Godel

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KURT GÖDEL ET SON PANTHÉON DÉMONIAQUE : VERS UN AUTRE

THÉORÈME SINTHOMATIQUE ?

Stéphane Gumpper, Guy Chouraqui

Érès | « Cliniques méditerranéennes »

2010/1 n° 81 | pages 77 à 94
ISSN 0762-7491
ISBN 9782749212432
DOI 10.3917/cm.081.0077
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-1-page-77.htm
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Cliniques méditerranéennes, 81-2010

Stéphane Gumpper 1
Guy Chouraqui

Kurt Gödel et son panthéon démoniaque :


vers un autre théorème sinthomatique ?

Le cas Gödel représente un extraordinaire télescopage entre génie et


folie. Jusqu’à présent, les études sur ce cas étaient des approches mathéma-
tiques ou historiques, laissant dans l’ombre la personnalité « torturée » de
ce mathématicien. Or tout récemment, des notes personnelles de Kurt Gödel
ont été en partie déchiffrées et rendues publiques. Ces matériaux, qui jettent
un jour nouveau sur le mathématicien, sont exploités ici sur un versant
psychopathologique. La communauté scientifique a tendance à opérer un
clivage concernant le chercheur scientifique entre ses résultats reconnus et
ses productions marginales non scientifiques, laissées dans l’ombre ; notre
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hypothèse se démarquera de cette approche, et se voudra double. Tout
d’abord nous allons postuler qu’il n’y a pas de dissociations théoriques dans
le psychisme de Gödel, mais au contraire que son « œil pinéal », ouvrant
sur un monde mathématique peuplé de démons et d’anges, aurait participé
à la découverte du théorème d’incomplétude. Ensuite, nous pensons que
cette philosophie mystérieuse, pseudo-monadologique, dans laquelle Gödel
visait une complétude, pourrait renvoyer à une production sinthomatique
évitant décompensation et effondrement. Nous explorons donc là un envers
méconnu du parcours gödelien, refoulé par la communauté scientifique. Ce
non-dit peut faire penser à l’action de tromper par des discours mensongers
en dissimulant certains aspects de la trajectoire folle du mathématicien. Gödel
est une parfaite antinomie de l’imposteur, et rien dans son œuvre scientifique

Stéphane Gumpper, docteur en psychologie, attaché temporaire d’enseignement et de recherche au Labo-


ratoire subjectivité, connaissances et lien social ; 25 rue de l’étrier F-67720 Hoerdt.
Guy Chouraqui, maître de conférences en physique, GERSULP, université de Strasbourg ; 11 boulevard du
Président Poincaré F-67000 Strasbourg.

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ne relève de l’imposture. Cependant son théorème d’incomplétude sera


l’objet d’emprunts, de subversions et autres détournements, que Sokal et
Bricmont dénoncent comme « impostures intellectuelles ». Mais ces auteurs
s’exposent eux-mêmes à une imposture pseudo-scientifique, par exemple en
critiquant Lacan dans le chapitre un de leur livre. Psychanalyse et sciences
semblent convoquées, dans un rapport en tension, contemporain à notre lien
social, venant dès lors interroger certaines figures de l’imposture.

ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES

La biographie ne peut tout expliquer des origines du parcours accidenté


d’« un homme d’exception », mais quelques jalons restent indispensables.
K. Gödel est né en 1906 à Brno (alors en Autriche-Hongrie). De langue
maternelle allemande, il a connu les nationalités autrichienne, tchèque et
allemande, puis américaine à partir de 1948. Après des études secondaires
brillantes, il se dirige vers la physique théorique, puis vers les mathémati-
ques à Vienne à partir de 1924. Vienne est alors un centre philosophique et
intellectuel, illustré entre autres par Freud, Popper et Wittgenstein. L’enver-
gure de Gödel fut rapidement reconnue, il fit ainsi partie du cercle de Vienne.
Il assista à un cours de D. Hilbert sur la non-contradiction des systèmes
mathématiques, qui l’orienta définitivement vers la logique mathématique.
Gödel soutient une thèse dans ce domaine en 1929 et publie en 1931 un article
révolutionnaire : « Sur l’indécidabilité formelle de propositions des Prin-
cipia Mathematica et des systèmes apparentés. » En 1933-1934, il dispense
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des cours à Princeton, mais de retour à Vienne, il est victime d’une sévère
dépression, qui ne lui permettra de reprendre ses enseignements qu’en 1937.
Devant le risque d’être enrôlé dans la Wehrmacht, il s’enfuit aux États-Unis
en 1940. Dans le cadre intellectuellement idéal de Princeton, soutenu par son
amitié avec les savants de cette université, au premier rang desquels Albert
Einstein, Gödel aurait pu vieillir dans la sérénité : tel ne fut pas le cas. À partir
de 1950, il présenta des manifestations pathologiques et son état mental se
dégrada, jusqu’à ce qu’il se laisse littéralement mourir de faim en 1978.

CONTEXTE SCIENTIFIQUE

Toute cette vie s’est déroulée sur un arrière-plan historique exceptionnel


dans le domaine des sciences. À la fin du XIXe siècle, on pouvait s’imaginer
que la science était parvenue à son apogée. La philosophie des sciences se
constituait alors sur les bases de la méthode expérimentale et du principe
de reproductibilité des observations scientifiques. C’est à ce moment que les
bases de la physique sont remises en question : l’espace et le temps perdent

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leur statut d’absolus (Relativité, due à Einstein en 1905 et 1915), pour n’être
plus considérés que comme des grandeurs relatives à l’observateur qui
les mesure. La matière se révèle être étonnamment complexe (Mécanique
quantique, due à Schrödinger et Heisenberg), au point d’être inconcevable
pour les structures mentales dérivées de notre vécu sensoriel. L’approche
philosophique du monde en est perturbée : au lieu d’espérer tout fonder sur
une mesure exacte des positions et des vitesses des particules en mouve-
ment, cette idée même en vient à être frappée radicalement d’interdit, par
le primat de la probabilité, de l’incertitude ou de l’indétermination. Ceci ne
manifeste certes pas un renoncement par rapport aux valeurs de la science :
prévoir, comprendre, calculer, mais à tout le moins un renversement. Seul
l’édifice des mathématiques restait à ce stade parfaitement assuré et rassuré.
Il y avait bien eu une crise des fondements, mais la reprise en main semblait
complète. La mathématique s’était annexée la logique : la logique scelle les
bases des mathématiques qui, grâce à leur formalisme, prouvent en quelque
sorte la logique. Jusqu’à l’article de 1931 de K. Gödel, pour la communauté
des mathématiciens, à partir d’un petit nombre d’axiomes, les théorèmes
et les démonstrations doivent et peuvent s’enchaîner de manière parfaite,
sans laisser de lacune. Or, sur la base d’un paradoxe remontant à l’Anti-
quité grecque (Epiménide de Crète affirmant « tous les Crétois sont des
menteurs »), mais grâce à un codage mathématique rigoureux, complété
par un raisonnement métamathématique fondé sur la nécessaire consistance
logique des systèmes formels, Gödel mit au jour, dans le cadre de la théorie
des nombres, l’existence de propositions vraies mais indémontrables. Il
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existe donc une incomplétude radicale de l’édifice de l’arithmétique, et de ce
fait, des mathématiques elles-mêmes. Gödel met donc fin au rêve de Frege,
Russell et Hilbert de parvenir à rendre complètes les mathématiques. On
voit donc la pensée de Gödel, née en un temps de grands bouleversements
scientifiques, s’enraciner dans les solides fondations de la pensée logique.
Cependant cet ancrage n’est en rien une garantie d’équilibre psychologique,
comme le montrent les liens entre science et paranoïa, et plus particulière-
ment les « dérives » de la personnalité de Gödel.

PSYCHANALYSE APPLIQUÉE

En contrepoint des pathographies s’intéressant à des philosophes,


théologiens, écrivains, musiciens, mathématiciens, extatiques…, S. Freud
mentionne dès 1897 dans sa correspondance avec W. Fliess, le concept de
psychanalyse appliquée. En s’appuyant ultérieurement sur sa métapsychologie
(inconscient, pulsion, fantasme, refoulement…) il s’agit d’appliquer celle-ci
à des domaines aussi vastes que la littérature, la mythologie, les arts, l’his-

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toire, la politique, la religion…, afin d’amorcer un éclairage psychanalytique


appliqué à un personnage de l’histoire, sur un versant topique, dynamique et
économique. Comme le souligne J.-C. Maleval, « toutes les recherches sémio-
logiques qui se sont efforcées de cerner l’originalité de l’idée délirante ont
abouti à des impasses » (Maleval, p. 10), constat nous permettant de situer
notre position, décentrée de tentatives d’appréhender Gödel à partir d’un
diagnostic médical, au profit d’une clinique psychanalytique de référence
lacanienne, en nous appuyant sur la théorie des nœuds borroméens et le
concept clinique de sinthome.

THÉORIE LACANIENNE…

Ce sera lors de la dernière période de son enseignement située entre


1972 et 1978, que Jacques Lacan (1901-1981), psychiatre et psychanalyste,
procède à une écriture, une topologie borroméenne. Ce nouage de trois
cordes présente les trois registres, Réel, Symbolique et Imaginaire noués
ensemble, et renvoie au fait que chaque catégorie ne se pense que l’une par
rapport à l’autre : d’ailleurs il suffit de couper l’un des trois ronds pour
que les autres soient libres. Dans la théorie psychanalytique lacanienne, les
différents concepts cliniques inscrits dans le lieu des nœuds borroméens
en tant qu’écriture, sont censés représenter la structure psychique du sujet,
RSI. Comme l’exprima S. Lesourd dans le sillage de Lacan, à propos de la
psychose, celle-ci « sera illustrée par le dénouage des trois ronds qui laisse
l’imaginaire flotter librement, désarrimé qu’il est du symbolique ordonna-
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teur du monde et du réel incontournable » (Lesourd, 2004, p. 11). À partir du
séminaire XXIII, Le sinthome, démarré en 1975, Lacan ajoute un autre rond,
afin de proposer un nœud toujours borroméen, mais à quatre, le sinthome.
Celui-ci est envisagé comme élément nécessaire afin de faire tenir ensemble
RSI, venant même tenir lieu de « Père du nom » (cf. selon Lacan, l’ego créé par
James Joyce) afin de parer à la décompensation structurelle et l’effondrement
psychique.

SYSTÈME PSEUDO-MONADOLOGIQUE

Avant d’aller plus en avant dans la théorisation, nous allons maintenant


esquisser le panthéon démoniaque de K. Gödel, à partir de ses notes philo-
sophiques encore inédites, en nous appuyant sur l’ouvrage de P. Cassou-
Noguès, Les démons de Gödel. Logique et folie (2007). L’auteur put consulter
partie de ces notes (environ 1000 pages rédigées en Gabelsberger, un système
de sténographie datant du début du XXe siècle, s’étalant sur presque trente-
cinq ans, démarrées vers 1940, et en cours de traduction). Si, comme l’affirma

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Gödel, le théorème d’incomplétude lui servit à prouver l’existence du diable,


il nous semble important de ne pas dissocier 1 le rationalisme scientifique de
l’auteur de sa philosophie pseudo-monadologique, qui avait une fonction
bien spécifique. Coexista donc, dans le psychisme de Gödel, un rationalisme
scientifique, fondé sur une logique d’universalité, ou rien ne doit ni ne peut
être laissé au hasard, ce dernier axiome induisant dans le monde gödelien un
principe de surdétermination ; avec une causalité multifactorielle attribuée
aux événements, ayant « un sens littéralement surnaturel. Dieu a injecté dans
le monde un maximum de sens, donnant donc aux mêmes événements des
valeurs multiples, une fonction sur une multitude de plans » (ibid., p. 45). De
fait, dans ses analyses politiques, Gödel dégage des lois de structure, qu’il
applique à la politique américaine et mondiale pour aboutir à des séquences
à plusieurs étapes concernant l’histoire de l’humanité. L’auteur semble
refuser l’existence de problèmes insolubles en cherchant des coïncidences,
initiées par un plan divin, et pour accéder à la connaissance il postule que
« la méthode alors pour fondement de la connaissance est la psychanalyse »
(ibid., p. 49)… En parallèle à cette espèce de rationalisme, Gödel développe
vers 1943 une philosophie qui a pour vocation de faire système, basée sur
les écrits de G.W. Leibniz (1646-1716) : « Ma théorie […] est une monado-
logie avec une monade centrale (Dieu). Elle est comme la monadologie de
Leibniz dans sa structure générale » (ibid., p. 41). Chaque chose ayant été
créée par Dieu dans une visée bien spécifique, Celui-ci n’a plus besoin d’in-
tervenir après sa création, les monades continuant à contribuer à la formation
d’un monde stable. Pourtant, les erreurs et incomplétudes dans la création
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ouvrent l’accès au chaos et au diable, le monde extérieur venant se refléter
dans la monade : « Le risque de la folie, dans le monde de l’esprit corres-
pond exactement à celui du chaos dans le monde des choses » (ibid., p. 44).
Gödel paraît s’appuyer sur des thèses leibniziennes qu’il tente d’articuler à
la logique moderne. Il cherche à fonder un système au sein duquel ses idées
« folles » (au sens de la rationalité scientifique du XXe siècle, mais aussi d’un
point de vue psychopathologique), gagneraient une assise logique par l’en-
tremise d’une formulation logique (qu’il nommera sa « philosophie mysté-
rieuse »). Dès les années trente, dans le cercle de Vienne, Gödel manifeste le

1. P. Yourgrau régla la question des « soupçons de piété » (sic) en avançant que Gödel crai-
gnait « que sa publication ne laisse penser à ses collègues philosophes sceptiques qu’il croyait
effectivement en Dieu, alors que tout cela (affirmait-il) n’était qu’un pur exercice formel », dans
Einstein/Gödel. Quand deux génies refont le monde, Dunod, 2005, p. 200. D. Andler, dans l’article
Gödel (Kurt) 1906-1978, alla jusqu’à occulter à la fois ses notes philosophiques et ses aspects
psychopathologiques, n’attribuant au logicien aucun « malheur caché » (!), au contraire le
mathématicien offrant à Princeton l’image « du savant tranquille, plongé dans son travail, à
l’abri des grandes détresses intellectuelles et morales. Il est vrai qu’il souffrait d’une santé fragile
[…] mais jusqu’au bout il restera le maître incontesté de sa discipline […] », dans Encyclopaedia
Universalis, 2002, tome 10, p. 444.

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projet de transformer d’abord la philosophie (en tant que discours vague) en


science, considérée par lui comme discipline rigoureuse ; pour ensuite spiri-
tualiser la matière, celle-ci serait par là même décentrée vers l’esprit, en vue
d’intégrer dans ce domaine de la philosophie, des références « spiritualistes »
tel que Dieu, des anges, une variété d’esprits, une diversité de monde…,
laissant du même coup perplexes ses amis Carnap et Feygl. Par ailleurs, le
signifiant mystérieux semble référé, dans l’acception gödelienne, aux aspects
suivants : « Mystérieux = quand on peut démontrer le contraire ou = quand
aucune cause connue ne suffit à produire le phénomène et que ce phéno-
mène est néanmoins signifiant (raisonnable, beau) […] » (ibid., p. 57). Suite à
des « accès dépressifs » diagnostiqués par le neurologue J. Wagner-Jauregg,
Gödel est hospitalisé à plusieurs reprises dans des sanatoriums entre 1934 et
1936, et lit des travaux sur les maladies nerveuses (tel que le Traité des mala-
dies mentales du célèbre psychiatre allemand, E. Kraepelin). Le mathématicien
abonde d’ailleurs dans le sens d’une « communication » possible de l’esprit
humain avec un autre monde, peuplé de démons, d’anges, de fantômes ou
d’objets mathématiques. L’accès possible à ce « monde mathématique » est
donné, selon ses dires, par une Intuition mathématique, en tant que « fait
psychologique », se révélant dans un lien spécifique, un œil situé au milieu
du cerveau, près d’une zone langagière, mais non localisable d’un point de
vue anatomique. Les anges de ce panthéon « habitant le monde mathéma-
tique, comme nos corps le monde sensible […] » (ibid., p. 67) ; les corps et les
anges étant par ailleurs forgés d’une matière identique aux objets mathéma-
tiques. À partir de ce raisonnement (et cette expérience !), si les arguments de
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l’objectivité mathématique sont valides, ils peuvent également être appliqués
aux démons, anges, spectres… qui, comme le précisa Cassou-Noguès, sont
de même nature et auraient un mode d’existence identique aux objets mathé-
matiques, ce qui viendrait étayer une possibilité d’une « communication »
avec ces entités, et/ou affermirait l’option d’une intuition mathématique.
Gödel pose, dans cette suite, une distinction entre le cerveau, qui n’aurait que
des capacités limitées en fonctionnant comme un ordinateur binaire (du type
machine de Turing), susceptible d’un nombre fini d’états ; et l’esprit (que le
mathématicien semblait alternativement qualifier d’« ego » ou de « mind »),
sorte de machine déterministe mais infinie. À partir de là, via l’introspection,
il serait possible, toujours dans l’esprit, de distinguer des états beaucoup plus
nombreux que dans le cerveau. Autrement dit, l’esprit passerait par des états
qui transcendent le cerveau, ce dernier qui semble être le réceptacle de l’es-
prit de par l’incarnation corporelle empêcherait l’accès à la « vérité entière »
(sic) ; l’esprit humain restant, à ce stade-là, incomplet. Néanmoins, l’intuition
absolue serait possible pour l’esprit lorsque pourrait s’opérer une disjonction
d’avec le cerveau. L’œil que Cassou-Noguès qualifia, dans une lignée carté-

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sienne, de pinéal, étant l’organe, le « lieu sans localisation possible » (pensée


apophatique !) de l’induction absolue, d’après Gödel.

OPA RATIONALISTE

Invité à donner une suite de conférences dans la prestigieuse université


catholique de Notre-Dame, près de Chicago, en 1939, Gödel rédige une
quarantaine de propositions et questions religieuses témoignant de ses
préoccupations, et de son projet d’OPA (offre publique d’achat) du religieux
par sa « ratio ». Ces propositions (ibid., p. 202-207) peuvent rendre compte,
dès cette époque, de la richesse du panthéon gödelien : « 1. Toute proposition
divine est vraie » ; « 3. Celui qui ne croit pas à un dogme tout en sachant qu’il s’agit
d’un dogme commet un péché mortel » ; « 6. Le monde existe depuis approximative-
ment 6 000 ans » ; « 8. Il existe des anges et des esprits malins » ; « 9. Certaines
maladies mentales sont causées par des esprits malins » ; « 10. Les phénomènes
d’hypnotisme, de télépathie, de télékinésie, de prophétie sont causés par des esprits
malins » ; ou encore : « 20. Est-ce un péché mortel que de demander à être conseillé
par un médium ? » ; « 24. Est-ce que certaines lois physiques sont causées par l’ac-
tion régulière d’esprits malins ? » ; « 26. Existe-t-il des maux qui nous frappent pour
des raisons naturelles (sans l’action de démons) ? » ; « 29. Est-il possible qu’un
médium convoque parfois les esprits de morts ? » ; et enfin : « 37. Les saints qui sont
présents au paradis, ont-ils conscience et sont-ils en train de prier ? »… Paradoxa-
lement, il y aurait selon l’auteur une absence de contact ou d’interaction
entre le cerveau (c’est-à-dire la matière, le corps) et l’esprit ; la monade esprit
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étant séparée et étanche du corps, fonctionnant en harmonie avec l’univers
matériel suivant la « théodicée 2 » leibnizienne. Mais, lorsqu’une rupture
dans cette harmonie s’institue, c’est là cette disjonction entre l’esprit et le
corps postulée par Gödel qui se produirait. Il serait alors possible d’accéder
à un « pur entendement » grâce à l’intuition, mais ouvrant par là même la
porte aux hallucinations ou aux démons, ces derniers qui, par leurs actions,
pourraient aveugler partiellement l’œil qui ne refléterait plus que de manière
erronée ou tronquée la pensée. À la suite des travaux freudiens, J. Lacan
dégage, dans son séminaire sur les psychoses (1955-1956), un mécanisme
propre au délire, la forclusion du Nom-du-Père : « Seulement il se trouve, en
plus que tout ce qui est refusé dans l’ordre symbolique : au sens de la Verwer-
fung, reparaît dans le réel » (Lacan, 1981, p. 21). Chez Gödel, l’ordre du
monde semble altéré, avec une faille qui s’ouvre dans le champ symbolique
entraînant une angoisse dans sa vie quotidienne. Lacan parlant de « […]

2. La théodicée, terme créé par Leibniz, « désigne la justification de la bonté de Dieu contre les
arguments tirés de l’existence du mal dans le monde […] », dans A. Lalande, Vocabulaire tech-
nique et critique de la philosophie (PUF-Quadrige), 2002, p. 1124.

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“l’entrée en jeu de l’énigme de l’Autre absolu” (à cette époque l’Autre n’étant


pas encore conçu comme barré, il entend par là que la vérité dernière que
formulerait l’Autre absolu, reste insaisissable) » (Maleval, op. cit., p. 95). Si
pour le mathématicien, le théorème d’incomplétude fait office d’incontournable
dans son domaine scientifique, Gödel tente, semble-t-il, de colmater cette
béance par un panthéon démoniaque, c’est-à-dire une philosophie pseudo-
monadologique censée expurger le Réel, le mal, voire l’occulte, en établissant
une théodicée visant, à terme, à nier le trou et l’incomplétude (ici au sens
psychanalytique du terme). Toutefois, si les monades continuent, après la
création divine, à former un monde stable, ce n’est pas sans certaines erreurs
et incomplétudes dans la création, non imputables au Créateur, mais laissant
place à l’incertain, au chaos et au diable suivant là le raisonnement du même
Gödel. Il entreprend de transformer la philosophie en science à partir d’une
formulation de type logique. Ce penseur semblait avoir reçu directement des
messages s’originant au lieu de l’Autre (un autre monde dit « mathéma-
tique », peuplé d’entités…, le Dieu de Gödel étant en arrière-plan, insaisis-
sable tant que le couplage cerveau-esprit est opérant, soit durant la vie
humaine), messages adressés sur un mode allusif et persécuteur, assignant
au fur et à mesure le mathématicien à une place déterminée par l’Autre. La
forclusion d’un signifiant primordial dans l’Autre (le signifiant du Nom-du-
Père, signifiant métaphorique dont la visée serait de permettre l’accès au
sujet à la signification phallique), le défaut de ce signifiant dans le symbo-
lique entraînerait également un défaut et un trou correspondant dans l’ima-
ginaire phallique. Le psychotique tenterait de mettre en œuvre son appareil
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signifiant afin de pallier cette faille symbolique première : une métaphore
délirante pourra être construite, via l’interprétation, pour donner un sens et
une cohésion à ce qui en fait défaut. Chez Gödel, l’élaboration d’un appel
à/de la fonction paternelle vise à « une quête d’un fondement, supposé
propre à faire advenir une complétude de l’Autre » (ibid., p. 96). Les mathé-
matiques et la logique ont pu avoir cette fonction, par l’entremise de cette
Intuition toute gödelienne, tant sur le versant du théorème d’incomplétude
que par rapport à sa « philosophie mystérieuse », ces deux domaines nous
paraissent corrélés et connexes dans le psychisme de Gödel, s’auto-alimen-
tant l’un l’autre. Une fois son délire organisé et suturé, Gödel put « identi-
fier » la Jouissance de l’Autre ; le sujet acquérant des certitudes inébranlables
avec l’élaboration d’une défense paranoïque à l’égard d’une figure persécu-
trice principielle, occupant dans son système une place centrale : le diable
dénoncé par Gödel à moins que ce dernier ne soit lui-même dénoncé par le
diable… Le signifiant mystérieux usité par Gödel pour qualifier sa philoso-
phie est fondé, d’un point de vue expérientiel, sur un œil permettant, au
travers d’une intuition dite « mathématique », la « perception » de Dieu, mais

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surtout d’anges et de démons, Cassou-Noguès proposant de parler d’un


« être reconnu impossible par l’entendement et, pourtant, objet d’une expé-
rience » (Cassou-Noguès, op. cit., p. 58). Lorsque l’intuition est à l’œuvre,
l’esprit « pense » indépendamment du cerveau, « or penser sans le cerveau,
c’est vraisemblablement penser hors du temps et penser sans mots, parce que
les mots, le langage, exigent des images sensibles et cet appareil pour les
traiter qu’est le cerveau » (ibid., p. 53). Si certains mystiques chrétiens, tels
Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix, furent ravis dans l’au-delà, goûtant à
l’expérience de Dieu dans l’âme, diverses demeures y existant (cf. Le château
de l’âme), c’est cette « ex-sistence » (fait d’être établi en-dehors), cet « il y a »
comme le suggère A. Zaloszyc, ce Réel dont l’énonciation est impossible, que
les mystiques semblent éprouver dans une jouissance Autre, et qu’ils
nomment, après coup, dans leurs écrits théodidactes, Dieu (Gumpper, 2008).
Mais, à contrario des « fous de Dieu » (sur le versant mystique), le « Dieu du
fou » (du côté de la psychose) selon les expressions de P. Ebtinger (2002,
p. 22), celui de Gödel ne lui inspire point de sentiment de paix intérieure
dans une passivité, une Gelassenheit (ou abandon) du moi dans la réception
de l’Altérité, le Tout Autre ; mais se veut consécutif d’une jouissance qui se
déchaîne induisant après coup chez le mathématicien, un sentiment d’anéan-
tissement, sur fond de destruction progressive du moi. Ce grand Autre
radical dont Gödel put se sentir la marionnette, tirant des ficelles que le logi-
cien avait pu repérer et qu’il voulut couper sans d’ailleurs y parvenir,
échouant à s’affranchir et devenir autonome telle une monade leibnizienne,
postmoderne avant la lettre. Gödel vise peut-être à terme pouvoir tout
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contrôler sans plus d’incomplétude ; ce dénouage n’aurait sans doute pas été
sans effets d’un point de vue structurel (caractérisé par une déliaison de
RSI ?). Ce grand Autre, incarnation du diable gödelien qui le persécute (car
Gödel aurait prouvé selon Cassou-Noguès son existence, en un mot, grâce à
son théorème d’incomplétude) se trouve également être l’instigateur des
phénomènes d’hypnotisme, de télépathie, de prophétie (cf. sa proposition
numéro 10, datant de 1939). Intrigué par la médiumnité et la métapsychique,
notamment la télépathie, Gödel envisageait la possibilité d’une communica-
tion avec les esprits, son intuition mathématique étant, grâce à l’œil, la porte
d’accès à un autre monde, sorte de lieu de passage pour transmettre des
messages…

LE RÉEL, LA SCIENCE ET LE SINTHOME

Si, dans une épistémologie lacanienne, il n’y a pas d’Autre de l’Autre,


mettant du même coup un point d’arrêt aux tentatives de vouloir fonder une
ontologie et transformer la psychanalyse en philosophie, Gödel en interro-

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geant l’occulte s’affronte au réel, domaine de l’impossible dont on ne peut


finalement rien dire, malgré les désirs de certains scientifiques, Gödel inclus,
de le coloniser. Sollicité à propos de l’« occulte » en 1973 au début de son
séminaire, Les non-dupes errent, Lacan précise que « l’occulte, ça se définit
très précisément en ceci, enfin : ce que le discours scientifique ne peut pas
encaisser. C’est même on peut dire sa définition. Alors, c’est pas étonnant
qu’il y fasse objection » (Lacan, 1973/1974, p. 14). Le discours scientifique
se veut être en mouvement expansionniste, s’intéressant aux trous dans son
système, mais forcé de « refouler » ce qui ne peut être appareillé par ce même
système, tels les phénomènes dits « occultes ». Le distinguo entre ces derniers
phénomènes et l’inconscient, c’est que celui-ci est certes irrationnel, « mais
que ça veut simplement dire que sa rationalité est à construire, que même si
le principe de contradiction, le oui et le non, n’y jouent pas le rôle qu’on croit
dans la logique classique […] dépassée depuis longtemps, à ce moment-là
[…] il faut en construire une autre… » (ibid., p. 16). Alors, à lire Lacan, Freud
aurait préféré admettre que la télépathie existe, plutôt que de l’intégrer ou la
rattacher au rêve. Le retour à Freud que Lacan opère dès les années 1950 se
manifeste sur cette dernière question à propos des nœuds borroméens (RSI).
L’imaginaire et le symbolique freudien pouvant se retrouver dans son œuvre
passée, le « missing link » (ou chaînon manquant) lacanien dans la théorie de
Freud est enfin mis au jour par Lacan lui-même, à l’aune de sa relecture :
« Qu’est ce que c’est pour Freud que le réel ? Eh bien, je vais vous le dire
aujourd’hui : c’est justement l’occulte. Et ça l’est précisément en ceci qu’il le
considère comme l’impossible. Car cette histoire d’occultisme et de télépa-
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thie, il nous prévient, il y insiste, qu’il n’y croit en rien » (ibid., p. 41), rendant
par là même Freud « dupe du réel » car n’y croyant pas. Le concept du
sinthome en tant qu’il peut permettre à RSI de néanmoins tenir ensemble est
défini par Lacan, dans le séminaire XXIII de 1975/1976 qui lui est consacré,
comme « ce qui permet au nœud à trois, non pas de faire encore nœud à trois,
mais de conserver dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à trois »
(Lacan, 2005). Ce quatrième nœud peut donc s’actualiser, dans la clinique,
à partir d’un ego correcteur, qui a pour vocation de réparer ou compenser
le nœud RSI afin que ce dernier puisse conserver un aspect (pseudo-) borro-
méen ; cet ego étant, « ce à partir de quoi le sujet va répondre au dénouement
et qui constitue à la fois le noyau et un embryon du sinthome » (Sauret, 2008,
p. 19). Faute du Nom-du-père, balancer le nom de son père et se créer un
nom soi-même dans le transfert aux universitaires pour Joyce, aux théorèmes
pour Gödel, via leurs écritures respectives, peut avoir pour effets de rabouter
les instances RSI, parant du coup à un dénouage de celles-ci, pour constituer
un semblant de « borroméanité » (ibid.). La solution gödelienne à la forclu-
sion du Nom-du-Père est la création d’un sinthome que nous qualifierons

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de logique, avec plusieurs « théorèmes », le plus connu étant celui d’incom-


plétude, un autre plus marginal étant pseudo-monadologique. Si, pour le
cas princeps joycien, « tout se passe comme si le symptôme séparait, grâce à
l’écriture, la voix et la pensée, permettant à l’auteur de jouer séparément de
la première ; en tout cas, c’est à mettre à l’actif de son sinthome, il n’entend
donc pas de voix ainsi qu’un paranoïaque ou un schizophrène halluciné »
(ibid., p. 22).
A contrario, chez Gödel, si la création de son sinthome induit un dédou-
blement du symbolique, propre à la défaillance de cette instance, l’écriture
(c’est-à-dire son nouage RSI) ne lui accorde pas de toujours pouvoir jouer
séparément de la voix par rapport à la pensée… Par là même, sa tentative
d’échafauder plusieurs systèmes s’interpénétrant a eu pour visée de (se)
forger un métalangage dont l’objet est de faire tenir le monde gödelien
dans quelque chose de stable, précisément monadologique, cohérent dans
une forme de complétude du côté d’une jouissance de l’Autre. Arguons
que le délire de Gödel lui permit un nouage du côté du désir, le sinthome
dit « logique » accrochant RSI, parant grâce à ces « théorèmes » et donc de
son panthéon, à une décompensation structurale. En effet, le mathématicien
s’affronte, via l’écriture, au réel à partir de sa logique, tentant désespérément
d’y introduire du sens, alors même que le sens se trouve réduit à n’être que
dans le champ entre le symbolique et l’imaginaire, l’ouir de sens, et ce qu’on
peut penser se limite à l’imaginer, même le réel : « Le réel étant dépourvu
de sens, je ne suis pas sûr que le sens de ce réel ne pourrait s’éclairer d’être
tenu pour rien de moins qu’un sinthome » (Lacan, 2005). Ce réel qui peut
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être référé, selon Lacan, à l’occulte est le registre même de l’impossible, le
discours scientifique échouant quant à sa saisie. Notre hypothèse consiste à
supposer que l’expérience subjective de Gödel est à la fois fondatrice d’un
théorème d’incomplétude en tant qu’avancée mathématique majeure ; et de
tendre à coloniser la philosophie à partir d’un discours rationnel de nature
scientifique, pour ensuite, à terme, spiritualiser la matière. Formulé différem-
ment, le sinthome « logique » chez Gödel, c’est l’occulte (ou un succédané
de l’inconscient collectif jungien, nous y reviendrons), le mathématicien
de Princeton s’identifiant à son symptôme, dans la mesure où la télépathie
serait donc supposée possible d’un point de vue heuristique. Par ailleurs, le
panthéon démoniaque vient également caractériser un mode de relation au
langage très spécifique, dans la mesure où le langage devient source de souf-
france (cf. les signifiants persécutifs et les paroles imposées) et a pu induire
une retraite du sujet d’une partie du champ symbolique. Si l’on peut consi-
dérer que le « nœud bo. » n’est pas un nœud mais une chaîne, Gödel se trouve
fou, mais encore fou à lier, malgré l’embrouillement RSI qui se continue l’un
dans l’autre ; le sinthome tentant bien là de suppléer à un dénouement ou

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dénouage des nœuds. L’apport « providentiel » d’un panthéon démoniaque


tend à faire système car étayé sur une sorte de métalangage, permettant à son
auteur de constituer un monde relativement stable, luttant contre sa propre
angoisse de la métaphysique et de l’ontologie. L’arme absolue à laquelle il a
recours est la logique, visant à écarter le hasard, en modélisant des axiomes
fondés sur des coïncidences, des lois de structures et un système « irréfu-
table ». Cette armature tend donc, selon nous, à esquiver la subjectivité, pour
s’orienter quoique indirectement, vers une complétude ultime au travers
d’une jouissance de l’Autre que Gödel peut expérimenter. En effet, si Dieu
lui parle, mais aussi certains anges, le diable le persécute également ainsi
qu’une cohorte de démons, spectres…, dans une sorte d’antichambre (un
« monde mathématique ») entre son psychisme et un ailleurs absolu, une
monade centrale, c’est-à-dire Dieu. La jonction avec cet au-delà se situant au
lieu-dit d’un œil logé au milieu du cerveau à proximité d’une zone langa-
gière, l’intuition mathématique étant la clef y donnant accès pour peut-être
compléter les théorèmes… En créant son système, Gödel intègre partie de ces
idées « folles » en les canalisant partiellement tel un médium, pour ensuite
les filtrer par une approche logique. Dans le séminaire XXII, RSI, Lacan pointa
une différence psychopathologique entre névrose et psychose ; dans une
structuration de premier type il s’agit d’y croire, au symptôme, alors que dans
le cas de la psychose, il est plutôt question de croire le symptôme. Autrement
dit, « dans la psychose, les voix, […] tout est là : ils y croient ; non seulement
ils y croient, mais ils les croient. Or tout est là : dans cette limite […], car
croire qu’il y en a une, Dieu sait où ça vous entraîne ! » (Lacan, 1974/75). Dès
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lors, pour Gödel un doute s’insinue, non quant à la croyance au symptôme
d’une voix ou parole instituée, mais plutôt quant à savoir si cette voix qui
lui parle est une réalité, ou bien si elle est imaginée dans une partie de son
esprit (« mind » ou « ego » d’après la version gödelienne) où celui-ci n’aurait
pas accès, une sorte d’« inconscient collectif » comme aurait pu lui suggérer
son analyste jungien, le docteur G. Hulbeck ! Lacan énonce que « ils rêvaient
qu’il y a “hommoinsun” Dieu qui parle et qui ne parle pas surtout sans que
ça ait de l’effet, qui cause. L’inouï, c’est cet embrouillage de pattes qui veut
absolument qu’ils accostent le dieu de sub-parleurs : des anges, ils appellent
ça, des commentateurs, quoi ! » (ibid.). Les propositions énoncées par Gödel
attestent bien de la richesse de son panthéon ainsi que de ses préoccupa-
tions philosophiques. L’occulte y étant omniprésent, avec des références à
relents catholiques certes, mais faisant quand même abstraction souvent de
l’orthodoxie de la théologie dogmatique. Gödel subdivise dans une tradition
quelque peu leibnizienne le corps et l’esprit, le corps étant du ressort de la
matière, du cerveau, fonctionnant sur un mode binaire et condamné par la
finitude ; la monade esprit étant sujette à un développement non mécanique,

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ouvrant via l’introspection (telle que la psychologie expérimentale de la fin


du XIXe siècle l’entendait) à distinguer et éprouver des états de conscience
pluriels, illimités grâce à une intuition absolue. Cependant l’esprit humain
rattaché à un cerveau limité, emprisonné dans la matière par Dieu, reste
incomplet tant qu’il coexiste ou cohabite avec l’appareil cérébral. L’Autre
étant barré, l’incarnation empêchant, aux dires de Gödel, d’accéder à la vérité
entière. On pourrait dire que dans sa conception, la corporéité fait office de
frein, sorte de version limitative à la pleine jouissance de l’esprit (et donc de
son Dieu) détaché de ses contingences somatiques et imaginaires, l’empê-
chant par là même de pouvoir goûter à une vacuité mathématico-spirituelle.
Seul le décrochage cerveau-esprit, post-mortem s’il en est, permettrait de se
défaire du corps en faisant le pari que la conscience persisterait, en continu.
Alors seulement il y aurait possibilité de s’affranchir définitivement de la
temporalité et du langage (jusque-là Gödel n’a pu expérimenter la jouissance
de l’Autre que pour des durées limitées, son œil étant, rappelons-le, l’organe
de l’intuition absolue…, voie d’accès direct au grand Tout), installé dans la
vie éternelle, bref, le « pur entendement ».

CONCLUSION

L’ultime paradoxe que nous revendiquons ici, c’est celui d’utiliser des
concepts psychanalytiques de type lacanien afin de dégager ce que nous
qualifierons, pour le cas de l’auteur du système pseudo-monadologique
gödelien, de « psychose jungienne ». Il ne s’agit pas là d’un diagnostic
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psychiatrique encore moins d’un nouveau syndrome. Au contraire, nous
évoquerons plutôt ici une hypothèse opératoire que nous avons tenté
jusque-là d’étayer métapsychologiquement pour ce qui est de la structura-
tion psychique de Gödel. C’est à partir d’une approche fondée sur les nœuds
borroméens et la création par Gödel d’un sinthome « logique » spécifique, un
panthéon démoniaque (en tant qu’inconscient collectif !) de type mathéma-
tico-spirituel, accessible via un œil. Celui-ci, situé près d’une zone langagière,
expliquant (?) d’abord les paroles imposées chez ce « télépathe récepteur »,
sinthomisées ensuite par l’écriture d’un système pseudo-monadologique.
Nous savons que Gödel était en rapport avec un analyste jungien à New
York qui le rendit attentif à l’inconscient collectif, pouvant partiellement
éclairer, ou surdéterminer, partie de sa systématisation. Alors que C.G. Jung
(1875-1961), psychiatre, dissident de Freud, fut à l’origine d’une psychologie
analytique fondée sur un inconscient collectif, peuplé d’archétypes (ou
images primordiales) tels l’anima, l’animus, l’ombre, le Soi…, Gödel forgea
une philosophie mystérieuse s’appuyant sur un « monde mathématique »,
habité de diverses entités, démons, anges, spectres… Chez Jung, l’un des

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principaux archétypes est le Soi, aussi qualifié d’« image de Dieu » ; alors que
Gödel évoque une monade divine leibnizienne en arrière-plan dans une
harmonie préétablie. Enfin, Jung postule une expérience intérieure de type
numineuse (concept emprunté au philologue de Marburg, R. Otto, et
rapporté au sacré), Gödel dit avoir expérimenté des rencontres avec certaines
entités au travers d’un œil dont la localisation (?) serait au centre du cerveau.
Ce numineux, le mathématicien semble bien l’avoir éprouvé, oscillant entre
un « mysterium tremendum » (le déclenchement de pensées indistinctes voire
autonomes mettant à mal l’harmonie divine, et provoquant un sentiment de
terreur) et un mysterium fascinans (sa découverte d’une intuition absolue à la
limite de la folie). Dès lors, pourrait-on conjecturer, pour Gödel, la « raison
inconsciente » (sic) qu’il avança jadis, au-delà d’une contradiction apparente
des deux termes associés pour l’occasion, pourrait être référée dans son
système au Dieu leibnizien et à la théodicée. Chez cet auteur, « en plus » de
toute jouissance phallique, il y a cette jouissance de l’Autre, avec des « swit-
ches » (ou alternances) faits de va-et-vient réguliers entre les deux : jouissance
phallique dite « hors corps », avec le signifiant comme substrat, ordonnancé
chez Gödel par un attrait prononcé du concept, les mathématiques ou la
logique lui servant à le déchiffrer grâce à l’interprétation, et visant l’au-delà
du sens (effet de sens dans le réel). C’est là, dirions-nous, une « ratio » qui
tente, conceptuellement, de coloniser le réel, lieu rapproché par Gödel de
l’esprit. Autrement dit, via l’introspection, il serait possible d’expérimenter
de nombreux états sans corrélats dans le cerveau : cette jouissance de l’Autre,
entre le réel et l’imaginaire, semble permettre à Gödel de vivre quelque chose
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d’indicible et d’évanescent, mais toutefois limité au corporel. En dernière
instance, l’image du corps faisant échec à un détachement de l’étendue, alors
même que le mathématicien suppose qu’une expérience post-mortem lui
garantirait de s’affranchir de la temporalité et des images sensibles, la
conscience persistant, car dans l’intuition l’esprit peut penser indépendam-
ment du cerveau ! (Cf. Gödel qui, dans une sorte d’ascèse anorexique à la fin
de sa vie, ne pesait plus que 31 kg, refusant de s’alimenter de peur d’être
empoisonné…) Cette alternance chez Gödel entre jouissance phallique et
jouissance de l’Autre, entre matière cérébrale et esprit humain, entre écriture
systématique et intuition quasi absolue semble avoir été quelque peu pacifiée
par un sinthome. Alors que chez Jung, selon G.-H. Melenotte, sa dictée est
rapportée à une expérience de l’écriture établissant un certain lien : « Jung,
secrétaire, se fait médium d’une parole dictée par une ombre dont le destina-
taire sera une figure de son anima » (Melenotte, p. 39) ; chez Gödel quelque
chose de similaire semble se produire, son sinthome « logique » étant un pur
produit de l’écriture, car étant en quelque sorte désabonné de son incons-
cient. Ceci n’est pas sans rappeler les qualificatifs, à portées variées, de

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KURT GÖDEL ET SON PANTHÉON DÉMONIAQUE 91

psychose lacanienne (Lacan, 1976), psychose freudienne (Vincent, 1995), et


donc cette psychose jungienne. Nous serions tentés de parler à propos de
Gödel d’une psychose dite « jungienne » plutôt que lacanienne, pour les
motifs indiqués plus haut, car il semblerait avoir été question pour lui d’oc-
cuper une fonction de télépathe récepteur, son sinthome (le panthéon démo-
niaque) lui permettant, grâce à l’écriture de cette philosophie mystérieuse,
certes de rester fou, mais en évitant un dénouage borroméen qui aurait pu
être caractérisé par l’émergence d’un délire envahissant au point de l’empê-
cher d’enseigner et de penser des axiomes mathématiques tout à fait accep-
tables scientifiquement. Le lien entre système pseudo-monadologique et
pensée scientifique reste donc patent, les arguments du mathématicien quant
à une vie éternelle ne peuvent être dissociés de son théorème d’incomplé-
tude : « L’esprit humain que Dieu attache à un tel cerveau, reste donc incom-
plet tant qu’il fonctionne en parallèle, en harmonie, avec le cerveau : il ne
peut pas connaître la vérité entière. Dieu n’est pas trompeur mais il ne peut
rien pour remédier à ce défaut dont la cause est logique » (Cassou-Noguès,
op. cit., p. 159). De sorte que l’incomplétude ouvrirait la porte aux anges mais
aussi au diable, au double, à la subjectivité dans un univers gödelien visant
à être aseptisé et policé, le mathématicien échouant finalement en partie à
maîtriser logiquement le hasard et le chaos, faisant donc place à la peur de
l’Autre : « Mon théorème montre seulement que la mécanisation des mathé-
matiques, c’est-à-dire l’élimination de l’esprit et des entités abstraites est
impossible, si l’on veut obtenir une fondation et un système satisfaisants des
mathématiques » (ibid., p. 122). De prime abord, le cas du prince des logiciens
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dérivant vers la folie avait pu sembler de l’ordre d’une antinomie totale, les
deux pôles de la raison et de la déraison représentant de stricts opposés. Que
nous ont appris cependant les faits qui constituent ce que l’on pourrait
nommer « l’étrange cas du Professeur Gödel » ? C’est que loin d’une anti-
nomie absolue, on est devant une frontière naturellement poreuse, au point
qu’on a pu s’interroger : la science est-elle paranoïaque (Chouraqui, 1996) ?
Spécifiquement, le champ de compétence du logicien, au stade où Gödel a
travaillé dans cette discipline, ne touche pas seulement au connu et au
connaissable, mais au redoutable domaine de l’inconnu et pire encore à celui
de l’inconnaissable. Le connu : c’est la mathématique, dans laquelle à partir
d’un nombre réduit d’axiomes, on peut bâtir de manière rigoureuse, à l’aide
de règles mécaniques, un vaste ensemble de connaissances se caractérisant
par leur exactitude. Nous sommes arrivés à un point privilégié d’où l’on peut
observer cette porosité logique/folie. En effet, le système du codage de
Gödel est un parfait exemple de combinatoire maîtrisable et potentiellement
automatisable d’éléments simples (nombres, formules, connecteurs logi-
ques…). La grande surprise – l’expression est de Gödel lui-même – est que

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ce formalisme débouche sur un domaine peuplé de paradoxes, d’autoréfé-


rences perverses, de propositions indécidables mathématiquement mais
vraies métamathématiquement. Ce monde idéal de démonstrations mène
donc à des monstres logiques, où le sol se dérobe sous les pas du chercheur
en quête de claires vérités, mettant au jour des obscurités touchant de
quelque façon aux mystères du Mal et de la Mort. C’est ainsi que l’on peut se
représenter la dérive de Gödel vers la folie. Si nous n’allons pas apporter
d’éléments supplémentaires quant à la nature de la pensée logique ou des
fondements de la folie, nous souhaitions néanmoins dégager une réflexion
quant à leur interaction possible, les limites contingentes entre ces deux
« expériences » à partir de différentes constructions discursives, le tout
ramené au cas singulier de Gödel. Selon nous, une des impasses véhiculées
par la communauté scientifique est le marquage supposé étanche entre résul-
tats obtenus – d’estampillage scientifique – et productions marginales,
forcloses par ce même discours ouvrant là sur la question de l’imposture.
Nous serions plutôt tentés d’arguer que les frontières entre normal
et pathologique ne sont pas précisément fixées, nous amenant de ce fait à
postuler une absence de primat pour l’un des deux « systèmes » de Gödel
(théorème d’incomplétude et pseudo-monadologie). En effet, d’après nous
la différence entre ces deux systèmes n’est qu’arbitraire, car fondée sur des
découpages disciplinaires rendant très mal compte du psychisme de Gödel,
encore moins de l’éventuelle fonction heuristique d’une métamathématique
tous azimuts chez cet auteur, et bien à lui ! Finalement, la question de l’im-
posture traverse ce travail sur Gödel. Bien des « impostures intellectuelles »
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sont effectives, telles que subvertir le prestigieux théorème d’incomplétude
et l’infléchir vers l’objectif des « imposteurs ». A contrario, si la psychanalyse
n’emprunte pas cette pente glissante, soit identifier comme équivalent, par
exemple, théorème d’incomplétude et incomplétude du sujet de l’inconscient
car divisé, elle ne s’expose alors pas à ce type d’imposture. Elle vient plutôt
questionner les failles dans le savoir. S’appuyant sur une topologie RSI, elle
peut permettre de réfléchir, à partir des mathématiques, à la structure du
psychisme, avec certes en projet une « science du réel » dans le devenir, mais
échappant in fine à une saisie discursive. Car la vérité, celle du sujet, ne peut
que se « mi-dire ».

BIBLIOGRAPHIE

ANDLER, D. 2002. « Gödel (Kurt) 1906-1978 », dans Encyclopaedia Universalis, Paris,


t. 10, 443-445.
CASSOU-NOGUÈS, P. 2007. Les démons de Gödel. Logique et folie, Paris, Le Seuil.

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KURT GÖDEL ET SON PANTHÉON DÉMONIAQUE 93

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© Érès | Téléchargé le 29/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.26.85.226)

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Résumé
Cet article vise à éclairer la nature de la pensée logique à partir du parcours du
mathématicien Kurt Gödel (1906-1978), à l’origine du théorème d’incomplétude, et
qui concevait par ailleurs un panthéon spiritualiste composé de démons et d’anges.
Notre approche se voudra double : d’une part tenter de situer les impasses de la
philosophie « mystérieuse » gödelienne, couplée à une logique d’universalité, au plus
proche des fondations de l’esprit scientifique et de la paranoïa. D’autre part, nous
tenterons à partir des papiers philosophiques inédits de Gödel de saisir, à la lumière
de la théorie lacanienne, la position subjective structurelle de ce mathématicien,
au travers de sa pensée créatrice (théories scientifiques et productions métaphysi-
ques marginales). Nous postulerons que cette dernière aurait eu pour effet de faire
sinthome « logique », lui permettant de tenir une énonciation de sujet parant à la
décompensation (c’est-à-dire un dénouage des nœuds borroméens). Enfin, le risque
d’imposture dû au détournement du concept d’incomplétude sera abordé.

Mots-clés
Gödel, Lacan, mathématiques, nœuds borroméens, psychanalyse, sinthome.

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94 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 81-2010

KURT GÖDEL AND HIS DEMONOLOGICAL


PANTHEON : TOWARD ANOTHER SINTHOMATIC THEOREM

Summary
The purpose of the present paper is to shed some light on the nature of logical
thinking from the path of the mathematician Kurt Gödel (1906-1978), who demons-
trated the incompletud theorem, and conceived a spiritualist pantheon constituted of
demons and angels. Our approach will be twofold : on the one hand we try to show
off the impasses of the gödelian « mysterious » philosophy, coupled with logical
universality, close of the foundations of the scientific mind as well as the paranoïa.
On the other hand, we attempt from unpublished philosophical papers of Gödel, to
size in the light of the lacanian theory, the subjective structural position of this mathe-
matician, through his creative thinking (scientific theory and marginal metaphysical
productions). We postulate that this last one could effect a « logical » sinthome,
and permit him to keep a subjective enonciation sparing him decompensation (i. e.
untangling borromean knotes). Finally, the risk of imposture due to misuse of the
incompletud concept will be approached.

Keywords
Gödel, Lacan, mathematics, borromean knots, psychoanalysis, sinthome.
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