La Marque - Marketing
La Marque - Marketing
La Marque - Marketing
En couverture :
Joël Renaudat/Éditions Robert Laffont avec © Pandagolik/Getty Images
EAN : 978-2-221-26286-3
Copyright
Chapitre 1.
Chapitre 2.
Chapitre 3.
Chapitre 4.
Chapitre 5.
Chapitre 6.
Chapitre 7.
Chapitre 8.
Chapitre 9.
Chapitre 10.
Chapitre 11.
Chapitre 12.
Chapitre 13.
Chapitre 14.
Chapitre 15.
Chapitre 16.
Chapitre 17.
Chapitre 18.
Chapitre 19.
Chapitre 20.
Chapitre 21.
Chapitre 22.
Chapitre 23.
Chapitre 24.
Chapitre 25.
Chapitre 26.
Laíla,
Elle fait défiler sa liste d’amis. Et s’arrête sur le nom d’un homme qui a
essayé un jour de la ramener dans sa chambre d’hôtel.
Gylfi.
C’est bien ça.
Elle lui écrit.
Zoé signale l’envoi du message par un petit bruit joyeux.
Eyja scrute sa photo de profil. Elle ferme un œil pour y voir mieux. La
photo a été prise en noir et blanc dans un studio de photographie, il porte un
costume et la barbe courte, très courte.
On pourrait facilement la lécher, cette barbe. Très facilement.
« Suivante. »
Sur la photo d’après, il est avec sa famille.
Trois enfants !
Blonds, comme leur mère. Lui a les cheveux bruns.
Elle se lève et se ressert un verre. Puis se rassoit. Zoé fait un petit bruit
plaisant.
Il dit qu’il fête les cinquante ans d’un ami. Qu’il pourra être là dans une
heure.
Elle enfile de plus jolis sous-vêtements, une robe bleu nuit, et se
remaquille. Elle flirte avec son propre reflet dans le miroir.
Elle est toujours sexy. On ne pourra jamais le lui retirer.
Elle cache la bouteille vide, mais laisse celle qui est à moitié pleine sur
la table.
Il entre dans le vestibule, le regard vitreux. Une douce odeur d’après-
rasage, quelques boutons de chemise détachés, elle les compte, un, deux,
trois, avant de déboutonner le quatrième, puis le cinquième.
Sa langue est bien trop humide.
Comme un poulpe baveux.
Elle éloigne sa tête de la sienne et se laisse embrasser ailleurs.
Il est trop bruyant, respire lourdement, gémit et papote entre chaque
baiser. Elle ne parvient pas à se laisser aller.
Par exemple, elle n’avait pas complètement saisi qu’ils étaient sur le
canapé jusqu’à maintenant.
« Chut », dit-elle. Il éclate de rire. Elle lui couvre la bouche avec la
main.
Ça ne l’empêche pas de parler, et son souffle humidifie la paume
d’Eyja.
Elle s’essuie sur sa chemise. Puis se lève et entre dans sa chambre.
Il la suit et s’assied sur le lit.
« Déshabille-toi », dit-elle en essayant de dégrafer sa robe, se cognant
au passage par mégarde contre le chambranle.
Il a ôté ses vêtements et patiente. Elle lui demande son aide.
Il dégrafe sa robe, et la fait glisser. Elle se retourne et l’observe, assis
sur le lit.
Sa silhouette ramassée, son sexe rouge et gonflé, écrasé contre sa panse.
Rien à voir avec la vision si prometteuse des poils de son torse
émergeant de sa chemise déboutonnée. Il agrippe l’un de ses seins comme
un jouet. Gauchement. Sûr de lui. Sa langue s’agite dans tous les sens.
« Calme-toi. Mon Dieu. » Elle le repousse et se demande s’il ne
vaudrait pas mieux l’attacher, mais elle ne veut pas l’y obliger.
Elle s’assied sur lui à califourchon et écarte sa culotte.
Et les voilà partis.
Au bout d’une minute, il se met à respirer un peu trop profondément.
« Attends. Arrête. Arrête, je te dis. » Elle se rassied sur le lit et le rejette
lorsqu’il essaie de s’allonger sur elle.
Il rit. Il lui retire sa culotte. Et lui demande ce qui ne va pas quand elle
le repousse avec ses pieds.
« Tu dois tenir plus longtemps », dit-elle.
Il fait semblant d’être vexé. À moins qu’il ne le soit pour de bon. Une
fois qu’il s’est un peu calmé, elle le tire à nouveau vers elle, et il la pénètre
en soufflant et haletant.
Elle l’abandonne dans la pièce moite.
La nuit est vide. Elle ordonne à sa voiture de conduire vers l’est sur
Sæbraut, le long de la digue. Elle tourne et entre dans le quartier de
Laugarnes.
Elle ne porte pas de chaussettes dans ses chaussures.
Elle serre la bouteille de parfum et les clés dans sa main tout en titubant
en direction de l’immeuble.
Le nom de l’autre chienne est désormais inscrit sur la boîte aux lettres.
Comme s’ils formaient une famille.
Comme si Breki ne venait pas tout juste de la quitter.
Le divorce à peine prononcé.
L’encre encore fraîche sur le foutu papier.
Elle ne se souvient jamais de l’étage auquel il habite.
Premier étage, deuxième étage, premier étage, deuxième étage.
Premier étage.
Elle fait tomber les clés dans l’escalier. Les ramasse sur le tapis. Plisse
les yeux pour trouver la bonne clé. Puis l’enfonce dans la serrure.
Elle ne tourne pas. Deuxième étage.
Elle monte d’un étage dans l’obscurité, et cette fois-ci la clé épouse
parfaitement la forme de la serrure.
C’est une poignée de porte à l’ancienne. Un pommeau doré qu’il faut
tourner.
Elle ouvre la porte lentement. Très lentement.
Et pénètre dans le vestibule, où sont accrochés les manteaux.
Elle approche le flacon de parfum du col du pardessus de Breki et
l’asperge. Elle referme la porte. Très lentement. Et s’en va sur la pointe des
pieds.
MARQUONS-LES
3.
Ce faux profil lui a déjà envoyé toutes sortes de saletés, mais cette fois-
ci, le message est accompagné de photos de sa voiture et de ses pneus. À ce
moment-là, il éprouve un véritable sentiment d’intrusion. Il en parle à
Salóme, qui en parle à son tour à la police. Celle-ci s’engage à tous les
inscrire au service Sentinelle Plus jusqu’au référendum. Il ne sait pas
exactement ce que cela signifie, excepté que s’il énonce trois fois le chiffre
neuf – neuf neuf neuf –, la police le contactera. En outre, on leur
recommande de privilégier le covoiturage pour aller travailler, et de ne
jamais sortir seuls.
Le soir même, Sólveig ne dit pas un mot tandis que le technicien les
aide à installer le système. Óli sent sa colère bouillir dans chacune de ses
cellules. Une fois le technicien parti, il lui demande pardon. Elle part
s’occuper de Dagný, comme elle en a l’habitude lorsqu’elle ne veut pas le
regarder en face.
Les bureaux de l’API se trouvent dans la rue Borgartún, qui n’est bien
évidemment pas marquée et ne dispose pas non plus d’un parking
souterrain, ce qui signifie que, dès l’instant où ils quittent leur voiture pour
rejoindre l’immeuble, les employés de l’API sont totalement vulnérables. Il
en va de même pour sa maison. Sólveig refuse de déménager dans le
quartier de Viðey ; quoi qu’il dise, ses arguments tombent toujours dans
l’oreille d’une sourde. Aussi, lorsque Himnar lui propose de faire
dorénavant du covoiturage, il lui en est reconnaissant.
Hormis les quelques visites qu’il rend pour le compte de l’association, il
ne se mêle plus à la population. Il essaie surtout d’éviter aussi souvent que
possible les magasins. Lorsqu’il récupère Dagný à l’école maternelle, les
autres parents lui sourient d’un air encourageant. Une fois, on a essayé de le
frapper. C’était un grand-père qu’on ne voyait pas souvent. Un parent s’est
aussitôt levé pour protéger Óli, qui s’est enfui aussi vite que possible avec
Dagný dans les bras, en oubliant sur place les bottes de la petite fille.
Vendredi matin, Himnar vient le chercher ; tout en conduisant, il se
ronge les ongles et les recrache sur son siège. Óli ferme les yeux et tente de
se détendre, mais chaque crachat lui fait l’effet d’une attaque sur son
système nerveux. Comme tous les jours, le comité électoral commence la
journée par une réunion. Ils sont six ; Salóme se tient à l’autre bout de la
table, tandis qu’Óli compte cinq têtes. Il demande qui manque à l’appel.
Himnar le regarde, d’un air amusé.
« Toi ? »
Óli se frotte les yeux, secoue la tête et rit avec ses collègues. Ce genre
de chose lui arrive souvent ces temps-ci. Il cherche un objet qu’il tient dans
ses mains, oublie les mots et les noms, dit figuier au lieu de figé, perd le fil
de sa pensée en plein milieu d’une phrase et note tout ce qu’il fait dans la
journée pour s’épargner l’effort de mémoire le lendemain. Il est épuisé.
« Toutefois, cette tragédie nous aura servi sur un point, dit
Salóme. D’après les derniers sondages, le Oui est à soixante-cinq pour cent,
contre vingt et un pour cent pour le Non. Soit une augmentation de neuf
points en une semaine. Les gens ouvrent enfin les yeux. Ils se rendent à
l’évidence. À ce propos, Magnús Geirsson s’est exprimé ce matin. »
Elle projette le communiqué de presse en face d’elle. Le dirigeant de
MÂLARME, un mouvement d’opposition à la marque, se tient au pied
d’une immense tour dans le quartier de Skuggahverfi, l’air triste et inquiet.
La mort du policier a pris tout le monde au dépourvu, et les partisans de
MÂLARME sont complètement dévastés.
« Une telle violence n’est pas fortuite, dit-il en s’adressant à un
journaliste hors champ. La société n’entend plus la voix de ces jeunes
hommes. Voilà leur façon de prendre le contrôle et de se venger. C’est
malheureux. Mais si les trafics de stupéfiants et les cambriolages se
multiplient chaque jour jusqu’à battre des records, ce n’est pas une
coïncidence. Notre société prend peu à peu conscience du danger qu’elle
prétend écarter. »
Il cite un nouveau sondage selon lequel deux tiers des jeunes hommes
se diraient victimes de préjudices moraux. Les opportunités se font rares
pour ces garçons, envoyés en psychothérapie dès la sortie du collège et
moins représentés dans les postes à responsabilités que les jeunes filles, qui
bénéficient ainsi d’un avantage considérable sur le marché du travail. Ce
n’est que vers l’âge de vingt-cinq ans que la différence salariale entre les
sexes s’atténue – lorsque les garçons manifestent une plus grande
intelligence émotionnelle et que les filles atteignent l’âge de la maternité.
Environ un cinquième des garçons de moins de vingt-cinq ans ne sont ni
scolarisés, ni salariés. Les émeutes de samedi dernier sont la conséquence
évidente de cette discrimination systémique.
Ils passent le reste de la matinée à préparer leur réponse aux médias.
Tout d’abord, ils ne parleront pas de décès. Ils nommeront les choses par
leur nom : il s’agit d’un meurtre. Samedi, un agent de police a été assassiné.
Ensuite, ils diront que ces émeutes révèlent que ces garçons ont besoin
d’aide et que la marque obligatoire est une solution nécessaire. Enfin, ils
préciseront que le taux de criminalité n’a pas augmenté, mais diminué.
Qu’ils n’ont pas non plus connaissance de ces prétendus cambriolages, et
que le taux d’effractions n’a pas évolué depuis plusieurs années. Et que
d’autre part, les crimes se sont déplacés. Il y a cinq ans, on enregistrait des
effractions un peu partout dans la région de la capitale, mais depuis
l’augmentation progressive du nombre de quartiers et de cages d’escalier
marqués, les cambriolages se sont naturellement multipliés dans les
quartiers non marqués, dans lesquels habitent les partisans de MÂLARME.
« Himnar, tu t’occupes des statistiques des effractions, et Óli, tu te
charges de répondre ? dit Salóme.
— Oui », répondent-ils en chœur.
Deux heures plus tard, Himnar lui envoie la version finale de la réponse,
accompagnée des statistiques exactes de la police.
« Tu l’as reçue ? » demande-t-il. Ils sont assis dos à dos.
« Oui », répond Óli sans quitter son écran des yeux. Il entend le
bruissement régulier produit par la jambe tremblante de Himnar. Ce qui
signifie que ce dernier a bu trop de café. Et qu’il va donc bâcler son travail.
Óli s’efforce de l’ignorer, mais il n’y parvient pas. Himnar empiète toujours
sur l’espace des autres. Óli attend avec impatience de pouvoir enfin prendre
ses distances avec lui, après le référendum. Ils ont tellement travaillé
ensemble que le moindre travers de son meilleur ami lui met les nerfs à vif :
son manque de concentration, son désordre et ses sifflotements. Mais ces
jours-ci, les nerfs d’Óli ressemblent davantage à un ancien système d’eaux
usées. Un rien suffit à le boucher, et tout remonte à la surface.
Il essaie de ne pas prêter attention au vacarme suscité par la publication
de sa réponse dans les médias. De ne pas regarder ce que les gens écrivent.
Mais en rentrant chez lui, il craque, et se met à lire tout ce qui lui passe sous
les yeux. Louanges, contre-arguments et calomnies. On lui a dit qu’il
finirait par s’habituer à ce tohu-bohu, mais il n’en est rien. À chaque
nouveau message envoyé par une voix suppliante lui implorant de bien
vouloir se mettre à la place de son fils, il doit se persuader à nouveau. Se
rappeler pourquoi il fait ce qu’il fait.
Adolescent déjà, il était convaincu qu’ils pouvaient mieux faire. Il
regardait ses amis serrer les poings et frapper dans les murs. Il voyait les
muscles de leur mâchoire se crisper tandis qu’ils s’efforçaient de garder leur
sang-froid. Il savait ce qu’ils ressentaient. Cette même rage grondait en lui.
Sa cage thoracique pouvait gonfler comme une poche de magma sur le
point d’exploser. C’était une sensation familière ; l’impression que sa
poitrine ne pourrait contenir sa colère. Parfois, il serrait les dents et se
mordait les lèvres pour réprimer ce qu’il avait en lui, car il savait qu’une
fois libérée, une telle fureur serait incontrôlable. Impossible de revenir en
arrière.
Il observait son père débattre avec sa mère. Il la voyait se taire et
secouer la tête lorsque les arguments lui manquaient. Il demandait à son
père de ne pas lui parler ainsi, et l’intéressé lui disait : Parler comment ? On
ne fait que discuter. Son père ne serrait pas les dents ni ne claquait les
portes ; mais il interrompait ses interlocuteurs, dodelinait du chef avec
lassitude tout en affirmant que quelque chose ne collait pas – les choses ne
fonctionnaient pas Comme ci, mais Comme ça, et puis c’est tout. Il faisait
de ses suppositions des affirmations, sortait ses explications de son chapeau,
et transformait son incertitude en détermination.
Dans une société démocratique, la révolution n’est pas un corps
gigantesque qui retourne tout sur son passage. Elle avance et se retire par
vagues, s’écoule de la population et suinte jusqu’au Parlement, comme de
l’eau de pluie au travers d’un toit. Le plus important n’est pas la pluie, mais
le toit. À moins d’être abîmé, il n’est pas censé fuir. Ici, en l’occurrence, le
vieux toit fuyait de partout. Au cours du premier semestre d’Óli au lycée, la
société a subi un changement majeur lorsque le gouvernement a pris la
décision d’intégrer un service de soutien psychologique au système national
de santé mentale. Tous les mardis, entre les cours de français et de biologie,
Óli devait aller chez le psychologue, qui lui a appris à discerner les
émotions. En guise de devoirs, le psychologue lui demandait de discuter
avec son père, afin de lui expliquer les conséquences de son impertinence
sur sa famille. Quand tu parles ainsi, nous nous sentons ainsi. Et quand tu
prends ce ton-là, nous nous mettons sur la défensive.
Il observait son père déplorer toutes ces jérémiades émotionnelles en
ronchonnant. Il se faisait réprimander par sa fille, la sœur d’Óli, qui lui
demandait d’arrêter d’être aussi agressif, et lui disait que s’il voulait
participer à leurs discussions, il devrait se comporter en personne civilisée.
Ce n’était pas un concours de tir à la corde. Leur père éructait alors qu’ils
pouvaient bien user de tact, de respect, de ce qui leur chantait à vrai dire,
peu importe le nom qu’ils voulaient bien donner à ces dialogues de sourds,
à ces hypocrites caresses dans le sens du poil à base de Je comprends ton
point de vue, toutefois je ne suis pas d’accord, mais que lui ne s’y
résoudrait jamais. Il resterait un fervent partisan de la liberté d’expression et
du conflit salutaire.
Óli a appris à lire les émotions des hommes politiques de la même
manière qu’il lisait celles de son père, à se montrer poli et pondéré. Il s’est
impliqué dans la politique universitaire et a réussi à nuancer les manières de
son géniteur. Tu as tort, un point c’est tout est devenu Oui, je comprends ce
que tu veux dire, mais ne pourrait-on pas plutôt voir les choses ainsi ? Il a
ensuite rejoint le mouvement de jeunesse API, qui se battait pour que
l’empathie – le fait de se mettre dans la peau d’autrui – soit enseignée aux
enfants à l’école dès l’âge de six ans. À cette époque, le test d’empathie
n’était proposé qu’à une portion bien délimitée de la société ; le système
national de santé mentale l’utilisait pour mesurer le taux de réinsertion des
délinquants condamnés et autres individus malades ayant réussi à surmonter
leurs perturbations morales.
C’est alors que la grande fuite de données a eu lieu. Óli avait vingt-deux
ans, et venait de tomber amoureux de Sólveig. On leur a donné
l’autorisation de sortir de cours plus tôt pour se rendre sur la place
Austurvöllur rejoindre les milliers d’autres manifestants qui, jour après jour,
réclamaient la démission des parlementaires. Il se souvient encore des
froides journées de novembre, tour à tour nuageuses et ensoleillées ; de
s’être pavané devant Sólveig à grand renfort de mots savants tels que
narration, critérium ou post-structuralisme, et du sourire qu’elle avait
esquissé en comprenant son petit jeu ; il se souvient de s’être tenu en plein
milieu de la foule et d’avoir pensé que, si l’histoire de l’humanité avait un
cœur, ils en étaient aujourd’hui le battement. Cet endroit où le pendule
s’arrête un instant dans les airs avant d’osciller à nouveau, dans un sens
puis dans l’autre.
Quant à l’origine de l’idée, les récits divergent. D’aucuns racontent
qu’elle aurait été suggérée par le politicien le plus durement touché par la
fuite, qui, espérant redorer son blason, serait allé passer le test d’empathie
pour réfuter les accusations de psychopathie clinique à son encontre.
D’autres affirment au contraire qu’elle aurait émergé au sein de la
population. Quelle que soit la vérité, l’idée a fini par faire boule de neige.
Une première politicienne a publié ses résultats dans le journal, puis une
autre a suivi. Un parti politique a déclaré que tous ses membres iraient
passer le test, et un deuxième l’a imité. Trois semaines plus tard, la majorité
de l’Alþing votait un texte de loi faisant du test un prérequis obligatoire
pour tous les députés, dans l’espoir de regagner la confiance de la
population. En apprenant que sept personnes avaient été obligées de
démissionner, Óli, comme tous ses compatriotes, a ressenti un profond
soulagement. Le jour de la publication des résultats et de la fuite des
députés du Parlement a marqué un véritable tournant dans l’histoire du
pays.
Au cours des années suivantes, les infrastructures du système national
de santé mentale ont été renforcées. Suivant l’exemple des pays voisins, le
nouveau gouvernement a encouragé la population à passer le test
gratuitement, et mis en place des traitements pour les individus n’ayant pas
atteint le seuil de référence. « Nous investissons dans la santé mentale », a
déclaré la ministre de la Santé, une infirmière de soixante-trois ans qui avait
travaillé trois décennies et demie durant au Landspítali, l’Hôpital national
d’Islande. « Notre économie nationale en récoltera les fruits. » À l’occasion
d’une relève, elle avait mentionné ses résultats à ses collègues sur le ton de
la plaisanterie. Lorsque son succès s’était ébruité, on lui avait presque
aussitôt proposé un poste ministériel, sans autre forme de procès.
La population a demandé que le test devienne obligatoire pour tous les
représentants des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, et le
gouvernement l’a entendue. Peu de temps après, la municipalité de
Reykjavík a décidé que toute personne œuvrant dans le domaine médical
devrait désormais présenter un certificat d’examen, et que cette aptitude
serait valorisée. Un mandat et demi plus tard, l’idée d’un registre publique
auquel n’importe quel individu ayant passé le test pourrait s’inscrire
librement a commencé à bouillonner au sein de la société. Les faux
certificats pullulaient comme de la mauvaise herbe, surtout chez les gens à
la recherche d’un emploi ou d’un logement. Les premières occurrences de
marque, ou de marquage, ne sont apparues qu’il y a quatre ans, lorsque
l’API a rendu publique l’accès au Registre. Tout le monde pouvait
désormais savoir qui avait réellement réussi le test.
Óli observait son père se faire de plus en plus silencieux en dehors de la
maison. Lui qui au début se vantait de ne pas être marqué a cessé de le
claironner à tout-va. De temps en temps, Óli le surprenait au téléphone,
évoquant à voix basse la situation avec ses amis. Qu’est-ce qu’elle s’était
détériorée. Gravement détériorée.
À tel point que désormais, pas un jour ne passe sans que les médias
racontent comment la marque a protégé les honnêtes gens de leurs
concitoyens brisés, et comment ces derniers ont quitté le pays ou ont
finalement suivi une thérapie, qui leur a permis de guérir. À chaque fois, Óli
ressent le même soulagement ; encore un petit nœud de démêlé dans
l’immense crinière de la société.
Alors qu’il s’apprête à éteindre Zoé pour se mettre à cuisiner, son regard
s’arrête sur sa messagerie, qui clignote.
Vetur rêve de Daníel, elle rêve qu’il a réussi à entrer dans le quartier.
Elle se réveille à quatre heures et somnole jusqu’au petit matin, trempée de
sueur et migraineuse. Elle a lu tout ce qu’elle pouvait trouver sur le sujet.
D’après Internet, le harceleur éconduit serait le plus dangereux de tous, le
plus susceptible de mettre ses menaces à exécution, d’entrer par effraction
chez les gens, d’être physiquement violent et de tuer. Lorsqu’elle cherche
un moyen d’y mettre fin, ou qu’elle se renseigne sur le sort des victimes,
Internet lui explique que la plupart d’entre elles ont quitté les réseaux
sociaux, changé de travail et fini par déménager dans un autre quartier. Là
où elles pouvaient à nouveau se sentir en sécurité. L’écrasante majorité des
victimes souffre comme elle du SSPT, le symptôme de stress post-
traumatique. La plupart ne s’en remet jamais complètement. Ce n’est pas
comme dans les films, il n’y a pas de dénouement heureux ; seulement la
perte, la capitulation.
L’équipe du test installe son équipement dans une petite salle située
dans l’aile où enseigne Vetur. Elle qui, d’ordinaire, ne supporte pas quand
les parents ou ses collègues passent la tête par l’entrebâillement de sa porte
pour l’observer faire cours ne peut cette fois-ci s’empêcher de se tenir sur le
seuil, légèrement en retrait ; elle compte quatre personnes – le technicien au
milieu de la pièce, qui s’escrime sur une chaise, une infirmière près de la
fenêtre, ainsi qu’un homme et une femme, près du bureau qui jouxte
l’entrée. Ils ont tous les deux les yeux rivés sur un grand écran devant eux.
Vetur devine qu’il s’agit du psychiatre et de la neuropsychologue. L’homme
détourne son regard de l’écran et le pose sur elle ; pendant un court instant,
elle se voit à travers ses yeux, un petit bout de femme emmitouflé dans un
pull chaud ; elle est sur le point de lui tirer la langue, comme pour déchirer
cette vision en lambeaux, mais elle se ravise et lui dit Bonjour, d’une voix
timide, avant de reprendre son chemin le long du couloir.
L’horloge indique neuf heures. Les adolescents entrent dans la salle et
s’asseyent lourdement sur leurs chaises ; quelques-uns sortent une pomme
de leur sac et la posent sur leur pupitre. Vetur embrasse sa classe du regard
et souhaite le bonjour à ses élèves. Elle leur parle ensuite de l’examen, qui
durera toute la semaine.
« Est-ce qu’il s’agit du test d’empathie ? demande Anna Sunna.
— Non, non, pas du tout.
— De quoi s’agit-il alors ? s’inquiète Tildra.
— D’une simple évaluation de votre acuité, pour prendre la température
de l’école. »
La porte s’ouvre ; Naómí entre sur la pointe des pieds et s’assied à sa
place dans un silence écrasant. Affalé sur son pupitre, Myrkvi lève
paresseusement la main.
« Dites, qu’est-ce qu’on devra faire exactement lors de cette
évaluation ?
— Vous vous assiérez sur une chaise et on vous mettra un casque sur la
tête. Celui-ci diffusera pour vous plusieurs clips vidéo et mesurera l’activité
de votre cerveau, la dilatation de vos pupilles, votre rythme cardiaque ainsi
que votre degré de transpiration. Au total, vous en aurez pour environ vingt
minutes.
— C’est exactement ce que j’ai fait chez le psychologue l’année
dernière, et il m’a dit que j’avais passé le test d’empathie, réplique Anna
Sunna, les paumes levées et grandes ouvertes, comme si elle ne comprenait
rien.
— En effet, cette évaluation ressemble au test d’empathie ; toutefois,
personne n’a besoin de la réussir, précise Vetur.
— Mais alors, ça veut dire qu’on va nous marquer ? » demande Ylfa
Sóley depuis le fond de la classe.
Vetur hésite. Aujourd’hui, la publication de leurs résultats serait illégale,
mais on ne sait jamais de quoi demain est fait ; et s’il y a bien une chose
qu’elle a retenue de ses cours d’éthique, c’est qu’en matière de régulations,
le futur est souvent en désaccord avec le passé.
« Non, dit-elle. On ne va pas vous marquer. »
Cordialement,
Sara Bergdís,
représentante du conseil des parents d’élèves.
La directrice toussote.
« Après nous être réunis hier, l’administration de l’école et moi-même
avons pris la décision de satisfaire la demande du conseil des parents
d’élèves. Nous enverrions un message aussi contradictoire que préjudiciable
en étouffant les cas d’échec ou en les traitant comme des affaires sensibles.
Nous devons veiller aux mots que nous employons, surtout lorsqu’il est
question d’enfants qui n’auraient pas atteint le seuil minimal indiqué. J’ai
entendu un bon conseil qui préconisait d’en parler à l’enfant comme d’une
carence en vitamines. Aucune raison d’en avoir honte. Ce n’est qu’un
problème à résoudre. »
Son bureau est accolé à une fenêtre qui donne sur le terrain de football.
Elle observe un enfant shooter dans une pierre sur le sentier qui mène à
l’école. Fondamentalement, la société cherche à déterminer si la probabilité
statistique d’un délit pourrait justifier une atteinte à la liberté, et s’il serait
légitime de se prémunir contre les délinquants potentiels, une question
impossible à élucider à moins de ne la diviser en plusieurs milliers d’autres
petites questions : comment calculerait-on ces probabilités, et que
qualifierait-on de délit, ou d’atteinte à la liberté ? Lors de ses études
d’éthique, Vetur a elle-même essayé de répondre à une question de ce type.
Elle a réalisé son mémoire de master au sein d’une équipe interdisciplinaire,
avec un jeune étudiant en psychologie et une femme plus âgée étudiante en
sociologie ; leur but était de déterminer si le comportement des médias, qui
consistait à porter en place publique la défaillance de certains individus
dans l’intérêt de ces derniers, était éthique ou non, un sujet qui, aujourd’hui
encore, continue de faire débat ; les réponses qu’ils ont trouvées n’ont
jamais permis d’affirmer s’il était préjudiciable ou nécessaire d’acculer ces
individus au pied du mur pour leur jeter l’opprobre.
Ainsi ont-ils étudié les conséquences de ces révélations médiatisées,
jusqu’à obtenir des résultats disparates : un grand nombre d’individus ont
témoigné avoir vécu un isolement important, voire total, après la diffusion
publique de leur défaillance ; d’autres, non moins nombreux, ont rapporté
que cette exposition les avait empêchés de guérir et avait eu un impact
négatif sur leur santé mentale ; la moitié des sondés a commencé à suivre
une thérapie dans les semaines suivant la révélation de leur état aux médias,
un cinquième a quitté le pays, et deux d’entre eux se sont suicidés.
À la plus grande surprise de Vetur, et MÂLARME et l’API ont utilisé
les résultats de son mémoire – lorsqu’ils avaient besoin de statistiques,
MÂLARME pointait du doigt les soixante-dix pour cent qui s’étaient sentis
isolés, et l’API les cinquante pour cent qui avaient suivi une thérapie. Ni
Vetur et son équipe, ni l’ensemble de la société, ne savaient sur quel pied
danser.
Mais dès qu’il est question d’enfants et d’adolescents, qu’un système
nerveux inachevé rend si vulnérables, comment diable peut-on prendre de
tels risques, alors même qu’il n’existe pas de statistiques applicables à leurs
tranches d’âge ? Et comment ses collègues, ces gens si bien-pensants,
peuvent-ils à ce point manquer de prudence devant l’émergence de telles
idées ? Un individu sans la moindre autorité en la matière pourrait donc
déclarer Procédons ainsi à un second individu, qui lui répondrait sans
hésitation Oui, monsieur, avant de prendre son élan et de sauter
aveuglément dans le vide. Vetur sait ce qu’il se serait passé si elle avait dit
Stop, si elle avait dit Attendez un peu, vous êtes sûrs de vous ? Tout le
monde l’aurait regardée en répliquant Oui, évidemment que nous sommes
sûrs de nous, nous sommes sûrs de Ceci, Ceci et Cela ; puis elle aurait
rétorqué Mais que faites-vous des conséquences sur la vie sociale, l’estime
de soi et le comportement de chacun ? L’anticonformisme constitue les
prémices d’une lutte inéluctable pour reprendre le pouvoir, le plus souvent
dans la violence. Ces choses-là se propagent comme une traînée de poudre ;
nous parlons ici d’enfants qui considèrent les non-marqués comme des
méchants de dessin animé, comme des prédateurs, des bêtes sauvages qu’on
peut abattre sans sommation. Les enfants de cet âge s’arrêtent aux
silhouettes et aux dénominations : un homme non marqué de la trentaine, un
couple non marqué d’origine étrangère ; on ne cesse de leur marteler que les
non-marqués seraient dangereux, que leurs mœurs seraient différentes des
nôtres, qu’ils ne seraient bons qu’à exploiter leur prochain, à lui mentir et le
trahir ; une horde de brutes, de violeurs et de meurtriers.
Quelqu’un aurait alors dit : Nous n’avons pas de temps à perdre à nous
chamailler ; puis, bien que l’indécision, davantage que la certitude bornée,
soit considérée comme un signe d’intelligence, et que la nouvelle tradition
du débat, ainsi qu’elle a été baptisée, prône le doute et condamne
l’inébranlable conviction, Vetur se serait lentement mise en marche, à
contrecœur, aurait contemplé l’abysse pour en jauger la profondeur, avant
de prendre son élan et d’y sauter à pieds joints, car ainsi vont les
communautés ; leurs particularités diffèrent mais leurs fondations sont
identiques.
6.
Vous avez remarqué que, dès qu’une personne non marquée fait
quelque chose de mal, les gens s’empressent de rappeler qu’elle
n’est pas marquée, alors que s’il s’agit d’une personne marquée, ce
n’est jamais précisé ? Ce week-end, par exemple, la police de
Reykjavík a annoncé avoir arrêté un homme d’une trentaine
d’années pour conduite en état d’ivresse. Quand une personne
marquée enfreint la loi, c’est parce qu’elle est humaine ; mais dès
qu’il s’agit d’un non-marqué, c’est uniquement parce qu’il est non
marq –
Les médicaments ont un étrange effet sur elle. Elle a le sentiment d’être
plus légère. Sa psychologue est assise en face d’elle, tandis qu’un point
violet oscille dans son casque de la gauche vers la droite puis de haut en
bas. Vetur le suit des yeux.
« Où êtes-vous coincée ?
— Daníel s’est introduit dans mon appartement il y a deux semaines. Je
viens de rentrer chez moi après avoir passé une semaine chez mes parents et
je suis en train de faire la vaisselle après le dîner quand je remarque une
Mercedes noire. Elle est garée de l’autre côté, le long du pré derrière
l’immeuble. Je reconnais immédiatement Daníel, assis derrière le volant. Je
me fige. J’ignore depuis combien de temps il me suit. Quelques heures ?
Quelques jours ? Le sentiment de sécurité rafistolé grâce à l’injonction
d’éloignement s’effrite en une fraction de seconde. Il a pris soin de ne pas
s’approcher à plus de cinquante mètres de moi afin que l’Empreinte ne
puisse pas le démasquer. Je prends des photos de sa voiture que j’envoie à
la police, qui arrive sur place peu de temps après pour le chasser. On me dit
qu’il va recevoir un rappel à l’ordre. Je demande aux policiers s’il serait
possible d’augmenter la distance de cinquante à deux cents mètres, mais on
me répond qu’il faudrait que je porte plainte à nouveau.
« Ce même soir, je fais ma première crise d’angoisse. Je me rends aux
urgences et explique à la secrétaire que je suis en train de faire une crise
cardiaque. On me donne des calmants, puis je retourne chez mes parents et
demande à mes voisins de passer régulièrement dans mon appartement pour
éteindre et allumer les lumières de chaque pièce, dans l’espoir de tromper
Daníel. Trois jours plus tard, la Mercedes noire est garée dans la rue, de
biais, en contre-haut de la maison de mes parents, à moitié cachée derrière
un buisson. Mon père sort en coup de vent pour aller parler à Daníel, mais
celui-ci démarre au quart de tour et s’en va. La police prend note de
l’incident et nous informe que Daníel est désormais inscrit sur la liste des
récidivistes et qu’il va recevoir une amende. La troisième fois, je suis en
train de faire les courses avec ma mère, quelques jours plus tard, nous nous
trouvons sur le parking du magasin lorsque je le vois. Il est encore plus
proche que les fois précédentes. Je peux distinguer les traits de son visage.
Ma mère me demande ce qu’il se passe, puis la Mercedes démarre et
disparaît au tournant. »
Elle se concentre sur le point violet qui virevolte de haut en bas dans
son casque.
« J’apprends à reconnaître les crises d’angoisse. Dès que je ressens des
fourmillements dans mes extrémités, je sais que je ne vais pas tarder à
hyperventiler. Je ne peux plus dormir normalement. Je me réveille vingt,
trente fois par nuit, avec toujours la même impression qu’il se tient près de
moi. Puis j’apprends que j’ai réussi le test et que je peux me faire marquer
si je le souhaite. L’école ne l’exige pas, il leur suffit de savoir que j’ai
réussi. Jusque-là, l’idée de la marque m’a moi-même laissée sceptique, j’ai
d’ailleurs écrit des articles dans lesquels je m’interroge sur les effets
secondaires dont la société pourrait souffrir, sur la honte éprouvée par les
défaillants, ainsi que sur la vraisemblance d’une société capable de
conditionner positivement l’évaluation de l’acuité pour les individus
n’ayant pas atteint le seuil de référence. Mais cette fois-ci, je n’y réfléchis
pas à deux fois, et je m’inscris sur le Registre en espérant en mon for
intérieur que Daníel échouera, pour que peut-être, enfin, il se cherche de
l’aide. Toutes les heures, je vérifie si son statut est passé de non-marqué à
marqué.
« Quand le chef de service m’apprend que Daníel a dû démissionner
pour cause de maladie, une vague de soulagement me submerge. Il a
forcément échoué, me dis-je à moi-même, ce qui signifie qu’il y a
désormais des endroits en ville où je suis en sécurité, des endroits auxquels
il ne peut accéder. Peu de temps après, je le revois pour la quatrième fois
devant chez moi, puis à nouveau devant la maison de mes parents. C’est là
que je porte plainte. Une fois que j’ai expliqué à la police qu’il a
démissionné pour cause de maladie peu après l’inscription de l’école au
test, l’attitude de l’avocate de la partie civile change immédiatement. Dès le
lendemain, le tribunal émet une nouvelle injonction d’éloignement. Il ne
pourra plus s’approcher de moi pendant les douze prochains mois, les
cinquante mètres ont été étendus à deux cents et on me dit qu’on lui a
proposé de suivre un programme de réinsertion ainsi qu’une
psychothérapie, et qu’il a accepté.
— C’est très bien, dit sa psychologue en observant l’activité cérébrale
de Vetur projetée devant elle. Votre mémoire à court terme ne s’est éclairée
qu’au début. La quasi-totalité du souvenir a été transférée dans votre
mémoire à long terme. Nous faisons des progrès. »
Le champ de vision moyen d’un être humain est d’environ deux cent
dix degrés. La moindre de vos opinions, aussi inoffensive soit-elle, dépend
de l’endroit où vous vous trouvez, des personnes auxquelles vous parlez, de
ce que vous avez vu. Tout compte fait, une opinion n’est rien de plus qu’une
décision qui déterminera votre manière de voir le monde et les personnes
auxquelles vous tournerez le dos. Vetur était sûrement plus tolérante avant
qu’elle ne rencontre un homme perturbé moralement et qui avait échoué au
test ; un an plus tôt, la crise d’adolescence de Naómí ne l’aurait
probablement pas inquiétée outre mesure, mais aujourd’hui, elle doit se
faire violence pour ne pas surinterpréter les expressions de ce visage qu’elle
trouve désormais plus égoïste, plus laid et plus effrayant qu’auparavant, ni
psychanalyser l’attitude de Naómí, qui amène une pomme à l’école tous les
jours – sans exception – et qui se montre aussi bruyante que rebelle,
affectant le moindre mouvement et exagérant le moindre mot.
Le soir, elle va dîner chez ses parents. Après être restée couchée un
moment sur le canapé et avoir tour à tour discuté puis regardé une série
policière avec ses parents, elle demande à son père de la raccompagner chez
elle, ce qu’il accepte ; elle s’allonge sur son lit tout habillée, par-dessus la
couette, et essaie de se préparer au lendemain, d’apaiser son inquiétude, de
prendre sur elle et d’être forte pour tous ces petits ignorants qui se croient
savants mais demandent malgré tout Mais c’est où le Mexique, C’est où
Akureyri, on se croirait dans un nid face à une rangée de becs béants,
constamment à l’affût du moindre truc à se mettre sous la dent, un
divertissement, une approbation, leur indépendance, tout cela en arpentant
les couloirs les doigts dans le nez, en jouant à chat et en se tirant sur le
pénis.
Ce n’est pas une question de conviction, se dit-elle à elle-même le jour
suivant lorsqu’un jeune garçon de quatrième se cache le visage dans les
bras, couché sur son pupitre, et que ses épaules se mettent à trembler sous
les sanglots.
C’est une question d’optimisation du bien-être général, pense-t-elle
alors que la rumeur de deux défaillances, celles de deux collégiens,
commence à se répandre. En retrouvant sa classe principale en cours de
compétences émotionnelles, Vetur s’efforce de ne rien laisser paraître et
répond aux questions de ses élèves comme si de rien n’était.
« Oui ?
— Ça veut dire quoi déshumaniser ?
— Déshumaniser ?
— Oui.
— Pourquoi veux-tu savoir cela ?
— J’ai entendu mon papa le dire hier. »
Vetur réfléchit.
« C’est lorsque tu trouves une personne si différente de toi que tu
n’éprouves plus la moindre empathie à son égard. »
Vendredi, l’école se termine enfin (enfin !) et Oui, elle est partante pour
aller au 104,5, et Oui, merci, elle accepte avec plaisir de prendre la
banquette plutôt que la chaise ; elle se laisse choir avec un verre de vin
rouge et sent le stress abandonner son corps, suinter le long de ses reins et
s’enfuir par ses hanches.
« J’ai trouvé ce que signifie aliénation, dit Húnbogi en s’asseyant à côté
d’elle. En latin, alienatio signifie céder, alienus étranger, et alius l’autre. Et
tu as ta réponse.
— J’ai ma réponse. »
Ils font tous deux comme si de rien n’était, comme s’ils n’avaient pas
conscience qu’il s’est employé à ne pas lui parler de toute la semaine,
sûrement parce qu’il lui a montré son jeu la dernière fois par inadvertance,
et qu’il se demande peut-être désormais s’il lui plaît vraiment, ou s’il s’est
comporté de manière déplacée et agressive sur leur lieu de travail ; à vrai
dire, elle ne sait pas non plus s’il a un faible pour elle, ou s’il ne serait pas
tout simplement à la recherche de la bonne vieille ivresse de l’approbation.
Elle en est au moins consciente, et essaie de faire des efforts.
Il lui raconte comment sa classe a appréhendé le test, mais Vetur est trop
fatiguée pour supporter la nervosité que sa présence lui procure, elle boit
deux verres de vin rouge trop rapidement et décide peu après de rentrer
chez elle ; en prenant congé de leur groupe de collègues, il lui semble
déceler de la déception dans son sourire.
Le lendemain matin, elle réalise en se réveillant que son lit est jonché
d’un véritable bazar et qu’elle a oublié de se démaquiller. Elle éteint sa
lampe de chevet et reste allongée dans l’obscurité. Aurait-elle réussi le test
à quatorze ans ? C’est très improbable. À cette époque, elle volait des
bonbons, mentait, se pavanait, ignorait constamment les limites d’autrui, et
ce n’est que dix ans plus tard (dans un premier temps), lorsque les souvenirs
de son comportement lui sont revenus à l’esprit, qu’elle s’est enfin
amendée, honteuse.
L’année dernière, lorsque son ancienne école a obligé la totalité de son
personnel à passer le test, elle est restée plusieurs jours allongée dans ce
même lit, anxieuse à l’idée d’échouer. Elle faisait du surplace comme un
disque rayé et rejouait en boucle les mêmes pensées. Certes, elle pouvait
pleurer la douleur de son prochain et partager ses souffrances, mais elle
n’était pas un ange pour autant – au lycée déjà, personne ne savait mieux
qu’elle comment frauder dans le bus ni comment mentir à ses professeurs
afin de glaner quelques jours supplémentaires sur la date limite de remise
d’un devoir ; à vingt et un ans, elle a trompé son petit ami avec un garçon
qui l’avait déjà rejetée par le passé (elle n’a jamais rien fait de pire) ; elle
prenait souvent la plus grosse part du gâteau dès que l’occasion se
présentait (chose qu’elle fait toujours aujourd’hui), et elle était bien
consciente qu’elle ne compatissait pas avec n’importe qui. Son empathie
dépendait de ce qu’elle savait de l’individu concerné, des circonstances et
de sa propre situation. Et c’est précisément cette connaissance de soi qui l’a
menée à souscrire à la critique des moralistes envers l’empathie comme
indicateur de la susceptibilité d’un individu à faire du tort à son prochain :
aussi intéressant soit-il, on était loin du parfait baromètre.
Elle ferme les yeux et essaie de se calmer.
On n’a presque jamais besoin d’aller au-delà de la double porte.
A l’instar d’Alexandria, elle s’est enfuie pour prendre refuge. Elles
cherchent toutes deux à se claquemurer. Vetur se tourne sur le flanc et se
retrouve nez-à-nez avec le visage calme et abasourdi de Daníel, à moitié
enfoui dans l’oreiller, le lendemain de leur première nuit ensemble. Elle
enfouit à son tour son visage dans son lit, honteuse d’avoir cédé à son ego
une fois de plus, d’avoir ressenti un tel besoin d’attention, et de ne pas avoir
su se montrer plus maligne.
Tea,
Merci de m’avoir expliqué, pour la énième fois, le concept de la
formation en V. Cela va faire vingt ans que tu m’imposes tes
exposés. Aujourd’hui, j’en ai quarante, et je ne supporte plus la
condescendance avec laquelle tu me parles, comme si j’étais encore
une enfant. Ce n’est pas à toi de m’instruire, ni de m’élever. Comme
toujours, tu as créé de toutes pièces ta propre version de notre
conversation ; je suis celle qui s’indigne de tout, qui te traite de
« loup déguisé en agneau », et qui t’a mise au pied du mur. Je suis
seule responsable de notre incapacité à discuter poliment de
« spéculations idéologiques », car le politiquement correct
m’aveugle autant que mon désir de t’entraîner dans une guerre de
tranchées.
Tu prétends que notre dispute aurait été causée par le sujet de
notre conversation, que je n’aurais pas supporté d’entendre tes
contre-arguments, mettant ainsi « le feu aux poudres », mais tu
oublies fort commodément la façon dont tu les as énoncés.
C’est important, Tea, cela influence le cours des choses. Tu nous
prends de haut, moi et mes opinions. Lorsque je t’ai parlé de la
nouvelle tradition du débat, fondée sur l’interrogation et l’écoute, tu
as même éclaté de rire.
Mais veux-tu savoir pourquoi je l’ai évoquée ? Parce que cela
fait maintenant plusieurs années que tu ne me demandes plus rien.
Pendant les pauses-café, tu ne parles que de toi, de tes soucis et de
tes réussites, et à chaque fois que je veux te parler de ma vie, je dois
m’imposer. À chaque fois. Toutes ces années durant, cela m’a
profondément blessée, et j’ai fini par me rendre à l’évidence que
cette absence de questions de ta part trahissait en réalité le manque
d’intérêt que tu me portes. Mais dès lors que le sujet de la nouvelle
tradition du débat a commencé à prendre une place prépondérante
au sein de notre société, j’ai enfin compris que telle était ta
conception d’une véritable conversation. Une suite de déclarations.
Tu parles de ta vie, je parle de la mienne, et la conversation
progresse ainsi, péniblement, au fil des affirmations. Mais le
problème est le suivant : j’ai beaucoup de mal à parler de moi sans
y être invitée. Cela me donne l’impression d’être encombrante et
égocentrique. Pourquoi ne t’en ai-je pas parlé plus tôt ? Parce que
c’est difficile, Tea. Ce n’est pas quelque chose qu’on veut demander
à son amie, qu’elle s’intéresse à vous. Qu’elle vous demande
comment vous allez. J’ai donc mentionné la nouvelle tradition du
débat pour te le suggérer indirectement, dans l’espoir que tu te
remettes en question, de manière aussi bien générale
qu’idéologique. Ce que tu n’as pas fait, évidemment. Tu t’es
contentée de rire, comme tu le fais à chaque fois que tu veux
pousser ton adversaire à douter de ses propres opinions.
Je t’ai souvent plainte d’être ainsi, Tea. Je t’ai souvent plainte
de manquer une occasion d’écouter l’avis d’autrui, toutes ces fois
où ta seule préoccupation était d’avoir raison. Imagine-toi combien
tu pourrais grandir si tu te mettais simplement à interroger, à
écouter et à méditer. Si tu acceptais de ralentir un peu la cadence et
de te demander pourquoi les gens ne parlent plus de psychopathes,
mais de personnes perturbées moralement. Parce qu’il ne s’agit pas
d’une psychose. Le mot psychose laisse entendre que celui qui en
souffre ne changera jamais, qu’il est irréparable. Mais une morale
perturbée peut être traitée. Et au-delà des évidences ; nous devrions
bannir tous ces mots prédicatifs de notre dictionnaire, tels que
psychopathe, moricaud, gouine ou blondasse. On ne les utilise
jamais que pour réduire autrui à un signe distinctif. Mais l’homme
est un être complexe, qui ne se résume pas à l’un ou à l’autre de ses
millions d’attributs. Ni son orientation sexuelle, ni son ethnie, ni
même les maladies dont il pourrait souffrir ne sauraient en brosser
un portrait exhaustif.
Quoi qu’il en soit, je t’ai demandé à de multiples reprises de ne
pas te montrer condescendante envers moi. Mais j’ai l’impression
de parler à un mur. Je vais donc essayer quelque chose de
nouveau : parle-moi comme si j’étais toi. Parle-moi comme si tu
devais t’adresser à toi-même.
Alors seulement pourrons-nous envisager de renouveler notre
amitié pour les vingt prochaines années.
Laíla
10.
Inga Lára dit qu’elle devrait aller consulter le conseil avec Fjölnir.
Natalía lui suggère quant à elle d’attendre un peu, peut-être que le
problème se résoudra de lui-même. Il n’y a pas de raison de précipiter les
choses. Þórir est légalement soumis au secret professionnel.
« Mais si ce foutu référendum est un succès, je serai de toute façon
condamnée à mort. »
Natalía dit qu’il n’y a aucune chance que le Oui l’emporte. Le nombre
de partisans est en chute libre. Et même si la marque était un jour
obligatoire, Eyja ne serait nullement condamnée à mort.
Elles dressent la liste des employés de l’entreprise. Se demandant qui
d’autre aurait pu échouer.
Tout à coup, Inga Lára dit qu’elles devraient arrêter leurs médisances.
Qu’elle se sent mal à l’aise.
« Médisances ? Quelles médisances ? » dit Eyja.
« Ce n’est qu’une critique déontologique. »
Deux secondes après, elles éclatent de rire.
Elle découvre sur son fil d’actualité que Kári va travailler depuis chez
lui cette semaine pour cause de maladie.
« Salut, j’ai appelé aussi vite que j’ai pu. Il t’a viré, ce traître ? »
Hein ? dit Kári avant de répondre que non, et de demander ce qu’il se
passe.
« Oh », dit-elle.
« Je croyais que peut-être… », dit-elle ensuite.
« Enfin, Þórir m’a parlé d’un truc concernant les accords avec le Japon
et en voyant la notification je me suis inquiétée. »
Kári demande ce que Þórir lui a dit au sujet des accords.
« Rien de crédible. C’était juste le contexte et le ton qu’il a employé. Il
a d’abord mentionné les accords, puis il a ajouté que lorsque les résultats du
test seraient disponibles il pourrait enfin commencer à épouiller les cheveux
de l’entreprise. »
Kári garde le silence.
Mais il a réussi le test. Il a reçu les résultats peu après leur conversation
de la semaine dernière.
Il dit qu’il reste chez lui parce qu’il est malade, il aurait une infection
urinaire.
« Ah, bon », s’empresse de dire Eyja.
« Alors je suis rassurée. »
Gylfi arrive vers midi et lui fait sa fête comme un énorme chiot.
Il essaie de parler tandis qu’il la déshabille. Puis ouvre sa braguette et
soulève sa chemise tout en lui disant qu’elle devrait aller persuader les
Hollandais de leur vendre une part de leur société en échange.
Il a passé quelques coups de téléphone. Leur offre devra surpasser celle
de Þórir. Eyja sera si grassement payée qu’elle pourra même s’acheter des
débentures si ça lui chante.
Il sort sa bite violacée, soulève Eyja sur le plan de travail de la cuisine,
tente de se tenir debout mais l’ameublement est trop haut.
Il essaie de la transporter à travers le salon mais la fait tomber en
chemin.
Arrivés sur le canapé, il se ragaillardit et ouvre en grand le bec pour
fourrer sa langue dans la bouche d’Eyja. Elle secoue la tête en arrière et le
maintient à distance à l’aide de ses genoux.
Il s’excite alors de plus en plus et tente de lui écarter lentement les
genoux avec ses hanches jusqu’à ce qu’elle l’y autorise. Dès qu’il se met à
l’ouvrage, elle resserre les cuisses et il se démène pour s’enfoncer plus
profondément en elle puis, après seulement deux répétitions de je retiens, je
relâche, n’y va pas, oui vas-y, il émet un bruit abominable, comme étouffé
par son propre larynx.
Trois coups de fil et une heure plus tard, un jeune garçon arrive en bas
de son gratte-ciel avec un flacon de vingt pilules.
De retour dans son appartement, elle scrute l’étiquette du flacon.
De l’oxym.
Son dîner livré, elle en avale un avec un verre de vin rouge.
Elle envoie un holo à Breki pour lui demander de la débloquer.
Puis elle se crée un nouveau profil.
Il a posté une nouvelle photo depuis le blocage.
Une photo de grossesse de l’autre chienne.
Qui arbore une expression mièvre sur son visage, l’air de dire :
Regardez comme je suis belle.
Elle jette un œil à son profil tout en remplissant son verre.
Tout à coup, la cafétéria lumineuse du bâtiment où Breki et sa nouvelle
compagne travaillent apparaît devant elle.
La chienne s’escrime sur la machine à café et Breki doit accéder à
l’évier.
Il l’a touchée sans faire exprès.
Quelque chose s’est éveillé. Une sorte de tension.
Elle se sent bizarre.
Comme si… non, elle ne saurait dire.
Elle monte dans sa voiture sans savoir où elle se rend.
Passe devant le quartier de Viðey. Devant le port Sundahöfn.
Jusqu’à arriver sur son lieu de travail.
Elle se regarde dans le miroir de l’ascenseur et se met à sourire.
Puis elle éclate de rire.
Elle se sent si légère.
Tout est si simple !
Le bureau de Þórir est ouvert.
Elle passe la main le long de son bureau. Le long de ses meubles.
Étrange !
Elle se sent… comme si la surface de son épiderme s’était délestée de
quelque chose.
En s’enlaçant, elle ressent un très, très profond bien-être.
Son regard se pose sur le cylindre doré qu’elle a jeté au visage de Þórir.
Le jour où il l’a virée. C’est ça.
Les stylos.
Þórir adore ses stylos. Il les achète sur Internet. Cent, deux cents stylos
anciens de collection.
Elle en attrape un et le porte à ses lèvres.
Le hume.
Du fer et de l’encre.
Elle se promène dans les locaux.
Lorsqu’elle aperçoit le bureau de Kári au fond du couloir.
Tout y est soigneusement rangé. Un homme organisé, ce Kári.
Oups !
Elle fait tomber le stylo de Þórir sur le sol.
Oups ! Elle le pousse légèrement du pied.
Elle l’observe.
Le voilà qui roule sous la table.
Comme un ver par temps de pluie.
11.
« J’ai du mal à croire que tu n’aies toujours pas réglé ça, lui dit son père
en regardant la voiture garée dans l’allée.
— Cela ne fait que deux semaines.
— Je te connais, tu serais capable de faire traîner ça jusqu’à Noël. »
Son père s’approche de la benne du pick-up et attrape un premier pneu
qu’Óli fait rouler jusqu’à sa voiture.
« Quel genre de connard fait des choses comme ça, crever les pneus des
gens ?
— Sûrement quelqu’un qui a des intérêts à défendre.
— Oui enfin, nous en avons tous, mais ce n’est pas une raison. »
Son père secoue la tête. Une fois tous les pneus transportés dans l’allée,
il ouvre le coffre de la voiture pour en sortir un cric et une clé en croix. Óli
patiente près de la roue arrière gauche. Son père le regarde et lui tend la
croix.
« Je ne vais pas le faire à ta place. »
Óli commence à desserrer les écrous un par un. Son père l’observe,
penché sur la voiture.
« Tu as vu les nouveaux chiffres ce matin ? demande-t-il. Le Oui est à
cinquante-six pour cent. Ça fait quoi, six points de perdus en une semaine ?
— C’est un sondage commandité par MÂLARME, rétorque Óli en
reposant la clé en croix. Il ne veut rien dire.
— Le commanditaire n’a aucune importance si l’échantillon est tiré au
sort, dit son père. Ça ne passera jamais. Aucune chance. Pour le moment,
les gens affirment qu’ils vont voter pour cette aberration, mais une fois dans
l’isoloir, ils n’en auront pas le courage. C’est un choix bien trop radical. »
Óli passe à la roue suivante.
« Je veux dire, ajoute son père, avons-nous une preuve quelconque que
ce soi-disant test fonctionne bel et bien ? Ces psychopathes ne sont-ils pas
capables d’appuyer sur le bouton empathie quand bon leur chante ?
— Nous n’employons plus le terme psychopathe.
— Ah, ne recommence pas, s’il te plaît, s’énerve son père en grimaçant.
Tant que ton petit club de psychologues là, n’aura pas aboli la liberté
d’expression, je continuerai d’appeler les psychopathes, les sodomites et les
asiles de fous par leur nom. »
Óli ne dit rien et commence à démonter les pneus de l’autre côté de la
voiture. Son père n’a jamais traité qui que ce soit de sodomite de sa vie. Ce
ne sont que des mots qu’il emploie pour choquer le tout-venant, un travers
qu’il tient de son propre père, qui n’était jamais à court de saillies
outrageantes.
« Quoi qu’il en soit, continue son père. L’un des plus grands spécialistes
de Russie, un psychologue de renommée mondiale, a publié un article ce
week-end, tu l’as vu ?
— Non.
— Il dit que le test est imparfait du fait qu’il ne mesure l’acuité qu’au
travers du facteur émotionnel, sans prendre en compte le facteur
intellectuel. D’après lui, il y aurait une énorme différence entre le fait
d’éprouver de l’empathie pour une personne et celui de pouvoir se mettre
dans sa peau.
— Ah oui, vraiment ?
— Oui, dit son père en observant Óli soulever la voiture à l’aide du cric.
Et c’est précisément pour cette raison qu’on ne peut pas parler de test
d’acuité, car elle ne peut exister sans l’un ou l’autre de ces facteurs.
— Intéressant. »
Son père secoue la tête en lui lançant un regard réprobateur. Óli finit de
desserrer les écrous à l’aide de la clé en croix.
« Ce ne sont que des balivernes, Óli. Un simple jeu de pouvoir, rien de
plus. Crois-moi sur parole, notre société n’a aucune chance d’en tirer un
quelconque bénéfice. »
Alors qu’Óli se met à retirer le premier pneu, son père lui fait un geste
de la main.
« Va faire les autres », dit-il en prenant sa place ; il retire le pneu crevé,
installe le nouveau et resserre les écrous à main nue. Óli s’occupe du pneu
suivant. Ils travaillent en silence.
« Bien », dit son père lorsqu’ils ont terminé. Óli redescend la voiture et
resserre les écrous aussi fermement que possible.
« Je m’occupe de ça, ajoute son père en pointant les pneus du doigt.
— Ah bon ? Tu es sûr ?
— Oui, oui, c’est sur le chemin. »
La déchetterie se trouve en réalité dans la direction opposée. Son père
s’empare de deux des pneus qu’il jette sur la benne du pick-up. Óli le suit
avec les deux autres.
« Bon eh bien, je vais y aller, lui dit son père. Dagný est déjà à l’école ?
Ou elle est encore là-haut ?
— Sólveig l’a emmenée tout à l’heure.
— Ah bon, je me disais que j’aurais peut-être pu l’emmener.
— Elle s’en serait certainement réjouie. »
Son père hoche la tête et monte dans le pick-up. Il ouvre sa fenêtre et
fait marche arrière.
« Merci pour ton aide, papa. »
Son père le salue de la main, et s’en va.
En rentrant dans la maison, il trouve Sólveig en train de regarder une
vidéo. Il ne prend pas la peine d’ôter son manteau. Himnar doit venir le
chercher d’un moment à l’autre.
« Tu as vu ça ? »
Elle agrandit l’écran d’un geste des doigts. Il se rapproche d’elle et lui
caresse le dos, la prend dans ses bras, puis l’embrasse sur la joue.
Au départ, il croit regarder une vidéo de l’API. L’arrière-plan, les
couleurs et le décor sont les mêmes. Le jeune homme ne doit pas dépasser
la vingtaine, ses joues sont couvertes de boutons. Sa bouche pendante
ouverte de moitié lui donne un air idiot. Son islandais est épouvantable,
mais il semble en être conscient et répète certains mots deux fois, parfois
trois, comme si sa langue maternelle était une savonnette glissante qui lui
filait constamment entre les mains. Le jeune homme commence à parler de
son adolescence et de ses problèmes familiaux ; il raconte comment des
experts ont voulu stimuler les compétences empathiques de son frère en lui
donnant du trex au point de le rendre sérieusement accro au produit, une
addiction dont le jeune homme souffre désormais lui aussi. Il explique que
les conséquences du trex sont désastreuses. Que sa propre vue, par exemple,
se serait dégradée.
La voix derrière la caméra demande au jeune homme comment il
envisage son avenir. Quels sont ses plans.
Le jeune homme répond que les résidents de son immeuble ont fait
circuler une pétition pour faire marquer la cage d’escalier, et que son logeur
lui a demandé de quitter son appartement. Qu’il sera expulsé d’ici quelques
semaines, et que c’est pour cette raison qu’il doit s’acheter son propre
appartement, afin d’être en sécurité. S’il échoue au test, les banques
refuseront de lui accorder un prêt, et personne n’acceptera de lui louer un
appartement.
La vidéo se termine, et le téléphone sonne. C’est Salóme.
« C’est parti », dit Sólveig.
« On dirait qu’ils ont reproduit notre mur.
— Oui, mais pourquoi ?
— Pour que les gens pensent qu’il s’agit d’un garçon ayant suivi une
thérapie. Et qu’ils constatent ensuite le résultat.
— Ils doivent vouloir cibler la population marquée.
— C’est plus que probable.
— Ils en ont sûrement d’autres.
— Que devrait-on faire ?
— N’y prêtons pas attention. Contentons-nous d’investir davantage
d’argent dans la diffusion de nos propres témoignages. »
« Quand t’as économisé pendant x temps, dit un jeune homme dans une
nouvelle vidéo de MÂLARME publiée mercredi, que personne ne t’ouvre
ses portes, et que tu te rends enfin compte que personne ne va t’inviter à
entrer, tu finis par chercher une fenêtre pour entrer par effraction. C’est
comme ça que ça marche. »
« Petite, j’ai vécu un traumatisme, raconte une femme élégante autour
de la cinquantaine. Les médecins disent que ça vient de là. Je suis une
thérapie depuis deux ans, mais ça n’a pas le résultat escompté.
L’Association des Psychologues refuse de m’accorder une dérogation. Ça a
complètement ruiné ma vie. J’ai perdu mon travail et je suis tombée dans
l’alcool. Mon mariage n’a pas supporté la pression et mon mari m’a quittée.
Mon plus jeune enfant me demande régulièrement si je ne vais pas finir par
aller en prison. »
Himnar le raccompagne chez lui. Ils sont fatigués tous les deux et
gardent le silence. Óli se refait l’interview dans sa tête, se remémore chaque
phrase. La façon dont il les a énoncées, s’il avait l’air arrogant. Il projette la
vidéo devant lui, et Himnar y jette de rapides coups d’œil de temps en
temps.
Non, il a été pondéré et courtois. Il arborait un sourire neutre et a même
réussi à se montrer aussi humble que résolu.
Il ouvre ensuite les informations et tombe sur le visage de Magnús
Geirsson.
« Qu’est-ce qu’il dit ? demande Himnar.
— Rien de nouveau, j’ai l’impression. Juste un truc à propos de ces
pauvres garçons.
— Tu ne trouves pas ça poétique, que l’homme qui a popularisé
l’éthique des malheureux se préoccupe autant d’eux aujourd’hui ? dit
Himnar. Il y a un an encore, il répétait à qui voulait l’entendre que la société
n’avait d’yeux que pour les pauvres bougres qui se plaignent de tout.
— Tu l’as dit.
— Il faudrait vraiment publier un dictionnaire conçu spécifiquement
pour les hommes comme Magnús Geirsson, afin d’expliquer ce qu’ils
veulent dire à chaque fois qu’ils prennent la parole. Que sentimentalité
signifie en réalité intelligence émotionnelle, que geignement est un
synonyme de critique, et que l’hystérie n’est qu’une autre manière de parler
des conséquences. »
Óli sourit à son ami. Il baisse la tête et ferme les yeux.
Himnar se gare et Óli descend de la voiture.
« Est-ce que tu veux prendre le relai lundi ? demande Himnar.
— Oui, pas de problème, répond Óli. Je passe te prendre à neuf
heures. »
Au moment où il referme la porte de la voiture, il aperçoit le jeune
homme. Vêtu d’un pull à capuche, et dissimulé de moitié derrière un
quatre-quatre en contrebas de la rue. Il a le bras en l’air, comme s’il était en
train de prendre une photo ou une vidéo avec sa montre.
Himnar repart immédiatement. Óli fait comme si de rien n’était, et
monte tranquillement les marches de sa maison avant de rentrer chez lui.
Une fois à l’intérieur, il téléphone à la policière et lui décrit le jeune
homme. Elle lui répond qu’une voiture va venir sur-le-champ. Il jette un
coup d’œil aussi furtif que possible par la fenêtre. Le jeune homme fait le
pied de grue quelques secondes supplémentaires avant de s’en aller à grands
pas, à l’affût, son sac à dos sur les épaules. Pendant un instant, Óli songe à
se lancer à sa poursuite. Mais il se rappelle ses pneus. Le jeune homme
pourrait avoir un couteau sur lui. Il fait les cent pas et se passe
instinctivement les mains dans les cheveux, au point qu’elles finissent
recouvertes de cire coiffante. Il va dans la salle de bains se les laver. Puis, il
attend.
12.
putain de poulets
pff vous avez qu’à vous ramener en espagne :-) y a pas ce genre de
merde ici, la bouffe et les loyers sont pas chers, faut juste rentrer au
pays pendant les fortes chaleurs de l’été ;-)
Une collègue dont elle a oublié le nom, et qui passait là avec une tasse
de café et un trousseau de clés tintillant, ralentit à sa hauteur et lui demande
si tout va bien.
« Oui, oui, dit Vetur en levant les yeux. C’est mon sang. Je veux dire,
mes règles, j’ai mes règles.
— Aïe », dit sa collègue en grimaçant par compassion.
Elle accompagne les enfants jusqu’à la salle du test en se traînant dans
l’escalier ; certains sont silencieux, d’autres plus bruyants. Avant de prendre
sa pause-café, Vetur les autorise à appeler leurs parents ; elle s’efforce
ensuite de recouvrer ses esprits en se mêlant aux conversations de la
cafétéria, et même si elle a besoin qu’on lui répète certaines questions, elle
y répond du mieux qu’elle peut.
Elle rentre chez elle dormir et ne se réveille que dix-sept heures plus
tard.
Elle peut à peine bouger.
Elle se sert de la fonctionnalité qui déforme sa voix et rend ses coups de
fil intraçables pour appeler la permanence médicale.
Elle dit au médecin qu’elle a pris deux comprimés d’oxym la veille.
Le médecin lui répond sobrement qu’elle peut s’estimer chanceuse de
ne pas être tombée dans le coma ni d’avoir fait de crise de psychose. Il lui
demande si sa consommation est quotidienne.
« Consommation ? » répète-t-elle.
« J’ai commencé à en prendre tout récemment », dit-elle.
« N’est-ce pas censé accroître l’empathie ? »
Le médecin dit que la dose recommandée est d’un comprimé par
semaine en plus d’une psychothérapie intensive. S’il est vrai que l’oxym
permet d’augmenter le taux d’hormones de l’affection, on l’utilise
principalement pour forcer les messages nerveux à emprunter de nouveaux
chemins jusqu’au cerveau, et ainsi détruire les barrières qui leur en
empêchaient l’accès.
Le service de livraison à domicile a déposé trois smoothies devant sa
porte.
Elle s’assied sur le canapé avec un smoothie et demande à Zoé de bien
vouloir ouvrir son dossier médical :
Dimanche soir, ils doivent aller dîner chez ses parents. Il rentre à la
maison aux alentours de sept heures, puis ils se mettent en route d’un pas
léger. Dagný marche entre eux. Ils la font se balancer avec un entrain de
façade, chacun lui tenant un bras. Ils n’ont plus parlé du jeune homme
depuis vendredi. Óli essaie de rester naturel, conscient que Sólveig peut lire
en lui comme dans un livre ouvert.
Dagný se précipite dans les bras de sa grand-mère tandis que Sólveig les
suit dans le salon. Óli se rend dans la cuisine, où son père écoute les
informations près de la cuisinière, affublé d’un tablier bleu. L’une des plus
grosses sociétés d’investissement du pays a envoyé ses employés se faire
tester au début du mois dernier, entraînant le renvoi d’un membre de son
conseil d’administration. Les médias en parlent depuis une semaine.
L’employé licencié affirme quant à lui vouloir engager des poursuites.
D’après le présentateur du journal, le PDG de la société ne l’aurait pas jugé
suffisamment fiable pour exercer ses fonctions après la publication des
résultats du test.
« Pas suffisamment fiable », murmure son père en levant les mains au
ciel, une cuillère en bois dans l’une et une fourchette dans l’autre. Il regarde
Óli. « Dis-moi, et la loyauté dans tout ça ? Encore un concept voué à
disparaître ? »
Óli adosse sa tête contre le mur derrière lui.
« C’est une question de confiance, dit brièvement sa mère en rentrant
dans la cuisine. Il faut pouvoir se fier aux gens.
— Mais ce n’est pas de la confiance ! dit son père. La confiance
suppose un certain aveuglement. Elle demande de s’en remettre au
jugement d’autrui. Confiance ne signifie pas certitude. Ce sont deux notions
distinctes. »
Son père n’est pas du genre à prôner subitement la confiance aveugle
envers autrui, lui qui se dit régulièrement en faveur d’un durcissement des
contrôles aux frontières et même de la peine de mort, lorsque cela sert son
propos.
« Mais lorsqu’on parle de confiance on sous-entend fiabilité, et donc
certitude, dit Óli. Un pont fiable est un pont qui ne s’effondrera jamais.
— Oui, mais lorsqu’il est question d’êtres humains, le sens n’est plus le
même, répond son père en secouant brutalement la poêle. Les hommes ne
sont pas des ponts. Mais des cordes à tension variable. »
L’un comme l’autre n’ont rien à rajouter à cela.
Une fois que la police a fini d’identifier les messages de Tristan et qu’il
a avoué en être l’auteur, on le laisse enfin partir. Il tremble comme une
putain de feuille. Heureusement qu’il s’est tu. Il s’apprêtait à révéler le nom
du parking où il avait garé la fourgonnette remplie de toute la camelote
chourée dans l’immeuble de Kópavogur, lorsqu’un flic chauve a mentionné
le nom d’Ólafur Tandri et les messages qu’il lui avait envoyés. Tristan a dit
Hein ? en le dévisageant ; un autre flic, chevelu celui-là, lui a appris
qu’Ólafur Tandri possédait une Sentinelle Plus, et que son domicile était
donc sous surveillance permanente. Tristan a demandé au chevelu si ce
n’était pas putain d’illégal, de filmer les gens quand ils se promènent
tranquillement dans leur quartier, et le chauve lui a répondu que non,
dans le cadre d’une affaire criminelle, ça ne l’était pas.
« Une affaire criminelle ! Comment ça ? » a demandé Tristan.
Le flic chevelu lui a expliqué que le simple fait d’envoyer de tels
messages était un acte criminel en soi, et que si Ólafur Tandri décidait de
porter plainte, il pourrait écoper d’une très lourde amende ; Tristan lui a
demandé une estimation du montant, mais le chevelu n’a pas voulu donner
d’exemple. Tristan n’a eu de cesse de lui demander à combien il estimait
son amende, essayant même de deviner le nombre par lui-même, mais le
flic chauve lui a sobrement répondu On verra bien. Puis, lorsqu’il a
demandé combien de temps il devrait encore rester ici, le chevelu a dit
qu’ils laisseraient à la psychologue le soin de décider de la nécessité ou non
de le placer en garde à vue.
« En garde à vue ?! a dit Tristan.
— En d’autres termes, si la psychologue estime que tu es un élément
perturbateur, tu devras passer quelques jours derrière les barreaux.
— Un élément perturbateur ?! »
— Comment vous appelez ça, vous autres ? Un chaudard, a expliqué le
flic chevelu.
— Je savais ce que ça voulait dire, putain !
— Bien. Alors on ne devrait pas avoir besoin d’interprète.
— Un interprète ?
— On a parfois besoin d’un interprète, oui.
— Pour interpréter quoi ?
— Les mots compliqués. Je les explique n’importe comment.
— J’ai pas besoin d’un putain d’interprète ! Je suis islandais !
— Mais oui, mon gars. C’est ce qu’ils disent tous. »
Lorsque la psychologue, une très jolie brune avec des taches de
rousseur, est arrivée, elle a porté un regard si bon sur Tristan qu’il n’a pu
décoller le sien de son plateau de table. Elle s’est présentée sous le nom de
Dröfn, et lui a demandé s’il pouvait envisager de passer le test d’empathie.
Ainsi, il pourrait sûrement échapper à la garde à vue.
Il a tenté de lui expliquer tant bien que mal que Non, il ne pouvait pas
s’imaginer passer le test, c’était tout bonnement impossible, car il trahirait
ce faisant tout ce en quoi il croyait, lui-même, son frère et tous ses amis. Il
ne ferait jamais tout ce qu’il avait écrit dans ses messages. C’est juste qu’il
avait vu Ólafur Tandri rentrer chez lui pendant trois mois environ et que ça
lui avait donné envie d’écrire des conneries, mais des conneries qu’il ne
mettrait jamais à exécution ; elles lui permettaient de se sentir un peu
mieux, lui offraient une espèce d’échappatoire aux publicités d’Ólafur
Tandri qui faisaient sans cesse irruption sur ses vidéos, et c’était comme ça
tous les jours, bordel, il ne pouvait rien lancer sur Zoé sans entendre sa
putain de voix lui dire de le rejoindre ou de penser à son avenir.
Dröfn l’a encouragé à continuer d’un air si amical qu’il s’est exécuté
sans peine ; il lui a dit qu’il n’avait jamais cherché la bagarre, jamais le
premier, même quand son frère Rúrik essayait de le pousser à bout, son
frère qui avait toujours été du genre à se battre avec les autres garçons,
parce que ça forçait le respect auprès des mecs de la rue ; de son côté, il
n’aimait pas se battre, il trouvait ça nul, voilà pourquoi il ne se battrait
jamais avec le mec de l’API. Mais il avait bel et bien crevé ses pneus et il
les rembourserait. Il avait été pris d’un accès de colère. Mais il ne ferait
jamais rien de réellement méchant.
« Je te crois, Tristan, a déclaré Dröfn. Je t’ai vu l’autre jour, dans la
vidéo. Je vais écrire que tu es fiable. Mais tu dois me promettre de ne plus
jamais entrer en contact avec Ólafur Tandri, ni avec sa famille. Autrement,
les conséquences pourraient être gravissimes. À partir d’aujourd’hui, tu
devras faire un long détour quand tu approcheras de sa maison. Ólafur
Tandri a déjà tout ce qu’il faut pour te faire condamner.
« C’est promis », a dit Tristan, et le regard de cette femme était si bon
qu’il a explosé de gratitude, il en crèverait encore, à présent, tandis qu’il
entre dans le quartier de Laugarnes. Ses dents s’entrechoquent et il tremble
toujours comme une putain de feuille, mais bordel, qu’est-ce qu’il se sent
reconnaissant.
Dès qu’il rentre chez lui, il téléphone à Eldór pour lui raconter ce qu’il
s’est passé. Le visage d’Eldór occupe toute la caméra, mais Tristan peut
apercevoir du verre derrière lui, ce qui signifie qu’il est sur son balcon.
« Merde alors. Tu crois qu’ils auraient pu avoir l’autorisation de
regarder les holos qu’on s’est envoyés ? Je suis en sursis, moi.
— Non, seulement ceux que j’ai faits pour le mec de l’API.
— Cool, cool, dit Eldór. Je viens tout juste de rentrer de la campagne, la
fourgonnette est en lieu sûr. Viktor a dit que le conteneur partirait jeudi. On
sera payés dans deux semaines.
— Deux semaines ! Je vais jamais y arriver, putain.
— Pourquoi pas ?
— Parce que le référendum est dans deux semaines, le samedi. Je
n’aurai que quelques jours pour m’acheter un appartement, à condition que
la paye de Viktor soit suffisante, et en plus je devrai peut-être payer une
putain d’amende, si le mec de l’API porte plainte contre moi pour ces
messages que je lui ai envoyés.
— Pourquoi est-ce que tu dois absolument t’acheter un nouveau
créchoir avant ce référendum ? Tu sais que si la marque devient obligatoire,
on aura sûrement quelques semaines de battement avant d’être obligés de
passer le test.
— Peut-être, mais si le Oui l’emporte et qu’il faut que je passe le test
pour avoir le droit d’acheter un truc, demander un crédit ou n’importe quoi
d’autre, je ne pourrai plus dire non. »
Tout en réfléchissant, Eldór regarde par-dessus la caméra.
« Tu devrais peut-être le passer, ce test.
— De quoi ? Jamais. Qu’est-ce qui te prend ?
— Je sais que ça craint. Mais en même temps… si ça se trouve, tu
réussiras. Tu pourras prendre un crédit et t’acheter cet appart au sous-sol.
— Au rez-de-chaussée.
— Tristan, déso’, mais faut que tu te protèges. Tu peux aller à la banque
dès demain matin et passer le test chez eux sans te marquer ni rien. Ce que
j’en dis. À ta place, c’est ce que je ferais. »
Une heure passe, puis une deuxième. Sunneva ne répond pas. Soudain,
quelqu’un téléphone et le fait bondir sur son lit.
Sa mère. Il se met sur silencieux.
Il se réveille un peu plus tard, toujours sur son matelas, complètement
habillé et tous ses appareils encore sur lui. Sunneva ne lui a pas répondu,
mais sa mère l’a appelé plusieurs fois coup sur coup et lui a envoyé un holo
dans lequel elle dit qu’elle doit lui parler, elle est tellement putain
d’hystérique que Tristan se met à angoisser à l’idée qu’il soit
potentiellement arrivé quelque chose. À Rúrik, ou à sa sœur. Il décide donc
de la rappeler.
Au début, il ne comprend rien de ce qu’elle dit. Elle hurle des mots tels
que Incroyable, Pas à croire, Que se passera, Et Rúrik, et continue de hurler
de plus belle si bien que Tristan doit patienter jusqu’à ce qu’elle soit enfin
en mesure de parler normalement.
« Qu’est-ce que Rúrik va dire ! Et ton père ! Et qu’est-ce que Sölvi va
faire en voyant ça ! Je ne te comprends pas, Tristan. Je n’arrive pas à croire
que tu aies pu faire ça.
— Faire quoi ?
— Tu me fais passer pour un monstre ! Qu’est-ce que les gens vont
dire !
— Mais de quoi tu parles, putain ?
— La vidéo, Tristan ! Cette horrible vidéo !
— Ah oui, ça.
— Ah oui, ça !
— Il fallait que je la fasse. J’avais besoin d’argent.
— Je n’en reviens pas. Je ne te pensais pas capable d’une telle chose.
— Et qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Je dois m’acheter un appartement
avant ce putain de référendum. Je ne peux pas habiter chez toi.
— Bien sûr que tu peux habiter chez moi et tu le sais parfaitement !
— Non. Je ne suis pas le bienvenu dans ton quartier.
— Tristan, dit-elle. S’il te plaît. Passe le test. Ce n’est qu’un petit
examen, tu n’as rien à perdre. Il y a une chambre qui t’attend. Tu manques à
ta sœur. Elle te prend en exemple tu sais. Elle t’écoute. Je ne peux pas m’en
sortir seule.
— Non ! Je te l’ai déjà dit un million de fois putain ! C’était ta décision,
pas la mienne.
— D’où est-ce que vous tenez cette obstination, toi et ton frère ? Je ne
suis pas aussi bornée. Votre père non plus. De vrais taureaux, vous deux. »
Elle respire de façon ostensiblement dramatique.
« Tu dois discuter avec ton frère, dit-elle. Rúrik sera furieux en
apprenant que tu as parlé de lui publiquement.
— Oui, oui.
— Je suis sérieuse, Tristan.
— J’ai dit oui ! Je sais bien qu’il sera en colère !
— Je ne vous servirai pas d’intermédiaire. Tu n’as pas intérêt à
m’appeler pour me demander de calmer les choses.
— Je dois y aller.
— Tristan…
— On se reparle plus tard, coupe-t-il. Ciao. »
Lundi, l’agent immobilier lui téléphone pour lui dire que son offre a été
refusée. Il lui transfère une contre-proposition.
Elle est trop élevée. Ça lui saute aux yeux. Il la refuse, puis demande à
Zoé de chercher tous les appartements vendus au prix suggéré par son
conseiller bancaire. Zoé lui répond qu’il n’y a aucun appartement dans la
région de la capitale disponible à ce prix, mais voici les moins chers. Il y en
a cinq, dont deux dans une cage d’escalier marquée. Tous au même prix que
le rez-de-chaussée qu’il aimerait acheter, et tous au sous-sol, des studios
entre vingt-cinq et trente-deux mètres carrés. Il demande à Zoé de prendre
rendez-vous pour visiter les trois qui ne sont pas marqués.
Il rejoint Viktor au travail et lui demande l’autorisation de commencer
l’après-midi pendant les jours qui viennent. Viktor dit oui, mais qu’il lui en
devra une. Il ne mentionne pas la vidéo de MÂLARME, dans laquelle
Tristan a expliqué être à la recherche d’un nouvel emploi. Peut-être qu’il ne
trouve pas ça si grave, finalement.
Victime d’une crise de paranoïa, Tristan quitte le parking souterrain en
sueur et s’arrête pour se racheter un supplément de trex. Il patiente jusqu’à
ce que son corps se calme, et qu’il se détende. Puis il projette son masque et
s’en va traîner au pied d’un vieil immeuble de Grafarholt jusqu’à ce que
quelqu’un le laisse entrer. Les premiers appartements disposent d’une sorte
de système d’alarme, alors il continue de chercher, à l’étage inférieur, qui
n’est pas sécurisé, il n’y a ni ultra-serrure ni autocollant.
Il trimballe son butin jusque dans la fourgonnette, la gare dans un
nouveau parking souterrain, et prévient Eldór avant de prendre la S
jusqu’au travail. Pourquoi est-ce que les flics ne l’ont toujours pas appelé ?
Eldór et Wojciech sont dans le V2, alors il file dans le V1 travailler avec
Oddur ; il essaie de ne pas penser à cette putain d’amende qu’il devra payer
si Ólafur Tandri décide de porter plainte, ni à son montant potentiel.
Salut les potes, devinez ce qu’il s’est passé cette semaine, ça y est,
c’est arrivé, la police a abattu un homme non marqué de cinq balles
dans la tête aux États-Unis. Que faisait-il ? Eh oui, il cherchait son
permis de conduire dans sa voiture. Voilà ce qui nous attend si nous
ne faisons pas attention, les flics n’auront qu’à vous tirer le portrait,
vous chercher dans leur base de données, et si vous n’êtes pas
marqué, ils auront quatorze fois plus peur pour leur vie, et autant de
chances de vous tirer dessus. Est-ce là ce que nous souhaitons ?
NON. Nous devons nous battre pour nos droits les plus
élémentaires. Nous devons nous battre pour empêcher les autorités
de faire de nous des citoyens de seconde zone. La vie des gens
marqués n’a pas davantage de valeur que la nôtre. Nous sommes
nés sur cette Terre. Nous devrions pouvoir jouir de la même liberté
que les autres, et être crus sans conditions. Mais non, nous devons
travailler pour le mériter. Nous devons sourire, nous incliner, faire
preuve d’une humilité et d’une courtoisie constantes, même lorsque
nous avons un jour sans. Car si nous ne nous prosternons pas, alors
nous sommes dangereux.
Son mal de ventre est en train de le tuer. Pourquoi le trex ne fait-il pas
effet ? Il en a pris deux aujourd’hui, c’est bien plus que sa dose limite. Il
continue de travailler jusqu’à cinq heures et décide de rentrer chez lui à
pied, pour ne pas avoir à passer devant la maison d’Ólafur Tandri, lorsqu’un
numéro inconnu l’appelle.
« Allô ?
— Oui, est-ce que je parle à Tristan Máni ?
— Mhm.
— Bonjour. C’est Ólafur Tandri. »
Tristan s’arrête en plein milieu de la rue.
« Tu es toujours là ?
— Oui.
— Bien. Écoute, j’ai pris quelques jours pour y réfléchir un peu, et j’ai
décidé de ne pas porter plainte pour tes menaces.
— Vraiment ?
— Oui. Mais seulement si tu acceptes de suivre dix séances de
psychothérapie et de passer le test d’empathie.
— Zéro putain de chance.
— Tu n’auras pas besoin de te marquer. Juste de suivre ta thérapie. Les
séances seront gratuites. Le test permettrait simplement au psychologue
d’évaluer ta situation.
— Je préférerais payer une amende plutôt que de passer ce putain de
test.
— Tristan, dit Ólafur Tandri. J’ai rencontré des centaines de jeunes
hommes de ton âge, et je suis devenu plutôt doué pour distinguer ceux qui
peuvent le réussir de ceux qui en sont incapables. Tu le réussiras. Cela ne
fait aucun doute. Inutile de compliquer les choses à ce point. »
Tristan regarde l’immeuble près de lui. Les fenêtres à moitié opaques
sont ornées de brise-vue plutôt tendances, et de formes différentes.
« Tristan ?
— Je… non ! C’est pas juste, putain !
— Cela va t’aider. Je te le promets.
— Pourquoi vous me laissez pas tranquille ? Pourquoi je peux pas être
tranquille ?
— Parce que tu vis en société avec les autres. C’est un sacrifice auquel
nous devons tous consentir si nous voulons pouvoir profiter de ses fruits.
— Et si j’ai pas envie de vivre en société ? Où est-ce que je peux me
barrer ?
— Tristan, dit Ólafur Tandri d’une voix beaucoup trop putain de calme,
comme si Tristan n’était qu’une espèce d’abruti. Tu as entendu toutes sortes
de choses au sujet de la marque et du Registre. Que l’État consulterait les
résultats, et que la police forcerait les gens à passer le test contre leur gré.
Ce n’est pas vrai. Ce test permet d’aider les gens à mieux se comprendre
eux-mêmes. Tu n’enverrais pas ce genre de messages si tu n’éprouvais pas
un certain mal-être. Si tu échoues au test, ce qui n’arrivera pas, j’en suis
convaincu, nous t’aiderons à le repasser et à le réussir. Tu pourrais t’acheter
un appartement et reprendre tes études, avoir une vie normale.
— Va dire ça à mon putain de frangin. Il a suivi une psychothérapie, et
résultat, c’est devenu un putain de drogué. Et moi aussi.
— Je comprends bien que tu sois en colère, dit Ólafur Tandri. Je le
serais également à ta place. Mais d’aucuns disent que l’addiction ne serait
qu’un symptôme du problème, et non sa racine. Que le toxicomane devrait
se demander si son addiction ne dissimulerait pas un souci plus profond. La
première étape consiste à en parler avec un psychologue et obtenir l’espace
nécessaire pour jouer cartes sur table, pour te délester de tout ce qui te
tracasse. Ensuite, vous pourrez déterminer ensemble la véritable nature du
problème principal. Cela pourrait être un choc du passé, une mauvaise
estime de soi, ou encore des difficultés à nouer des liens affectifs avec les
personnes qui te sont chères. Tes amis et ta famille. »
Tristan l’écoute sans dire mot. Il pense à sa mère et à sa sœur, à la
chambre d’ami qui l’attend chez elles. Puis il pense à Rúrik.
« Tu n’as pas besoin de me donner ta réponse immédiatement, dit
Ólafur Tandri. Prends quelques jours pour y réfléchir. Qu’en penses-tu ?
— Je… je veux pas le savoir.
— Quoi donc ? Si tu as réussi ? Tu n’as pas besoin de voir les résultats
si tu ne le souhaites pas, Tristan. Tu peux passer le test, aller chez le
psychologue, et après dix séances, continuer de vivre ta vie. » Ólafur Tandri
patiente quelques instants, mais devant le silence de Tristan, il ajoute :
« Réfléchis-y ? Hmm ?
— D’accord. Ça marche.
— Très bien. Je reviendrai vers toi d’ici quelques jours. »
17.
Alexandria ne sait pas sur quel pied danser, tour à tour joyeuse puis
colérique, elle a perdu des mèches entières de cheveux au cours du mois
dernier, et désespère de plus en plus à la vue de toutes ces touffes qui
tombent sous les coups de brosse – il faut qu’elle arrête de se coiffer, cela
ne fonctionne plus – mais lorsqu’elle ne se coiffe pas, ses cheveux sont
dégueulasses et la rendent difficile à vivre, elle n’entend plus ce qu’on lui
dit, obnubilée par cet embrouillamini capillaire qui s’aplatit et se dégrade de
jour en jour telle une boule de laine rêche et feutrée. Cela fait près d’un
mois qu’elle se réveille plusieurs fois par nuit, en sursaut, comme si elle
avait manqué son réveil, à deux, trois, quatre, cinq heures du matin, un mois
que Naómí ne la regarde plus qu’avec un profond dégoût mêlé de mépris,
sans se rendre compte que ce regard et cette moue appuient sur chacun des
points les plus sensibles de sa mère, et que sa confiance en elle n’est pas
plus grosse qu’un insecte ; qu’importe la douceur qu’elle insuffle à sa voix,
ou le soin minutieux qu’elle porte à leur bien-être, qu’importe les efforts
qu’elle fournit en cuisine ou le temps qu’elle passe à leur organiser des
soirées chaleureuses, sa fille préfère s’enfermer dans sa chambre et refuse
de la voir, de l’embrasser, de lui parler, de l’écouter ou de la regarder. Elle
voudrait parfois lui crier de faire preuve d’un peu d’indulgence, putain, lui
parler de tout ce qu’elle a vécu, mais elle sait qu’elle ne devrait pas infliger
un tel fardeau à sa fille de quatorze ans, alors elle se tait, lui crie dessus en
son for intérieur tout en fixant le plancher, et elle attend que sa fille
grandisse, gagne en maturité, quitte enfin l’âge ingrat et, avec un peu de
chance, cesse de la mépriser. Et si l’anxiété, le stress et ses chutes de
cheveux ne lui suffisaient pas, elle peut désormais y ajouter le sentiment de
culpabilité qui la ronge depuis qu’elle est allée à l’école discuter avec cette
enseignante ; mais qu’est-ce qui lui est passé par la tête, elle aurait pu faire
preuve d’un peu plus de jugeote, surtout après avoir étalé sa vulnérabilité
devant la proviseure ; mais non, elle doit maintenant se demander si
l’enseignante a bien compris que leur conversation devait rester
confidentielle, tout ça parce qu’Alexandria n’a évidemment pas pensé à lui
demander si elles pouvaient se parler en confidence, elle a oublié la règle
numéro un : toujours demander à parler sous le sceau du secret, sans cela,
la moindre divulgation d’une information d’ordre privé serait en réalité de
sa faute ; c’est un principe bien connu de quiconque vit depuis toujours sur
une si petite île, et qui se révèle d’autant plus pertinent lorsqu’on habite en
prime dans une ville minuscule. Autrefois, elle protégeait sa vie privée
comme un véritable chien de garde, sans jamais laisser les mots lui
échapper de la bouche, surtout depuis que Karen Lind, sa soi-disant
meilleure amie, avait ébruité le nom du garçon avec lequel Alexandria avait
perdu sa virginité au début du lycée, un ragot qu’elle aurait sans doute
assumé plus aisément si le garçon en question avait su que c’était sa
première fois, ce qui, évidemment, n’était pas le cas ; elle l’avait taquiné
dès ses premières hésitations, comme pour détourner l’attention de sa
propre personne, et s’était présentée comme une experte en la matière. Par
la suite, elle a toujours pris soin de préserver sa vie privée, mais sa relation
avec Sölvi semble avoir rompu une espèce de barrage, elle n’a plus rien
pour se protéger, ni barrière ni défense, et se sent obligée de combler le
moindre des silences avec des mots, elle tourne donc à plein régime et doit
ensuite passer plusieurs semaines recluse, à panser ses blessures.
L’enseignante n’avait pas besoin de savoir qu’elle a échoué au test, ou que
Sölvi ne peut pas rentrer dans le quartier, mais elle craignait tellement de
devoir déménager une fois de plus, elle avait perdu tant de cheveux, qu’elle
a eu besoin de se sentir encouragée, surtout après que la proviseure s’était
montrée aussi menaçante ; Alexandria avait espéré que la professeur
principale serait plus réceptive et compréhensive, mais cela n’a pas été le
cas ; dès qu’elle a avoué avoir échoué, le regard de l’enseignante s’est
durci, elle a vu son sourire se contracter et sa gorge se resserrer. Et
maintenant, alors que l’attente touche bientôt à sa fin, qu’elles ont enfin
reçu le courriel leur annonçant la réussite de Naómí et que des jours
meilleurs se profilent à l’horizon, il faut qu’elle tombe là-dessus, en pleine
session de lèche-vitrine sur Internet, une vidéo de Tristan, qui surgit tout à
coup sur son écran, et dans laquelle il parle de sa famille au monde entier ;
il parle d’elle, de Sölvi et de Rúrik, et raconte tout un tas de méchancetés à
leur égard, en employant certains mots-clés aussi épouvantables
qu’équivoques, qui permettent à son auditoire de lire quelque chose de pire
encore entre les lignes, qu’elle serait à l’origine de tous leurs problèmes,
que leur mauvais comportement ne serait que le résultat de ses négligences,
que ce serait de sa faute si Rúrik est devenu ce qu’il est, car elle l’a obligé à
aller chez le psy et à prendre des médicaments qui, tout compte fait,
n’étaient pas si bons pour lui, mais comment diable aurait-elle pu le prévoir,
elle n’était ni voyante, ni devin, on lui a simplement dit que le trex
produirait les hormones du bonheur, celles que le cerveau libère dès qu’on
se sent amoureux ou proche de quelqu’un, et qui ont un effet positif sur le
système nerveux. Comment aurait-elle pu savoir que cela serait si addictif
et que, quelques années plus tard, le trex serait officiellement considéré
comme un stupéfiant à part entière, les médecins lui ont dit que cela serait
bon pour son fils et elle s’est contentée de les écouter ; au début, Rúrik a
fait des progrès, de gros progrès même, ses résultats au test étaient bien plus
élevés après un an passé sous trex, et il voyait un excellent psychologue ;
c’était l’année durant laquelle Sölvi avait ce travail génial qui lui permettait
de s’épanouir et de toucher un bon salaire, et par conséquent, leurs querelles
financières se faisaient moins fréquentes, Sölvi ne buvait plus autant et
Alexandria n’avait plus systématiquement recours aux achats compulsifs
lorsqu’elle voulait se sentir mieux. Sölvi ne s’énervait plus à chaque fois
qu’elle rentrait des magasins, il ne fouillait plus ses sacs pour y repêcher les
tickets de caisse et lui demander comment elle avait pu acheter de la
confiture aussi chère ou un poulet entier, alors qu’on était pourtant vendredi
et qu’ils n’avaient pas mangé de repas convenable de toute la semaine, que
des pâtes au jambon ou à la saucisse, des pizzas froides ou des sandwiches
au fromage, c’est que lorsque l’argent lui tirait vraiment souci, Sölvi
s’emportait dès qu’elle achetait du lait pour les céréales, car il n’y avait
aucune différence entre des céréales au lait ou à l’eau, et ces fois-là, elle ne
pouvait s’empêcher de lui crier qu’il pouvait bien bouffer ses céréales à
l’eau si ça lui chantait, ses enfants, eux, n’y seraient jamais contraints. Mais
cette année-là, ils n’ont jamais connu de pareille dispute ; cette année-là
était une bonne année, celle où Sölvi percevait un salaire correct et se
plaisait à son travail, et où Rúrik, qui avait probablement seize ans à
l’époque, a commencé à trouver le repos, à l’instar d’Alexandria ; c’est
d’ailleurs à cette période qu’elle a réussi le test pour la première fois, après
l’avoir raté quatre ans auparavant et perdu son emploi à la mairie, même si
elle sait aujourd’hui qu’en réalité, sa relation avec Sölvi était la véritable
raison de sa fermeture émotionnelle. Il lui a fallu longtemps pour
comprendre qu’elle n’était pas une mauvaise personne, mais que ses
émotions étaient bloquées par son cerveau constamment sur la défensive ;
Sölvi ne l’avait peut-être battue qu’une seule fois, mais elle ne parvenait
plus à se détendre auprès de lui, son corps ne pouvait plus lui faire
confiance depuis cette soirée où elle était sortie s’amuser avec ses amies, en
promettant de rentrer avant minuit ; elle avait passé la journée entière à
pomper son lait pour que Sölvi puisse nourrir Naómí au cas où elle se
réveillerait. À l’époque, celle-ci venait tout juste de se mettre à manger des
purées, ce qui troublait parfois sa digestion et la faisait pleurer jusqu’à tard
dans la nuit, et c’est précisément ce qui s’était passé ce soir-là, ce même
soir où elle s’était oubliée au bar alors que son téléphone n’avait plus de
batterie ; c’était avant que tout le monde ait les moyens de s’acheter un
système holographique tel que Zoé, Alexa ou Siri. Elle se rappelle avoir
chanté à tue-tête avec ses amies sur la piste de danse et être allée dans un
bar, où un homme plus âgé leur avait proposé un verre à elle et ses copines.
Alexandria trouvait que cet homme parlait davantage avec elle qu’avec ses
amies, ce qui n’était pas pour lui déplaire ; elle ne s’était jamais sentie aussi
laide que durant cette première année passée avec Naómí pendue à son sein
en permanence, et elle avait le sentiment que son ventre ne retrouverait
jamais son aspect d’origine, comme il l’avait fait lorsqu’elle avait eu les
garçons, aussi s’était-elle gorgée de l’attention que lui portait cet homme,
elle riait et souriait à tout ce qu’il disait, lorsque soudain, Sölvi était apparu
derrière lui ; elle avait eu tellement peur qu’elle avait pris son manteau sans
broncher et l’avait suivi hors du bar sans même dire au revoir ; lorsqu’elle
lui avait demandé qui surveillait les enfants à la maison et qu’il avait
répondu que les garçons s’occupaient de Naómí, ces mêmes garçons qui
n’avaient respectivement que huit et onze ans, elle lui avait demandé ce qui
lui était passé par la tête pour qu’il prenne la voiture de Fossvogur jusqu’au
centre-ville en laissant deux garçons de onze et huit ans seuls avec un bébé
de sept mois, s’il était vraiment aussi bête qu’il en avait l’air, s’il était
devenu fou, et c’est à ce moment-là qu’il était entré sur le rond-point et
avait pris la sortie menant au parking souterrain. Lorsqu’il s’était précipité
hors de la voiture, elle lui avait demandé ce qu’il foutait, bordel, même si
son corps savait pertinemment ce qu’il s’apprêtait à faire avant même qu’il
n’arrache la portière de la voiture, qu’il ne la sorte de force et ne fasse
pleuvoir les coups sur elle, des coups que son corps n’a jamais oubliés, pas
une seule seconde en près de douze ans, même si Sölvi a tenu la promesse
qu’il lui avait faite trois jours plus tard, lorsqu’il était rentré à la maison
accompagné de son meilleur ami, et qu’il lui avait dit en tremblant qu’il ne
recommencerait plus jamais. Non, le corps n’oublie rien, et il tressaillait
même au moindre mouvement brusque de Sölvi, voilà pourquoi Sölvi n’a
jamais pu l’oublier non plus, il la méprisait pour cela, la détestait, car elle
lui rappelait ce qu’il avait fait, ainsi s’est-il mis à faire ce que Tristan a
mentionné dans cette horrible interview (comment a-t-il pu faire ça), à
monter sa petite équipe de garçons contre elle. Tout ce qu’elle faisait était
hystérique, stupide ou risible ; les garçons acquiesçaient à chaque moquerie
de Sölvi, qui faisait de même dès que Tristan ou Rúrik raillaient leur propre
mère, alors elle s’est progressivement engourdie et s’est remise à acheter et
à manger n’importe quoi pour essayer de se sentir mieux, ce qui avait le don
de rendre Sölvi fou de rage, car plus les années passaient, plus leur dette
augmentait ; Sölvi l’engueulait tous les jours et profitait de la moindre
occasion pour saper son autorité devant les garçons, si bien qu’elle n’avait
d’autre choix que d’exploser si elle voulait se faire entendre, comme
lorsqu’elle interdisait aux garçons de traîner dans le quartier après dix
heures du soir ou qu’elle les obligeait à réviser leurs leçons ; elle restait
plantée là, à hurler, c’était sa seule manière de se faire respecter, la seule
limite qu’ils n’osaient pas franchir, et c’est ainsi que la bonne année a pris
fin ; Sölvi a perdu son emploi et l’addiction de Rúrik a empiré, il a cessé
d’aller en cours sans même leur en parler, s’est mis à vendre du trex pour
avoir de quoi s’en acheter, tandis que Tristan faisait tout son possible pour
imiter son grand frère, qui était le portrait craché de leur père, alors que lui
tenait plutôt d’Alexandria ; il était plus sensible, plus doux, et plus calme.
C’est peut-être pour cette raison qu’elle a tant insisté pour que Rúrik
retrouve son équilibre mental, car elle savait pertinemment que si son aîné
tournait mal, son cadet aurait tôt fait de marcher dans ses pas ; mais rien n’y
a fait, plus les années passaient et plus la colère de Rúrik s’amplifiait, et
même s’il lui a semblé que le monde s’effondrait le jour où il a quitté la
maison, à environ dix-huit ans, c’était aussi un soulagement pour toute la
maisonnée, y compris lorsqu’il s’est fait arrêter avec du trex dans son sac ;
c’était peut-être la deuxième fois que le monde s’effondrait, mais réflexion
faite, c’était aussi un mal pour un bien, car à présent, il a un bon
psychologue et suit un traitement qui combat les effets pervers du trex ;
peut-être sera-t-il une meilleure personne l’année prochaine, une fois sa
peine purgée, qui sait, il pourrait même réussir le test tout compte fait, alors
Tristan arrêterait peut-être avec cette obstination absurde, qu’il ne doit qu’à
Rúrik, c’est comme s’il voyait le test comme une trahison vis-à-vis de son
frère, qu’il ne pouvait se résoudre à lui faire vivre ce qu’elle lui a fait vivre,
cette sensation d’abandon qu’il a éprouvée lorsqu’elle a déménagé dans un
quartier marqué, bien qu’elle l’ait pourtant supplié de passer le test et de les
accompagner le jour où elles avaient dû fuir Sölvi. Mais si la marque
obligatoire devient réalité, Tristan n’aura pas d’autre choix que de passer le
test, alors il comprendra qu’il est normal, mais bien sûr qu’il est normal, et
une fois cela fait, il pourra revenir vivre chez elle, enfin, elle n’aura pas
bataillé avec l’entrepreneur en bâtiment en vain, elle qui avait fait de ces
trois chambres sa condition sine qua non : elle se moquait bien de la vue, du
bruit ou du confort, tout ce qu’elle voulait, c’était habiter dans ce quartier,
dans un appartement avec trois chambres à coucher, elles pourraient même
faire la taille d’un timbre de poste que cela n’aurait aucune importance. Si
Rúrik réussit le test dès l’année prochaine et qu’il rentre à la maison dans la
foulée, alors elle dormira dans le salon ; elle a passé des heures sur Internet,
à attendre la mise en ligne d’une annonce proposant un canapé à donner,
dans le seul but de préserver la possibilité de retrouver tous ses enfants sous
son toit à nouveau. Les garçons pourraient peut-être passer leur
baccalauréat, comme des gens normaux, et suivre ensuite un cursus
universitaire ou professionnel, laisser le passé derrière eux et recommencer
à zéro. Toutefois, Naómí n’a pas encore vu la vidéo, et Alexandria est
convaincue que cette version si fragmentée de leur vie risque d’exacerber
l’esprit de rébellion de sa fille, alors même que Naómí sait pertinemment
pourquoi elles ont déménagé dans un quartier marqué, pourquoi sa mère a
fait changer la serrure dès le lendemain de la visite de cette policière qui
leur avait raconté ce que Sölvi avait fait subir à une pauvre femme qu’il
fréquentait depuis longtemps et qui avait porté plainte contre lui pour
tentative de meurtre ; elle ne pouvait détourner son regard des lèvres de la
policière, chacune de ses phrases comme autant de grenades lancées sur la
table à manger, goupilles retirées ; lorsqu’elles avaient explosé, le souffle de
l’explosion l’avait frappée en pleine poitrine, et l’onde de choc s’était
propagée le long de son corps, organe après organe, à travers son cœur, ses
poumons et son estomac ; une fois la policière partie, elle avait eu
l’impression d’avoir des objectifs de caméra à la place des yeux, un
sentiment qui ne l’a pas quittée pendant plusieurs semaines, y compris
lorsque Sölvi a été condamné à dix-huit mois de prison ferme ; elle avait
l’impression que rien de tout cela ne la touchait, du moins pas
véritablement, cela n’avait plus rien à voir avec sa vie ; lorsqu’elle a
demandé le divorce et la garde de sa fille, l’assistante sociale lui a dit que la
marque l’aiderait à obtenir gain de cause, mais elle a évidemment échoué.
Tandis que l’assistante sociale sollicitait les ressources nécessaires à la
consolidation de son dossier, Gréta, sa psychologue, lui expliquait que la
violence était à l’origine de pratiquement tout ce qui avait mal tourné dans
sa vie, une violence qu’on pouvait attribuer à ses ex-compagnons, qu’elle
avait probablement choisis selon l’influence de ses propres parents ; les
mois suivants, elle s’est sentie comme un volcan sorti de sa torpeur après
plusieurs siècles et pouvant entrer en éruption à tout moment, à grand
renfort de crises de larmes, de colère et d’épisodes dépressifs ; elle s’est
mise à noter tout ce qu’elle pouvait manger et acheter, ainsi que l’état dans
lequel elle se sentait avant de céder à ses pulsions ; petit à petit, les
émotions qu’elle ressentait pour ses enfants, l’amour, les remords et la
honte, ont commencé à lui revenir, des émotions ensevelies sous des tonnes
de décombres ; et puis un beau jour, Gréta lui a demandé si elle souhaitait
repasser le test d’empathie, afin de mesurer ses progrès, et elle a réussi, on
l’a évaluée juste au-dessus du seuil de référence ; Gréta lui a dit que ce
n’était que le début, que leur objectif principal consisterait dorénavant à
préserver sa santé mentale, aussi s’est-elle empressée de vendre son
appartement une fois le divorce prononcé ; sa part de la vente correspondait
tout juste à l’acompte exigé pour l’achat d’un appartement ici même, dans
le quartier marqué ; le jour de son déménagement, il lui a semblé qu’elle
commençait enfin à vivre la vie qu’elle voulait vivre. Une nouvelle vie.
Malheureusement, la vie ne fonctionne pas ainsi, elle n’interrompt pas sa
lente progression dès que tout va pour le mieux, on ne peut pas vaincre la
faiblesse psychologique, seulement les jours qui passent, les uns après les
autres, le reste n’est qu’une éternelle corvée, à l’instar de la vaisselle ou du
rangement, mais cela, elle l’ignorait alors ; en se dissipant, l’euphorie de
l’acquisition de son nouvel appartement a ravivé son désir d’acheter et de
manger, et pour ne rien arranger, Sölvi a porté plainte contre elle dès sa
sortie de prison pour entrave ; son avocat la traitait comme une criminelle,
c’était elle, tout à coup, qui usait de violence, plutôt que d’en protéger ses
enfants, mais Dieu merci, le juge a dit à Sölvi que pour solliciter la garde de
Naómí, il devrait non seulement se soumettre à un examen psychologique,
mais aussi passer le test, ce qu’il a fermement refusé, c’était hors de
question. Il a dit que son cerveau n’appartenait qu’à lui, qu’il n’avait jamais
agressé sexuellement sa fille et qu’il ne le ferait jamais, mais
qu’Alexandria, en revanche, n’était pas apte à être mère, que la vie de sa
fille serait ruinée s’il n’en obtenait pas la garde, le juge n’avait qu’à voir
dans quel état se trouvaient ses beaux-fils, tous les deux empêtrés dans des
problèmes de drogue. Alexandria, disait-il, ne pouvait pas satisfaire aux
exigences de base d’un parent ; elle était incapable de tenir une maison,
d’envoyer ses enfants à l’école à l’heure ou même de les aider à faire leurs
devoirs ; le juge s’est contenté de garder le silence, puis, après plusieurs
jours, Dieu merci, il a prononcé le jugement en sa faveur ; malgré cela, ni
Tristan ni Naómí ne lui adressaient la parole, et elle pouvait même
percevoir la déception de Gréta, car elle avait rechuté sous les effets du
stress engendré par la plainte. Gréta portait un jugement critique sur son
incapacité à guérir et sur l’inconstance de son état ; peu de temps après,
Alexandria a cessé de consigner le moindre de ses achats et de ses en-cas,
pour se sentir mieux, et elle s’est mise à redouter ses séances avec Gréta,
qui voyait clair dans son jeu ; et puis un jour, Gréta l’a grondée, l’a accusée
d’avoir renoncé à elle-même, comme si elle n’était qu’une enfant et non une
adulte de cinquante et un ans ; Alexandria a quitté la pièce et n’est jamais
revenue, car personne n’a le droit lui parler de la sorte ; depuis, elle se
ronge les sangs à l’idée d’échouer à nouveau, de ne pas atteindre une note
suffisante la prochaine fois qu’elle devra passer le test, dans cinq mois pour
être exact, car dans ce quartier, il faut le repasser chaque année, le passer
une fois n’est pas suffisant pour se voir offrir la sécurité éternelle. Mais par
chance, Naómí l’a réussi, aussi bénéficient-elles d’un sursis de cinq mois ;
elle sait pertinemment qu’elle doit retourner consulter un psychologue, cela
ne peut plus durer, mais à chaque fois qu’elle s’apprête à en chercher un
nouveau, elle se retrouve paralysée, comme si cette perspective pendait au-
dessus d’elle tel un plafonnier cassé ; elle sait qu’elle doit acheter une
nouvelle ampoule, mais elle n’en a pas le courage, et reste assise dans le
noir comme si elle espérait intérieurement que quelqu’un d’autre viendrait
s’en charger pour elle en tapant à sa porte, muni d’une boîte d’ampoules
neuves, ce qui la comblerait de surprise, de bonheur et de reconnaissance ;
son sauveur irait alors chercher un tabouret dans la kitchenette pour changer
l’ampoule, et tout à coup, une lumière aveuglante jaillirait au-dessus d’elle ;
Alexandria embrasserait la pièce éclairée du regard et penserait : Ce n’était
pas si difficile, j’aurais pu m’en occuper moi-même depuis longtemps.
18.
Si seulement elle avait fait machine arrière, qu’elle avait pris un ton
prévenant tout en continuant de jouer les médiatrices à sens unique au nom
de ses collègues, sans oublier de rester diplomate, et qu’elle s’était
progressivement montrée moins belle, moins complaisante, moins
intéressante, peut-être que Daníel n’aurait pas éprouvé cette sensation de
rejet, ni nourri une telle obsession vis-à-vis d’elle. D’autant qu’elle l’a déjà
fait auparavant, il lui est arrivé de mettre fin à des relations sans même
avoir besoin de rompre formellement, mais cette fois-ci, elle n’en a pas eu
le courage ; elle a froidement regardé Daníel et a dit qu’il vaudrait mieux
qu’il rentre chez lui. À ce moment-là, elle n’avait pas la force de faire
autrement. Il s’est levé, le dos plus raide que d’ordinaire, et s’en est allé.
Ce soir-là, on aurait dit qu’on lui avait planté une clé entre les côtes
pour en ouvrir les vannes ; il a dit qu’il avait travaillé dans cette école
pendant plusieurs années, et que tout ce temps, les autres professeurs
l’avaient traité comme un pauvre bougre, comme de la merde, comme s’il
était bizarre ; qu’ils se moquaient de lui et l’imitaient sous son nez, comme
s’il n’était bon qu’à être le dindon de la farce, à se moquer de lui-même et à
être complice de son propre harcèlement ; et elle s’imagine qu’elle, Vetur,
pourrait débarquer avec ses gros souliers, travailler quelques mois à l’école,
et lui dire de but en blanc qu’il se fait des idées, qu’il se méprend, qu’il
n’est pas capable de différencier une relation saine d’une relation
malsaine ?
Il lui a demandé si elle réalisait combien ces choses-là, dans sa bouche,
le rendaient misérable, qu’il s’était mis à douter de la réalité, qu’il avait dû
supporter un nombre incalculable de fourberies au fil du temps, mais qu’il
ne pourrait pas les supporter venant d’elle ; si elle savait qu’il était
amoureux d’elle, qu’il l’aimait déjà avant qu’elle ne lui parle pour la
première fois, avant même qu’elle le remarque.
Vetur avait posé le pied sur une mine. Elle lui a dit qu’ils pourraient en
discuter le lendemain, une fois qu’il se serait calmé ; mais lorsqu’elle est
arrivée à l’école, il avait téléphoné pour se faire porter pâle. Elle a pris la
voiture avec des collègues pour se rendre rue Ármúli, où chaque enseignant
allait devoir se soumettre à l’évaluation de l’acuité sur un créneau réservé
par l’école. Daníel n’était nulle part en vue, mais cela ne voulait rien dire ;
de fait, la salle du test ne pouvait accueillir qu’une personne à la fois, et ils
n’étaient que quatre ou cinq à patienter simultanément dans la salle
d’attente.
Cette nuit-là, les messages ont repris. Ne voyait-elle donc pas combien
elle était cruelle, de quelle violence elle faisait preuve en le laissant se
morfondre ainsi, dans toute cette incertitude de soi, de la vérité et de leur
relation ? Était-elle vraiment si cynique, si égoïste, qu’elle ne voyait pas son
point de vue dans cette histoire ? N’avait-il aucune importance pour elle ?
Pouvait-il tout aussi bien sauter d’une falaise, pour sa part ?
Elle l’a supplié d’arrêter. De ne plus lui écrire. Elle l’a supplié de lui
donner du temps pour assimiler tout ça, ensuite ils pourraient en discuter,
face à face, comme les adultes qu’ils étaient, une fois qu’ils se seraient
calmés tous les deux. Et que ni l’un ni l’autre ne seraient plus animés par la
colère, ou incapables d’agir. Elle espérait que cette dernière phrase, en
particulier, l’aiderait à comprendre que ces accusations la mettaient elle
aussi en colère, et qu’il devrait prendre du recul.
Le silence est revenu, jusqu’au petit matin, un jour et demi plus tard.
Telle était donc sa véritable nature, écrivait-il. C’était ainsi. Elle n’avait rien
à envier aux autres femmes, elle qui laissait les hommes ramper derrière
elle, se faisait désirer, vénérer, tout ça pour surmonter son propre complexe
d’infériorité, mais aux dépens de qui ? De lui. Tout se jouait à ses dépens. Il
était bon comme la romaine, tandis qu’elle continuait de vivre sa vie
comme si de rien n’était.
Il la détestait, écrivait-il. Il aurait voulu qu’elle n’existe pas, qu’elle ne
soit jamais née.
« Cet homme est extrêmement dangereux, a déclaré sa mère. Appelle la
police.
— Il faut juste que je lui écrive. Pour essayer de le calmer.
— Cela ne servira à rien, a poursuivi sa mère. Pire, tu lui ferais plaisir.
Nous allons téléphoner à la police dès maintenant. »
La police lui a recommandé d’installer la Sentinelle, ce qu’elle a fait à
contrecœur. À cette époque, elle n’avait pas encore peur de lui. Il ne lui
ferait rien, elle le connaissait bien. Elle devait conserver tout ce qu’il lui
envoyait, et garder sa Sentinelle active à toute heure. Ainsi, la police aurait
accès à sa géo-localisation et à son matériel enregistreur. Si elle avait un
jour besoin de preuves pour solliciter une injonction d’éloignement contre
lui, ils disposeraient des enregistrements de la caméra et des micros sur ses
poignets. S’il menaçait son intégrité physique, elle n’aurait qu’à dire Neuf
neuf neuf, et la police interviendrait.
Vetur a téléphoné au père de Daníel, qui n’était pas un grand bavard ; il
l’a remerciée de lui avoir téléphoné et lui a demandé pardon pour le
comportement de son fils. Il n’avait jamais eu connaissance d’une telle
attitude de sa part auparavant, mais il irait le voir et tâcherait de le
raisonner.
Les jours suivants sont passés en silence. Daníel n’est pas venu
travailler, et l’équipe pédagogique a appris que tous ceux qui n’avaient pas
eu l’occasion de passer le test la semaine dernière devaient s’empresser de
le faire d’ici deux semaines s’ils voulaient pouvoir renouveler leur contrat
pour l’année scolaire suivante. Vetur a essayé d’apaiser son anxiété en
préparant un discours pour Daníel. Elle parlait à son miroir et faisait les
cent pas dans son appartement ; elle lui dirait qu’elle le comprenait, qu’elle
tenait à lui et qu’elle n’aurait pas dû le laisser dans cet état.
Elle s’est endormie avec son discours en tête.
Puis, elle s’est réveillée. Elle a jeté un coup d’œil à sa montre : il n’était
que cinq heures et demie du matin. Elle s’est retournée sur le flanc.
Soudain, elle a senti que la pièce était bien trop calme, qu’elle s’entendait
respirer beaucoup trop fort ; un vent froid a traversé la pièce, et elle a
soulevé la tête de son oreiller ; c’est alors qu’elle l’a vu, debout au pied de
son lit, en train de la regarder.
Sa poitrine s’élevait et s’affaissait. Ses yeux étaient injectés de sang.
Pensée : Il va te tuer. Et avant qu’elle n’ait pu faire quoi que ce soit, son
corps tout entier s’est contracté en une toute petite boule, au creux de sa
poitrine. Cette boule minuscule n’avait ni cerveau, ni membres, ni voix.
Elle n’avait que deux yeux et un battement de cœur, et ne pouvait rien faire
sinon attendre, impuissante, les éventualités prochaines.
Laíla,
Aïe !
Elle saigne. Elle rapproche son doigt de son visage. Plisse les yeux.
Vue de merde. Elle n’y voit rien.
Elle palpe son doigt, devine le bout de verre et le retire.
Elle balaie les bris de verre avec ses mains sur l’un des plateaux-repas
sales.
Une fois la plupart des morceaux réunis sur le plateau, elle le secoue et
remarque qu’il est taché de sang.
Génial !
Elle recouvre le plateau avec sa cloche, elle-même nappée d’une couche
solidifiée de sauce orange.
Le taxi arrive peu de temps après son appel.
Le chauffeur essaie de faire la conversation. Elle tente en premier lieu
de lui faire comprendre qu’elle n’est pas d’humeur à bavarder à grand
renfort de réponses monosyllabiques. Mais il est curieux.
Il pose question sur question sur question.
« Je n’ai pas envie de parler », dit-elle en hoquetant.
Tout à coup, les voilà arrivés devant la tour.
Qui sera bientôt son ancien lieu de travail.
« Attendez-moi », dit-elle, le plateau-repas à la main, avant de fermer la
porte.
Elle peut entrer, aucun problème.
Elle ne parvient pas à se débarrasser de ce foutu hoquet. Elle essaie de
retenir sa respiration dans l’ascenseur. Au sixième étage, elle reprend son
souffle.
Elle sort au neuvième.
Son bureau n’est pas fermé à clé.
Puisqu’il n’a rien à cacher !
Elle repêche quelques morceaux de verre dans la gamelle et les emmène
avec elle dans les toilettes pour les nettoyer dans l’évier avec du savon.
Elle se baisse ensuite sous son bureau et tend la main.
« Que tous les esprits malins… », dit-elle en répandant les bris de verre
sur le sol.
En se relevant, elle se cogne la tête contre le bureau.
« Aïe ! »
Son regard se pose ensuite sur le portemanteau qui se trouve à sa droite.
Un vêtement y est accroché.
Une veste noire.
Elle s’en approche et glisse quelques morceaux de verre brisé dans le pli
de la manche retroussée.
Et les coince soigneusement pour éviter qu’ils tombent.
Une fois rentrée chez elle, elle jette un œil à l’heure.
Il n’est pas tard ! Seulement vingt heures !
Elle ouvre une deuxième bouteille et téléphone à la police.
« Oui, bonsoir », dit-elle lorsqu’un policier lui répond.
« Vous êtes venus chez moi ce matin. »
« À cause d’une effraction. Quelqu’un s’était introduit chez moi. »
« Je crois savoir de qui il s’agissait. »
Puis tout s’assèche.
Sa tête, sèche.
Son corps, sec.
Sa peau. Sa bouche.
Elle essaie de bouger et réalise qu’elle est nue.
Elle ouvre les yeux et constate qu’elle est seule.
Zoé n’a plus de batterie.
Elle referme les yeux et se rappelle vaguement un corps affalé sur elle
hier, ainsi que la langue pétrisseuse de Gylfi. Allongée sur son lit, elle tente
de se remémorer les évènements de la veille.
Est-elle allée travailler ?
Pourquoi ?
Soudain, on sonne à la porte.
C’est un homme au gros ventre. Avec des cheveux courts et gris.
Il dit venir installer une nouvelle vitre sur la fenêtre du vestibule.
A-t-elle commandé une vitre ? Elle ne s’en rappelle pas. Oui, c’est
possible. Elle en a maintenant un vague souvenir.
Il désigne un plateau posé devant sa porte d’entrée, sur lequel se
trouvent trois verres de smoothie, et demande si c’est censé être là.
Elle récupère le plateau sans lui répondre.
La vue d’Eyja le laisse bouche bée.
Il pointe la fenêtre de l’index et demande si c’est à cause des récentes
manifestations ? Est-ce qu’une de ces canailles lui aurait brisé sa fenêtre ?
« Quelles manifestations ? »
Il demande s’il confond peut-être avec autre chose.
Il prend un air gêné et marmonne dans sa barbe.
Elle se retourne et ferme la porte qui relie le couloir au vestibule.
Elle se dépêche d’aller dans sa chambre pour y brancher Zoé.
Sa montre s’allume aussitôt. Eyja projette son fil d’actualité et
s’assoupit sur son lit, lorsque les messages et les vidéos s’accumulent
soudainement devant elle.
Þórir lui a envoyé un holo.
Ses amies lui ont envoyé des holos.
Fjölnir et Kári.
Sa mère lui demande de l’appeler.
Elle se rend sur le premier site d’information qui lui passe par la tête et
découvre son propre visage qui se dresse devant elle, avec en arrière-plan
une photo de l’entreprise.
20.
Tristan s’enfile deux trex d’un coup tout en fumant la beuh d’Eldór,
allongé sur son matelas ; il sent son corps se détendre, progressivement,
presque en apesanteur. Pendant un instant, son cœur n’est plus un putain de
conteneur géant et son corps redevient cette immense piscine dans laquelle
il peut flotter, l’âme gazeuse ; il repense à cet appartement répugnant sur
Hverfisgata, au rat et à l’odeur, il faut qu’il fasse une offre, oui, il fera une
offre d’achat dès demain et téléphonera à Ólafur Tandri pour lui dire qu’il
ira à ces putains de séances chez le psy, à condition qu’il ne paye pas
d’amende. C’est son seul moyen de s’en sortir, il va s’en sortir, ils
retaperont l’appartement avec Rúrik, oui, ils le repeindront, changeront le
receveur de douche et peut-être aussi le plancher, pour chasser cette odeur,
il y a sûrement des vidéos sur le Net qui expliquent comment changer un
plancher, ensuite il pourra se consacrer à la recherche d’un nouveau travail,
et lorsqu’il en aura trouvé un, il ne sera peut-être plus aussi anxieux à
longueur de temps et pourra ainsi s’efforcer de décrocher du trex, oui, il n’y
a rien de mal à demander de l’aide, il n’aura pas besoin de passer le test
pour recevoir un tel traitement, et lorsqu’il aura enfin réussi à se sevrer pour
de bon, il pourra peut-être retourner à l’école et obtenir son diplôme, étudier
quelque chose qui lui permettrait de travailler depuis chez lui, de manière à
ne pas avoir à se prendre ce putain de MIIP MIIP MIIP dans la gueule à
nouveau, et une fois de retour à l’école, il pourra peut-être appeler Sunneva
et tout lui expliquer, elle accepterait de le revoir et lui ferait confiance, ils se
mettraient en couple et il pourrait chaque soir embrasser la clarté, oui, il est
sur le droit chemin, ça y est, il va s’en sortir, il va carrément s’en sortir,
mais qu’est-ce que c’est que cette musique qui résonne autour de lui, il
essaie de lever la tête mais n’y parvient pas tandis que la musique augmente
de volume, elle sort de ses montres, puis une espèce d’écran s’affiche au-
dessus de lui, une lumière rouge clignote et Zoé baragouine un truc à
propos de son rythme cardiaque, il comprend alors qu’il ne s’agit pas de
musique, mais de sirènes, d’adorables, de merveilleuses, de divines sirènes,
qui tournent en rond comme les lames d’un hachoir ou d’un broyeur, ou de
n’importe quel objet qui réduirait la nourriture en bouillie ou le café en
poudre, ainsi s’immerge-t-il dans le bruit, traverse le hachoir tandis que les
sirènes, ces lames si tranchantes, l’écrasent et le broient.
21.
j’ai toujours su que quelque chose ne tournait pas rond chez elle
qu’on renvoie cette sale bête au trou dont elle est sortie et de
preference a perpetuite mieux vaut ne pas prendre le moindre
risque !!
qu’est-ce qu’elle a fait ? c’est ecrit nul part,,, les media croyent
qu’ils controlent le pays les media islandais sont bourres de pre
juges mon dieu comme je l’a plains elle est surement innocente la
pauvre femme
Inga Lára dit qu’elle devrait peut-être filer à l’étranger pendant quelque
temps.
Quelque part au sud.
Où il fait chaud et où personne ne la connaît.
Natalía dit que ce serait une très bonne idée.
Elle connaît une femme qui possède une magnifique villa sur une île
grecque.
Elle pourrait les mettre en contact.
Fjölnir téléphone.
Et lui propose de monter une entreprise avec lui et Alli.
Ils pourraient faire une sacrée équipe, tous les trois.
Eux qui connaissent le marché sur le bout des doigts.
Sa mère téléphone. Eyja entend son père à l’autre bout du fil lui dire de
ne pas perdre son temps avec elle.
« Il était juste en colère, dit la mère du garçon. Il n’aurait jamais mis ces
menaces à exécution. Lui qui ne supportait pas le conflit. Il se faisait toute
une montagne du test et refusait catégoriquement de déménager dans le
quartier de Viðey avec moi. Il était déterminé à s’acheter un appartement
afin de pouvoir vivre sa vie selon ses propres conditions. »
« Ils sont des milliers, dit le journaliste. À faire retentir les klaxons de
leurs voitures dans les rues alentour. On entend des sirènes dans toutes les
directions, des cris et des protestations, certaines personnes utilisent même
leurs montres comme des mégaphones. Actuellement, deux personnes ont
été interpellées pour avoir essayé d’envoyer des cocktails Molotov sur le
Parlement. »
Malgré les rideaux tirés devant la fenêtre de la chambre, elle entend que
le ciel est d’un bleu polaire. La bande-son : des avions, des moineaux, et le
bourdonnement de la circulation. Elle entend également Óli et Dagný
s’affairer dans la cuisine ; une cuillère racle contre un bol, une chaise grince
sur le sol. Elle regarde l’heure (huit heures et demie) et relève légèrement la
tête au-dessus de son oreiller. Elle projette les informations devant elle :
soixante-six personnes ont été interpellées lors des manifestations, quatre
sérieusement blessées. Elle change d’avis, éteint son écran et se lève. La
salle de bains se trouve de l’autre côté du couloir. Elle patiente un instant
dans l’entrebâillement de la porte avant de tenter une traversée rapide et
silencieuse.
« Sólveig ? »
Elle se force à le regarder en face. Elle a besoin de toute son énergie
pour garder une expression neutre et les yeux vides. Elle sait que si son
regard venait à trahir ses émotions, il n’y aurait pas de retour en arrière
possible : ses joues imiteraient ses yeux, sa bouche ses joues, et les mots ne
tarderaient pas à suivre. Malgré tout, elle doit lui accorder cette journée.
« Je vais démissionner lundi, annonce-t-il. Quel que soit le résultat du
vote ce soir. Je vais arrêter. »
Elle l’observe. Il est stressé. Il a le corps tendu, les yeux implorants.
Leur fille regarde un programme jeunesse et se balance machinalement sur
sa chaise, vêtue d’un simple maillot de corps, le dos cambré.
« Je t’aime », dit-il.
Elle ouvre la porte de la salle de bains et la verrouille derrière elle. Puis
s’assied sur les toilettes, et se cache le visage dans les mains. Le désir,
pense-t-elle, est la communion de l’envie et de la souffrance.
Il n’était pas son type. D’une façon générale, elle ne s’entichait pas des
garçons qui plaisaient aux filles. Toutefois, elle l’observait de loin : cet
orateur réservé mais déterminé. Le soir, elle s’imaginait qu’il était allongé
près d’elle dans son lit, et qu’il la tenait dans ses bras. Parmi les deux cents
étudiants qui constituaient leur promotion, il était évident qu’il irait où bon
lui semblerait. Il participait activement à tous les cours (ce qui l’aurait
probablement agacée si elle n’avait pas eu un faible pour lui) et ne parlait
en soirée, à qui voulait l’entendre, que des possibilités que réservait
l’avenir. Au cours de sa troisième année, l’annonce de sa candidature à la
présidence de l’association des étudiants en psychologie n’a surpris
personne. Pas davantage que son entrée en politique à l’API, à la fin de ses
études.
L’écrasante majorité de la clinique étant composée de filles, Sólveig
n’était donc pas la seule à s’être toquée de lui. Quelque temps avant qu’il ne
lui prête véritablement attention, elle s’était rendue à une fête, durant
laquelle une fille de leur promotion lui avait tenu la jambe pendant une
heure, dans une chambre à l’écart, pour lui relater en détails sa relation avec
Óli ; elle donnait du sens aux choses les plus insignifiantes, affirmant qu’il
l’inviterait peut-être un jour à faire un tour en voiture (avec deux autres
filles), qu’il avait ri à ses blagues et qu’il l’avait même félicitée pour une
idée qu’elle avait eue. Cette fille semblait être à la frontière de l’espoir et du
renoncement. Sólveig l’avait écoutée en silence, et avait décidé (ce n’était
pas la première fois) d’arrêter de penser à Óli. Le soir même, elle était
rentrée chez elle au bras d’un étudiant en médecine, comme pour épancher
son désir avec le corps d’un autre.
Aujourd’hui encore, elle soupçonne que rien ne se serait passé entre eux
si elle n’avait pas explicitement cessé de le regarder. Elle s’imagine parfois
un long couloir donnant sur plusieurs portes ouvertes ; en refermant la
sienne, elle avait incité Óli, inconsciemment curieux, à venir y frapper.
Elle sèche ce corps qu’elle n’a toujours pas apprivoisé, malgré les trois
ans qui se sont écoulés depuis l’accouchement. En songeant, quelques
semaines plus tôt, qu’il lui faudrait (peut-être) l’offrir (dans un futur
lointain) au regard d’un nouveau partenaire, sa satisfaction corporelle a fait
un bond en arrière de plusieurs milliers de pas.
Lorsqu’elle sort de la salle de bains, père et fille se sont déplacés dans le
salon.
« Je reviens prendre le relai vers seize heures, lance-t-elle depuis le
vestibule.
— Où vas-tu ?
— Au boulot, j’ai un entretien avec un patient.
— Hein ? Un samedi ?
— Oui.
— Quand est-ce que tu auras fini ? On pourrait passer un peu de temps
ensemble, au calme, avant d’aller voter en famille ? » Elle entend à sa voix
qu’il essaie d’être joyeux, positif.
« Non, allez-y tous les deux. J’irai voter de mon côté. »
Elle ne s’est pas précipitée. Lorsqu’il l’a invitée à sortir, elle est restée
sur la retenue, en prenant soin de ne pas trop lui donner, seulement quelques
miettes ici et là. Aussi inquiet qu’attentif, il la questionnait toujours avec
tact et intuition, et Sólveig voyait qu’il ferait un bon psychologue. Il l’avait
contaminée avec son ambition et sa foi en l’avenir. Lorsqu’il disait vouloir
fortifier les maillons les plus faibles de la société, elle était d’accord avec
lui. C’était avant qu’elle ne fasse elle-même connaissance avec ces fameux
maillons.
Elle a essayé d’employer une technique de gestion des attentes. Il s’était
attaché à elle alors qu’elle n’était encore qu’une porte entrouverte ; si elle
ne s’imposait pas une certaine discipline, cela ne durerait pas. Elle savait
une chose : le désir prospère grâce à la distance. Elle s’assurait de ne jamais
(… presque jamais) lui donner rendez-vous deux soirs d’affilée, et de ne le
voir qu’à petites doses ; elle ne prévoyait que six (huit) heures à la fois, et
ne s’attardait pas chez lui après avoir passé la nuit à ses côtés. Il essayait
fréquemment de retarder son départ, en la ramenant au lit. Lorsqu’il
l’enlaçait, tout habillée, sous la couette, elle sentait tout son corps se
détendre. Elle se permettait de rester allongée quelques minutes
supplémentaires, jusqu’à ce qu’Óli soit secoué par les premiers sursauts du
demi-sommeil ; c’est le moment qu’elle choisissait pour se glisser hors du
lit et s’éclipser hors de la chambre.
Lorsqu’il lui a demandé d’officialiser leur relation, elle a d’abord cru
qu’il allait rompre avec elle. Au bout de dix mois, la première proposition
de cohabitation arrivait, suivie de la seconde huit mois plus tard. Sólveig
s’appliquait dans le choix de ses excuses : elle devait se concentrer sur ses
études (ce qui était vrai – l’amour était chronophage), le bail ne prévoyait
qu’un locataire, ou elle ne se sentait pas tout à fait prête. Ses parents
adoraient la psychanalyser devant Óli, qui faisait enfin office de complice
idéal. À chaque fois qu’il était invité à manger, ils expliquaient, en illustrant
leur propos par des exemples tirés de son enfance, qu’en tant que
Capricorne, il lui fallait toujours un très long temps de réflexion ; puis ils lui
demandaient en riant comment lui, Sagittaire, pouvait bien supporter la
compagnie d’une personne aussi calme et réfléchie ? Il leur répondait alors
par une question : Et si les constellations n’étaient finalement pas des
surligneurs – qui n’illumineront jamais qu’une poignée de phrases sur un
pavé entier – mais plutôt des cases arbitraires, où l’on enfermerait les
esprits les plus complexes et contradictoires ? C’est en rentrant de l’un de
ces repas, dans un moment de folie spontanée, qu’elle lui a proposé
d’emménager chez elle.
Leur désir s’est dissipé telle une teinture pour cheveux, faisant place à
une familiarité routinière. Durant les cinq premières années où Sólveig a
travaillé en tant que psychologue, ils jouaient dans la même équipe. Le test
d’empathie était un moyen révolutionnaire pour déterminer si un patient
était capable d’appréhender les rapports de cause à effet. En plus de
mesurer l’empathie et l’immoralité, il permettait de constater si le sujet
éprouvait un sentiment de souffrance ou de malaise vis-à-vis de la douleur
d’autrui. Il y avait une corrélation évidente entre certains facteurs. Plus le
sujet manquait d’empathie, plus il était probable qu’il ait un casier
judiciaire. Grâce à une telle méthode avant-gardiste, il était désormais
possible d’optimiser les traitements médicamenteux et thérapeutiques
proposés aux patients, mais aussi d’évaluer les taux de guérison et de
réussite ainsi que leur impact sur les comportements antisociaux. Sólveig
aidait Óli à améliorer l’expérience utilisateur en lui offrant un aperçu direct
(mais anonyme) de ses patients. Une fois rentrés chez eux, ils discutaient
solutions et idées autour du dîner ou d’un verre de vin rouge, parfois
rejoints par des amis ou de la famille. Dès que son beau-père commençait à
geindre ou à se plaindre, elle venait à la rescousse de son compagnon. Elle
aimait faire équipe avec Óli. C’était un tribun hors pair.
À l’émergence du débat sur le marquage obligatoire de tous les députés,
elle ne savait pas sur quel pied danser. Sur le fond, l’idée lui semblait
raisonnable, et pour cause : quiconque serait évalué en deçà de la norme ne
devrait pas disposer d’un tel pouvoir. Mais cette manière qu’avaient les
politiques et les populistes de brandir leur test d’empathie dans les médias,
comme une attestation de leur propre mérite, la mettait sur les nerfs
(indiciblement). Cela ne prouvait rien. Cela ne réfutait rien non plus. Et puis
un soir, Óli est rentré du travail et lui a parlé du Registre. Elle était alors
enceinte de trente-quatre semaines. Fatiguée et souffrante, elle ne pouvait
concevoir qu’il lui restait encore un mois et demi de grossesse. L’idée d’un
fichier publique la mettait mal à l’aise, mais elle essayait de se raisonner :
ce n’était encore qu’un projet. À son éventuelle réalisation, il ne compterait
probablement que quelques milliers d’inscrits. Il serait à la mode pendant
quelque temps et ne toucherait en vérité qu’une poignée de gens.
Néanmoins, lorsque certains psychologues de l’API ont lancé une pétition
d’opposition, elle n’a pas hésité à signer. Óli s’est senti blessé. Mais il
respectait sa position (disait-il tout du moins) vis-à-vis du test d’empathie,
qu’elle considérait comme un outil imaginé pour aider un groupe social
bien précis, et non pour servir de gage de qualité ou de recommandation à la
population tout entière.
L’API a finalement ouvert le Registre ; les gens ont alors commencé à
se marquer et à marquer leurs locaux, les entreprises ont pris le train en
marche tandis que le malaise s’intensifiait de jour en jour. Sólveig voyait
certains de ses collègues résilier leur adhésion à l’API et rejoindre les rangs
de MÂLARME, pour lutter contre le progrès. Ce n’est que quelques jours
avant la publication du premier projet de loi qu’Óli lui a parlé pour la
première fois de la marque obligatoire. C’était un acte délibéré. Il savait
qu’elle lui mettrait des bâtons dans les roues. Ce qu’elle n’a pas manqué de
faire.
Bonjour,
Je suis une amie d’Inga Lára, qui m’a recommandé vos services.
Je suis à la recherche d’une psychologue. Prenez-vous de nouveaux
patients ?
Eyja E.
En tapant le nom de cette femme, Sólveig découvre que les médias ont
récemment révélé sa défaillance en place publique. Ce genre de chose n’est
pas rare. Mais l’être humain sait s’adapter au changement. En général, les
défaillants publiques qui viennent se faire soigner chez elle ne le font que
dans le but de pouvoir dire qu’ils travaillent sur eux-mêmes. Il s’agit là d’un
canon social séculaire : avouer ses péchés, pour retrouver la grâce. Elle
observe le visage de la femme. Ce ne sera probablement qu’une perte de
temps, pour l’une comme pour l’autre. Malgré tout, elle lui propose un
rendez-vous pour la semaine suivante. Elle éteint ensuite son écran
holographique, termine son café et décide de marcher tranquillement en
direction du bureau de vote.
Il entend des gens de l’autre côté de la clôture. Elle est à peine plus
grande que lui. Il saute à plusieurs reprises pour essayer de regarder par-
dessus. Et ouvre enfin les yeux.
Quelque chose lui encombre la bouche. Un énorme tuyau. Il tente de
déglutir mais le tuyau l’en empêche.
« Zoé, prononce-t-il en n’émettant qu’un son indistinct.
— Tristan ? dit sa mère.
— Déso’ pour les saucisses », fait Tristan. Puis il se rendort.
Les souvenirs lui reviennent par bribes. Dès qu’il se rappelle la moindre
petite chose, il se souvient de tout ce qui l’entoure. Ça lui fait penser à autre
chose. Comme s’il devait casser des flaques gelées.
Sa mère lui raconte ce qu’il s’est passé le lendemain. Sans aller trop
vite, comme s’il n’était qu’une espèce d’abruti. Elle lui dit qu’Ólafur Tandri
a publié ses menaces dans les journaux et qu’une énorme manifestation a
éclaté lorsque tout le monde a cru qu’il allait mourir. Quand il allume Zoé
pour la première fois, des tonnes de messages surgissent de partout,
envoyés par tout un tas d’inconnus qui disent penser à lui, prier pour lui ou
bien le soutenir. Sunneva dit qu’elle n’y croit pas, qu’elle pense à lui tous
les jours et qu’elle tient énormément à lui. Ses vieux amis de Fossvogur
écrivent de longs posts sur les réseaux sociaux, dans lesquels ils se
remémorent des souvenirs de lui à l’époque où ils étaient petits et racontent
quel chouette ami il était, combien il était gentil, drôle et sympathique, mais
qu’il devait aussi faire face à ses démons et que le système l’avait laissé
tomber et tout le toutim. En lisant ça, il ne peut pas s’arrêter de chialer. Il
lit, allongé seul dans sa chambre, il lit et les larmes coulent le long de ses
putains de joues. Rúrik poste des nouvelles de lui et dit que Tristan a été le
meilleur ami qu’il ait jamais eu, qu’il a toujours essayé de tout faire pour
lui, même quand Rúrik se comportait comme un putain d’imbécile, mais
que c’est une bonne chose qu’il se soit réveillé, c’est qu’il l’aime le frérot,
putain, c’est le meilleur du monde.
Lorsqu’il n’a plus la force de pleurer, il éteint Zoé et reste allongé à
renifler. Puis il téléphone à Rúrik.
Viktor lui envoie un holo pour lui dire qu’il a dû le remplacer par un
nouveau gars. Tristan regarde l’holo une seconde fois, puis une troisième, il
est tellement heureux, bordel, tellement putain de soulagé ; dès qu’il se sent
capable de garder la face, il enregistre un holo à son tour pour dire qu’il
comprend et qu’il n’est pas vexé.
Les couloirs sont blancs et le sol bleu clair. Il règne une odeur de
caoutchouc et de gel hydroalcoolique. Une infirmière ouvre la marche pour
leur montrer le chemin à travers l’hôpital. Ses chaussures grincent à chacun
de ses pas. Sa mère marche à ses côtés. Ils tournent, tournent, et progressent
le long d’un long couloir jusqu’à arriver dans une salle d’attente toute
blanche.
« Bonjour, dit une intelligence artificielle en guise d’accueil. Veuillez
vous asseoir, s’il vous plaît. Le docteur arrivera dans un instant. »
Ils s’asseyent, puis l’infirmière qui leur a montré le chemin se tourne
vers eux.
« Tout va bien se passer », dit-elle à Tristan.
Tristan hoche la tête et l’infirmière les abandonne. Il pensait qu’il serait
putain de stressé, mais il est à plat. Le psychologue a dit que c’était les
effets des nouveaux médicaments du sevrage, mais qu’ils n’auraient aucune
influence sur les résultats du test. Sa mère et lui patientent un petit moment
dans la salle d’attente, puis un autre mec de l’âge de Tristan arrive et
s’assied en face d’eux. Enfin, une porte s’ouvre et un type en blouse
blanche passe la tête par l’entrebâillement.
« Tristan ?
— Tout va bien se passer », le rassure sa mère. Tristan hoche la tête et
se lève.
« Après vous », dit le type en blouse blanche en lui tenant la porte.
Après avoir traversé une pièce minuscule, ils entrent dans une seconde
pièce située juste derrière la première. Dedans se trouvent une chaise, un
casque plutôt imposant et des sangles. Tristan s’assied sur la chaise, puis le
type lui attache les sangles aux poignets et lui asperge les cheveux avec un
genre de spray, avant de lui mettre le casque sur la tête. Tristan pense tout à
coup à Sunneva. Elle aussi devra aller passer ce test. Peut-être qu’une fois
tout ça fini, il pourra lui répondre et lui proposer un vrai rencard. Peut-être
qu’ils se mettront en couple. Qui sait.
« As-tu déjà passé le test, Tristan ? demande le type.
— Non.
— Nous allons te montrer quelques vidéos et tu n’auras rien à faire
d’autre que de les suivre attentivement. Voici un bouton à presser au cas où
tu te sentirais claustrophobe ou aurais besoin de prendre une pause.
— D’acc’.
— Parfait, dit le type en lui souriant. Tout va bien se passer. »