STENGERS
STENGERS
STENGERS
Ce texte a été rédigé pour un symposium de l’ANU Humanities Research Centre tenu au
début du mois d’août 2003. Ces notes peuvent s’envisager comme un commentaire sur la
proposition de Brian Massumi selon laquelle « une écologie politique serait une
technologie sociale d’appartenance posant la coexistence et le co-devenir comme étant
l’habitat des pratiques1. »
Une première version de ce texte a paru dans Cultural Studies Review, vol. 11, n° 1, p.
183-196, 2005.
1
Sur le dépliant de présentation, Massumi poursuit ainsi : « Ce symposium se penchera
sur plusieurs formes de rencontre et de mutations peuplant notre univers contemporain, en
examinant leurs implications académiques, mais aussi et surtout leur importance politique en vue
d’une écologie des pratiques. »
2
nos simples fictions humaines, estime être la seule discipline en mesure de produire un
jugement sur et contre toutes les autres « réalités », y compris celles des autres sciences.
C’est une position que les praticiens ne parviennent pas à abandonner, quand bien même
ils le souhaiteraient : ils estiment que s’ils venaient à quitter cette position depuis laquelle
ils « découvrent » la réalité physique au-delà des apparences changeantes, ils se
retrouveraient vulnérables, incapables d’endiguer la réduction de leurs productions à de
simples recettes instrumentales ou à diverses fictions humaines. Ils s’exposeraient à des
jugements réducteurs, semblables à ceux qu’ils émettent contre toutes les autres réalités.
Il s’agit d’une question d’habitat, sachant bien que les physiciens eux-mêmes
appartiennent à cet habitat, un habitat que domine l’alternative redoutable entre « être
accepté comme ‘vraiment vrai’ » et « n’être qu’une fiction ».
C’est ce dont le physicien mathématicien Poincaré fit l’expérience au début du
e
XX siècle. Désireux d’expliciter ce à quoi peuvent prétendre les lois physiques, il arriva à
la conclusion que la plus célèbre d’entre elles à l’époque, la loi de conservation de
l’énergie, devait être comprise comme une convention. Mais il fut entendu comme
ramenant cette loi à une « simple convention », une recette utile. Le même scénario s’est
reproduit lors des récentes « guerres des sciences2 ». Préoccupés par l’effet des
déconstructions critiques de leur science sur le public, et bénéficiant d’une puissance
sociale leur permettant d’identifier les « attaques » contre leur discipline à des attaques
contre la rationalité elle-même, les physiciens ont mobilisé cette puissance et ont
répliqué, produisant cette terrifiante alternative : soit vous êtes de notre côté et vous
acceptez la réalité physique telle que nous la présentons, soit vous êtes contre nous, c’est-
à-dire un ennemi de la raison.
Cet épisode m’a donné l’impression d’un terrible gâchis. J’avais pu le constater en
travaillant avec Ilya Prigogine, les pratiques des physiciens sont parfois si passionnées,
exigeantes et inventives ! Invoquer l’autorité de la « réalité physique » leur est inutile.
Mais tant qu’ils craindront leur milieu social, et tant qu’ils possèderont le pouvoir social
2
L’auteur fait référence au long scandale lié à la revue Social Text et au canular perpétré
par le physicien de NYU Alan Sokal en 1996 [éd.].
3
et historique leur permettant d’affirmer que la remise en cause de la manière dont ils se
présentent et présentent leur savoir équivaut à prendre le parti de la Force contre la
Raison, les physiciens auront besoin de brandir cette autorité. Et j’ai compris que tant que
des affirmations telles que « la physique est une pratique sociale comme toutes les
autres » seront considérées comme valides et plausibles, la crainte des physiciens sera
justifiée. Leur environnement est bel et bien dangereux.
Voilà ce que je nommerai mes premiers pas vers une écologie des pratiques, qui
soutient qu’on ne peut jamais affirmer qu’une pratique est « semblable à toutes les
autres », tout comme aucune espèce vivante n’est semblable à toutes les autres. C’est
dans sa manière de « diverger » que l’on approche une pratique, c’est-à-dire en explorant
ses frontières, cherchant quelles questions les praticiens pourraient accepter comme
pertinentes, même si elles ne sont pas les leurs, quelles questions ne seraient pas jugées
insultantes, les poussant à se mobiliser et à transformer la frontière en une ligne de
défense dressée contre l’extérieur.
Il y a toutefois un autre processus à l’œuvre, que l’on peut associer à ce que Marx
nomma le General Intellect, et qui a trait à la possible disparition de la physique en tant
e
que pratique. Les scientifiques la redoutent, certains d’entre eux depuis la fin du XIX
siècle. Ce processus a commencé avec Reagan aux États-Unis. Les États ont trahi
l’accord qu’avaient obtenu les communautés scientifiques. Celles-ci bénéficieraient d’une
autonomie leur permettant de poser leurs propres questions, c’est-à-dire ne seraient pas
directement sous la dépendance des intérêts liés au développement des soi-disant forces
productives. Avec « l’économie de la connaissance », les sciences sont reconnues comme
économiquement trop importantes pour que les scientifiques puissent prétendre à un tel
privilège. On pourrait dire que, ce faisant, ils rejoindront simplement le « general
intellect » que les théoriciens d’Empire3 considèrent aujourd’hui comme une force
antagoniste potentielle au capital. Selon ces derniers la destruction peut s’avérer positive,
comme le fut pour Marx la destruction des anciennes corporations. Les pratiques
3
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils Essais, 2000.
4
s’apparenteraient donc à des strates statiques qu’il faudrait détruire afin de permettre à la
multitude de créer son « commun ».
pratiques ne les aborde donc pas pour ce qu’elles « sont » – la physique telle que nous la
connaissons, par exemple – mais pour ce qu’elles peuvent devenir.
Peut-être pouvons-nous à nouveau évoquer une forme de progrès. Cependant,
comme l’estime Brian Massumi, il s’agirait d’un progrès survenant au gré d’une
« technologie sociale d’appartenance » concernant des pratiques irréductiblement
divergentes, et leurs praticiens en tant que tels, et non un progrès lié à une quelconque
Vérité, à un quelconque contraste entre l’homme ancien, qui « appartenait », et
l’ « homme nouveau » ou moderne.
L’écologie des pratiques peut être un exemple de ce que Gilles Deleuze appelait
« penser par le milieu », faisant ici référence autant au point médian qu’à
l’environnement ou l’habitat. « Par ce qui est au milieu » peut renvoyer à l’absence de
définitions fondatrices et d’horizon idéal. « Par le milieu environnant » signifierait que
nulle théorie ne donne le pouvoir d’extraire quoi que ce soit du milieu qui le situe, c’est-
à-dire de passer du particulier à quelque chose que nous serions capable de reconnaître et
d’appréhender en dépit d’apparences particulières.
On devine ici plus clairement pourquoi l’écologie doit toujours être une étho-
écologie, pourquoi il ne saurait y avoir une écologie pertinente sans une éthologie
corrélée, et pourquoi il ne saurait y avoir d’éthologie existant indépendamment d’une
écologie particulière. Il n’existe aucune définition biologiquement fondée du babouin qui
autoriserait à ne pas prendre en compte la présence ou l’absence de prédateurs de
babouins dans l’environnement. Désormais, il nous faut même inclure, dans cette
définition de ce que pourrait être un primate, les mots que certains d’entre eux articulent
dans des environnements humains très spécifiques.
De la même manière, je me risquerais à affirmer qu’il n’y a aucune identité de
pratique qui soit indépendante de son milieu, ou de son habitat. Cela ne signifie pas, loin
s’en faut, que l’on peut dériver l’identité d’une pratique à partir de son milieu. Penser
« par le milieu » ne donne aucun pouvoir explicatif au milieu. Le travail et la recherche
obstinés des éthologues cherchant à découvrir quelle est la meilleure relation à instaurer
pour que leurs animaux « apprennent », c’est-à-dire deviennent, dans le milieu artificiel,
humain qui leur est proposé permet de soutenir que l’enjeu ne réside pas dans le pouvoir,
mais dans l’engagement. Spinoza nous dirait que nous ignorons ce que les pratiques sont
capables de devenir. Mais ce que nous savons est que notre manière même de les définir,
c’est-à-dire notre manière de les aborder, fait partie du milieu dont son ethos est
inséparable.
J’affirmerai ainsi que l’un des principaux points de divergence entre les pensées
en mode majeur et mineur pourrait bien concerner la relation entre la pensée et ce que
nous pourrions appeler, dans chacun des cas, l’éthique. Le besoin et le pouvoir de définir
une place centrale sont évidemment déterminés par un projet politique mais aussi éthique.
Définir le pouvoir créatif de la multitude en tant que la ressource même que le
8
capitalisme exploite dans sa propre mutation n’est pas une caractérisation neutre, mais
une caractérisation entreprise pour participer à l’actualisation de ce pouvoir, à
l’avènement du pouvoir constituant que seule la multitude peut incarner. Il n’y a aucun
mal à cela. Le mal, à mes yeux, tient à ce que la proposition définit la vérité de la
multitude, ce qui conduit à identifier la tâche du penseur à une tâche d’édification, une
édification critique et déconstructiviste visant à subvertir les langages et les structures
sociales hégémoniques afin de libérer cette vérité de droit. Voilà une illustration d’une
pratique de l’éthique sur un mode majeur, étant donné qu’elle implique et renvoie à la
réalisation de la grande convergence de la Vérité et de la Liberté. Seule la Vérité vous
libèrera.
Afin de trouver une issue pour échapper au mode majeur, je pourrais opposer
Spinoza et Leibniz. On affirme que si Spinoza avait bel et bien une conception optimiste
du pouvoir de la vérité, Leibniz, malgré les apparences, malgré son « meilleur des
mondes » était un pessimiste. Et j’ajouterais qu’il avait bien des raisons de l’être, lui qui
vivait à une époque marquée par les guerres de religion et les meurtres perpétrés au nom
de Dieu et de la Vérité. Le prétendu optimisme de Spinoza peut s’avérer bien trop subtil
pour illustrer la pensée « en mode majeur » et ce, même s’il a pu inspirer certain. Mais ce
malaise qui entoure Leibniz, penseur de la diplomatie duquel on disait « Herr Leibniz
glaubt nichts », fait de lui un penseur « en mode mineur ». J’ose penser que Leibniz
aurait compris la formule de Bartleby en ces termes : « Je préfèrerais ne pas faire appel à
la puissante drogue de la vérité, qui renferme également le pouvoir de dénoncer et de
juger, de déconstruire et de critiquer. » La puissante drogue des Lumières contre les
illusions.
La technologie leibnizienne
Prenez l’affirmation de Leibniz : nous vivons dans « le meilleur monde possible ».
C’était, déjà à son époque, une assertion qu’aucun drogué à la Vérité ne pouvait
comprendre. Et c’est en cela qu’elle s’avère cruciale pour Leibniz, moins en tant que
croyance qu’en tant qu’expérience qui met à l’épreuve. Une critique « par le milieu »,
pour ainsi dire, au nom de rien d’autre que l’épreuve pour laquelle cette affirmation a été
conçue. En effet, on ne saurait affirmer que notre monde est le meilleur sans devenir, sans
9
être transformé par l’obligation de ressentir et de penser avec les implications de cette
affirmation. Pour reprendre Brian Massumi, je dirai que le meilleur monde possible fait
partie d’une technologie leibnizienne qui a pour vocation de nous faire penser pour le
monde et non contre lui.
Le contraste entre la technologie et pouvoir de la vérité est d’ordre éthique. La
technologie s’accompagne d’un sens des responsabilités auquel la Vérité nous permet de
déroger. Leibniz écrivait que le seul conseil moral qu’il pouvait prodiguer était « Dic cur
hic » : expliquez pourquoi vous avez choisi de dire ceci ou de faire ceci à cette occasion
précise. Ce conseil ne sous-entend pas que vous avez le pouvoir de définir la situation et
les raisons qui vous poussent. La philosophie leibnizienne nie précisément que nous
disposions de ce pouvoir : tout choix « ici » est indissociable du choix divin de ce monde.
La question de la responsabilité est donc séparée de la définition de la vérité. Il ne s’agit
pas de savoir qui est « vraiment » responsable mais de faire de la manière de choisir ce
que Bruno Latour nomme une « matter of concern » et Félix Guattari une « matière à
option ». Et lorsqu’il y a concern, ou option quant à la manière, il y a art, un art ouvert,
en tant que tel, aux conseils techniques. Lorsque vous êtes sur le point d’agir, ne vous
fiez pas à une raison générale qui vous en octroierait le droit. Prenez plutôt le temps de
libérer votre imagination pour mieux examiner cette occasion dans sa singularité. Vous
n’êtes pas responsable de ce qui va suivre, pas plus que des limites de votre imagination.
Votre responsabilité doit se jouer sur un mode mineur, à la manière d’un ethos
pragmatique mais néanmoins exigeant : vous avez la responsabilité de vous montrer le
plus attentif, pertinent possible face à cette situation particulière, d’apprendre l’art du
discernement et de la discrimination quant à ce cas particulier, au lieu de vous soumettre
au pouvoir d’une raison plus générale.
L’écologie des pratiques est leibnizienne, car pour aborder les pratiques, nous
devons accepter l’épreuve cruciale qui est de nous passer de la puissante drogue de la
Vérité. En effet, ce qui compte d’abord, pour une pratique, est la différence étho-
écologique qui « fait frontière », qui la distingue de ce qui lui est extérieur. Il est facile,
au nom de la Vérité, d’identifier cette différence en termes de croyance. Les physiciens
« croient » que leur savoir est différent. La question éthique n’a rien à voir ni avec la
tolérance envers les croyances d’autrui ni avec l’agréable perspective d’une conversation
10
civilisée entre praticiens courtois. Certes l’épreuve éthique peut bel et bien intervenir si
l’on tente d’envisager autrui comme devant vous tolérer. Mais la tolérance est de toute
façon sans grande importance, tout comme l’autoaccusation réflexive. Si un outil est
toujours en rapport avec une pratique, l’outil de pensée que constitue l’écologie des
pratiques est en rapport avec une pratique qui rend le « dic cur hic » de Leibniz
profondément pertinent.
En effet, les praticiens outillés par une « écologie des pratiques » ne rêveront
jamais à une « abolition des frontières », et ils sauront que leurs raisons ne constituent pas
un passeport pour les franchir, pour éviter ce qu’on appelle généralement un malentendu.
La certitude pratique du malentendu doit être affirmée par l’écologie des pratiques et ce,
sans nostalgie pour une quelconque communication fidèle, pour une entente « véritable ».
En effet, cela reviendrait à regretter les situations permettant de se mettre à la place
d’autrui, des situations dans lesquelles on peut éliminer les frontières, en recourant par
exemple à un élément commun, plus fort que la divergence que signalent ces frontières.
Ce type de situations ne relève pas de l’écologie des pratiques.
Ainsi, tout comme Leibniz affirma que personne n’est en mesure de connaître la
véritable raison de ses agissements, l’ethos des penseurs recourant à l’écologie des
pratiques doit résister à l’épreuve qui consiste à ne pas justifier leurs propositions en
invoquant des raisons qu’il faut accepter malgré les frontières. Toutefois, ils savent que
leurs propositions feront partie du milieu de la pratique qu’elles concernent, et auront en
tant que telles des conséquences pour l’ethos des praticiens concernés. Nous voici face à
la question pragmatique centrale, qui est à la fois éthique et technique – ce n’est pas la
question du malentendu ou du bien entendu qui est primordiale, mais celle des effets et
donc du risque. Et cette question exige des penseurs qu’ils refusent activement
d’admettre la protection d’une raison générale, quelle qu’elle soit, qui leur octroierait le
droit ou les autoriserait à prendre le risque qu’ils prennent de toute façon.
La technologie de l’appartenance
On associe généralement la technologie au pouvoir ; la technologie sociale renverrait
donc au pouvoir de manipuler, de réprimer, à tout ce que nous sommes censés combattre
au nom de la liberté humaine ou sociale. Le problème est que lorsque nous avons affaire
11
rabaissant ceux à qui elles s’adressent, les mettant en scène du point de vue de leur
faiblesse, de leur propension à la soumission.
La technologie sociale de l’appartenance, en ce qu’elle aborde des personnes qui
ne sont pas seulement « sociales », mais qui « appartiennent », pourrait alors, en
revanche, être ce qui doit réussir à s’adresser à ces personnes du point de vue de ce que
leur appartenance peut les rendre capables de faire, de penser et de sentir.
Il est essentiel d’indiquer ici la différence entre « faire partie » et « appartenir ».
Nous sommes tous des êtres sociaux, nous faisons tous partie de sociétés, et une manière
facile de rabaisser « objectivement » ce que nous faisons, sentons et pensons est de
démontrer que ce que nous revendiquons pour nôtre ne l’est pas du tout, et nous identifie
en fait à notre insu comme partie d’une société (je fais référence à Bourdieu, par
exemple). Par opposition à cela, on n’appartient pas sans savoir que l’on appartient.
J’emploie le terme « obligation » afin de caractériser ce que cela signifie, de
savoir que l’on appartient. Les praticiens ont des obligations. Pour eux toutes les
manières d’agir ne se valent pas. Tel est le fait primordial pour une écologie des
pratiques, et si vous rendez ce fait relatif à ce que vous identifierez comme relevant de
catégories plus générales, vous insulterez les praticiens. En effet, être obligé c’est aussi
être redevable. Par mon appartenance, je suis en mesure de faire ce que je ne pourrais pas
faire autrement. En d’autres termes, aborder autrui en prenant en compte son
appartenance signifie qu’on l’aborde en termes de ce que Bruno Latour nomme les
« attachements ».
Penser en termes d’appartenance implique que les attachements ne signifient pas
des « faits sociaux », pouvant être caractérisés comme valides indépendamment de la
conscience que les gens peuvent avoir de ce qui les attache. Les attachements importent,
et la manière dont ils importent se manifeste lorsqu’on ne les prend pas en compte ou
lorsque l’on se comporte comme si les gens en étaient libres, ou devraient en être libérés.
Comme Bruno Latour l’a illustré avec brio dans L’Espoir de Pandore, l’attachement et
l’autonomie, loin de se contredire, sont solidaires. Les attachements sont ce qui rend les
gens, y inclus vous et moi, à sentir et à penser, à être capable ou à devenir capable. Ce
n’est pas l’attachement en tant que tel qui pose problème, mais le fait que certains d’entre
nous, ceux qui se baptisent les « modernes », confondent leurs attachements avec des
13
Les causes
Pour qu’elle puisse être en mesure d’affirmer la valeur positive de l’attachement ou de la
« vérité du relatif » deleuzienne, par opposition à la relativité de la vérité, la technologie
de l’appartenance a besoin d’une syntaxe particulière. Nous sommes habitués à
l’opposition entre le champ des causes et celui de la raison et de la liberté, l’idée
générale, quelque peu étrange, étant que les véritables raisons seraient en harmonie avec
la liberté tandis que les causes définiraient ce sur quoi elles agissent comme passif. À la
place, j’ai appris à utiliser ce terme – « cause » – dans son sens juridique. Je rejoins une
nouvelle fois Deleuze, cette fois-ci en affirmant que la pensée n’est pas une question de
bonne volonté ou de bon sens. On pense quand on est forcé ou obligé de penser. On ne
pense pas sans une « cause ».
Cependant, l’essentiel tient à ce qu’une technologie de l’appartenance n’est pas
une technologie des causes. Il est essentiel d’affirmer qu’une cause est une cause pour
ceux qu’elle fait penser et sentir. Manipuler les causes n’est pas chose impossible – Hitler
s’y est probablement employé, et le marketing s’y adonne quotidiennement –, mais c’est
peut-être précisément ce à quoi la technologie de l’appartenance doit résister. Si la
technologie de l’appartenance peut s’apparenter à l’écologie, c’est parce que la question
qu’elle aborde accepte bel et bien positivement les causes, de la même manière que les
14
écologistes acceptent qu’un loup est un loup et qu’un agneau est un agneau. Ils n’ont pas
pour ambition de les manipuler pour les faire cohabiter en paix, ils ne rêvent pas de les
soumettre à leur propre conception humaine d’un monde meilleur.
La question essentielle, donc, celle qui permet de penser pour le monde sans
l’accepter d’une manière passive, tient au fait que nous ne savons pas comment les loups
et les agneaux sont capables, en tant que loups et agneaux, de se comporter dans des
circonstances qui seraient différentes. Car les causes n’appartiennent pas aux gens. Elles
obligent, mais il est impossible de produire une relation déterminée entre la cause et
l’obligation telle qu’elle est formulée dans tel ou tel habitat. Cependant, cela ne signifie
pas pour autant que l’on est libre de définir comment on est obligé. On peut hésiter à ce
sujet, mais sur un mode où l’on se sent et se sait exposé au risque de trahir. Ce qui
signifie également que les praticiens sont seuls à même de prendre le risque d’un
changement expérimental dans la formulation de leurs obligations, parce qu’ils sont les
seuls à être exposés à la possibilité de trahir.
Il faut ici rappeler la différence entre la « technologie » considérée comme
impliquant des outils et ce pouvoir de définition aveugle que présuppose la notion
d’instrument. Les instruments sont conçus comme moyens pour atteindre un objectif
prédéterminé, c’est à dire défini le plus indépendamment possible de la situation.
Contrairement à cela, une technologie de l’appartenance ne se définit pas par une vision
ou une théorie qui ferait de chaque situation un simple cas. C’est un cas, ça ne fait aucun
doute, mais un cas est une cause, et pour chaque cas-cause, il n’y a point d’économie de
la pensée, juste l’expérience alimentant notre imagination. En d’autres termes, elle
s’oppose à la généralité des « si… alors », à leur prétention à aller de soi.
Voilà pourquoi l’écologie des pratiques en tant qu’outil de pensée a besoin de
termes « génériques » tels que « cause », « obligation » ou « risque », lesquels visent à
conférer à une situation le pouvoir d’importer dans sa particularité, contrairement aux
termes globalisants qui cherchent à illustrer des cas qui ne sont pas des causes, mais qui
renvoient à la place à leur unité potentielle. L’unité est toujours synonyme de
mobilisation, cette obéissance aveugle que l’on attend des soldats.
15
Pour soutenir cet argument, j’ai par le passé employé le terme de cosmopolitique4.
J’ignore si j’y recourrai encore, étant donné que Kant l’utilisait et qu’il suscite un regain
d’intérêt chez les néo-kantiens contemporains, qui l’interprètent sur le mode majeur. Bien
que certains malentendus s’avèrent intéressants, on ne peut pas en dire autant de celui-ci.
Quoi qu'il en soit, je voulais postuler que chaque progrès accompli dans le cadre de
l’écologie des pratiques, à savoir chaque relation (toujours partielle) établie entre les
pratiques en tant que telles, c’est-à-dire en tant que divergentes, répondant à des
obligations divergentes, doit être saluée comme un « événement cosmique », une
mutation qui ne dépend pas des êtres humains en tant que tels, mais des humains en tant
qu’ils appartiennent, en ce qu’ils sont obligés et exposés par leurs obligations. On ne peut
provoquer un tel événement à volonté.
Voilà pourquoi la technologie de l’appartenance n’est pas une technique de
production mais de mise en culture et de mise à l’épreuve des attachements. La mise en
culture a pour problème de conférer à l’appartenance le pouvoir de faire penser et sentir
(empowerment) et la mise en question, de conférer à ceux qui appartiennent le pouvoir
d’hésiter quant à ce à quoi oblige cette appartenance. Cette technologie rend explicite la
prise de position cosmopolitique selon laquelle « nous ne sommes pas seuls au monde ».
Ce que je nomme « cause », peu importe le nom qu’on lui donne, ne peut être réduit à
une production humaine, non pas parce qu’une telle chose serait « surnaturelle », mais
parce qu’il s’agirait alors d’une erreur de syntaxe.
4
Voir Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, VII vol., Paris, La Découverte / Les
Empêcheurs de penser en rond, 1996-1997.
16
ce qui pour les praticiens est « cause », forçant à penser, sentir et agir. Mais ce problème
peut également instaurer une mise en rapport des pratiques, la dynamique d’un
apprentissage pragmatique de ce qui fonctionne et de comment cela fonctionne. Voilà le
type de « milieu » actif et stimulant dont les pratiques ont besoin pour ne pas se rigidifier
en identité refusant toute mise en question, c’est-à-dire pour donne la force d’une
inconnue à la question : de quoi une appartenance rend-elle les praticiens capables ? C’est
une technologie sociale qu’exige et dont dépend toute pratique diplomatique.
J’ai ouvert ce texte en rapprochant l’écologie des pratiques d’un outil de pensée.
J’ai ressenti ce besoin lorsque j’ai travaillé avec des physiciens. Ces derniers se sentent
vulnérables et se protègent avec les armes du pouvoir, assimilant la défense de leur
pratique à celle d’une universalité rationnelle. Mais l’outil, n’étant pas un instrument
utilisable à volonté, coproduit le penseur, comme l’illustre le fait même qu’il m’ait fait
passer de la physique à l’art de la sorcellerie. À la lumière de ce cheminement, ma
pratique était celle d’une philosophe, d’une fille de la philosophie, pensant avec les outils
de cette tradition qui a exclu la magie dès sa naissance et qui, d’une manière quelque peu
involontaire, a fourni des armes aux physiciens et à tant d’autres, rassemblés sous la
bannière de l’universalité. Peut-être est-ce la raison qui m’a poussée à revenir à cette
naissance, car en tant que fille et non fils, il m’était impossible d’appartenir sans penser
en présence de femmes, des femmes qui ne sont ni vulnérables, ni injustement exclues,
mais dont le pouvoir a peut-être, un jour, fait trembler les philosophes.