Lieu Et Espace Public
Lieu Et Espace Public
Lieu Et Espace Public
2023 10:06
Éditeur(s)
Département de géographie de l'Université Laval
ISSN
0007-9766 (imprimé)
1708-8968 (numérique)
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Vincent Berdoulay
Laboratoire SET (CNRS-UPPA)
U n i v e r s i t é d e P a u et d e s p a y s d e l ' A d o u r
Résumé
Abstract
Present-day changes of territoriality, which are related to the crisis of modernity, can
be approached through the notion of place. While acknowledging the contemporary
assertion of the subject, the notion of place makes it possible for geography to characterise
the idea of public space and to show how the latter can be related to collective identity A
strategy of place follows from this approach, and it can be used in urban and régional
planning.
Key Words: territoriality, epistemology, place, subject, public space, public debate, urban and
régional planning.
Cahiers de Géographie du Québec • Volume 41, n° 114, décembre 1997 • Pages 301-309
En effet, en ces temps de postmodernisme, d'éclatement culturel de la société,
de rejet de critères communs de jugement, certains s'inquiètent du devenir de
l'espace public où est censée se construire la démocratie. Cette inquiétude prend
souvent la forme d'une aspiration, quelque peu nostalgique ou idéalisée, pour des
dispositifs construits du type cafés du XVIIIe siècle ou places urbaines à haute
interaction sociale. Ce sont ces dispositifs qui faciliteraient l'émergence d'un espace
public où se formulerait démocratiquement l'opinion. Dans l'esprit des partisans
de cette ligne de pensée, cet espace auquel on aspire est conçu de façon immatérielle,
car il vise avant tout à dépasser les différences sociales et les appartenances
culturelles. En conséquence, et au fond, il y aurait comme une opposition radicale
entre la notion d'espace public et celle d'identité collective. On comprend ainsi
pourquoi les chercheurs se sont peu intéressés aux rapports pouvant exister entre
l'espace géographique — hautement singularisant — et cette notion d'espace public,
si universaliste. Doit-on cependant accepter cette évacuation de l'approche
géographique comme contribution potentielle aux enjeux (tant modernes que
postmodernes) du statut et du rôle de l'espace public aujourd'hui? Le propos est
justement de montrer, au moyen de la notion de lieu, qu'il n'y a pas nécessairement
contradiction entre espace public et identité collective.
LE LIEU DU SUJET
Dans l'affinage des outils pour comprendre ce qu'il y a de nouveau dans la
territorialité contemporaine, la notion de lieu a fait l'objet dernièrement d'une
recrudescence d'intérêt (Berdoulay, 1985; Entrikin, 1992 et 1997; Retaillé, 1997).
Une des raisons en est certainement l'insatisfaction engendrée par une pensée liée
à la notion de territoire: celle-ci fonctionne comme le lit de Procuste, tant elle
prédétermine la réflexion en imposant dès le départ un cadre spatial et une volonté
politique donnés.
Mais la redéfinition des identités, du sujet et du lieu, par le jeu des interactions
qu'elle engage, fait appel aux valeurs collectives comme à la matérialité du monde.
La non-concordance fréquente des récits avec la rationalité instrumentale suggère
que la culture ne peut être réduite aux conditions matérielles et sociales de sa
production et que le projet de la modernité, ou de ses avatars actuels, n'exclut pas
la conciliation du subjectif et de l'objectif, de l'individuel et du collectif.
L'autre cas de figure extrême et intéressant à mentionner est celui des frontières
étatiques, qui occupent d'ailleurs une fonction analogue et qui sont la proie favorite
des critiques de la modernité. Les frontières ont pu constituer, par l'émergence
même du transfrontalier, des lieux par excellence de l'expression du sujet. En effet,
les frontières induisent leur propre transgression, élément fondamental de l'identité
individuelle ou collective des gens qui doivent s'en accommoder. Comme le
montrent des recherches effectuées au pays basque français, le statut changeant de
la frontière a rythmé l'investissement personnel et social sur l'espace transfrontalier
(Velasco, 1998). Frontières ou autres limites ne sont donc pas nécessairement celles
des lieux, mêmes si elles en constituent des éléments parfois essentiels.
En ayant ainsi évoqué la pertinence d'une réflexion sur la notion de lieu pour
approcher d'un point de vue géographique les transformations contemporaines
de la territorialité, on ne peut que déboucher sur la question de la citoyenneté. En
effet, alors que la notion de territoire précise plutôt le champ d'exercice de devoirs
et de pouvoirs, la problématique du lieu renvoie à une perspective d'engagement
actif, citoyen et potentiellement constructif, du sujet. Les liens qui unissent le sujet
au lieu se fondent nécessairement sur des valeurs et des règles de fonctionnement.
Mais sont-elles nécessairement particularisantes ou ont-elles une portée universelle?
Peut-on — et si oui, comment — obtenir un espace public, c'est-à-dire un espace
où s'épanouirait le débat public?
De ces deux façons de conceptualiser l'espace public, la première est celle qui
peut le plus facilement se caractériser en termes concrets, matériels, tandis que la
seconde, quoique multidimensionnelle dans sa formulation philosophique, reste
fondamentalement immatérielle. Bien sûr, on sent qu'un type d'espace public
accompagne l'autre et inversement (Querrien, 1992-1993). Mais n'est-il pas possible
Le lieu met d'abord en garde contre l'illusion d'un regard neutre et détaché par
rapport à l'objet d'intervention. Tout en s'efforçant de conserver une distance
critique, l'aménagiste cherche à comprendre quelles trames narratives organisent
les lieux et à assumer l'exigence rhétorique de l'exercice de sa profession (ibid.). Ce
faisant, il devient capable de faciliter l'émergence de récits porteurs de solutions,
sinon d'avenir. Mais il y a plus que cette identification de récits.
Ainsi peuvent se créer les conditions d'un espace public qui ne se limite pas à
une catégorie théorique de la démarche philosophique, mais qui est plutôt un lieu
véritable, relevant de l'analyse géographique. Les aspects les plus quotidiens de
l'identité collective y sont transformés, parce que projetés dans l'espace de tension
qui les réunit aux formes les plus universelles de la réflexion et de la conscience de
soi et des autres. À l'image des processus culturels qui le sous-tendent, l'espace
public comme lieu ne peut être conçu à priori comme contradictoire de l'identité
collective.
On le voit, la stratégie de lieu engage aussi une réflexion sur le milieu, une
revalorisation du point de vue écologique. On sait par exemple que le devenir
écologique des villes dépend des territorialités contrastées qui en conditionnent la
vie politique (Sénécal et Hamel, 1996). Le rôle actuel des enjeux environnementaux
dans l'organisation instituée du débat public et de la démocratie participative en
est une manifestation récente (Berdoulay et Soubeyran, 1994). La planification
environnementale et le développement durable doivent donc aussi être abordés et
traités sous l'angle des notions de lieu et d'espace public.
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