L - Adjectif Et La Conjugaison Suffixale en Berbère Zénaga
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L - Adjectif Et La Conjugaison Suffixale en Berbère Zénaga
) (2003) 661-674"
CATHERINE TAINE-CHEIKH
halshs-00460360, version 1 - 27 Feb 2010
Alors que la langue berbère connaît de multiples dialectes, voire même une infinité
de variétés locales — qui témoignent d'une tendance très nette à la différenciation —,
on peut dire que les principales caractéristiques du système verbal se retrouvent
dans les divers parlers. En effet, le berbère commun compte cinq formes verbales de
base : l'impératif (I), l'aoriste (A), le prétérit positif (P), le prétérit négatif (PN) et
l'aoriste intensif (AI). De plus la relation A / P se présente régulièrement comme
l'opposition d'une forme neutre, non marquée, à une forme marquée et c'est dans le
couple P / AI qu'on trouve en synchronie l'expression de l'opposition accompli Vs
inaccompli, bien que l'AI ait des formes variées, globalement comparables à celles
des verbes dérivés du sémitique1.
Pourtant il existe, même dans le système verbal, des formes inégalement attestées
dans le domaine berbère. C'est le cas par exemple du prétérit intensif, caractérisé par
un allongement de la dernière voyelle, mais c'est aussi le cas de la conjugaison
suffixale de l'adjectif. Cependant, alors que le prétérit intensif semble une innovation
du touareg, la conj. à suff. est suffisamment représentée malgré tout pour apparaître
plutôt comme une forme ancienne.
Plus ou moins vestigielle (certains parlers n'en offrent aucune trace), la conj.
adjectivale se présente en outre, là où elle est attestée, avec des particularités en
partie contradictoires, sans qu'il ait été possible jusqu'à présent de déterminer quel
ensemble dialectal, du kabyle et du touareg notamment, est le plus novateur.
Nous nous proposons de reprendre ici l'analyse de cette conjugaison, dans la
mesure où nous avons découvert que cette forme verbale s'était maintenue
également dans le dialecte berbère de Mauritanie — le zénaga, qui jusqu'à
récemment était très mal connu — et qu'elle s'y présentait sous un aspect assez
original, susceptible d'être particulièrement éclairant pour comprendre la
morphogenèse de la forme2.
1 Sur l'évolution du système verbal berbère, cf. L. Galand, 1977 et, plus généralement, sur le
principe de renouvellement d'un système verbal par l'introduction de formes dérivées, cf. D. Cohen,
1984.
2 Nous remercions Lionel Galand qui a bien voulu relire notre manuscrit et nous faire part de ses
remarques. Nous restons naturellement seule responsable des imperfections qui ont pu demeurer.
I. L'adjectif conjugué en berbère zénaga
ƶ̣aġƶ̣uġ "orange clair (tissu) ; gris (personne malade)", gännug "bigarrré, rayé",
baṛbuđ̣ "tacheté, moucheté", žaṛžuđ̣ "tacheté (animal)",
• des caractéristiques physiques : ozuff "long", käyīy "court", maẓẓūg "petit", šäđiđ
"mince", ƶ̣owəṛ "épais" kaḍḍuṛ "gros", xarf̣̣uf̣̣ "dur", aẓẓag "lourd", šäṃ̣ṃuđ̣ "froid",
gof̣̣uđ̣ "étroit", šäyfä "laid", aqwah "fort",
• des défauts ou infirmités : käygiš "aveugle", ƶ̣owƶ̣əg "sourd", därġuy "borgne".
D'autres formes appartiennent à des champs assez proches : koriš "actif", žäymuđ̣
"gaucher", đärīš "rare", ṃ̣änəg "confortable, agréable", gäygum "souple", aƶ̣uđ̣ "doux
(au goût)", sälluġ "fade, peu salé", šäṃ̣uṃ̣ "amer".
Sémantiquement, tous ces lexèmes semblent désigner des qualités durables ou
même permanentes et on notera qu'on retrouve à peu près les mêmes champs que
ceux couverts en arabe par la forme af̣ˁal. Nombreux cependant sont les cas où l'on
ne trouve pas la forme adjectivale à laquelle on pourrait s'attendre. Ainsi, aux verbes
yonən "devenir muet", yurġah "devenir chaud" ou yäffaġyäh "être chauve", ne semble
correspondre aucun adjectif.
Formellement, on pourra constater que les adjectifs appartiennent très souvent à
des racines quadrilitères, mais il y a trop d'exceptions (cf. yärä, äđäy, aƶ̣uđ̣ ...), et
surtout trop de diversité dans les schèmes, pour qu'on puisse se servir de ce critère.
Par contre, toutes ces formes ont en commun un certain nombre de propriétés qui les
distinguent à la fois de la classe des noms et de celle des verbes.
2
• d'une part les formes de l'adjectif kaḍḍuṛ "gros" (m. sg.), kaḍḍuṛađ "grosse" (f. sg.)
et kaḍḍuṛiđ "gros" (m. et f. pl.) ou celles de l'adjectif ozuff "long" (m. sg.), ozuffäđ
"longue" (f. sg.), ozuffiđ "longs ; longues" (m. et f. pl.) ;
• d'autre part les formes des substantifs, masculins comme ofuš "main" (pl.
uvässän) et īđi "chien" (pl. uđ̣an) ou féminins comme tīđiđ "chienne" et tuffäkt
"lumière".
Il faut remarquer que, si l'adjectif commence exceptionnellement par une voyelle
(cas de ozuff), il n'y a pas non plus d'alternance vocalique entre le singulier et le
pluriel, comme c'est le cas le plus fréquent pour les substantifs masculins.
De plus, on aura pu noter d'après les exemples que la morphologie des adjectifs se
différencie également de celle des noms par la forme des suffixes :
• la marque du fém. est /-at/ pour l'adjectif (réalisé -ađ ou -äđ) et /-t/ pour le nom
(réalisé -t, -đ ou -əđ) ;
• celle du pl. est /-it/ pour l'adjectif (réalisé -iđ ou -əđ) et /-n/ pour le nom (avec
une différenciation en genre plus ou moins régulière qui apparaît au niveau de la
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zénaga qui ne connaît pas, en synchronie du moins, l'opposition entre l'état libre et l'état construit,
l'absence de préfixe semble caractéristique des adjectifs.
5 Le suffixe est généralement en /-an/ pour le masculin (ex. aṣ "jour", pl. uṣṣan) et en /-in/ pour le
féminin (ex. tažžil "ânesse", pl. tužžäyyin).
6 Cette harmonisation est systématique dans les racines à glottale, mais elle apparaît aussi dans
d'autres cas, notamment avec les radicales finales en -y, cf. le fém. sg. äđäyạ̈đ par rapport au pl. äđiyịđ.
7 Nous indiquons tantôt la forme du prétérit, tantôt la forme de l'aoriste intensif, sur la base de la
proximité formelle, mais il est possible que cette alternance soit sémantiquement motivée.
8 Sur les différentes réalisations du suffixe -t du féminin en zénaga, cf. C. Taine-Cheikh, 1999 : 319.
3
divergents. En zénaga, en effet, les adjectifs semblent les seuls, avec les verbes, à
pouvoir assumer la fonction prédicative car, avec les noms, la présence d'une copule
est obligatoire. Comparer :
• äyim-äđ ṃ̣əlliy (litt. "chameau-ce blanc") "ce chameau est blanc", tarbađ̣-iđ
ṃ̣əlliyäđ (litt. "enfant-celle-là blanche") "cette enfant-là est blanche", nəttä bäyđig
(litt. "lui vert") "il est vert", yäššiy maẓ̣ẓūg "il est encore petit".
• et nəttä äđ änägruṃ̣ "il est paralysé", nəttä äđ iDy (litt. "il [est] un homme") "c'est
un homme", nəttahäđ äd-dänägruṃ̣t "elle est paralysée" (avec [d-d] < [đ-t]), nəttä
äđ ämƶässi (litt. "il [est] buveur") "il boit beaucoup", yäššiy äđ änägruṃ̣ "il est
encore paralysé".
La copule invariable äđ (que nous avons mise en gras — à ne pas confondre avec
le démonstratif singulier äđ de proximité —) ne peut jamais être omise dans tous les
énoncés du second groupe, à prédicat nominal, et ne disparaît que dans les énoncés
négatifs. Mais là encore, on trouve une différence entre l'énoncé adjectival à simple
négation wär et l'énoncé nominal où wär est suivi nécessairement de la copule yəgä,
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cf. nəttä wär ṃ̣əlliy "il n'est pas blanc" et nəttä wäl-ləgä ämūrih (< wär + yəgä) "il n'est
pas travailleur".
3) La conjugaison suffixale
Le dernier point qui caractérise la classe des adjectifs est plus marquant encore et
il éloigne un peu plus ce groupe de lexèmes de la classe des noms. En effet, tous les
adjectifs peuvent recevoir des affixes qui se différencient, non seulement en fonction
du genre (-äđ pour le fém. sg.) et du nombre (-iđ pour le pl.), mais également en
fonction des personnes :
Aux 2ème et 3ème pers. du pl., deux choix sont donc possibles, soit une terminaison
indifférenciée (-iđ à toutes les personnes et aux deux genres) de type plutôt nominal
ou adjectival, soit une terminaison différenciée selon les personnes et les genres,
comme dans la conjugaison verbale. Il semble cependant que ce choix ne soit que
partiellement libre, car la série “verbale” est utilisée de préférence avec certains
adjectifs qui s'appliquent surtout aux humains (ainsi žäymuđ̣ "gaucher" qui n'accepte
pas la variante žäymuđ̣iđ aux 2ème et 3ème pers. du pl.). Quant à l'autre série, elle sera
plus utilisée avec les adjectifs souvent employés à la 3ème pers.
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Si l'on prend le cas des adjectifs se terminant par une voyelle, où une glottale
apparaissait devant les suffixes du fém. et du pl., on se rend compte que les 2ème sg.
et 3ème fém. sg. se différencient :
L'absence de glottale et d'infixe -t- à la 2ème pers. du sg. (ainsi d'ailleurs qu'à la 1ère
pers. du sg.), permet de mieux séparer, dans les formes conjuguées de l'adjectif,
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celles qui sont proprement d'origine adjectivale — groupées ici dans la 1ère colonne
— et celles qui sont identiques aux formes verbales — regroupées dans la 2ème
colonne.
La similitude entre les formes suffixées de l'adjectif et celles du verbe sont en effet
extrêmement frappantes, puisque seuls les suffixes de 3ème f. sg. et de 1ère pl. de la
conj. adjectivale n'ont pas d'équivalent dans la conjugaison verbale (elle est
dépourvue de suff. à ces pers.). Quel que soit l'aspect considéré, toutes les formes
verbales (à l'exception de I et du participe) sont conjugués actuellement avec les
mêmes affixes. Voici donc l'ex. des P de yugam "il a couru" et yiyä "il possède", ce
dernier montrant bien que les 1ère et 2ème pers. du sg. sont sans glottale, à la
différence des 2ème et 3ème pers. du pl. :
9 Pour A. Basset (1938), le suffixe -nin dans addaynin "étables" se décompose en -n- indice de
participe et -in indice de pluriel de participe. Mais si l'on considère avec Prasse (1973 : 11) que le
participe dérive de la 3ème pers., alors -(i)n est la marque du participe qui se suffixe à la forme verbale
en -n de 3ème pers. du pl. (il propose de voir alors dans la voyelle -i- un élément de nature plus
euphonique que morphologique).
5
S'il s'agit d'un verbe, la base est l'une des trois formes de 3ème pers. de P, A ou AI,
soit pour le participe de l'AI de "courir" :
• yäykäm "il court", uẓẓaṛag iDy yäykämän "j'ai vu un homme courir" ;
• täykäm "elle court", uẓẓaṛag taṛbađ̣ täykämän "j'ai vu une fillette courir" ;
• äykämän "ils courent" et äykämiñ "elles courent", uẓẓaṛag īžinän (träbīn) äykämnin
"j'ai vu des hommes (des fillettes) courir".
S'il s'agit de l'adjectif, la construction est identique, sauf que la 3ème pers., sur
laquelle se construit le participe (l'adjectif en fonction épithétique), est cette fois
dépourvue de préfixe — ce qui supprime la distinction de genre pour le sg. —, cf. :
• nəttä šäyfä "il [est] laid" et nəttahäđ šäyfađäđ "elle [est] laide", uẓẓaṛag iDy
(taṛbađ̣) šäyfan "j'ai vu un homme laid (une fillette laide)" ;
• nəhni šäyfan "ils [sont] laids" et nəhnañäđ šäyfaññäđ "elles [sont] laides",
uẓẓaṛag īžinän (träbīn) šäyfinin "j'ai vu des hommes laids (des fillettes laides)".
On notera que la variante -n du suffixe participial au sg. n'est pas caractéristique de
l'adjectif mais est due à la présence de la glottale, comparer šäyfan à äđäyän dans :
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• nəttä äđäy "il [est] noir" et nəttahäđ äđäyäđ "elle [est] noire", uẓẓaṛag äyim
(täyimt) äđäyän "j'ai vu un chameau noir (une chamelle noire)" ;
• nəhni äđäyiđ "ils [sont] noirs", uẓẓaṛag iymän äđiynin "j'ai vu des chameaux
noirs".
En zénaga, la similitude entre l'adjectif et le verbe est donc grande, mais la
frontière entre les deux classes est toujours claire. Elle est formellement caractérisée
par le fait que la conjugaison de l'adjectif est dépourvue de préfixes. Mais elle est
présente également au plan sémantique, car il existe une opposition constante entre
le sens statif de l'adjectif conjugué et le sens processif des formes verbales. Cela
apparaît bien en zénaga du fait qu'à côté de l'adjectif et de sa forme conjuguée, sont
attestées très régulièrement les formes processives de l'A, de l'AI et du P. Cf. ƶ̣̣owƶ̣̣əg-
äđ (litt. "sourd-2ème sg.") "tu es sourd(e)" et ta-ẓẓūƶ̣ag-äđ "tu es devenu(e) sourd(e)" ;
nəttä koriš "il est actif" et yä-kkuräš "il est devenu actif".
10 Au Maroc, cf. entre autres, pour la tạṣ̌əlhit L. Galand (1955 : 245) ; pour la tamazifit du Moyen-
Atlas, E. Destaing (1920), Th. G. Penchoen (1973b) et F. Bentolila (1981) ; pour le rifain, A. Renisio
(1932). En Algérie, cf. S. Biarnay (1908) pour le ouargli ; J. Delheure (1989) pour le mozabite,
Penchoen (1973a) et S. Chaker (1990 : 1166) pour la chaouïa. Pour le parler tunisien de Sened, cf. P.
Provotelle (1911). Pour le parler libyen d'El-Foqaḥā, cf. Prasse (1998a : 2888). Pour le siwi égyptien, cf.
E. Laoust (1932 : 61).
6
une forme d'annexion", Destaing, 1920 : 227 ; dans d'autres, l'adjectif s'accorde en
genre et en nombre, mais pas “en état”, Penchoen, 1973a : 17) ne permettent pas de
les distinguer autrement que comme une sous-classe des noms11.
d'une part ceux d'attribut, prédicatifs (vus précédemment), d'autre part ceux
d'épithète indéterminée (cf. lemdînet moqqâryet "una grande città", Beguinot, idem :
188). En effet, lorsque le syntagme nominal est sémantiquement déterminé, la
qualification est rendue par une forme différente, de type nominale, où la présence
du préfixe de genre semble la marque de la détermination (cf. lemdînet n Infûsen
tamoqrânt "la città maggiore dei Nefusa", idem : 204)12.
11 À propos de la discussion sur le statut de l'adjectif, cf. Chaker (1985). Parmi les arguments qui
militent en faveur de l'adjectif comme un sous-ensemble de la classe nominale dans le berbère du nord,
il y a le fait que, syntaxiquement, le déterminant adjectival (épithète) se distingue souvent du
déterminant nominal et peut difficilement s'analyser comme un nom apposé (surtout en l'absence d'une
pause), même si par ailleurs la morphologie adjectivale est quasiment identique à celle du nom (en
particulier concernant les marques de féminin et de pluriel).
12 Le parler awjili rejoint sur ce point le nefousi, au moins pour certains de ses adjectifs — moqqar /
amoqqarân "grande", laqqaq / alaqqûq "magro", mẹṣ̌šék / amẹškûn "piccolo" et mellêl / mlîl "bianco" —,
car dans le cas de vûrèk "largo" et de fẹšûš "leggero" il n'y a pas de distinction entre les deux états. Les
affixes de 2ème forme sont celles des noms, cf. amoqqarân "grande", f. tamoqqarânt, m. pl. moqqrânen, f.
pl. tmoqqṛānîn (U. Paradisi, 1960).
7
Cette conjugaison suffixale est considérée comme la conjugaison particulière au
prétérit des verbes de qualité (A. Basset et Picard, 1948 : 261). En effet, parmi ceux
qui présentent cette conjugaison, il s'agit toujours de verbes relevant de cette
catégorie sémantique (même si d'autres de même sens comme qqar "être sec" sont
réguliers) et uniquement du P, leurs A et AI étant conjugués normalement avec un
double système de préfixes et de suffixes. Parallèlement on rencontre des adjectifs
qui se distinguent assez peu, morphologiquement, des formes nominales et dont la
distinction entre les fonctions épithétique et attributive se fait notamment grâce à la
copule d : cf. lḥənk azuran "une joue épaisse" et lḥənk d-azuran "la joue est épaisse"
(A. Basset, 1945-48 : 91).
Les parlers libyens d'Awgila, de Ghadamès et de Ghat présentent des faits
comparables à ceux du kabyle pour ce qui est de la conjugaison suffixale, mais avec
quelques variantes. Ainsi la 1ère pers. du sg. est-elle, comme dans les suff. des autres
verbes, en -aḫ à Awgila (meškâḫ "io sono piccolo", U. Paradisi, 1960 : 171), en -ẹˁ à
Ghadamès (mettīteˁ, J. Lanfry, 1968 : 285) et en -eġ à Ghat (mellouler' "je suis blanc",
M. Nehlil, 1909, 57). Quant à la 2ème pers. du sg., toujours distincte de la 3ème fém.
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sg., sa marque varie d'un parler à l'autre : -ât / -ét à Awgila, -ət / -et à Ghadamès et
-et / -yet à Ghat. Au pluriel, une seule forme vaut pour les 3 pers. et elle est en -it
([-īt]) comme en kabyle (sauf dans le parler de Ghat qui a recours à la forme
participiale).
Ces formes sont celles de la tahaggart (Prasse, 1973 : 11), mais elles se retrouvent
plus ou moins dans tous les parlers touaregs, sauf que la 3ème du fém. sg. est parfois
restée en -yät (sans préfixe) et que la 3ème du fém. pl. n'est pas employée partout (cf.
Prasse & alii, 1998 : 422).
On notera que les formes de 1ère sg., de 3ème fém. sg., de 1ère pl. et de 3ème (masc.)
pl. sont identiques à celles de la conj. normale, de même que celles de 2ème pers. (sg.
et pl.), si le préfixe est présent. Seule la forme de 3ème masc. sg. reste, avec les formes
participiales, caractéristiques de la conj. suffixale. La confusion très poussée entre les
deux conj. fait qu'on envisage moins ces formes comme celles d'un adj. conjugué que
comme la conjugaison particulière au prétérit du verbe qualificatif. Cette analyse
semble confortée par le fait que les formes à préfixe nominal qui, dans les berbères
du nord, correspondent aux adjectifs français, ont ici un sens de substantif et ne
8
peuvent pas être employés comme épithète adjectivale (cf. S. Chaker, 1985 : 135)13.
Cependant, la ressemblance de ce “parfait qualitatif” avec la 2ème série de formes
attestée en zénaga (aussi complète, mais toujours dépourvue de préfixe), peut inciter
à reconsidérer la question de ces parlers “sans adjectifs”.
L. Galand, dans ses études sur les verbes de qualité (notamment 1955 et 1980), a
très bien montré comment on était passé — plus ou moins clairement selon les
parlers — d'une forme nominale, indiquant un état, à une forme verbale, susceptible
d'énoncer un procès. Tout en nous appuyant sur ces analyses, nous souhaiterions
revenir sur les phases antérieures à l'intégration, en reprenant de la question de
l'adjectif.
adjectifs, on se rend compte qu'il couvre toute une gamme de situations. Dans de
nombreux parlers septentrionaux (notamment ceux qui n'ont pas de conj. suffixale),
il est proche de celui des noms ; dans les parlers méridionaux (en particulier ceux où
la conj. par suff. donne le P des verbes de qualité), il est au contraire proche de celui
des verbes ; enfin dans un 3ème groupe assez hétérogène, il paraît à la fois distinct et
proche de chacune des deux classes.
Dans la mesure où l'on sait que l'adjectif, en linguistique générale, correspond très
souvent à une classe intermédiaire, verbo-nominale, on peut penser que ce dernier
ensemble de parlers est le moins éloigné de l'état ancien, outre le fait qu'il est le
mieux placé pour expliquer les évolutions divergentes attestées dans les autres
groupes.
La première caractéristique de l'adjectif serait donc d'avoir des marques de genre
et de nombre qui lui soient propres, que ce soit la série “orientale” (f. sg. en -yet et
pl. en -(e)t) ou l'autre, qu'on pourrait qualifier d'“occidentale” si elle n'était pas aussi
celle d'Awgila et de Ghadamès (f. sg. en -ät — réduit à [-ət] en kabyle —, pl. en -it
ou -īt)14. De ce point de vue, des parlers comme le nefousi et le sokni (qui ne
connaissent pas actuellement d'autres formes suffixées de l'adjectif), représenteraient
l'état ancien (cf. L. Galand, 1980 : 351), qu'ils aient ou non connu une conjugaison
suffixale plus complète.
Les autres propriétés sont à chercher au plan syntaxique. En zénaga, nous avons
vu que d'un côté l'adjectif suffit pour remplir la fonction prédicative (cf. nətte käygiš
"il est aveugle"), à la différence du nom qui nécessite la présence d'une copule, mais
que d'un autre côté il ne constitue pas à lui tout seul un énoncé, à la différence du
verbe qui, lui, comporte un indice personnel (yäkkigäš "il est devenu aveugle"). Nous
pensons que ce comportement en emploi attributif constitue certainement une
13 De ce point de vue, le parler de Ghadamès fonctionne comme les parlers touaregs (Prasse, 1998 :
3075).
14 On a pensé (A. Basset, 1969 : 20) qu'il y avait eu inversion entre les deux séries, mais on peut se
demander s'il n'y a pas eu surtout, dans la plupart des parlers, chute d'une consonne au fém. sg. (ce qui
expliquerait le /-t/ du zénaga après glottale, là où les parlers orientaux ont /-y-/).
9
caractéristique de la classe des vrais adjectifs, à distinguer des noms adjectivaux à
préfixe nominal.
Pour ce qui est de la fonction épithétique, il nous semblerait logique de
considérer qu'elle a pour marque le suff. -n, dont la généralité est telle en berbère
qu'on la trouve aussi bien dans les parlers à conj. adjectivale (complète ou
incomplète) que, à l'état vestigiel, dans quelques autres15. Le fait que beaucoup de
noms adjectivaux, notamment en berbère du nord, se terminent en -n, a été noté par
S. Chaker. Cependant si, en synchronie, cela le mène à poser, dans la forme a--an
exclusivement adjectivale, un suffixe d'adjectif --an (1985 : 134), nous pensons que
ce doit être interprété, non comme un suff. de dérivation, mais plutôt comme un
figement, correspondant à l'ancienne marque de détermination qualitative.
Si on ajoute à ces faits les traces d'une ancienne opposition, dans la fonction
épithétique, entre l'état déterminé et l'état indéterminé16, on aboutit à un tableau qui
attribue à l'adjectif une place en proto-berbère peu éloignée de celle qu'il a encore
dans d'autres langues sémitiques. Par rapport à l'arabe, par exemple, on peut dire
que dans les deux cas l'adjectif constitue une classe à part entière, intermédiaire
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2) La “verbalisation” de l'adjectif
Si les formes de l'adjectif constituent la base de la conjugaison suffixale, la
“verbalisation” de l'adjectif ne commence véritablement qu'avec l'emploi des
marques de 1ère et de 2ème pers., les suffixes de 3ème pers. — la non-personne —
n'étant que des marques d'accord en genre et en nombre avec le sujet. Ceci contribue
peut-être à expliquer les différences qui sont observables dans certains parlers entre
les formes adjectivales et les formes conjuguées (ainsi la glottale du zénaga et la 2ème
rad. redoublée d'Awgila, qui disparaissent aux 1ère et 2ème pers. du sg.).
D. Cohen, qui s'est beaucoup intéressé à la morphogenèse des formes verbales
dans les langues chamito-sémitiques, n'a pas cessé d'attirer l'attention sur le rôle
15 On en a signalé des traces dans la tašelhit (Galand, 1980 : 349) et il a été noté que, dans le
touareg de l'Aïr, “l'accompli des verbes de qualité ne connaît plus guère que la forme participiale :
iləmawən i məllulnen "peaux (sont) des étant-blanche", "les peaux sont blanches"” (idem : 362). Dans cette
dernière construction, c'est la forme en -n qui est utilisée après le support de détermination i, mais on
pourrait voir dans məllulnen la forme épithétique de l'adjectif, plutôt que la forme participiale d'un
verbe qui n'est plus conjugué.
16 Malgré la traduction donnée plus haut, il n'y a pas, en kabyle, de distinction morphologiquement
marquée entre le défini et l'indéfini : afus aberkan signifie littéralement "la/une main noire" (si afus
uberkan a le sens de "la main du noir", c'est que l'adjectif à l'état d'annexion implique une
substantification, cf. Chaker, idem : 131). Par contre il y en a, non seulement dans le nefousi et à Awgila
grâce à l'opposition signalée précédemment entre formes adjectivales et formes de noms-adjectifs, mais
également, semble-t-il, dans les adjectifs trisyllabiques du parler de Djerba par une différence
d'accentuation (Vycichl, 1989 : 10).
17 Ce parallèle, qui conduirait à voir dans le suff. -n de l'épithète une affixation de la préposition ̣ən,
nous a été suggéré en particulier par l'exemple zénaga de iDy ən änägruṃ (litt. "homme de paralysé") "un
homme paralysé" (où änägruṃ est un nom adjectival) comparé à iDy maẓẓūgän "un homme petit" (où
maẓẓūgän est un adjectif épithète). Sur ce point, qui demanderait à être approfondi, on renverra aux
travaux de Galand qui donne à plusieurs reprises des arguments susceptibles de justifier un tel
rapprochement, en particulier lorsqu'il étudie les différents types d'expansion nominale en berbère
(notamment 1969 et 1999) et en libyque (1990 et 1991).
10
primordial joué par les formes verbo-nominales dans la dynamique du
renouvellement linguistique (en particulier le participe, cf. notamment 1975 : 96-
97 ; 1984 : 114 et passim ; 1989 : 186 et sq.)18.
Il a souvent souligné la similitude entre le permansif akkadien et le qualitatif
berbère, tout en prenant bien soin de marquer les limites d'un tel rapprochement :
“Les thèmes de prétérit font certainement songer aux permansifs-statifs de
l'akkadien. La différence est d'ordre fonctionnel. Alors que le statif peut être tiré de
n'importe quel radical verbal, le berbère ne connaît de forme ‘stative’ que pour les
verbes de qualité” (Séminaire de l'EPHE, 1973-74 : 188-9).
Formellement, la ressemblance au sg. entre les formes akkadiennes et berbères est
particulièrement frappante, même si elle se retrouve dans d'autres formes à suff. du
chamito-sémitique (en arabe, en guèze et même en égyptien, cf. D. Cohen, 1983 :
82). On peut voir, à travers les différents paradigmes attestés en berbère, que
l'emphase de la 2ème pers. en kabyle et peut-être même le caractère fricatif de la cons.
de 1ère pers. (pourtant généralisé en dehors du zénaga, cf. Vycichl, 1952 : 75)
semblent d'origine secondaire19.
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18 Derrière cette analyse, qui s'appuie sur des faits concrets, il y a aussi l'idée, reprise à É.
Benveniste, que l'une des formes de base pourrait être, en chamito-sémitique comme en indo-européen,
une forme “inclusive”, c'est-à-dire une forme ni nominale, ni verbale, mais susceptible d'être soit l'une
soit l'autre en fonction du traitement qu'elle subit.
19 Pour une interprétation de ces faits, cf. l'hypothèse de P. Galand-Pernet, 1991.
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dernier stade de l'évolution puisque, en dehors du zénaga, l'ensemble des parlers
attribue désormais à la conj. suff. une valeur de résultatif, beaucoup plus qu'une
valeur de pur statif20. Alors que les faits anciens ne semblent s'être conservés que
très partiellement, dans quelques blocs erratiques, on peut tenter de se représenter
les différentes étapes de l'évolution, cependant l'incertitude est telle que plusieurs
scenarii sont envisageables.
A l'origine du système verbal, il faut poser semble-t-il, en berbère comme en
sémitique et en couchitique, une forme processive conjuguée par préfixes. Mais,
parallèlement, l'hypothèse de M. Cohen (1924), reprise et développée notamment
par D. Cohen dans ses travaux, pose l'existence de diverses formes d'origine (verbo-)
nominale, à sens surtout duratif, dont la verbalisation aboutit à des conj. par suff.
En berbère, la conjugaison de l'adjectif relève manifestement du deuxième cas,
tandis que l'aoriste semble relever du premier. Quant au prétérit, il relève
principalement de l'un ou de l'autre selon les analyses. Pour K.-G. Prasse, l'un des
seuls auteurs à prendre aussi clairement position, le prétérit et l'aoriste sont
exactement sur le même plan. Conjugués tous deux par préf. et suff., ils attestent une
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20 Voir cependant, dans le parler des Ayt Ziyan en Petite kabylie, la forme 2 à sens statif de
l'adjectif conjugué avec des pronoms personnels directs (A. Allaoua, 1993 : 32-3). Pour Galand, qui
avait attiré l'attention sur cette série dès 1987, il s'agirait là d'une véritable forme nominale conjuguée,
plus ancienne que la forme 1 et dont on trouve peut-être des traces en libyque (cf. 1990 et 1991).
21 Cette distinction aurait pu se faire notamment par recours à un jeu d'alternances vocaliques (cf.
D. Cohen et C. Taine-Cheikh, 2000).
22 On notera que la morphologie des formes en -n est parfois identique pour l'adjectif et le verbe —
cf. l'utilisation des formes verbales en -i pour le pl. de l'adjectif à Ghat (Nehlil, 1909 : 57) et, à l'inverse,
l'emploi de la forme adjectivale sans -i pour tous les verbes à Awgila (Prasse, 1989 : 1054). Quant aux
formes en -t (soit i-...-t, soit t-...-t) pour le participe verbal du fém. sg., elles pourraient être, par contre,
le fruit d'une évolution secondaire, propre à certains parlers méridionaux (cf. J. Drouin, 1996).
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de spécificités intéressantes. Elles nous auraient échappé si D. Cohen ne nous avait
pas exhorté à entreprendre l'étude de ce parler berbère, mais plus encore s'il ne nous
avait pas donné l'envie et les moyens de mener cette étude dans le cadre du
comparatisme et de la dynamique morphogénétique.
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