La Princesse de Cleves
La Princesse de Cleves
La Princesse de Cleves
PREMIERE PARTIE
SECONDE PARTIE
TROISIEME PARTIE
QUATRIEME PARTIE
LE LIBRAIRE AU LECTEUR.
Quelque approbation qu'ait eu cette Histoire dans les lectures
qu'on en a faites, l'Auteur n'a pû se resoudre à se déclarer, il a
craint que son nom ne diminuât le succès de son Livre. Il sait par
expérience, que l'on condamne quelquefois les Ouvrages sur la
médiocre opinion qu'on a de l'Auteur, et il sait aussi que la
réputation de l'Auteur donne souvent du prix aux Ouvrages. Il
demeure donc dans l'obscurité où il est, pour laisser les jugements
plus libres & plus équitables, & il se montrera néanmoins si cette
Histoire est aussi agréable au Public que je l'espère.
PREMIERE PARTIE
La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec
tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri
second. Ce prince était galant, bien fait et amoureux; quoique sa
passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût
commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins
violente, et il n'en donnait pas des témoignages moins éclatants.
Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du
corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations. C'étaient
tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des
courses de bagues, ou de semblables divertissements; les couleurs
et les chiffres de madame de Valentinois paraissaient partout, et elle
paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir
mademoiselle de La Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier.
La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était
belle, quoiqu'elle eût passé la première jeunesse; elle aimait la
grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l'avait épousée
lorsqu'il était encore duc d'Orléans, et qu'il avait pour aîné le
dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses
grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi
François premier, son père.
L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande
douceur à régner; il semblait qu'elle souffrît sans peine l'attachement
du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n'en témoignait
aucune jalousie; mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il
était difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait
d'approcher cette duchesse de sa personne, afin d'en approcher
aussi le roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de
celles dont il n'était pas amoureux: il demeurait tous les jours chez la
reine à l'heure du cercle, où tout ce qu'il y avait de plus beau et de
mieux fait, de l'un et de l'autre sexe, ne manquait pas de se trouver.
Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes
admirablement bien faits; et il semblait que la nature eût pris plaisir à
placer ce qu'elle donne de plus beau, dans les plus grandes
princesses et dans les plus grands princes. Madame Élisabeth de
France, qui fut depuis reine d'Espagne, commençait à faire paraître
un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si
funeste. Marie Stuart, reine d'Écosse, qui venait d'épouser monsieur
le dauphin, et qu'on appelait la reine Dauphine, était une personne
parfaite pour l'esprit et pour le corps: elle avait été élevée à la cour
de France, elle en avait pris toute la politesse, et elle était née avec
tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa
grande jeunesse, elle les aimait et s'y connaissait mieux que
personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, sœur du roi,
aimaient aussi les vers, la comédie et la musique. Le goût que le roi
François premier avait eu pour la poésie et pour les lettres régnait
encore en France; et le roi son fils aimant les exercices du corps,
tous les plaisirs étaient à la cour. Mais ce qui rendait cette cour belle
et majestueuse était le nombre infini de princes et de grands
seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer
étaient, en des manières différentes, l'ornement et l'admiration de
leur siècle.
Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la
grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Il
excellait dans la guerre, et le duc de Guise lui donnait une émulation
qui l'avait porté plusieurs fois à quitter sa place de général, pour
aller combattre auprès de lui comme un simple soldat, dans les lieux
les plus périlleux. Il est vrai aussi que ce duc avait donné des
marques d'une valeur si admirable et avait eu de si heureux succès,
qu'il n'y avait point de grand capitaine qui ne dût le regarder avec
envie. Sa valeur était soutenue de toutes les autres grandes qualités:
il avait un esprit vaste et profond, une âme noble et élevée, et une
égale capacité pour la guerre et pour les affaires. Le cardinal de
Lorraine, son frère, était né avec une ambition démesurée, avec un
esprit vif et une éloquence admirable, et il avait acquis une science
profonde, dont il se servait pour se rendre considérable en
défendant la religion catholique qui commençait d'être attaquée. Le
chevalier de Guise, que l'on appela depuis le grand prieur, était un
prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d'esprit, plein
d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute l'Europe. Le prince de
Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme
grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux
même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie était
glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avait eus,
quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour. Il
avait trois fils parfaitement bien faits: le second, qu'on appelait le
prince de Clèves, était digne de soutenir la gloire de son nom; il était
brave et magnifique, et il avait une prudence qui ne se trouve guère
avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette
ancienne maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont point
dédaigné de porter le nom, était également distingué dans la guerre
et dans la galanterie. Il était beau, de bonne mine, vaillant, hardi,
libéral; toutes ces bonnes qualités étaient vives et éclatantes; enfin, il
était seul digne d'être comparé au duc de Nemours, si quelqu'un lui
eût pu être comparable. Mais ce prince était un chef-d'œuvre de la
nature; ce qu'il avait de moins admirable était d'être l'homme du
monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des
autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son
esprit, dans son visage et dans ses actions, que l'on n'a jamais vu
qu'à lui seul; il avait un enjouement qui plaisait également aux
hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses
exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout
le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin, un air dans toute sa
personne, qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les
lieux où il paraissait. Il n'y avait aucune dame dans la cour, dont la
gloire n'eût été flattée de le voir attaché à elle; peu de celles à qui il
s'était attaché se pouvaient vanter de lui avoir résisté, et même
plusieurs à qui il n'avait point témoigné de passion n'avaient pas
laissé d'en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tant de
disposition à la galanterie, qu'il ne pouvait refuser quelques soins à
celles qui tâchaient de lui plaire: ainsi il avait plusieurs maîtresses,
mais il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement. Il allait
souvent chez la reine dauphine; la beauté de cette princesse, sa
douceur, le soin qu'elle avait de plaire à tout le monde, et l'estime
particulière qu'elle témoignait à ce prince, avaient souvent donné lieu
de croire qu'il levait les yeux jusqu'à elle. Messieurs de Guise, dont
elle était nièce, avaient beaucoup augmenté leur crédit et leur
considération par son mariage; leur ambition les faisait aspirer à
s'égaler aux princes du sang, et à partager le pouvoir du connétable
de Montmorency. Le roi se reposait sur lui de la plus grande partie
du gouvernement des affaires, et traitait le duc de Guise et le
maréchal de Saint-André comme ses favoris. Mais ceux que la
faveur ou les affaires approchaient de sa personne ne s'y pouvaient
maintenir qu'en se soumettant à la duchesse de Valentinois; et
quoiqu'elle n'eût plus de jeunesse ni de beauté, elle le gouvernait
avec un empire si absolu, que l'on peut dire qu'elle était maîtresse
de sa personne et de l'État.
Le roi avait toujours aimé le connétable, et sitôt qu'il avait
commencé à régner, il l'avait rappelé de l'exil où le roi François
premier l'avait envoyé. La cour était partagée entre messieurs de
Guise et le connétable, qui était soutenu des princes du sang. L'un et
l'autre parti avait toujours songé à gagner la duchesse de
Valentinois. Le duc d'Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé
une de ses filles; le connétable aspirait à la même alliance. Il ne se
contentait pas d'avoir marié son fils aîné avec madame Diane, fille
du roi et d'une dame de Piémont, qui se fit religieuse aussitôt qu'elle
fut accouchée. Ce mariage avait eu beaucoup d'obstacles, par les
promesses que monsieur de Montmorency avait faites à
mademoiselle de Piennes, une des filles d'honneur de la reine; et
bien que le roi les eût surmontés avec une patience et une bonté
extrême, ce connétable ne se trouvait pas encore assez appuyé, s'il
ne s'assurait de madame de Valentinois, et s'il ne la séparait de
messieurs de Guise, dont la grandeur commençait à donner de
l'inquiétude à cette duchesse. Elle avait retardé, autant qu'elle avait
pu, le mariage du dauphin avec la reine d'Écosse: la beauté et
l'esprit capable et avancé de cette jeune reine, et l'élévation que ce
mariage donnait à messieurs de Guise, lui étaient insupportables.
Elle haïssait particulièrement le cardinal de Lorraine; il lui avait parlé
avec aigreur, et même avec mépris. Elle voyait qu'il prenait des
liaisons avec la reine; de sorte que le connétable la trouva disposée
à s'unir avec lui, et à entrer dans son alliance, par le mariage de
mademoiselle de La Marck, sa petite fille, avec monsieur d'Anville,
son second fils, qui succéda depuis à sa charge sous le règne de
Charles IX. Le connétable ne crut pas trouver d'obstacles dans
l'esprit de monsieur d'Anville pour un mariage, comme il en avait
trouvé dans l'esprit de monsieur de Montmorency; mais, quoique
les raisons lui en fussent cachées, les difficultés n'en furent guère
moindres. Monsieur d'Anville était éperdument amoureux de la
reine dauphine, et, quelque peu d'espérance qu'il eût dans cette
passion, il ne pouvait se résoudre à prendre un engagement qui
partagerait ses soins. Le maréchal de Saint-André était le seul dans
la cour qui n'eût point pris de parti. Il était un des favoris, et sa
faveur ne tenait qu'à sa personne: le roi l'avait aimé dès le temps
qu'il était dauphin; et depuis, il l'avait fait maréchal de France, dans
un âge où l'on n'a pas encore accoutumé de prétendre aux moindres
dignités. Sa faveur lui donnait un éclat qu'il soutenait par son mérite
et par l'agrément de sa personne, par une grande délicatesse pour
sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnificence
qu'on eût jamais vue en un particulier. La libéralité du roi fournissait
à cette dépense; ce prince allait jusqu'à la prodigalité pour ceux qu'il
aimait; il n'avait pas toutes les grandes qualités, mais il en avait
plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre; aussi
avait-il eu d'heureux succès et si on en excepte la bataille de Saint-
Quentin, son règne n'avait été qu'une suite de victoires. Il avait
gagné en personne la bataille de Renty; le Piémont avait été
conquis; les Anglais avaient été chassés de France, et l'empereur
Charles-Quint avait vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz,
qu'il avait assiégée inutilement avec toutes les forces de l'Empire et
de l'Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avait
diminué l'espérance de nos conquêtes, et que, depuis, la fortune
avait semblé se partager entre les deux rois, ils se trouvèrent
insensiblement disposés à la paix.
La duchesse douairière de Lorraine avait commencé à en faire des
propositions dans le temps du mariage de monsieur le dauphin; il y
avait toujours eu depuis quelque négociation secrète. Enfin,
Cercamp, dans le pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait
s'assembler. Le cardinal de Lorraine, le connétable de
Montmorency et le maréchal de Saint-André s'y trouvèrent pour le
roi; le duc d'Albe et le prince d'Orange, pour Philippe II; et le duc
et la duchesse de Lorraine furent les médiateurs. Les principaux
articles étaient le mariage de madame Élisabeth de France avec
Don Carlos, infant d'Espagne, et celui de Madame sœur du roi,
avec monsieur de Savoie.
Le roi demeura cependant sur la frontière, et il y reçut la nouvelle
de la mort de Marie, reine d'Angleterre. Il envoya le comte de
Randan à Élisabeth, pour la complimenter sur son avènement à la
couronne; elle le reçut avec joie. Ses droits étaient si mal établis,
qu'il lui était avantageux de se voir reconnue par le roi. Ce comte la
trouva instruite des intérêts de la cour de France, et du mérite de
ceux qui la composaient; mais surtout il la trouva si remplie de la
réputation du duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce
prince, et avec tant d'empressement, que, quand monsieur de
Randan fut revenu, et qu'il rendit compte au roi de son voyage, il lui
dit qu'il n'y avait rien que monsieur de Nemours ne pût prétendre
auprès de cette princesse, et qu'il ne doutait point qu'elle ne fût
capable de l'épouser. Le roi en parla à ce prince dès le soir même;
il lui fit conter par monsieur de Randan toutes ses conversations
avec Élisabeth, et lui conseilla de tenter cette grande fortune.
Monsieur de Nemours crut d'abord que le roi ne lui parlait pas
sérieusement; mais comme il vit le contraire:
—Au moins, Sire, lui dit-il, si je m'embarque dans une entreprise
chimérique, par le conseil et pour le service de Votre Majesté, je la
supplie de me garder le secret, jusqu'à ce que le succès me justifie
vers le public, et de vouloir bien ne me pas faire paraître rempli
d'une assez grande vanité, pour prétendre qu'une reine, qui ne m'a
jamais vu, me veuille épouser par amour.
Le roi lui promit de ne parler qu'au connétable de ce dessein, et il
jugea même le secret nécessaire pour le succès. Monsieur de
Randan conseillait à monsieur de Nemours d'aller en Angleterre sur
le simple prétexte de voyager; mais ce prince ne put s'y résoudre. Il
envoya Lignerolles qui était un jeune homme d'esprit, son favori,
pour voir les sentiments de la reine, et pour tâcher de commencer
quelque liaison. En attendant l'événement de ce voyage, il alla voir le
duc de Savoie, qui était alors à Bruxelles avec le roi d'Espagne. La
mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix;
l'assemblée se rompit à la fin de novembre, et le roi revint à Paris.
Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le
monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle
donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir
de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de
Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père
était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de
Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient
extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé
plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle
avait donné ses soins à l'éducation de sa fille; mais elle ne travailla
pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté; elle songea aussi à
lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des
mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant
les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres
avait une opinion opposée; elle faisait souvent à sa fille des peintures
de l'amour; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader
plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux; elle lui
contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur
infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements; et
elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie
d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et
d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance.
Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver
cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un
grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une
femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.
Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France;
et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé
plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement
glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille; la voyant dans
sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva,
le vidame alla au-devant d'elle; il fut surpris de la grande beauté de
mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La
blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat
que l'on n'a jamais vu qu'à elle; tous ses traits étaient réguliers, et
son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.
Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des
pierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet
homme était venu de Florence avec la reine, et s'était tellement
enrichi dans son trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d'un
grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y était, le prince de
Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sa beauté, qu'il ne put
cacher sa surprise; et mademoiselle de Chartres ne put s'empêcher
de rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avait donné. Elle se remit
néanmoins, sans témoigner d'autre attention aux actions de ce
prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel
qu'il paraissait. Monsieur de Clèves la regardait avec admiration, et
il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu'il ne
connaissait point. Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à
sa suite, qu'elle devait être d'une grande qualité. Sa jeunesse lui
faisait croire que c'était une fille; mais ne lui voyant point de mère, et
l'Italien qui ne la connaissait point l'appelant madame, il ne savait
que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s'aperçut
que ses regards l'embarrassaient, contre l'ordinaire des jeunes
personnes qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui
parut même qu'il était cause qu'elle avait de l'impatience de s'en
aller, et en effet elle sortit assez promptement. Monsieur de Clèves
se consola de la perdre de vue, dans l'espérance de savoir qui elle
était; mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connaissait
point. Il demeura si touché de sa beauté, et de l'air modeste qu'il
avait remarqué dans ses actions, qu'on peut dire qu'il conçut pour
elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires. Il alla
le soir chez Madame, sœur du roi.
Cette princesse était dans une grande considération, par le crédit
qu'elle avait sur le roi, son frère; et ce crédit était si grand, que le
roi, en faisant la paix, consentait à rendre le Piémont, pour lui faire
épouser le duc de Savoie. Quoiqu'elle eût désiré toute sa vie de se
marier, elle n'avait jamais voulu épouser qu'un souverain, et elle
avait refusé pour cette raison le roi de Navarre lorsqu'il était duc de
Vendôme, et avait toujours souhaité monsieur de Savoie; elle avait
conservé de l'inclination pour lui depuis qu'elle l'avait vu à Nice, à
l'entrevue du roi François premier et du pape Paul troisième.
Comme elle avait beaucoup d'esprit, et un grand discernement pour
les belles choses, elle attirait tous les honnêtes gens, et il y avait de
certaines heures où toute la cour était chez elle.
Monsieur de Clèves y vint à son ordinaire; il était si rempli de
l'esprit et de la beauté de mademoiselle de Chartres, qu'il ne pouvait
parler d'autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvait
se lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avait vue,
qu'il ne connaissait point. Madame lui dit qu'il n'y avait point de
personne comme celle qu'il dépeignait, et que s'il y en avait
quelqu'une, elle serait connue de tout le monde. Madame de
Dampierre, qui était sa dame d'honneur et amie de madame de
Chartres, entendant cette conversation, s'approcha de cette
princesse, et lui dit tout bas que c'était sans doute mademoiselle de
Chartres que monsieur de Clèves avait vue. Madame se retourna
vers lui, et lui dit que s'il voulait revenir chez elle le lendemain, elle lui
ferait voir cette beauté dont il était si touché. Mademoiselle de
Chartres parut en effet le jour suivant; elle fut reçue des reines avec
tous les agréments qu'on peut s'imaginer, et avec une telle
admiration de tout le monde, qu'elle n'entendait autour d'elle que
des louanges. Elle les recevait avec une modestie si noble, qu'il ne
semblait pas qu'elle les entendît, ou du moins qu'elle en fût touchée.
Elle alla ensuite chez Madame, sœur du roi. Cette princesse, après
avoir loué sa beauté, lui conta l'étonnement qu'elle avait donné à
monsieur de Clèves. Ce prince entra un moment après.
—Venez, lui dit-elle, voyez si je ne vous tiens pas ma parole, et si
en vous montrant mademoiselle de Chartres, je ne vous fais pas voir
cette beauté que vous cherchiez; remerciez-moi au moins de lui
avoir appris l'admiration que vous aviez déjà pour elle.
Monsieur de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne
qu'il avait trouvée si aimable était d'une qualité proportionnée à sa
beauté; il s'approcha d'elle, et il la supplia de se souvenir qu'il avait
été le premier à l'admirer, et que, sans la connaître, il avait eu pour
elle tous les sentiments de respect et d'estime qui lui étaient dus.
Le chevalier de Guise et lui, qui étaient amis, sortirent ensemble de
chez Madame. Ils louèrent d'abord mademoiselle de Chartres sans
se contraindre. Ils trouvèrent enfin qu'ils la louaient trop, et ils
cessèrent l'un et l'autre de dire ce qu'ils en pensaient; mais ils furent
contraints d'en parler les jours suivants, partout où ils se
rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes
les conversations. La reine lui donna de grandes louanges, et eut
pour elle une considération extraordinaire; la reine dauphine en fit
une de ses favorites, et pria madame de Chartres de la mener
souvent chez elle. Mesdames, filles du roi, l'envoyaient chercher
pour être de tous leurs divertissements. Enfin, elle était aimée et
admirée de toute la cour, excepté de madame de Valentinois. Ce
n'est pas que cette beauté lui donnât de l'ombrage: une trop longue
expérience lui avait appris qu'elle n'avait rien à craindre auprès du
roi; mais elle avait tant de haine pour le vidame de Chartres, qu'elle
avait souhaité d'attacher à elle par le mariage d'une de ses filles, et
qui s'était attaché à la reine, qu'elle ne pouvait regarder
favorablement une personne qui portait son nom, et pour qui il
faisait paraître une grande amitié.
Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de
mademoiselle de Chartres, et souhaitait ardemment de l'épouser;
mais il craignait que l'orgueil de madame de Chartres ne fût blessé
de donner sa fille à un homme qui n'était pas l'aîné de sa maison.
Cependant cette maison était si grande, et le comte d'Eu, qui en
était l'aîné, venait d'épouser une personne si proche de la maison
royale, que c'était plutôt la timidité que donne l'amour, que de
véritables raisons, qui causaient les craintes de monsieur de Clèves.
Il avait un grand nombre de rivaux: le chevalier de Guise lui
paraissait le plus redoutable par sa naissance, par son mérite, et par
l'éclat que la faveur donnait à sa maison. Ce prince était devenu
amoureux de mademoiselle de Chartres le premier jour qu'il l'avait
vue; il s'était aperçu de la passion de monsieur de Clèves, comme
monsieur de Clèves s'était aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent
amis, l'éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avait
pas permis de s'expliquer ensemble; et leur amitié s'était refroidie,
sans qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir. L'aventure qui était
arrivée à monsieur de Clèves, d'avoir vu le premier mademoiselle
de Chartres, lui paraissait un heureux présage, et semblait lui donner
quelque avantage sur ses rivaux; mais il prévoyait de grands
obstacles par le duc de Nevers son père. Ce duc avait d'étroites
liaisons avec la duchesse de Valentinois: elle était ennemie du
vidame, et cette raison était suffisante pour empêcher le duc de
Nevers de consentir que son fils pensât à sa nièce.
Madame de Chartres, qui avait eu tant d'application pour inspirer
la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins
dans un lieu où ils étaient si nécessaires, et où il y avait tant
d'exemples si dangereux. L'ambition et la galanterie étaient l'âme de
cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y
avait tant d'intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y
avaient tant de part, que l'amour était toujours mêlé aux affaires, et
les affaires à l'amour. Personne n'était tranquille, ni indifférent; on
songeait à s'élever, à plaire, à servir ou à nuire; on ne connaissait ni
l'ennui, ni l'oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs ou des
intrigues. Les dames avaient des attachements particuliers pour la
reine, pour la reine dauphine, pour la reine de Navarre, pour
Madame, sœur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les
inclinations, les raisons de bienséance, ou le rapport d'humeur
faisaient ces différents attachements. Celles qui avaient passé la
première jeunesse et qui faisaient profession d'une vertu plus austère
étaient attachées à la reine. Celles qui étaient plus jeunes et qui
cherchaient la joie et la galanterie faisaient leur cour à la reine
dauphine. La reine de Navarre avait ses favorites; elle était jeune et
elle avait du pouvoir sur le roi son mari: il était joint au connétable,
et avait par là beaucoup de crédit. Madame, sœur du roi, conservait
encore de la beauté, et attirait plusieurs dames auprès d'elle. La
duchesse de Valentinois avait toutes celles qu'elle daignait regarder;
mais peu de femmes lui étaient agréables; et excepté quelques-unes
qui avaient sa familiarité et sa confiance, et dont l'humeur avait du
rapport avec la sienne, elle n'en recevait chez elle que les jours où
elle prenait plaisir à avoir une cour comme celle de la reine.
Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie
les unes contre les autres: les dames qui les composaient avaient
aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les
amants; les intérêts de grandeur et d'élévation se trouvaient souvent
joints à ces autres intérêts moins importants, mais qui n'étaient pas
moins sensibles. Ainsi il y avait une sorte d'agitation sans désordre
dans cette cour, qui la rendait très agréable, mais aussi très
dangereuse pour une jeune personne. Madame de Chartres voyait
ce péril, et ne songeait qu'aux moyens d'en garantir sa fille. Elle la
pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire
confidence de toutes les galanteries qu'on lui dirait, et elle lui promit
de lui aider à se conduire dans des choses où l'on était souvent
embarrassée quand on était jeune.
Le chevalier de Guise fit tellement paraître les sentiments et les
desseins qu'il avait pour mademoiselle de Chartres, qu'ils ne furent
ignorés de personne. Il ne voyait néanmoins que de l'impossibilité
dans ce qu'il désirait; il savait bien qu'il n'était point un parti qui
convînt à mademoiselle de Chartres, par le peu de biens qu'il avait
pour soutenir son rang; et il savait bien aussi que ses frères
n'approuveraient pas qu'il se mariât, par la crainte de l'abaissement
que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes
maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bientôt voir qu'il ne se
trompait pas; il condamna l'attachement qu'il témoignait pour
mademoiselle de Chartres, avec une chaleur extraordinaire; mais il
ne lui en dit pas les véritables raisons. Ce cardinal avait une haine
pour le vidame, qui était secrète alors, et qui éclata depuis. Il eût
plutôt consenti à voir son frère entrer dans tout autre alliance que
dans celle de ce vidame; et il déclara si publiquement combien il en
était éloigné, que madame de Chartres en fut sensiblement offensée.
Elle prit de grands soins de faire voir que le cardinal de Lorraine
n'avait rien à craindre, et qu'elle ne songeait pas à ce mariage. Le
vidame prit la même conduite, et sentit, encore plus que madame de
Chartres, celle du cardinal de Lorraine, parce qu'il en savait mieux
la cause.
Le prince de Clèves n'avait pas donné des marques moins
publiques de sa passion, qu'avait fait le chevalier de Guise. Le duc
de Nevers apprit cet attachement avec chagrin. Il crut néanmoins
qu'il n'avait qu'à parler à son fils, pour le faire changer de conduite;
mais il fut bien surpris de trouver en lui le dessein formé d'épouser
mademoiselle de Chartres. Il blâma ce dessein; il s'emporta et
cacha si peu son emportement, que le sujet s'en répandit bientôt à la
cour, et alla jusqu'à madame de Chartres. Elle n'avait pas mis en
doute que monsieur de Nevers ne regardât le mariage de sa fille
comme un avantage pour son fils; elle fut bien étonnée que la
maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu
de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut lui fit penser à trouver un parti
pour sa fille, qui la mît au-dessus de ceux qui se croyaient au-dessus
d'elle. Après avoir tout examiné, elle s'arrêta au prince dauphin, fils
du duc de Montpensier. Il était lors à marier, et c'était ce qu'il y
avait de plus grand à la cour. Comme madame de Chartres avait
beaucoup d'esprit, qu'elle était aidée du vidame qui était dans une
grande considération, et qu'en effet sa fille était un parti
considérable, elle agit avec tant d'adresse et tant de succès, que
monsieur de Montpensier parut souhaiter ce mariage, et il semblait
qu'il ne s'y pouvait trouver de difficultés.
Le vidame, qui savait l'attachement de monsieur d'Anville pour la
reine dauphine, crut néanmoins qu'il fallait employer le pouvoir que
cette princesse avait sur lui, pour l'engager à servir mademoiselle de
Chartres auprès du roi et auprès du prince de Montpensier, dont il
était ami intime. Il en parla à cette reine, et elle entra avec joie dans
une affaire où il s'agissait de l'élévation d'une personne qu'elle aimait
beaucoup; elle le témoigna au vidame, et l'assura que, quoiqu'elle
sût bien qu'elle ferait une chose désagréable au cardinal de
Lorraine, son oncle, elle passerait avec joie par-dessus cette
considération, parce qu'elle avait sujet de se plaindre de lui, et qu'il
prenait tous les jours les intérêts de la reine contre les siens propres.
Les personnes galantes sont toujours bien aises qu'un prétexte leur
donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sitôt que le vidame eut
quitté madame la dauphine, elle ordonna à Châtelart, qui était favori
de monsieur d'Anville, et qui savait la passion qu'il avait pour elle,
de lui aller dire, de sa part, de se trouver le soir chez la reine.
Châtelart reçut cette commission avec beaucoup de joie et de
respect. Ce gentilhomme était d'une bonne maison de Dauphiné;
mais son mérite et son esprit le mettaient au-dessus de sa naissance.
Il était reçu et bien traité de tout ce qu'il y avait de grands seigneurs
à la cour, et la faveur de la maison de Montmorency l'avait
particulièrement attaché à monsieur d'Anville. Il était bien fait de sa
personne, adroit à toutes sortes d'exercices; il chantait
agréablement, il faisait des vers, et avait un esprit galant et
passionné qui plut si fort à monsieur d'Anville, qu'il le fit confident
de l'amour qu'il avait pour la reine dauphine. Cette confidence
l'approchait de cette princesse, et ce fut en la voyant souvent qu'il
prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ôta la
raison, et qui lui coûta enfin la vie.
Monsieur d'Anville ne manqua pas d'être le soir chez la reine; il se
trouva heureux que madame la dauphine l'eût choisi pour travailler à
une chose qu'elle désirait, et il lui promit d'obéir exactement à ses
ordres; mais madame de Valentinois, ayant été avertie du dessein
de ce mariage, l'avait traversé avec tant de soin, et avait tellement
prévenu le roi que, lorsque monsieur d'Anville lui en parla, il lui fit
paraître qu'il ne l'approuvait pas, et lui ordonna même de le dire au
prince de Montpensier. L'on peut juger ce que sentit madame de
Chartres par la rupture d'une chose qu'elle avait tant désirée, dont le
mauvais succès donnait un si grand avantage à ses ennemis, et
faisait un si grand tort à sa fille.
La reine dauphine témoigna à mademoiselle de Chartres, avec
beaucoup d'amitié, le déplaisir qu'elle avait de lui avoir été inutile:
—Vous voyez, lui dit-elle, que j'ai un médiocre pouvoir; je suis si
haïe de la reine et de la duchesse de Valentinois, qu'il est difficile
que par elles, ou par ceux qui sont dans leur dépendance, elles ne
traversent toujours toutes les choses que je désire. Cependant,
ajouta-t-elle, je n'ai jamais pensé qu'à leur plaire; aussi elles ne me
haïssent qu'à cause de la reine ma mère, qui leur a donné autrefois
de l'inquiétude et de la jalousie. Le roi en avait été amoureux avant
qu'il le fût de madame de Valentinois; et dans les premières années
de son mariage, qu'il n'avait point encore d'enfants, quoiqu'il aimât
cette duchesse, il parut quasi résolu de se démarier pour épouser la
reine ma mère. Madame de Valentinois qui craignait une femme
qu'il avait déjà aimée, et dont la beauté et l'esprit pouvaient diminuer
sa faveur, s'unit au connétable, qui ne souhaitait pas aussi que le roi
épousât une sœur de messieurs de Guise. Ils mirent le feu roi dans
leurs sentiments, et quoiqu'il haït mortellement la duchesse de
Valentinois, comme il aimait la reine, il travailla avec eux pour
empêcher le roi de se démarier; mais pour lui ôter absolument la
pensée d'épouser la reine ma mère, ils firent son mariage avec le roi
d'Écosse, qui était veuf de madame Magdeleine, sœur du roi, et ils
le firent parce qu'il était le plus prêt à conclure, et manquèrent aux
engagements qu'on avait avec le roi d'Angleterre, qui la souhaitait
ardemment. Il s'en fallait peu même que ce manquement ne fît une
rupture entre les deux rois. Henri VIII ne pouvait se consoler de
n'avoir pas épousé la reine ma mère; et, quelque autre princesse
française qu'on lui proposât, il disait toujours qu'elle ne remplacerait
jamais celle qu'on lui avait ôtée. Il est vrai aussi que la reine ma
mère était une parfaite beauté, et que c'est une chose remarquable
que, veuve d'un duc de Longueville, trois rois aient souhaité de
l'épouser; son malheur l'a donnée au moindre, et l'a mise dans un
royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je lui
ressemble: je crains de lui ressembler aussi par sa malheureuse
destinée, et, quelque bonheur qui semble se préparer pour moi, je
ne saurais croire que j'en jouisse.
Mademoiselle de Chartres dit à la reine que ces tristes
pressentiments étaient si mal fondés, qu'elle ne les conserverait pas
longtemps, et qu'elle ne devait point douter que son bonheur ne
répondît aux apparences.
Personne n'osait plus penser à mademoiselle de Chartres, par la
crainte de déplaire au roi, ou par la pensée de ne pas réussir auprès
d'une personne qui avait espéré un prince du sang. Monsieur de
Clèves ne fut retenu par aucune de ces considérations. La mort du
duc de Nevers, son père, qui arriva alors, le mit dans une entière
liberté de suivre son inclination, et, sitôt que le temps de la
bienséance du deuil fut passé, il ne songea plus qu'aux moyens
d'épouser mademoiselle de Chartres. Il se trouvait heureux d'en
faire la proposition dans un temps où ce qui s'était passé avait
éloigné les autres partis, et où il était quasi assuré qu'on ne la lui
refuserait pas. Ce qui troublait sa joie, était la crainte de ne lui être
pas agréable, et il eût préféré le bonheur de lui plaire à la certitude
de l'épouser sans en être aimé.
Le chevalier de Guise lui avait donné quelque sorte de jalousie;
mais comme elle était plutôt fondée sur le mérite de ce prince que
sur aucune des actions de mademoiselle de Chartres, il songea
seulement à tâcher de découvrir qu'il était assez heureux pour
qu'elle approuvât la pensée qu'il avait pour elle. Il ne la voyait que
chez les reines, ou aux assemblées; il était difficile d'avoir une
conversation particulière. Il en trouva pourtant les moyens, et il lui
parla de son dessein et de sa passion avec tout le respect
imaginable; il la pressa de lui faire connaître quels étaient les
sentiments qu'elle avait pour lui, et il lui dit que ceux qu'il avait pour
elle étaient d'une nature qui le rendrait éternellement malheureux, si
elle n'obéissait que par devoir aux volontés de madame sa mère.
Comme mademoiselle de Chartres avait le cœur très noble et très
bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du
procédé du prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses
réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour
donner de l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que
l'était ce prince: de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il
souhaitait.
Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et madame de
Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et de bonnes qualités
dans monsieur de Clèves, et qu'il faisait paraître tant de sagesse
pour son âge, que, si elle sentait son inclination portée à l'épouser,
elle y consentirait avec joie. Mademoiselle de Chartres répondit
qu'elle lui remarquait les mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouserait
même avec moins de répugnance qu'un autre, mais qu'elle n'avait
aucune inclination particulière pour sa personne.
Dès le lendemain, ce prince fit parler à madame de Chartres; elle
reçut la proposition qu'on lui faisait, et elle ne craignit point de
donner à sa fille un mari qu'elle ne pût aimer, en lui donnant le prince
de Clèves. Les articles furent conclus; on parla au roi, et ce mariage
fut su de tout le monde.
Monsieur de Clèves se trouvait heureux, sans être néanmoins
entièrement content. Il voyait avec beaucoup de peine que les
sentiments de mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux de
l'estime et de la reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en
cachât de plus obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait
de les faire paraître sans choquer son extrême modestie. Il ne se
passait guère de jours qu'il ne lui en fît ses plaintes.
—Est-il possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en
vous épousant? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous
n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire;
vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin; vous n'êtes pas
plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui
ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas
sur les charmes de votre personne.—Il y a de l'injustice à vous
plaindre, lui répondit-elle; je ne sais ce que vous pouvez souhaiter
au-delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne
permet pas que j'en fasse davantage.
—Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines
apparences dont je serais content, s'il y avait quelque chose au-
delà; mais au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule
qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination
ni votre cœur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de
trouble.
—Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de
vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne
sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble.
—Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il; c'est un
sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur, et
je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer.
Mademoiselle de Chartres ne savait que répondre, et ces
distinctions étaient au-dessus de ses connaissances. Monsieur de
Clèves ne voyait que trop combien elle était éloignée d'avoir pour
lui des sentiments qui le pouvaient satisfaire, puisqu'il lui paraissait
même qu'elle ne les entendait pas.
Le chevalier de Guise revint d'un voyage peu de jours avant les
noces. Il avait vu tant d'obstacles insurmontables au dessein qu'il
avait eu d'épouser mademoiselle de Chartres, qu'il n'avait pu se
flatter d'y réussir; et néanmoins il fut sensiblement affligé de la voir
devenir la femme d'un autre. Cette douleur n'éteignit pas sa passion,
et il ne demeura pas moins amoureux. Mademoiselle de Chartres
n'avait pas ignoré les sentiments que ce prince avait eus pour elle. Il
lui fit connaître, à son retour, qu'elle était cause de l'extrême
tristesse qui paraissait sur son visage, et il avait tant de mérite et tant
d'agréments, qu'il était difficile de le rendre malheureux sans en
avoir quelque pitié. Aussi ne se pouvait-elle défendre d'en avoir;
mais cette pitié ne la conduisait pas à d'autres sentiments: elle
contait à sa mère la peine que lui donnait l'affection de ce prince.
Madame de Chartres admirait la sincérité de sa fille, et elle
l'admirait avec raison, car jamais personne n'en a eu une si grande
et si naturelle; mais elle n'admirait pas moins que son cœur ne fût
point touché, et d'autant plus, qu'elle voyait bien que le prince de
Clèves ne l'avait pas touchée, non plus que les autres. Cela fut
cause qu'elle prit de grands soins de l'attacher à son mari, et de lui
faire comprendre ce qu'elle devait à l'inclination qu'il avait eue pour
elle, avant que de la connaître, et à la passion qu'il lui avait
témoignée en la préférant à tous les autres partis, dans un temps où
personne n'osait plus penser à elle.
Ce mariage s'acheva, la cérémonie s'en fit au Louvre; et le soir, le
roi et les reines vinrent souper chez madame de Chartres avec toute
la cour, où ils furent reçus avec une magnificence admirable. Le
chevalier de Guise n'osa se distinguer des autres, et ne pas assister
à cette cérémonie; mais il y fut si peu maître de sa tristesse, qu'il
était aisé de la remarquer.
Monsieur de Clèves ne trouva pas que mademoiselle de Chartres
eût changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de son
mari lui donna de plus grands privilèges; mais elle ne lui donna pas
une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que pour
être son mari, il ne laissa pas d'être son amant, parce qu'il avait
toujours quelque chose à souhaiter au-delà de sa possession; et,
quoiqu'elle vécût parfaitement bien avec lui, il n'était pas entièrement
heureux. Il conservait pour elle une passion violente et inquiète qui
troublait sa joie; la jalousie n'avait point de part à ce trouble: jamais
mari n'a été si loin d'en prendre, et jamais femme n'a été si loin d'en
donner. Elle était néanmoins exposée au milieu de la cour; elle allait
tous les jours chez les reines et chez Madame. Tout ce qu'il y avait
d'hommes jeunes et galants la voyaient chez elle et chez le duc de
Nevers, son beau-frère, dont la maison était ouverte à tout le
monde; mais elle avait un air qui inspirait un si grand respect, et qui
paraissait si éloigné de la galanterie, que le maréchal de Saint-
André, quoique audacieux et soutenu de la faveur du roi, était
touché de sa beauté, sans oser le lui faire paraître que par des soins
et des devoirs. Plusieurs autres étaient dans le même état; et
madame de Chartres joignait à la sagesse de sa fille une conduite si
exacte pour toutes les bienséances, qu'elle achevait de la faire
paraître une personne où l'on ne pouvait atteindre.
La duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avait aussi
travaillé pour le mariage du duc de Lorraine, son fils. Il avait été
conclu avec madame Claude de France, seconde fille du roi. Les
noces en furent résolues pour le mois de février.
Cependant le duc de Nemours était demeuré à Bruxelles,
entièrement rempli et occupé de ses desseins pour l'Angleterre. Il en
recevait ou y envoyait continuellement des courriers: ses espérances
augmentaient tous les jours, et enfin Lignerolles lui manda qu'il était
temps que sa présence vînt achever ce qui était si bien commencé.
Il reçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune
homme ambitieux, qui se voit porté au trône par sa seule réputation.
Son esprit s'était insensiblement accoutumé à la grandeur de cette
fortune, et, au lieu qu'il l'avait rejetée d'abord comme une chose où
il ne pouvait parvenir, les difficultés s'étaient effacées de son
imagination, et il ne voyait plus d'obstacles.
Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires
pour faire un équipage magnifique, afin de paraître en Angleterre
avec un éclat proportionné au dessein qui l'y conduisait, et il se hâta
lui-même de venir à la cour pour assister au mariage de monsieur de
Lorraine.
Il arriva la veille des fiançailles; et dès le même soir qu'il fut arrivé,
il alla rendre compte au roi de l'état de son dessein, et recevoir ses
ordres et ses conseils pour ce qu'il lui restait à faire. Il alla ensuite
chez les reines. Madame de Clèves n'y était pas, de sorte qu'elle ne
le vit point, et ne sut pas même qu'il fût arrivé. Elle avait ouï parler
de ce prince à tout le monde, comme de ce qu'il y avait de mieux
fait et de plus agréable à la cour; et surtout madame la dauphine le
lui avait dépeint d'une sorte, et lui en avait parlé tant de fois, qu'elle
lui avait donné de la curiosité, et même de l'impatience de le voir.
Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se
trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisaient au Louvre.
Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure; le bal
commença, et comme elle dansait avec monsieur de Guise, il se fit
un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un
qui entrait, et à qui on faisait place. Madame de Clèves acheva de
danser et pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait
dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle
se tourna, et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que
monsieur de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour
arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte, qu'il était
difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais
vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer
augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne; mais il
était difficile aussi de voir madame de Clèves pour la première fois,
sans avoir un grand étonnement.
Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que,
lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put
s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils
commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de
louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais
vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser
ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini,
sans leur donner le loisir de parler à personne, et leur demandèrent
s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en
doutaient point.
—Pour moi, Madame, dit monsieur de Nemours, je n'ai pas
d'incertitude; mais comme madame de Clèves n'a pas les mêmes
raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la
reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui
apprendre mon nom.
—Je crois, dit madame la dauphine, qu'elle le sait aussi bien que
vous savez le sien.
—Je vous assure, Madame, reprit madame de Clèves, qui
paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que
vous pensez.
—Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine; et il y a
même quelque chose d'obligeant pour monsieur de Nemours, à ne
vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.
La reine les interrompit pour faire continuer le bal; monsieur de
Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite
beauté, et avait paru telle aux yeux de monsieur de Nemours, avant
qu'il allât en Flandre; mais de tout le soir, il ne put admirer que
madame de Clèves.
Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, était à ses pieds, et
ce qui se venait de passer lui avait donné une douleur sensible. Il
prit comme un présage, que la fortune destinait monsieur de
Nemours à être amoureux de madame de Clèves; et soit qu'en effet
il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir
au chevalier de Guise au-delà de la vérité, il crut qu'elle avait été
touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire
que monsieur de Nemours était bien heureux de commencer à être
connu d'elle, par une aventure qui avait quelque chose de galant et
d'extraordinaire.
Madame de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de tout ce qui
s'était passé au bal, que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la
chambre de sa mère pour lui en rendre compte; et elle lui loua
monsieur de Nemours avec un certain air qui donna à madame de
Chartres la même pensée qu'avait eue le chevalier de Guise.
Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Madame de Clèves y
vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables,
qu'elle en fut encore plus surprise.
Les jours suivants, elle le vit chez la reine dauphine, elle le vit jouer
à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l'entendit
parler; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres, et
se rendre tellement maître de la conversation dans tous les lieux où il
était, par l'air de sa personne et par l'agrément de son esprit, qu'il
fit, en peu de temps, une grande impression dans son cœur.
Il est vrai aussi que, comme monsieur de Nemours sentait pour
elle une inclination violente, qui lui donnait cette douceur et cet
enjouement qu'inspirent les premiers désirs de plaire, il était encore
plus aimable qu'il n'avait accoutumé de l'être; de sorte que, se
voyant souvent, et se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avait de plus
parfait à la cour, il était difficile qu'ils ne se plussent infiniment.
La duchesse de Valentinois était de toutes les parties de plaisir, et
le roi avait pour elle la même vivacité et les mêmes soins que dans
les commencements de sa passion. Madame de Clèves, qui était
dans cet âge où l'on ne croit pas qu'une femme puisse être aimée
quand elle a passé vingt-cinq ans, regardait avec un extrême
étonnement l'attachement que le roi avait pour cette duchesse, qui
était grand-mère, et qui venait de marier sa petite-fille. Elle en
parlait souvent à madame de Chartres:
—Est-il possible, Madame, lui disait-elle, qu'il y ait si longtemps
que le roi en soit amoureux? Comment s'est-il pu attacher à une
personne qui était beaucoup plus âgée que lui, qui avait été
maîtresse de son père, et qui l'est encore de beaucoup d'autres, à
ce que j'ai ouï dire?
—Il est vrai, répondit-elle, que ce n'est ni le mérite, ni la fidélité de
madame de Valentinois, qui a fait naître la passion du roi, ni qui l'a
conservée, et c'est aussi en quoi il n'est pas excusable; car si cette
femme avait eu de la jeunesse et de la beauté jointes à sa naissance,
qu'elle eût eu le mérite de n'avoir jamais rien aimé, qu'elle eût aimé
le roi avec une fidélité exacte, qu'elle l'eût aimé par rapport à sa
seule personne, sans intérêt de grandeur, ni de fortune, et sans se
servir de son pouvoir que pour des choses honnêtes ou agréables
au roi même, il faut avouer qu'on aurait eu de la peine à s'empêcher
de louer ce prince du grand attachement qu'il a pour elle. Si je ne
craignais, continua madame de Chartres, que vous disiez de moi ce
que l'on dit de toutes les femmes de mon âge qu'elles aiment à
conter les histoires de leur temps, je vous apprendrais le
commencement de la passion du roi pour cette duchesse, et
plusieurs choses de la cour du feu roi, qui ont même beaucoup de
rapport avec celles qui se passent encore présentement.
—Bien loin de vous accuser, reprit madame de Clèves, de redire
les histoires passées, je me plains, Madame, que vous ne m'ayez
pas instruite des présentes, et que vous ne m'ayez point appris les
divers intérêts et les diverses liaisons de la cour. Je les ignore si
entièrement, que je croyais, il y a peu de jours, que monsieur le
connétable était fort bien avec la reine.
—Vous aviez une opinion bien opposée à la vérité, répondit
madame de Chartres. La reine hait monsieur le connétable, et si elle
a jamais quelque pouvoir, il ne s'en apercevra que trop. Elle sait
qu'il a dit plusieurs fois au roi que, de tous ses enfants, il n'y avait
que les naturels qui lui ressemblassent.
—Je n'eusse jamais soupçonné cette haine, interrompit madame
de Clèves, après avoir vu le soin que la reine avait d'écrire à
monsieur le connétable pendant sa prison, la joie qu'elle a
témoignée à son retour, et comme elle l'appelle toujours mon
compère, aussi bien que le roi.
—Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit madame
de Chartres, vous serez souvent trompée: ce qui paraît n'est
presque jamais la vérité.
«Mais pour revenir à madame de Valentinois, vous savez qu'elle
s'appelle Diane de Poitiers; sa maison est très illustre, elle vient des
anciens ducs d'Aquitaine, son aïeule était fille naturelle de Louis XI,
et enfin il n'y a rien que de grand dans sa naissance. Saint-Vallier,
son père, se trouva embarrassé dans l'affaire du connétable de
Bourbon, dont vous avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la tête
tranchée, et conduit sur l'échafaud. Sa fille, dont la beauté était
admirable, et qui avait déjà plu au feu roi, fit si bien (je ne sais par
quels moyens) qu'elle obtint la vie de son père. On lui porta sa
grâce, comme il n'attendait que le coup de la mort; mais la peur
l'avait tellement saisi, qu'il n'avait plus de connaissance, et il mourut
peu de jours après. Sa fille parut à la cour comme la maîtresse du
roi. Le voyage d'Italie et la prison de ce prince interrompirent cette
passion. Lorsqu'il revint d'Espagne, et que mademoiselle la régente
alla au-devant de lui à Bayonne, elle mena toutes ses filles, parmi
lesquelles était mademoiselle de Pisseleu, qui a été depuis la
duchesse d'Étampes. Le roi en devint amoureux. Elle était inférieure
en naissance, en esprit et en beauté à madame de Valentinois, et
elle n'avait au-dessus d'elle que l'avantage de la grande jeunesse. Je
lui ai ouï dire plusieurs fois qu'elle était née le jour que Diane de
Poitiers avait été mariée; la haine le lui faisait dire, et non pas la
vérité: car je suis bien trompée, si la duchesse de Valentinois
n'épousa monsieur de Brézé, grand sénéchal de Normandie, dans le
même temps que le roi devint amoureux de madame d'Étampes.
Jamais il n'y a eu une si grande haine que l'a été celle de ces deux
femmes. La duchesse de Valentinois ne pouvait pardonner à
madame d'Étampes de lui avoir ôté le titre de maîtresse du roi.
Madame d'Étampes avait une jalousie violente contre madame de
Valentinois, parce que le roi conservait un commerce avec elle. Ce
prince n'avait pas une fidélité exacte pour ses maîtresses; il y en
avait toujours une qui avait le titre et les honneurs; mais les dames
que l'on appelait de la petite bande le partageaient tour à tour. La
perte du dauphin, son fils, qui mourut à Tournon, et que l'on crut
empoisonné, lui donna une sensible affliction. Il n'avait pas la même
tendresse, ni le même goût pour son second fils, qui règne
présentement; il ne lui trouvait pas assez de hardiesse, ni assez de
vivacité. Il s'en plaignit un jour à madame de Valentinois, et elle lui
dit qu'elle voulait le faire devenir amoureux d'elle, pour le rendre
plus vif et plus agréable. Elle y réussit comme vous le voyez; il y a
plus de vingt ans que cette passion dure, sans qu'elle ait été altérée
ni par le temps, ni par les obstacles.
«Le feu roi s'y opposa d'abord; et soit qu'il eût encore assez
d'amour pour madame de Valentinois pour avoir de la jalousie, ou
qu'il fût poussé par la duchesse d'Étampes, qui était au désespoir
que monsieur le dauphin fût attaché à son ennemie, il est certain qu'il
vit cette passion avec une colère et un chagrin dont il donnait tous
les jours des marques. Son fils ne craignit ni sa colère, ni sa haine, et
rien ne put l'obliger à diminuer son attachement, ni à le cacher; il
fallut que le roi s'accoutumât à le souffrir. Aussi cette opposition à
ses volontés l'éloigna encore de lui, et l'attacha davantage au duc
d'Orléans, son troisième fils. C'était un prince bien fait, beau, plein
de feu et d'ambition, d'une jeunesse fougueuse, qui avait besoin
d'être modéré, mais qui eût fait aussi un prince d'une grande
élévation, si l'âge eût mûri son esprit.
«Le rang d'aîné qu'avait le dauphin, et la faveur du roi qu'avait le
duc d'Orléans, faisaient entre eux une sorte d'émulation, qui allait
jusqu'à la haine. Cette émulation avait commencé dès leur enfance,
et s'était toujours conservée. Lorsque l'Empereur passa en France,
il donna une préférence entière au duc d'Orléans sur monsieur le
dauphin, qui la ressentit si vivement, que, comme cet Empereur était
à Chantilly, il voulut obliger monsieur le connétable à l'arrêter, sans
attendre le commandement du roi. Monsieur le connétable ne le
voulut pas, le roi le blâma dans la suite, de n'avoir pas suivi le
conseil de son fils; et lorsqu'il l'éloigna de la cour, cette raison y eut
beaucoup de part.
«La division des deux frères donna la pensée à la duchesse
d'Étampes de s'appuyer de monsieur le duc d'Orléans, pour la
soutenir auprès du roi contre madame de Valentinois. Elle y réussit:
ce prince, sans être amoureux d'elle, n'entra guère moins dans ses
intérêts, que le dauphin était dans ceux de madame de Valentinois.
Cela fit deux cabales dans la cour, telles que vous pouvez vous les
imaginer; mais ces intrigues ne se bornèrent pas seulement à des
démêlés de femmes.
«L'Empereur, qui avait conservé de l'amitié pour le duc d'Orléans,
avait offert plusieurs fois de lui remettre le duché de Milan. Dans les
propositions qui se firent depuis pour la paix, il faisait espérer de lui
donner les dix-sept provinces, et de lui faire épouser sa fille.
Monsieur le dauphin ne souhaitait ni la paix, ni ce mariage. Il se
servit de monsieur le connétable, qu'il a toujours aimé, pour faire
voir au roi de quelle importance il était de ne pas donner à son
successeur un frère aussi puissant que le serait un duc d'Orléans,
avec l'alliance de l'Empereur et les dix-sept provinces. Monsieur le
connétable entra d'autant mieux dans les sentiments de monsieur le
dauphin, qu'il s'opposait par là à ceux de madame d'Étampes, qui
était son ennemie déclarée, et qui souhaitait ardemment l'élévation
de monsieur le duc d'Orléans.
«Monsieur le dauphin commandait alors l'armée du roi en
Champagne et avait réduit celle de l'Empereur en une telle
extrémité, qu'elle eût péri entièrement, si la duchesse d'Étampes,
craignant que de trop grands avantages ne nous fissent refuser la
paix et l'alliance de l'Empereur pour monsieur le duc d'Orléans,
n'eût fait secrètement avertir les ennemis de surprendre Épernay et
Château-Thierry, qui étaient pleins de vivres. Ils le firent, et
sauvèrent par ce moyen toute leur armée.
«Cette duchesse ne jouit pas longtemps du succès de sa trahison.
Peu après, monsieur le duc d'Orléans mourut à Farmoutier, d'une
espèce de maladie contagieuse. Il aimait une des plus belles femmes
de la cour, et en était aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce
qu'elle a vécu depuis avec tant de sagesse et qu'elle a même caché
avec tant de soin la passion qu'elle avait pour ce prince, qu'elle a
mérité que l'on conserve sa réputation. Le hasard fit qu'elle reçut la
nouvelle de la mort de son mari, le même jour qu'elle apprit celle de
monsieur d'Orléans; de sorte qu'elle eut ce prétexte pour cacher sa
véritable affliction, sans avoir la peine de se contraindre.
«Le roi ne survécut guère le prince son fils, il mourut deux ans
après. Il recommanda à monsieur le dauphin de se servir du cardinal
de Tournon et de l'amiral d'Annebauld, et ne parla point de
monsieur le connétable, qui était pour lors relégué à Chantilly. Ce
fut néanmoins la première chose que fit le roi, son fils, de le
rappeler, et de lui donner le gouvernement des affaires.
«Madame d'Étampes fut chassée, et reçut tous les mauvais
traitements qu'elle pouvait attendre d'une ennemie toute-puissante;
la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinement, et de cette
duchesse et de tous ceux qui lui avaient déplu. Son pouvoir parut
plus absolu sur l'esprit du roi, qu'il ne paraissait encore pendant qu'il
était dauphin. Depuis douze ans que ce prince règne, elle est
maîtresse absolue de toutes choses; elle dispose des charges et des
affaires; elle a fait chasser le cardinal de Tournon, le chancelier
Ollivier, et Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le roi sur sa
conduite ont péri dans cette entreprise. Le comte de Taix, grand
maître de l'artillerie, qui ne l'aimait pas, ne put s'empêcher de parler
de ses galanteries, et surtout de celle du comte de Brissac, dont le
roi avait déjà eu beaucoup de jalousie; néanmoins elle fit si bien,
que le comte de Taix fut disgracié; on lui ôta sa charge; et, ce qui
est presque incroyable, elle la fit donner au comte de Brissac, et l'a
fait ensuite maréchal de France. La jalousie du roi augmenta
néanmoins d'une telle sorte, qu'il ne put souffrir que ce maréchal
demeurât à la cour; mais la jalousie, qui est aigre et violente en tous
les autres, est douce et modérée en lui par l'extrême respect qu'il a
pour sa maîtresse; en sorte qu'il n'osa éloigner son rival, que sur le
prétexte de lui donner le gouvernement de Piémont. Il y a passé
plusieurs années; il revint, l'hiver dernier, sur le prétexte de
demander des troupes et d'autres choses nécessaires pour l'armée
qu'il commande. Le désir de revoir madame de Valentinois, et la
crainte d'en être oublié, avait peut-être beaucoup de part à ce
voyage. Le roi le reçut avec une grande froideur. Messieurs de
Guise qui ne l'aiment pas, mais qui n'osent le témoigner à cause de
madame de Valentinois, se servirent de monsieur le vidame, qui est
son ennemi déclaré, pour empêcher qu'il n'obtînt aucune des choses
qu'il était venu demander. Il n'était pas difficile de lui nuire: le roi le
haïssait, et sa présence lui donnait de l'inquiétude; de sorte qu'il fut
contraint de s'en retourner sans remporter aucun fruit de son
voyage, que d'avoir peut-être rallumé dans le cœur de madame de
Valentinois des sentiments que l'absence commençait d'éteindre. Le
roi a bien eu d'autres sujets de jalousie; mais ou il ne les a pas
connus, ou il n'a osé s'en plaindre.
«Je ne sais, ma fille, ajouta madame de Chartres, si vous ne
trouverez point que je vous ai plus appris de choses, que vous
n'aviez envie d'en savoir.
—Je suis très éloignée, Madame, de faire cette plainte, répondit
madame de Clèves; et sans la peur de vous importuner, je vous
demanderais encore plusieurs circonstances que j'ignore.
La passion de monsieur de Nemours pour madame de Clèves fut
d'abord si violente, qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de
toutes les personnes qu'il avait aimées, et avec qui il avait conservé
des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le
soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles; il ne put se
donner la patience d'écouter leurs plaintes, et de répondre à leurs
reproches. Madame la dauphine, pour qui il avait eu des sentiments
assez passionnés, ne put tenir dans son cœur contre madame de
Clèves. Son impatience pour le voyage d'Angleterre commença
même à se ralentir, et il ne pressa plus avec tant d'ardeur les choses
qui étaient nécessaires pour son départ. Il allait souvent chez la reine
dauphine, parce que madame de Clèves y allait souvent, et il n'était
pas fâché de laisser imaginer ce que l'on avait cru de ses sentiments
pour cette reine. Madame de Clèves lui paraissait d'un si grand prix,
qu'il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa
passion, que de hasarder de la faire connaître au public. Il n'en parla
pas même au vidame de Chartres, qui était son ami intime, et pour
qui il n'avait rien de caché. Il prit une conduite si sage, et s'observa
avec tant de soin, que personne ne le soupçonna d'être amoureux
de madame de Clèves, que le chevalier de Guise; et elle aurait eu
peine à s'en apercevoir elle-même, si l'inclination qu'elle avait pour
lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions, qui ne
lui permît pas d'en douter.
Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce
qu'elle pensait des sentiments de ce prince, qu'elle avait eue à lui
parler de ses autres amants; sans avoir un dessein formé de lui
cacher, elle ne lui en parla point. Mais madame de Chartres ne le
voyait que trop, aussi bien que le penchant que sa fille avait pour lui.
Cette connaissance lui donna une douleur sensible; elle jugeait bien
le péril où était cette jeune personne, d'être aimée d'un homme fait
comme monsieur de Nemours pour qui elle avait de l'inclination.
Elle fut entièrement confirmée dans les soupçons qu'elle avait de
cette inclination par une chose qui arriva peu de jours après.
Le maréchal de Saint-André, qui cherchait toutes les occasions de
faire voir sa magnificence, supplia le roi, sur le prétexte de lui
montrer sa maison, qui ne venait que d'être achevée, de lui vouloir
faire l'honneur d'y aller souper avec les reines. Ce maréchal était
bien aise aussi de faire paraître aux yeux de madame de Clèves
cette dépense éclatante qui allait jusqu'à la profusion.
Quelques jours avant celui qui avait été choisi pour ce souper, le
roi dauphin, dont la santé était assez mauvaise, s'était trouvé mal, et
n'avait vu personne. La reine, sa femme, avait passé tout le jour
auprès de lui. Sur le soir, comme il se portait mieux, il fit entrer
toutes les personnes de qualité qui étaient dans son antichambre. La
reine dauphine s'en alla chez elle; elle y trouva madame de Clèves et
quelques autres dames qui étaient le plus dans sa familiarité.
Comme il était déjà assez tard, et qu'elle n'était point habillée, elle
n'alla pas chez la reine; elle fit dire qu'on ne la voyait point, et fit
apporter ses pierreries afin d'en choisir pour le bal du maréchal de
Saint-André, et pour en donner à madame de Clèves, à qui elle en
avait promis. Comme elles étaient dans cette occupation, le prince
de Condé arriva. Sa qualité lui rendait toutes les entrées libres. La
reine dauphine lui dit qu'il venait sans doute de chez le roi son mari,
et lui demanda ce que l'on y faisait.
—L'on dispute contre monsieur de Nemours, Madame, répondit-
il; et il défend avec tant de chaleur la cause qu'il soutient, qu'il faut
que ce soit la sienne. Je crois qu'il a quelque maîtresse qui lui donne
de l'inquiétude quand elle est au bal, tant il trouve que c'est une
chose fâcheuse pour un amant, que d'y voir la personne qu'il aime.
—Comment! reprit madame la dauphine, monsieur de Nemours
ne veut pas que sa maîtresse aille au bal? J'avais bien cru que les
maris pouvaient souhaiter que leurs femmes n'y allassent pas; mais
pour les amants, je n'avais jamais pensé qu'ils pussent être de ce
sentiment.
—Monsieur de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que
le bal est ce qu'il y a de plus insupportable pour les amants, soit
qu'ils soient aimés, ou qu'ils ne le soient pas. Il dit que s'ils sont
aimés, ils ont le chagrin de l'être moins pendant plusieurs jours; qu'il
n'y a point de femme que le soin de sa parure n'empêche de songer
à son amant; qu'elles en sont entièrement occupées; que ce soin de
se parer est pour tout le monde, aussi bien que pour celui qu'elles
aiment; que lorsqu'elles sont au bal, elles veulent plaire à tous ceux
qui les regardent; que, quand elles sont contentes de leur beauté,
elles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande
partie. Il dit aussi que, quand on n'est point aimé, on souffre encore
davantage de voir sa maîtresse dans une assemblée; que plus elle
est admirée du public, plus on se trouve malheureux de n'en être
point aimé; que l'on craint toujours que sa beauté ne fasse naître
quelque amour plus heureux que le sien. Enfin il trouve qu'il n'y a
point de souffrance pareille à celle de voir sa maîtresse au bal, si ce
n'est de savoir qu'elle y est et de n'y être pas.
Madame de Clèves ne faisait pas semblant d'entendre ce que
disait le prince de Condé; mais elle l'écoutait avec attention. Elle
jugeait aisément quelle part elle avait à l'opinion que soutenait
monsieur de Nemours, et surtout à ce qu'il disait du chagrin de
n'être pas au bal où était sa maîtresse, parce qu'il ne devait pas être
à celui du maréchal de Saint-André, et que le roi l'envoyait au-
devant du duc de Ferrare.
La reine dauphine riait avec le prince de Condé, et n'approuvait
pas l'opinion de monsieur de Nemours.
—Il n'y a qu'une occasion, Madame, lui dit ce prince où monsieur
de Nemours consente que sa maîtresse aille au bal, qu'alors que
c'est lui qui le donne; et il dit que l'année passée qu'il en donna un à
Votre Majesté, il trouva que sa maîtresse lui faisait une faveur d'y
venir, quoiqu'elle ne semblât que vous y suivre; que c'est toujours
faire une grâce à un amant, que d'aller prendre sa part a un plaisir
qu'il donne; que c'est aussi une chose agréable pour l'amant, que sa
maîtresse le voie le maître d'un lieu où est toute la cour, et qu'elle le
voie se bien acquitter d'en faire les honneurs.
—Monsieur de Nemours avait raison, dit la reine dauphine en
souriant, d'approuver que sa maîtresse allât au bal. Il y avait alors
un si grand nombre de femmes à qui il donnait cette qualité, que si
elles n'y fussent point venues, il y aurait eu peu de monde.
Sitôt que le prince de Condé avait commencé à conter les
sentiments de monsieur de Nemours sur le bal, madame de Clèves
avait senti une grande envie de ne point aller à celui du maréchal de
Saint-André. Elle entra aisément dans l'opinion qu'il ne fallait pas
aller chez un homme dont on était aimée, et elle fut bien aise d'avoir
une raison de sévérité pour faire une chose qui était une faveur pour
monsieur de Nemours; elle emporta néanmoins la parure que lui
avait donnée la reine dauphine; mais le soir, lorsqu'elle la montra à
sa mère, elle lui dit qu'elle n'avait pas dessein de s'en servir; que le
maréchal de Saint-André prenait tant de soin de faire voir qu'il était
attaché à elle, qu'elle ne doutait point qu'il ne voulût aussi faire
croire qu'elle aurait part au divertissement qu'il devait donner au roi,
et que, sous prétexte de faire l'honneur de chez lui, il lui rendrait des
soins dont peut-être elle serait embarrassée.
Madame de Chartres combattit quelque temps l'opinion de sa fille,
comme la trouvant particulière; mais voyant qu'elle s'y opiniâtrait,
elle s'y rendit, et lui dit qu'il fallait donc qu'elle fît la malade pour
avoir un prétexte de n'y pas aller, parce que les raisons qui l'en
empêchaient ne seraient pas approuvées, et qu'il fallait même
empêcher qu'on ne les soupçonnât. Madame de Clèves consentit
volontiers à passer quelques jours chez elle, pour ne point aller dans
un lieu où monsieur de Nemours ne devait pas être; et il partit sans
avoir le plaisir de savoir qu'elle n'irait pas.
Il revint le lendemain du bal, il sut qu'elle ne s'y était pas trouvée;
mais comme il ne savait pas que l'on eût redit devant elle la
conversation de chez le roi dauphin, il était bien éloigné de croire
qu'il fût assez heureux pour l'avoir empêchée d'y aller.
Le lendemain, comme il était chez la reine, et qu'il parlait à
madame la dauphine, madame de Chartres et madame de Clèves y
vinrent, et s'approchèrent de cette princesse. Madame de Clèves
était un peu négligée, comme une personne qui s'était trouvée mal;
mais son visage ne répondait pas à son habillement.
—Vous voilà si belle, lui dit madame la dauphine, que je ne saurais
croire que vous ayez été malade. Je pense que monsieur le prince
de Condé, en vous contant l'avis de monsieur de Nemours sur le
bal, vous a persuadée que vous feriez une faveur au maréchal de
Saint-André d'aller chez lui, et que c'est ce qui vous a empêchée d'y
venir.
Madame de Clèves rougit de ce que madame la dauphine devinait
si juste, et de ce qu'elle disait devant monsieur de Nemours ce
qu'elle avait deviné.
Madame de Chartres vit dans ce moment pourquoi sa fille n'avait
pas voulu aller au bal; et pour empêcher que monsieur de Nemours
ne le jugeât aussi bien qu'elle, elle prit la parole avec un air qui
semblait être appuyé sur la vérité.
—Je vous assure, Madame, dit-elle à madame la dauphine, que
Votre Majesté fait plus d'honneur à ma fille qu'elle n'en mérite. Elle
était véritablement malade; mais je crois que si je ne l'en eusse
empêchée, elle n'eût pas laissé de vous suivre et de se montrer aussi
changée qu'elle était, pour avoir le plaisir de voir tout ce qu'il y a eu
d'extraordinaire au divertissement d'hier au soir.
Madame la dauphine crut ce que disait madame de Chartres,
monsieur de Nemours fut bien fâché d'y trouver de l'apparence;
néanmoins la rougeur de madame de Clèves lui fit soupçonner que
ce que madame la dauphine avait dit n'était pas entièrement éloigné
de la vérité. Madame de Clèves avait d'abord été fâchée que
monsieur de Nemours eût eu lieu de croire que c'était lui qui l'avait
empêchée d'aller chez le maréchal de Saint-André; mais ensuite elle
sentit quelque espèce de chagrin, que sa mère lui en eût entièrement
ôté l'opinion.
Quoique l'assemblée de Cercamp eût été rompue, les négociations
pour la paix avaient toujours continué, et les choses s'y disposèrent
d'une telle sorte que, sur la fin de février, on se rassembla à Câteau-
Cambresis. Les mêmes députés y retournèrent; et l'absence du
maréchal de Saint-André défit monsieur de Nemours du rival qui lui
était plus redoutable, tant par l'attention qu'il avait à observer ceux
qui approchaient madame de Clèves, que par le progrès qu'il
pouvait faire auprès d'elle.
Madame de Chartres n'avait pas voulu laisser voir à sa fille qu'elle
connaissait ses sentiments pour le prince, de peur de se rendre
suspecte sur les choses qu'elle avait envie de lui dire. Elle se mit un
jour à parler de lui; elle lui en dit du bien, et y mêla beaucoup de
louanges empoisonnées sur la sagesse qu'il avait d'être incapable de
devenir amoureux, et sur ce qu'il ne se faisait qu'un plaisir, et non
pas un attachement sérieux du commerce des femmes. «Ce n'est
pas, ajouta-t-elle, que l'on ne l'ait soupçonné d'avoir une grande
passion pour la reine dauphine; je vois même qu'il y va très souvent,
et je vous conseille d'éviter, autant que vous pourrez, de lui parler,
et surtout en particulier, parce que, madame la dauphine vous
traitant comme elle fait, on dirait bientôt que vous êtes leur
confidente, et vous savez combien cette réputation est désagréable.
Je suis d'avis, si ce bruit continue, que vous alliez un peu moins chez
madame la dauphine, afin de ne vous pas trouver mêlée dans des
aventures de galanterie.»
Madame de Clèves n'avait jamais ouï parler de monsieur de
Nemours et de madame la dauphine; elle fut si surprise de ce que lui
dit sa mère, et elle crut si bien voir combien elle s'était trompée dans
tout ce qu'elle avait pensé des sentiments de ce prince, qu'elle en
changea de visage. Madame de Chartres s'en aperçut: il vint du
monde dans ce moment, madame de Clèves s'en alla chez elle, et
s'enferma dans son cabinet.
L'on ne peut exprimer la douleur qu'elle sentit, de connaître, par ce
que lui venait de dire sa mère, l'intérêt qu'elle prenait à monsieur de
Nemours: elle n'avait encore osé se l'avouer à elle-même. Elle vit
alors que les sentiments qu'elle avait pour lui étaient ceux que
monsieur de Clèves lui avait tant demandés; elle trouva combien il
était honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les
méritait. Elle se sentit blessée et embarrassée de la crainte que
monsieur de Nemours ne la voulût faire servir de prétexte à
madame la dauphine, et cette pensée la détermina à conter à
madame de Chartres ce qu'elle ne lui avait point encore dit.
Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce
qu'elle avait résolu; mais elle trouva que madame de Chartres avait
un peu de fièvre, de sorte qu'elle ne voulut pas lui parler. Ce mal
paraissait néanmoins si peu de chose, que madame de Clèves ne
laissa pas d'aller l'après dînée chez madame la dauphine: elle était
dans son cabinet avec deux ou trois dames qui étaient le plus avant
dans sa familiarité.
—Nous parlions de monsieur de Nemours, lui dit cette reine en la
voyant, et nous admirions combien il est changé depuis son retour
de Bruxelles. Devant que d'y aller, il avait un nombre infini de
maîtresses, et c'était même un défaut en lui; car il ménageait
également celles qui avaient du mérite et celles qui n'en avaient pas.
Depuis qu'il est revenu, il ne connaît ni les unes ni les autres; il n'y a
jamais eu un si grand changement; je trouve même qu'il y en a dans
son humeur, et qu'il est moins gai que de coutume.
Madame de Clèves ne répondit rien; et elle pensait avec honte
qu'elle aurait pris tout ce que l'on disait du changement de ce prince
pour des marques de sa passion, si elle n'avait point été détrompée.
Elle se sentait quelque aigreur contre madame la dauphine, de lui
voir chercher des raisons et s'étonner d'une chose dont
apparemment elle savait mieux la vérité que personne. Elle ne put
s'empêcher de lui en témoigner quelque chose; et comme les autres
dames s'éloignèrent, elle s'approcha d'elle, et lui dit tout bas:
—Est-ce aussi pour moi, Madame, que vous venez de parler, et
voudriez-vous me cacher que vous fussiez celle qui a fait changer de
conduite à monsieur de Nemours?
—Vous êtes injuste, lui dit madame la dauphine; vous savez que je
n'ai rien de caché pour vous. Il est vrai que monsieur de Nemours,
devant que d'aller à Bruxelles, a eu, je crois, intention de me laisser
entendre qu'il ne me haïssait pas; mais depuis qu'il est revenu, il ne
m'a pas même paru qu'il se souvînt des choses qu'il avait faites, et
j'avoue que j'ai de la curiosité de savoir ce qui l'a fait changer. Il
sera bien difficile que je ne le démêle, ajouta-t-elle: le vidame de
Chartres, qui est son ami intime, est amoureux d'une personne sur
qui j'ai quelque pouvoir, et je saurai par ce moyen ce qui a fait ce
changement.
Madame la dauphine parla d'un air qui persuada madame de
Clèves, et elle se trouva, malgré elle, dans un état plus calme et plus
doux que celui où elle était auparavant.
Lorsqu'elle revint chez sa mère, elle sut qu'elle était beaucoup plus
mal qu'elle ne l'avait laissée. La fièvre lui avait redoublé, et, les jours
suivants, elle augmenta de telle sorte, qu'il parut que ce serait une
maladie considérable. Madame de Clèves était dans une affliction
extrême, elle ne sortait point de la chambre de sa mère; monsieur
de Clèves y passait aussi presque tous les jours, et par l'intérêt qu'il
prenait à madame de Chartres, et pour empêcher sa femme de
s'abandonner à la tristesse, mais pour avoir aussi le plaisir de la voir;
sa passion n'était point diminuée.
Monsieur de Nemours, qui avait toujours eu beaucoup d'amitié
pour lui, n'avait pas cessé de lui en témoigner depuis son retour de
Bruxelles. Pendant la maladie de madame de Chartres, ce prince
trouva le moyen de voir plusieurs fois madame de Clèves, en faisant
semblant de chercher son mari, ou de le venir prendre pour le
mener promener. Il le cherchait même à des heures où il savait bien
qu'il n'y était pas, et sous le prétexte de l'attendre, il demeurait dans
l'antichambre de madame de Chartres, où il y avait toujours
plusieurs personnes de qualité. Madame de Clèves y venait
souvent, et, pour être affligée, elle n'en paraissait pas moins belle à
monsieur de Nemours. Il lui faisait voir combien il prenait d'intérêt à
son affliction, et il lui en parlait avec un air si doux et si soumis, qu'il
la persuadait aisément que ce n'était pas de madame la dauphine
dont il était amoureux.
Elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée de sa vue, et d'avoir
pourtant du plaisir à le voir; mais quand elle ne le voyait plus, et
qu'elle pensait que ce charme qu'elle trouvait dans sa vue était le
commencement des passions, il s'en fallait peu qu'elle ne crût le haïr
par la douleur que lui donnait cette pensée.
Madame de Chartres empira si considérablement, que l'on
commença à désespérer de sa vie; elle reçut ce que les médecins lui
dirent du péril où elle était, avec un courage digne de sa vertu et de
sa piété. Après qu'ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde, et
appeler madame de Clèves.
—Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle, en lui tendant la main; le
péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi,
augmentent le déplaisir que j'ai de vous quitter. Vous avez de
l'inclination pour monsieur de Nemours; je ne vous demande point
de me l'avouer: je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité
pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue
de cette inclination; mais je ne vous en ai pas voulu parler d'abord,
de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la
connaissez que trop présentement; vous êtes sur le bord du
précipice: il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous
retenir. Songez ce que vous devez à votre mari; songez ce que vous
vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette
réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant
souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille, retirez-vous de
la cour, obligez votre mari de vous emmener; ne craignez point de
prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelque affreux qu'ils
vous paraissent d'abord; ils seront plus doux dans les suites que les
malheurs d'une galanterie. Si d'autres raisons que celles de la vertu
et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je
vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler le
bonheur que j'espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir
tomber comme les autres femmes; mais si ce malheur vous doit
arriver, je reçois la mort avec joie, pour n'en être pas le témoin.
Madame de Clèves fondait en larmes sur la main de sa mère,
qu'elle tenait serrée entre les siennes, et madame de Chartres se
sentant touchée elle-même:
—Adieu, ma fille, lui dit-elle, finissons une conversation qui nous
attendrit trop l'une et l'autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de
tout ce que je viens de vous dire.
Elle se tourna de l'autre côté en achevant ces paroles, et
commanda à sa fille d'appeler ses femmes, sans vouloir l'écouter, ni
parler davantage. Madame de Clèves sortit de la chambre de sa
mère en l'état que l'on peut s'imaginer, et madame de Chartres ne
songea plus qu'à se préparer à la mort. Elle vécut encore deux
jours, pendant lesquels elle ne voulut plus revoir sa fille, qui était la
seule chose à quoi elle se sentait attachée.
Madame de Clèves était dans une affliction extrême; son mari ne
la quittait point, et sitôt que madame de Chartres fut expirée, il
l'emmena à la campagne, pour l'éloigner d'un lieu qui ne faisait
qu'aigrir sa douleur. On n'en a jamais vu de pareille; quoique la
tendresse et la reconnaissance y eussent la plus grande part, le
besoin qu'elle sentait qu'elle avait de sa mère, pour se défendre
contre monsieur de Nemours, ne laissait pas d'y en avoir beaucoup.
Elle se trouvait malheureuse d'être abandonnée à elle-même, dans
un temps où elle était si peu maîtresse de ses sentiments, et où elle
eût tant souhaité d'avoir quelqu'un qui pût la plaindre et lui donner
de la force. La manière dont monsieur de Clèves en usait pour elle
lui faisait souhaiter plus fortement que jamais, de ne manquer à rien
de ce qu'elle lui devait. Elle lui témoignait aussi plus d'amitié et plus
de tendresse qu'elle n'avait encore fait; elle ne voulait point qu'il la
quittât, et il lui semblait qu'à force de s'attacher à lui, il la défendrait
contre monsieur de Nemours.
Ce prince vint voir monsieur de Clèves à la campagne. Il fit ce qu'il
put pour rendre aussi une visite à madame de Clèves; mais elle ne le
voulut point recevoir, et, sentant bien qu'elle ne pouvait s'empêcher
de le trouver aimable, elle avait fait une forte résolution de
s'empêcher de le voir, et d'en éviter toutes les occasions qui
dépendraient d'elle.
Monsieur de Clèves vint à Paris pour faire sa cour, et promit à sa
femme de s'en retourner le lendemain; il ne revint néanmoins que le
jour d'après.
—Je vous attendis tout hier, lui dit madame de Clèves, lorsqu'il
arriva; et je vous dois faire des reproches de n'être pas venu,
comme vous me l'aviez promis. Vous savez que si je pouvais sentir
une nouvelle affliction en l'état où je suis, ce serait la mort de
madame de Tournon, que j'ai apprise ce matin. J'en aurais été
touchée quand je ne l'aurais point connue; c'est toujours une chose
digne de pitié, qu'une femme jeune et belle comme celle-là soit
morte en deux jours; mais de plus, c'était une des personnes du
monde qui me plaisait davantage, et qui paraissait avoir autant de
sagesse que de mérite.
—Je fus très fâché de ne pas revenir hier, répondit monsieur de
Clèves; mais j'étais si nécessaire à la consolation d'un malheureux,
qu'il m'était impossible de le quitter. Pour madame de Tournon, je
ne vous conseille pas d'en être affligée, si vous la regrettez comme
une femme pleine de sagesse, et digne de votre estime.
—Vous m'étonnez, reprit madame de Clèves, et je vous ai ouï dire
plusieurs fois qu'il n'y avait point de femme à la cour que vous
estimassiez davantage.
—Il est vrai, répondit-il, mais les femmes sont incompréhensibles,
et, quand je les vois toutes, je me trouve si heureux de vous avoir,
que je ne saurais assez admirer mon bonheur.
—Vous m'estimez plus que je ne vaux, répliqua madame de
Clèves en soupirant, et il n'est pas encore temps de me trouver
digne de vous. Apprenez-moi, je vous en supplie, ce qui vous a
détrompé de madame de Tournon.
—Il y a longtemps que je le suis, répliqua-t-il, et que je sais qu'elle
aimait le comte de Sancerre, à qui elle donnait des espérances de
l'épouser.
—Je ne saurais croire, interrompit madame de Clèves, que
madame de Tournon, après cet éloignement si extraordinaire qu'elle
a témoigné pour le mariage depuis qu'elle est veuve, et après les
déclarations publiques qu'elle a faites de ne se remarier jamais, ait
donné des espérances à Sancerre.
—Si elle n'en eût donné qu'à lui, répliqua monsieur de Clèves, il ne
faudrait pas s'étonner; mais ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'elle
en donnait aussi à Estouteville dans le même temps; et je vais vous
apprendre toute cette histoire.
SECONDE PARTIE
«Vous savez l'amitié qu'il y a entre Sancerre et moi; néanmoins il
devint amoureux de madame de Tournon, il y a environ deux ans, et
me le cacha avec beaucoup de soin, aussi bien qu'à tout le reste du
monde. J'étais bien éloigné de le soupçonner. Madame de Tournon
paraissait encore inconsolable de la mort de son mari, et vivait dans
une retraite austère. La sœur de Sancerre était quasi la seule
personne qu'elle vit, et c'était chez elle qu'il en était devenu
amoureux.
«Un soir qu'il devait y avoir une comédie au Louvre, et que l'on
n'attendait plus que le roi et madame de Valentinois pour
commencer, l'on vint dire qu'elle s'était trouvée mal, et que le roi ne
viendrait pas. On jugea aisément que le mal de cette duchesse était
quelque démêlé avec le roi. Nous savions les jalousies qu'il avait
eues du maréchal de Brissac, pendant qu'il avait été à la cour; mais
il était retourné en Piémont depuis quelques jours, et nous ne
pouvions imaginer le sujet de cette brouillerie.
«Comme j'en parlais avec Sancerre, monsieur d'Anville arriva
dans la salle, et me dit tout bas que le roi était dans une affliction et
dans une colère qui faisaient pitié; qu'en un raccommodement qui
s'était fait entre lui et madame de Valentinois, il y avait quelques
jours, sur des démêlés qu'ils avaient eus pour le maréchal de
Brissac, le roi lui avait donné une bague, et l'avait priée de la porter;
que pendant qu'elle s'habillait pour venir à la comédie, il avait
remarqué qu'elle n'avait point cette bague, et lui en avait demandé la
raison; qu'elle avait paru étonnée de ne la pas avoir; qu'elle l'avait
demandée à ses femmes, lesquelles par malheur, ou faute d'être
bien instruites, avaient répondu qu'il y avait quatre ou cinq jours
qu'elles ne l'avaient vue.
«Ce temps est précisément celui du départ du maréchal de
Brissac, continua monsieur d'Anville; le roi n'a point douté qu'elle ne
lui ait donné la bague en lui disant adieu. Cette pensée a réveillé si
vivement toute cette jalousie, qui n'était pas encore bien éteinte, qu'il
s'est emporté contre son ordinaire, et lui a fait mille reproches. Il
vient de rentrer chez lui, très affligé; mais je ne sais s'il l'est
davantage de l'opinion que madame de Valentinois a sacrifié sa
bague, que de la crainte de lui avoir déplu par sa colère.
«Sitôt que monsieur d'Anville eut achevé de me conter cette
nouvelle, je me rapprochai de Sancerre pour la lui apprendre; je la
lui dis comme un secret que l'on venait de me confier, et dont je lui
défendais d'en parler.
«Le lendemain matin, j'allai d'assez bonne heure chez ma belle-
sœur; je trouvai madame de Tournon au chevet de son lit. Elle
n'aimait pas madame de Valentinois, et elle savait bien que ma
belle-sœur n'avait pas sujet de s'en louer. Sancerre avait été chez
elle au sortir de la comédie. Il lui avait appris la brouillerie du roi
avec cette duchesse, et madame de Tournon était venue la conter à
ma belle-sœur, sans savoir ou sans faire réflexion que c'était moi qui
l'avait apprise à son amant.
«Sitôt que je m'approchai de ma belle-sœur, elle dit à madame de
Tournon que l'on pouvait me confier ce qu'elle venait de lui dire, et
sans attendre la permission de madame de Tournon elle me conta
mot pour mot tout ce que j'avais dit à Sancerre le soir précédent.
Vous pouvez juger comme j'en fus étonné. Je regardai madame de
Tournon, elle me parut embarrassée. Son embarras me donna du
soupçon; je n'avais dit la chose qu'à Sancerre, il m'avait quitté au
sortir de la comédie sans m'en dire la raison; je me souvins de lui
avoir ouï extrêmement louer madame de Tournon. Toutes ces
choses m'ouvrirent les yeux, et je n'eus pas de peine à démêler qu'il
avait une galanterie avec elle, et qu'il l'avait vue depuis qu'il m'avait
quitté.
«Je fus si piqué de voir qu'il me cachait cette aventure, que je dis
plusieurs choses qui firent connaître à madame de Tournon
l'imprudence qu'elle avait faite; je la remis à son carrosse, et je
l'assurai, en la quittant, que j'enviais le bonheur de celui qui lui avait
appris la brouillerie du roi et de madame de Valentinois.
«Je m'en allai à l'heure même trouver Sancerre, je lui fis des
reproches, et je lui dis que je savais sa passion pour madame de
Tournon, sans lui dire comment je l'avais découverte. Il fut contraint
de me l'avouer. Je lui contai ensuite ce qui me l'avait apprise, et il
m'apprit aussi le détail de leur aventure; il me dit que, quoiqu'il fût
cadet de sa maison, et très éloigné de pouvoir prétendre un aussi
bon parti, que néanmoins elle était résolue de l'épouser. L'on ne
peut être plus surpris que je le fus. Je dis à Sancerre de presser la
conclusion de son mariage, et qu'il n'y avait rien qu'il ne dût craindre
d'une femme qui avait l'artifice de soutenir aux yeux du public un
personnage si éloigné de la vérité. Il me répondit qu'elle avait été
véritablement affligée, mais que l'inclination qu'elle avait eue pour lui
avait surmonté cette affliction, et qu'elle n'avait pu laisser paraître
tout d'un coup un si grand changement. Il me dit encore plusieurs
autres raisons pour l'excuser, qui me firent voir à quel point il en
était amoureux; il m'assura qu'il la ferait consentir que je susse la
passion qu'il avait pour elle, puisque aussi bien c'était elle-même qui
me l'avait apprise. Il l'y obligea en effet, quoique avec beaucoup de
peine, et je fus ensuite très avant dans leur confidence.
«Je n'ai jamais vu une femme avoir une conduite si honnête et si
agréable à l'égard de son amant; néanmoins j'étais toujours choqué
de son affectation à paraître encore affligée. Sancerre était si
amoureux et si content de la manière dont elle en usait pour lui, qu'il
n'osait quasi la presser de conclure leur mariage, de peur qu'elle ne
crût qu'il le souhaitait plutôt par intérêt que par une véritable
passion. Il lui en parla toutefois, et elle lui parut résolue à l'épouser;
elle commença même à quitter cette retraite où elle vivait, et à se
remettre dans le monde. Elle venait chez ma belle-sœur à des
heures où une partie de la cour s'y trouvait. Sancerre n'y venait que
rarement; mais ceux qui y étaient tous les soirs, et qui l'y voyaient
souvent, la trouvaient très aimable.
«Peu de temps après qu'elle eut commencé à quitter la solitude,
Sancerre crut voir quelque refroidissement dans la passion qu'elle
avait pour lui. Il m'en parla plusieurs fois, sans que je fisse aucun
fondement sur ses plaintes; mais à la fin, comme il me dit qu'au lieu
d'achever leur mariage, elle semblait l'éloigner, je commençai à
croire qu'il n'avait pas de tort d'avoir de l'inquiétude. Je lui répondis
que quand la passion de madame de Tournon diminuerait après
avoir duré deux ans, il ne faudrait pas s'en étonner; que quand
même sans être diminuée, elle ne serait pas assez forte pour l'obliger
à l'épouser, qu'il ne devrait pas s'en plaindre; que ce mariage, à
l'égard du public, lui ferait un extrême tort, non seulement parce qu'il
n'était pas un assez bon parti pour elle, mais par le préjudice qu'il
apporterait à sa réputation; qu'ainsi tout ce qu'il pouvait souhaiter,
était qu'elle ne le trompât point et qu'elle ne lui donnât pas de
fausses espérances. Je lui dis encore que si elle n'avait pas la force
de l'épouser, ou qu'elle lui avouât qu'elle en aimait quelque autre, il
ne fallait point qu'il s'emportât, ni qu'il se plaignît; mais qu'il devrait
conserver pour elle de l'estime et de la reconnaissance.
«Je vous donne, lui dis-je, le conseil que je prendrais pour moi-
même; car la sincérité me touche d'une telle sorte, que je crois que
si ma maîtresse, et même ma femme, m'avouait que quelqu'un lui
plût, j'en serais affligé sans en être aigri. Je quitterais le personnage
d'amant ou de mari, pour la conseiller et pour la plaindre.»
Ces paroles firent rougir madame de Clèves, et elle y trouva un
certain rapport avec l'état où elle était, qui la surprit, et qui lui donna
un trouble dont elle fut longtemps à se remettre.
«Sancerre parla à madame de Tournon, continua monsieur de
Clèves, il lui dit tout ce que je lui avais conseillé, mais elle le rassura
avec tant de soin, et parut si offensée de ses soupçons, qu'elle les lui
ôta entièrement. Elle remit néanmoins leur mariage après un voyage
qu'il allait faire, et qui devait être assez long; mais elle se conduisit si
bien jusqu'à son départ, et en parut si affligée, que je crus, aussi
bien que lui, qu'elle l'aimait véritablement. Il partit, il y a environ trois
mois pendant son absence, j'ai peu vu madame de Tournon; vous
m'avez entièrement occupé, et je savais seulement qu'il devait
bientôt revenir.
«Avant-hier, en arrivant à Paris, j'appris qu'elle était morte;
j'envoyai savoir chez lui si on n'avait point eu de ses nouvelles. On
me manda qu'il était arrivé de la veille, qui était précisément le jour
de la mort de madame de Tournon. J'allai le voir à l'heure même,
me doutant bien de l'état où je le trouverais; mais son affliction
passait de beaucoup ce que je m'en étais imaginé.
«Je n'ai jamais vu une douleur si profonde et si tendre; dès le
moment qu'il me vit, il m'embrassa, fondant en larmes: Je ne la
verrai plus, me dit-il, je ne la verrai plus, elle est morte! je n'en étais
pas digne, mais je la suivrai bientôt.
«Après cela il se tut; et puis, de temps en temps redisant toujours:
Elle est morte, et je ne la verrai plus! il revenait aux cris et aux
larmes, et demeurait comme un homme qui n'avait plus de raison. Il
me dit qu'il n'avait pas reçu souvent de ses lettres pendant son
absence, mais qu'il ne s'en était pas étonné, parce qu'il la connaissait
et qu'il savait la peine qu'elle avait à hasarder de ses lettres. Il ne
doutait point qu'il ne l'eût épousée à son retour; il la regardait
comme la plus aimable et la plus fidèle personne qui eût jamais été,
il s'en croyait tendrement aimé; il la perdait dans le moment qu'il
pensait s'attacher à elle pour jamais. Toutes ces pensées le
plongeaient dans une affliction violente, dont il était entièrement
accablé; et j'avoue que je ne pouvais m'empêcher d'en être touché.
«Je fus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le roi; je
lui promis que je reviendrais bientôt. Je revins en effet, et je ne fus
jamais si surpris, que de le trouver tout différent de ce que je l'avais
quitté. Il était debout dans sa chambre, avec un visage furieux,
marchant et s'arrêtant comme s'il eût été hors de lui-même.—
Venez, venez, me dit-il, venez voir l'homme du monde le plus
désespéré; je suis plus malheureux mille fois que je n'étais tantôt, et
ce que je viens d'apprendre de madame de Tournon est pire que sa
mort.
«Je crus que la douleur le troublait entièrement, et je ne pouvais
m'imaginer qu'il y eût quelque chose de pire que la mort d'une
maîtresse que l'on aime, et dont on est aimé. Je lui dis que tant que
son affliction avait eu des bornes, je l'avais approuvée, et que j'y
étais entré; mais que je ne le plaindrais plus s'il s'abandonnait au
désespoir, et s'il perdait la raison.
—Je serais trop heureux de l'avoir perdue, et la vie aussi, s'écria-
t-il: madame de Tournon m'était infidèle, et j'apprends son infidélité
et sa trahison le lendemain que j'ai appris sa mort, dans un temps où
mon âme est remplie et pénétrée de la plus vive douleur et de la
plus tendre amour que l'on ait jamais senties; dans un temps où son
idée est dans mon cœur comme la plus parfaite chose qui ait jamais
été, et la plus parfaite à mon égard; je trouve que je suis trompé, et
qu'elle ne mérite pas que je la pleure; cependant j'ai la même
affection de sa mort que si elle m'était fidèle, et je sens son infidélité
comme si elle n'était point morte. Si j'avais appris son changement
avant sa mort, la jalousie, la colère, la rage m'auraient rempli, et
m'auraient endurci en quelque sorte contre la douleur de sa perte;
mais je suis dans un état où je ne puis ni m'en consoler, ni la haïr.
«Vous pouvez juger si je fus surpris de ce que me disait Sancerre;
je lui demandai comment il avait su ce qu'il venait de me dire. Il me
conta qu'un moment après que j'étais sorti de sa chambre,
Estouteville, qui est son ami intime, mais qui ne savait pourtant rien
de son amour pour madame de Tournon, l'était venu voir; que
d'abord qu'il avait été assis, il avait commencé à pleurer et qu'il lui
avait dit qu'il lui demandait pardon de lui avoir caché ce qu'il lui allait
apprendre; qu'il le priait d'avoir pitié de lui; qu'il venait lui ouvrir son
cœur, et qu'il voyait l'homme du monde le plus affligé de la mort de
madame de Tournon.
«Ce nom, me dit Sancerre, m'a tellement surpris, que, quoique
mon premier mouvement ait été de lui dire que j'en étais plus affligé
que lui, je n'ai pas eu néanmoins la force de parler. Il a continué, et
m'a dit qu'il était amoureux d'elle depuis six mois; qu'il avait toujours
voulu me le dire, mais qu'elle le lui avait défendu expressément, et
avec tant d'autorité, qu'il n'avait osé lui désobéir; qu'il lui avait plu
quasi dans le même temps qu'il l'avait aimée; qu'ils avaient caché
leur passion à tout le monde; qu'il n'avait jamais été chez elle
publiquement; qu'il avait eu le plaisir de la consoler de la mort de
son mari; et qu'enfin il l'allait épouser dans le temps qu'elle était
morte; mais que ce mariage, qui était un effet de passion, aurait paru
un effet de devoir et d'obéissance; qu'elle avait gagné son père pour
se faire commander de l'épouser, afin qu'il n'y eût pas un trop grand
changement dans sa conduite, qui avait été si éloignée de se
remarier.
«Tant qu'Estouteville m'a parlé, me dit Sancerre, j'ai ajouté foi a
ses paroles, parce que j'y ai trouvé de la vraisemblance, et que le
temps où il m'a dit qu'il avait commencé à aimer madame de
Tournon est précisément celui où elle m'a paru changée; mais un
moment après, je l'ai cru un menteur, ou du moins un visionnaire.
J'ai été prêt à le lui dire; j'ai passé ensuite à vouloir m'éclaircir, je l'ai
questionné, je lui ai fait paraître des doutes; enfin j'ai tant fait pour
m'assurer de mon malheur, qu'il m'a demandé si je connaissais
l'écriture de madame de Tournon. Il a mis sur mon lit quatre de ses
lettres et son portrait; mon frère est entré dans ce moment.
Estouteville avait le visage si plein de larmes, qu'il a été contraint de
sortir pour ne se pas laisser voir; il m'a dit qu'il reviendrait ce soir
requérir ce qu'il me laissait; et moi je chassai mon frère, sur le
prétexte de me trouver mal, par l'impatience de voir ces lettres que
l'on m'avait laissées, et espérant d'y trouver quelque chose qui ne
me persuaderait pas tout ce qu'Estouteville venait de me dire. Mais
hélas! que n'y ai-je point trouvé? Quelle tendresse! quels serments!
quelles assurances de l'épouser! quelles lettres! Jamais elle ne m'en
a écrit de semblables. Ainsi, ajouta-t-il, j'éprouve à la fois la douleur
de la mort et celle de l'infidélité; ce sont deux maux que l'on a
souvent comparés, mais qui n'ont jamais été sentis en même temps
par la même personne. J'avoue, à ma honte, que je sens encore plus
sa perte que son changement, je ne puis la trouver assez coupable
pour consentir à sa mort. Si elle vivait, j'aurais le plaisir de lui faire
des reproches, et de me venger d'elle en lui faisant connaître son
injustice. Mais je ne la verrai plus, reprenait-il, je ne la verrai plus;
ce mal est le plus grand de tous les maux. Je souhaiterais de lui
rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel souhait! si elle revenait
elle vivrait pour Estouteville. Que j'étais heureux hier! s'écriait-il,
que j'étais heureux! j'étais l'homme du monde le plus affligé; mais
mon affliction était raisonnable, et je trouvais quelque douceur à
penser que je ne devais jamais me consoler. Aujourd'hui, tous mes
sentiments sont injustes. Je paye à une passion feinte qu'elle a eue
pour moi le même tribut de douleur que je croyais devoir à une
passion véritable. Je ne puis ni haïr, ni aimer sa mémoire; je ne puis
me consoler ni m'affliger. Du moins, me dit-il, en se retournant tout
d'un coup vers moi, faites, je vous en conjure, que je ne voie jamais
Estouteville; son nom seul me fait horreur. Je sais bien que je n'ai nul
sujet de m'en plaindre; c'est ma faute de lui avoir caché que j'aimais
madame de Tournon; s'il l'eût su il ne s'y serait peut-être pas
attaché, elle ne m'aurait pas été infidèle; il est venu me chercher
pour me confier sa douleur; il me fait pitié. Et! c'est avec raison,
s'écriait-il; il aimait madame de Tournon, il en était aimé, et il ne la
verra jamais; je sens bien néanmoins que je ne saurais m'empêcher
de le haïr. Et encore une fois, je vous conjure de faire en sorte que
je ne le voie point.
«Sancerre se remit ensuite à pleurer, à regretter madame de
Tournon, à lui parler, et à lui dire les choses du monde les plus
tendres; il repassa ensuite à la haine, aux plaintes, aux reproches et
aux imprécations contre elle. Comme je le vis dans un état si violent,
je connus bien qu'il me fallait quelque secours pour m'aider à calmer
son esprit. J'envoyai quérir son frère, que je venais de quitter chez
le roi; j'allai lui parler dans l'antichambre avant qu'il entrât, et je lui
contai l'état où était Sancerre. Nous donnâmes des ordres pour
empêcher qu'il ne vît Estouteville, et nous employâmes une partie de
la nuit à tâcher de le rendre capable de raison. Ce matin je l'ai
encore trouvé plus affligé; son frère est demeuré auprès de lui, et je
suis revenu auprès de vous.»
—L'on ne peut être plus surprise que je le suis, dit alors madame
de Clèves, et je croyais madame de Tournon incapable d'amour et
de tromperie.
—L'adresse et la dissimulation, reprit monsieur de Clèves, ne
peuvent aller plus loin qu'elle les a portées. Remarquez que quand
Sancerre crut qu'elle était changée pour lui, elle l'était véritablement,
et qu'elle commençait à aimer Estouteville. Elle disait à ce dernier
qu'il la consolait de la mort de son mari, et que c'était lui qui était
cause qu'elle quittait cette grande retraite, et il paraissait à Sancerre
que c'était parce que nous avions résolu qu'elle ne témoignerait plus
d'être si affligée. Elle faisait valoir à Estouteville de cacher leur
intelligence, et de paraître obligée à l'épouser par le commandement
de son père, comme un effet du soin qu'elle avait de sa réputation;
et c'était pour abandonner Sancerre, sans qu'il eût sujet de s'en
plaindre. Il faut que je m'en retourne, continua monsieur de Clèves,
pour voir ce malheureux, et je crois qu'il faut que vous reveniez
aussi à Paris. Il est temps que vous voyiez le monde, et que vous
receviez ce nombre infini de visites, dont aussi bien vous ne sauriez
vous dispenser.
Madame de Clèves consentit à son retour, et elle revint le
lendemain. Elle se trouva plus tranquille sur monsieur de Nemours
qu'elle n'avait été; tout ce que lui avait dit madame de Chartres en
mourant, et la douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses
sentiments, qui lui faisait croire qu'ils étaient entièrement effacés.
Dès le même soir qu'elle fut arrivée, madame la dauphine la vint
voir, et après lui avoir témoigné la part qu'elle avait prise à son
affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ces tristes pensées,
elle voulait l'instruire de tout ce qui s'était passé à la cour en son
absence; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières.
—Mais ce que j'ai le plus d'envie de vous apprendre, ajouta-t-
elle, c'est qu'il est certain que monsieur de Nemours est
passionnément amoureux, et que ses amis les plus intimes, non
seulement ne sont point dans sa confidence, mais qu'ils ne peuvent
deviner qui est la personne qu'il aime. Cependant cet amour est
assez fort pour lui faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les
espérances d'une couronne.
Madame la dauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé sur
l'Angleterre.
—J'ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de
monsieur d'Anville; et il m'a dit ce matin que le roi envoya quérir,
hier au soir, monsieur de Nemours, sur des lettres de Lignerolles,
qui demande à revenir, et qui écrit au roi qu'il ne peut plus soutenir
auprès de la reine d'Angleterre les retardements de monsieur de
Nemours; qu'elle commence à s'en offenser, et qu'encore qu'elle
n'eût point donné de parole positive, elle en avait assez dit pour
faire hasarder un voyage. Le roi lut cette lettre à monsieur de
Nemours, qui, au lieu de parler sérieusement, comme il avait fait
dans les commencements, ne fit que rire, que badiner, et se moquer
des espérances de Lignerolles. Il dit que toute l'Europe
condamnerait son imprudence, s'il hasardait d'aller en Angleterre
comme un prétendu mari de la reine, sans être assuré du succès. «Il
me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon temps, de
faire ce voyage présentement que le roi d'Espagne fait de si grandes
instances pour épouser cette reine. Ce ne serait peut-être pas un
rival bien redoutable dans une galanterie; mais je pense que dans un
mariage Votre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer
quelque chose.—Je vous le conseillerais en cette occasion, reprit le
roi; mais vous n'aurez rien à lui disputer; je sais qu'il a d'autres
pensées; et quand il n'en aurait pas, la reine Marie s'est trop mal
trouvée du joug de l'Espagne, pour croire que sa sœur le veuille
reprendre, et qu'elle se laisse éblouir à l'éclat de tant de couronnes
jointes ensemble.—Si elle ne s'en laisse pas éblouir, repartit
monsieur de Nemours, il y a apparence qu'elle voudra se rendre
heureuse par l'amour. Elle a aimé le milord Courtenay, il y a déjà
quelques années; il était aussi aimé de la reine Marie, qui l'aurait
épousé du consentement de toute l'Angleterre, sans qu'elle connût
que la jeunesse et la beauté de sa sœur Élisabeth le touchaient
davantage que l'espérance de régner. Votre Majesté sait que les
violentes jalousies qu'elle en eut la portèrent à les mettre l'un et
l'autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la
déterminèrent enfin à épouser le roi d'Espagne. Je crois
qu'Élisabeth, qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce
milord et qu'elle choisira un homme qu'elle a aimé, qui est fort
aimable, qui a tant souffert pour elle, plutôt qu'un autre qu'elle n'a
jamais vu.—Je serais de votre avis, repartit le roi, si Courtenay
vivait encore; mais j'ai su, depuis quelques jours, qu'il est mort à
Padoue, où il était relégué. Je vois bien, ajouta-t-il, en quittant
monsieur de Nemours, qu'il faudrait faire votre mariage comme on
ferait celui de monsieur le dauphin, et envoyer épouser la reine
d'Angleterre par des ambassadeurs.
«Monsieur d'Anville et monsieur le vidame, qui étaient chez le roi
avec monsieur de Nemours, sont persuadés que c'est cette même
passion dont il est occupé, qui le détourne d'un si grand dessein. Le
vidame, qui le voit de plus près que personne, a dit à madame de
Martigues que ce prince est tellement changé qu'il ne le reconnaît
plus; et ce qui l'étonne davantage, c'est qu'il ne lui voit aucun
commerce, ni aucunes heures particulières où il se dérobe, en sorte
qu'il croit qu'il n'a point d'intelligence avec la personne qu'il aime; et
c'est ce qui fait méconnaître monsieur de Nemours de lui voir aimer
une femme qui ne répond point à son amour.»
Quel poison pour madame de Clèves, que le discours de madame
la dauphine! Le moyen de ne se pas reconnaître pour cette
personne dont on ne savait point le nom? et le moyen de n'être pas
pénétrée de reconnaissance et de tendresse, en apprenant, par une
voie qui ne lui pouvait être suspecte, que ce prince, qui touchait
déjà son cœur, cachait sa passion à tout le monde, et négligeait pour
l'amour d'elle les espérances d'une couronne. Aussi ne peut-on
représenter ce qu'elle sentit, et le trouble qui s'éleva dans son âme.
Si madame la dauphine l'eut regardée avec attention, elle eût
aisément remarqué que les choses qu'elle venait de dire ne lui
étaient pas indifférentes; mais comme elle n'avait aucun soupçon de
la vérité, elle continua de parler, sans y faire de réflexion.
—Monsieur d'Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de
dire, m'a appris tout ce détail, m'en croit mieux instruite que lui; et il
a une si grande opinion de mes charmes, qu'il est persuadé que je
suis la seule personne qui puisse faire de si grands changements en
monsieur de Nemours.
Ces dernières paroles de madame la dauphine donnèrent une autre
sorte de trouble à madame de Clèves, que celui qu'elle avait eu
quelques moments auparavant.
—Je serais aisément de l'avis de monsieur d'Anville, répondit-elle;
et il y a beaucoup d'apparence, Madame, qu'il ne faut pas moins
qu'une princesse telle que vous, pour faire mépriser la reine
d'Angleterre.
—Je vous l'avouerais si je le savais, repartit madame la dauphine,
et je le saurais s'il était véritable. Ces sortes de passions
n'échappent point à la vue de celles qui les causent; elles s'en
aperçoivent les premières. Monsieur de Nemours ne m'a jamais
témoigné que de légères complaisances; mais il y a néanmoins une si
grande différence de la manière dont il a vécu avec moi, à celle dont
il y vit présentement, que je puis vous répondre que je ne suis pas la
cause de l'indifférence qu'il a pour la couronne d'Angleterre.
«Je m'oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, et je ne me
souviens pas qu'il faut que j'aille voir Madame. Vous savez que la
paix est quasi conclue; mais vous ne savez pas que le roi d'Espagne
n'a voulu passer aucun article qu'à condition d'épouser cette
princesse, au lieu du prince don Carlos, son fils. Le roi a eu
beaucoup de peine à s'y résoudre; enfin il y a consenti, et il est allé
tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu'elle sera
inconsolable; ce n'est pas une chose qui puisse plaire d'épouser un
homme de l'âge et de l'humeur du roi d'Espagne, surtout à elle qui a
toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté, et
qui s'attendait d'épouser un jeune prince pour qui elle a de
l'inclination sans l'avoir vu. Je ne sais si le roi en elle trouvera toute
l'obéissance qu'il désire; il m'a chargée de la voir parce qu'il sait
qu'elle m'aime, et qu'il croit que j'aurai quelque pouvoir sur son
esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien différente; j'irai me
réjouir avec Madame, sœur du roi. Tout est arrêté pour son
mariage avec monsieur de Savoie; et il sera ici dans peu de temps.
Jamais personne de l'âge de cette princesse n'a eu une joie si entière
de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu'on ne l'a
jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous
aider à faire voir aux étrangers que nous n'avons pas de médiocres
beautés.»
Après ces paroles, madame la dauphine quitta madame de Clèves,
et, le lendemain, le mariage de Madame fut su de tout le monde.
Les jours suivants, le roi et les reines allèrent voir madame de
Clèves. Monsieur de Nemours, qui avait attendu son retour avec
une extrême impatience, et qui souhaitait ardemment de lui pouvoir
parler sans témoins, attendit pour aller chez elle l'heure que tout le
monde en sortirait, et qu'apparemment il ne reviendrait plus
personne. Il réussit dans son dessein, et il arriva comme les
dernières visites en sortaient.
Cette princesse était sur son lit; il faisait chaud, et la vue de
monsieur de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne
diminuait pas sa beauté. Il s'assit vis-à-vis d'elle, avec cette crainte
et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura
quelque temps sans pouvoir parler. Madame de Clèves n'était pas
moins interdite, de sorte qu'ils gardèrent assez longtemps le silence.
Enfin monsieur de Nemours prit la parole, et lui fit des compliments
sur son affliction; madame de Clèves, étant bien aise de continuer la
conversation sur ce sujet, parla assez longtemps de la perte qu'elle
avait faite; et enfin, elle dit que, quand le temps aurait diminué la
violence de sa douleur, il lui en demeurerait toujours une si forte
impression, que son humeur en serait changée.
—Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit
monsieur de Nemours, font de grands changements dans l'esprit; et
pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de
Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même
madame la dauphine m'en parlait encore hier.
—Il est vrai, repartit madame de Clèves, qu'elle l'a remarqué, et je
crois lui en avoir ouï dire quelque chose.
—Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua monsieur de Nemours,
qu'elle s'en soit aperçue; mais je voudrais qu'elle ne fût pas seule à
s'en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n'ose donner d'autres
marques de la passion qu'on a pour elles, que par les choses qui ne
les regardent point; et, n'osant leur faire paraître qu'on les aime, on
voudrait du moins qu'elles vissent que l'on ne veut être aimé de
personne. L'on voudrait qu'elles sussent qu'il n'y a point de beauté,
dans quelque rang qu'elle pût être, que l'on ne regardât avec
indifférence, et qu'il n'y a point de couronne que l'on voulût acheter
au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d'ordinaire de la
passion qu'on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu'on prend de
leur plaire et de les chercher; mais ce n'est pas une chose difficile
pour peu qu'elles soient aimables; ce qui est difficile, c'est de ne
s'abandonner pas au plaisir de les suivre; c'est de les éviter, par la
peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les
sentiments que l'on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un
véritable attachement, c'est de devenir entièrement opposé à ce que
l'on était, et de n'avoir plus d'ambition, ni de plaisir, après avoir été
toute sa vie occupé de l'un et de l'autre.
Madame de Clèves entendait aisément la part qu'elle avait à ces
paroles. Il lui semblait qu'elle devait y répondre, et ne les pas
souffrir. Il lui semblait aussi qu'elle ne devait pas les entendre, ni
témoigner qu'elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler, et
croyait ne devoir rien dire. Le discours de monsieur de Nemours lui
plaisait et l'offensait quasi également; elle y voyait la confirmation de
tout ce que lui avait fait penser madame la dauphine; elle y trouvait
quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque
chose de hardi et de trop intelligible. L'inclination qu'elle avait pour
ce prince lui donnait un trouble dont elle n'était pas maîtresse. Les
paroles les plus obscures d'un homme qui plaît donnent plus
d'agitation que les déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaît
pas. Elle demeurait donc sans répondre, et monsieur de Nemours
se fût aperçu de son silence, dont il n'aurait peut-être pas tiré de
mauvais présages, si l'arrivée de monsieur de Clèves n'eût fini la
conversation et sa visite.
Ce prince venait conter à sa femme des nouvelles de Sancerre;
mais elle n'avait pas une grande curiosité pour la suite de cette
aventure. Elle était si occupée de ce qui se venait de passer, qu'à
peine pouvait-elle cacher la distraction de son esprit. Quand elle fut
en liberté de rêver, elle connut bien qu'elle s'était trompée,
lorsqu'elle avait cru n'avoir plus que de l'indifférence pour monsieur
de Nemours. Ce qu'il lui avait dit avait fait toute l'impression qu'il
pouvait souhaiter, et l'avait entièrement persuadée de sa passion.
Les actions de ce prince s'accordaient trop bien avec ses paroles,
pour laisser quelque doute à cette princesse. Elle ne se flatta plus de
l'espérance de ne le pas aimer; elle songea seulement à ne lui en
donner jamais aucune marque. C'était une entreprise difficile, dont
elle connaissait déjà les peines; elle savait que le seul moyen d'y
réussir était d'éviter la présence de ce prince; et comme son deuil lui
donnait lieu d'être plus retirée que de coutume, elle se servit de ce
prétexte pour n'aller plus dans les lieux où il la pouvait voir. Elle était
dans une tristesse profonde; la mort de sa mère en paraissait la
cause, et l'on n'en cherchait point d'autre.
Monsieur de Nemours était désespéré de ne la voir presque plus;
et sachant qu'il ne la trouverait dans aucune assemblée et dans
aucun des divertissements ou était toute la cour, il ne pouvait se
résoudre d'y paraître; il feignit une passion grande pour la chasse, et
il en faisait des parties les mêmes jours qu'il y avait des assemblées
chez les reines. Une légère maladie lui servit longtemps de prétexte
pour demeurer chez lui, et pour éviter d'aller dans tous les lieux où il
savait bien que madame de Clèves ne serait pas.
Monsieur de Clèves fut malade à peu près dans le même temps.
Madame de Clèves ne sortit point de sa chambre pendant son mal;
mais quand il se porta mieux, qu'il vit du monde, et entre autres
monsieur de Nemours qui, sur le prétexte d'être encore faible, y
passait la plus grande partie du jour, elle trouva qu'elle n'y pouvait
plus demeurer; elle n'eut pas néanmoins la force d'en sortir les
premières fois qu'il y vint. Il y avait trop longtemps qu'elle ne l'avait
vu, pour se résoudre à ne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de
lui faire entendre par des discours qui ne semblaient que généraux,
mais qu'elle entendait néanmoins parce qu'ils avaient du rapport à
ce qu'il lui avait dit chez elle, qu'il allait à la chasse pour rêver, et
qu'il n'allait point aux assemblées parce qu'elle n'y était pas.
Elle exécuta enfin la résolution qu'elle avait prise de sortir de chez
son mari, lorsqu'il y serait; ce fut toutefois en se faisant une extrême
violence. Ce prince vit bien qu'elle le fuyait, et en fut sensiblement
touché.
Monsieur de Clèves ne prit pas garde d'abord à la conduite de sa
femme: mais enfin il s'aperçut qu'elle ne voulait pas être dans sa
chambre lorsqu'il y avait du monde. Il lui en parla, et elle lui répondit
qu'elle ne croyait pas que la bienséance voulût qu'elle fût tous les
soirs avec ce qu'il y avait de plus jeune à la cour; qu'elle le suppliait
de trouver bon qu'elle fît une vie plus retirée qu'elle n'avait
accoutumé; que la vertu et la présence de sa mère autorisaient
beaucoup de choses, qu'une femme de son âge ne pouvait soutenir.
Monsieur de Clèves, qui avait naturellement beaucoup de douceur
et de complaisance pour sa femme, n'en eut pas en cette occasion,
et il lui dit qu'il ne voulait pas absolument qu'elle changeât de
conduite. Elle fut prête de lui dire que le bruit était dans le monde,
que monsieur de Nemours était amoureux d'elle; mais elle n'eut pas
la force de le nommer. Elle sentit aussi de la honte de se vouloir
servir d'une fausse raison, et de déguiser la vérité à un homme qui
avait si bonne opinion d'elle. Quelques jours après, le roi était chez
la reine à l'heure du cercle; l'on parla des horoscopes et des
prédictions. Les opinions étaient partagées sur la croyance que l'on
y devait donner. La reine y ajoutait beaucoup de foi; elle soutint
qu'après tant de choses qui avaient été prédites, et que l'on avait vu
arriver, on ne pouvait douter qu'il n'y eût quelque certitude dans
cette science. D'autres soutenaient que, parmi ce nombre infini de
prédictions, le peu qui se trouvaient véritables faisait bien voir que
ce n'était qu'un effet du hasard.
—J'ai eu autrefois beaucoup de curiosité pour l'avenir, dit le roi;
mais on m'a dit tant de choses fausses et si peu vraisemblables, que
je suis demeuré convaincu que l'on ne peut rien savoir de véritable.
Il y a quelques années qu'il vint ici un homme d'une grande
réputation dans l'astrologie. Tout le monde l'alla voir; j'y allai
comme les autres, mais sans lui dire qui j'étais, et je menai monsieur
de Guise, et d'Escars; je les fis passer les premiers. L'astrologue
néanmoins s'adressa d'abord à moi, comme s'il m'eût jugé le maître
des autres. Peut-être qu'il me connaissait; cependant il me dit une
chose qui ne me convenait pas, s'il m'eût connu. Il me prédit que je
serais tué en duel. Il dit ensuite à monsieur de Guise qu'il serait tué
par derrière et à d'Escars qu'il aurait la tête cassée d'un coup de
pied de cheval. Monsieur de Guise s'offensa quasi de cette
prédiction, comme si on l'eût accusé de devoir fuir. D'Escars ne fut
guère satisfait de trouver qu'il devait finir par un accident si
malheureux. Enfin nous sortîmes tous très malcontents de
l'astrologue. Je ne sais ce qui arrivera à monsieur de Guise et à
d'Escars; mais il n'y a guère d'apparence que je sois tué en duel.
Nous venons de faire la paix, le roi d'Espagne et moi; et quand nous
ne l'aurions pas faite, je doute que nous nous battions, et que je le
fisse appeler comme le roi mon père fit appeler Charles-Quint.
Après le malheur que le roi conta qu'on lui avait prédit, ceux qui
avaient soutenu l'astrologie en abandonnèrent le parti, et tombèrent
d'accord qu'il n'y fallait donner aucune croyance.
—Pour moi, dit tout haut monsieur de Nemours, je suis l'homme
du monde qui dois le moins y en avoir; et se tournant vers madame
de Clèves, auprès de qui il était: On m'a prédit, lui dit-il tout bas,
que je serais heureux par les bontés de la personne du monde pour
qui j'aurais la plus violente et la plus respectueuse passion. Vous
pouvez juger, Madame, si je dois croire aux prédictions.
Madame la dauphine qui crut par ce que monsieur de Nemours
avait dit tout haut, que ce qu'il disait tout bas était quelque fausse
prédiction qu'on lui avait faite, demanda à ce prince ce qu'il disait à
madame de Clèves. S'il eût eu moins de présence d'esprit, il eût été
surpris de cette demande. Mais prenant la parole sans hésiter:
—Je lui disais, Madame, répondit-il, que l'on m'a prédit que je
serais élevé à une si haute fortune, que je n'oserais même y
prétendre.
—Si l'on ne vous a fait que cette prédiction, repartit madame la
dauphine en souriant, et pensant à l'affaire d'Angleterre, je ne vous
conseille pas de décrier l'astrologie, et vous pourriez trouver des
raisons pour la soutenir.
Madame de Clèves comprit bien ce que voulait dire madame la
dauphine; mais elle entendait bien aussi que la fortune dont monsieur
de Nemours voulait parler n'était pas d'être roi d'Angleterre.
Comme il y avait déjà assez longtemps de la mort de sa mère, il
fallait qu'elle commençât à paraître dans le monde, et à faire sa cour
comme elle avait accoutumé. Elle voyait monsieur de Nemours chez
madame la dauphine, elle le voyait chez monsieur de Clèves, où il
venait souvent avec d'autres personnes de qualité de son âge, afin
de ne se pas faire remarquer; mais elle ne le voyait plus qu'avec un
trouble dont il s'apercevait aisément.
Quelque application qu'elle eût à éviter ses regards, et à lui parler
moins qu'à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient
d'un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince qu'il ne lui
était pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s'en fût
peut-être pas aperçu; mais il avait déjà été aimé tant de fois, qu'il
était difficile qu'il ne connût pas quand on l'aimait. Il voyait bien que
le chevalier de Guise était son rival, et ce prince connaissait que
monsieur de Nemours était le sien. Il était le seul homme de la cour
qui eût démêlé cette vérité; son intérêt l'avait rendu plus clairvoyant
que les autres; la connaissance qu'ils avaient de leurs sentiments leur
donnait une aigreur qui paraissait en toutes choses, sans éclater
néanmoins par aucun démêlé; mais ils étaient opposés en tout. Ils
étaient toujours de différent parti dans les courses de bague, dans
les combats, à la barrière et dans tous les divertissements où le roi
s'occupait; et leur émulation était si grande, qu'elle ne se pouvait
cacher.
L'affaire d'Angleterre revenait souvent dans l'esprit de madame de
Clèves: il lui semblait que monsieur de Nemours ne résisterait point
aux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avec
peine que ce dernier n'était point encore de retour, et elle l'attendait
avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait
informée avec soin de l'état de cette affaire, mais le même sentiment
qui lui donnait de la curiosité l'obligeait à la cacher, et elle
s'enquérait seulement de la beauté, de l'esprit et de l'humeur de la
reine Élisabeth. On apporta un de ses portraits chez le roi, qu'elle
trouva plus beau qu'elle n'avait envie de le trouver; et elle ne put
s'empêcher de dire qu'il était flatté.
—Je ne le crois pas, reprit madame la dauphine, qui était présente;
cette princesse a la réputation d'être belle, et d'avoir un esprit fort
au-dessus du commun, et je sais bien qu'on me l'a proposée toute
ma vie pour exemple. Elle doit être aimable, si elle ressemble à
Anne de Boulen, sa mère. Jamais femme n'a eu tant de charmes et
tant d'agrément dans sa personne et dans son humeur. J'ai ouï dire
que son visage avait quelque chose de vif et de singulier, et qu'elle
n'avait aucune ressemblance avec les autres beautés anglaises.
—Il me semble aussi, reprit madame de Clèves, que l'on dit qu'elle
était née en France.
—Ceux qui l'ont cru se sont trompés, répondit madame la
dauphine, et je vais vous conter son histoire en peu de mots.
«Elle était d'une bonne maison d'Angleterre. Henri VIII avait été
amoureux de sa sœur et de sa mère, et l'on a même soupçonné
qu'elle était sa fille. Elle vint ici avec la sœur de Henri VII, qui
épousa le roi Louis XII. Cette princesse, qui était jeune et galante,
eut beaucoup de peine à quitter la cour de France après la mort de
son mari; mais Anne de Boulen, qui avait les mêmes inclinations que
sa maîtresse, ne se put résoudre à en partir. Le feu roi en était
amoureux, et elle demeura fille d'honneur de la reine Claude. Cette
reine mourut, et madame Marguerite sœur du roi, duchesse
d'Alençon, et depuis reine de Navarre, dont vous avez vu les
contes, la prit auprès d'elle, et elle prit auprès de cette princesse les
teintures de la religion nouvelle. Elle retourna ensuite en Angleterre
et y charma tout le monde; elle avait les manières de France qui
plaisent à toutes les nations; elle chantait bien, elle dansait
admirablement; on la mit fille de la reine Catherine d'Aragon, et le
roi Henri VIII en devint éperdument amoureux. «Le cardinal de
Wolsey, son favori et son premier ministre, avait prétendu au
pontificat; et mal satisfait de l'Empereur, qui ne l'avait pas soutenu
dans cette prétention, il résolut de s'en venger, et d'unir le roi, son
maître, à la France. Il mit dans l'esprit de Henri VIII que son
mariage avec la tante de l'Empereur était nul, et lui proposa
d'épouser la duchesse d'Alençon, dont le mari venait de mourir.
Anne de Boulen, qui avait de l'ambition, regarda ce divorce comme
un chemin qui la pouvait conduire au trône. Elle commença à
donner au roi d'Angleterre des impressions de la religion de Luther,
et engagea le feu roi à favoriser à Rome le divorce de Henri, sur
l'espérance du mariage de madame d'Alençon. Le cardinal de
Wolsey se fit députer en France sur d'autres prétextes, pour traiter
cette affaire; mais son maître ne put se résoudre à souffrir qu'on en
fît seulement la proposition et il lui envoya un ordre à Calais, de ne
point parler de ce mariage.
«Au retour de France, le cardinal de Wolsey fut reçu avec des
honneurs pareils à ceux que l'on rendait au roi même; jamais favori
n'a porté l'orgueil et la vanité à un si haut point. Il ménagea une
entrevue entre les deux rois, qui se fit à Boulogne. François premier
donna la main à Henri VIII, qui ne la voulait point recevoir. Ils se
traitèrent tour à tour avec une magnificence extraordinaire, et se
donnèrent des habits pareils à ceux qu'ils avaient fait faire pour eux-
mêmes. Je me souviens d'avoir ouï dire que ceux que le feu roi
envoya au roi d'Angleterre étaient de satin cramoisi, chamarré en
triangle, avec des perles et des diamants, et la robe de velours blanc
brodé d'or. Après avoir été quelques jours à Boulogne, ils allèrent
encore à Calais. Anne de Boulen était logée chez Henri VIII avec le
train d'une reine, et François premier lui fit les mêmes présents et lui
rendit les mêmes honneurs que si elle l'eût été. Enfin, après une
passion de neuf années, Henry l'épousa sans attendre la dissolution
de son premier mariage, qu'il demandait à Rome depuis longtemps.
Le pape prononça les fulminations contre lui avec précipitation et
Henri en fut tellement irrité, qu'il se déclara chef de la religion, et
entraîna toute l'Angleterre dans le malheureux changement où vous
la voyez.
«Anne de Boulen ne jouit pas longtemps de sa grandeur; car
lorsqu'elle la croyait plus assurée par la mort de Catherine
d'Aragon, un jour qu'elle assistait avec toute la cour à des courses
de bague que faisait le vicomte de Rochefort, son frère, le roi en fut
frappé d'une telle jalousie, qu'il quitta brusquement le spectacle, s'en
vint à Londres, et laissa ordre d'arrêter la reine, le vicomte de
Rochefort et plusieurs autres, qu'il croyait amants ou confidents de
cette princesse. Quoique cette jalousie parût née dans ce moment, il
y avait déjà quelque temps qu'elle lui avait été inspirée par la
vicomtesse de Rochefort, qui, ne pouvant souffrir la liaison étroite
de son mari avec la reine, la fit regarder au roi comme une amitié
criminelle; en sorte que ce prince, qui d'ailleurs était amoureux de
Jeanne Seymour, ne songea qu'à se défaire d'Anne de Boulen. En
moins de trois semaines, il fit faire le procès à cette reine et à son
frère, leur fit couper la tête, et épousa Jeanne Seymour. Il eut
ensuite plusieurs femmes, qu'il répudia, ou qu'il fit mourir, et entre
autres Catherine Howard, dont la comtesse de Rochefort était
confidente, et qui eut la tête coupée avec elle. Elle fut ainsi punie
des crimes qu'elle avait supposés à Anne de Boulen, et Henri VIII
mourut étant devenu d'une grosseur prodigieuse.»
Toutes les dames, qui étaient présentes au récit de madame la
dauphine, la remercièrent de les avoir si bien instruites de la cour
d'Angleterre, et entre autres madame de Clèves, qui ne put
s'empêcher de lui faire encore plusieurs questions sur la reine
Élisabeth.
La reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les
belles personnes de la cour, pour les envoyer à la reine sa mère. Le
jour qu'on achevait celui de madame de Clèves, madame la
dauphine vint passer l'après-dînée chez elle. Monsieur de Nemours
ne manqua pas de s'y trouver; il ne laissait échapper aucune
occasion de voir madame de Clèves, sans laisser paraître
néanmoins qu'il les cherchât. Elle était si belle, ce jour-là, qu'il en
serait devenu amoureux quand il ne l'aurait pas été. Il n'osait
pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu'on la peignait, et
il craignait de laisser trop voir le plaisir qu'il avait à la regarder.
Madame la dauphine demanda à monsieur de Clèves un petit
portrait qu'il avait de sa femme, pour le voir auprès de celui que l'on
achevait; tout le monde dit son sentiment de l'un et de l'autre, et
madame de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque
chose à la coiffure de celui que l'on venait d'apporter. Le peintre,
pour lui obéir, ôta le portrait de la boîte où il était, et, après y avoir
travaillé, il le remit sur la table.
Il y avait longtemps que monsieur de Nemours souhaitait d'avoir le
portrait de madame de Clèves. Lorsqu'il vit celui qui était à
monsieur de Clèves, il ne put résister à l'envie de le dérober à un
mari qu'il croyait tendrement aimé; et il pensa que, parmi tant de
personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné
plutôt qu'un autre.
Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à madame
de Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut,
par un des rideaux qui n'était qu'à demi fermé, monsieur de
Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit
que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur
cette table. Elle n'eut pas de peine à deviner que c'était son portrait,
et elle en fut si troublée, que madame la dauphine remarqua qu'elle
ne l'écoutait pas, et lui demanda tout haut ce qu'elle regardait.
Monsieur de Nemours se tourna à ces paroles; il rencontra les yeux
de madame de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa
qu'il n'était pas impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait de faire.
Madame de Clèves n'était pas peu embarrassée. La raison voulait
qu'elle demandât son portrait; mais en le demandant publiquement,
c'était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait
pour elle, et en le lui demandant en particulier, c'était quasi l'engager
à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu'il valait mieux le lui
laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui
pouvait faire, sans qu'il sût même qu'elle la lui faisait. Monsieur de
Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la
cause s'approcha d'elle, et lui dit tout bas:
—Si vous avez vu ce que j'ai osé faire, ayez la bonté, Madame,
de me laisser croire que vous l'ignorez, je n'ose vous en demander
davantage.
Et il se retira après ces paroles, et n'attendit point sa réponse.
Madame la dauphine sortit pour s'aller promener, suivie de toutes
les dames, et monsieur de Nemours alla se renfermer chez lui, ne
pouvant soutenir en public la joie d'avoir un portrait de madame de
Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus
agréable; il aimait la plus aimable personne de la cour, il s'en faisait
aimer malgré elle, et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de
trouble et d'embarras que cause l'amour dans l'innocence de la
première jeunesse.
Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin; comme on
trouvait la boîte où il devait être, l'on ne soupçonna point qu'il eût
été dérobé, et l'on crut qu'il était tombé par hasard. Monsieur de
Clèves était affligé de cette perte, et, après qu'on eut encore
cherché inutilement, il dit à sa femme, mais d'une manière qui faisait
voir qu'il ne le pensait pas, qu'elle avait sans doute quelque amant
caché, à qui elle avait donné ce portrait, ou qui l'avait dérobé, et
qu'un autre qu'un amant ne se serait pas contenté de la peinture sans
la boîte.
Ces paroles, quoique dites en riant, firent une vive impression dans
l'esprit de madame de Clèves. Elles lui donnèrent des remords; elle
fit réflexion à la violence de l'inclination qui l'entraînait vers monsieur
de Nemours; elle trouva qu'elle n'était plus maîtresse de ses paroles
et de son visage; elle pensa que Lignerolles était revenu; qu'elle ne
craignait plus l'affaire d'Angleterre; qu'elle n'avait plus de soupçons
sur madame la dauphine; qu'enfin il n'y avait plus rien qui la pût
défendre, et qu'il n'y avait de sûreté pour elle qu'en s'éloignant. Mais
comme elle n'était pas maîtresse de s'éloigner, elle se trouvait dans
une grande extrémité et prête à tomber dans ce qui lui paraissait le
plus grand des malheurs, qui était de laisser voir à monsieur de
Nemours l'inclination qu'elle avait pour lui. Elle se souvenait de tout
ce que madame de Chartres lui avait dit en mourant, et des conseils
qu'elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque
difficiles qu'ils pussent être, plutôt que de s'embarquer dans une
galanterie. Ce que monsieur de Clèves lui avait dit sur la sincérité,
en parlant de madame de Tournon, lui revint dans l'esprit; il lui
sembla qu'elle lui devait avouer l'inclination qu'elle avait pour
monsieur de Nemours. Cette pensée l'occupa longtemps; ensuite
elle fut étonnée de l'avoir eue, elle y trouva de la folie, et retomba
dans l'embarras de ne savoir quel parti prendre.
La paix était signée; madame Élisabeth, après beaucoup de
répugnance, s'était résolue à obéir au roi son père. Le duc d'Albe
avait été nommé pour venir l'épouser au nom du roi catholique, et il
devait bientôt arriver. L'on attendait le duc de Savoie, qui venait
épouser Madame, sœur du roi, et dont les noces se devaient faire
en même temps. Le roi ne songeait qu'à rendre ces noces célèbres
par des divertissements où il pût faire paraître l'adresse et la
magnificence de sa cour. On proposa tout ce qui se pouvait faire de
plus grand pour des ballets et des comédies, mais le roi trouva ces
divertissements trop particuliers, et il en voulut d'un plus grand éclat.
Il résolut de faire un tournoi, où les étrangers seraient reçus, et dont
le peuple pourrait être spectateur. Tous les princes et les jeunes
seigneurs entrèrent avec joie dans le dessein du roi, et surtout le duc
de Ferrare, monsieur de Guise, et monsieur de Nemours, qui
surpassaient tous les autres dans ces sortes d'exercices. Le roi les
choisit pour être avec lui les quatre tenants du tournoi.
L'on fit publier par tout le royaume, qu'en la ville de Paris le pas
était ouvert au quinzième juin, par Sa Majesté Très Chrétienne, et
par les princes Alphonse d'Este, duc de Ferrare, François de
Lorraine, duc de Guise, et Jacques de Savoie, duc de Nemours
pour être tenu contre tous venants: à commencer le premier combat
à cheval en lice, en double pièce, quatre coups de lance et un pour
les dames; le deuxième combat, à coups d'épée, un à un, ou deux à
deux, à la volonté des maîtres du camp; le troisième combat à pied,
trois coups de pique et six coups d'épée; que les tenants fourniraient
de lances, d'épées et de piques, au choix des assaillants; et que, si
en courant on donnait au cheval, on serait mis hors des rangs; qu'il y
aurait quatre maîtres de camp pour donner les ordres, et que ceux
des assaillants qui auraient le plus rompu et le mieux fait, auraient un
prix dont la valeur serait à la discrétion des juges; que tous les
assaillants, tant français qu'étrangers, seraient tenus de venir toucher
à l'un des écus qui seraient pendus au perron au bout de la lice, ou à
plusieurs, selon leur choix; que là ils trouveraient un officier d'armes,
qui les recevrait pour les enrôler selon leur rang et selon les écus
qu'ils auraient touchés; que les assaillants seraient tenus de faire
apporter par un gentilhomme leur écu, avec leurs armes, pour le
pendre au perron trois jours avant le commencement du tournoi;
qu'autrement, ils n'y seraient point reçus sans le congé des tenants.
On fit faire une grande lice proche de la Bastille, qui venait du
château des Tournelles, qui traversait la rue Saint-Antoine, et qui
allait se rendre aux écuries royales. Il y avait des deux côtés des
échafauds et des amphithéâtres, avec des loges couvertes, qui
formaient des espèces de galeries qui faisaient un très bel effet à la
vue, et qui pouvaient contenir un nombre infini de personnes. Tous
les princes et seigneurs ne furent plus occupés que du soin
d'ordonner ce qui leur était nécessaire pour paraître avec éclat, et
pour mêler dans leurs chiffres, ou dans leurs devises, quelque chose
de galant qui eût rapport aux personnes qu'ils aimaient.
Peu de jours avant l'arrivée du duc d'Albe, le roi fit une partie de
paume avec monsieur de Nemours, le chevalier de Guise, et le
vidame de Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, suivies de
toutes les dames, et entre autres de madame de Clèves. Après que
la partie fut finie, comme l'on sortait du jeu de paume, Châtelart
s'approcha de la reine dauphine, et lui dit que le hasard lui venait de
mettre entre les mains une lettre de galanterie qui était tombée de la
poche de monsieur de Nemours. Cette reine, qui avait toujours de
la curiosité pour ce qui regardait ce prince, dit à Châtelart de la lui
donner, elle la prit, et suivit la reine sa belle-mère, qui s'en allait
avec le roi voir travailler à la lice. Après que l'on y eût été quelque
temps, le roi fit amener des chevaux qu'il avait fait venir depuis peu.
Quoiqu'ils ne fussent pas encore dressés, il les voulut monter, et en
fit donner à tous ceux qui l'avaient suivi. Le roi et monsieur de
Nemours se trouvèrent sur les plus fougueux; ces chevaux se
voulurent jeter l'un à l'autre. Monsieur de Nemours, par la crainte
de blesser le roi, recula brusquement, et porta son cheval contre un
pilier du manège, avec tant de violence, que la secousse le fit
chanceler. On courut à lui, et on le crut considérablement blessé.
Madame de Clèves le crut encore plus blessé que les autres.
L'intérêt qu'elle y prenait lui donna une appréhension et un trouble
qu'elle ne songea pas à cacher; elle s'approcha de lui avec les
reines, et avec un visage si changé, qu'un homme moins intéressé
que le chevalier de Guise s'en fût aperçu: aussi le remarqua-t-il
aisément, et il eut bien plus d'attention à l'état où était madame de
Clèves qu'à celui où était monsieur de Nemours. Le coup que ce
prince s'était donné lui causa un si grand éblouissement, qu'il
demeura quelque temps la tête penchée sur ceux qui le soutenaient.
Quand il la releva, il vit d'abord madame de Clèves; il connut sur
son visage la pitié qu'elle avait de lui, et il la regarda d'une sorte qui
pût lui faire juger combien il en était touché. Il fit ensuite des
remerciements aux reines de la bonté qu'elles lui témoignaient, et
des excuses de l'état où il avait été devant elles. Le roi lui ordonna
de s'aller reposer.
Madame de Clèves, après s'être remise de la frayeur qu'elle avait
eue, fit bientôt réflexion aux marques qu'elle en avait données. Le
chevalier de Guise ne la laissa pas longtemps dans l'espérance que
personne ne s'en serait aperçu; il lui donna la main pour la conduire
hors de la lice.
—Je suis plus à plaindre que monsieur de Nemours. Madame, lui
dit-il; pardonnez-moi si je sors de ce profond respect que j'ai
toujours eu pour vous, et si je vous fais paraître la vive douleur que
je sens de ce que je viens de voir: c'est la première fois que j'ai été
assez hardi pour vous parler, et ce sera aussi la dernière. La mort,
ou du moins un éloignement éternel, m'ôteront d'un lieu où je ne puis
plus vivre, puisque je viens de perdre la triste consolation de croire
que tous ceux qui osent vous regarder sont aussi malheureux que
moi.
Madame de Clèves ne répondit que quelques paroles mal
arrangées, comme si elle n'eût pas entendu ce que signifiaient celles
du chevalier de Guise. Dans un autre temps elle aurait été offensée
qu'il lui eût parlé des sentiments qu'il avait pour elle; mais dans ce
moment elle ne sentit que l'affliction de voir qu'il s'était aperçu de
ceux qu'elle avait pour monsieur de Nemours. Le chevalier de
Guise en fut si convaincu et si pénétré de douleur que, dès ce jour, il
prit la résolution de ne penser jamais à être aimé de madame de
Clèves. Mais pour quitter cette entreprise qui lui avait paru si
difficile et si glorieuse, il en fallait quelque autre dont la grandeur pût
l'occuper. Il se mit dans l'esprit de prendre Rhodes, dont il avait
déjà eu quelque pensée; et quand la mort l'ôta du monde dans la
fleur de sa jeunesse, et dans le temps qu'il avait acquis la réputation
d'un des plus grands princes de son siècle, le seul regret qu'il
témoigna de quitter la vie fut de n'avoir pu exécuter une si belle
résolution, dont il croyait le succès infaillible par tous les soins qu'il
en avait pris.
Madame de Clèves, en sortant de la lice, alla chez la reine, l'esprit
bien occupé de ce qui s'était passé. Monsieur de Nemours y vint
peu de temps après, habillé magnifiquement et comme un homme
qui ne se sentait pas de l'accident qui lui était arrivé. Il paraissait
même plus gai que de coutume; et la joie de ce qu'il croyait avoir vu
lui donnait un air qui augmentait encore son agrément. Tout le
monde fut surpris lorsqu'il entra, et il n'y eut personne qui ne lui
demandât de ses nouvelles, excepté madame de Clèves, qui
demeura auprès de la cheminée sans faire semblant de le voir. Le
roi sortit d'un cabinet où il était et, le voyant parmi les autres, il
l'appela pour lui parler de son aventure. Monsieur de Nemours
passa auprès de madame de Clèves et lui dit tout bas:
—J'ai reçu aujourd'hui des marques de votre pitié, Madame; mais
ce n'est pas de celles dont je suis le plus digne.
Madame de Clèves s'était bien doutée que ce prince s'était aperçu
de la sensibilité qu'elle avait eue pour lui, et ses paroles lui firent voir
qu'elle ne s'était pas trompée. Ce lui était une grande douleur, de
voir qu'elle n'était plus maîtresse de cacher ses sentiments, et de les
avoir laissé paraître au chevalier de Guise. Elle en avait aussi
beaucoup que monsieur de Nemours les connût; mais cette dernière
douleur n'était pas si entière, et elle était mêlée de quelque sorte de
douceur.
La reine dauphine, qui avait une extrême impatience de savoir ce
qu'il y avait dans la lettre que Châtelart lui avait donnée, s'approcha
de madame de Clèves:
—Allez lire cette lettre, lui dit-elle; elle s'adresse à monsieur de
Nemours, et, selon les apparences, elle est de cette maîtresse pour
qui il a quitté toutes les autres. Si vous ne la pouvez lire
présentement, gardez-la; venez ce soir à mon coucher pour me la
rendre, et pour me dire si vous en connaissez l'écriture.
Madame la dauphine quitta madame de Clèves après ces paroles,
et la laissa si étonnée et dans un si grand saisissement, qu'elle fut
quelque temps sans pouvoir sortir de sa place. L'impatience et le
trouble où elle était ne lui permirent pas de demeurer chez la reine;
elle s'en alla chez elle; quoiqu'il ne fût pas l'heure où elle avait
accoutumé de se retirer. Elle tenait cette lettre avec une main
tremblante; ses pensées étaient si confuses, qu'elle n'en avait aucune
distincte, et elle se trouvait dans une sorte de douleur insupportable,
qu'elle ne connaissait point, et qu'elle n'avait jamais sentie. Sitôt
qu'elle fut dans son cabinet, elle ouvrit cette lettre, et la trouva telle:
LETTRE
«Je vous ai trop aimé pour vous laisser croire que le changement
qui vous paraît en moi soit un effet de ma légèreté; je veux vous
apprendre que votre infidélité en est la cause. Vous êtes bien surpris
que je vous parle de votre infidélité; vous me l'aviez cachée avec
tant d'adresse, et j'ai pris tant de soin de vous cacher que je la
savais, que vous avez raison d'être étonné qu'elle me soit connue. Je
suis surprise moi-même, que j'aie pu ne vous en rien faire paraître.
Jamais douleur n'a été pareille à la mienne. Je croyais que vous
aviez pour moi une passion violente; je ne vous cachais plus celle
que j'avais pour vous, et dans le temps que je vous la laissais voir
tout entière, j'appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une
autre, et que, selon toutes les apparences, vous me sacrifiez à cette
nouvelle maîtresse. Je le sus le jour de la course de bague; c'est ce
qui fit que je n'y allais point. Je feignis d'être malade pour cacher le
désordre de mon esprit; mais je le devins en effet, et mon corps ne
put supporter une si violente agitation. Quand je commençai à me
porter mieux, je feignis encore d'être fort mal, afin d'avoir un
prétexte de ne vous point voir et de ne vous point écrire. Je voulus
avoir du temps pour résoudre de quelle sorte j'en devais user avec
vous; je pris et je quittai vingt fois les mêmes résolutions; mais enfin
je vous trouvai indigne de voir ma douleur, et je résolus de ne vous
la point faire paraître. Je voulus blesser votre orgueil, en vous faisant
voir que ma passion s'affaiblissait d'elle-même. Je crus diminuer par
là le prix du sacrifice que vous en faisiez; je ne voulus pas que vous
eussiez le plaisir de montrer combien je vous aimais pour en paraître
plus aimable. Je résolus de vous écrire des lettres tièdes et
languissantes, pour jeter dans l'esprit de celle à qui vous les donniez,
que l'on cessait de vous aimer. Je ne voulus pas qu'elle eut le plaisir
d'apprendre que je savais qu'elle triomphait de moi, ni augmenter
son triomphe par mon désespoir et par mes reproches. Je pensais
que je ne vous punirais pas assez en rompant avec vous, et que je
ne vous donnerais qu'une légère douleur si je cessais de vous aimer
lorsque vous ne m'aimiez plus. Je trouvai qu'il fallait que vous
m'aimassiez pour sentir le mal de n'être point aimé, que j'éprouvais
si cruellement. Je crus que si quelque chose pouvait rallumer les
sentiments que vous aviez eus pour moi, c'était de vous faire voir
que les miens étaient changés; mais de vous le faire voir en feignant
de vous le cacher, et comme si je n'eusse pas eu la force de vous
l'avouer. Je m'arrêtai à cette résolution; mais qu'elle me fut difficile à
prendre, et qu'en vous revoyant elle me parut impossible à
exécuter! Je fus prête cent fois à éclater par mes reproches et par
mes pleurs; l'état où j'étais encore par ma santé me servit à vous
déguiser mon trouble et mon affliction. Je fus soutenue ensuite par le
plaisir de dissimuler avec vous, comme vous dissimuliez avec moi;
néanmoins, je me faisais une si grande violence pour vous dire et
pour vous écrire que je vous aimais, que vous vîtes plus tôt que je
n'avais eu dessein de vous laisser voir, que mes sentiments étaient
changés. Vous en fûtes blessé; vous vous en plaignîtes. Je tâchais
de vous rassurer; mais c'était d'une manière si forcée, que vous en
étiez encore mieux persuadé que je ne vous aimais plus. Enfin, je fis
tout ce que j'avais eu intention de faire. La bizarrerie de votre cœur
vous fit revenir vers moi, à mesure que vous voyiez que je
m'éloignais de vous. J'ai joui de tout le plaisir que peut donner la
vengeance; il m'a paru que vous m'aimiez mieux que vous n'aviez
jamais fait, et je vous ai fait voir que je ne vous aimais plus. J'ai eu
lieu de croire que vous aviez entièrement abandonné celle pour qui
vous m'aviez quittée. J'ai eu aussi des raisons pour être persuadée
que vous ne lui aviez jamais parlé de moi; mais votre retour et votre
discrétion n'ont pu réparer votre légèreté. Votre cœur a été partagé
entre moi et une autre, vous m'avez trompée; cela suffit pour m'ôter
le plaisir d'être aimée de vous, comme je croyais mériter de l'être, et
pour me laisser dans cette résolution que j'ai prise de ne vous voir
jamais, et dont vous êtes si surpris.
Madame de Clèves lut cette lettre et la relut plusieurs fois, sans
savoir néanmoins ce qu'elle avait lu. Elle voyait seulement que
monsieur de Nemours ne l'aimait pas comme elle l'avait pensé, et
qu'il en aimait d'autres qu'il trompait comme elle. Quelle vue et
quelle connaissance pour une personne de son humeur, qui avait
une passion violente, qui venait d'en donner des marques à un
homme qu'elle en jugeait indigne, et à un autre qu'elle maltraitait
pour l'amour de lui! Jamais affliction n'a été si piquante et si vive: il
lui semblait que ce qui faisait l'aigreur de cette affliction était ce qui
s'était passé dans cette journée, et que, si monsieur de Nemours
n'eût point eu lieu de croire qu'elle l'aimait, elle ne se fût pas souciée
qu'il en eût aimé une autre. Mais elle se trompait elle-même; et ce
mal qu'elle trouvait si insupportable était la jalousie avec toutes les
horreurs dont elle peut être accompagnée. Elle voyait par cette
lettre que monsieur de Nemours avait une galanterie depuis
longtemps. Elle trouvait que celle qui avait écrit la lettre avait de
l'esprit et du mérite; elle lui paraissait digne d'être aimée; elle lui
trouvait plus de courage qu'elle ne s'en trouvait à elle-même, et elle
enviait la force qu'elle avait eue de cacher ses sentiments à monsieur
de Nemours. Elle voyait, par la fin de la lettre, que cette personne
se croyait aimée; elle pensait que la discrétion que ce prince lui avait
fait paraître, et dont elle avait été si touchée, n'était peut-être que
l'effet de la passion qu'il avait pour cette autre personne, à qui il
craignait de déplaire. Enfin elle pensait tout ce qui pouvait
augmenter son affliction et son désespoir. Quels retours ne fit-elle
point sur elle-même! quelles réflexions sur les conseils que sa mère
lui avait donnés! Combien se repentit-elle de ne s'être pas
opiniâtrée à se séparer du commerce du monde, malgré monsieur
de Clèves, ou de n'avoir pas suivi la pensée qu'elle avait eue de lui
avouer l'inclination qu'elle avait pour monsieur de Nemours! Elle
trouvait qu'elle aurait mieux fait de la découvrir à un mari dont elle
connaissait la bonté, et qui aurait eu intérêt à la cacher, que de la
laisser voir à un homme qui en était indigne, qui la trompait, qui la
sacrifiait peut-être, et qui ne pensait à être aimé d'elle que par un
sentiment d'orgueil et de vanité. Enfin, elle trouva que tous les maux
qui lui pouvaient arriver, et toutes les extrémités où elle se pouvait
porter, étaient moindres que d'avoir laissé voir à monsieur de
Nemours qu'elle l'aimait, et de connaître qu'il en aimait une autre.
Tout ce qui la consolait était de penser au moins, qu'après cette
connaissance, elle n'avait plus rien à craindre d'elle-même, et qu'elle
serait entièrement guérie de l'inclination qu'elle avait pour ce prince.
Elle ne pensa guère à l'ordre que madame la dauphine lui avait
donné de se trouver à son coucher; elle se mit au lit et feignit de se
trouver mal, en sorte que quand monsieur de Clèves revint de chez
le roi, on lui dit qu'elle était endormie; mais elle était bien éloignée
de la tranquillité qui conduit au sommeil. Elle passa la nuit sans faire
autre chose que s'affliger et relire la lettre qu'elle avait entre les
mains.
Madame de Clèves n'était pas la seule personne dont cette lettre
troublait le repos. Le vidame de Chartres, qui l'avait perdue, et non
pas monsieur de Nemours, en était dans une extrême inquiétude; il
avait passé tout le soir chez monsieur de Guise, qui avait donné un
grand souper au duc de Ferrare, son beau-frère, et à toute la
jeunesse de la cour. Le hasard fit qu'en soupant on parla de jolies
lettres. Le vidame de Chartres dit qu'il en avait une sur lui, plus jolie
que toutes celles qui avaient jamais été écrites. On le pressa de la
montrer: il s'en défendit. Monsieur de Nemours lui soutint qu'il n'en
avait point, et qu'il ne parlait que par vanité. Le vidame lui répondit
qu'il poussait sa discrétion à bout, que néanmoins il ne montrerait
pas la lettre; mais qu'il en lirait quelques endroits, qui feraient juger
que peu d'hommes en recevaient de pareilles. En même temps, il
voulut prendre cette lettre, et ne la trouva point; il la chercha
inutilement, on lui en fit la guerre; mais il parut si inquiet, que l'on
cessa de lui en parler. Il se retira plus tôt que les autres, et s'en alla
chez lui avec impatience, pour voir s'il n'y avait point laissé la lettre
qui lui manquait. Comme il la cherchait encore, un premier valet de
chambre de la reine le vint trouver, pour lui dire que la vicomtesse
d'Uzès avait cru nécessaire de l'avertir en diligence, que l'on avait
dit chez la reine qu'il était tombé une lettre de galanterie de sa poche
pendant qu'il était au jeu de paume; que l'on avait raconté une
grande partie de ce qui était dans la lettre; que la reine avait
témoigné beaucoup de curiosité de la voir; qu'elle l'avait envoyé
demander à un de ses gentilshommes servants, mais qu'il avait
répondu qu'il l'avait laissée entre les mains de Châtelart.
Le premier valet de chambre dit encore beaucoup d'autres choses
au vidame de Chartres, qui achevèrent de lui donner un grand
trouble. Il sortit à l'heure même pour aller chez un gentilhomme qui
était ami intime de Châtelart; il le fit lever, quoique l'heure fût
extraordinaire, pour aller demander cette lettre, sans dire qui était
celui qui la demandait, et qui l'avait perdue. Châtelart, qui avait
l'esprit prévenu qu'elle était à monsieur de Nemours, et que ce
prince était amoureux de madame la dauphine, ne douta point que
ce ne fût lui qui la faisait redemander. Il répondit avec une maligne
joie, qu'il avait remis la lettre entre les mains de la reine dauphine.
Le gentilhomme vint faire cette réponse au vidame de Chartres. Elle
augmenta l'inquiétude qu'il avait déjà, et y en joignit encore de
nouvelles; après avoir été longtemps irrésolu sur ce qu'il devait faire,
il trouva qu'il n'y avait que monsieur de Nemours qui pût lui aider à
sortir de l'embarras où il était.
Il s'en alla chez lui, et entra dans sa chambre que le jour ne
commençait qu'à paraître. Ce prince dormait d'un sommeil
tranquille; ce qu'il avait vu, le jour précédent, de madame de
Clèves, ne lui avait donné que des idées agréables. Il fut bien surpris
de se voir éveillé par le vidame de Chartres; et il lui demanda si
c'était pour se venger de ce qu'il lui avait dit pendant le souper, qu'il
venait troubler son repos. Le vidame lui fit bien juger par son
visage, qu'il n'y avait rien que de sérieux au sujet qui l'amenait.
—Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, lui dit-
il. Je sais bien que vous ne m'en devez pas être obligé, puisque c'est
dans un temps où j'ai besoin de votre secours; mais je sais bien
aussi que j'aurais perdu de votre estime, si je vous avais appris tout
ce que je vais vous dire, sans que la nécessité m'y eût contraint. J'ai
laissé tomber cette lettre dont je parlais hier au soir; il m'est d'une
conséquence extrême, que personne ne sache qu'elle s'adresse à
moi. Elle a été vue de beaucoup de gens qui étaient dans le jeu de
paume où elle tomba hier; vous y étiez aussi et je vous demande en
grâce, de vouloir bien dire que c'est vous qui l'avez perdue.
—Il faut que vous croyiez que je n'ai point de maîtresse, reprit
monsieur de Nemours en souriant, pour me faire une pareille
proposition, et pour vous imaginer qu'il n'y ait personne avec qui je
me puisse brouiller en laissant croire que je reçois de pareilles
lettres.
—Je vous prie, dit le vidame, écoutez-moi sérieusement. Si vous
avez une maîtresse, comme je n'en doute point, quoique je ne sache
pas qui elle est, il vous sera aisé de vous justifier, et je vous en
donnerai les moyens infaillibles; quand vous ne vous justifieriez pas
auprès d'elle, il ne vous en peut coûter que d'être brouillé pour
quelques moments. Mais moi, par cette aventure, je déshonore une
personne qui m'a passionnément aimé, et qui est une des plus
estimables femmes du monde; et d'un autre côté, je m'attire une
haine implacable, qui me coûtera ma fortune, et peut-être quelque
chose de plus.
—Je ne puis entendre tout ce que vous me dites répondit monsieur
de Nemours; mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont
couru de l'intérêt qu'une grande princesse prenait à vous ne sont pas
entièrement faux.
—Ils ne le sont pas aussi, repartit le vidame de Chartres; et plût à
Dieu qu'ils le fussent: je ne me trouverais pas dans l'embarras où je
me trouve; mais il faut vous raconter tout ce qui s'est passé, pour
vous faire voir tout ce que j'ai à craindre.
«Depuis que je suis à la cour, la reine m'a toujours traité avec
beaucoup de distinction et d'agrément, et j'avais eu lieu de croire
qu'elle avait de la bonté pour moi; néanmoins, il n'y avait rien de
particulier, et je n'avais jamais songé à avoir d'autres sentiments
pour elle que ceux du respect. J'étais même fort amoureux de
madame de Thémines; il est aisé de juger en la voyant, qu'on peut
avoir beaucoup d'amour pour elle quand on en est aimé; et je l'étais.
Il y a près de deux ans que, comme la cour était à Fontainebleau, je
me trouvai deux ou trois fois en conversation avec la reine, à des
heures où il y avait très peu de monde. Il me parut que mon esprit
lui plaisait, et qu'elle entrait dans tout ce que je disais. Un jour entre
autres, on se mit à parler de la confiance. Je dis qu'il n'y avait
personne en qui j'en eusse une entière; que je trouvais que l'on se
repentait toujours d'en avoir, et que je savais beaucoup de choses
dont je n'avais jamais parlé. La reine me dit qu'elle m'en estimait
davantage, qu'elle n'avait trouvé personne en France qui eût du
secret, et que c'était ce qui l'avait le plus embarrassée, parce que
cela lui avait ôté le plaisir de donner sa confiance; que c'était une
chose nécessaire dans la vie, que d'avoir quelqu'un à qui on pût
parler, et surtout pour les personnes de son rang. Les jours
suivants, elle reprit encore plusieurs fois la même conversation; elle
m'apprit même des choses assez particulières qui se passaient.
Enfin, il me sembla qu'elle souhaitait de s'assurer de mon secret, et
qu'elle avait envie de me confier les siens. Cette pensée m'attacha à
elle, je fus touché de cette distinction, et je lui fis ma cour avec
beaucoup plus d'assiduité que je n'avais accoutumé. Un soir que le
roi et toutes les dames s'étaient allés promener à cheval dans la
forêt, où elle n'avait pas voulu aller parce qu'elle s'était trouvée un
peu mal, je demeurai auprès d'elle; elle descendit au bord de
l'étang, et quitta la main de ses écuyers pour marcher avec plus de
liberté. Après qu'elle eut fait quelques tours, elle s'approcha de moi,
et m'ordonna de la suivre. «Je veux vous parler, me dit-elle; et vous
verrez par ce que je veux vous dire, que je suis de vos amies.» Elle
s'arrêta à ces paroles, et me regardant fixement: «Vous êtes
amoureux, continua-t-elle, et parce que vous ne vous fiez peut-être
à personne, vous croyez que votre amour n'est pas su; mais il est
connu, et même des personnes intéressées. On vous observe, on
sait les lieux où vous voyez votre maîtresse, on a dessein de vous y
surprendre. Je ne sais qui elle est; je ne vous le demande point, et je
veux seulement vous garantir des malheurs où vous pouvez
tomber.» Voyez, je vous prie, quel piège me tendait la reine, et
combien il était difficile de n'y pas tomber. Elle voulait savoir si
j'étais amoureux; et en ne me demandant point de qui je l'étais, et en
ne me laissant voir que la seule intention de me faire plaisir, elle
m'ôtait la pensée qu'elle me parlât par curiosité ou par dessein.
«Cependant, contre toutes sortes d'apparences, je démêlai la
vérité. J'étais amoureux de madame de Thémines; mais quoiqu'elle
m'aimât, je n'étais pas assez heureux pour avoir des lieux
particuliers à la voir, et pour craindre d'y être surpris; et ainsi je vis
bien que ce ne pouvait être elle dont la reine voulait parler. Je savais
bien aussi que j'avais un commerce de galanterie avec une autre
femme moins belle et moins sévère que madame de Thémines, et
qu'il n'était pas impossible que l'on eût découvert le lieu où je la
voyais; mais comme je m'en souciais peu, il m'était aisé de me
mettre à couvert de toutes sortes de périls en cessant de la voir.
Ainsi je pris le parti de ne rien avouer à la reine, et de l'assurer au
contraire, qu'il y avait très longtemps que j'avais abandonné le désir
de me faire aimer des femmes dont je pouvais espérer de l'être,
parce que je les trouvais quasi toutes indignes d'attacher un honnête
homme, et qu'il n'y avait que quelque chose fort au-dessus d'elles
qui pût m'engager. «Vous ne me répondez pas sincèrement,
répliqua la reine; je sais le contraire de ce que vous me dites. La
manière dont je vous parle vous doit obliger à ne me rien cacher. Je
veux que vous soyez de mes amis, continua-t-elle; mais je ne veux
pas, en vous donnant cette place, ignorer quels sont vos
attachements. Voyez si vous la voulez acheter au prix de me les
apprendre: je vous donne deux jours pour y penser; mais après ce
temps-là, songez bien à ce que vous me direz, et souvenez-vous
que si, dans la suite, je trouve que vous m'ayez trompée, je ne vous
le pardonnerai de ma vie.»
«La reine me quitta après m'avoir dit ces paroles sans attendre ma
réponse. Vous pouvez croire que je demeurai l'esprit bien rempli de
ce qu'elle me venait de dire. Les deux jours qu'elle m'avait donnés
pour y penser ne me parurent pas trop longs pour me déterminer.
Je voyais qu'elle voulait savoir si j'étais amoureux, et qu'elle ne
souhaitait pas que je le fusse. Je voyais les suites et les
conséquences du parti que j'allais prendre; ma vanité n'était pas peu
flattée d'une liaison particulière avec une reine, et une reine dont la
personne est encore extrêmement aimable. D'un autre côté, j'aimais
madame de Thémines, et quoique je lui fisse une espèce d'infidélité
pour cette autre femme dont je vous ai parlé, je ne me pouvais
résoudre à rompre avec elle. Je voyais aussi le péril où je
m'exposais en trompant la reine, et combien il était difficile de la
tromper; néanmoins, je ne pus me résoudre à refuser ce que la
fortune m'offrait, et je pris le hasard de tout ce que ma mauvaise
conduite pouvait m'attirer. Je rompis avec cette femme dont on
pouvait découvrir le commerce, et j'espérai de cacher celui que
j'avais avec madame de Thémines.
«Au bout des deux jours que la reine m'avait donnés, comme
j'entrais dans la chambre où toutes les dames étaient au cercle, elle
me dit tout haut, avec un air grave qui me surprit: «Avez-vous pensé
à cette affaire dont je vous ai chargé, et en savez-vous la vérité?—
Oui, Madame, lui répondis-je, et elle est comme je l'ai dite à Votre
Majesté.—Venez ce soir à l'heure que je dois écrire, répliqua-t-
elle, et j'achèverai de vous donner mes ordres.» Je fis une profonde
révérence sans rien répondre, et ne manquai pas de me trouver à
l'heure qu'elle m'avait marquée. Je la trouvai dans la galerie où était
son secrétaire et quelqu'une de ses femmes. Sitôt qu'elle me vit, elle
vint à moi, et me mena à l'autre bout de la galerie. «Eh bien! me dit-
elle, est-ce après y avoir bien pensé que vous n'avez rien à me dire?
et la manière dont j'en use avec vous ne mérite-t-elle pas que vous
me parliez sincèrement?—C'est parce que je vous parle
sincèrement, Madame, lui répondis-je, que je n'ai rien à vous dire;
et je jure à Votre Majesté, avec tout le respect que je lui dois, que
je n'ai d'attachement pour aucune femme de la cour.—Je le veux
croire, repartit la reine, parce que je le souhaite; et je le souhaite,
parce que je désire que vous soyez entièrement attaché à moi, et
qu'il serait impossible que je fusse contente de votre amitié si vous
étiez amoureux. On ne peut se fier à ceux qui le sont; on ne peut
s'assurer de leur secret. Ils sont trop distraits et trop partagés, et
leur maîtresse leur fait une première occupation qui ne s'accorde
point avec la manière dont je veux que vous soyez attaché à moi.
Souvenez-vous donc que c'est sur la parole que vous me donnez,
que vous n'avez aucun engagement, que je vous choisis pour vous
donner toute ma confiance. Souvenez-vous que je veux la vôtre tout
entière; que je veux que vous n'ayez ni ami, ni amie, que ceux qui
me seront agréables, et que vous abandonniez tout autre soin que
celui de me plaire. Je ne vous ferai pas perdre celui de votre
fortune; je la conduirai avec plus d'application que vous-même, et,
quoi que je fasse pour vous, je m'en tiendrai trop bien
récompensée, si je vous trouve pour moi tel que je l'espère. Je vous
choisis pour vous confier tous mes chagrins, et pour m'aider à les
adoucir. Vous pouvez juger qu'ils ne sont pas médiocres. Je souffre
en apparence, sans beaucoup de peine, l'attachement du roi pour la
duchesse de Valentinois; mais il m'est insupportable. Elle gouverne
le roi, elle le trompe, elle me méprise, tous mes gens sont à elle. La
reine, ma belle-fille, fière de sa beauté et du crédit de ses oncles, ne
me rend aucun devoir. Le connétable de Montmorency est maître
du roi et du royaume; il me hait, et m'a donné des marques de sa
haine, que je ne puis oublier. Le maréchal de Saint-André est un
jeune favori audacieux, qui n'en use pas mieux avec moi que les
autres. Le détail de mes malheurs vous ferait pitié; je n'ai osé
jusqu'ici me fier à personne, je me fie à vous; faites que je ne m'en
repente point, et soyez ma seule consolation.» Les yeux de la reine
rougirent en achevant ces paroles; je pensai me jeter à ses pieds,
tant je fus véritablement touché de la bonté qu'elle me témoignait.
Depuis ce jour-là, elle eut en moi une entière confiance, elle ne fit
plus rien sans m'en parler, et j'ai conservé une liaison qui dure
encore.»
TROISIEME PARTIE
Cependant, quelque rempli et quelque occupé que je fusse de
cette nouvelle liaison avec la reine, je tenais à madame de Thémines
par une inclination naturelle que je ne pouvais vaincre. Il me parut
qu'elle cessait de m'aimer, et, au lieu que, si j'eusse été sage, je me
fusse servi du changement qui paraissait en elle pour aider à me
guérir, mon amour en redoubla, et je me conduisais si mal, que la
reine eut quelque connaissance de cet attachement. La jalousie est
naturelle aux personnes de sa nation, et peut-être que cette
princesse a pour moi des sentiments plus vifs qu'elle ne pense elle-
même. Mais enfin le bruit que j'étais amoureux lui donna de si
grandes inquiétudes et de si grands chagrins que je me crus cent fois
perdu auprès d'elle. Je la rassurai enfin à force de soins, de
soumissions et de faux serments; mais je n'aurais pu la tromper
longtemps, si le changement de madame de Thémines ne m'avait
détaché d'elle malgré moi. Elle me fit voir qu'elle ne m'aimait plus; et
j'en fus si persuadé, que je fus contraint de ne la pas tourmenter
davantage, et de la laisser en repos. Quelque temps après, elle
m'écrivit cette lettre que j'ai perdue. J'appris par là qu'elle avait su le
commerce que j'avais eu avec cette autre femme dont je vous ai
parlé, et que c'était la cause de son changement. Comme je n'avais
plus rien alors qui me partageât, la reine était assez contente de moi;
mais comme les sentiments que j'ai pour elle ne sont pas d'une
nature à me rendre incapable de tout autre attachement, et que l'on
n'est pas amoureux par sa volonté, je le suis devenu de madame de
Martigues, pour qui j'avais déjà eu beaucoup d'inclination pendant
qu'elle était Villemontais, fille de la reine dauphine. J'ai lieu de croire
que je n'en suis pas haï; la discrétion que je lui fais paraître, et dont
elle ne sait pas toutes les raisons, lui est agréable. La reine n'a aucun
soupçon sur son sujet; mais elle en a un autre qui n'est guère moins
fâcheux. Comme madame de Martigues est toujours chez la reine
dauphine, j'y vais aussi beaucoup plus souvent que de coutume. La
reine s'est imaginé que c'est de cette princesse que je suis
amoureux. Le rang de la reine dauphine qui est égal au sien, et la
beauté et la jeunesse qu'elle a au-dessus d'elle, lui donnent une
jalousie qui va jusqu'à la fureur, et une haine contre sa belle-fille
qu'elle ne saurait plus cacher. Le cardinal de Lorraine, qui me paraît
depuis longtemps aspirer aux bonnes grâces de la reine, et qui voit
bien que j'occupe une place qu'il voudrait remplir, sous prétexte de
raccommoder madame la dauphine avec elle, est entré dans les
différends qu'elles ont eu ensemble. Je ne doute pas qu'il n'ait
démêlé le véritable sujet de l'aigreur de la reine, et je crois qu'il me
rend toutes sortes de mauvais offices, sans lui laisser voir qu'il a
dessein de me les rendre. Voilà l'état où sont les choses à l'heure
que je vous parle. Jugez quel effet peut produire la lettre que j'ai
perdue, et que mon malheur m'a fait mettre dans ma poche, pour la
rendre à madame de Thémines. Si la reine voit cette lettre, elle
connaîtra que je l'ai trompée, et que presque dans le temps que je la
trompais pour madame de Thémines, je trompais madame de
Thémines pour une autre; jugez quelle idée cela lui peut donner de
moi, et si elle peut jamais se fier à mes paroles. Si elle ne voit point
cette lettre, que lui dirai-je? Elle sait qu'on l'a remise entre les mains
de madame la dauphine; elle croira que Châtelart a reconnu
l'écriture de cette reine, et que la lettre est d'elle; elle s'imaginera
que la personne dont on témoigne de la jalousie est peut-être elle-
même; enfin, il n'y a rien qu'elle n'ait lieu de penser, et il n'y a rien
que je ne doive craindre de ses pensées. Ajoutez à cela que je suis
vivement touché de madame de Martigues; qu'assurément madame
la dauphine lui montrera cette lettre qu'elle croira écrite depuis peu;
ainsi je serai également brouillé, et avec la personne du monde que
j'aime le plus, et avec la personne du monde que je dois le plus
craindre. Voyez après cela si je n'ai pas raison de vous conjurer de
dire que la lettre est à vous, et de vous demander, en grâce, de
l'aller retirer des mains de madame la dauphine.»
—Je vois bien, dit monsieur de Nemours, que l'on ne peut être
dans un plus grand embarras que celui où vous êtes, et il faut avouer
que vous le méritez. On m'a accusé de n'être pas un amant fidèle, et
d'avoir plusieurs galanteries à la fois; mais vous me passez de si loin,
que je n'aurais seulement osé imaginer les choses que vous avez
entreprises. Pouviez-vous prétendre de conserver madame de
Thémines en vous engageant avec la reine? et espériez-vous de
vous engager avec la reine et de la pouvoir tromper? Elle est
italienne et reine, et par conséquent pleine de soupçons, de jalousie
et d'orgueil; quand votre bonne fortune, plutôt que votre bonne
conduite, vous a ôté des engagements où vous étiez, vous en avez
pris de nouveaux, et vous vous êtes imaginé qu'au milieu de la cour,
vous pourriez aimer madame de Martigues, sans que la reine s'en
aperçût. Vous ne pouviez prendre trop de soins de lui ôter la honte
d'avoir fait les premiers pas. Elle a pour vous une passion violente:
votre discrétion vous empêche de me le dire, et la mienne de vous
le demander; mais enfin elle vous aime, elle a de la défiance, et la
vérité est contre vous.
—Est-ce à vous à m'accabler de réprimandes, interrompit le
vidame, et votre expérience ne vous doit-elle pas donner de
l'indulgence pour mes fautes? Je veux pourtant bien convenir que
j'ai tort; mais songez, je vous conjure, à me tirer de l'abîme où je
suis. Il me paraît qu'il faudrait que vous vissiez la reine dauphine
sitôt qu'elle sera éveillée, pour lui redemander cette lettre, comme
l'ayant perdue.
—Je vous ai déjà dit, reprit monsieur de Nemours, que la
proposition que vous me faites est un peu extraordinaire, et que
mon intérêt particulier m'y peut faire trouver des difficultés; mais de
plus, si l'on a vu tomber cette lettre de votre poche, il me paraît
difficile de persuader qu'elle soit tombée de la mienne.
—Je croyais vous avoir appris, répondit le vidame, que l'on a dit à
la reine dauphine que c'était de la vôtre qu'elle était tombée.
—Comment! reprit brusquement monsieur de Nemours, qui vit
dans ce moment les mauvais offices que cette méprise lui pouvait
faire auprès de madame de Clèves, l'on a dit à la reine dauphine
que c'est moi qui ai laissé tomber cette lettre?
—Oui, reprit le vidame, on le lui a dit. Et ce qui a fait cette
méprise, c'est qu'il y avait plusieurs gentilshommes des reines dans
une des chambres du jeu de paume où étaient nos habits, et que vos
gens et les miens les ont été quérir. En même temps la lettre est
tombée; ces gentilshommes l'ont ramassée et l'ont lue tout haut. Les
uns ont cru qu'elle était à vous, et les autres à moi. Châtelart qui l'a
prise et à qui je viens de la faire demander, a dit qu'il l'avait donnée
à la reine dauphine, comme une lettre qui était à vous; et ceux qui en
ont parlé à la reine ont dit par malheur qu'elle était à moi; ainsi vous
pouvez faire aisément ce que je souhaite, et m'ôter de l'embarras où
je suis.
Monsieur de Nemours avait toujours fort aimé le vidame de
Chartres, et ce qu'il était à madame de Clèves le lui rendait encore
plus cher. Néanmoins il ne pouvait se résoudre à prendre le hasard
qu'elle entendît parler de cette lettre, comme d'une chose où il avait
intérêt. Il se mit à rêver profondément, et le vidame se doutant à
peu près du sujet de sa rêverie:
—Je crois bien, lui dit-il, que vous craignez de vous brouiller avec
votre maîtresse, et même vous me donneriez lieu de croire que c'est
avec la reine dauphine, si le peu de jalousie que je vous vois de
monsieur d'Anville ne m'en ôtait la pensée; mais, quoi qu'il en soit, il
est juste que vous ne sacrifiez pas votre repos au mien, et je veux
bien vous donner les moyens de faire voir à celle que vous: voilà un
billet de madame d'Amboise, qui est amie de madame de Thémines,
et à qui elle s'est fiée de tous les sentiments qu'elle a eus pour moi.
Par ce billet elle me redemande cette lettre de son amie, que j'ai
perdue; mon nom est sur le billet; et ce qui est dedans prouve sans
aucun doute que la lettre que l'on me redemande est la même que
l'on a trouvée. Je vous remets ce billet entre les mains, et je consens
que vous le montriez à votre maîtresse pour vous justifier. Je vous
conjure de ne perdre pas un moment, et d'aller dès ce matin chez
madame la dauphine.
Monsieur de Nemours le promit au vidame de Chartres, et prit le
billet de madame d'Amboise; néanmoins son dessein n'était pas de
voir la reine dauphine, et il trouvait qu'il avait quelque chose de plus
pressé à faire. Il ne doutait pas qu'elle n'eût déjà parlé de la lettre à
madame de Clèves, et il ne pouvait supporter qu'une personne qu'il
aimait si éperdument eût lieu de croire qu'il eût quelque attachement
pour une autre.
Il alla chez elle à l'heure qu'il crut qu'elle pouvait être éveillée, et lui
fit dire qu'il ne demanderait pas à avoir l'honneur de la voir à une
heure si extraordinaire, si une affaire de conséquence ne l'y
obligeait. Madame de Clèves était encore au lit, l'esprit aigri et agité
de tristes pensées, qu'elle avait eues pendant la nuit. Elle fut
extrêmement surprise, lorsqu'on lui dit que monsieur de Nemours la
demandait; l'aigreur où elle était ne la fit pas balancer à répondre
qu'elle était malade, et qu'elle ne pouvait lui parler.
Ce prince ne fut pas blessé de ce refus, une marque de froideur
dans un temps où elle pouvait avoir de la jalousie n'était pas un
mauvais augure. Il alla à l'appartement de monsieur de Clèves, et lui
dit qu'il venait de celui de madame sa femme: qu'il était bien fâché
de ne la pouvoir entretenir, parce qu'il avait à lui parler d'une affaire
importante pour le vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de
mots à monsieur de Clèves la conséquence de cette affaire, et
monsieur de Clèves le mena à l'heure même dans la chambre de sa
femme. Si elle n'eût point été dans l'obscurité, elle eût eu peine à
cacher son trouble et son étonnement de voir entrer monsieur de
Nemours conduit par son mari. Monsieur de Clèves lui dit qu'il
s'agissait d'une lettre, où l'on avait besoin de son secours pour les
intérêts du vidame, qu'elle verrait avec monsieur de Nemours ce
qu'il y avait à faire, et que, pour lui, il s'en allait chez le roi qui venait
de l'envoyer quérir.
Monsieur de Nemours demeura seul auprès de madame de
Clèves, comme il le pouvait souhaiter.
—Je viens vous demander, Madame, lui dit-il, si madame la
dauphine ne vous a point parlé d'une lettre que Châtelart lui remit
hier entre les mains.
—Elle m'en a dit quelque chose, répondit madame de Clèves;
mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêts
de mon oncle, et je vous puis assurer qu'il n'y est pas nommé.
—Il est vrai, Madame, répliqua monsieur de Nemours, il n'y est
pas nommé, néanmoins elle s'adresse à lui, et il lui est très important
que vous la retiriez des mains de madame la dauphine.
—J'ai peine à comprendre, reprit madame de Clèves, pourquoi il
lui importe que cette lettre soit vue, et pourquoi il faut la
redemander sous son nom.
—Si vous voulez vous donner le loisir de m'écouter, Madame, dit
monsieur de Nemours, je vous ferai bientôt voir la vérité, et vous
apprendrez des choses si importantes pour monsieur le vidame, que
je ne les aurais pas même confiées à monsieur le prince de Clèves,
si je n'avais eu besoin de son secours pour avoir l'honneur de vous
voir.
—Je pense que tout ce que vous prendriez la peine de me dire
serait inutile, répondit madame de Clèves avec un air assez sec, et il
vaut mieux que vous alliez trouver la reine dauphine et que, sans
chercher de détours, vous lui disiez l'intérêt que vous avez à cette
lettre, puisque aussi bien on lui a dit qu'elle vient de vous.
L'aigreur que monsieur de Nemours voyait dans l'esprit de
madame de Clèves lui donnait le plus sensible plaisir qu'il eût jamais
eu, et balançait son impatience de se justifier.
—Je ne sais, Madame, reprit-il, ce qu'on peut avoir dit à madame
la dauphine; mais je n'ai aucun intérêt à cette lettre, et elle s'adresse
à monsieur le vidame.
—Je le crois, répliqua madame de Clèves; mais on a dit le
contraire à la reine dauphine, et il ne lui paraîtra pas vraisemblable
que les lettres de monsieur le vidame tombent de vos poches. C'est
pourquoi à moins que vous n'ayez quelque raison que je ne sais
point, à cacher la vérité à la reine dauphine, je vous conseille de la
lui avouer.
—Je n'ai rien à lui avouer, reprit-il, la lettre ne s'adresse pas à moi,
et s'il y a quelqu'un que je souhaite d'en persuader, ce n'est pas
madame la dauphine. Mais Madame, comme il s'agit en ceci de la
fortune de monsieur le vidame, trouvez bon que je vous apprenne
des choses qui sont même dignes de votre curiosité.
Madame de Clèves témoigna par son silence qu'elle était prête à
l'écouter, et monsieur de Nemours lui conta le plus succinctement
qu'il lui fut possible, tout ce qu'il venait d'apprendre du vidame.
Quoique ce fussent des choses propres à donner de l'étonnement,
et à être écoutées avec attention, madame de Clèves les entendit
avec une froideur si grande qu'il semblait qu'elle ne les crût pas
véritables, ou qu'elles lui fussent indifférentes. Son esprit demeura
dans cette situation, jusqu'à ce que monsieur de Nemours lui parlât
du billet de madame d'Amboise, qui s'adressait au vidame de
Chartres et qui était la preuve de tout ce qu'il lui venait de dire.
Comme madame de Clèves savait que cette femme était amie de
madame de Thémines, elle trouva une apparence de vérité à ce que
lui disait monsieur de Nemours, qui lui fit penser que la lettre ne
s'adressait peut être pas à lui. Cette pensée la tira tout d'un coup et
malgré elle, de là froideur qu'elle avait eue jusqu'alors. Ce prince,
après lui avoir lu ce billet qui faisait sa justification, le lui présenta
pour le lire et lui dit qu'elle en pouvait connaître l'écriture; elle ne put
s'empêcher de le prendre, de regarder le dessus pour voir s'il
s'adressait au vidame de Chartres, et de le lire tout entier pour juger
si la lettre que l'on redemandait était la même qu'elle avait entre les
mains. Monsieur de Nemours lui dit encore tout ce qu'il crut propre
à la persuader; et comme on persuade aisément une vérité agréable,
il convainquit madame de Clèves qu'il n'avait point de part à cette
lettre.
Elle commença alors à raisonner avec lui sur l'embarras et le péril
où était le vidame, à le blâmer de sa méchante conduite, à chercher
les moyens de le secourir; elle s'étonna du procédé de la reine, elle
avoua à monsieur de Nemours qu'elle avait la lettre, enfin sitôt
qu'elle le crut innocent, elle entra avec un esprit ouvert et tranquille
dans les mêmes choses qu'elle semblait d'abord ne daigner pas
entendre. Ils convinrent qu'il ne fallait point rendre la lettre à la reine
dauphine, de peur qu'elle ne la montrât à madame de Martigues, qui
connaissait l'écriture de madame de Thémines et qui aurait aisément
deviné par l'intérêt qu'elle prenait au vidame, qu'elle s'adressait à lui.
Ils trouvèrent aussi qu'il ne fallait pas confier à la reine dauphine tout
ce qui regardait la reine, sa belle-mère. Madame de Clèves, sous le
prétexte des affaires de son oncle, entrait avec plaisir à garder tous
les secrets que monsieur de Nemours lui confiait.
Ce prince ne lui eût pas toujours parlé des intérêts du vidame, et la
liberté où il se trouvait de l'entretenir lui eût donné une hardiesse
qu'il n'avait encore osé prendre, si l'on ne fût venu dire à madame
de Clèves que la reine dauphine lui ordonnait de l'aller trouver.
Monsieur de Nemours fut contraint de se retirer; il alla trouver le
vidame pour lui dire qu'après l'avoir quitté, il avait pensé qu'il était
plus à propos de s'adresser à madame de Clèves qui était sa nièce,
que d'aller droit à madame la dauphine. Il ne manqua pas de raisons
pour faire approuver ce qu'il avait fait et pour en faire espérer un
bon succès.
Cependant madame de Clèves s'habilla en diligence pour aller
chez la reine. A peine parut-elle dans sa chambre, que cette
princesse la fit approcher et lui dit tout bas:
—Il y a deux heures que je vous attends, et jamais je n'ai été si
embarrassée à déguiser la vérité que je l'ai été ce matin. La reine a
entendu parler de la lettre que je vous donnai hier; elle croit que
c'est le vidame de Chartres qui l'a laissé tomber. Vous savez qu'elle
y prend quelque intérêt: elle a fait chercher cette lettre, elle l'a fait
demander à Châtelart; il a dit qu'il me l'avait donnée: on me l'est
venu demander sur le prétexte que c'était une jolie lettre qui donnait
de la curiosité à la reine. Je n'ai osé dire que vous l'aviez, je crus
qu'elle s'imaginerait que je vous l'avais mise entre les mains à cause
du vidame votre oncle, et qu'il y aurait une grande intelligence entre
lui et moi. Il m'a déjà paru qu'elle souffrait avec peine qu'il me vît
souvent, de sorte que j'ai dit que la lettre était dans les habits que
j'avais hier, et que ceux qui en avaient la clef étaient sortis. Donnez-
moi promptement cette lettre, ajouta-t-elle, afin que je la lui envoie,
et que je la lise avant que de l'envoyer pour voir si je n'en connaîtrai
point l'écriture.
Madame de Clèves se trouva encore plus embarrassée qu'elle
n'avait pensé.
—Je ne sais, Madame comment vous ferez, répondit-elle; car
monsieur de Clèves, à qui je l'avais donnée à lire, l'a rendue à
monsieur de Nemours qui est venu dès ce matin le prier de vous la
redemander. Monsieur de Clèves a eu l'imprudence de lui dire qu'il
l'avait, et il a eu la faiblesse de céder aux prières que monsieur de
Nemours lui a faites de la lui rendre.
—Vous me mettez dans le plus grand embarras où je puisse
jamais être, repartit madame la dauphine, et vous avez tort d'avoir
rendu cette lettre à monsieur de Nemours; puisque c'était moi qui
vous l'avais donnée, vous ne deviez point la rendre sans ma
permission. Que voulez-vous que je dise à la reine, et que pourra-t-
elle s'imaginer? Elle croira et avec apparence que cette lettre me
regarde, et qu'il y a quelque chose entre le vidame et moi. Jamais on
ne lui persuadera que cette lettre soit à monsieur de Nemours.
—Je suis très affligée, répondit madame de Clèves, de l'embarras
que je vous cause. Je le crois aussi grand qu'il est; mais c'est la faute
de monsieur de Clèves et non pas la mienne.
—C'est la vôtre, répliqua madame la dauphine, de lui avoir donné
la lettre, et il n'y a que vous de femme au monde qui fasse
confidence à son mari de toutes les choses qu'elle sait.
—Je crois que j'ai tort, Madame, répliqua madame de Clèves;
mais songez à réparer ma faute et non pas à l'examiner.
—Ne vous souvenez-vous point, à peu près, de ce qui est dans
cette lettre? dit alors la reine dauphine.
—Oui, Madame, répondit-elle, je m'en souviens, et l'ai relue plus
d'une fois.
—Si cela est, reprit madame la dauphine, il faut que vous alliez
tout à l'heure la faire écrire d'une main inconnue. Je l'enverrai à la
reine: elle ne la montrera pas à ceux qui l'ont vue. Quand elle le
ferait, je soutiendrai toujours que c'est celle que Châtelart m'a
donnée, et il n'oserait dire le contraire.
Madame de Clèves entra dans cet expédient, et d'autant plus
qu'elle pensait qu'elle enverrait quérir monsieur de Nemours pour
ravoir la lettre même, afin de la faire copier mot à mot, et d'en faire
à peu près imiter l'écriture, et elle crut que la reine y serait
infailliblement trompée. Sitôt qu'elle fut chez elle, elle conta à son
mari l'embarras de madame la dauphine, et le pria d'envoyer
chercher monsieur de Nemours. On le chercha; il vint en diligence.
Madame de Clèves lui dit tout ce qu'elle avait déjà appris à son
mari, et lui demanda la lettre; mais monsieur de Nemours répondit
qu'il l'avait déjà rendue au vidame de Chartres qui avait eu tant de
joie de la ravoir et de se trouver hors du péril qu'il aurait couru, qu'il
l'avait renvoyée à l'heure même à l'amie de madame de Thémines.
Madame de Clèves se retrouva dans un nouvel embarras, et enfin
après avoir bien consulté, ils résolurent de faire la lettre de mémoire.
Ils s'enfermèrent pour y travailler; on donna ordre à la porte de ne
laisser entrer personne, et on renvoya tous les gens de monsieur de
Nemours. Cet air de mystère et de confidence n'était pas d'un
médiocre charme pour ce prince, et même pour madame de
Clèves. La présence de son mari et les intérêts du vidame de
Chartres la rassuraient en quelque sorte sur ses scrupules. Elle ne
sentait que le plaisir de voir monsieur de Nemours, elle en avait une
joie pure et sans mélange qu'elle n'avait jamais sentie: cette joie lui
donnait une liberté et un enjouement dans l'esprit que monsieur de
Nemours ne lui avait jamais vus, et qui redoublaient son amour.
Comme il n'avait point eu encore de si agréables moments, sa
vivacité en était augmentée; et quand madame de Clèves voulut
commencer à se souvenir de la lettre et à l'écrire, ce prince, au lieu
de lui aider sérieusement, ne faisait que l'interrompre et lui dire des
choses plaisantes. Madame de Clèves entra dans le même esprit de
gaieté, de sorte qu'il y avait déjà longtemps qu'ils étaient enfermés,
et on était déjà venu deux fois de la part de la reine dauphine pour
dire à madame de Clèves de se dépêcher, qu'ils n'avaient pas
encore fait la moitié de la lettre.
Monsieur de Nemours était bien aise de faire durer un temps qui
lui était si agréable, et oubliait les intérêts de son ami. Madame de
Clèves ne s'ennuyait pas, et oubliait aussi les intérêts de son oncle.
Enfin à peine, à quatre heures, la lettre était-elle achevée, et elle
était si mal, et l'écriture dont on la fit copier ressemblait si peu à
celle que l'on avait eu dessein d'imiter, qu'il eût fallu que la reine
n'eût guère pris de soin d'éclaircir la vérité pour ne la pas connaître.
Aussi n'y fut-elle pas trompée, quelque soin que l'on prît de lui
persuader que cette lettre s'adressait à monsieur de Nemours. Elle
demeura convaincue, non seulement qu'elle était au vidame de
Chartres; mais elle crut que la reine dauphine y avait part, et qu'il y
avait quelque intelligence entre eux. Cette pensée augmenta
tellement la haine qu'elle avait pour cette princesse, qu'elle ne lui
pardonna jamais, et qu'elle la persécuta jusqu'à ce qu'elle l'eût fait
sortir de France.
Pour le vidame de Chartres, il fut ruiné auprès d'elle, et soit que le
cardinal de Lorraine se fût déjà rendu maître de son esprit, ou que
l'aventure de cette lettre qui lui fit voir qu'elle était trompée lui aidât
à démêler les autres tromperies que le vidame lui avait déjà faites, il
est certain qu'il ne put jamais se raccommoder sincèrement avec
elle. Leur liaison se rompit, et elle le perdit ensuite à la conjuration
d'Amboise où il se trouva embarrassé.
Après qu'on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, monsieur
de Clèves et monsieur de Nemours s'en allèrent. Madame de
Clèves demeura seule, et sitôt qu'elle ne fut plus soutenue par cette
joie que donne la présence de ce que l'on aime, elle revint comme
d'un songe; elle regarda avec étonnement la prodigieuse différence
de l'état où elle était le soir, d'avec celui où elle se trouvait alors; elle
se remit devant les yeux l'aigreur et la froideur qu'elle avait fait
paraître à monsieur de Nemours, tant qu'elle avait cru que la lettre
de madame de Thémines s'adressait à lui; quel calme et quelle
douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu'il l'avait persuadée
que cette lettre ne le regardait pas. Quand elle pensait qu'elle s'était
reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des
marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait
naître et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraître des
sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion,
elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand elle pensait encore
que monsieur de Nemours voyait bien qu'elle connaissait son
amour, qu'il voyait bien aussi que malgré cette connaissance elle ne
l'en traitait pas plus mal en présence même de son mari, qu'au
contraire elle ne l'avait jamais regardé si favorablement, qu'elle était
cause que monsieur de Clèves l'avait envoyé quérir, et qu'ils
venaient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle
trouvait qu'elle était d'intelligence avec monsieur de Nemours,
qu'elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d'être
trompé, et elle était honteuse de paraître si peu digne d'estime aux
yeux même de son amant. Mais ce qu'elle pouvait moins supporter
que tout le reste, était le souvenir de l'état où elle avait passé la nuit,
et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que
monsieur de Nemours aimait ailleurs et qu'elle était trompée.
Elle avait ignoré jusqu'alors les inquiétudes mortelles de la défiance
et de la jalousie; elle n'avait pensé qu'à se défendre d'aimer
monsieur de Nemours, et elle n'avait point encore commencé à
craindre qu'il en aimât une autre. Quoique les soupçons que lui avait
donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir
les yeux sur le hasard d'être trompée, et de lui donner des
impressions de défiance et de jalousie qu'elle n'avait jamais eues.
Elle fut étonnée de n'avoir point encore pensé combien il était peu
vraisemblable qu'un homme comme monsieur de Nemours, qui
avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût
capable d'un attachement sincère et durable. Elle trouva qu'il était
presque impossible qu'elle pût être contente de sa passion. «Mais
quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire? Veux-je la
souffrir? Veux-je y répondre? Veux-je m'engager dans une
galanterie? Veux-je manquer à monsieur de Clèves? Veux-je me
manquer à moi-même? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels
repentirs et aux mortelles douleurs que donne l'amour? Je suis
vaincue et surmontée par une inclination qui m'entraîne malgré moi.
Toutes mes résolutions sont inutiles; je pensai hier tout ce que je
pense aujourd'hui, et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que
je résolus hier. Il faut m'arracher de la présence de monsieur de
Nemours; il faut m'en aller à la campagne, quelque bizarre que
puisse paraître mon voyage; et si monsieur de Clèves s'opiniâtre à
l'empêcher ou à en vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le
mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre.» Elle demeura dan
cette résolution, et passa tout le soir chez elle, sans aller savoir de
madame la dauphine ce qui était arrivé de la fausse lettre du vidame.
Quand monsieur de Clèves fut revenu, elle lui dit qu'elle voulait
aller à la campagne, qu'elle se trouvait mal et qu'elle avait besoin de
prendre l'air. Monsieur de Clèves, à qui elle paraissait d'une beauté
qui ne lui persuadait pas que ses maux fussent considérables, se
moqua d'abord de la proposition de ce voyage, et lui répondit
qu'elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s'allaient
faire, et qu'elle n'avait pas trop de temps pour se préparer à y
paraître avec la même magnificence que les autres femmes. Les
raisons de son mari ne la firent pas changer de dessein; elle le pria
de trouver bon que pendant qu'il irait à Compiègne avec le roi, elle
allât à Coulommiers, qui était une belle maison à une journée de
Paris, qu'ils faisaient bâtir avec soin. Monsieur de Clèves y
consentit; elle y alla dans le dessein de n'en pas revenir sitôt, et le
roi partit pour Compiègne, où il ne devait être que peu de jours.
Monsieur de Nemours avait eu bien de la douleur de n'avoir point
revu madame de Clèves depuis cette après-dînée qu'il avait passée
avec elle si agréablement et qui avait augmenté ses espérances. Il
avait une impatience de la revoir qui ne lui donnait point de repos,
de sorte que quand le roi revint à Paris, il résolut d'aller chez sa
sœur, la duchesse de Mercœur, qui était à la campagne assez près
de Coulommiers. Il proposa au vidame d'y aller avec lui, qui
accepta aisément cette proposition; et monsieur de Nemours la fit
dans l'espérance de voir madame de Clèves et d'aller chez elle avec
le vidame.
Madame de Mercœur les reçut avec beaucoup de joie, et ne
pensa qu'à les divertir et à leur donner tous les plaisirs de la
campagne. Comme ils étaient à la chasse à courir le cerf, monsieur
de Nemours s'égara dans la forêt. En s'enquérant du chemin qu'il
devait tenir pour s'en retourner, il sut qu'il était proche de
Coulommiers. A ce mot de Coulommiers, sans faire aucune
réflexion et sans savoir quel était son dessein, il alla à toute bride du
côté qu'on le lui montrait. Il arriva dans la forêt, et se laissa conduire
au hasard par des routes faites avec soin, qu'il jugea bien qui
conduisaient vers le château. Il trouva au bout de ces routes un
pavillon, dont le dessous était un grand salon accompagné de deux
cabinets, dont l'un était ouvert sur un jardin de fleurs, qui n'était
séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnait sur
une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon, et il se serait
arrêté à en regarder la beauté, sans qu'il vit venir par cette allée du
parc monsieur et madame de Clèves, accompagnés d'un grand
nombre de domestiques. Comme il ne s'était pas attendu à trouver
monsieur de Clèves, qu'il avait laissé auprès du roi, son premier
mouvement le porta à se cacher: il entra dans le cabinet qui donnait
sur le jardin de fleurs, dans la pensée d'en ressortir par une porte
qui était ouverte sur la forêt; mais voyant que madame de Clèves et
son mari s'étaient assis sous le pavillon, que leurs domestiques
demeuraient dans le parc, et qu'ils ne pouvaient venir à lui sans
passer dans le lieu où étaient monsieur et madame de Clèves, il ne
put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la
curiosité d'écouter la conversation avec un mari qui lui donnait plus
de jalousie qu'aucun de ses rivaux.
Il entendit que monsieur de Clèves disait à sa femme:
—Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris? Qui vous
peut retenir à la campagne? Vous avez depuis quelque temps un
goût pour la solitude qui m'étonne et qui m'afflige parce qu'il nous
sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutume, et je
crains que vous n'ayez quelque sujet d'affliction.
—Je n'ai rien de fâcheux dans l'esprit, répondit-elle avec un air
embarrassé; mais le tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours
un si grand monde chez vous, qu'il est impossible que le corps et
l'esprit ne se lassent, et que l'on ne cherche du repos.
—Le repos, répliqua-t-il, n'est guère propre pour une personne de
votre âge. Vous êtes chez vous et dans la cour, d'une sorte à ne
vous pas donner de lassitude, et je craindrais plutôt que vous ne
fussiez bien aise d'être séparée de moi.
—Vous me feriez une grande injustice d'avoir cette pensée, reprit-
elle avec un embarras qui augmentait toujours; mais je vous supplie
de me laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j'en aurais beaucoup
de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous
voulussiez bien n'y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous
quittent quasi jamais.
—Ah! Madame! s'écria monsieur de Clèves, votre air et vos
paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'être
seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me les dire.
Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger;
et après qu'elle se fût défendue d'une manière qui augmentait
toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond
silence, les yeux baissés; puis tout d'un coup prenant la parole et le
regardant:
—Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose
que je n'ai pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu plusieurs
fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas
qu'une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure
exposée au milieu de la cour.
—Que me faites-vous envisager, Madame! s'écria monsieur de
Clèves. Je n'oserais vous le dire de peur de vous offenser.
Madame de Clèves ne répondit point; et son silence achevant de
confirmer son mari dans ce qu'il avait pensé:
—Vous ne me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me
trompe pas.
—Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je
vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari, mais
l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la
force. Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour, et que
je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de
mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne
craindrais pas d'en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de
me retirer de la cour, ou si j'avais encore madame de Chartres pour
aider à me conduire.
Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends
avec joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande
mille pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je
ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce
que je fais, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari
que l'on en a jamais eu; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-
moi encore, si vous pouvez.
Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la
tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé
à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il jeta
les yeux sur elle qu'il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes,
et d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et
l'embrassant en la relevant:
—Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j'en suis
digne; et pardonnez si dans les premiers moments d'une affliction
aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à
un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime
et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde;
mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais
été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je
vous ai vue, vos rigueurs et votre possession n'ont pu l'éteindre: elle
dure encore; je n'ai jamais pu vous donner de l'amour, et je vois
que vous craignez d'en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame,
cet homme heureux qui vous donne cette crainte? Depuis quand
vous plaît-il? Qu'a-t-il fait pour vous plaire? Quel chemin a-t-il
trouvé pour aller à votre cœur? Je m'étais consolé en quelque sorte
de ne l'avoir pas touché par la pensée qu'il était incapable de l'être.
Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire. J'ai tout ensemble la
jalousie d'un mari et celle d'un amant; mais il est impossible d'avoir
celle d'un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble
pour ne me pas donner une sûreté entière; il me console même
comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour
moi sont d'un prix infini: vous m'estimez assez pour croire que je
n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n'en
abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez
malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une
femme ait donnée à son mari. Mais, Madame, achevez et apprenez-
moi qui est celui que vous voulez éviter.
—Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle; je
suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne
veut pas que je vous le nomme.
—Ne craignez point, Madame, reprit monsieur de Clèves, je
connais trop le monde pour ignorer que la considération d'un mari
n'empêche pas que l'on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr
ceux qui le sont, et non pas s'en plaindre; et encore une fois,
Madame, je vous conjure de m'apprendre ce que j'ai envie de
savoir.
—Vous m'en presseriez inutilement, répliqua-t-elle; j'ai de la force
pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que je vous ai
fait n'a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer
cette vérité que pour entreprendre de la cacher.
Monsieur de Nemours ne perdait pas une parole de cette
conversation; et ce que venait de dire madame de Clèves ne lui
donnait guère moins de jalousie qu'à son mari. Il était si éperdument
amoureux d'elle, qu'il croyait que tout le monde avait les mêmes
sentiments. Il était véritable aussi qu'il avait plusieurs rivaux; mais il
s'en imaginait encore davantage, et son esprit s'égarait à chercher
celui dont madame de Clèves voulait parler. Il avait cru bien des
fois qu'il ne lui était pas désagréable, et il avait fait ce jugement sur
des choses qui lui parurent si légères dans ce moment, qu'il ne put
s'imaginer qu'il eût donné une passion qui devait être bien violente
pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était si
transporté qu'il ne savait quasi ce qu'il voyait, et il ne pouvait
pardonner à monsieur de Clèves de ne pas assez presser sa femme
de lui dire ce nom qu'elle lui cachait.
Monsieur de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour le
savoir; et, après qu'il l'en eut pressée inutilement:
—Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma
sincérité; ne m'en demandez pas davantage, et ne me donnez point
lieu de me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de
l'assurance que je vous donne encore, qu'aucune de mes actions n'a
fait paraître mes sentiments, et que l'on ne m'a jamais rien dit dont
j'aie pu m'offenser.
—Ah! Madame, reprit tout d'un coup monsieur de Clèves, je ne
vous saurais croire. Je me souviens de l'embarras où vous fûtes le
jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, Madame, vous
avez donné ce portrait qui m'était si cher et qui m'appartenait si
légitimement. Vous n'avez pu cacher vos sentiments; vous aimez, on
le sait; votre vertu vous a jusqu'ici garantie du reste.
—Est-il possible, s'écria cette princesse, que vous puissiez penser
qu'il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mien,
qu'aucune raison ne m'obligeait à vous faire! Fiez-vous à mes
paroles; c'est par un assez grand prix que j'achète la confiance que
je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n'ai point
donné mon portrait: il est vrai que je le vis prendre; mais je ne
voulus pas faire paraître que je le voyais, de peur de m'exposer à
me faire dire des choses que l'on ne m'a encore osé dire.
—Par où vous a-t-on donc fait voir qu'on vous aimait, reprit
monsieur de Clèves, et quelles marques de passion vous a-t-on
données?
—Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des
détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués, et qui
ne m'ont que trop persuadée de ma faiblesse.
—Vous avez raison, Madame, reprit-il; je suis injuste. Refusez-
moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses; mais
ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande.
Dans ce moment plusieurs de leurs gens, qui étaient demeurés
dans les allées, vinrent avertir monsieur de Clèves qu'un
gentilhomme venait le chercher de la part du roi, pour lui ordonner
de se trouver le soir à Paris.
Monsieur de Clèves fut contraint de s'en aller, et il ne put rien dire
à sa femme, sinon qu'il la suppliait de venir le lendemain, et qu'il la
conjurait de croire que quoiqu'il fût affligé, il avait pour elle une
tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite.
Lorsque ce prince fut parti, que madame de Clèves demeura
seule, qu'elle regarda ce qu'elle venait de faire, elle en fut si
épouvantée, qu'à peine put-elle s'imaginer que ce fût une vérité. Elle
trouva qu'elle s'était ôté elle-même le cœur et l'estime de son mari,
et qu'elle s'était creusé un abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se
demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle
trouvait qu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu le dessein.
La singularité d'un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d'exemple,
lui en faisait voir tout le péril.
Mais quand elle venait à penser que ce remède, quelque violent
qu'il fût, était le seul qui la pouvait défendre contre monsieur de
Nemours, elle trouvait qu'elle ne devait point se repentir, et qu'elle
n'avait point trop hasardé. Elle passa toute la nuit, pleine
d'incertitude, de trouble et de crainte, mais enfin le calme revint
dans son esprit. Elle trouva même de la douceur à avoir donné ce
témoignage de fidélité à un mari qui le méritait si bien, qui avait tant
d'estime et tant d'amitié pour elle, et qui venait de lui en donner
encore des marques par la manière dont il avait reçu ce qu'elle lui
avait avoué.
Cependant monsieur de Nemours était sorti du lieu où il avait
entendu une conversation qui le touchait si sensiblement, et s'était
enfoncé dans la forêt. Ce qu'avait dit madame de Clèves de son
portrait lui avait redonné la vie, en lui faisant connaître que c'était lui
qu'elle ne haïssait pas. Il s'abandonna d'abord à cette joie; mais elle
ne fut pas longue, quand il fit réflexion que la même chose qui lui
venait d'apprendre qu'il avait touché le cœur de madame de Clèves
le devait persuader aussi qu'il n'en recevrait jamais nulle marque, et
qu'il était impossible d'engager une personne qui avait recours à un
remède si extraordinaire. Il sentit pourtant un plaisir sensible de
l'avoir réduite à cette extrémité. Il trouva de la gloire à s'être fait
aimer d'une femme si différente de toutes celles de son sexe; enfin, il
se trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. La nuit le
surprit dans la forêt, et il eut beaucoup de peine à retrouver le
chemin de chez madame de Mercœur. Il y arriva à la pointe du jour.
Il fut assez embarrassé de rendre compte de ce qui l'avait retenu; il
s'en démêla le mieux qu'il lui fut possible, et revint ce jour même à
Paris avec le vidame.
Ce prince était si rempli de sa passion, et si surpris de ce qu'il avait
entendu, qu'il tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est
de parler en termes généraux de ses sentiments particuliers, et de
conter ses propres aventures sous des noms empruntés. En
revenant il tourna la conversation sur l'amour, il exagéra le plaisir
d'être amoureux d'une personne digne d'être aimée. Il parla des
effets bizarres de cette passion et enfin ne pouvant renfermer en lui-
même l'étonnement que lui donnait l'action de madame de Clèves, il
la conta au vidame, sans lui nommer la personne, et sans lui dire
qu'il y eût aucune part; mais il la conta avec tant de chaleur et avec
tant d'admiration que le vidame soupçonna aisément que cette
histoire regardait ce prince. Il le pressa extrêmement de le lui
avouer. Il lui dit qu'il connaissait depuis longtemps qu'il avait
quelque passion violente, et qu'il y avait de l'injustice de se défier
d'un homme qui lui avait confié le secret de sa vie. Monsieur de
Nemours était trop amoureux pour avouer son amour; il l'avait
toujours caché au vidame, quoique ce fût l'homme de la cour qu'il
aimât le mieux. Il lui répondit qu'un de ses amis lui avait conté cette
aventure et lui avait fait promettre de n'en point parler, et qu'il le
conjurait aussi de garder ce secret. Le vidame l'assura qu'il n'en
parlerait point; néanmoins monsieur de Nemours se repentit de lui
en avoir tant appris.
Cependant, monsieur de Clèves était allé trouver le roi, le cœur
pénétré d'une douleur mortelle. Jamais mari n'avait eu une passion si
violente pour sa femme, et ne l'avait tant estimée. Ce qu'il venait
d'apprendre ne lui ôtait pas l'estime; mais elle lui en donnait d'une
espèce différente de celle qu'il avait eue jusqu'alors. Ce qui
l'occupait le plus était l'envie de deviner celui qui avait su lui plaire.
Monsieur de Nemours lui vint d'abord dans l'esprit, comme ce qu'il
y avait de plus aimable à la cour, et le chevalier de Guise et le
maréchal de Saint-André, comme deux hommes qui avaient pensé à
lui plaire et qui lui rendaient encore beaucoup de soins; de sorte
qu'il s'arrêta à croire qu'il fallait que ce fût l'un des trois. Il arriva au
Louvre, et le roi le mena dans son cabinet pour lui dire qu'il l'avait
choisi pour conduire Madame en Espagne; qu'il avait cru que
personne ne s'acquitterait mieux que lui de cette commission, et que
personne aussi ne ferait tant d'honneur à la France que madame de
Clèves. Monsieur de Clèves reçut l'honneur de ce choix comme il le
devait, et le regarda même comme une chose qui éloignerait sa
femme de la cour, sans qu'il parût de changement dans sa conduite.
Néanmoins le temps de ce départ était encore trop éloigné pour
être un remède à l'embarras où il se trouvait. Il écrivit à l'heure
même à madame de Clèves, pour lui apprendre ce que le roi venait
de lui dire, et lui manda encore qu'il voulait absolument qu'elle revînt
à Paris. Elle y revint comme il l'ordonnait, et lorsqu'ils se virent, ils
se trouvèrent tous deux dans une tristesse extraordinaire.
Monsieur de Clèves lui parla comme le plus honnête homme du
monde, et le plus digne de ce qu'elle avait fait.
—Je n'ai nulle inquiétude de votre conduite, lui dit-il; vous avez
plus de force et plus de vertu que vous ne pensez. Ce n'est point
aussi la crainte de l'avenir qui m'afflige. Je ne suis affligé que de vous
voir pour un autre des sentiments que je n'ai pu vous donner.
—Je ne sais que vous répondre, lui dit-elle; je meurs de honte en
vous en parlant. Épargnez-moi, je vous en conjure, de si cruelles
conversations; réglez ma conduite; faites que je ne voie personne.
C'est tout ce que je vous demande. Mais trouvez bon que je ne
vous parle plus d'une chose qui me fait paraître si peu digne de
vous, et que je trouve si indigne de moi.
—Vous avez raison, Madame, répliqua-t-il; j'abuse de votre
douceur et de votre confiance. Mais aussi ayez quelque compassion
de l'état où vous m'avez mis, et songez que, quoi que vous m'ayez
dit, vous me cachez un nom qui me donne une curiosité avec
laquelle je ne saurais vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la
satisfaire; mais je ne puis m'empêcher de vous dire que je crois que
celui que je dois envier est le maréchal de Saint-André, le duc de
Nemours ou le chevalier de Guise.
—Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous
donnerai aucun lieu, par mes réponses, de diminuer ni de fortifier
vos soupçons. Mais si vous essayez de les éclaircir en m'observant,
vous me donnerez un embarras qui paraîtra aux yeux de tout le
monde Au nom de Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, sur le
prétexte de quelque maladie, je ne voie personne.
—Non, Madame, répliqua-t-il, on démêlerait bientôt que ce serait
une chose supposée; et de plus, je ne me veux fier qu'à vous-même:
c'est le chemin que mon cœur me conseille de prendre, et la raison
me conseille aussi. De l'humeur dont vous êtes, en vous laissant
votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne
pourrais vous en prescrire.
Monsieur de Clèves ne se trompait pas: la confiance qu'il
témoignait à sa femme la fortifiait davantage contre monsieur de
Nemours, et lui faisait prendre des résolutions plus austères
qu'aucune contrainte n'aurait pu faire. Elle alla donc au Louvre et
chez la reine dauphine à son ordinaire; mais elle évitait la présence
et les yeux de monsieur de Nemours avec tant de soin, qu'elle lui
ôta quasi toute la joie qu'il avait de se croire aimé d'elle. Il ne voyait
rien dans ses actions qui ne lui persuadât le contraire. Il ne savait
quasi si ce qu'il avait entendu n'était point un songe, tant il y trouvait
peu de vraisemblance. La seule chose qui l'assurait qu'il ne s'était
pas trompé était l'extrême tristesse de madame de Clèves, quelque
effort qu'elle fît pour la cacher: peut-être que des regards et des
paroles obligeantes n'eussent pas tant augmenté l'amour de
monsieur de Nemours que faisait cette conduite austère.
Un soir que monsieur et madame de Clèves étaient chez la reine,
quelqu'un dit que le bruit courait que le roi mènerait encore un grand
seigneur de la cour, pour aller conduire Madame en Espagne.
Monsieur de Clèves avait les yeux sur sa femme dans le temps que
l'on ajouta que ce serait peut-être le chevalier de Guise ou le
maréchal de Saint-André. Il remarqua qu'elle n'avait point été émue
de ces deux noms, ni de la proposition qu'ils fissent ce voyage avec
elle. Cela lui fit croire que pas un des deux n'était celui dont elle
craignait la présence et voulant s'éclaircir de ses soupçons, il entra
dans le cabinet de la reine, où était le roi. Après y avoir demeuré
quelque temps, il revint auprès de sa femme, et lui dit tout bas qu'il
venait d'apprendre que ce serait monsieur de Nemours qui irait
avec eux en Espagne.
Le nom de monsieur de Nemours et la pensée d'être exposée à le
voir tous les jours pendant un long voyage en présence de son mari,
donna un tel trouble à madame de Clèves, qu'elle ne le put cacher;
et voulant y donner d'autres raisons:
—C'est un choix bien désagréable pour vous, répondit-elle, que
celui de ce prince. Il partagera tous les honneurs, et il me semble
que vous devriez essayer de faire choisir quelque autre.
—Ce n'est pas la gloire, Madame, reprit monsieur de Clèves, qui
vous fait appréhender que monsieur de Nemours ne vienne avec
moi. Le chagrin que vous en avez vient d'une autre cause. Ce
chagrin m'apprend ce que j'aurais appris d'une autre femme, par la
joie qu'elle en aurait eue. Mais ne craignez point; ce que je viens de
vous dire n'est pas véritable, et je l'ai inventé pour m'assurer d'une
chose que je ne croyais déjà que trop.
Il sortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par sa
présence l'extrême embarras où il voyait sa femme.
Monsieur de Nemours entra dans cet instant et remarqua d'abord
l'état où était madame de Clèves. Il s'approcha d'elle, et lui dit tout
bas qu'il n'osait par respect lui demander ce qui la rendait plus
rêveuse que de coutume. La voix de monsieur de Nemours la fit
revenir, et le regardant sans avoir entendu ce qu'il venait de lui dire,
pleine de ses propres pensées et de la crainte que son mari ne le vît
auprès d'elle:
—Au nom de Dieu, lui dit-elle, laissez-moi en repos.
—Hélas! Madame, répondit-il, je ne vous y laisse que trop; de
quoi pouvez-vous vous plaindre? Je n'ose vous parler, je n'ose
même vous regarder: je ne vous approche qu'en tremblant. Par où
me suis-je attiré ce que vous venez de me dire, et pourquoi me
faites-vous paraître que j'ai quelque part au chagrin où je vous vois?
Madame de Clèves fut bien fâchée d'avoir donné lieu à monsieur
de Nemours de s'expliquer plus clairement qu'il n'avait fait en toute
sa vie. Elle le quitta, sans lui répondre, et s'en revint chez elle,
l'esprit plus agité qu'elle ne l'avait jamais eu. Son mari s'aperçut
aisément de l'augmentation de son embarras. Il vit qu'elle craignait
qu'il ne lui parlât de ce qui s'était passé. Il la suivit dans un cabinet
où elle était entrée.
—Ne m'évitez point, Madame, lui dit-il, je ne vous dirai rien qui
puisse vous déplaire; je vous demande pardon de la surprise que je
vous ai faite tantôt. J'en suis assez puni, par ce que j'ai appris.
Monsieur de Nemours était de tous les hommes celui que je
craignais le plus. Je vois le péril où vous êtes; ayez du pouvoir sur
vous pour l'amour de vous-même, et s'il est possible, pour l'amour
de moi. Je ne vous le demande point comme un mari, mais comme
un homme dont vous faites tout le bonheur, et qui a pour vous une
passion plus tendre et plus violente que celui que votre cœur lui
préfère.
Monsieur de Clèves s'attendrit en prononçant ces dernières
paroles, et eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétrée et
fondant en larmes elle l'embrassa avec une tendresse et une douleur
qui le mirent dans un état peu différent du sien. Ils demeurèrent
quelque temps sans se rien dire, et se séparèrent sans avoir la force
de se parler.
Les préparatifs pour le mariage de Madame étaient achevés. Le
duc d'Albe arriva pour l'épouser. Il fut reçu avec toute la
magnificence et toutes les cérémonies qui se pouvaient faire dans
une pareille occasion. Le roi envoya au-devant de lui le prince de
Condé, les cardinaux de Lorraine et de Guise, les ducs de Lorraine,
de Ferrare, d'Aumale, de Bouillon, de Guise et de Nemours. Ils
avaient plusieurs gentilshommes, et grand nombre de pages vêtus de
leurs livrées. Le roi attendit lui-même le duc d'Albe à la première
porte du Louvre, avec les deux cents gentilshommes servants, et le
connétable à leur tête. Lorsque ce duc fut proche du roi, il voulut lui
embrasser les genoux; mais le roi l'en empêcha et le fit marcher à
son côté jusque chez la reine et chez Madame, à qui le duc d'Albe
apporta un présent magnifique de la part de son maître. Il alla
ensuite chez madame Marguerite sœur du roi, lui faire les
compliments de monsieur de Savoie, et l'assurer qu'il arriverait dans
peu de jours. L'on fit de grandes assemblées au Louvre, pour faire
voir au duc d'Albe, et au prince d'Orange qui l'avait accompagné,
les beautés de la cour.
Madame de Clèves n'osa se dispenser de s'y trouver, quelque
envie qu'elle en eût, par la crainte de déplaire à son mari qui lui
commanda absolument d'y aller. Ce qui l'y déterminait encore
davantage était l'absence de monsieur de Nemours. Il était allé au-
devant de monsieur de Savoie et après que ce prince fut arrivé, il fut
obligé de se tenir presque toujours auprès de lui, pour lui aider à
toutes les choses qui regardaient les cérémonies de ses noces. Cela
fit que madame de Clèves ne rencontra pas ce prince aussi souvent
qu'elle avait accoutumé, et elle s'en trouvait dans quelque sorte de
repos.
Le vidame de Chartres n'avait pas oublié la conversation qu'il avait
eue avec monsieur de Nemours. Il lui était demeuré dans l'esprit
que l'aventure que ce prince lui avait contée était la sienne propre,
et il l'observait avec tant de soin, que peut-être aurait-il démêlé la
vérité, sans que l'arrivée du duc d'Albe et celle de monsieur de
Savoie firent un changement et une occupation dans la cour, qui
l'empêcha de voir ce qui aurait pu l'éclairer. L'envie de s'éclaircir,
ou plutôt la disposition naturelle que l'on a de conter tout ce que l'on
sait à ce que l'on aime, fit qu'il redit à madame de Martigues l'action
extraordinaire de cette personne, qui avait avoué à son mari la
passion qu'elle avait pour un autre. Il l'assura que monsieur de
Nemours était celui qui avait inspiré cette violente passion, et il la
conjura de lui aider à observer ce prince. Madame de Martigues fut
bien aise d'apprendre ce que lui dit le vidame; et la curiosité qu'elle
avait toujours vue à madame la dauphine pour ce qui regardait
monsieur de Nemours lui donnait encore plus d'envie de pénétrer
cette aventure.
Peu de jour avant celui que l'on avait choisi pour la cérémonie du
mariage, la reine dauphine donnait à souper au roi son beau-père et
à la duchesse de Valentinois. Madame de Clèves, qui était occupée
à s'habiller, alla au Louvre plus tard que de coutume. En y allant,
elle trouva un gentilhomme qui la venait quérir de la part de madame
la dauphine. Comme elle entrait dans la chambre, cette princesse lui
cria, de dessus son lit où elle était, qu'elle l'attendait avec une
grande impatience.
—Je crois, Madame, lui répondit-elle, que je ne dois pas vous
remercier de cette impatience, et qu'elle est sans doute causée par
quelque autre chose que par l'envie de me voir.
—Vous avez raison, répliqua la reine dauphine; mais néanmoins
vous devez m'en être obligée; car je veux vous apprendre une
aventure que je suis assurée que vous serez bien aise de savoir.
Madame de Clèves se mit à genoux devant son lit, et par bonheur
pour elle, elle n'avait pas le jour au visage.
—Vous savez, lui dit cette reine, l'envie que nous avions de
deviner ce qui causait le changement qui paraît au duc de Nemours:
je crois le savoir, et c'est une chose qui vous surprendra. Il est
éperdument amoureux et fort aimé d'une des plus belles personnes
de la cour.
Ces paroles, que madame de Clèves ne pouvait s'attribuer,
puisqu'elle ne croyait pas que personne sût qu'elle aimait ce prince,
lui causèrent une douleur qu'il est aisé de s'imaginer.
—Je ne vois rien en cela, répondit-elle, qui doive surprendre d'un
homme de l'âge de monsieur de Nemours et fait comme il est.
—Ce n'est pas aussi, reprit madame la dauphine, ce qui vous doit
étonner; mais c'est de savoir que cette femme qui aime monsieur de
Nemours ne lui en a jamais donné aucune marque, et que la peur
qu'elle a eue de n'être pas toujours maîtresse de sa passion a fait
qu'elle l'a avouée à son mari, afin qu'il l'ôtât de la cour. Et c'est
monsieur de Nemours lui-même qui a conté ce que je vous dis.
Si madame de Clèves avait eu d'abord de la douleur par la pensée
qu'elle n'avait aucune part à cette aventure, les dernières paroles de
madame la dauphine lui donnèrent du désespoir, par la certitude de
n'y en avoir que trop. Elle ne put répondre, et demeura la tête
penchée sur le lit pendant que la reine continuait de parler, si
occupée de ce qu'elle disait qu'elle ne prenait pas garde à cet
embarras. Lorsque madame de Clèves fut un peu remise:
—Cette histoire ne me paraît guère vraisemblable, Madame,
répondit-elle, et je voudrais bien savoir qui vous l'a contée.
—C'est madame de Martigues, répliqua madame la dauphine, qui
l'a apprise du vidame de Chartres. Vous savez qu'il en est
amoureux; il la lui a confiée comme un secret, et il la sait du duc de
Nemours lui-même. Il est vrai que le duc de Nemours ne lui a pas
dit le nom de la dame, et ne lui a pas même avoué que ce fût lui qui
en fût aimé; mais le vidame de Chartres n'en doute point.
Comme la reine dauphine achevait ces paroles, quelqu'un
s'approcha du lit. Madame de Clèves était tournée d'une sorte qui
l'empêchait de voir qui c'était; mais elle n'en douta pas, lorsque
madame la dauphine se récria avec un air de gaieté et de surprise.
—Le voilà lui-même, et je veux lui demander ce qui en est.
Madame de Clèves connut bien que c'était le duc de Nemours,
comme ce l'était en effet. Sans se tourner de son côté, elle s'avança
avec précipitation vers madame la dauphine, et lui dit tout bas qu'il
fallait bien se garder de lui parler de cette aventure; qu'il l'avait
confiée au vidame de Chartres; et que ce serait une chose capable
de les brouiller. Madame la dauphine lui répondit, en riant, qu'elle
était trop prudente, et se retourna vers monsieur de Nemours. Il
était paré pour l'assemblée du soir, et, prenant la parole avec cette
grâce qui lui était si naturelle:
—Je crois, Madame, lui dit-il, que je puis penser sans témérité,
que vous parliez de moi quand je suis entré, que vous aviez dessein
de me demander quelque chose, et que madame de Clèves s'y
oppose.
—Il est vrai, répondit madame la dauphine; mais je n'aurai pas
pour elle la complaisance que j'ai accoutumé d'avoir. Je veux savoir
de vous si une histoire que l'on m'a contée est véritable, et si vous
n'êtes pas celui qui êtes amoureux, et aimé d'une femme de la cour,
qui vous cache sa passion avec soin et qui l'a avouée à son mari.
Le trouble et l'embarras de madame de Clèves étaient au-delà de
tout ce que l'on peut s'imaginer, et si la mort se fût présentée pour la
tirer de cet état, elle l'aurait trouvée agréable. Mais monsieur de
Nemours était encore plus embarrassé, s'il est possible. Le discours
de madame la dauphine, dont il avait eu lieu de croire qu'il n'était
pas haï, en présence de madame de Clèves, qui était la personne de
la cour en qui elle avait le plus de confiance, et qui en avait aussi le
plus en elle, lui donnait une si grande confusion de pensées bizarres,
qu'il lui fut impossible d'être maître de son visage. L'embarras où il
voyait madame de Clèves par sa faute, et la pensée du juste sujet
qu'il lui donnait de le haïr, lui causa un saisissement qui ne lui permit
pas de répondre. Madame la dauphine voyant à quel point il était
interdit:
—Regardez-le, regardez-le, dit-elle à madame de Clèves, et jugez
si cette aventure n'est pas la sienne.
Cependant monsieur de Nemours revenant de son premier
trouble, et voyant l'importance de sortir d'un pas si dangereux, se
rendit maître tout d'un coup de son esprit et de son visage.
—J'avoue, Madame, dit-il, que l'on ne peut être plus surpris et
plus affligé que je le suis de l'infidélité que m'a faite le vidame de
Chartres, en racontant l'aventure d'un de mes amis que je lui avais
confiée. Je pourrais m'en venger, continua-t-il en souriant avec un
air tranquille, qui ôta quasi à madame la dauphine les soupçons
qu'elle venait d'avoir. Il m'a confié des choses qui ne sont pas d'une
médiocre importance; mais je ne sais, Madame, poursuivit-il,
pourquoi vous me faites l'honneur de me mêler à cette aventure. Le
vidame ne peut pas dire qu'elle me regarde, puisque je lui ai dit le
contraire. La qualité d'un homme amoureux me peut convenir; mais
pour celle d'un homme aimé, je ne crois pas, Madame, que vous
puissiez me la donner.
Ce prince fut bien aise de dire quelque chose à madame la
dauphine, qui eût du rapport à ce qu'il lui avait fait paraître en
d'autres temps, afin de lui détourner l'esprit des pensées qu'elle avait
pu avoir. Elle crut bien aussi entendre ce qu'il disait; mais sans y
répondre, elle continua à lui faire la guerre de son embarras.
—J'ai été troublé, Madame, lui répondit-il, pour l'intérêt de mon
ami, et par les justes reproches qu'il me pourrait faire d'avoir redit
une chose qui lui est plus chère que la vie. Il ne me l'a néanmoins
confiée qu'à demi, et il ne m'a pas nommé la personne qu'il aime. Je
sais seulement qu'il est l'homme du monde le plus amoureux et le
plus à plaindre.
—Le trouvez-vous si à plaindre, répliqua madame la dauphine,
puisqu'il est aimé?
—Croyez-vous qu'il le soit, Madame, reprit-il, et qu'une personne,
qui aurait une véritable passion, pût la découvrir à son mari? Cette
personne ne connaît pas sans doute l'amour, et elle a pris pour lui
une légère reconnaissance de l'attachement que l'on a pour elle.
Mon ami ne se peut flatter d'aucune espérance; mais, tout
malheureux qu'il est, il se trouve heureux d'avoir du moins donné la
peur de l'aimer, et il ne changerait pas son état contre celui du plus
heureux amant du monde.
—Votre ami a une passion bien aisée à satisfaire, dit madame la
dauphine, et je commence à croire que ce n'est pas de vous dont
vous parlez. Il ne s'en faut guère, continua-t-elle, que je ne sois de
l'avis de madame de Clèves, qui soutient que cette aventure ne peut
être véritable.
—Je ne crois pas en effet qu'elle le puisse être, reprit madame de
Clèves qui n'avait point encore parlé; et quand il serait possible
qu'elle le fût, par où l'aurait-on pu savoir? Il n'y a pas d'apparence
qu'une femme, capable d'une chose si extraordinaire, eût la faiblesse
de la raconter; apparemment son mari ne l'aurait pas racontée non
plus, ou ce serait un mari bien indigne du procédé que l'on aurait eu
avec lui.
Monsieur de Nemours, qui vit les soupçons de madame de Clèves
sur son mari, fut bien aise de les lui confirmer. Il savait que c'était le
plus redoutable rival qu'il eût à détruire.
—La jalousie, répondit-il, et la curiosité d'en savoir peut-être
davantage que l'on ne lui en a dit peuvent faire faire bien des
imprudences à un mari.
Madame de Clèves était à la dernière épreuve de sa force et de
son courage, et ne pouvant plus soutenir la conversation, elle allait
dire qu'elle se trouvait mal, lorsque, par bonheur pour elle, la
duchesse de Valentinois entra, qui dit à madame la dauphine que le
roi allait arriver. Cette reine passa dans son cabinet pour s'habiller.
Monsieur de Nemours s'approcha de madame de Clèves, comme
elle la voulait suivre.
—Je donnerais ma vie, Madame, lui dit-il, pour vous parler un
moment; mais de tout ce que j'aurais d'important à vous dire, rien
ne me le paraît davantage que de vous supplier de croire que si j'ai
dit quelque chose où madame la dauphine puisse prendre part, je
l'ai fait par des raisons qui ne la regardent pas.
Madame de Clèves ne fit pas semblant d'entendre monsieur de
Nemours; elle le quitta sans le regarder et se mit à suivre le roi qui
venait d'entrer. Comme il y avait beaucoup de monde, elle
s'embarrassa dans sa robe, et fit un faux pas: elle se servit de ce
prétexte pour sortir d'un lieu où elle n'avait pas la force de
demeurer, et, feignant de ne se pouvoir soutenir, elle s'en alla chez
elle.
Monsieur de Clèves vint au Louvre et fut étonné de n'y pas
trouver sa femme: on lui dit l'accident qui lui était arrivé. Il s'en
retourna à l'heure même pour apprendre de ses nouvelles; il la
trouva au lit, et il sut que son mal n'était pas considérable. Quand il
eut été quelque temps auprès d'elle, il s'aperçut qu'elle était dans
une tristesse si excessive qu'il en fut surpris.
—Qu'avez-vous, Madame? lui dit-il. Il me paraît que vous avez
quelque autre douleur que celle dont vous vous plaignez?
—J'ai la plus sensible affliction que je pouvais jamais avoir,
répondit-elle; quel usage avez-vous fait de la confiance
extraordinaire ou, pour mieux dire, folle que j'ai eue en vous? Ne
méritais-je pas le secret, et quand je ne l'aurais pas mérité, votre
propre intérêt ne vous y engageait-il pas? Fallait-il que la curiosité
de savoir un nom que je ne dois pas vous dire vous obligeât à vous
confier à quelqu'un pour tâcher de le découvrir? Ce ne peut être
que cette seule curiosité qui vous ait fait faire une si cruelle
imprudence, les suites en sont aussi fâcheuses qu'elles pouvaient
l'être. Cette aventure est sue, et on me la vient de conter, ne sachant
pas que j'y eusse le principal intérêt.
—Que me dites-vous, Madame? lui répondit-il. Vous m'accusez
d'avoir conté ce qui s'est passé entre vous et moi, et vous
m'apprenez que la chose est sue? Je ne me justifie pas de l'avoir
redite; vous ne le sauriez croire, et il faut sans doute que vous ayez
pris pour vous ce que l'on vous a dit de quelque autre.
—Ah! Monsieur, reprit-elle, il n'y a pas dans le monde une autre
aventure pareille à la mienne; il n'y a point une autre femme capable
de la même chose. Le hasard ne peut l'avoir fait inventer; on ne l'a
jamais imaginée, et cette pensée n'est jamais tombée dans un autre
esprit que le mien. Madame la dauphine vient de me conter toute
cette aventure; elle l'a sue par le vidame de Chartres, qui la sait de
monsieur de Nemours.
—Monsieur de Nemours! s'écria monsieur de Clèves, avec une
action qui marquait du transport et du désespoir. Quoi! monsieur de
Nemours sait que vous l'aimez, et que je le sais?
—Vous voulez toujours choisir monsieur de Nemours plutôt qu'un
autre, répliqua-t-elle: je vous ai dit que je ne vous répondrai jamais
sur vos soupçons. J'ignore si monsieur de Nemours sait la part que
j'ai dans cette aventure et celle que vous lui avez donnée; mais il l'a
contée au vidame de Chartres et lui a dit qu'il la savait d'un de ses
amis, qui ne lui avait pas nommé la personne. Il faut que cet ami de
monsieur de Nemours soit des vôtres, et que vous vous soyez fié à
lui pour tâcher de vous éclaircir.
—A-t-on un ami au monde à qui on voulût faire une telle
confidence, reprit monsieur de Clèves, et voudrait-on éclaircir ses
soupçons au prix d'apprendre à quelqu'un ce que l'on souhaiterait
de se cacher à soi-même? Songez plutôt Madame, à qui vous avez
parlé. Il est plus vraisemblable que ce soit par vous que par moi que
ce secret soit échappé. Vous n'avez pu soutenir toute seule
l'embarras où vous vous êtes trouvée, et vous avez cherché le
soulagement de vous plaindre avec quelque confidente qui vous a
trahie.
—N'achevez point de m'accabler, s'écria-t-elle, et n'ayez point la
dureté de m'accuser d'une faute que vous avez faite. Pouvez-vous
m'en soupçonner, et puisque j'ai été capable de vous parler, suis-je
capable de parler à quelque autre?
L'aveu que madame de Clèves avait fait à son mari était une si
grande marque de sa sincérité, et elle niait si fortement de s'être
confiée à personne, que monsieur de Clèves ne savait que penser.
D'un autre côté, il était assuré de n'avoir rien redit; c'était une chose
que l'on ne pouvait avoir devinée, elle était sue; ainsi il fallait que ce
fût par l'un des deux. Mais ce qui lui causait une douleur violente,
était de savoir que ce secret était entre les mains de quelqu'un, et
qu'apparemment il serait bientôt divulgué.
Madame de Clèves pensait à peu près les mêmes choses, elle
trouvait également impossible que son mari eût parlé, et qu'il n'eût
pas parlé. Ce qu'avait dit monsieur de Nemours que la curiosité
pouvait faire faire des imprudences à un mari, lui paraissait se
rapporter si juste à l'état de monsieur de Clèves, qu'elle ne pouvait
croire que ce fût une chose que le hasard eût fait dire; et cette
vraisemblance la déterminait à croire que monsieur de Clèves avait
abusé de la confiance qu'elle avait en lui. Ils étaient si occupés l'un
et l'autre de leurs pensées, qu'ils furent longtemps sans parler, et ils
ne sortirent de ce silence, que pour redire les mêmes choses qu'ils
avaient déjà dites plusieurs fois, et demeurèrent le cœur et l'esprit
plus éloignés et plus altérés qu'ils ne les avaient encore eus.
Il est aisé de s'imaginer en quel état ils passèrent la nuit. Monsieur
de Clèves avait épuisé toute sa constance à soutenir le malheur de
voir une femme qu'il adorait, touchée de passion pour un autre. Il ne
lui restait plus de courage; il croyait même n'en devoir pas trouver
dans une chose où sa gloire et son honneur étaient si vivement
blessés. Il ne savait plus que penser de sa femme; il ne voyait plus
quelle conduite il lui devait faire prendre, ni comment il se devait
conduire lui-même; et il ne trouvait de tous côtés que des précipices
et des abîmes. Enfin, après une agitation et une incertitude très
longues, voyant qu'il devait bientôt s'en aller en Espagne, il prit le
parti de ne rien faire qui pût augmenter les soupçons ou la
connaissance de son malheureux état. Il alla trouver madame de
Clèves, et lui dit qu'il ne s'agissait pas de démêler entre eux qui avait
manqué au secret; mais qu'il s'agissait de faire voir que l'histoire que
l'on avait contée était une fable où elle n'avait aucune part; qu'il
dépendait d'elle de le persuader à monsieur de Nemours et aux
autres; qu'elle n'avait qu'à agir avec lui, avec la sévérité et la froideur
qu'elle devait avoir pour un homme qui lui témoignait de l'amour;
que par ce procédé elle lui ôterait aisément l'opinion qu'elle eût de
l'inclination pour lui; qu'ainsi, il ne fallait point s'affliger de tout ce
qu'il aurait pu penser, parce que, si dans la suite elle ne faisait
paraître aucune faiblesse, toutes ses pensées se détruiraient
aisément, et que surtout il fallait qu'elle allât au Louvre et aux
assemblées comme à l'ordinaire.
Après ces paroles, monsieur de Clèves quitta sa femme sans
attendre sa réponse. Elle trouva beaucoup de raison dans tout ce
qu'il lui dit, et la colère où elle était contre monsieur de Nemours lui
fit croire qu'elle trouverait aussi beaucoup de facilité à l'exécuter;
mais il lui parut difficile de se trouver à toutes les cérémonies du
mariage, et d'y paraître avec un visage tranquille et un esprit libre;
néanmoins comme elle devait porter la robe de madame la
dauphine, et que c'était une chose où elle avait été préférée à
plusieurs autres princesses, il n'y avait pas moyen d'y renoncer, sans
faire beaucoup de bruit et sans en faire chercher des raisons. Elle se
résolut donc de faire un effort sur elle-même; mais elle prit le reste
du jour pour s'y préparer, et pour s'abandonner à tous les
sentiments dont elle était agitée. Elle s'enferma seule dans son
cabinet. De tous ses maux, celui qui se présentait à elle avec le plus
de violence, était d'avoir sujet de se plaindre de monsieur de
Nemours, et de ne trouver aucun moyen de le justifier. Elle ne
pouvait douter qu'il n'eût conté cette aventure au vidame de
Chartres; il l'avait avoué, et elle ne pouvait douter aussi, par la
manière dont il avait parlé, qu'il ne sût que l'aventure la regardait.
Comment excuser une si grande imprudence, et qu'était devenue
l'extrême discrétion de ce prince dont elle avait été si touchée?
«Il a été discret, disait-elle, tant qu'il a cru être malheureux; mais
une pensée d'un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion. Il n'a
pu s'imaginer qu'il était aimé, sans vouloir qu'on le sût. Il a dit tout
ce qu'il pouvait dire; je n'ai pas avoué que c'était lui que j'aimais, il
l'a soupçonné, et il a laissé voir ses soupçons. S'il eût eu des
certitudes, il en aurait usé de la même sorte. J'ai eu tort de croire
qu'il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte sa gloire. C'est
pourtant pour cet homme, que j'ai cru si différent du reste des
hommes, que je me trouve comme les autres femmes, étant si
éloignée de leur ressembler. J'ai perdu le cœur et l'estime d'un mari
qui devait faire ma félicité. Je serai bientôt regardée de tout le
monde comme une personne qui a une folle et violente passion.
Celui pour qui je l'ai ne l'ignore plus; et c'est pour éviter ces
malheurs que j'ai hasardé tout mon repos et même ma vie.»
Ces tristes réflexions étaient suivies d'un torrent de larmes; mais
quelque douleur dont elle se trouvât accablée, elle sentait bien
qu'elle aurait eu la force de les supporter, si elle avait été satisfaite
de monsieur de Nemours.
Ce prince n'était pas dans un état plus tranquille. L'imprudence,
qu'il avait faite d'avoir parlé au vidame de Chartres, et les cruelles
suites de cette imprudence lui donnaient un déplaisir mortel. Il ne
pouvait se représenter, sans être accablé, l'embarras, le trouble et
l'affliction où il avait vu madame de Clèves. Il était inconsolable de
lui avoir dit des choses sur cette aventure, qui bien que galantes par
elles-mêmes, lui paraissaient, dans ce moment, grossières et peu
polies, puisqu'elles avaient fait entendre à madame de Clèves qu'il
n'ignorait pas qu'elle était cette femme qui avait une passion violente
et qu'il était celui pour qui elle l'avait. Tout ce qu'il eût pu souhaiter,
eût été une conversation avec elle; mais il trouvait qu'il la devait
craindre plutôt que de la désirer.
«Qu'aurais-je à lui dire? s'écriait-il. Irai-je encore lui montrer ce
que je ne lui ai déjà que trop fait connaître? Lui ferai-je voir que je
sais qu'elle m'aime, moi qui n'ai jamais seulement osé lui dire que je
l'aimais? Commencerai-je à lui parler ouvertement de ma passion,
afin de lui paraître un homme devenu hardi par des espérances?
Puis-je penser seulement à l'approcher, et oserais-je lui donner
l'embarras de soutenir ma vue? Par où pourrais-je me justifier? Je
n'ai point d'excuse, je suis indigne d'être regardé de madame de
Clèves, et je n'espère pas aussi qu'elle me regarde jamais. Je ne lui
ai donné par ma faute de meilleurs moyens pour se défendre contre
moi que tous ceux qu'elle cherchait et qu'elle eût peut-être cherchés
inutilement. Je perds par mon imprudence le bonheur et la gloire
d'être aimé de la plus aimable et de la plus estimable personne du
monde; mais si j'avais perdu ce bonheur, sans qu'elle en eût
souffert, et sans lui avoir donné une douleur mortelle, ce me serait
une consolation; et je sens plus dans ce moment le mal que je lui ai
fait que celui que je me suis fait auprès d'elle.»
Monsieur de Nemours fut longtemps à s'affliger et à penser les
mêmes choses. L'envie de parler à madame de Clèves lui venait
toujours dans l'esprit. Il songea à en trouver les moyens, il pensa à
lui écrire; mais enfin, il trouva qu'après la faute qu'il avait faite, et de
l'humeur dont elle était, le mieux qu'il pût faire était de lui témoigner
un profond respect par son affliction et par son silence, de lui faire
voir même qu'il n'osait se présenter devant elle, et d'attendre ce que
le temps, le hasard et l'inclination qu'elle avait pour lui, pourraient
faire en sa faveur. Il résolut aussi de ne point faire de reproches au
vidame de Chartres de l'infidélité qu'il lui avait faite, de peur de
fortifier ses soupçons.
Les fiançailles de Madame, qui se faisaient le lendemain, et le
mariage qui se faisait le jour suivant, occupaient tellement toute la
cour que madame de Clèves et monsieur de Nemours cachèrent
aisément au public leur tristesse et leur trouble. Madame la
dauphine ne parla même qu'en passant à madame de Clèves de la
conversation qu'elles avaient eue avec monsieur de Nemours, et
monsieur de Clèves affecta de ne plus parler à sa femme de tout ce
qui s'était passé: de sorte qu'elle ne se trouva pas dans un aussi
grand embarras qu'elle l'avait imaginé. Les fiançailles se firent au
Louvre, et, après le festin et le bal, toute la maison royale alla
coucher à l'évêché comme c'était la coutume. Le matin, le duc
d'Albe, qui n'était jamais vêtu que fort simplement, mit un habit de
drap d'or mêlé de couleur de feu, de jaune et de noir, tout couvert
de pierreries, et il avait une couronne fermée sur la tête. Le prince
d'Orange, habillé aussi magnifiquement avec ses livrées, et tous les
Espagnols suivis des leurs, vinrent prendre le duc d'Albe à l'hôtel de
Villeroi, où il était logé, et partirent, marchant quatre à quatre, pour
venir à l'évêché. Sitôt qu'il fut arrivé, on alla par ordre à l'église: le
roi menait Madame, qui avait aussi une couronne fermée, et sa robe
portée par mesdemoiselles de Montpensier et de Longueville. La
reine marchait ensuite, mais sans couronne. Après elle, venait la
reine dauphine, Madame sœur du roi, madame de Lorraine, et la
reine de Navarre, leurs robes portées par des princesses. Les
reines et les princesses avaient toutes leurs filles magnifiquement
habillées des mêmes couleurs qu'elles étaient vêtues: en sorte que
l'on connaissait à qui étaient les filles par la couleur de leurs habits.
On monta sur l'échafaud qui était préparé dans l'église, et l'on fit la
cérémonie des mariages. On retourna ensuite dîner à l'évêché et, sur
les cinq heures, on en partit pour aller au palais, où se faisait le
festin, et où le parlement, les cours souveraines et la maison de ville
étaient priés d'assister. Le roi, les reines, les princes et princesses
mangèrent sur la table de marbre dans la grande salle du palais, le
duc d'Albe assis auprès de la nouvelle reine d'Espagne. Au-dessous
des degrés de la table de marbre et à la main droite du roi, était une
table pour les ambassadeurs, les archevêques et les chevaliers de
l'ordre, et de l'autre côté, une table pour messieurs du parlement.
Le duc de Guise, vêtu d'une robe de drap d'or frisé, servait le Roi
de grand-maître, monsieur le prince de Condé, de panetier, et le
duc de Nemours, d'échanson. Après que les tables furent levées, le
bal commença: il fut interrompu par des ballets et par des machines
extraordinaires. On le reprit ensuite; et enfin, après minuit, le roi et
toute la cour s'en retournèrent au Louvre. Quelque triste que fût
madame de Clèves, elle ne laissa pas de paraître aux yeux de tout le
monde, et surtout aux yeux de monsieur de Nemours, d'une beauté
incomparable. Il n'osa lui parler, quoique l'embarras de cette
cérémonie lui en donnât plusieurs moyens; mais il lui fit voir tant de
tristesse et une crainte si respectueuse de l'approcher qu'elle ne le
trouva plus si coupable, quoiqu'il ne lui eût rien dit pour se justifier.
Il eut la même conduite les jours suivants, et cette conduite fit aussi
le même effet sur le cœur de madame de Clèves.
Enfin, le jour du tournoi arriva. Les reines se rendirent dans les
galeries et sur les échafauds qui leur avaient été destinés. Les quatre
tenants parurent au bout de la lice, avec une quantité de chevaux et
de livrées qui faisaient le plus magnifique spectacle qui eût jamais
paru en France.
Le roi n'avait point d'autres couleurs que le blanc et le noir, qu'il
portait toujours à cause de madame de Valentinois qui était veuve.
Monsieur de Ferrare et toute sa suite avaient du jaune et du rouge;
monsieur de Guise parut avec de l'incarnat et du blanc. On ne savait
d'abord par quelle raison il avait ces couleurs; mais on se souvint
que c'étaient celles d'une belle personne qu'il avait aimée pendant
qu'elle était fille, et qu'il aimait encore, quoiqu'il n'osât plus le lui faire
paraître. Monsieur de Nemours avait du jaune et du noir; on en
chercha inutilement la raison. Madame de Clèves n'eut pas de peine
à le deviner: elle se souvint d'avoir dit devant lui qu'elle aimait le
jaune, et qu'elle était fâchée d'être blonde, parce qu'elle n'en pouvait
mettre. Ce prince crut pouvoir paraître avec cette couleur, sans
indiscrétion, puisque madame de Clèves n'en mettant point, on ne
pouvait soupçonner que ce fût la sienne.
Jamais on n'a fait voir tant d'adresse que les quatre tenants en
firent paraître. Quoique le roi fût le meilleur homme de cheval de
son royaume, on ne savait à qui donner l'avantage. Monsieur de
Nemours avait un agrément dans toutes ses actions qui pouvait faire
pencher en sa faveur des personnes moins intéressées que madame
de Clèves. Sitôt qu'elle le vit paraître au bout de la lice, elle sentit
une émotion extraordinaire et à toutes les courses de ce prince, elle
avait de la peine à cacher sa joie, lorsqu'il avait heureusement fourni
sa carrière.
Sur le soir, comme tout était presque fini et que l'on était près de
se retirer, le malheur de l'État fit que le roi voulut encore rompre une
lance. Il manda au comte de Montgomery qui était extrêmement
adroit, qu'il se mît sur la lice. Le comte supplia le roi de l'en
dispenser, et allégua toutes les excuses dont il put s'aviser, mais le
roi quasi en colère, lui fit dire qu'il le voulait absolument. La reine
manda au roi qu'elle le conjurait de ne plus courir; qu'il avait si bien
fait, qu'il devait être content, et qu'elle le suppliait de revenir auprès
d'elle. Il répondit que c'était pour l'amour d'elle qu'il allait courir
encore, et entra dans la barrière. Elle lui renvoya monsieur de
Savoie pour le prier une seconde fois de revenir; mais tout fut
inutile. Il courut, les lances se brisèrent, et un éclat de celle du
comte de Montgomery lui donna dans l'œil et y demeura. Ce prince
tomba du coup, ses écuyers et monsieur de Montmorency, qui était
un des maréchaux du camp, coururent à lui. Ils furent étonnés de le
voir si blessé; mais le roi ne s'étonna point. Il dit que c'était peu de
chose, et qu'il pardonnait au comte de Montgomery. On peut juger
quel trouble et quelle affliction apporta un accident si funeste dans
une journée destinée à la joie. Sitôt que l'on eut porté le roi dans
son lit, et que les chirurgiens eurent visité sa plaie, ils la trouvèrent
très considérable. Monsieur le connétable se souvint dans ce
moment, de la prédiction que l'on avait faite au roi, qu'il serait tué
dans un combat singulier; et il ne douta point que la prédiction ne fût
accomplie.
Le roi d'Espagne, qui était alors à Bruxelles, étant averti de cet
accident, envoya son médecin, qui était un homme d'une grande
réputation; mais il jugea le roi sans espérance.
Une cour aussi partagée et aussi remplie d'intérêts opposés n'était
pas dans une médiocre agitation à la veille d'un si grand événement;
néanmoins, tous les mouvements étaient cachés, et l'on ne paraissait
occupé que de l'unique inquiétude de la santé du roi. Les reines, les
princes et les princesses ne sortaient presque point de son
antichambre.
Madame de Clèves, sachant qu'elle était obligée d'y être, qu'elle y
verrait monsieur de Nemours, qu'elle ne pourrait cacher à son mari
l'embarras que lui causait cette vue, connaissant aussi que la seule
présence de ce prince le justifiait à ses yeux, et détruisait toutes ses
résolutions, prit le parti de feindre d'être malade. La cour était trop
occupée pour avoir de l'attention à sa conduite, et pour démêler si
son mal était faux ou véritable. Son mari seul pouvait en connaître la
vérité, mais elle n'était pas fâchée qu'il la connût. Ainsi elle demeura
chez elle, peu occupée du grand changement qui se préparait; et,
remplie de ses propres pensées, elle avait toute la liberté de s'y
abandonner. Tout le monde était chez le roi. Monsieur de Clèves
venait à de certaines heures lui en dire des nouvelles. Il conservait
avec elle le même procédé qu'il avait toujours eu, hors que, quand
ils étaient seuls, il y avait quelque chose d'un peu plus froid et de
moins libre. Il ne lui avait point reparlé de tout ce qui s'était passé;
et elle n'avait pas eu la force, et n'avait pas même jugé à propos de
reprendre cette conversation.
Monsieur de Nemours, qui s'était attendu à trouver quelques
moments à parler à madame de Clèves, fut bien surpris et bien
affligé de n'avoir pas seulement le plaisir de la voir. Le mal du roi se
trouva si considérable, que le septième jour il fut désespéré des
médecins. Il reçut la certitude de sa mort avec une fermeté
extraordinaire, et d'autant plus admirable qu'il perdait la vie par un
accident si malheureux, qu'il mourait à la fleur de son âge, heureux,
adoré de ses peuples, et aimé d'une maîtresse qu'il aimait
éperdument. La veille de sa mort, il fit faire le mariage de Madame,
sa sœur, avec monsieur de Savoie, sans cérémonie. L'on peut juger
en quel état était la duchesse de Valentinois. La reine ne permit
point qu'elle vît le roi, et lui envoya demander les cachets de ce
prince et les pierreries de la couronne qu'elle avait en garde. Cette
duchesse s'enquit si le roi était mort; et comme on lui eut répondu
que non:
—Je n'ai donc point encore de maître, répondit-elle, et personne
ne peut m'obliger à rendre ce que sa confiance m'a mis entre les
mains.
Sitôt qu'il fut expiré au château des Tournelles, le duc de Ferrare,
le duc de Guise et le duc de Nemours conduisirent au Louvre la
reine mère, le roi et la reine sa femme. Monsieur de Nemours
menait la reine mère. Comme ils commençaient à marcher, elle se
recula de quelques pas, et dit à la reine sa belle-fille, que c'était à
elle à passer la première; mais il fut aisé de voir qu'il y avait plus
d'aigreur que de bienséance dans ce compliment.
QUATRIEME PARTIE
Le cardinal de Lorraine s'était rendu maître absolu de l'esprit de la
reine mère; le vidame de Chartres n'avait plus aucune part dans ses
bonnes grâces, et l'amour qu'il avait pour madame de Martigues et
pour la liberté l'avait même empêché de sentir cette perte, autant
qu'elle méritait d'être sentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la
maladie du roi, avait eu le loisir de former ses desseins et de faire
prendre à la reine des résolutions conformes à ce qu'il avait projeté;
de sorte que sitôt que le roi fut mort, la reine ordonna au connétable
de demeurer aux Tournelles auprès du corps du feu roi, pour faire
les cérémonies ordinaires. Cette commission l'éloignait de tout, et lui
ôtait la liberté d'agir. Il envoya un courrier au roi de Navarre pour le
faire venir en diligence, afin de s'opposer ensemble à la grande
élévation où il voyait que messieurs de Guise allaient parvenir. On
donna le commandement des armées au duc de Guise, et les
finances au cardinal de Lorraine. La duchesse de Valentinois fut
chassée de la cour; on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi
déclaré du connétable, et le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la
duchesse de Valentinois. Enfin, la cour changea entièrement de
face. Le duc de Guise prit le même rang que les princes du sang à
porter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles: lui et ses
frères furent entièrement les maîtres, non seulement par le crédit du
cardinal sur l'esprit de la reine, mais parce que cette princesse crut
qu'elle pourrait les éloigner, s'ils lui donnaient de l'ombrage, et
qu'elle ne pourrait éloigner le connétable, qui était appuyé des
princes du sang.
Lorsque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable
vint au Louvre et fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il
voulut lui parler en particulier; mais le roi appela messieurs de
Guise, et lui dit devant eux, qu'il lui conseillait de se reposer; que les
finances et le commandement des armées étaient donnés, et que
lorsqu'il aurait besoin de ses conseils, il l'appellerait auprès de sa
personne. Il fut reçu de la reine mère encore plus froidement que du
roi, et elle lui fit même des reproches de ce qu'il avait dit au feu roi,
que ses enfants ne lui ressemblaient point. Le roi de Navarre arriva,
et ne fut pas mieux reçu. Le prince de Condé, moins endurant que
son frère, se plaignit hautement; ses plaintes furent inutiles, on
l'éloigna de la cour sous le prétexte de l'envoyer en Flandre signer la
ratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fausse lettre
du roi d'Espagne, qui l'accusait de faire des entreprises sur ses
places; on lui fit craindre pour ses terres; enfin, on lui inspira le
dessein de s'en aller en Béarn. La reine lui en fournit un moyen, en
lui donnant la conduite de madame Élisabeth, et l'obligea même à
partir devant cette princesse; et ainsi il ne demeura personne à la
cour qui pût balancer le pouvoir de la maison de Guise.
Quoique ce fût une chose fâcheuse pour monsieur de Clèves de ne
pas conduire madame Élisabeth, néanmoins il ne put s'en plaindre
par la grandeur de celui qu'on lui préférait; mais il regrettait moins
cet emploi par l'honneur qu'il en eût reçu, que parce que c'était une
chose qui éloignait sa femme de la cour, sans qu'il parût qu'il eût
dessein de l'en éloigner.
Peu de jours après la mort du roi, on résolut d'aller à Reims pour
le sacre. Sitôt qu'on parla de ce voyage, madame de Clèves, qui
avait toujours demeuré chez elle, feignant d'être malade, pria son
mari de trouver bon qu'elle ne suivît point la cour, et qu'elle s'en allât
à Coulommiers prendre l'air et songer à sa santé. Il lui répondit qu'il
ne voulait point pénétrer si c'était la raison de sa santé qui l'obligeait
à ne pas faire le voyage, mais qu'il consentait qu'elle ne le fît point. Il
n'eut pas de peine à consentir à une chose qu'il avait déjà résolue:
quelque bonne opinion qu'il eût de la vertu de sa femme, il voyait
bien que la prudence ne voulait pas qu'il l'exposât plus longtemps à
la vue d'un homme qu'elle aimait.
Monsieur de Nemours sut bientôt que madame de Clèves ne
devait pas suivre la cour; il ne put se résoudre à partir sans la voir,
et la veille du départ, il alla chez elle aussi tard que la bienséance le
pouvait permettre, afin de la trouver seule. La fortune favorisa son
intention. Comme il entra dans la cour, il trouva madame de Nevers
et madame de Martigues qui en sortaient, et qui lui dirent qu'elles
l'avaient laissée seule. Il monta avec une agitation et un trouble qui
ne se peut comparer qu'à celui qu'eut madame de Clèves, quand on
lui dit que monsieur de Nemours venait pour la voir. La crainte
qu'elle eut qu'il ne lui parlât de sa passion, l'appréhension de lui
répondre trop favorablement, l'inquiétude que cette visite pouvait
donner à son mari, la peine de lui en rendre compte ou de lui cacher
toutes ces choses, se présentèrent en un moment à son esprit, et lui
firent un Si grand embarras, qu'elle prit la résolution d'éviter la
chose du monde qu'elle souhaitait peut-être le plus. Elle envoya une
de ses femmes à monsieur de Nemours, qui était dans son
antichambre, pour lui dire qu'elle venait de se trouver mal, et qu'elle
était bien fâchée de ne pouvoir recevoir l'honneur qu'il lui voulait
faire. Quelle douleur pour ce prince de ne pas voir madame de
Clèves, et de ne la pas voir parce qu'elle ne voulait pas qu'il la vît! Il
s'en allait le lendemain; il n'avait plus rien à espérer du hasard. Il ne
lui avait rien dit depuis cette conversation de chez madame la
dauphine, et il avait lieu de croire que la faute d'avoir parlé au
vidame avait détruit toutes ses espérances; enfin il s'en allait avec
tout ce qui peut aigrir une vive douleur.
Sitôt que madame de Clèves fut un peu remise du trouble que lui
avait donné la pensée de la visite de ce prince, toutes les raisons qui
la lui avaient fait refuser disparurent; elle trouva même qu'elle avait
fait une faute, et si elle eût osé ou qu'il eût encore été assez à temps,
elle l'aurait fait rappeler.
Mesdames de Nevers et de Martigues, en sortant de chez elle,
allèrent chez la reine dauphine; monsieur de Clèves y était. Cette
princesse leur demanda d'où elles venaient; elles lui dirent qu'elles
venaient de chez monsieur de Clèves, où elles avaient passé une
partie de l'après-dînée avec beaucoup de monde, et qu'elles n'y
avaient laissé que monsieur de Nemours. Ces paroles, qu'elles
croyaient si indifférentes, ne l'étaient pas pour monsieur de Clèves.
Quoiqu'il dût bien s'imaginer que monsieur de Nemours pouvait
trouver souvent des occasions de parler à sa femme, néanmoins la
pensée qu'il était chez elle, qu'il y était seul et qu'il lui pouvait parler
de son amour, lui parut dans ce moment une chose si nouvelle et si
insupportable, que la jalousie s'alluma dans son cœur avec plus de
violence qu'elle n'avait encore fait. Il lui fut impossible de demeurer
chez la reine; il s'en revint, ne sachant pas même pourquoi il
revenait, et s'il avait dessein d'aller interrompre monsieur de
Nemours. Sitôt qu'il approcha de chez lui, il regarda s'il ne verrait
rien qui lui pût faire juger si ce prince y était encore: il sentit du
soulagement en voyant qu'il n'y était plus, et il trouva de la douceur
à penser qu'il ne pouvait y avoir demeuré longtemps. Il s'imagina
que ce n'était peut-être pas monsieur de Nemours, dont il devait
être jaloux: et quoiqu'il n'en doutât point, il cherchait à en douter;
mais tant de choses l'en auraient persuadé, qu'il ne demeurait pas
longtemps dans cette incertitude qu'il désirait. Il alla d'abord dans la
chambre de sa femme, et après lui avoir parlé quelque temps de
choses indifférentes, il ne put s'empêcher de lui demander ce qu'elle
avait fait et qui elle avait vu; elle lui en rendit compte. Comme il vit
qu'elle ne lui nommait point monsieur de Nemours, il lui demanda,
en tremblant, si c'était tout ce qu'elle avait vu, afin de lui donner lieu
de nommer ce prince et de n'avoir pas la douleur qu'elle lui en fît
une finesse. Comme elle ne l'avait point vu, elle ne le lui nomma
point, et monsieur de Clèves reprenant la parole avec un ton qui
marquait son affliction:
—Et monsieur de Nemours, lui dit-il, ne l'avez-vous point vu, ou
l'avez-vous oublié?
—Je ne l'ai point vu, en effet, répondit-elle; je me trouvais mal, et
j'ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses.
—Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui, reprit monsieur de
Clèves. Puisque vous avez vu tout le monde, pourquoi des
distinctions pour monsieur de Nemours? Pourquoi ne vous est-il
pas comme un autre? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue?
Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez? Pourquoi lui
faites-vous connaître que vous vous servez du pouvoir que sa
passion vous donne sur lui? Oseriez-vous refuser de le voir, si vous
ne saviez bien qu'il distingue vos rigueurs de l'incivilité? Mais
pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui? D'une
personne comme vous, Madame, tout est des faveurs hors
l'indifférence.
—Je ne croyais pas, reprit madame de Clèves, quelque soupçon
que vous ayez sur monsieur de Nemours, que vous pussiez me faire
des reproches de ne l'avoir pas vu.
—Je vous en fais pourtant, Madame, répliqua-t-il, et ils sont bien
fondés: Pourquoi ne le pas voir s'il ne vous a rien dit? Mais,
Madame, il vous a parlé; si son silence seul vous avait témoigné sa
passion, elle n'aurait pas fait en vous une si grande impression. Vous
n'avez pu me dire la vérité tout entière; vous m'en avez caché la plus
grande partie; vous vous êtes repentie même du peu que vous
m'avez avoué et vous n'avez pas eu la force de continuer. Je suis
plus malheureux que je ne l'ai cru, et je suis le plus malheureux de
tous les hommes. Vous êtes ma femme, je vous aime comme ma
maîtresse, et je vous en vois aimer un autre. Cet autre est le plus
aimable de la cour, et il vous voit tous les jours, il sait que vous
l'aimez. Eh! j'ai pu croire, s'écria-t-il, que vous surmonteriez la
passion que vous avez pour lui. Il faut que j'aie perdu la raison pour
avoir cru qu'il fût possible.
—Je ne sais, reprit tristement madame de Clèves, si vous avez eu
tort de juger favorablement d'un procédé aussi extraordinaire que le
mien; mais je ne sais si je ne me suis trompée d'avoir cru que vous
me feriez justice?
—N'en doutez pas, Madame, répliqua monsieur de Clèves, vous
vous êtes trompée; vous avez attendu de moi des choses aussi
impossibles que celles que j'attendais de vous. Comment pouviez-
vous espérer que je conservasse de la raison? Vous aviez donc
oublié que je vous aimais éperdument et que j'étais votre mari? L'un
des deux peut porter aux extrémités: que ne peuvent point les deux
ensemble? Eh! que ne font-ils point aussi! continua-t-il, je n'ai que
des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le maître. Je
ne me trouve plus digne de vous; vous ne me paraissez plus digne
de moi. Je vous adore, je vous hais; je vous offense, je vous
demande pardon; je vous admire, j'ai honte de vous admirer. Enfin
il n'y a plus en moi ni de calme ni de raison. Je ne sais comment j'ai
pu vivre depuis que vous me parlâtes à Coulommiers, et depuis le
jour que vous apprîtes de madame la dauphine que l'on savait votre
aventure. Je ne saurais démêler par où elle a été sue, ni ce qui se
passa entre monsieur de Nemours et vous sur ce sujet: vous ne me
l'expliquerez jamais, et je ne vous demande point de me l'expliquer.
Je vous demande seulement de vous souvenir que vous m'avez
rendu le plus malheureux homme du monde.
Monsieur de Clèves sortit de chez sa femme après ces paroles et
partit le lendemain sans la voir; mais il lui écrivit une lettre pleine
d'affliction, d'honnêteté et de douceur. Elle y fit une réponse si
touchante et si remplie d'assurances de sa conduite passée et de
celle qu'elle aurait à l'avenir, que, comme ses assurances étaient
fondées sur la vérité et que c'était en effet ses sentiments, cette lettre
fit de l'impression sur monsieur de Clèves, et lui donna quelque
calme; joint que monsieur de Nemours allant trouver le roi aussi
bien que lui, il avait le repos de savoir qu'il ne serait pas au même
lieu que madame de Clèves. Toutes les fois que cette princesse
parlait à son mari, la passion qu'il lui témoignait, l'honnêteté de son
procédé, l'amitié qu'elle avait pour lui, et ce qu'elle lui devait,
faisaient des impressions dans son cœur qui affaiblissaient l'idée de
monsieur de Nemours; mais ce n'était que pour quelque temps; et
cette idée revenait bientôt plus vive et plus présente qu'auparavant.
Les premiers jours du départ de ce prince, elle ne sentit quasi pas
son absence; ensuite elle lui parut cruelle. Depuis qu'elle l'aimait, il
ne s'était point passé de jour qu'elle n'eût craint ou espéré de le
rencontrer et elle trouva une grande peine à penser qu'il n'était plus
au pouvoir du hasard de faire qu'elle le rencontrât.
Elle s'en alla à Coulommiers; et en y allant, elle eut soin d'y faire
porter de grands tableaux qu'elle avait fait copier sur des originaux
qu'avait fait faire madame de Valentinois pour sa belle maison
d'Anet. Toutes les actions remarquables qui s'étaient passées du
règne du roi étaient dans ces tableaux. Il y avait entre autres le siège
de Metz, et tous ceux qui s'y étaient distingués étaient peints fort
ressemblants. Monsieur de Nemours était de ce nombre, et c'était
peut-être ce qui avait donné envie à madame de Clèves d'avoir ces
tableaux.
Madame de Martigues, qui n'avait pu partir avec la cour, lui
promit d'aller passer quelques jours à Coulommiers. La faveur de la
reine qu'elles partageaient ne leur avait point donné d'envie ni
d'éloignement l'une de l'autre; elles étaient amies, sans néanmoins se
confier leurs sentiments. Madame de Clèves savait que madame de
Martigues aimait le vidame; mais madame de Martigues ne savait
pas que madame de Clèves aimât monsieur de Nemours, ni qu'elle
en fût aimée. La qualité de nièce du vidame rendait madame de
Clèves plus chère à madame de Martigues; et madame de Clèves
l'aimait aussi comme une personne qui avait une passion aussi bien
qu'elle, et qui l'avait pour l'ami intime de son amant.
Madame de Martigues vint à Coulommiers, comme elle l'avait
promis à madame de Clèves; elle la trouva dans une vie fort
solitaire. Cette princesse avait même cherché le moyen d'être dans
une solitude entière, et de passer les soirs dans les jardins, sans être
accompagnée de ses domestiques. Elle venait dans ce pavillon où
monsieur de Nemours l'avait écoutée; elle entrait dans le cabinet qui
était ouvert sur le jardin. Ses femmes et ses domestiques
demeuraient dans l'autre cabinet, ou sous le pavillon, et ne venaient
point à elle qu'elle ne les appelât. Madame de Martigues n'avait
jamais vu Coulommiers; elle fut surprise de toutes les beautés
qu'elle y trouva et surtout de l'agrément de ce pavillon. Madame de
Clèves et elle y passaient tous les soirs. La liberté de se trouver
seules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne laissait pas finir la
conversation entre deux jeunes personnes, qui avaient des passions
violentes dans le cœur; et quoiqu'elles ne s'en fissent point de
confidence, elles trouvaient un grand plaisir à se parler. Madame de
Martigues aurait eu de la peine à quitter Coulommiers, si, en le
quittant, elle n'eût dû aller dans un lieu où était le vidame. Elle partit
pour aller à Chambord, où la cour était alors.
Le sacre avait été fait à Reims par le cardinal de Lorraine, et l'on
devait passer le reste de l'été dans le château de Chambord, qui
était nouvellement bâti. La reine témoigna une grande joie de revoir
madame de Martigues; et après lui en avoir donné plusieurs
marques, elle lui demanda des nouvelles de madame de Clèves, et
de ce qu'elle faisait à la campagne. Monsieur de Nemours et
monsieur de Clèves étaient alors chez cette reine. Madame de
Martigues, qui avait trouvé Coulommiers admirable, en conta toutes
les beautés, et elle s'étendit extrêmement sur la description de ce
pavillon de la forêt et sur le plaisir qu'avait madame de Clèves de
s'y promener seule une partie de la nuit. Monsieur de Nemours, qui
connaissait assez le lieu pour entendre ce qu'en disait madame de
Martigues, pensa qu'il n'était pas impossible qu'il y pût voir madame
de Clèves, sans être vu que d'elle. Il fit quelques questions à
madame de Martigues pour s'en éclaircir encore; et monsieur de
Clèves qui l'avait toujours regardé pendant que madame de
Martigues avait parlé, crut voir dans ce moment ce qui lui passait
dans l'esprit. Les questions que fit ce prince le confirmèrent encore
dans cette pensée; en sorte qu'il ne douta point qu'il n'eût dessein
d'aller voir sa femme. Il ne se trompait pas dans ses soupçons. Ce
dessein entra si fortement dans l'esprit de monsieur de Nemours,
qu'après avoir passé la nuit à songer aux moyens de l'exécuter, dès
le lendemain matin, il demanda congé au roi pour aller à Paris, sur
quelque prétexte qu'il inventa.
Monsieur de Clèves ne douta point du sujet de ce voyage; mais il
résolut de s'éclaircir de la conduite de sa femme, et de ne pas
demeurer dans une cruelle incertitude. Il eut envie de partir en
même temps que monsieur de Nemours, et de venir lui-même caché
découvrir quel succès aurait ce voyage; mais craignant que son
départ ne parût extraordinaire, et que monsieur de Nemours, en
étant averti, ne prît d'autres mesures, il résolut de se fier à un
gentilhomme qui était à lui, dont il connaissait la fidélité et l'esprit. Il
lui conta dans quel embarras il se trouvait. Il lui dit quelle avait été
jusqu'alors la vertu de madame de Clèves, et lui ordonna de partir
sur les pas de monsieur de Nemours, de l'observer exactement, de
voir s'il n'irait point à Coulommiers, et s'il n'entrerait point la nuit
dans le jardin.
Le gentilhomme qui était très capable d'une telle commission, s'en
acquitta avec toute l'exactitude imaginable. Il suivit monsieur de
Nemours jusqu'à un village, à une demi-lieue de Coulommiers, où
ce prince s'arrêta, et le gentilhomme devina aisément que c'était
pour y attendre la nuit. Il ne crut pas à propos de l'y attendre aussi;
il passa le village et alla dans la forêt, à l'endroit par où il jugeait que
monsieur de Nemours pouvait passer; il ne se trompa point dans
tout ce qu'il avait pensé. Sitôt que la nuit fut venue, il entendit
marcher, et quoiqu'il fît obscur, il reconnut aisément monsieur de
Nemours. Il le vit faire le tour du jardin, comme pour écouter s'il n'y
entendrait personne, et pour choisir le lieu par où il pourrait passer
le plus aisément. Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait
encore derrière, pour empêcher qu'on ne pût entrer; en sorte qu'il
était assez difficile de se faire passage. Monsieur de Nemours en
vint à bout néanmoins; sitôt qu'il fut dans ce jardin, il n'eut pas de
peine à démêler où était madame de Clèves. Il vit beaucoup de
lumières dans le cabinet, toutes les fenêtres en étaient ouvertes; et,
en se glissant le long des palissades, il s'en approcha avec un
trouble et une émotion qu'il est aisé de se représenter. Il se rangea
derrière une des fenêtres, qui servait de porte, pour voir ce que
faisait madame de Clèves. Il vit qu'elle était seule; mais il la vit d'une
si admirable beauté, qu'à peine fut-il maître du transport que lui
donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n'avait rien sur sa tête et sur
sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit
de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles
pleines de rubans; elle en choisit quelques-uns, et monsieur de
Nemours remarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait
portées au tournoi. Il vit qu'elle en faisait des nœuds à une canne
des Indes, fort extraordinaire, qu'il avait portée quelque temps, et
qu'il avait donnée à sa sœur, à qui madame de Clèves l'avait prise
sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à monsieur de
Nemours. Après qu'elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et
une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu'elle
avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s'en alla proche d'une
grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le
portrait de monsieur de Nemours; elle s'assit, et se mit à regarder
ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule
peut donner.
On ne peut exprimer ce que sentit monsieur de Nemours dans ce
moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde,
une personne qu'il adorait; la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la
voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la
passion qu'elle lui cachait, c'est ce qui n'a jamais été goûté ni
imaginé par nul autre amant.
Ce prince était aussi tellement hors de lui-même, qu'il demeurait
immobile à regarder madame de Clèves, sans songer que les
moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu'il
devait attendre à lui parler qu'elle allât dans le jardin; il crut qu'il le
pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu'elle serait plus éloignée
de ses femmes; mais voyant qu'elle demeurait dans le cabinet, il prit
la résolution d'y entrer. Quand il voulut l'exécuter, quel trouble
n'eut-il point! Quelle crainte de lui déplaire! Quelle peur de faire
changer ce visage où il y avait tant de douceur, et de le voir devenir
plein de sévérité et de colère!
Il trouva qu'il y avait eu de la folie, non pas à venir voir madame
de Clèves sans être vu, mais à penser de s'en faire voir; il vit tout ce
qu'il n'avait point encore envisagé. Il lui parut de l'extravagance dans
sa hardiesse de venir surprendre au milieu de la nuit, une personne à
qui il n'avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu'il ne
devait pas prétendre qu'elle le voulût écouter, et qu'elle aurait une
juste colère du péril où il l'exposait, par les accidents qui pouvaient
arriver. Tout son courage l'abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à
prendre la résolution de s'en retourner sans se faire voir. Poussé
néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances
que lui donnait tout ce qu'il avait vu, il avança quelques pas, mais
avec tant de trouble qu'une écharpe qu'il avait s'embarrassa dans la
fenêtre, en sorte qu'il fit du bruit. Madame de Clèves tourna la tête,
et, soit qu'elle eût l'esprit rempli de ce prince, ou qu'il fût dans un
lieu où la lumière donnait assez pour qu'elle le pût distinguer, elle
crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il
était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes. Elle y entra avec
tant de trouble qu'elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu'elle
se trouvait mal; et elle le dit aussi pour occuper tous ses gens, et
pour donner le temps à monsieur de Nemours de se retirer. Quand
elle eut fait quelque réflexion, elle pensa qu'elle s'était trompée, et
que c'était un effet de son imagination d'avoir cru voir monsieur de
Nemours. Elle savait qu'il était à Chambord, elle ne trouvait nulle
apparence qu'il eût entrepris une chose si hasardeuse; elle eut envie
plusieurs fois de rentrer dans le cabinet, et d'aller voir dans le jardin
s'il y avait quelqu'un. Peut-être souhaitait-elle, autant qu'elle le
craignait, d'y trouver monsieur de Nemours; mais enfin la raison et
la prudence l'emportèrent sur tous ses autres sentiments, et elle
trouva qu'il valait mieux demeurer dans le doute où elle était, que de
prendre le hasard de s'en éclaircir. Elle fut longtemps à se résoudre
à sortir d'un lieu dont elle pensait que ce prince était peut-être si
proche, et il était quasi jour quand elle revint au château.
Monsieur de Nemours était demeuré dans le jardin, tant qu'il avait
vu de la lumière; il n'avait pu perdre l'espérance de revoir madame
de Clèves, quoiqu'il fût persuadé qu'elle l'avait reconnu, et qu'elle
n'était sortie que pour l'éviter; mais, voyant qu'on fermait les portes,
il jugea bien qu'il n'avait plus rien à espérer. Il vint reprendre son
cheval tout proche du lieu où attendait le gentilhomme de monsieur
de Clèves. Ce gentilhomme le suivit jusqu'au même village, d'où il
était parti le soir. Monsieur de Nemours se résolut d'y passer tout le
jour, afin de retourner la nuit à Coulommiers, pour voir si madame
de Clèves aurait encore la cruauté de le fuir, ou celle de ne se pas
exposer à être vue; quoiqu'il eût une joie sensible de l'avoir trouvée
si remplie de son idée, il était néanmoins très affligé de lui avoir vu
un mouvement si naturel de le fuir.
La passion n'a jamais été si tendre et si violente qu'elle l'était alors
en ce prince. Il s'en alla sous des saules, le long d'un petit ruisseau
qui coulait derrière la maison où il était caché. Il s'éloigna le plus
qu'il lui fut possible, pour n'être vu ni entendu de personne; il
s'abandonna aux transports de son amour, et son cœur en fut
tellement pressé qu'il fut contraint de laisser couler quelques larmes;
mais ces larmes n'étaient pas de celles que la douleur seule fait
répandre, elles étaient mêlées de douceur et de ce charme qui ne se
trouve que dans l'amour.
Il se mit à repasser toutes les actions de madame de Clèves depuis
qu'il en était amoureux; quelle rigueur honnête et modeste elle avait
toujours eue pour lui, quoiqu'elle l'aimât. «Car, enfin, elle m'aime,
disait-il; elle m'aime, je n'en saurais douter; les plus grands
engagements et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si
assurées que celles que j'en ai eues. Cependant je suis traité avec la
même rigueur que si j'étais haï; j'ai espéré au temps, je n'en dois
plus rien attendre; je la vois toujours se défendre également contre
moi et contre elle-même. Si je n'étais point aimé, je songerais à
plaire; mais je plais, on m'aime, et on me le cache. Que puis-je
donc espérer, et quel changement dois-je attendre dans ma
destinée? Quoi! je serai aimé de la plus aimable personne du
monde, et je n'aurai cet excès d'amour que donnent les premières
certitudes d'être aimé, que pour mieux sentir la douleur d'être
maltraité! Laissez-moi voir que vous m'aimez, belle princesse,
s'écria-t-il, laissez-moi voir vos sentiments; pourvu que je les
connaisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous
repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m'accablez.
Regardez-moi du moins avec ces mêmes yeux dont je vous ai vue
cette nuit regarder mon portrait; pouvez-vous l'avoir regardé avec
tant de douceur, et m'avoir fui moi-même si cruellement? Que
craignez-vous? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable?
Vous m'aimez, vous me le cachez inutilement; vous-même m'en
avez donné des marques involontaires. Je sais mon bonheur;
laissez-m'en jouir, et cessez de me rendre malheureux. Est-il
possible, reprenait-il, que je sois aimé de madame de Clèves, et
que je sois malheureux? Qu'elle était belle cette nuit! Comment ai-je
pu résister à l'envie de me jeter à ses pieds? Si je l'avais fait, je
l'aurais peut-être empêchée de me fuir, mon respect l'aurait
rassurée; mais peut-être elle ne m'a pas reconnu; je m'afflige plus
que je ne dois, et la vue d'un homme, à une heure si extraordinaire,
l'a effrayée.»
Ces mêmes pensées occupèrent tout le jour monsieur de
Nemours; il attendit la nuit avec impatience; et quand elle fut venue,
il reprit le chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de monsieur de
Clèves, qui s'était déguisé afin d'être moins remarqué, le suivit
jusqu'au lieu où il l'avait suivi le soir d'auparavant, et le vit entrer
dans le même jardin. Ce prince connut bientôt que madame de
Clèves n'avait pas voulu hasarder qu'il essayât encore de la voir;
toutes les portes étaient fermées. Il tourna de tous les côtés pour
découvrir s'il ne verrait point de lumières; mais ce fut inutilement.
Madame de Clèves s'étant doutée que monsieur de Nemours
pourrait revenir, était demeurée dans sa chambre; elle avait
appréhendé de n'avoir pas toujours la force de le fuir, et elle n'avait
pas voulu se mettre au hasard de lui parler d'une manière si peu
conforme à la conduite qu'elle avait eue jusqu'alors.
Quoique monsieur de Nemours n'eût aucune espérance de la voir,
il ne put se résoudre à sortir si tôt d'un lieu où elle était si souvent. Il
passa la nuit entière dans le jardin, et trouva quelque consolation à
voir du moins les mêmes objets qu'elle voyait tous les jours. Le
soleil était levé devant qu'il pensât à se retirer; mais enfin la crainte
d'être découvert l'obligea à s'en aller.
Il lui fut impossible de s'éloigner sans voir madame de Clèves; et il
alla chez madame de Mercœur, qui était alors dans cette maison
qu'elle avait proche de Coulommiers. Elle fut extrêmement surprise
de l'arrivée de son frère. Il inventa une cause de son voyage, assez
vraisemblable pour la tromper, et enfin il conduisit si habilement son
dessein, qu'il l'obligea à lui proposer d'elle-même d'aller chez
madame de Clèves. Cette proposition fut exécutée dès le même
jour, et monsieur de Nemours dit à sa sœur qu'il la quitterait à
Coulommiers, pour s'en retourner en diligence trouver le roi. Il fit ce
dessein de la quitter à Coulommiers, dans la pensée de l'en laisser
partir la première; et il crut avoir trouvé un moyen infaillible de
parler à madame de Clèves.
Comme ils arrivèrent, elle se promenait dans une grande allée qui
borde le parterre. La vue de monsieur de Nemours ne lui causa pas
un médiocre trouble, et ne lui laissa plus douter que ce ne fût lui
qu'elle avait vu la nuit précédente. Cette certitude lui donna quelque
mouvement de colère, par la hardiesse et l'imprudence qu'elle
trouvait dans ce qu'il avait entrepris. Ce prince remarqua une
impression de froideur sur son visage qui lui donna une sensible
douleur. La conversation fut de choses indifférentes; et néanmoins, il
trouva l'art d'y faire paraître tant d'esprit, tant de complaisance et
tant d'admiration pour madame de Clèves, qu'il dissipa malgré elle
une partie de la froideur qu'elle avait eue d'abord.
Lorsqu'il se sentit rassuré de sa première crainte, il témoigna une
extrême curiosité d'aller voir le pavillon de la forêt. Il en parla
comme du plus agréable lieu du monde et en fit même une
description si particulière, que madame de Mercœur lui dit qu'il
fallait qu'il y eût été plusieurs fois pour en connaître si bien toutes les
beautés.
—Je ne crois pourtant pas, reprit madame de Clèves, que
monsieur de Nemours y ait jamais entré; c'est un lieu qui n'est
achevé que depuis peu.
—Il n'y a pas longtemps aussi que j'y ai été, reprit monsieur de
Nemours en la regardant, et je ne sais si je ne dois point être bien
aise que vous ayez oublié de m'y avoir vu.
Madame de Mercœur, qui regardait la beauté des jardins, n'avait
point d'attention à ce que disait son frère. Madame de Clèves
rougit, et baissant les yeux sans regarder monsieur de Nemours:
—Je ne me souviens point, lui dit-elle, de vous y avoir vu; et si
vous y avez été, c'est sans que je l'aie su.
—Il est vrai, Madame, répliqua monsieur de Nemours, que j'y ai
été sans vos ordres, et j'y ai passé les plus doux et les plus cruels
moments de ma vie.
Madame de Clèves entendait trop bien tout ce que disait ce
prince, mais elle n'y répondit point; elle songea à empêcher madame
de Mercœur d'aller dans ce cabinet, parce que le portrait de
monsieur de Nemours y était, et qu'elle ne voulait pas qu'elle l'y vît.
Elle fit si bien que le temps se passa insensiblement, et madame de
Mercœur parla de s'en retourner. Mais quand madame de Clèves
vit que monsieur de Nemours et sa sœur ne s'en allaient pas
ensemble, elle jugea bien à quoi elle allait être exposée; elle se
trouva dans le même embarras où elle s'était trouvée à Paris et elle
prit aussi le même parti. La crainte que cette visite ne fût encore une
confirmation des soupçons qu'avait son mari ne contribua pas peu à
la déterminer; et pour éviter que monsieur de Nemours ne demeurât
seul avec elle, elle dit à madame de Mercœur qu'elle l'allait conduire
jusqu'au bord de la forêt, et elle ordonna que son carrosse la suivît.
La douleur qu'eut ce prince de trouver toujours cette même
continuation des rigueurs en madame de Clèves fut si violente qu'il
en pâlit dans le même moment. Madame de Mercœur lui demanda
s'il se trouvait mal; mais il regarda madame de Clèves, sans que
personne s'en aperçût, et il lui fit juger par ses regards qu'il n'avait
d'autre mal que son désespoir. Cependant il fallut qu'il les laissât
partir sans oser les suivre, et après ce qu'il avait dit, il ne pouvait
plus retourner avec sa sœur; ainsi, il revint à Paris, et en partit le
lendemain.
Le gentilhomme de monsieur de Clèves l'avait toujours observé: il
revint aussi à Paris, et, comme il vit monsieur de Nemours parti
pour Chambord, il prit la poste afin d'y arriver devant lui, et de
rendre compte de son voyage. Son maître attendait son retour,
comme ce qui allait décider du malheur de toute sa vie.
Sitôt qu'il le vit, il jugea, par son visage et par son silence, qu'il
n'avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura
quelque temps saisi d'affliction, la tête baissée sans pouvoir parler;
enfin, il lui fit signe de la main de se retirer:
—Allez, dit-il, je vois ce que vous avez à me dire; mais je n'ai pas
la force de l'écouter.
—Je n'ai rien à vous apprendre, répondit le gentilhomme, sur quoi
on puisse faire de jugement assuré. Il est vrai que monsieur de
Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et
qu'il a été le jour d'après à Coulommiers avec madame de
Mercœur.
—C'est assez, répliqua monsieur de Clèves, c'est assez, en lui
faisant encore signe de se retirer, et je n'ai pas besoin d'un plus
grand éclaircissement.
Le gentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonné à
son désespoir. Il n'y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu
d'hommes d'un aussi grand courage et d'un cœur aussi passionné
que monsieur de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que
cause l'infidélité d'une maîtresse et la honte d'être trompé par une
femme.
Monsieur de Clèves ne put résister à l'accablement où il se trouva.
La fièvre lui prit dès la nuit même, et avec de si grands accidents,
que dès ce moment sa maladie parut très dangereuse. On en donna
avis à madame de Clèves; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il
était encore plus mal, elle lui trouva quelque chose de si froid et de
si glacé pour elle, qu'elle en fut extrêmement surprise et affligée. Il
lui parut même qu'il recevait avec peine les services qu'elle lui
rendait; mais enfin, elle pensa que c'était peut-être un effet de sa
maladie.
D'abord qu'elle fut à Blois, où la cour était alors, monsieur de
Nemours ne put s'empêcher d'avoir de la joie de savoir qu'elle était
dans le même lieu que lui. Il essaya de la voir, et alla tous les jours
chez monsieur de Clèves, sur le prétexte de savoir de ses nouvelles;
mais ce fut inutilement. Elle ne sortait point de la chambre de son
mari, et avait une douleur violente de l'état où elle le voyait.
Monsieur de Nemours était désespéré qu'elle fût si affligée; il jugeait
aisément combien cette affliction renouvelait l'amitié qu'elle avait
pour monsieur de Clèves, et combien cette amitié faisait une
diversion dangereuse à la passion qu'elle avait dans le cœur. Ce
sentiment lui donna un chagrin mortel pendant quelque temps; mais
l'extrémité du mal de monsieur de Clèves lui ouvrit de nouvelles
espérances. Il vit que madame de Clèves serait peut-être en liberté
de suivre son inclination, et qu'il pourrait trouver dans l'avenir une
suite de bonheur et de plaisirs durables. Il ne pouvait soutenir cette
pensée, tant elle lui donnait de trouble et de transports, et il en
éloignait son esprit par la crainte de se trouver trop malheureux, s'il
venait à perdre ses espérances.
Cependant monsieur de Clèves était presque abandonné des
médecins. Un des derniers jours de son mal, après avoir passé une
nuit très fâcheuse, il dit sur le matin qu'il voulait reposer. Madame
de Clèves demeura seule dans sa chambre; il lui parut qu'au lieu de
reposer, il avait beaucoup d'inquiétude. Elle s'approcha et se vint
mettre à genoux devant son lit le visage tout couvert de larmes.
Monsieur de Clèves avait résolu de ne lui point témoigner le violent
chagrin qu'il avait contre elle; mais les soins qu'elle lui rendait, et son
affliction, qui lui paraissait quelquefois véritable, et qu'il regardait
aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de
perfidie, lui causaient des sentiments si opposés et si douloureux,
qu'il ne les put renfermer en lui-même.
—Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort
que vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous
faites paraître. Je ne suis plus en état de vous faire des reproches,
continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur;
mais je meurs du cruel déplaisir que vous m'avez donné. Fallait-il
qu'une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de
me parler à Coulommiers eût si peu de suite? Pourquoi m'éclairer
sur la passion que vous aviez pour monsieur de Nemours, si votre
vertu n'avait pas plus d'étendue pour y résister? Je vous aimais
jusqu'à être bien aise d'être trompé, je l'avoue à ma honte; j'ai
regretté ce faux repos dont vous m'avez tiré. Que ne me laissiez-
vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris?
J'eusse, peut-être, ignoré toute ma vie que vous aimiez monsieur de
Nemours. Je mourrai, ajouta-t-il; mais sachez que vous me rendez
la mort agréable, et qu'après m'avoir ôté l'estime et la tendresse que
j'avais pour vous, la vie me ferait horreur. Que ferais-je de la vie,
reprit-il, pour la passer avec une personne que j'ai tant aimée, et
dont j'ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette
même personne, et en venir à un éclat et à des violences si
opposées à mon humeur et à la passion que j'avais pour vous? Elle
a été au-delà de ce que vous en avez vu, Madame; je vous en ai
caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de
perdre quelque chose de votre estime, par des manières qui ne
convenaient pas à un mari. Enfin je méritais votre cœur; encore une
fois, je meurs sans regret, puisque je n'ai pu l'avoir, et que je ne puis
plus le désirer. Adieu, Madame, vous regretterez quelque jour un
homme qui vous aimait d'une passion véritable et légitime. Vous
sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces
engagements, et vous connaîtrez la différence d'être aimée comme
je vous aimais, à l'être par des gens qui, en vous témoignant de
l'amour, ne cherchent que l'honneur de vous séduire. Mais ma mort
vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre monsieur
de Nemours heureux, sans qu'il vous en coûte des crimes.
Qu'importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus, et faut-il
que j'aie la faiblesse d'y jeter les yeux!
Madame de Clèves était si éloignée de s'imaginer que son mari pût
avoir des soupçons contre elle, qu'elle écouta toutes ces paroles
sans les comprendre, et sans avoir d'autre idée, sinon qu'il lui
reprochait son inclination pour monsieur de Nemours; enfin, sortant
tout d'un coup de son aveuglement:
—Moi, des crimes! s'écria-t-elle; la pensée même m'en est
inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirer d'autre conduite
que celle que j'ai eue; et je n'ai jamais fait d'action dont je n'eusse
souhaité que vous eussiez été témoin.
—Eussiez-vous souhaité, répliqua monsieur de Clèves, en la
regardant avec dédain, que je l'eusse été des nuits que vous avez
passées avec monsieur de Nemours? Ah! Madame, est-ce de vous
dont je parle, quand je parle d'une femme qui a passé des nuits
avec un homme?
—Non, Monsieur, reprit-elle; non, ce n'est pas de moi dont vous
parlez. Je n'ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec monsieur
de Nemours. Il ne m'a jamais vue en particulier; je ne l'ai jamais
souffert, ni écouté, et j'en ferais tous les serments...
—N'en dites pas davantage, interrompit monsieur de Clèves; de
faux serments ou un aveu me feraient peut-être une égale peine.
Madame de Clèves ne pouvait répondre; ses larmes et sa douleur
lui ôtaient la parole; enfin, faisant un effort:
—Regardez-moi du moins; écoutez-moi, lui dit-elle. S'il n'y allait
que de mon intérêt, je souffrirais ces reproches; mais il y va de
votre vie. Écoutez-moi, pour l'amour de vous-même: il est
impossible qu'avec tant de vérité, je ne vous persuade mon
innocence.
—Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader! s'écria-t-il; mais
que me pouvez-vous dire? Monsieur de Nemours n'a-t-il pas été à
Coulommiers avec sa sœur? Et n'avait-il pas passé les deux nuits
précédentes avec vous dans le jardin de la forêt?
—Si c'est là mon crime, répliqua-t-elle, il m'est aisé de me justifier.
Je ne vous demande point de me croire; mais croyez tous vos
domestiques, et sachez si j'allai dans le jardin de la forêt la veille que
monsieur de Nemours vint à Coulommiers, et si je n'en sortis pas le
soir d'auparavant deux heures plus tôt que je n'avais accoutumé.
Elle lui conta ensuite comme elle avait cru voir quelqu'un dans ce
jardin. Elle lui avoua qu'elle avait cru que c'était monsieur de
Nemours. Elle lui parla avec tant d'assurance, et la vérité se
persuade si aisément lors même qu'elle n'est pas vraisemblable, que
monsieur de Clèves fut presque convaincu de son innocence.
—Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire. Je
me sens si proche de la mort, que je ne veux rien voir de ce qui me
pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez éclairci trop tard; mais ce
me sera toujours un soulagement d'emporter la pensée que vous
êtes digne de l'estime que j'aie eue pour vous. Je vous prie que je
puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous
sera chère, et que, s'il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour
moi les sentiments que vous avez pour un autre.
Il voulut continuer; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame de
Clèves fit venir les médecins; ils le trouvèrent presque sans vie. Il
languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une
constance admirable.
Madame de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu'elle
perdit quasi l'usage de la raison. La reine la vint voir avec soin, et la
mena dans un couvent, sans qu'elle sût où on la conduisait. Ses
belles-sœurs la ramenèrent à Paris, qu'elle n'était pas encore en état
de sentir distinctement sa douleur. Quand elle commença d'avoir la
force de l'envisager, et qu'elle vit quel mari elle avait perdu, qu'elle
considéra qu'elle était la cause de sa mort, et que c'était par la
passion qu'elle avait eue pour un autre qu'elle en était cause,
l'horreur qu'elle eut pour elle-même et pour monsieur de Nemours
ne se peut représenter.
Ce prince n'osa dans ces commencements lui rendre d'autres soins
que ceux que lui ordonnait la bienséance. Il connaissait assez
madame de Clèves, pour croire qu'un plus grand empressement lui
serait désagréable; mais ce qu'il apprit ensuite lui fit bien voir qu'il
devait avoir longtemps la même conduite.
Un écuyer qu'il avait lui conta que le gentilhomme de monsieur de
Clèves, qui était son ami intime, lui avait dit, dans sa douleur de la
perte de son maître, que le voyage de monsieur de Nemours à
Coulommiers était cause de sa mort. Monsieur de Nemours fut
extrêmement surpris de ce discours; mais après y avoir fait
réflexion, il devina une partie de la vérité, et il jugea bien quels
seraient d'abord les sentiments de madame de Clèves et quel
éloignement elle aurait de lui, si elle croyait que le mal de son mari
eût été causé par la jalousie. Il crut qu'il ne fallait pas même la faire
sitôt souvenir de son nom; et il suivit cette conduite, quelque pénible
qu'elle lui parût.
Il fit un voyage à Paris, et ne put s'empêcher néanmoins d'aller à sa
porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui dit que personne ne
la voyait, et qu'elle avait même défendu qu'on lui rendît compte de
ceux qui l'iraient chercher. Peut-être que ces ordres si exacts étaient
donnés en vue de ce prince, et pour ne point entendre parler de lui.
Monsieur de Nemours était trop amoureux pour pouvoir vivre si
absolument privé de la vue de madame de Clèves. Il résolut de
trouver des moyens, quelque difficiles qu'ils pussent être, de sortir
d'un état qui lui paraissait si insupportable.
La douleur de cette princesse passait les bornes de la raison. Ce
mari mourant, et mourant à cause d'elle et avec tant de tendresse
pour elle, ne lui sortait point de l'esprit. Elle repassait incessamment
tout ce qu'elle lui devait, et elle se faisait un crime de n'avoir pas eu
de la passion pour lui, comme si c'eût été une chose qui eût été en
son pouvoir. Elle ne trouvait de consolation qu'à penser qu'elle le
regrettait autant qu'il méritait d'être regretté, et qu'elle ne ferait dans
le reste de sa vie que ce qu'il aurait été bien aise qu'elle eût fait s'il
avait vécu.
Elle avait pensé plusieurs fois comment il avait su que monsieur de
Nemours était venu à Coulommiers; elle ne soupçonnait pas ce
prince de l'avoir conté, et il lui paraissait même indifférent qu'il l'eût
redit, tant elle se croyait guérie et éloignée de la passion qu'elle avait
eue pour lui. Elle sentait néanmoins une douleur vive de s'imaginer
qu'il était cause de la mort de son mari, et elle se souvenait avec
peine de la crainte que monsieur de Clèves lui avait témoignée en
mourant qu'elle ne l'épousât; mais toutes ces douleurs se
confondaient dans celle de la perte de son mari, et elle croyait n'en
avoir point d'autre.
Après que plusieurs mois furent passés, elle sortit de cette violente
affliction où elle était, et passa dans un état de tristesse et de
langueur. Madame de Martigues fit un voyage à Paris, et la vit avec
soin pendant le séjour qu'elle y fit. Elle l'entretint de la cour et de
tout ce qui s'y passait; et quoique madame de Clèves ne parût pas y
prendre intérêt, madame de Martigues ne laissait pas de lui en
parler pour la divertir.
Elle lui conta des nouvelles du vidame, de monsieur de Guise, et
de tous les autres qui étaient distingués par leur personne ou par
leur mérite.
—Pour monsieur de Nemours, dit-elle, je ne sais si les affaires ont
pris dans son cœur la place de la galanterie; mais il a bien moins de
joie qu'il n'avait accoutumé d'en avoir, il paraît fort retiré du
commerce des femmes. Il fait souvent des voyages à Paris, et je
crois même qu'il y est présentement.
Le nom de monsieur de Nemours surprit madame de Clèves et la
fit rougir. Elle changea de discours, et madame de Martigues ne
s'aperçut point de son trouble.
Le lendemain, cette princesse, qui cherchait des occupations
conformes à l'état où elle était, alla proche de chez elle voir un
homme qui faisait des ouvrages de soie d'une façon particulière; et
elle y fut dans le dessein d'en faire faire de semblables. Après qu'on
les lui eut montrés, elle vit la porte d'une chambre où elle crut qu'il y
en avait encore; elle dit qu'on la lui ouvrît. Le maître répondit qu'il
n'en avait pas la clef, et qu'elle était occupée par un homme qui y
venait quelquefois pendant le jour pour dessiner de belles maisons
et des jardins que l'on voyait de ses fenêtres.
—C'est l'homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il; il n'a guère la
mine d'être réduit à gagner sa vie. Toutes les fois qu'il vient céans, je
le vois toujours regarder les maisons et les jardins; mais je ne le vois
jamais travailler.
Madame de Clèves écoutait ce discours avec une grande
attention. Ce que lui avait dit madame de Martigues, que monsieur
de Nemours était quelquefois à Paris, se joignit dans son
imagination à cet homme bien fait qui venait proche de chez elle, et
lui fit une idée de monsieur de Nemours, et de monsieur de
Nemours appliqué à la voir, qui lui donna un trouble confus, dont
elle ne savait pas même la cause. Elle alla vers les fenêtres pour voir
où elles donnaient; elle trouva qu'elles voyaient tout son jardin et la
face de son appartement. Et, lorsqu'elle fut dans sa chambre, elle
remarqua aisément cette même fenêtre où l'on lui avait dit que venait
cet homme. La pensée que c'était monsieur de Nemours changea
entièrement la situation de son esprit; elle ne se trouva plus dans un
certain triste repos qu'elle commençait à goûter, elle se sentit
inquiète et agitée. Enfin ne pouvant demeurer avec elle-même, elle
sortit, et alla prendre l'air dans un jardin hors des faubourgs, où elle
pensait être seule. Elle crut en y arrivant qu'elle ne s'était pas
trompée; elle ne vit aucune apparence qu'il y eût quelqu'un, et elle
se promena assez longtemps.
Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut, au bout d'une
allée, dans l'endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet
ouvert de tous côtés, où elle adressa ses pas. Comme elle en fut
proche, elle vit un homme couché sur des bancs, qui paraissait
enseveli dans une rêverie profonde, et elle reconnut que c'était
monsieur de Nemours. Cette vue l'arrêta tout court. Mais ses gens
qui la suivaient firent quelque bruit, qui tira monsieur de Nemours de
sa rêverie. Sans regarder qui avait causé le bruit qu'il avait entendu,
il se leva de sa place pour éviter la compagnie qui venait vers lui, et
tourna dans une autre allée, en faisant une révérence fort basse, qui
l'empêcha même de voir ceux qu'il saluait.
S'il eût su ce qu'il évitait, avec quelle ardeur serait-il retourné sur
ses pas! Mais il continua à suivre l'allée, et madame de Clèves le vit
sortir par une porte de derrière où l'attendait son carrosse. Quel
effet produisit cette vue d'un moment dans le cœur de madame de
Clèves! Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur, et avec
quelle violence! Elle s'alla asseoir dans le même endroit d'où venait
de sortir monsieur de Nemours; elle y demeura comme accablée.
Ce prince se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui
était au monde, l'aimant depuis longtemps avec une passion pleine
de respect jusqu'à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en
être vu, quittant la cour, dont il faisait les délices, pour aller regarder
les murailles qui la refermaient, pour venir rêver dans des lieux où il
ne pouvait prétendre de la rencontrer; enfin un homme digne d'être
aimé par son seul attachement, et pour qui elle avait une inclination
si violente, qu'elle l'aurait aimé, quand il ne l'aurait pas aimée; mais
de plus, un homme d'une qualité élevée et convenable à la sienne.
Plus de devoir, plus de vertu qui s'opposassent à ses sentiments;
tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que
la passion de monsieur de Nemours pour elle, et que celle qu'elle
avait pour lui.
Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L'affliction de
la mort de monsieur de Clèves l'avait assez occupée, pour avoir
empêché qu'elle n'y eût jeté les yeux. La présence de monsieur de
Nemours les amena en foule dans son esprit; mais, quand il en eut
été pleinement rempli, et qu'elle se souvint aussi que ce même
homme, qu'elle regardait comme pouvant l'épouser, était celui
qu'elle avait aimé du vivant de son mari, et qui était la cause de sa
mort, que même en mourant, il lui avait témoigné de la crainte
qu'elle ne l'épousât, son austère vertu était si blessée de cette
imagination, qu'elle ne trouvait guère moins de crime à épouser
monsieur de Nemours qu'elle en avait trouvé à l'aimer pendant la vie
de son mari. Elle s'abandonna à ces réflexions si contraires à son
bonheur; elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardaient
son repos et les maux qu'elle prévoyait en épousant ce prince.
Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle était, elle
s'en revint chez elle, persuadée qu'elle devait fuir sa vue comme une
chose entièrement opposée à son devoir.
Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu,
n'entraînait pas son cœur. Il demeurait attaché à monsieur de
Nemours avec une violence qui la mettait dans un état digne de
compassion, et qui ne lui laissa plus de repos; elle passa une des
plus cruelles nuits qu'elle eût jamais passées. Le matin, son premier
mouvement fut d'aller voir s'il n'y aurait personne à la fenêtre qui
donnait chez elle; elle y alla, elle y vit monsieur de Nemours. Cette
vue la surprit, et elle se retira avec une promptitude qui fit juger à ce
prince qu'il avait été reconnu. Il avait souvent désiré de l'être, depuis
que sa passion lui avait fait trouver ces moyens de voir madame de
Clèves; et lorsqu'il n'espérait pas d'avoir ce plaisir, il allait rêver
dans le même jardin où elle l'avait trouvé.
Lassé enfin d'un état si malheureux et si incertain, il résolut de
tenter quelque voie d'éclaircir sa destinée. «Que veux-je attendre?
disait-il; il y a longtemps que je sais que j'en suis aimé; elle est libre,
elle n'a plus de devoir à m'opposer. Pourquoi me réduire à la voir
sans en être vu, et sans lui parler? Est-il possible que l'amour m'ait si
absolument ôté la raison et la hardiesse, et qu'il m'ait rendu si
différent de ce que j'ai été dans les autres passions de ma vie? J'ai
dû respecter la douleur de madame de Clèves; mais je la respecte
trop longtemps, et je lui donne le loisir d'éteindre l'inclination qu'elle
a pour moi.»
Après ces réflexions, il songea aux moyens dont il devait se servir
pour la voir. Il crut qu'il n'y avait plus rien qui l'obligeât à cacher sa
passion au vidame de Chartres; il résolut de lui en parler, et de lui
dire le dessein qu'il avait pour sa nièce.
Le vidame était alors à Paris: tout le monde y était venu donner
ordre à son équipage et à ses habits, pour suivre le roi, qui devait
conduire la reine d'Espagne. Monsieur de Nemours alla donc chez
le vidame, et lui fit un aveu sincère de tout ce qu'il lui avait caché
jusqu'alors, à la réserve des sentiments de madame de Clèves dont
il ne voulut pas paraître instruit.
Le vidame reçut tout ce qu'il lui dit avec beaucoup de joie, et
l'assura que sans savoir ses sentiments, il avait souvent pensé,
depuis que madame de Clèves était veuve, qu'elle était la seule
personne digne de lui. Monsieur de Nemours le pria de lui donner
les moyens de lui parler, et de savoir quelles étaient ses dispositions.
Le vidame lui proposa de le mener chez elle; mais monsieur de
Nemours crut qu'elle en serait choquée parce qu'elle ne voyait
encore personne. Ils trouvèrent qu'il fallait que monsieur le vidame
la priât de venir chez lui, sur quelque prétexte, et que monsieur de
Nemours y vînt par un escalier dérobé, afin de n'être vu de
personne. Cela s'exécuta comme ils l'avaient résolu: madame de
Clèves vint; le vidame l'alla recevoir, et la conduisit dans un grand
cabinet, au bout de son appartement. Quelque temps après,
monsieur de Nemours entra, comme si le hasard l'eût conduit.
Madame de Clèves fut extrêmement surprise de le voir: elle rougit,
et essaya de cacher sa rougeur. Le vidame parla d'abord de choses
différentes, et sortit, supposant qu'il avait quelque ordre à donner. Il
dit à madame de Clèves qu'il la priait de faire les honneurs de chez
lui, et qu'il allait rentrer dans un moment.
L'on ne peut exprimer ce que sentirent monsieur de Nemours et
madame de Clèves, de se trouver seuls et en état de se parler pour
la première fois. Ils demeurèrent quelque temps sans rien dire; enfin,
monsieur de Nemours rompant le silence:
—Pardonnerez-vous à monsieur de Chartres, Madame, lui dit-il,
de m'avoir donné l'occasion de vous voir, et de vous entretenir, que
vous m'avez toujours si cruellement ôtée?
—Je ne lui dois pas pardonner, répondit-elle, d'avoir oublié l'état
où je suis, et à quoi il expose ma réputation.
En prononçant ces paroles, elle voulut s'en aller; et monsieur de
Nemours, la retenant:
—Ne craignez rien, Madame, répliqua-t-il, personne ne sait que je
suis ici, et aucun hasard n'est à craindre. Écoutez-moi, Madame,
écoutez-moi; si ce n'est par bonté, que ce soit du moins pour
l'amour de vous-même, et pour vous délivrer des extravagances où
m'emporterait infailliblement une passion dont je ne suis plus le
maître.
Madame de Clèves céda pour la première fois au penchant qu'elle
avait pour monsieur de Nemours, et le regardant avec des yeux
pleins de douceur et de charmes:
—Mais qu'espérez-vous, lui dit-elle, de la complaisance que vous
me demandez? Vous vous repentirez, peut-être, de l'avoir obtenue,
et je me repentirai infailliblement de vous l'avoir accordée. Vous
méritez une destinée plus heureuse que celle que vous avez eue
jusqu'ici, et que celle que vous pouvez trouver à l'avenir, à moins
que vous ne la cherchiez ailleurs!
—Moi, Madame, lui dit-il, chercher du bonheur ailleurs! Et y en a-
t-il d'autre que d'être aimé de vous? Quoique je ne vous aie jamais
parlé, je ne saurais croire, Madame, que vous ignoriez ma passion,
et que vous ne la connaissiez pour la plus véritable et la plus violente
qui sera jamais. A quelle épreuve a-t-elle été par des choses qui
vous sont inconnues? Et à quelle épreuve l'avez-vous mise par vos
rigueurs?
—Puisque vous voulez que je vous parle, et que je m'y résous,
répondit madame de Clèves en s'asseyant, je le ferai avec une
sincérité que vous trouverez malaisément dans les personnes de
mon sexe. Je ne vous dirai point que je n'ai pas vu l'attachement que
vous avez eu pour moi; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je
vous le dirais. Je vous avoue donc, non seulement que je l'ai vu,
mais que je l'ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu'il m'ait paru.
—Et si vous l'avez vu, Madame, interrompit-il, est-il possible que
vous n'en ayez point été touchée? Et oserais-je vous demander s'il
n'a fait aucune impression dans votre cœur?
—Vous en avez dû juger par ma conduite, lui répliqua-t-elle; mais
je voudrais bien savoir ce que vous en avez pensé.
—Il faudrait que je fusse dans un état plus heureux pour vous
l'oser dire, répondit-il; et ma destinée a trop peu de rapport à ce
que je vous dirais. Tout ce que je puis vous apprendre, Madame,
c'est que j'ai souhaité ardemment que vous n'eussiez pas avoué à
monsieur de Clèves ce que vous me cachiez, et que vous lui eussiez
caché ce que vous m'eussiez laissé voir.
—Comment avez-vous pu découvrir, reprit-elle en rougissant, que
j'aie avoué quelque chose à monsieur de Clèves?
—Je l'ai su par vous-même, Madame, répondit-il; mais, pour me
pardonner la hardiesse que j'ai eue de vous écouter, souvenez-vous
si j'ai abusé de ce que j'ai entendu, si mes espérances en ont
augmenté, et si j'ai eu plus de hardiesse à vous parler.
Il commença à lui conter comme il avait entendu sa conversation
avec monsieur de Clèves; mais elle l'interrompit avant qu'il eût
achevé.
—Ne m'en dites pas davantage, lui dit-elle; je vois présentement
par où vous avez été si bien instruit. Vous ne me le parûtes déjà que
trop chez madame la dauphine, qui avait su cette aventure par ceux
à qui vous l'aviez confiée.
Monsieur de Nemours lui apprit alors de quelle sorte la chose était
arrivée.
—Ne vous excusez point, reprit-elle; il y a longtemps que je vous
ai pardonné, sans que vous m'ayez dit de raison. Mais puisque vous
avez appris par moi-même ce que j'avais eu dessein de vous cacher
toute ma vie, je vous avoue que vous m'avez inspiré des sentiments
qui m'étaient inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j'avais
même si peu d'idée, qu'ils me donnèrent d'abord une surprise qui
augmentait encore le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet
aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je
le puis faire sans crime, et que vous avez vu que ma conduite n'a
pas été réglée par mes sentiments.
—Croyez-vous, Madame, lui dit monsieur de Nemours, en se
jetant à ses genoux, que je n'expire pas à vos pieds de joie et de
transport?
—Je ne vous apprends, lui répondit-elle en souriant, que ce que
vous ne saviez déjà que trop.
—Ah! Madame, répliqua-t-il, quelle différence de le savoir par un
effet du hasard, ou de l'apprendre par vous-même, et de voir que
vous voulez bien que je le sache!
—Il est vrai, lui dit-elle, que je veux bien que vous le sachiez, et
que je trouve de la douceur à vous le dire. Je ne sais même si je ne
vous le dis point, plus pour l'amour de moi que pour l'amour de
vous. Car enfin cet aveu n'aura point de suite, et je suivrai les règles
austères que mon devoir m'impose.
—Vous n'y songez pas, Madame, répondit monsieur de Nemours;
il n'y a plus de devoir qui vous lie, vous êtes en liberté; et si j'osais,
je vous dirais même qu'il dépend de vous de faire en sorte que
votre devoir vous oblige un jour à conserver les sentiments que
vous avez pour moi.
—Mon devoir, répliqua-t-elle, me défend de penser jamais à
personne, et moins à vous qu'à qui que ce soit au monde, par des
raisons qui vous sont inconnues.
—Elles ne me le sont peut-être pas, Madame, reprit-il; mais ce ne
sont point de véritables raisons. Je crois savoir que monsieur de
Clèves m'a cru plus heureux que je n'étais, et qu'il s'est imaginé que
vous aviez approuvé des extravagances que la passion m'a fait
entreprendre sans votre aveu.
—Ne parlons point de cette aventure, lui dit-elle, je n'en saurais
soutenir la pensée; elle me fait honte, et elle m'est aussi trop
douloureuse par les suites qu'elle a eues. Il n'est que trop véritable
que vous êtes cause de la mort de monsieur de Clèves; les
soupçons que lui a donnés votre conduite inconsidérée lui ont coûté
la vie, comme si vous la lui aviez ôtée de vos propres mains. Voyez
ce que je devrais faire, si vous en étiez venus ensemble à ces
extrémités, et que le même malheur en fût arrivé. Je sais bien que ce
n'est pas la même chose à l'égard du monde; mais au mien il n'y a
aucune différence, puisque je sais que c'est par vous qu'il est mort,
et que c'est à cause de moi.
—Ah! Madame, lui dit monsieur de Nemours, quel fantôme de
devoir opposez-vous à mon bonheur? Quoi! Madame, une pensée
vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un
homme que vous ne haïssez pas? Quoi! j'aurais pu concevoir
l'espérance de passer ma vie avec vous; ma destinée m'aurait
conduit à aimer la plus estimable personne du monde; j'aurais vu en
elle tout ce qui peut faire une adorable maîtresse; elle ne m'aurait
pas haï, et je n'aurais trouvé dans sa conduite que tout ce qui peut
être à désirer dans une femme? Car enfin, Madame, vous êtes peut-
être la seule personne en qui ces deux choses se soient jamais
trouvées au degré qu'elles sont en vous. Tous ceux qui épousent
des maîtresses dont ils sont aimés, tremblent en les épousant, et
regardent avec crainte, par rapport aux autres, la conduite qu'elles
ont eue avec eux; mais en vous, Madame, rien n'est à craindre, et
on ne trouve que des sujets d'admiration. N'aurais-je envisagé, dis-
je, une si grande félicité, que pour vous y voir apporter vous-même
des obstacles? Ah! Madame, vous oubliez que vous m'avez
distingué du reste des hommes, ou plutôt vous ne m'en avez jamais
distingué: vous vous êtes trompée, et je me suis flatté.
—Vous ne vous êtes point flatté, lui répondit-elle; les raisons de
mon devoir ne me paraîtraient peut-être pas si fortes sans cette
distinction dont vous vous doutez, et c'est elle qui me fait envisager
des malheurs à m'attacher à vous.
—Je n'ai rien à répondre, Madame, reprit-il, quand vous me faites
voir que vous craignez des malheurs; mais je vous avoue qu'après
tout ce que vous avez bien voulu me dire, je ne m'attendais pas à
trouver une si cruelle raison.
—Elle est si peu offensante pour vous, reprit madame de Clèves,
que j'ai même beaucoup de peine à vous l'apprendre.
—Hélas! Madame, répliqua-t-il, que pouvez-vous craindre qui me
flatte trop, après ce que vous venez de me dire?
—Je veux vous parler encore avec la même sincérité que j'ai déjà
commencé, reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue
et toutes les délicatesses que je devrais avoir dans une première
conversation, mais je vous conjure de m'écouter sans
m'interrompre.
«Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne
vous cacher aucun de mes sentiments, et de vous les laisser voir tels
qu'ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me
donnerai la liberté de vous les faire paraître; néanmoins je ne saurais
vous avouer, sans honte, que la certitude de n'être plus aimée de
vous, comme je le suis, me paraît un si horrible malheur, que, quand
je n'aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je
pourrais me résoudre à m'exposer à ce malheur. Je sais que vous
êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d'une sorte que le
public n'aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus,
quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les
hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements
éternels? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me
mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais
toute ma félicité? Monsieur de Clèves était peut-être l'unique
homme du monde capable de conserver de l'amour dans le
mariage. Ma destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce
bonheur; peut-être aussi que sa passion n'avait subsisté que parce
qu'il n'en aurait pas trouvé en moi. Mais je n'aurais pas le même
moyen de conserver la vôtre: je crois même que les obstacles ont
fait votre constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à
vaincre; et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard
vous a apprises, vous ont donné assez d'espérance pour ne vous
pas rebuter.
—Ah! Madame, reprit monsieur de Nemours, je ne saurais garder
le silence que vous m'imposez: vous me faites trop d'injustice, et
vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d'être prévenue
en ma faveur.
—J'avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire;
mais elles ne sauraient m'aveugler. Rien ne me peut empêcher de
connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la
galanterie, et toutes les qualités qui sont propres à y donner des
succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en
auriez encore; je ne ferais plus votre bonheur; je vous verrais pour
une autre comme vous auriez été pour moi. J'en aurais une douleur
mortelle, et je ne serais pas même assurée de n'avoir point le
malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous cacher que
vous me l'avez fait connaître, et que je souffris de si cruelles peines
le soir que la reine me donna cette lettre de madame de Thémines,
que l'on disait qui s'adressait à vous, qu'il m'en est demeuré une idée
qui me fait croire que c'est le plus grand de tous les maux.
«Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous
attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez; mon expérience me
ferait croire qu'il n'y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous
croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas
souvent. Dans cet état néanmoins, je n'aurais d'autre parti à prendre
que celui de la souffrance; je ne sais même si j'oserais me plaindre.
On fait des reproches à un amant; mais en fait-on à un mari, quand
on n'a à lui reprocher que de n'avoir plus d'amour? Quand je
pourrais m'accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je
m'accoutumer à celui de croire voir toujours monsieur de Clèves
vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous
avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au
vôtre? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des
raisons si fortes: il faut que je demeure dans l'état où je suis, et dans
les résolution que j'ai prises de n'en sortir jamais.
—Hé! croyez-vous le pouvoir, Madame? s'écria monsieur de
Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un
homme qui vous adore, et qui est assez heureux pour vous plaire? Il
est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui
nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l'avez fait par une vertu
austère, qui n'a presque point d'exemple; mais cette vertu ne
s'oppose plus à vos sentiments, et j'espère que vous les suivrez
malgré vous.
—Je sais bien qu'il n'y a rien de plus difficile que ce que
j'entreprends, répliqua madame de Clèves; je me défie de mes
forces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la
mémoire de monsieur de Clèves serait faible, s'il n'était soutenu par
l'intérêt de mon repos; et les raisons de mon repos ont besoin d'être
soutenues de celles de mon devoir. Mais quoique je me défie de
moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules, et je
n'espère pas aussi de surmonter l'inclination que j'ai pour vous. Elle
me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque
violence qu'il m'en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que
j'ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis
dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être
permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout
commerce entre nous.
Monsieur de Nemours se jeta à ses pieds, et s'abandonna à tous
les divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses
paroles et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont
un cœur ait jamais été touché. Celui de madame de Clèves n'était
pas insensible, et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis
par les larmes:
—Pourquoi faut-il, s'écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la
mort de monsieur de Clèves? Que n'ai-je commencé à vous
connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas
connu devant que d'être engagée? Pourquoi la destinée nous
sépare-t-elle par un obstacle si invincible?
—Il n'y a point d'obstacle, Madame, reprit monsieur de Nemours.
Vous seule vous opposez à mon bonheur; vous seule vous imposez
une loi que la vertu et la raison ne vous sauraient imposer.
—Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir
qui ne subsiste que dans mon imagination. Attendez ce que le temps
pourra faire. Monsieur de Clèves ne fait encore que d'expirer, et cet
objet funeste est trop proche pour me laisser des vues claires et
distinctes. Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d'une
personne qui n'aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu;
croyez que les sentiments que j'ai pour vous seront éternels, et qu'ils
subsisteront également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle; voici
une conversation qui me fait honte: rendez-en compte à monsieur le
vidame; j'y consens, et je vous en prie.
Elle sortit en disant ces paroles, sans que monsieur de Nemours
pût la retenir. Elle trouva monsieur le vidame dans la chambre la
plus proche. Il la vit si troublée qu'il n'osa lui parler, et il la remit en
son carrosse sans lui rien dire. Il revint trouver monsieur de
Nemours, qui était si plein de joie, de tristesse, d'étonnement et
d'admiration, enfin, de tous les sentiments que peut donner une
passion pleine de crainte et d'espérance, qu'il n'avait pas l'usage de
la raison. Le vidame fut longtemps à obtenir qu'il lui rendit compte
de sa conversation. Il le fit enfin; et monsieur de Chartres, sans être
amoureux, n'eut pas moins d'admiration pour la vertu, l'esprit et le
mérite de madame de Clèves, que monsieur de Nemours en avait
lui-même. Ils examinèrent ce que ce prince devait espérer de sa
destinée; et, quelques craintes que son amour lui pût donner, il
demeura d'accord avec monsieur le vidame qu'il était impossible
que madame de Clèves demeurât dans les résolutions où elle était.
Ils convinrent néanmoins qu'il fallait suivre ses ordres, de crainte
que, si le public s'apercevait de l'attachement qu'il avait pour elle,
elle ne fit des déclarations et ne prît engagements vers le monde,
qu'elle soutiendrait dans la suite, par la peur qu'on ne crût qu'elle
l'eût aimé du vivant de son mari.
Monsieur de Nemours se détermina à suivre le roi. C'était un
voyage dont il ne pouvait aussi bien se dispenser, et il résolut à s'en
aller, sans tenter même de revoir madame de Clèves du lieu où il
l'avait vue quelquefois. Il pria monsieur le vidame de lui parler. Que
ne lui dit-il point pour lui dire? Quel nombre infini de raisons pour la
persuader de vaincre ses scrupules! Enfin, une partie de la nuit était
passée devant que monsieur de Nemours songeât à le laisser en
repos.
Madame de Clèves n'était pas en état d'en trouver: ce lui était une
chose si nouvelle d'être sortie de cette contrainte qu'elle s'était
imposée, d'avoir souffert, pour la première fois de sa vie, qu'on lui
dît qu'on était amoureux d'elle, et d'avoir dit elle-même qu'elle
aimait, qu'elle ne se connaissait plus. Elle fut étonnée de ce qu'elle
avait fait; elle s'en repentit; elle en eut de la joie: tous ses sentiments
étaient pleins de trouble et de passion. Elle examina encore les
raisons de son devoir qui s'opposaient à son bonheur; elle sentit de
la douleur de les trouver si fortes, et elle se repentit de les avoir si
bien montrées à monsieur de Nemours. Quoique la pensée de
l'épouser lui fût venue dans l'esprit sitôt qu'elle l'avait revu dans ce
jardin, elle ne lui avait pas fait la même impression que venait de
faire la conversation qu'elle avait eue avec lui; et il y avait des
moments où elle avait de la peine à comprendre qu'elle pût être
malheureuse en l'épousant. Elle eût bien voulu se pouvoir dire
qu'elle était mal fondée, et dans ses scrupules du passé, et dans ses
craintes de l'avenir. La raison et son devoir lui montraient, dans
d'autres moments, des choses tout opposées, qui l'emportaient
rapidement à la résolution de ne se point remarier et de ne voir
jamais monsieur de Nemours. Mais c'était une résolution bien
violente à établir dans un cœur aussi touché que le sien, et aussi
nouvellement abandonné aux charmes de l'amour. Enfin, pour se
donner quelque calme, elle pensa qu'il n'était point encore
nécessaire qu'elle se fît la violence de prendre des résolutions; la
bienséance lui donnait un temps considérable à se déterminer; mais
elle résolut de demeurer ferme à n'avoir aucun commerce avec
monsieur de Nemours. Le vidame la vint voir, et servit ce prince
avec tout l'esprit et l'application imaginables. Il ne la put faire
changer sur sa conduite, ni sur celle qu'elle avait imposée à
monsieur de Nemours. Elle lui dit que son dessein était de demeurer
dans l'état où elle se trouvait; qu'elle connaissait que ce dessein était
difficile à exécuter; mais qu'elle espérait d'en avoir la force. Elle lui
fit si bien voir à quel point elle était touchée de l'opinion que
monsieur de Nemours avait causé la mort à son mari, et combien
elle était persuadée qu'elle ferait une action contre son devoir en
l'épousant, que le vidame craignit qu'il ne fût malaisé de lui ôter cette
impression.
Il ne dit pas à ce prince ce qu'il pensait, et en lui rendant compte
de sa conversation, il lui laissa toute l'espérance que la raison doit
donner à un homme qui est aimé.
Ils partirent le lendemain, et allèrent joindre le roi. Monsieur le
vidame écrivit à madame de Clèves, à la prière de monsieur de
Nemours, pour lui parler de ce prince; et, dans une seconde lettre
qui suivit bientôt la première, monsieur de Nemours y mit quelques
lignes de sa main. Mais madame de Clèves, qui ne voulait pas sortir
des règles qu'elle s'était imposées, et qui craignait les accidents qui
peuvent arriver par les lettres, manda au vidame qu'elle ne recevrait
plus les siennes, s'il continuait à lui parler de monsieur de Nemours;
et elle lui manda si fortement, que ce prince le pria même de ne le
plus nommer.
La cour alla conduire la reine d'Espagne jusqu'en Poitou. Pendant
cette absence, madame de Clèves demeura à elle-même, et, à
mesure qu'elle était éloignée de monsieur de Nemours et de tout ce
qui l'en pouvait faire souvenir, elle rappelait la mémoire de monsieur
de Clèves, qu'elle se faisait un honneur de conserver. Les raisons
qu'elle avait de ne point épouser monsieur de Nemours lui
paraissaient fortes du côté de son devoir, et insurmontables du côté
de son repos. La fin de l'amour de ce prince, et les maux de la
jalousie qu'elle croyait infaillibles dans un mariage, lui montraient un
malheur certain où elle s'allait jeter; mais elle voyait aussi qu'elle
entreprenait une chose impossible, que de résister en présence au
plus aimable homme du monde, qu'elle aimait et dont elle était
aimée, et de lui résister sur une chose qui ne choquait ni la vertu, ni
la bienséance. Elle jugea que l'absence seule et l'éloignement
pouvaient lui donner quelque force; elle trouva qu'elle en avait
besoin, non seulement pour soutenir la résolution de ne se pas
engager, mais même pour se défendre de voir monsieur de
Nemours; et elle résolut de faire un assez long voyage, pour passer
tout le temps que la bienséance l'obligeait à vivre dans la retraite.
De grandes terres qu'elle avait vers les Pyrénées lui parurent le lieu
le plus propre qu'elle pût choisir. Elle partit peu de jours avant que
la cour revînt; et, en partant, elle écrivit à monsieur le vidame, pour
le conjurer que l'on ne songeât point à avoir de ses nouvelles, ni à
lui écrire.
Monsieur de Nemours fut affligé de ce voyage, comme un autre
l'aurait été de la mort de sa maîtresse. La pensée d'être privé pour
longtemps de la vue de madame de Clèves lui était une douleur
sensible, et surtout dans un temps où il avait senti le plaisir de la
voir, et de la voir touchée de sa passion. Cependant il ne pouvait
faire autre chose que s'affliger, mais son affliction augmenta
considérablement. Madame de Clèves, dont l'esprit avait été si
agité, tomba dans une maladie violente sitôt qu'elle fut arrivée chez
elle; cette nouvelle vint à la cour. Monsieur de Nemours était
inconsolable; sa douleur allait au désespoir et à l'extravagance. Le
vidame eut beaucoup de peine à l'empêcher de faire voir sa passion
au public; il en eut beaucoup aussi à le retenir, et à lui ôter le dessein
d'aller lui-même apprendre de ses nouvelles. La parenté et l'amitié
de monsieur le vidame fut un prétexte à y envoyer plusieurs
courriers; on sut enfin qu'elle était hors de cet extrême péril où elle
avait été; mais elle demeura dans une maladie de langueur, qui ne
laissait guère d'espérance de sa vie.
Cette vue si longue et si prochaine de la mort fit paraître à
madame de Clèves les choses de cette vie de cet œil si différent
dont on les voit dans la santé. La nécessité de mourir, dont elle se
voyait si proche, l'accoutuma à se détacher de toutes choses, et la
longueur de sa maladie lui en fit une habitude. Lorsqu'elle revint de
cet état, elle trouva néanmoins que monsieur de Nemours n'était pas
effacé de son cœur, mais elle appela à son secours, pour se
défendre contre lui, toutes les raisons qu'elle croyait avoir pour ne
l'épouser jamais. Il se passa un assez grand combat en elle-même.
Enfin, elle surmonta les restes de cette passion qui était affaiblie par
les sentiments que sa maladie lui avait donnés. Les pensées de la
mort lui avaient reproché la mémoire de monsieur de Clèves. Ce
souvenir, qui s'accordait à son devoir, s'imprima fortement dans son
cœur. Les passions et les engagements du monde lui parurent tels
qu'ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus
éloignées. Sa santé, qui demeura considérablement affaiblie, lui aida
à conserver ses sentiments; mais comme elle connaissait ce que
peuvent les occasions sur les résolutions les plus sages, elle ne
voulut pas s'exposer à détruire les siennes, ni revenir dans les lieux
où était ce qu'elle avait aimé. Elle se retira, sur le prétexte de
changer d'air, dans une maison religieuse, sans faire paraître un
dessein arrêté de renoncer à la cour.
A la première nouvelle qu'en eut monsieur de Nemours, il sentit le
poids de cette retraite, et il en vit l'importance. Il crut, dans ce
moment, qu'il n'avait plus rien à espérer; la perte de ses espérances
ne l'empêcha pas de mettre tout en usage pour faire revenir
madame de Clèves. Il fit écrire la reine, il fit écrire le vidame, il l'y fit
aller; mais tout fut inutile. Le vidame la vit: elle ne lui dit point qu'elle
eût pris de résolution. Il jugea néanmoins qu'elle ne reviendrait
jamais. Enfin monsieur de Nemours y alla lui-même, sur le prétexte
d'aller à des bains. Elle fut extrêmement troublée et surprise
d'apprendre sa venue. Elle lui fit dire par une personne de mérite
qu'elle aimait et qu'elle avait alors auprès d'elle, qu'elle le priait de
ne pas trouver étrange si elle ne s'exposait point au péril de le voir,
et de détruire par sa présence des sentiments qu'elle devait
conserver; qu'elle voulait bien qu'il sût, qu'ayant trouvé que son
devoir et son repos s'opposaient au penchant qu'elle avait d'être à
lui, les autres choses du monde lui avaient paru si indifférentes
qu'elle y avait renoncé pour jamais; qu'elle ne pensait plus qu'à
celles de l'autre vie, et qu'il ne lui restait aucun sentiment que le désir
de le voir dans les mêmes dispositions où elle était.
Monsieur de Nemours pensa expirer de douleur en présence de
celle qui lui parlait. Il la pria vingt fois de retourner à madame de
Clèves, afin de faire en sorte qu'il la vît; mais cette personne lui dit
que madame de Clèves lui avait non seulement défendu de lui aller
redire aucune chose de sa part, mais même de lui rendre compte de
leur conversation. Il fallut enfin que ce prince repartît, aussi accablé
de douleur que le pouvait être un homme qui perdait toutes sortes
d'espérances de revoir jamais une personne qu'il aimait d'une
passion la plus violente, la plus naturelle et la mieux fondée qui ait
jamais été. Néanmoins il ne se rebuta point encore, et il fit tout ce
qu'il put imaginer de capable de la faire changer de dessein. Enfin,
des années entières s'étant passées, le temps et l'absence ralentirent
sa douleur et éteignirent sa passion. Madame de Clèves vécut d'une
sorte qui ne laissa pas d'apparence qu'elle pût jamais revenir. Elle
passait une partie de l'année dans cette maison religieuse, et l'autre
chez elle; mais dans une retraite et dans des occupations plus
saintes que celles des couvents les plus austères; et sa vie, qui fut
assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.
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Clèves, by
Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La
Fayette
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CLÈVES ***
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