PP 15-23 Pierre Jacquemot V2
PP 15-23 Pierre Jacquemot V2
PP 15-23 Pierre Jacquemot V2
Policy Paper
O c t o b r e
En Afrique, des coups
d’État, signes de l’épuisement
prématuré de la démocratie
importée
Par Pierre Jacquemot PP - 15/23
En Afrique,
des coups d’État, signes de
l’épuisement prématuré de
la démocratie importée
Par
Pierre Jacquemot
En Afrique, des coups d’État, signes de l’épuisement prématuré de la démocratie importée
Les causes des 7 coups d’État récents réussis en Afrique sont à rechercher dans deux processus.
D’abord dans le dévoiement du modèle électoral instauré – voire imposé - partout en 1990. C’est
la mort d’une illusion, celle portée notamment par les institutions internationales et régionales,
convaincues que chaque scrutin devait marquer un pas en avant – plus ou moins rapide et
douloureux, mais toujours probant - vers la démocratie.
Ensuite, dans l’arrivée d’une nouvelle génération, post-1990, bousculant les positions politiques
acquises par l’élection, dénonçant les errements des gouvernants et les inégalités croissantes, et
en quête d’un nouveau modèle politique.
À quoi ressemblera le nouveau cycle ? La démocratie réelle, non pas celle purement formelle qui a
prévalu depuis trente ans, a-t-elle des chances de trouver un espace hors les urnes ?
Tableau 1
Tableau 1. Coups d’État en Afrique (1945-2023)
Coups d’État en Afrique (1945-2023)
Tentatives
Tentatives Tentatives
Tentatives Tentatives
Tentatives Tentatives
Tentatives
échouées réussies échouées
échoués réussies
Algérie 2 7 Libéria 5 4
Angola 1 1 Libye 7 2
Bénin 3 6 Madagascar 5 4
Burkina Faso 1 11 Malawi 0 0
Burundi 6 8 Mali 3 5
Cameroun 1 0 Mauritanie 3 6
République 5 5 Maroc 2 0
centrafricaine Mozambique 1 0
Tchad 7 5 Niger 3 5
Comores 3 6 Nigeria 2 7
Congo 6 7 Rwanda 0 2
Côte d'Ivoire 3 2 Sao Tomé et Principe 1 2
RD Congo 6 3 Sénégal 1 0
Égypte 1 6 Seychelles 1 1
Guinée Équatoriale 2 1 Sierra Leone 5 7
Érythrée 1 0 Somalie 2 2
Éthiopie 2 7 Soudan du sud 1 0
Gabon 1 3 Soudan 10 9
Gambie 3 1 Swaziland 0 1
Ghana 5 5 Tanzanie 1 0
Guinée 5 2 Tunisie 0 4
Guinée-Bissau 7 4 Ouganda 3 6
Kenya 1 0 Zambie 2 0
Lesotho 4 5 Zimbabwe 0 1
Total 133 156
Source,
Source, Cline Cline Center,
Center, 20222022 et l’auteur.
et l'auteur.
Le Soudan est le pays qui a enregistré le plus grand nombre de putschs réussis et échoués : dix-
neuf depuis les années 1950. Si l’on compte les « complots déjoués », c’est-à-dire interrompus au
niveau de leur planification, ce chiffre grimpe à plus de 30 (Peyton et al., 2023). Le Burkina Faso
compte quant à lui onze tentatives réussies et aucun échec, et cinq présidents issus de l’armée. La
Sierra Leone détient deux records, celui du nombre et celui de la fréquence des coups.
L’élection démocratique d’un parti d’opposition en mars 1967 fut suivie par un putsch dirigé par
David Lansana, le chef de l’armée. Celui-ci fut à son tour renversé quelques jours plus tard par
des militaires qui suspendirent la Constitution, éliminèrent les partis politiques et interdirent toute
activité politique. Ce coup d’État s’inscrivait dans une tendance tenace : au total, quatre putschs
eurent lieu entre 1967 et 1968, sur fond de luttes interethniques, de grèves, de népotisme et
d’intense corruption. Ensuite, entre 1992 et 1997, intervinrent quatre renversements du régime en
place. En 1996, à l’issue de combats qui firent une centaine de morts, un groupe de militaires prit
le pouvoir à Freetown, forçant à l’exil le président Ahmad Tejan Kabbah, à peine élu.
Graphique 1
Coups d’État militaires en Afrique (1950-2023)
Le nombre global de tentatives de coup d’État en Afrique est resté à peu près constant entre 1960
et 1990, avec une moyenne d’environ quatre par an. Par la suite, entre 1990 et 2020, ce chiffre a
été divisé de moitié. Après la vague des Conférences nationales, qui commença au Bénin, puis
l’instauration généralisée du multipartisme au début des années 1990, le mythe de l’armée, arbitre
impartial, garant de la sécurité et de l’unité nationale, s’était progressivement émoussé. Le nombre
de régimes de parti unique dans la région tomba de 29 en 1989 à seulement 3 en 1994 (Levitsky
et Way, 2002).
Entre 1990 et 1999, on compta 192 élections présidentielles et législatives dans 45 pays.
Progressivement, les anciennes colonies anglaises embrassèrent la « formule française ». Elles
renoncèrent au modèle parlementaire de Westminster optant pour l’élection au suffrage universel
du Chef de l’État. La Somalie échappa à la règle : selon le complexe système électoral somalien,
les assemblées des cinq États du pays et des délégués investis par une myriade de clans et de
sous-clans choisissent les législateurs qui à leur tour désignent le président.
Au milieu des années 2010, on pouvait croire qu’était révolue l’ère d’une Afrique postcoloniale où
l’incursion armée au palais présidentiel était un mode normal d’alternance politique. Les années de
multipartisme africain se sont achevées sur un constat ambigu, avec des avancées spectaculaires,
comme ce fut le cas en 2011 en Tunisie, avec l’effondrement du régime de Zine el-Abidine Ben Ali
à la suite de manifestations populaires, puis en 2019, au Soudan avec l’éviction d’Omar el Béchir
au Soudan, faisant écho à l’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika privé d’un cinquième mandat, les deux
sous la pression de la colère du peuple défilant dans les rues pour réclamer son dû démocratique.
Mais cette période a aussi connu d’amères désillusions. Elle connut des reculs spectaculaires,
comme au Bénin, un pays longtemps jugé le plus vertueux, mais où fut organisée en 2019 une
élection législative sans partis d’opposition, exclus par une charte des partis et un code électoral
restrictifs. Avec le renversement par l’armée, en avril 2019, d’Omar el-Béchir qui avait lui-même
pris le pouvoir lors d’un coup d’État militaire en 1989, l’espoir était permis d’une fin des régimes
prétoriens avec la trêve gagnée autour du cri de ralliement des manifestants : Madaniyya ! (« Le
pouvoir aux civils ! »). Hélas, elle fut vite interrompue en octobre 2021 avec un nouveau coup
d’État, celui du général Abdel Fattah Al-Bourhane.
Comment expliquer cette succession de coups d’État ? Troquant le treillis camouflé contre un
grand boubou clair et le béret rouge contre un bonnet, le colonel Mamadi Doumbouya, chef
de la junte de Guinée, a donné son interprétation lors de la 78e session des Nations Unies, le
21 septembre 2023 :
« L’Afrique souffre d’un modèle de gouvernance qui nous a été imposé, un modèle certes bon et
efficace pour l’Occident qui l’a conçu au fil de son histoire, mais qui a du mal à passer et à s’adapter
à notre réalité. En un mot comme en mille, les élections, la démocratie avec, résistent difficilement
au legs du pouvoir, tel que connu dans l’Afrique traditionnelle (…) Nous sommes tous conscients que
ce modèle de démocratie que vous nous avez si insidieusement et savamment imposé…ne marche pas. »
L’analyse ne manque pas de rejoindre celle de tous les putschistes, mais pour la Guinée on
peut s’interroger : le pays a-t-il véritablement tenté l’expérience démocratique depuis son
indépendance pour en faire aujourd’hui le procès ?
Les données semblent apporter des éléments de preuve à cette thèse « optimiste ». Le nombre
d’autocraties en Afrique, qui avait culminé à plus de quarante au milieu des années 1980, a chuté
de manière vertigineuse, à moins de dix à la fin des années 1990, pour s’infléchir encore ensuite.
La démocratie importée a gagné tous les terrains pour occuper pratiquement tout l’espace
continental, à l’exception marginale de l’Érythrée.
Figure 1
Démocraties électorales et autocraties (1960-2022)
60
Point de rupture
50
40
30
20
10
des formations politiques, une fois élues, imitant les réflexes prébendiers du régime dénoncé.
L’épaisseur idéologique des partis était mince et leurs programmes peu distinctifs. En l’absence
de débats autour des enjeux et des projets de société, les ressorts de la mobilisation électorale
résidaient alors dans la personnalité du chef en place et l’efficacité de son clientélisme. Et, pour
l’opposant, dans l’assurance donnée à son groupe de partisans que bientôt ce serait « à son tour
de manger », car Fiohawo to ye wo du na (littéralement en langue éwé, « il est licite de manger la
chose de l’État ») pour reprendre un adage togolais entendu à Lomé.
L’élection dévoyée
Au nom de la thèse de la transition démocratique, la ritualisation du vote fut préconisée sans nuance,
hors de toute appréciation des contextes. Là se trouve certainement l’erreur. « La démocratie
négociée par le « haut », du seul point de vue institutionnel, relève du mirage » (Akinès et Zina,
2016, p. 84). Pour les plus radicaux des analystes, les élections n’étaient qu’une façade derrière
laquelle se reproduisaient les traits permanents d’une culture politique immuable. Il est vrai que
le juge constitutionnel se montra souvent, comme l’explique Dodzi Kokoroko « complice d’un jeu
politique émasculé conçu au profit d’un pouvoir manifestement nostalgique de l’époque du parti
unique » (2009, p. 118).
Face à la thèse de la démocratisation naturellement engendrée par l’élection, une autre, sceptique
quant à elle, reprend aujourd’hui à son compte le vieux avertissement de Terry Lynn Karl (1990) à
propos de l’erreur consistant à croire que les scrutins seuls – aussi libres et équitables peuvent-ils être
– ne suffisent pas à définir une démocratie. Elle est toujours l’aboutissement d’un long processus,
adossé à une ossature institutionnelle suffisamment robuste pour porter une justice indépendante,
garantir les libertés fondamentales, apporter des services publics, traquer la corruption… et garder
les militaires dans leur caserne ou sur le front de la lutte contre les groupes armés. L’élection
ne crée pas ipso facto ces conditions. Elle est même parfois un marché de dupes qui entérine
les transmissions dynastiques (Gabon, Djibouti, Togo) et les mandats multiples (Algérie, Burundi,
Cameroun, Côte d’Ivoire, Égypte, Guinée, Rwanda).
L’addiction au pouvoir est avérée : dix chefs d’État africains sont aux commandes de leur pays
depuis plus de vingt ans (en comptant pour certains leurs fils ou neveu). En Ouganda, Yoweri
Museveni est l’homme qui a fait sauter le verrou de la limitation du nombre de mandats en 2005
puis celui de la limitation de l’âge en 2017. « Comment pourrais-je quitter une bananeraie que j’ai
plantée et qui commence à donner des fruits ? », déclarait-il en 2016. Il s’est représenté en 2021 à 76 ans
pour un sixième mandat aux présidentielles qu’il remporta aisément. Le cas du Rwanda est une
autre illustration des manipulations autoritaires. Le référendum plébiscitaire de 2015 a entériné la
modification de la Constitution qui raccourcit le mandat présidentiel de sept à cinq ans à compter
de 2024, mais autorise Paul Kagame à briguer deux mandats supplémentaires, ce qui pourrait
prolonger son mandat jusqu’en 2034 !
Par la force des choses, la contestation des résultats est devenue quasi consubstantielle à l’exercice
des scrutins, avec souvent de bonnes raisons de croire que le décompte des résultats est si
gravement truqué que tout laisse penser que leur inversion serait plus proche de la vérité (Gabon
2016 ; RD Congo, 2018).
Dans les contextes de défaillance démocratique, assez logiquement l’abstention notamment des
jeunes s’installe. La « fatigue du vote » est attestée. Le sentiment des citoyens est de ne pas être
écoutés, de constater que les décisions sont prises sans consultation, de ne pas voir sanctionner les
dirigeants accusés de corruption, d’avoir une classe politique qui vit en vase clos. Aux explications
de l’abstention s’ajoutent d’autres, plus prosaïques. La pression d’un quotidien brutal est telle que
les besoins démocratiques s’effacent parfois devant les besoins de survie. Ne dit-on pas : « Quand
le ventre est vide, l’urne sonne creux ! ».
Au Kenya, la violence culmine toujours lors de la course pour les élections nationales qui se tiennent
tous les cinq ans. Une commission fut créée en 1998 (commission Akiwumi) afin d’enquêter sur ce
qu’on appelait les « affrontements tribaux ». Elle détailla la manière dont le gouvernement avait
contribué à provoquer les violences à des fins politiques et montra que les incidents graves étaient
cinquante fois plus nombreux durant les élections qu’en temps normal, ce qui se confirma lors des
cinq élections suivantes (2002, 2007, 2013, 2017, 2022).
Dans les pays qui sortent d’une instabilité politique, d’une guerre civile ou d’un coup d’État, les
élections viennent raidir les positions des groupes qui pensent que la violence est le seul instrument
pour exprimer leur courroux ou leur ressentiment. Ils y trouvent l’opportunité d’exprimer des
griefs au sujet du partage des ressources en eau, du statut foncier de tel terrain à exploiter entre
« autochtones » et « allogènes occupants », du fonctionnement de la justice ou d’autres malaises
perçus ou réels. Ces sujets de querelle sont instrumentalisés à l’excès par des politiciens qui, à
cette occasion, affichent leur appartenance communautaire en promettant des solutions définitives
et musclées à des conflits souvent très anciens. Les foyers de rancœur ancestrale mortifère sont
parfois nombreux, comme en Guinée (on songe au slogan « TSP » – « tout sauf un Peul » – qui plana
sur la campagne d’Alpha Condé, le Malinké) ou au Nigeria avec ses fractures confessionnelles et
régionales.
Dans de nombreux cas, c’est la démocratie élective qui a été adaptée à la logique du clientélisme
et non l’inverse. « Pseudo-démocratie », « proto-démocratie », « démocratie de faible intensité »,
« démocratie par délégation » ? Les formules proposées sont nombreuses. Le système politique
fait que, même si les élections ont lieu, les citoyens sont coupés des informations sur les activités
de ceux qui les gouvernent. Les institutions formelles peuvent offrir de nouvelles opportunités pour
se maintenir au pouvoir.
Nous reprenons une étude précédente (Jacquemot, 2022) dans laquelle nous distinguons, d’un
côté, la démocratisation procédurale et apparente et, de l’autre, la démocratisation substantielle
ou réelle. L’État de droit, le respect des libertés fondamentales, des institutions ouvertes et des
droits humains incarnent quant à eux le processus allant vers la démocratie substantielle, dans le
mouvement de la société. Elle est l’aboutissement d’un long processus, adossé à une ossature
institutionnelle suffisamment robuste pour porter une justice indépendante, garantir les libertés,
apporter du développement et traquer la corruption.
On constate qu’une trentaine d’années après les premières élections multipartites, aucun des 8
pays à coups d’État récents (7 réussis, 1 échoué) n’était parvenu à atteindre un niveau moyen le
registre de la démocratisation substantielle lors des derniers changements anticonstitutionnels de
gouvernement.
Tableau 2
Performances politiques des 8 pays à coups d’État récents (2020-2023)
FH BM V-DEM TOTAL
SUR 100 SUR 100 SUR 100 SUR 300
Ce tableau sur la « densité de la démocratie » est établi sur la base de 3 indicateurs calculés chacun sur
100, tirés de 3 sources.
• FH : le « Freedom in the world 2023 Indicators » de Freedom House évalue l’existence des
droits et des libertés politiques : fonctionnement du Gouvernement, transparence et niveau
de corruption, liberté d’opinion et d’organisation, autonomie personnelle, indépendance de
la justice.
Les indicateurs utilisés sont le produit d’une agrégation de centaines d’indicateurs spécifiques
obtenus sur la base d’analyses de rapports internationaux, régionaux et d’ONG, et d’enquêtes
conduites régulièrement depuis une quinzaine d’années.
Les situations sont disparates, mais aucun des 8 pays n’avait atteint au moment des putschs récents
la moyenne dans aucune des catégories, démontrant une « immaturité démocratique ». À titre de
comparaison, nous avons établi, sur les mêmes bases, les scores globaux les meilleurs en Afrique
subsaharienne : Cap-Vert (222), Maurice (213), Sénégal (200), Afrique du Sud (198), Ghana (189),
Namibie (185).
Les séries longues sont encore plus significatives car elles permettent de suivre une évolution.
Celle des 8 pays à coups d’État récents, établie pour la période 1996-2022 à partir des index
de la Banque mondiale (World Governance Index), montre dans chaque cas des régressions
démocratiques : instabilité politique croissante, montée de la violence, perte de l’efficacité et de
la redevabilité gouvernementales, manquement à l’état de droit, non contrôle de la corruption,
perte des libertés d’expression… Sur la dernière décennie, la baisse des 3 indicateurs Overall
governance, Security and rule of law et Particpation, rights and inclusion est également notable
dans l’index général de la Fondation Mo Ibrahim pour les pays à coups d’État récents, sauf pour le
Gabon (Mo Ibrahim, 2023).
Faut-il souscrire au sévère constat de Nic Cheeseman de l’Université de Birmingham (2019) selon
lequel, « ces dernières années, la trajectoire politique de l’Afrique a commencé à aller dans le sens
inverse » ? Son constat est édifiant : en moyenne, sur la période, plus de la moitié des citoyens
africains ont été privés de leur liberté de participer aux processus politiques ou de rejoindre une
organisation politique. La démocratie était bel et bien en panne. Près de trois citoyens africains sur
quatre ont vu leur espace civil se réduire.
« L’histoire des soixante dernières années n’apparaît que comme un prologue : preuve de
l’étouffement prématuré du possible régime libéral ou la confirmation précoce que les élections
sont soit inadaptées, soit trop facilement appropriées par des intérêts enracinés ». (Cheeseman,
Lynch et Willis, 2020, p. 20).
La jeunesse n’a pas vécu les années 1990 et ses références en matière de démocratie sont
différentes de celles de leurs aînés. Cela est particulièrement observable dans le Sahel des 4 États
(Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad). Sa population est passée de 15 millions d’habitants à l’aube des
Indépendances à près de 90 millions au tournant des années 2020. On évoque plus de 150 millions
d’habitants en 2050. L’arrivée dans l’espace public d’une nouvelle génération coïncide avec les
mutations dans l’autorité familiale, l’autonomisation à bas bruit des femmes, l’intensification des
pratiques de mobilité, l’influence montante des diasporas et, en fin de compte, la contestation des
formats politico-institutionnels issus de la décennie 1990 (Mbembe, 2023).
L’accaparement des richesses par une micro-élite et la restriction des droits fondamentaux
alimentent les frustrations, surtout parmi les plus jeunes qui, faute de partager avec leurs anciens
le souvenir des juntes au pouvoir, saluent, faute de mieux l’ingérence de l’armée. Ces jeunes
ne restent pas pour autant longtemps passifs, d’autant qu’ils peuvent suivre de près l’action des
dirigeants au moyen des médias numériques. Ils ont été développés avant les coups d’État.
Au Burkina Faso, avant 2022, deux ONG, Diakonia et WaterAid, avaient mis en place une plateforme
de contrôle citoyen des engagements pris par le chef de l’État, le Présimètre (plateforme impartiale,
de dialogue et de veille citoyenne), à partir de sondages, de questionnaires et de commentaires
postés par les internautes. Des plateformes participatives similaires existent dans d’autres pays,
tel le Buharimeter au Nigeria, Al Bawsala en Tunisie, qui suit l’activité des élus, ou Winou Etrottoir
(« où est le trottoir ? »), en Tunisie également, qui attribue un label aux candidats aux élections
municipales, le Fashimètre de la Lucha en République démocratique du Congo, le Mackymètre au
Sénégal.
Parmi les jeunes insurgés ordonnant dans la rue aux gouvernants vilipendés de « dégager » et aux
putschistes le soin d’établir un pouvoir assaini des séquelles de la débauche politique antérieure,
d’aucuns pourraient être tentés de voir des « patriotes constitutionnels ». Ne tenteraient-ils pas,
vaille que vaille, d’instaurer bientôt une démocratie interactive en mettant en place des dispositifs
permanents d’information, de consultation et de redevabilité ? Mais que feront les putschistes ?
On rapporte que Didier Ratsiraka, l’amiral-président malgache féru de vers latins, citait Cicéron :
cedant arma togae, concedat laurea linguae (« que les armes cèdent à la toge, les lauriers à
l’éloquence »). Prendre le pouvoir et promettre de le rendre aux civils à l’issue d’une courte
transition, c’est ce que disent toujours les prétoriens en kaki. Mais, finalement, respectent-ils
toujours ce chronogramme ? Qu’enseigne l’histoire contemporaine ?
Au Togo, le sergent-chef Gnassingbé Eyadema, auteur en 1963 de l’un des premiers putschs
continentaux, ne céda le pouvoir qu’à sa mort, en 2005, au profit de son fils, toujours à la tête
de l’État en 2023. Il est aussi des putschistes qui se « civilisent » par eux-mêmes et troquent le
treillis pour le costume. On pense à Mathieu Kérékou au Bénin (1972-1991, puis 1996-2006), à
Blaise Compaoré au Burkina Faso (1987-2014), à Amadou Toumani Touré au Mali (1991-1992 puis
2002-2012), appelé le « soldat de la démocratie ». On pense également à Olusegun Obasanjo au
Nigeria. Lorsqu’il prit le pouvoir en 1976, il rédigea une nouvelle Constitution et devint le premier
dirigeant du pays à abandonner volontairement le pouvoir en transmettant les rênes du pays à
Shehu Shagari, premier président civil élu. Il revint au pouvoir en 1999 et fut élu avec les deux tiers
des voix.
En matière de transition lente mais réussie de l’armée au pouvoir civil, le cas ghanéen reste la
référence. En 1978, ce fut l’alliance du fusil et de la révolution morale. Le programme de Jerry
Rawlings, qui venait de prendre le pouvoir avec six autres officiers, était succinct : un populisme
kaki, virant ultérieurement avec le temps au parlementarisme civil et à la légalité démocratique. Le
virage du régime intervint en 1992. La même pression qui touchait toute l’Afrique à l’époque – le
multipartisme – s’imposa au Ghana. Jerry Rawlings fit donc adopter une nouvelle Constitution.
La vie politique se démilitarisa et l’armée se dépolitisa. Rawlings quitta l’uniforme pour le smock,
une chasuble de coton portée par les hommes du nord, et décida de travailler dans un cadre
constitutionnel. Il tira sa révérence, non sans une certaine élégance, en 2000, la Constitution
lui interdisant de briguer un nouveau mandat présidentiel. Le New Patriotic Party (NPP), de
son opposant John Agyekum Kufuor, gagna les élections de 2000. Il hérita d’un État « récréé »,
« revertébré » grâce à Rawlings, qui, en fin de compte, par tâtonnements successifs, avait mis
fin à plusieurs décennies d’insécurité et d’incrédibilité institutionnelles et avait préparé le terrain
politique où la norme enfin pouvait prévaloir. Vingt ans après le coup d’État !
Aujourd’hui, la question se pose de savoir si l’injonction envoyée par les institutions africaines et
les Nations Unies aux putschistes de rendre le pouvoir aux civils par le truchement d’élections est
efficace. L’Union africaine le croit et approuve. Selon les articles 4 et 30 de son Acte constitutif,
elle condamne « des changements anticonstitutionnels de gouvernement » et considère que « les
Gouvernements qui accèdent au pouvoir par des moyens anticonstitutionnels ne sont pas admis
à participer aux activités de l’Union ». Elle a exercé son pouvoir de suspension et de sanctions
ciblées à vingt reprises à l’encontre de 15 États membres entre 2000 et 2023.
Les sanctions vont souvent de pair avec la mise en place d’un processus de médiation. Avec
de modestes résultats. Comme dans le cas du coup d’État de 2019 au Soudan, dans certaines
situations, la mise en œuvre partielle des dispositions, l’abaissement des exigences de réadmission
et la reconnaissance de fait d’un coup d’État semblent être tolérés. De telles situations soulèvent
généralement des questions quant à la capacité de l’Union à appliquer ses propres déclarations.
Les récents coups d’État annoncent-ils une nouvelle période, celle de l’autoritarisme conservateur,
les chefs empruntant un discours souverainiste de circonstance, et nouant de nouvelles relations
hors l’Occident, fussent-elles à leur tour à tendance impérialiste (Russie, Chine, Inde, Turquie) ?
Les putschistes n’ont en réalité souvent pas de références idéologiques très précises ; ils sont
surtout attachés, une fois installés, à gérer leurs intérêts et leurs alliances. Au sein des juntes, la
manière spécifique de personnaliser le pouvoir politique combine le messianisme anticolonialiste,
incarné par un chef fort, avec la rhétorique de la lutte contre la corruption. Il s’agit d’une forme de
populisme identitaire et d’autoritarisme décisionnel aux accents modernisateurs. Paul Kagame, au
Rwanda, est aujourd’hui la figure emblématique de ce modèle de césarisme plébiscitaire (Wrong,
2021).
Pendant ce temps, les militants des partis et des syndicats sont démonétisés. Ils laissent d’autres
instances occuper le champ civil et politique, ici celles de l’Islam réformé, teinté de salafisme
distinct de l’Islam des confréries, là celles tonitruantes des Églises du réveil des pasteurs-prophètes,
dénonçant les forces du Mal qui hantent la population et lui offrant des cataplasmes aux douleurs
du quotidien.
Les putschistes se trouvent rapidement, après la prise du pouvoir, face à une série de questions.
Que faire des hauts gradés de l’armée déclassés ? Des politiciens décrédibilisés et vitupérés ?
Des journalistes réclamant un espace de liberté ? Surtout, que faire des institutions d’une pseudo-
démocratie qui était en phase terminale ? Et comment établir la sécurité du territoire sans les appuis
militaires étrangers et des Nations Unies quand l’intégrité du pays est déjà gravement menacée ?
… ou vers une démocratie digitalisée hors les urnes ?
L’efficacité des critiques contre les velléités autoritaires en Afrique s’est amollie et les craintes de
sanctions se sont dissipées avec la disponibilité de financements alternatifs et avec l’arrivée de
nouveaux partenaires, parmi lesquels la Chine, la Russie, la Turquie et les pays du Moyen-Orient
qui s’accommodent de la persistance de régimes autocratiques. Certains nouveaux partenaires
déroulent même un contre-discours axé sur les bienfaits du césarisme qui constitue un contrepoids
au moralisme des États occidentaux, dont les préoccupations ont par ailleurs amplement évolué
vers d’autres sujets (sécurité, terrorisme, migration illégale, environnement) au point de faire baisser
la mire démocratique.
Face à la défaillance de nombreux États et aux carences administratives dans la fourniture des
services de base essentiels, les mouvements citoyens ou sociaux remplissent le vide avec une
myriade d’initiatives ancrées localement. Dans un contexte de « modernité insécurisée » propre
aux politiques économiques d’inspiration libérale, des jeunes tentent d’imprimer leur marque sur
l’évolution de leur écosystème d’appartenance. Progressivement, les mouvements passent de la
contestation à l’action. De nouveaux modèles d’action émergent, des formes de légitimité aussi,
et avec elles, des espaces autonomes se créent, dans les environnements que l’État a désertés et
pour répondre aux besoins essentiels les plus pressants qu’il a oublié de satisfaire. De ce fait, la
redéfinition du périmètre d’action de l’État se trouve être l’objet de controverses aiguës.
Internet est la passerelle pour la création d’espaces civiques. Les réseaux sociaux comptaient en
2022 en Afrique, environ deux cent cinquante millions d’abonnés. L’écosystème numérique en
tant que mode d’expression bijectif et horizontal a potentiellement un puissant impact sur la vie
politique. De fait, avec les smartphones, internet, les réseaux sociaux…, la connectivité structure
à présent tout l’espace public et rend archaïques certaines formes de socialisation politique
traditionnelles, comme les réunions et meetings électoraux. Face à des systèmes clos et inertes, le
digital génère d’autres modalités de mise en relation, d’animation et d’organisation, davantage en
phase avec le caractère ouvert, poreux et élastique des sociétés africaines.
Les citoyens ont donc définitivement investi les réseaux sociaux pour argumenter vertement
et bruyamment, grâce à leur agilité, leur rapidité et leur accessibilité, sur la gouvernance des
dirigeants (Akindès et Kouamé, 2019). Les vigilances sont pugnaces, construites sur des besoins
de démocratie et des désirs d’avenir face à l’étroitesse des options politiques ouvertes. Les
jeunes pourront s’adresser aux putschistes comme auparavant aux élus. On peut penser que les
mobilisations sociales, comme celles animées par le Balai citoyen au Burkina ou Tournons la Page
au Niger, resteront « bruyantes » et se feront entendre dans l’espace public, éventuellement au prix
de répressions de la part des autorités putschistes. Les associations citoyennes resteront attachées
à faire évoluer les situations en termes de droits humains, de gestion des affaires publiques, de lutte
contre la corruption ou de questions sociétales comme la place des femmes.
Comment éviter que la dissolution des institutions de la démocratie formelle sous les régimes
de junte reproduise l’enchaînement infernal coup d’État-réconciliation-élection-coup d’État, bien
connu, dans de nombreux pays ? Sous le couvert d’un « programme de sauvegarde, de transition et
de rénovation », on peut craindre d’assister à la mise en place de régimes de claustration plus
retors encore qu’à l’époque des partis uniques d’avant 1990. Si l’acceptation populaire apparente
des juntes est essentiellement fondée sur le discrédit des pouvoirs précédents, sur l’identité du bouc
émissaire occidental (la France) et sur l’espoir d’une amélioration sécuritaire et socio-économique,
le désenchantement pourrait advenir et conduire à de nouvelles mobilisations contestataires, et
enclencher un nouveau cycle.
Mais pourquoi ne pas croire qu’une nouvelle citoyenneté pourrait à terme émerger, donnant du
sens aux tentatives de conquêtes émancipatrices citoyennes déjà engagées ? La vitalité de la
démocratie directe pourrait alors être amplifiée par la prise de parole sans ambages et par la
participation à des débats citoyens dans une liberté d’expression accélérée par la production
de messages et d’images duplicables à l’infini. À la condition que des dispositifs de régulation
s’instaurent, notamment pour lutter contre les infox et pour circonscrire les risques complotistes, la
démocratie réelle, par le bas, pourrait peut-être s’en trouver renforcée.
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