale leur permettant d’identifier les « attaques » contre leur discipline à des attaques
contre la rationalité elle-même, les physiciens ont mobilisé cette puissance et ont
répliqué, produisant cette terrifiante alternative : soit vous êtes de notre côté et vous
acceptez la réalité physique telle que nous la présentons, soit vous êtes contre nous, c’est-
à-dire un ennemi de la raison.
Cet épisode m’a donné l’impression d’un terrible gâchis. J’avais pu le constater en
travaillant avec Ilya Prigogine, les pratiques des physiciens sont parfois si passionnées,
exigeantes et inventives ! Invoquer l’autorité de la « réalité physique » leur est inutile.
Mais tant qu’ils craindront leur milieu social, et tant qu’ils possèderont le pouvoir social

2
L’auteur fait référence au long scandale lié à la revue Social Text et au canular perpétré
par le physicien de NYU Alan Sokal en 1996 [éd.].
3

et historique leur permettant d’affirmer que la remise en cause de la manière dont ils se
présentent et présentent leur savoir équivaut à prendre le parti de la Force contre la
Raison, les physiciens auront besoin de brandir cette autorité. Et j’ai compris que tant que
des affirmations telles que « la physique est une pratique sociale comme toutes les
autres » seront considérées comme valides et plausibles, la crainte des physiciens sera
justifiée. Leur environnement est bel et bien dangereux.
Voilà ce que je nommerai mes premiers pas vers une écologie des pratiques, qui
soutient qu’on ne peut jamais affirmer qu’une pratique est « semblable à toutes les
autres », tout comme aucune espèce vivante n’est semblable à toutes les autres. C’est
dans sa manière de « diverger » que l’on approche une pratique, c’est-à-dire en explorant
ses frontières, cherchant quelles questions les praticiens pourraient accepter comme
pertinentes, même si elles ne sont pas les leurs, quelles questions ne seraient pas jugées
insultantes, les poussant à se mobiliser et à transformer la frontière en une ligne de
défense dressée contre l’extérieur.
Il y a toutefois un autre processus à l’œuvre, que l’on peut associer à ce que Marx
nomma le General Intellect, et qui a trait à la possible disparition de la physique en tant
e
que pratique. Les scientifiques la redoutent, certains d’entre eux depuis la fin du XIX

siècle. Ce processus a commencé avec Reagan aux États-Unis. Les États ont trahi
l’accord qu’avaient obtenu les communautés scientifiques. Celles-ci bénéficieraient d’une
autonomie leur permettant de poser leurs propres questions, c’est-à-dire ne seraient pas
directement sous la dépendance des intérêts liés au développement des soi-disant forces
productives. Avec « l’économie de la connaissance », les sciences sont reconnues comme
économiquement trop importantes pour que les scientifiques puissent prétendre à un tel
privilège. On pourrait dire que, ce faisant, ils rejoindront simplement le « general
intellect » que les théoriciens d’Empire3 considèrent aujourd’hui comme une force
antagoniste potentielle au capital. Selon ces derniers la destruction peut s’avérer positive,
comme le fut pour Marx la destruction des anciennes corporations. Les pratiques

3
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils Essais, 2000.
4

s’apparenteraient donc à des strates statiques qu’il faudrait détruire afin de permettre à la
multitude de créer son « commun ».

L’écologie, un outil de pensée


Ce que j’appelle écologie des pratiques constitue un outil de pensée face à ce qui est en
train d’arriver, et un outil n’est jamais neutre. Un outil peut aussi passer d’une main à
l’autre, mais à chaque fois celui qui s’en saisit effectue un geste singulier : l’outil n’est
pas un moyen générique, défini comme adéquat pour un ensemble d’objectifs
spécifiques, incluant potentiellement ceux de celui qui s’en saisit, pas plus qu’il
n’implique un jugement sur la situation justifiant son usage. Pour reprendre un terme de
Whitehead, nous parlerons plutôt d’une décision, plus précisément d’une décision
dépourvue de décideur : la décision whiteheadienne donne naissance à l’être qui décide.
Je dirai donc que la prise en main n’est pas un geste justifié par la relation de pertinence
liant la situation et l’outil. C’est un geste qui produit cette relation autant que celle-ci
produit à son tour la signification du geste.
Le fait que l’utilisateur de l’outil soit habitué à celui-ci permet souvent de parler
de reconnaissance plutôt que de décision, comme si les situations exigeant l’emploi de tel
ou tel outil avaient un point commun, une similitude justifiant l’emploi d’un outil
similaire. Les habitudes et les décisions ne sont pas des notions antagonistes, étant donné
qu’il n’existe aucune similitude préexistante à l’outil permettant d’expliquer ou de
justifier son emploi. Mais lorsque nous avons affaire à des « outils de pensée », il nous
faut résister aux habitudes. L’enjeu est ici de « donner à la situation le pouvoir de nous
faire penser », en gardant en tête que ce pouvoir s’avère toujours virtuel, et qu’il faut
l’actualiser. Les outils pertinents – les outils de pensée – sont donc ceux qui abordent et
actualisent ce pouvoir de la situation, qui font d’elle une préoccupation particulière, qui
nous poussent à penser et non à reconnaître.
Lorsque nous pensons les pratiques, la reconnaissance nous conduirait à la
question suivante : pourquoi devrions-nous prendre les pratiques au sérieux alors que
nous savons très bien que le capitalisme est en passe de les anéantir ? Là tient en effet
leur « similitude », la seule différence étant que certaines ont déjà disparu tandis que
d’autres parviennent encore à survivre. L’écologie des pratiques n’est pas un outil neutre
5

en ce qu’elle implique la décision de ne jamais identifier une destruction capitaliste à


autre chose qu’à ce qui laisse la place libre au seul capitalisme. Il ne s’agit pas
spécialement de défendre la physique, les sciences, ou toute autre pratique encore
vivante. Tant de pratiques ont déjà disparu, et celles qui leur survivent sont celles qui, très
souvent, ont justifié la destruction des autres. Elles ne sont pas d’innocentes victimes,
surtout lorsqu’elles affirment incarner la raison et assimilent ce qui les menace à ce qui
menacerait l’essence même de l’humanité. Mais non-innocence ne signifie pas
culpabilité. Il s’agit de résister à l’idée que leur sort est bien mérité. Une telle posture
constituerait une attitude morale relevant du ressentiment pur et simple. Et surtout, il est
crucial de résister à tout concept, à toute perspective justifiant ces destructions comme
une condition nécessaire à l’avènement de quelque chose de plus important (la multitude
négriste par exemple).
Il est bien sûr difficile de penser sans faire référence à un type de progrès qui
justifierait le passé comme un chemin menant à notre présent et notre futur. L’écologie
des pratiques revendique cette ambition, et c’est l’une des raisons pour laquelle je me
référerai explicitement la sagesse des naturalistes, qui ont appris à penser en présence de
faits de destruction parfaitement injustifiés, ne menant à rien, ne conditionnant rien, et qui
parviennent à la fois à considérer l’extinction d’une espèce comme une perte irrémédiable
pour notre monde, et à accepter ces disparitions si nombreuses. Jamais ces naturalistes ne
tiendront l’extinction d’une espèce comme le prix – malheureusement nécessaire – du
progrès de la vie sur Terre. Cependant, nous divergeons également de la sagesse
naturaliste dans la mesure où nous ne pouvons comprendre notre présent sans tenter un
diagnostic à propos de ses transformations possibles. Chaque fois qu’il est question de
notre présent, notre compréhension de ce dernier, quelle qu’elle soit, vient de toute façon
se greffer à ce présent, et cet aspect est indissociable des possibles auxquels nous
l’associons. L’écologie des pratiques ne prétend pas décrire les pratiques « telles qu’elles
sont ». Elle résiste au mot d’ordre d’un progrès susceptible de justifier leur destruction.
Mais la manière dont elle résiste est indissociable d’un possible, celui de la construction
de nouvelles « identités pratiques » pour les pratiques elles-mêmes, c’est-à-dire de
nouvelles manières d’être présentes, ce qui signifie aussi de s’adresser à et de se
connecter avec leur milieu et avec les autres pratiques qui le peuplent. L’écologie des
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pratiques ne les aborde donc pas pour ce qu’elles « sont » – la physique telle que nous la
connaissons, par exemple – mais pour ce qu’elles peuvent devenir.
Peut-être pouvons-nous à nouveau évoquer une forme de progrès. Cependant,
comme l’estime Brian Massumi, il s’agirait d’un progrès survenant au gré d’une
« technologie sociale d’appartenance » concernant des pratiques irréductiblement
divergentes, et leurs praticiens en tant que tels, et non un progrès lié à une quelconque
Vérité, à un quelconque contraste entre l’homme ancien, qui « appartenait », et
l’ « homme nouveau » ou moderne.

Fuir le « mode majeur »


Pour prendre au sérieux l’écologie des pratiques en tant qu’outil de pensée, il nous faut
maintenant distinguer ce que nous pouvons en attendre ou non, et montrer comment elle
expose les praticiens susceptibles de l’utiliser comme un outil. Nous proposerons que
l’écologie des pratiques fonctionne sur un mode mineur et non majeur.
Pour illustrer le mode majeur, je pourrais citer Empire : « Nous avons besoin
d'identifier un schéma théorique qui installe la subjectivité des mouvements sociaux au
centre du scénario des processus de globalisation et de construction du nouvel ordre
mondial. » L’identification d’une place centrale et ce qui l’occupe produit une vision
théorique dont je comprends à coup sûr les tenants, étant donné qu’elle évite l’écueil
théorique du rapprochement du développement du capitalisme à un développement
pseudo hégélien de l’Esprit Absolu, dont l’Empire constitue peut-être le stade ultime. Or,
pour reprendre la formule de Bartleby qui plaisait tant à Deleuze, « je préfèrerais ne
pas ». Je préfèrerais simplement éviter cette place centrale, cet enjeu conceptuellement
incontournable, dont il est impossible de s’échapper, un enjeu défini par une disjonction
« soit/soit ».
Or, pour proposer une pensée en mode mineur, éviter le mode majeur ne suffit
pas. Si l’écologie des pratiques peut être un outil de pensée, c’est parce qu’éviter le mode
majeur ne signifie pas y renoncer, procéder à une déconstruction perpétuelle qui placerait
la renonciation elle-même au devant de la scène. L’évitement devrait relever à la fois
d’un choix délibéré et constructiviste, instaurant un paysage pratique différent.
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L’écologie des pratiques peut être un exemple de ce que Gilles Deleuze appelait
« penser par le milieu », faisant ici référence autant au point médian qu’à
l’environnement ou l’habitat. « Par ce qui est au milieu » peut renvoyer à l’absence de
définitions fondatrices et d’horizon idéal. « Par le milieu environnant » signifierait que
nulle théorie ne donne le pouvoir d’extraire quoi que ce soit du milieu qui le situe, c’est-
à-dire de passer du particulier à quelque chose que nous serions capable de reconnaître et
d’appréhender en dépit d’apparences particulières.
On devine ici plus clairement pourquoi l’écologie doit toujours être une étho-
écologie, pourquoi il ne saurait y avoir une écologie pertinente sans une éthologie
corrélée, et pourquoi il ne saurait y avoir d’éthologie existant indépendamment d’une
écologie particulière. Il n’existe aucune définition biologiquement fondée du babouin qui
autoriserait à ne pas prendre en compte la présence ou l’absence de prédateurs de
babouins dans l’environnement. Désormais, il nous faut même inclure, dans cette
définition de ce que pourrait être un primate, les mots que certains d’entre eux articulent
dans des environnements humains très spécifiques.
De la même manière, je me risquerais à affirmer qu’il n’y a aucune identité de
pratique qui soit indépendante de son milieu, ou de son habitat. Cela ne signifie pas, loin
s’en faut, que l’on peut dériver l’identité d’une pratique à partir de son milieu. Penser
« par le milieu » ne donne aucun pouvoir explicatif au milieu. Le travail et la recherche
obstinés des éthologues cherchant à découvrir quelle est la meilleure relation à instaurer
pour que leurs animaux « apprennent », c’est-à-dire deviennent, dans le milieu artificiel,
humain qui leur est proposé permet de soutenir que l’enjeu ne réside pas dans le pouvoir,
mais dans l’engagement. Spinoza nous dirait que nous ignorons ce que les pratiques sont
capables de devenir. Mais ce que nous savons est que notre manière même de les définir,
c’est-à-dire notre manière de les aborder, fait partie du milieu dont son ethos est
inséparable.
J’affirmerai ainsi que l’un des principaux points de divergence entre les pensées
en mode majeur et mineur pourrait bien concerner la relation entre la pensée et ce que
nous pourrions appeler, dans chacun des cas, l’éthique. Le besoin et le pouvoir de définir
une place centrale sont évidemment déterminés par un projet politique mais aussi éthique.
Définir le pouvoir créatif de la multitude en tant que la ressource même que le
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capitalisme exploite dans sa propre mutation n’est pas une caractérisation neutre, mais
une caractérisation entreprise pour participer à l’actualisation de ce pouvoir, à
l’avènement du pouvoir constituant que seule la multitude peut incarner. Il n’y a aucun
mal à cela. Le mal, à mes yeux, tient à ce que la proposition définit la vérité de la
multitude, ce qui conduit à identifier la tâche du penseur à une tâche d’édification, une
édification critique et déconstructiviste visant à subvertir les langages et les structures
sociales hégémoniques afin de libérer cette vérité de droit. Voilà une illustration d’une
pratique de l’éthique sur un mode majeur, étant donné qu’elle implique et renvoie à la
réalisation de la grande convergence de la Vérité et de la Liberté. Seule la Vérité vous
libèrera.
Afin de trouver une issue pour échapper au mode majeur, je pourrais opposer
Spinoza et Leibniz. On affirme que si Spinoza avait bel et bien une conception optimiste
du pouvoir de la vérité, Leibniz, malgré les apparences, malgré son « meilleur des
mondes » était un pessimiste. Et j’ajouterais qu’il avait bien des raisons de l’être, lui qui
vivait à une époque marquée par les guerres de religion et les meurtres perpétrés au nom
de Dieu et de la Vérité. Le prétendu optimisme de Spinoza peut s’avérer bien trop subtil
pour illustrer la pensée « en mode majeur » et ce, même s’il a pu inspirer certain. Mais ce
malaise qui entoure Leibniz, penseur de la diplomatie duquel on disait « Herr Leibniz
glaubt nichts », fait de lui un penseur « en mode mineur ». J’ose penser que Leibniz
aurait compris la formule de Bartleby en ces termes : « Je préfèrerais ne pas faire appel à
la puissante drogue de la vérité, qui renferme également le pouvoir de dénoncer et de
juger, de déconstruire et de critiquer. » La puissante drogue des Lumières contre les
illusions.

La technologie leibnizienne
Prenez l’affirmation de Leibniz : nous vivons dans « le meilleur monde possible ».
C’était, déjà à son époque, une assertion qu’aucun drogué à la Vérité ne pouvait
comprendre. Et c’est en cela qu’elle s’avère cruciale pour Leibniz, moins en tant que
croyance qu’en tant qu’expérience qui met à l’épreuve. Une critique « par le milieu »,
pour ainsi dire, au nom de rien d’autre que l’épreuve pour laquelle cette affirmation a été
conçue. En effet, on ne saurait affirmer que notre monde est le meilleur sans devenir, sans
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être transformé par l’obligation de ressentir et de penser avec les implications de cette
affirmation. Pour reprendre Brian Massumi, je dirai que le meilleur monde possible fait
partie d’une technologie leibnizienne qui a pour vocation de nous faire penser pour le
monde et non contre lui.
Le contraste entre la technologie et pouvoir de la vérité est d’ordre éthique. La
technologie s’accompagne d’un sens des responsabilités auquel la Vérité nous permet de
déroger. Leibniz écrivait que le seul conseil moral qu’il pouvait prodiguer était « Dic cur
hic » : expliquez pourquoi vous avez choisi de dire ceci ou de faire ceci à cette occasion
précise. Ce conseil ne sous-entend pas que vous avez le pouvoir de définir la situation et
les raisons qui vous poussent. La philosophie leibnizienne nie précisément que nous
disposions de ce pouvoir : tout choix « ici » est indissociable du choix divin de ce monde.
La question de la responsabilité est donc séparée de la définition de la vérité. Il ne s’agit
pas de savoir qui est « vraiment » responsable mais de faire de la manière de choisir ce
que Bruno Latour nomme une « matter of concern » et Félix Guattari une « matière à
option ». Et lorsqu’il y a concern, ou option quant à la manière, il y a art, un art ouvert,
en tant que tel, aux conseils techniques. Lorsque vous êtes sur le point d’agir, ne vous
fiez pas à une raison générale qui vous en octroierait le droit. Prenez plutôt le temps de
libérer votre imagination pour mieux examiner cette occasion dans sa singularité. Vous
n’êtes pas responsable de ce qui va suivre, pas plus que des limites de votre imagination.
Votre responsabilité doit se jouer sur un mode mineur, à la manière d’un ethos
pragmatique mais néanmoins exigeant : vous avez la responsabilité de vous montrer le
plus attentif, pertinent possible face à cette situation particulière, d’apprendre l’art du
discernement et de la discrimination quant à ce cas particulier, au lieu de vous soumettre
au pouvoir d’une raison plus générale.
L’écologie des pratiques est leibnizienne, car pour aborder les pratiques, nous
devons accepter l’épreuve cruciale qui est de nous passer de la puissante drogue de la
Vérité. En effet, ce qui compte d’abord, pour une pratique, est la différence étho-
écologique qui « fait frontière », qui la distingue de ce qui lui est extérieur. Il est facile,
au nom de la Vérité, d’identifier cette différence en termes de croyance. Les physiciens
« croient » que leur savoir est différent. La question éthique n’a rien à voir ni avec la
tolérance envers les croyances d’autrui ni avec l’agréable perspective d’une conversation
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civilisée entre praticiens courtois. Certes l’épreuve éthique peut bel et bien intervenir si
l’on tente d’envisager autrui comme devant vous tolérer. Mais la tolérance est de toute
façon sans grande importance, tout comme l’autoaccusation réflexive. Si un outil est
toujours en rapport avec une pratique, l’outil de pensée que constitue l’écologie des
pratiques est en rapport avec une pratique qui rend le « dic cur hic » de Leibniz
profondément pertinent.
En effet, les praticiens outillés par une « écologie des pratiques » ne rêveront
jamais à une « abolition des frontières », et ils sauront que leurs raisons ne constituent pas
un passeport pour les franchir, pour éviter ce qu’on appelle généralement un malentendu.
La certitude pratique du malentendu doit être affirmée par l’écologie des pratiques et ce,
sans nostalgie pour une quelconque communication fidèle, pour une entente « véritable ».
En effet, cela reviendrait à regretter les situations permettant de se mettre à la place
d’autrui, des situations dans lesquelles on peut éliminer les frontières, en recourant par
exemple à un élément commun, plus fort que la divergence que signalent ces frontières.
Ce type de situations ne relève pas de l’écologie des pratiques.
Ainsi, tout comme Leibniz affirma que personne n’est en mesure de connaître la
véritable raison de ses agissements, l’ethos des penseurs recourant à l’écologie des
pratiques doit résister à l’épreuve qui consiste à ne pas justifier leurs propositions en
invoquant des raisons qu’il faut accepter malgré les frontières. Toutefois, ils savent que
leurs propositions feront partie du milieu de la pratique qu’elles concernent, et auront en
tant que telles des conséquences pour l’ethos des praticiens concernés. Nous voici face à
la question pragmatique centrale, qui est à la fois éthique et technique – ce n’est pas la
question du malentendu ou du bien entendu qui est primordiale, mais celle des effets et
donc du risque. Et cette question exige des penseurs qu’ils refusent activement
d’admettre la protection d’une raison générale, quelle qu’elle soit, qui leur octroierait le
droit ou les autoriserait à prendre le risque qu’ils prennent de toute façon.

La technologie de l’appartenance
On associe généralement la technologie au pouvoir ; la technologie sociale renverrait
donc au pouvoir de manipuler, de réprimer, à tout ce que nous sommes censés combattre
au nom de la liberté humaine ou sociale. Le problème est que lorsque nous avons affaire
11

à ce qu’on appelle « technologie matérielle », le contraste entre la soumission et la liberté


ne représente qu’un faible intérêt. Pour forcer une chose à faire ce que l’on désire qu’elle
fasse, on peut bien évidemment recourir à la force brute – utiliser de la dynamite pour
que cet encombrant rocher obéisse à nos exigences : à savoir pour qu’il se désintègre.
Mais pour que la dynamite elle-même fasse ce qu’on veut qu’elle fasse, une longue
lignée de chimistes ont dû apprendre à aborder les composés chimiques en rapport avec
les possibilités de production qu’ils offraient, en résistant activement à la tentation de
soumettre ces composés à leurs propres idées.
Élément caractéristique des sciences expérimentales, la symbiose entre la science
et la technologie ne repose pas sur une définition méthodologique commune de leur objet,
contrairement à ce que soutient Heidegger. Comme toute symbiose, elle consiste en une
relation entre deux modes d’hétérogénéité interdépendants, chacun ayant besoin de
l’autre pour effectuer son propre cheminement et de réaliser ses propres objectifs.
Comme l’affirmait Deleuze, ce qui diverge communique, et la communication repose ici
sur le fait que, pour des raisons divergentes, et la science expérimentale et la technologie
ont toutes deux besoin d’aborder les choses non pas en rapport à leur soumission à des
généralités, mais en termes de ce que l’on peut dire être leur force, ce qu’elles sont
capables de faire dans des circonstances particulières et bien définies. On pourrait croire
que la stabilisation d’un énoncé scientifique ou le fonctionnement d’une technologie
procèdent d’une forme de soumission, alors qu’il s’agit d’une force qu’on a tout à la fois
déployée et repliée.
Il est captivant de comparer cette symbiose avec les sciences sociales ordinaires et
la technologie sociale. D’une part, les sciences sociales clament leur rejet de la
technologie car celle-ci est associée à la domination. Elles sont ce qui combat les
apparences et la domination. Mais d’autre part, on remarque qu’elles sont unies par un
élément véritablement commun. Alors que la science expérimentale et la technologie dite
matérielle ne peuvent atteindre leurs buts respectifs sans « élever » ou « intensifier » les
performances de ce à quoi elles s’adressent, sans produire des situations dans lesquelles
ce à quoi elles s’adressent devient capable de faire ce qu’il ne pouvait faire dans des
circonstances ordinaires, la science et la technologie sociales procèdent en réduisant ou
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rabaissant ceux à qui elles s’adressent, les mettant en scène du point de vue de leur
faiblesse, de leur propension à la soumission.
La technologie sociale de l’appartenance, en ce qu’elle aborde des personnes qui
ne sont pas seulement « sociales », mais qui « appartiennent », pourrait alors, en
revanche, être ce qui doit réussir à s’adresser à ces personnes du point de vue de ce que
leur appartenance peut les rendre capables de faire, de penser et de sentir.
Il est essentiel d’indiquer ici la différence entre « faire partie » et « appartenir ».
Nous sommes tous des êtres sociaux, nous faisons tous partie de sociétés, et une manière
facile de rabaisser « objectivement » ce que nous faisons, sentons et pensons est de
démontrer que ce que nous revendiquons pour nôtre ne l’est pas du tout, et nous identifie
en fait à notre insu comme partie d’une société (je fais référence à Bourdieu, par
exemple). Par opposition à cela, on n’appartient pas sans savoir que l’on appartient.
J’emploie le terme « obligation » afin de caractériser ce que cela signifie, de
savoir que l’on appartient. Les praticiens ont des obligations. Pour eux toutes les
manières d’agir ne se valent pas. Tel est le fait primordial pour une écologie des
pratiques, et si vous rendez ce fait relatif à ce que vous identifierez comme relevant de
catégories plus générales, vous insulterez les praticiens. En effet, être obligé c’est aussi
être redevable. Par mon appartenance, je suis en mesure de faire ce que je ne pourrais pas
faire autrement. En d’autres termes, aborder autrui en prenant en compte son
appartenance signifie qu’on l’aborde en termes de ce que Bruno Latour nomme les
« attachements ».
Penser en termes d’appartenance implique que les attachements ne signifient pas
des « faits sociaux », pouvant être caractérisés comme valides indépendamment de la
conscience que les gens peuvent avoir de ce qui les attache. Les attachements importent,
et la manière dont ils importent se manifeste lorsqu’on ne les prend pas en compte ou
lorsque l’on se comporte comme si les gens en étaient libres, ou devraient en être libérés.
Comme Bruno Latour l’a illustré avec brio dans L’Espoir de Pandore, l’attachement et
l’autonomie, loin de se contredire, sont solidaires. Les attachements sont ce qui rend les
gens, y inclus vous et moi, à sentir et à penser, à être capable ou à devenir capable. Ce
n’est pas l’attachement en tant que tel qui pose problème, mais le fait que certains d’entre
nous, ceux qui se baptisent les « modernes », confondent leurs attachements avec des
13

obligations universelles, et se sentent par conséquent libres de se définir comme


« nomades », libres d’aller où bon leur semble, d’investir tout territoire pratique, libres de
juger, de déconstruire ou de disqualifier ce qu’ils tiennent pour des illusions ou des
croyances et des revendications folkloriques.
On se souvient de la formule de Bruno Latour, « nous n’avons jamais été
modernes », nous sommes juste des « modernisateurs », qui brisons et détruisons les
attachements comme bon nous semble. Nous pouvons toujours nous présenter comme
libres, détaché de croyances superstitieuses, capables d’investir des réseaux étendus, mais
dès que l’on tente d’affirmer auprès des physiciens que leurs électrons ne sont qu’une
construction sociale, on récolte la guerre. Et c’est une guerre méritée, parce qu’on aura
insulté non seulement leurs croyances, mais aussi ce qui les attache, ce qui les fait penser
et créer d’une manière qui leur est propre, exigeante et inventive.

Les causes
Pour qu’elle puisse être en mesure d’affirmer la valeur positive de l’attachement ou de la
« vérité du relatif » deleuzienne, par opposition à la relativité de la vérité, la technologie
de l’appartenance a besoin d’une syntaxe particulière. Nous sommes habitués à
l’opposition entre le champ des causes et celui de la raison et de la liberté, l’idée
générale, quelque peu étrange, étant que les véritables raisons seraient en harmonie avec
la liberté tandis que les causes définiraient ce sur quoi elles agissent comme passif. À la
place, j’ai appris à utiliser ce terme – « cause » – dans son sens juridique. Je rejoins une
nouvelle fois Deleuze, cette fois-ci en affirmant que la pensée n’est pas une question de
bonne volonté ou de bon sens. On pense quand on est forcé ou obligé de penser. On ne
pense pas sans une « cause ».
Cependant, l’essentiel tient à ce qu’une technologie de l’appartenance n’est pas
une technologie des causes. Il est essentiel d’affirmer qu’une cause est une cause pour
ceux qu’elle fait penser et sentir. Manipuler les causes n’est pas chose impossible – Hitler
s’y est probablement employé, et le marketing s’y adonne quotidiennement –, mais c’est
peut-être précisément ce à quoi la technologie de l’appartenance doit résister. Si la
technologie de l’appartenance peut s’apparenter à l’écologie, c’est parce que la question
qu’elle aborde accepte bel et bien positivement les causes, de la même manière que les
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écologistes acceptent qu’un loup est un loup et qu’un agneau est un agneau. Ils n’ont pas
pour ambition de les manipuler pour les faire cohabiter en paix, ils ne rêvent pas de les
soumettre à leur propre conception humaine d’un monde meilleur.
La question essentielle, donc, celle qui permet de penser pour le monde sans
l’accepter d’une manière passive, tient au fait que nous ne savons pas comment les loups
et les agneaux sont capables, en tant que loups et agneaux, de se comporter dans des
circonstances qui seraient différentes. Car les causes n’appartiennent pas aux gens. Elles
obligent, mais il est impossible de produire une relation déterminée entre la cause et
l’obligation telle qu’elle est formulée dans tel ou tel habitat. Cependant, cela ne signifie
pas pour autant que l’on est libre de définir comment on est obligé. On peut hésiter à ce
sujet, mais sur un mode où l’on se sent et se sait exposé au risque de trahir. Ce qui
signifie également que les praticiens sont seuls à même de prendre le risque d’un
changement expérimental dans la formulation de leurs obligations, parce qu’ils sont les
seuls à être exposés à la possibilité de trahir.
Il faut ici rappeler la différence entre la « technologie » considérée comme
impliquant des outils et ce pouvoir de définition aveugle que présuppose la notion
d’instrument. Les instruments sont conçus comme moyens pour atteindre un objectif
prédéterminé, c’est à dire défini le plus indépendamment possible de la situation.
Contrairement à cela, une technologie de l’appartenance ne se définit pas par une vision
ou une théorie qui ferait de chaque situation un simple cas. C’est un cas, ça ne fait aucun
doute, mais un cas est une cause, et pour chaque cas-cause, il n’y a point d’économie de
la pensée, juste l’expérience alimentant notre imagination. En d’autres termes, elle
s’oppose à la généralité des « si… alors », à leur prétention à aller de soi.
Voilà pourquoi l’écologie des pratiques en tant qu’outil de pensée a besoin de
termes « génériques » tels que « cause », « obligation » ou « risque », lesquels visent à
conférer à une situation le pouvoir d’importer dans sa particularité, contrairement aux
termes globalisants qui cherchent à illustrer des cas qui ne sont pas des causes, mais qui
renvoient à la place à leur unité potentielle. L’unité est toujours synonyme de
mobilisation, cette obéissance aveugle que l’on attend des soldats.
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Pour soutenir cet argument, j’ai par le passé employé le terme de cosmopolitique4.
J’ignore si j’y recourrai encore, étant donné que Kant l’utilisait et qu’il suscite un regain
d’intérêt chez les néo-kantiens contemporains, qui l’interprètent sur le mode majeur. Bien
que certains malentendus s’avèrent intéressants, on ne peut pas en dire autant de celui-ci.
Quoi qu'il en soit, je voulais postuler que chaque progrès accompli dans le cadre de
l’écologie des pratiques, à savoir chaque relation (toujours partielle) établie entre les
pratiques en tant que telles, c’est-à-dire en tant que divergentes, répondant à des
obligations divergentes, doit être saluée comme un « événement cosmique », une
mutation qui ne dépend pas des êtres humains en tant que tels, mais des humains en tant
qu’ils appartiennent, en ce qu’ils sont obligés et exposés par leurs obligations. On ne peut
provoquer un tel événement à volonté.
Voilà pourquoi la technologie de l’appartenance n’est pas une technique de
production mais de mise en culture et de mise à l’épreuve des attachements. La mise en
culture a pour problème de conférer à l’appartenance le pouvoir de faire penser et sentir
(empowerment) et la mise en question, de conférer à ceux qui appartiennent le pouvoir
d’hésiter quant à ce à quoi oblige cette appartenance. Cette technologie rend explicite la
prise de position cosmopolitique selon laquelle « nous ne sommes pas seuls au monde ».
Ce que je nomme « cause », peu importe le nom qu’on lui donne, ne peut être réduit à
une production humaine, non pas parce qu’une telle chose serait « surnaturelle », mais
parce qu’il s’agirait alors d’une erreur de syntaxe.

Mise en question et diplomatie


Comme l’a avancé Deleuze, toute idée existe à travers son engagement dans une
matière, c’est-à-dire, jouant sur l’anglais, une façon d’importer (mattering) nous avons
une idée en musique, en cinéma, en philosophie, en mathématiques, jamais en général –
ce qui importe n’est jamais en général et on n’a jamais un problème en général. Lorsqu’il
s’agit d’écologie des pratiques, la mise en question des obligations n’est jamais générale,

4
Voir Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, VII vol., Paris, La Découverte / Les
Empêcheurs de penser en rond, 1996-1997.
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ou réflexive, mais engage un problème de coexistence, c’est-à-dire de frontières. Lieu


d’échanges ou site d’opérations hostiles : la question de ce à quoi engage la coexistence
des pratiques est alors une question diplomatique.
Il est relativement aisé de mettre en question quoi et qui que ce soit. Mais parce
qu’elle est liée à l’éventualité d’un événement cosmopolitique, la mise en question doit
inclure le fait très singulier qu’elle constitue une « situation questionnante » au nom de
laquelle nul n’est autorisé à parler, que nul n’est autorisé à définir. Lorsque les frontières
sont en jeu, il n’existe aucune manière neutre et extraterritoriale permettant de définir ce
qui compte dans la situation. Chaque partie concernée s’expose à des risques propres.
Tel est le premier aspect justifiant la figure du diplomate. Un diplomate ne dira
jamais à un autre diplomate : « Pourquoi n’acceptez-vous pas cette proposition ? », ou :
« Voilà ce que je ferais à votre place. » Car les diplomates, en tant que praticiens, savent
que chacun doit prendre des risques qu’il ne saurait partager avec ceux que doivent
prendre les autres. Ce qui est en jeu dans la négociation d’un accord possible est la
modification de la formulation d’une obligation qui rendait le conflit possible. La
question, pour chaque diplomate est celle de leur retour vers ceux qui doivent accepter
cette modification, et qui peuvent, s’ils n’acceptent pas, les accuser de trahison.
En effet, la diplomatie ne renvoie pas à la bonne volonté, à l’unité, à un langage
commun ou à une compréhension intersubjective. Ce n’est pas une question de
négociation entre des êtres humains libres devant se préparer à changer selon la situation,
mais une question de constructions entre des humains en tant que contraints par des
attachements, c’est-à-dire des appartenance qui divergent. La présence des diplomates
traduit que les partis on décidé de « donner une chance à la paix », En effet, le travail
diplomatique n’a pas lieu d’être si les protagonistes ne s’accordent pas à ralentir les
bonnes raisons justifiant une entrée en guerre. Mais donner une chance est une condition
nécessaire, et non une condition suffisante. La paix dépend du succès du processus
diplomatique qui peut alors prendre place.
En tant que pratique, la diplomatie est une technologie d’appartenance.
L’appartenance se traduit par des obligations que les protagonistes ne sont pas libres de
négliger, d’oublier ou de reformuler à loisir, l’appartenance. Cette non-liberté ne se
définit pas comme une faiblesse qu’il faudrait tolérer, mais constitue l’épreuve même de
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la pratique diplomatique. La réussite diplomatique tient dans l’éventualité de la


production d’une nouvelle proposition qui permettrait d’articuler ce qui était
précédemment une contradiction pouvant déclencher une guerre. Cette réussite, cette
légère torsion dans la formulation de certaines obligations, ne débouche pas sur le
triomphe de quelque ultime convergence effaçant la divergence. L’articulation est
toujours locale, il n’y a pas d’ouverture générale de la frontière, mais la transformation
d’une contradiction (ou bien/ou bien) en un contraste (et, et).
Cette réussite constitue ce que j’ai nommé un événement cosmopolitique, ce qui
souligne qu’elle est étrangère à l’argumentation discursive. En effet, cette dernière est
régie par la fiction du « tout le monde » ou du « n’importe qui » : « N’importe qui serait
d’accord sur… », « Tout le monde devrait accepter telle ou telle conséquence… ». Il
s’agit d’une fiction qui réduit à une question de bonne volonté et d’entente rationnelle la
création de la possibilité d’une conjonction, « ceci et cela », là où régnait auparavant la
disjonction « ceci ou cela » conduisant à la guerre.
Ainsi, la diplomatie assume la divergence qui pourrait être articulée là où notre
culture nomme trop souvent la blessure de la Vérité : chacun doit accepter l’épreuve de la
vérité nue, en dépit de la rupture qu’elle produira. Venez et vous serez libres, annonce la
figure christique. La diplomatie est bien plus ancienne que le christianisme, et célèbre
une conception autre et quelque peu artificielle de la vérité : ce qui est vrai est ce qui
parvient à instaurer une communication entre des parties divergentes, sans que rien de
commun ne soit découvert ou développé. Chaque partie conservera en effet sa propre
version de l’accord, à l’instar du célèbre exemple de la « noce contre-nature » de la guêpe
et de l’orchidée de Deleuze. Le rapport créé ne produit pas d’unité guêpe/orchidée.
Chacune des deux espèces offre une signification propre à ce rapport.
Venons-en maintenant à l’une des conséquences de la diplomatie. La diplomatie
est impossible si ceux vers qui les diplomates reviennent ne sont pas capables d’hésiter,
d’accepter la question posée par l’éventuel accord qu’ils rapportent. Les diplomates ne
sont pas plénipotentiaires. Un pouvoir leur a été délégué, mais ce pouvoir implique que
ceux qui le leur ont confié aient eux-mêmes la capacité de conférer à l’appartenance qui
est mise en question le pouvoir de les faire penser et sentir. Sans mise en culture de
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l’appartenance, toute acceptation sera interprétée en termes de lâcheté, de faiblesse, de


trahison.

Mise en culture et empowerment


Je renonce à traduire le terme empowerment car il vaut mieux ne pas faire comme
si nous savions ce qu’il veut dire. Les mots français, capacitation, ou pire,
responsabilisation, ont l’odeur des lieux où il est devenu omniprésent, jusque dans les
délibérations de la Banque mondiale en vue d’un monde meilleur. Peut-être habilitation
serait-il meilleur. Mais le laisser en anglais me permet de faire explicitement référence à
la source qui m’a appris à penser avec ce terme. Cela remonte à l’époque où j’ai entendu
parler de certaines activistes US qui avaient décidé de se baptiser « sorcières néo-
païennes » et d’oser désigner l’efficacité des rituels qu’elles produisaient par l’ancien mot
de « magie ».
Comme l’a écrit la sorcière Starhawk, nommer « magie » l’efficacité d’un rituel
est en soi un acte de magie. En effet, cela s’oppose à toutes les raisons plausibles et
confortables qui tiennent la magie pour une simple question de croyance, pour qui elle
appartient au passé et doit y rester. « Nous ne pouvons plus… » Dès que nous employons
cette formule pour entamer une phrase, c’est le maître mot du progrès qui parle à notre
place, ce même progrès que contestent les sorcières contemporaines, dans la mesure où le
nom qu’elles se sont attribué évoque la chasse aux sorcières et le temps des bûchers.
La magie selon les sorcières activistes néo-païennes est une technique, un savoir-
faire ou un art que beaucoup seraient tentés de réduire à une simple question de
psychologie, de relaxation, de psycho-sociologie, etc. Mais le nom « magie » rend
explicite ce que tant les féministes que les activistes pratiquant l’action directe non
violente ont découvert : le besoin de développer des techniques impliquant ce que je
nommerai « dépsychologisation ». Les rituels constituent des modes de rassemblement
dont la réussite tient dans le fait que ce n’est plus moi, en tant que sujet, en tant qu’être
n’appartenant qu’à moi-même, qui pense et qui ressent. Mais cette réussite ne signifie pas
que ceux qui participent auraient été unis par un commun plus fort que leurs différences.
Et elle ne renvoie pas à l’influence puissante de ce au nom de quoi ils se rassemblent, en
quoi ils « croient ». On pourrait comparer la réussite du rituel à ce que les physiciens
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nomment la production d’un régime « loin de l’équilibre », l’équilibre étant alors le


rapport à soi qui permet de parler en termes de psychologie, d’habitudes ou d’intérêts.
Non pas que les intérêts personnels soient oubliés : s’il y a magie, c’est que le
rassemblement rend présent ce qui peut transformer la relation de chaque participant aux
intérêts et enjeux qui sont les siens.
Il y a de la magie dans le fameux cri d’Oliver Cromwell que Whitehead a un jour
cité sans le commenter, et que, efficace magique, j’ai éprouvé le besoin de répéter encore
et encore. Ce cri est une supplique adressée à ses compagnons puritains : « Mes frères,
par les entrailles du Christ, je vous en prie, pensez que vous pouvez vous tromper. » Ici,
le Christ n’offre ni confirmation ni réfutation ; Cromwell tente simplement de le rendre
présent, avec l’efficace d’une présence dépourvue d’interaction et de message. Son
efficace est de faire bégayer les certitudes, les positions que nous estimons être en droit
de prendre. Cela n’est pas sans rappeler Deleuze, lorsqu’il écrit qu’un écrivain fait
bégayer la langue, s’opposant à la possibilité de l’identifier comme un outil de
communication à utiliser à volonté.
Il est essentiel de ne pas confondre l’empowerment, le mode de transformation
produit par ce que les sorcières nomment rituel, avec l’effet produit par l’invocation
d’une cause qui demande l’unité – c’est-à-dire avec la mobilisation. La Déesse rendue
présente par les rituels des sorcières est bel et bien une cause, mais une cause dépourvue
de représentant, de porte-parole autorisé. C’est une cause qui ne réside nulle part ailleurs
que dans l’effet qu’Elle produit lorsqu’Elle est présente, c’est-à-dire lorsqu’Elle répond à
ce qui (comme le cri de Cromwell pour le Christ) appelle sa présence. Et cet effet n’est
pas celui d’une « prise de conscience » de quelque chose que d’autres savaient déjà, ni de
la compréhension d’une vérité au-delà des illusions : il est d’activer la relation entre
l’appartenance et le devenir, la production de l’appartenance comme une expérimentation
alors qu’elle est en perpétuel danger de devenir une habitude psychologique – ou un
sentiment d’identité.
Pour que puisse exister une écologie des pratiques, il ne faut pas les défendre
comme si elles étaient faibles. Leur vulnérabilité n’est pas plus signe de faiblesse que ne
l’est la vulnérabilité d’une plante à un herbicide ou à un prédateur. Le problème pour
toute pratique est celui de la culture de sa propre force, le problème du devenir présent de
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ce qui pour les praticiens est « cause », forçant à penser, sentir et agir. Mais ce problème
peut également instaurer une mise en rapport des pratiques, la dynamique d’un
apprentissage pragmatique de ce qui fonctionne et de comment cela fonctionne. Voilà le
type de « milieu » actif et stimulant dont les pratiques ont besoin pour ne pas se rigidifier
en identité refusant toute mise en question, c’est-à-dire pour donne la force d’une
inconnue à la question : de quoi une appartenance rend-elle les praticiens capables ? C’est
une technologie sociale qu’exige et dont dépend toute pratique diplomatique.
J’ai ouvert ce texte en rapprochant l’écologie des pratiques d’un outil de pensée.
J’ai ressenti ce besoin lorsque j’ai travaillé avec des physiciens. Ces derniers se sentent
vulnérables et se protègent avec les armes du pouvoir, assimilant la défense de leur
pratique à celle d’une universalité rationnelle. Mais l’outil, n’étant pas un instrument
utilisable à volonté, coproduit le penseur, comme l’illustre le fait même qu’il m’ait fait
passer de la physique à l’art de la sorcellerie. À la lumière de ce cheminement, ma
pratique était celle d’une philosophe, d’une fille de la philosophie, pensant avec les outils
de cette tradition qui a exclu la magie dès sa naissance et qui, d’une manière quelque peu
involontaire, a fourni des armes aux physiciens et à tant d’autres, rassemblés sous la
bannière de l’universalité. Peut-être est-ce la raison qui m’a poussée à revenir à cette
naissance, car en tant que fille et non fils, il m’était impossible d’appartenir sans penser
en présence de femmes, des femmes qui ne sont ni vulnérables, ni injustement exclues,
mais dont le pouvoir a peut-être, un jour, fait trembler les philosophes.

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