Pierre Bottero LAutre T1 Lesouffledelahyne
Pierre Bottero LAutre T1 Lesouffledelahyne
Pierre Bottero LAutre T1 Lesouffledelahyne
d'amour et de famille...
À Josette et Luc, mes parents,
À Brigitte et Christiane, mes sœurs,
À Bernard, mon frère,
Mon affection. Toujours.
Couverture de Didier Garguilo
ISBN 978-2-7002-3119-9
© RAGEOT-ÉDITEUR – Paris, 2006.
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés
pour tous pays. Loi n° 49-956 du 16-07-1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
Au fil des siècles, l'attention des Familles s'était relâchée.
L'Autre n'était plus au cœur de leurs préoccupations, et
nombreux étaient ceux qui l'avaient oublié.
Complètement oublié.
C'est sans doute pour cette raison que le professeur Ernesto
Sappati put obtenir les autorisations nécessaires à son projet.
Après avoir atterri à Léticia et remonté le fleuve Amazone en
bateau pendant deux jours, son expédition quitta le parc
national bolivien d'Amacayacu pour passer au Brésil et
s'enfoncer dans une des régions les plus sauvages du monde.
Ernesto Sappati cherchait une cité maya à l'existence
controversée.
Il trouva la huitième porte.
Le cube.
– Pardon ?
– À quelle affaire avez-vous fait allusion lorsque vous
avez parlé d'Eddy ?
Barthélemy la jaugea en silence puis, avec lenteur, posa
ses couverts.
– La police a retrouvé Eddy sur le parking dont vous avez
parlé.
Il but une gorgée de vin avant de poursuivre :
– Mort et en pièces détachées.
3
Barthélemy avait prononcé sa dernière phrase les yeux
rivés sur Natan et Shaé, à l'affût de la moindre de leurs
réactions. La surprise mêlée de consternation qui se peignit
sur leurs visages acheva de le convaincre qu'ils n'étaient en
rien responsables de l'assassinat d'Eddy.
– Les Helbrumes ! s'exclama Natan avec force. Ce sont les
Helbrumes qui ont fait le coup !
L'attention de Barthélemy se focalisa sur lui, aussi précise
et intense qu'un faisceau laser.
– Les quoi ?
– Les hommes en costume qui me pourchassent depuis le
Canada, ceux que vous avez mis en fuite ce matin. Ils...
– Comment les as-tu appelés ?
Natan se mordit les lèvres. Barthélemy lui avait sauvé la
vie, ils faisaient partie de la même Famille, mais, si de toute
évidence la confiance de son père lui avait été acquise, Natan
rechignait à lui accorder la sienne.
Il avait trop longtemps vécu seul. Y compris lorsque ses
parents étaient en vie.
Il était toutefois trop tard pour faire machine arrière.
– Ce sont des Helbrumes. Du moins je le crois.
– Des Helbrumes...
– Oui. Des créatures qui...
– Je sais ce que sont les Helbrumes, le coupa Barthélemy,
même si je n'avais plus entendu ce nom depuis mon enfance.
Ce qui m'étonne, c'est que toi, tu aies su les reconnaître.
Cela fait plus de cinq siècles que les Helbrumes ne se sont
pas manifestés. En outre, ton père ne semblait pas pressé de
t'apprendre qui ils sont. Du moins la dernière fois que je l'ai
rencontré.
Barthélemy se tut, réalisant soudain que Shaé l'observait
en buvant chacune de ses paroles.
– Il serait sans doute préférable que vous nous attendiez
dans le salon, fit-il sur un ton courtois mais sans appel.
Natan intervint au moment où elle se levait.
– Shaé peut rester, elle en sait autant que moi sur les
Helbrumes.
– Vraiment ?
– Oui, je lui ai tout raconté. Et il n'y a pas que ça.
– Je t'écoute.
Une flamme étrange s'était allumée dans les yeux de
Barthélemy. Natan hésita, faillit renoncer, puis se décida. Il
devait lui faire confiance. C'était le seul moyen d'éclaircir le
brouillard dans lequel il nageait... et la seule solution pour
rester avec Shaé.
– Les Helbrumes ont essayé de liquider Shaé avec autant
d'acharnement qu'ils en ont mis à me pourchasser. J'ignore
ce qu'ils me veulent, mais une chose est certaine, ils
manifestent pour elle autant d'intérêt que pour moi.
– C'est étrange, en effet, et cela modifie la donne... Cela
ne m'explique toutefois pas comment tu sais qu'il s'agissait
de Helbrumes.
Barthélemy, de toute évidence, acceptait la présence de
Shaé. Après une brève hésitation, Natan reprit son histoire
depuis le début, n'omettant cette fois ni la description du
Lycanthrope, ni la voix qui jaillissait en lui pour lui offrir de
précieuses informations sur les dangers qu'il courait.
Barthélemy l'écouta sans l'interrompre, le menton posé
sur ses mains croisées. Lorsque le récit fut achevé, un
sourire nostalgique planait sur ses lèvres.
– Cette voix est l'héritage de ta mère, fit-il.
– Comment ça ?
– Tout t'expliquer serait long et complexe. Trop long et
trop complexe pour que je m'y risque maintenant. Il jeta un
coup d'œil à Shaé.
– Et certains secrets doivent le rester... Pour résumer,
sache toutefois que si tu appartiens à la plus puissante des
Familles, d'autres existent et ont cherché pendant des
siècles à nous voler notre suprématie. Six autres Familles.
Ces rivales, disparues ou très affaiblies, ne représentent
aujourd'hui plus aucun danger pour nous. Cela n'a pas
toujours été le cas et, il n'y a pas si longtemps, les
affrontements étaient courants... et souvent sanglants.
– Quel est le rapport avec ma mère ? s'étonna Natan.
– J'y arrive. Tu sais que ton père, peu avant ta naissance,
a pris ses distances avec la Famille. Tu ignores sans doute
que c'est à cause de ta mère.
– Mais...
– Ta mère appartenait à une Famille rivale. Une de celles
qui a causé le plus d'ennuis à la nôtre. Quand tes parents se
sont rencontrés, la Famille de ta mère n'avait plus ni les
moyens ni l'envie de nous nuire, mais les traditions sont
coriaces. Ton père a dû choisir...
Barthélemy se tut et Natan resta un instant silencieux.
Entendre ce quasi-inconnu évoquer une facette de la vie de
ses parents qu'il ignorait lui faisait froid dans le dos.
– Et la voix ? demanda-t-il enfin.
– Aussi loin que l'on remonte dans le passé, chaque
Famille a toujours possédé un pouvoir. Son pouvoir. Tu as
dû te rendre compte que tu étais très brillant au lycée et
performant en sport, non ? C'est la marque de notre Famille.
Celle de ta mère a, ou plutôt avait, accès à un surprenant
stock d'informations. Une sorte de mémoire ancestrale et
héréditaire.
– Pourquoi avait ?
– À ce que j'en sais, tous les membres de cette Famille
sont morts. Ta mère était la dernière. J'ai toujours pensé et
affirmé qu'il était stupide d'exiler ton père sous prétexte que
les ancêtres de ta mère avaient combattu les nôtres, mais
certains parmi nous sont prisonniers de la tradition. Mes
arguments sont restés vains.
Barthélemy tira un portefeuille de sa veste et en sortit
une photo qu'il contempla avec émotion.
– J'étais présent lorsque tes parents se sont rencontrés.
À cette époque, ton père et moi étions passionnés
d'escalade et nous nous étions lancés dans une randonnée,
pas très bien préparée je l'avoue, au cœur du Haut Atlas.
Heureusement, nous étions accompagnés d'un guide
chevronné qui a plusieurs fois évité que l'expédition ne
tourne au drame. C'est ce même guide qui, un matin, a
repéré une voiture coincée sur une piste escarpée, à deux
doigts de basculer dans un précipice. Nous sommes
intervenus juste à temps pour sauver la conductrice. C'était
ta mère. Ce fut le coup de foudre mutuel et instantané entre
Luc et elle. Ils ne se sont plus quittés. Regarde, c'est une
photo de nous prise deux jours plus tard.
Il tendit le cliché à Natan qui s'en saisit en essayant
vainement de dominer le tremblement de ses mains. Shaé se
pencha par-dessus son épaule.
Ensemble, ils découvrirent trois jeunes gens bronzés et
souriants devant un caravansérail.
Ensemble, ils perçurent la puissance du sentiment qui liait
deux d'entre eux.
Ensemble, ils sursautèrent en reconnaissant le guide
derrière les trois jeunes randonneurs.
Un petit homme basané aux yeux d'un bleu stupéfiant.
– Rafi !
4
Natan et Shaé avaient poussé la même exclamation.
– Tu le connais ? s'étonna Shaé, volant la question à
Natan qui hocha la tête.
– C'est lui qui a explosé mon téléphone à l'aéroport et
qui, sous prétexte de m'en procurer un autre, m'a conduit
jusqu'au parking où nous nous sommes rencontrés. Et toi ?
– Pareil.
– Quoi, pareil ?
– Il m'a abandonnée sur le parking.
– Donc tu le connais.
– Non, j'avais juste échangé deux mots avec lui la veille.
Natan se passa la main dans les cheveux.
– Qui est ce type, bon sang, et comment a-t-il pu se
trouver en même temps près de chez toi et à l'aéroport ?
– Pas tout à fait en même temps, le corrigea Shaé.
– C'est vrai. Il a pu t'accompagner, foncer jusqu'à
l'aéroport et revenir avec moi. C'est juste mais faisable. Sauf
que ça n'explique ni son comportement ni sa présence sur la
photo avec mes parents.
Barthélemy avait suivi l'échange avec attention. Il toisa
Natan d'un air sévère.
– Aurais-tu encore oublié de me révéler quelque chose ?
Il avait insisté sur le « encore » et Natan s'empourpra.
– Non, se défendit-il. J'ignorais que ce Rafi avait la
moindre importance.
– Et pourtant il en a, rétorqua Barthélemy. Il est peut-être
même la clef qui va nous permettre de déchiffrer cette
énigme. Racontez-moi tout ce que vous savez de lui.
Natan obtempéra. Lorsqu'il eut fini, Barthélemy se tourna
vers Shaé.
Elle n'aimait guère ses manières, mais il dégageait une
telle autorité qu'obéir semblait être la seule chose
raisonnable à faire. À contrecœur, elle donna sa propre
version de l'histoire. Elle avait à peine achevé de parler que
Barthélemy repoussa son assiette et se leva.
– Cela ne me dit rien qui vaille. J'espérais que le décès de
tes parents, Natan, pourrait être attribué à une cause, sinon
naturelle, du moins facilement explicable. Ce n'est pas le cas.
Les Helbrumes, les Lycanthropes et maintenant ce
mystérieux Rafi... Tout laisse à penser que les menaces
ancestrales que l'on croyait éteintes sont à nouveau
d'actualité.
– Que voulez-vous dire ? l'interrogea Natan.
Barthélemy choisit de ne pas répondre. Il désigna le plat
en argent où fumait une volaille posée sur un lit de
champignons.
– Mangez tranquillement et reposez-vous. Baladez-vous
tant que vous voulez dans le parc, vous y êtes en sécurité,
mais ne franchissez ses murs sous aucun prétexte. Suis-je
clair ?
Subjugués une fois de plus par son charisme, Natan et
Shaé acquiescèrent d'un signe de tête. Barthélemy leur
adressa un bref sourire et s'éloigna. Il arrivait à la porte
lorsqu'il se retourna.
– Ce soir, je te présenterai une partie importante de la
Famille. Nous trouverons les assassins de tes parents, c'est
juré, et nous nous occuperons aussi des fauteurs de
troubles qui nous gênent. Tout rentrera très vite dans
l'ordre.
La promesse, froide et sans âme, sonna comme une
menace mortelle. Shaé sentit son sang se glacer. Bien sûr,
elle ne faisait pas partie des fauteurs de troubles dont
parlait Barthélemy, pourtant elle était trop fine pour ne pas
avoir remarqué qu'il s'était adressé à Natan et à lui seul.
Une certitude s'imposait lentement à elle : quiconque
touchait à la Famille était en danger !
Un zoo à Paris.
Une mère de famille et deux fillettes assistent, sidérées, à
une scène incroyable. Une jeune fille aux longs cheveux
noirs est agenouillée près d'un tigre six fois plus lourd
qu'elle. Elle a posé sa tête sur son épaule massive comme
pour le remercier et il la gratifie d'un regard énigmatique
qu'elles ont tout de même envie de qualifier de tendre.
Elles ne comprennent pas comment elle a franchi la grille,
mais cela n'a aucune importance. Lorsqu'elles donneront
l'alerte, la jeune fille aura disparu. Personne ne les croira.
6
À la tombée du soir, ils se retrouvèrent, comme prévu, sur
l'esplanade du Trocadéro. Natan, arrivé le premier, se leva
de son banc en voyant Shaé et fit deux pas dans sa direction.
Elle combla en courant la distance qui les séparait.
La Chose avait fui.
Elle était libre.
Elle pouvait se jeter dans les bras de Natan.
Elle pouvait l'embrasser.
Elle pouvait...
Elle s'arrêta à un mètre de lui. Incapable d'approcher
davantage. L'idée qu'il la touche la révulsait soudain. Elle
mourait d'envie de se blottir contre lui et elle ne supportait
pas la pensée de leurs peaux se frôlant...
Son ventre se noua.
La Chose avait peut-être disparu, mais son empreinte
demeurait. Despotique. Elle en aurait pleuré. De rage. De
désillusion. De détresse. Elle se contraignit à repousser la
mèche qui barrait son visage. La mémoire de la Chose
verrouillait son corps, elle ne serait pas maîtresse de son
regard.
– Alors ? demanda-t-elle.
Natan n'avait pas perçu son trouble. Il saisit sur le banc
un objet d'environ un mètre de long enveloppé d'une
housse de soie noire. Il le lui tendit. Elle le prit, en apprécia le
poids et l'équilibre puis ôta le lacet qui fermait la housse.
Un sabre japonais apparut, très simple dans son fourreau
de bois laqué. Seule sa garde métallique était ouvragée et
représentait une branche de cerisier en fleurs. Shaé posa la
main sur la poignée et tira la lame de quelques centimètres.
Un tranchant merveilleusement affûté se dessina, si parfait
que la réalité semblait ondoyer sur son fil.
– C'est un katana, expliqua Natan. Un katana façonné par
Masamune, le plus grand forgeron que le Japon ait connu.
Senseï Kamata me l'a offert.
Il lui raconta sa rencontre avec le vieux maître et
comment, pendant l'entraînement auquel il avait assisté,
son pouvoir de Scholiaste s'était abreuvé à une source
formidable.
– Le plus incroyable, c'est que j'ai beau avoir bu tout ce
qui était à boire, lorsque je me suis retrouvé face à senseï
Kamata sur le tatami, je n'étais qu'un débutant, à des
millions d'années-lumière de lui. Je possédais la technique
d'un maître et devant ce maître, je n'étais rien.
– Je trouve ça plutôt rassurant, fit Shaé.
Sans tenir compte de la remarque, Natan poursuivit :
– Nous avons travaillé pendant trois heures, pendant
trois heures j'ai continué à progresser, et tu sais quoi ? À
aucun moment je n'ai discerné les limites de son art. Lorsque
nous nous sommes séparés, senseï Kamata m'a offert ce
sabre, un des plus beaux au monde. Il m'a expliqué en
japonais qu'il sentait que j'en avais besoin pour suivre mon
chemin. « Ce sabre est à toi. Sers-le et il te servira. Respecte-
le et il te surprendra. Il ouvrira ta Voie. » Ce sont ses propres
mots. Quand on sait l'importance de la notion de Voie pour
un homme tel que lui, c'est un présent d'une valeur
inestimable. Sais-tu que Masamune...
Natan se tut.
– Je suis désolé, reprit-il. Comment ça s'est passé pour
toi ?
– Bien.
– Mais encore ?
– Prends-moi la main.
La voix de Shaé avait vacillé. Elle n'était pas certaine de
supporter qu'il fasse ce qu'elle lui demandait, pourtant,
quand les yeux brillants il obéit, elle parvint à se contenir.
– Je ne sens plus le souffle de la hyène sur ma nuque, lui
expliqua-t-elle. Tout est loin cependant d'être réglé. Le
pouvoir des Métamorphes n'est pas simple à comprendre et
encore moins à maîtriser.
– Que veux-tu dire ?
– Lorsque la Chose me dominait, elle m'imposait de
devenir hyène. Ce n'est plus le cas, mais je reste incapable de
me transformer en un autre animal qu'une panthère noire...
Natan ne put dissimuler un mouvement de déception qui
se mua en sursaut d'effroi lorsque la main de Shaé dans la
sienne devint une patte griffue couverte d'une épaisse
fourrure noire.
– ... mais je me transforme désormais quand je veux et
comme je veux.
À la hauteur de son coude, la fourrure cédait la place à la
manche de son pull de laine sans qu'aucun raccord soit
visible. Le reste de son corps n'avait pas subi la moindre
métamorphose.
Natan contempla un instant la patte de félin qu'il serrait
entre ses doigts puis, doucement, il en caressa la douceur
moirée.
– C'est magnifique, murmura-t-il, et... effrayant.
– ... et aussi follement amusant, répliqua Shaé en
modifiant ses yeux pour qu'ils deviennent jaunes.
Natan sursauta à nouveau. Déjà le regard de Shaé était
redevenu normal, et il tenait cinq doigts bien humains entre
les siens.
Elle retira sa main. Brusquement. Alors qu'elle avait frémi
sous la caresse qu'il avait prodiguée à sa fourrure, elle ne
supportait pas qu'il touche sa peau.
– Nous discuterons plus tard, trancha-t-elle. Nous avons
un train à prendre, non ?
Natan hocha la tête. Il ne la comprenait pas, mais il ne se
sentait pas le droit de lui demander des explications.
– Il part dans une heure, fit-il. J'aimerais faire un tour en
face. Tu viens ?
Ils traversèrent les jardins du Trocadéro, passèrent la
Seine sur le pont d'Iéna et se retrouvèrent sous la tour Eiffel.
– C'est plus haut en vrai que sur les photos ! lança Shaé
en contemplant l'imposante construction métallique.
Natan sourit, rassuré que, finalement, elle ait moins
changé qu'il ne le craignait.
– Barthélemy m'a dit que l'appartement de mon grand-
père surplombait le Champ-de-Mars, expliqua-t-il.
– Tu as l'intention d'aller chez lui ? demanda Shaé soudain
inquiète.
– Non, répondit Natan sur un ton grave. Bien sûr que
non. J'ignore d'ailleurs où se trouve exactement son
appartement. Je veux juste... sentir l'endroit.
– Sentir l'endroit ?
– La vie prend parfois des virages inattendus. À la mort
de mes parents, Barthélemy était censé m'accueillir. J'aurais
rendu visite à mon grand-père. J'aurais peut-être habité ici,
avec lui. Un grain de sable, et voilà que je me transforme en
aventurier, traqué comme un vulgaire gibier par ce même
grand-père...
Shaé s'arrêta pour le dévisager.
– Le grain de sable, c'est moi ?
Il la caressa du regard.
– Non, toi tu es le virage. Un sacré beau virage.
7
La bibliothèque de Valenciennes se dressait dans une
large rue rectiligne, entre une vieille église et un imposant
bâtiment à la façade ouvragée. Loin des constructions
modernes de verre et d'acier, c'était un édifice massif en
briques rouges, datant de plusieurs centaines d'années, et
s'élevant sur trois niveaux surmontés d'un toit d'ardoise.
– Ils pourraient ouvrir plus tôt, maugréa Shaé en
regardant sa montre. Dix heures ! Tu trouves ça normal, toi ?
Natan prit le temps de boire une gorgée de café avant de
lui répondre.
– Je trouve au contraire que nous avons de la chance : le
mardi ou le jeudi, la bibliothèque n'est ouverte que l'après-
midi, et le lundi elle est carrément fermée. Et je te fais
remarquer qu'il ne pleut plus !
– Génial ! se moqua Shaé. Tu as oublié de préciser que
personne n'a fait exploser notre train, que nous ne nous
sommes pas fait agresser en arrivant de nuit dans une ville
inconnue et que la tempête qui ravage la moitié du pays
n'est pas encore arrivée jusqu'ici.
Natan lui adressa un clin d'œil. Comme elle, il avait
entendu les nouvelles à la radio. Les événements
dramatiques qui se succédaient à une vitesse croissante ces
derniers jours, attentats, catastrophes climatiques,
épidémies, tension mondiale, séismes... lui avaient noué le
ventre, mais il refusait de songer à autre chose qu'à leur
projet.
Ils avaient passé la nuit dans un hôtel proche de la gare et
maintenant, installés dans un café, à une dizaine de mètres
de l'entrée de la bibliothèque, ils attendaient depuis près
d'une heure l'ouverture au public.
– Tu ne trouves pas bizarre que l'histoire des Familles soit
accessible dans ces, comment dis-tu, ces incunables ?
demanda Shaé, davantage pour changer de sujet que
motivée par un réel doute. C'est quoi d'abord ces trucs ?
– Les incunables sont des livres imprimés avant 1500. Les
premiers textes imprimés en fait. Ils ont une valeur immense.
Le plus célèbre est La Bible de Gutenberg.
– Gutenberg... c'est le type qui...
– ... a inventé l'imprimerie, oui, sourit Natan. Quant à ta
question sur l'histoire des Familles, je suppose qu'il est
inévitable que des documents la mentionnent, surtout s'ils
sont aussi anciens que les incunables en question.
– Et pourquoi Valenciennes ?
– Parce que la bibliothèque de Valenciennes possède un
incroyable fonds d'incunables.
Shaé grimaça.
– On va passer un mois à examiner de vieux bouquins
poussiéreux ? Génial...
– Moins d'un mois, je l'espère, répondit Natan. Il y a cent
trente-six incunables à Valenciennes. Pas un de plus.
Shaé le contempla avec des yeux ronds, puis émit un
sifflement admiratif.
– Comment tu te débrouilles pour savoir tout ça ? Encore
un don familial ?
Natan éclata de rire.
– Pas vraiment. J'ai trouvé un prospectus à l'hôtel et je
me suis contenté de le lire pendant que tu squattais la salle
de bain... Viens, ça ouvre !
Natan paya leurs consommations, saisit l'étui de soie du
masamune, le petit sac à dos acheté la veille, et ils
traversèrent la rue pour pénétrer par une porte de bois
sombre dans une immense cour intérieure. Surmontée
d'une verrière lumineuse, équipée à mi-hauteur d'une vaste
mezzanine, cette cour était garnie de rayonnages
soigneusement rangés.
Assise derrière un comptoir, une femme aux cheveux gris
noués en chignon les accueillit avec cordialité.
– Nous souhaiterions consulter les incunables, annonça
Natan.
La secrétaire lui renvoya un sourire désolé.
– L'accès à la salle des jésuites n'est possible que sur
rendez-vous.
– C'est que... nous avons une recherche urgente à
effectuer.
Nouveau sourire.
– Ces étudiants, tous les mêmes, on traîne, on traîne et
puis soudain on s'aperçoit qu'on est en retard... Vous êtes
inscrits à la bibliothèque ?
– Pas encore.
– Vous habitez Valenciennes, au moins ?
– Non. Nous arrivons de Paris pour effectuer cette
recherche.
– De Paris ? Sans même passer un coup de fil au
préalable ? Vous ne doutez de rien, vous les jeunes !
Attendez-moi ici deux minutes.
La secrétaire revint bientôt, accompagnée d'un jeune
homme qui semblait à peine plus âgé que Natan. Elle le
présenta comme le conservateur de la bibliothèque et
responsable de la salle des jésuites.
– Puis-je vous aider ? s'enquit ce dernier.
– Je suis des études d'histoire, expliqua Natan, et dans le
cadre d'un travail de recherche, j'aurais besoin de consulter
quelques-uns de vos incunables.
– Quel est le sujet de cette recherche ?
Natan se crispa légèrement. Il n'y avait cependant ni
méfiance ni animosité chez son interlocuteur mais une
simple curiosité, et il se détendit très vite.
– Le rayonnement de la civilisation sumérienne et la
pérennité de certaines de ses traditions à travers les siècles.
Une flamme s'alluma dans le regard du jeune
conservateur.
– C'est un thème peu banal, et je crois que vous avez
frappé à la bonne porte. Nous possédons un incunable
assez obscur qui traite, me semble-t-il, ce sujet. Pour tout
dire, son contenu reste très controversé. Du moins par les
trois ou quatre spécialistes qui, durant ces cinquante
dernières années, ont pris la peine et le temps de s'y
plonger. Suivez-moi.
Il n'était plus question d'inscription ou de rendez-vous.
Souriant comme seuls sourient les spécialistes qui se
préparent à partager leur passion, le conservateur guida
Natan et Shaé hors de la cour. Ils empruntèrent un large
escalier de pierre qui montait vers les étages.
– Nous sommes dans un ancien collège jésuite, expliqua-
t-il. D'où le nom de la salle où je vous conduis. Une bonne
partie de nos livres anciens provient d'ailleurs de la
bibliothèque du collège.
– L'incunable dont vous m'avez parlé aussi ?
– Il me semble que oui. Les jésuites ont de tous temps été
de remarquables érudits, avides de connaissances dans une
multitude de domaines dont certains assez confidentiels. Je
suis d'ailleurs persuadé que les caves de la bibliothèque ne
nous ont pas encore révélé la moitié de leurs secrets. Voilà,
nous y sommes.
Il ouvrit la porte d'une vaste salle voûtée de vingt mètres
de long. Son sol était parqueté de vieux bois, ses extrémités
décorées de fresques gigantesques, son centre occupé par
une immense table de travail en noyer, mais c'étaient les
rayonnages qui attiraient irrésistiblement l'attention.
Surmontés de peintures des XVIe et XVIIe siècles, ils
contenaient des milliers d'ouvrages qui, bien que
parfaitement entretenus, offraient une incroyable
impression d'ancienneté.
– Une fabuleuse collection, n'est-ce pas ? fit le
conservateur. Le texte qui vous intéresse doit se trouver...
ici !
Il tendit une main assurée et dégagea un grimoire à la
couverture patinée par le temps et l'usage. Il le déposa avec
respect sur la table.
– À manier avec le plus grand soin, recommanda-t-il. Il ne
doit pas y en avoir plus de dix exemplaires au monde.
Le cœur battant, Natan et Shaé s'approchèrent. Dans un
coin de la pièce, une caméra de surveillance pivota en silence
dans leur direction.
8
L'incunable était imprimé en caractères gothiques si
serrés qu'il était difficile de les distinguer les uns des autres.
Shaé poussa un grognement de frustration.
– C'est des hiéroglyphes ? demanda-t-elle.
Le conservateur lui jeta un coup d'œil étonné.
– Non, du latin, expliqua Natan.
– Et tu sais lire ça, toi ?
– Je me débrouille, répondit-il en commençant à feuilleter
les pages. Je devrais m'en sortir.
– N'hésitez pas à solliciter mon aide, intervint le
conservateur. J'ai suivi un cursus de lettres classiques et je
maîtrise encore assez bien le latin.
– Je ne voudrais pas vous déranger, fit Natan qui espérait
le voir se retirer au plus vite.
– Vous ne me dérangez pas, et je suis de toute façon tenu
de rester avec vous. Le règlement veut que l'on ne laisse
jamais de visiteurs seuls dans la salle des jésuites. Que
cherchez-vous exactement ?
– Une allusion à des Familles importantes ou alors à un
personnage nommé Jaalab.
– Ça ne sonne pas sumérien, remarqua le conservateur.
Natan se contenta de hausser les épaules et reprit sa
lecture. Malgré ses assertions il ne connaissait pas assez
bien le latin pour lire très vite, et le texte, nébuleux, n'avait
aucun rapport avec ses attentes.
Il aurait aimé l'étudier tranquillement, si possible à l'aide
d'un dictionnaire, mais la présence du conservateur le
gênait, comme le gênaient les déambulations de Shaé dans
la grande salle.
– Tu ne peux pas t'arrêter de marcher cinq minutes ?
s'emporta-t-il au bout d'un moment.
Elle le regarda, surprise, puis hocha la tête et alla
s'appuyer à une fenêtre.
– Je t'aime bien comme ça, grinça-t-elle entre ses dents.
On dirait mon prof de français...
– Là ! s'exclama le conservateur en pointant du doigt une
des deux colonnes du texte. « Le roi s'adressa alors à l'une
des sept Familles, et lui demanda d'étendre son... pouvoir
de... guérison... » Oui, c'est ça, potestatem curandi : pouvoir
de guérison, « d'étendre son pouvoir de guérison à son fils ».
Et là, un peu plus bas : « Les Familles suivirent les conseils
des... formas mutantium... des changeurs de forme... ». Je ne
comprends pas ce que cela signifie mais c'est bien ce qui est
écrit : « ... des changeurs de forme et voyagèrent vers l'Est ».
Natan, soudain, était fébrile. Il tourna une page, trouva
une allusion aux Bâtisseurs, une autre aux Mnésiques,
tourna encore deux pages, dénicha l'équivalent latin du mot
« Cogiste » puis une tournure qu'il traduisit comme « ceux
qui apprennent en regardant ». Ces trouvailles auraient
mérité qu'il s'y attarde, qu'il déchiffre chaque paragraphe les
concernant, mais il en était incapable. Il tournait les pages,
cherchant des indices, encore et encore. Il parcourut ainsi les
trois quarts du livre.
Avant de découvrir la carte.
C'était davantage un plan sommaire qu'une véritable
carte, fait de lignes pâles s'entrecroisant pour former une
multitude de carrés et de rectangles de tailles diverses. Une
œuvre totalement absconse, n'eût été son titre : Domus in
Aliis Locis.
La Maison dans l'Ailleurs !
Il avait sous les yeux un plan de la Maison dans l'Ailleurs !
Les traits minuscules sur le bord des pièces devaient être
les portes et l'indication inscrite en caractères quasi
microscopiques qui les jouxtait l'endroit où elles
conduisaient.
Il plissa les yeux. Mnesicis janua : la porte des Mnésiques,
Cogitis janua, la porte des Cogistes, Scoliastis janua, la porte
des Scholiastes...
C'était ça. Anton lui avait expliqué que les Bâtisseurs
avaient offert des portes aux six autres Familles. Le plan
indiquait lesquelles.
Il levait la tête pour appeler Shaé lorsqu'un nom, près de
la pliure centrale, attira son regard. Un nom différent de
ceux qui se répétaient sur toute la surface de la carte :
Jaalabis janua.
La porte de Jaalab !
– Ce plan est une énigme, fit doctement le conservateur.
Il n'a pas été imprimé avec le reste du livre, voyez la couture
qui le lie aux autres pages. Bien que très ancien, il ne paraît
pas dater de la même époque et...
Natan ne l'écoutait pas.
– Shaé...
Les yeux fixés sur la rue, elle ne lui accorda pas la moindre
attention.
– Shaé ! Viens voir. C'est un...
– Chut !
Son « chut » avait été si péremptoire que Natan se tut. Elle
se tourna pour balayer la pièce des yeux. Son regard
accrocha la caméra fixée dans un angle.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle au conservateur.
– Une caméra de surveillance. Nous la branchons la nuit
pour...
– La nuit ? Vraiment ?
Elle fit un pas vers eux et l'objectif pivota pour la garder
dans son champ.
– Je... je... ne comprends pas, balbutia le conservateur.
C'est sans doute une défaillance du système.
Puis il se reprit et sourit un peu bêtement.
– Quelle importance après tout ? Être filmé ne présente
aucun inconvénient pour peu que...
Shaé lui tourna le dos.
– Cette salle est un piège, Nat. Un piège conçu par ta
Famille pour attirer ses ennemis et les coincer. On a trouvé
cette bibliothèque bien trop facilement, on s'est fait rouler !
Natan fronça les sourcils.
– Tu exagères, non ? Tout ça à cause d'une caméra ?
– Crois-moi, Nat, c'est un piège. Depuis que je suis à la
fenêtre, j'ai vu quatorze personnes sortir de la bibliothèque,
aucune y entrer et, maintenant, il n'y a plus un chat dans la
rue. C'est...
Elle se figea.
Concentra son ouïe. Une ouïe dont seul Natan pouvait
deviner la formidable acuité. Une ouïe de félin. Puis elle
blêmit.
– Ils sont déjà à l'intérieur, Nat.
– Qui ça ?
– Les tueurs de ton grand-père !
9
Natan referma l'incunable d'un geste rapide et le rangea
dans son sac.
– Que faites-vous ? s'insurgea le conservateur. Et qui
êtes-vous d'abord ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de
tueurs ? Vous ne pouvez pas...
– J'ai vraiment besoin de ce livre, le coupa Natan. Je vous
promets que je ferai mon possible pour vous le rendre.
– Vite, Nat ! intervint Shaé, la main sur la poignée.
Le conservateur se lança dans une diatribe virulente, mais
déjà Natan avait rejoint Shaé. Elle entrouvrit la porte, écouta
avant de hocher la tête. Ils se glissèrent hors de la salle.
– Au voleur ! hurla le conservateur sans bouger d'un
centimètre.
Il n'y avait pas un bruit dans la bibliothèque. Natan jeta un
coup d'œil par une fenêtre qui donnait sur la cour intérieure.
Les travées étaient désertes, et personne ne se tenait plus
derrière le comptoir d'accueil.
– Ils se sont déployés au rez-de-chaussée, murmura Shaé
à son oreille. Pour l'instant l'escalier est libre. Suis-moi.
Ils descendirent les marches avec précaution. Shaé se
mouvait en silence avec une grâce féline, Natan avait passé
son sac sur ses épaules et sorti le masamune de son étui de
soie. Bien qu'ignorant s'il serait capable de s'en servir, il était
prêt à le dégainer.
En arrivant sur le palier intermédiaire, ils virent le premier
milicien. Revêtu d'une armure de kevlar noir, il montait vers
eux. En les apercevant, il voulut donner l'alerte.
Déjà Shaé avait bondi par-dessus la rambarde. Elle ne prit
pas la peine de se transformer, et atterrit, pieds joints, sur le
dos du milicien.
Une armure de kevlar n'est pas conçue pour amortir
l'impact d'une masse de cinquante kilos tombant de trois
mètres de haut. Le milicien s'écrasa contre les marches et ne
bougea plus. Shaé avait à peine vacillé.
Natan la rejoignit en courant.
– Ça va ?
En guise de réponse, elle leva le pouce. Ils reprirent leur
progression.
L'ILLUSTRATEUR
Didier Garguilo est né en 1974 à l'île de la Réunion.
Lorsque sa main rencontre un crayon pour la première fois, il
découvre une chose merveilleuse : quand la main file droit,
elle trace une ligne droite comme un horizon, et lorsque la
main tourne, la ligne s'arrondit comme un chat qu'on
caresse ! Il tombe amoureux des lignes et n'a cessé d'en
tracer depuis, inlassablement.
À dix-neuf ans, il quitte son île pour entamer des études
de dessin à l'école Émile-Cohl, à Lyon. Puis il s'installe à
Angoulême. Il a travaillé dans le dessin animé avant de se
consacrer avec bonheur à l'illustration, et se lance
aujourd'hui dans la bande dessinée.