Abla Farhoud

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4.

CONSTRUCTION ET REPRÉSENTATION DU PARLER D’UNE FEMME


ILLETTRÉE

Abla Farhoud
in Carmen Boustani, Effets du féminin

Karthala | « Lettres du Sud »

2003 | pages 63 à 76
ISBN 9782845864337
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/effets-du-feminin---page-63.htm
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4

Construction et représentation
du parler d’une femme illettrée
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Abla FARHOUD

Libanaise exilée au Québec, Dounia, la narratrice de L e


bonheur a la queue glissante d’Abla Farhoud, n’habite plus
l’espace d’aucune langue. Elle rentre dans un mutisme
volontaire. Pour sentir qu’elle existe, Dounia raconte sa vie,
devenant la protagoniste de son récit intérieur. Sa conscience
douloureuse cherche comme témoin de son récit sa fille Myriam
qui souhaite faire sa biographie. Elle brouille les pistes, refusant
de révéler les souvenirs enfouis. Ce roman est donc le discours
d’une vieille femme illettrée et émigrée qui raconte sa vie en
libanais d’une manière spontanée qui rappelle l’oral. Mais dans
le texte qui nous occupe, il s’agit d’un texte écrit en français,
résultat d’un travail de création. On constate que la force de ce
roman repose sur le fait que la narratrice parle en dialecte
libanais, alors que son récit s’écrit en français. L’impact d’une
telle situation sur le roman n’est pas mince. D’ailleurs, ces deux
codes d’expression jouent un rôle important dans le
développement de l’identité culturelle de la narratrice.
La question que suscite en nous ce roman est celle de
l’émergence d’un imaginaire linguistique féminin. Y a-t-il un
imaginaire propre aux femmes ? Cette interrogation provoque
64 EFFETS DU FÉMININ

des réponses diverses. Il y en a qui s’appuient sur le rapport


ontologique de la femme aux mots, d’autres sur la position
socio-historique particulière aux femmes dans leur rapport à la
langue. Le repérage d’un mode de parler propre à chaque sexe
ouvre en tout cas une dimension nouvelle à l’imaginaire
linguistique.
Certes, l’intérêt porté aux écrits des femmes se démarque
dans l’étude de la langue par le rapport à la norme fictive et au
côté subjectif. Or, l’imaginaire linguistique est utile lorsqu’une
femme parle dans la singularité de son idiome et qu’il fait sens.
Notre propos sera donc d’analyser l’imaginaire linguistique de
Dounia à travers la représentation et la construction de son
parler, qui traduit sa situation marginale relevant de la
domination patriarcale, de l’immigration et de l’ignorance.
Nous étudierons comment l’imaginaire linguistique de cette
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femme s’inscrit dans son projet identitaire et devient présence
dans son récit.
Abla Farhoud s’intéresse à la condition de la femme
orientale, victime et dépossédée de son corps et de ses droits.
Cette topique crée l’axe central de son roman comme elle est la
charnière de ses écrits dramaturgiques. Parlant de sa
protagoniste, la romancière confie :
« J’ai voulu saisir la vérité d’une étrangère qui ne sait ni lire,
ni écrire, ni parler. J’ai voulu connaître sa solitude, ce que je
pense être une solitude absolue. Je me suis faite petite, petite
pour entrer dans ce corps de femme, écouter les battements de
son cœur, son rythme, ses silences, parler comme elle, inventer
sa parole, trouver une langue à sa mesure, une langue juste pour
Dounia, ni arabe, ni français, une langue généreuse qui ne se
comprend qu’avec le cœur »1.
D’ailleurs, Dounia raconte d’abord sa vie avec une vision
des choses aussi innocente que celle d’un enfant. Mais au fil du
récit, elle perd l’innocence et son processus intérieur cherche de
nouveaux chemins. Cette installation douloureuse est comme un
départ à zéro.
Dounia requiert une position de sujet après qu’elle s’est
exclue volontairement du champ de la parole, vivant cette

1. Un extrait du discours d’Abla Farhoud, lors du prix littéraire France/


Québec 1999.
CONSTRUCTION ET REPRÉSENTATION DU PARLER… 65

exclusion comme une mutilation pour elle et pour son


entourage. Elle dénonce sa condition de femme effacée
demeurant avec une parole castrée à l’ombre d’un mari qui
s’emballe à la moindre occasion : « Salim est un cow-boy, et
moi celle qui lave la vaisselle et les verres derrière le
comptoir »2. La prise de conscience de Dounia est douloureuse :
« dès que mes opinions diffèrent des siennes, il se fâche, élève
la voix, et moi je me tais »3. Par ailleurs, Salim joue un rôle
dominant dans la conversation et refuse à sa femme un statut
d’interlocutrice dans l’échange verbal. Ce comportement est lié
au pouvoir et correspond au schéma domination/soumission.
Dounia est dressée à se taire tandis que Salim jongle avec les
mots et se prend pour un conteur vis-à-vis de ses enfants, petits-
enfants et voisins. Accédant à la parole vers la fin de sa vie,
Dounia bouleverse le champ de la culture, opposant au code
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majeur un autre code dans un travail de déconstruction du
discours dominant.
En effet, Dounia est renvoyée à sa cuisine et à ses casseroles,
elle s’efface complètement derrière un mari qui l’envahit et
parle pour elle. « Je ne suis pas très bonne en mots. Je ne sais
pas parler. Je laisse la parole à Salim. Moi, je donne à
manger »4. Quand Dounia veut raconter une histoire, son mari
la raconte à sa place. Il prend tout son temps, arrondit les mots
et donne tous les détails. Tout le monde est suspendu à sa
parole. Pour Dounia, les événements qu’elle a vécus, une fois
racontés par son mari deviennent plus importants. Elle est ainsi
complètement dépossédée de sa personnalité. Elle ne se
souvient même plus si un de ses enfants lui a demandé, comme
font les enfants, s’il était aimé plus que ses frères et sœurs.
« Peut-être qu’ils l’ont fait et que sans réfléchir, j’ai répondu : je
ne sais pas, va demander à ton père »5. Dounia réduit son rôle
de mère à faire la cuisine pour ses enfants. Elle ne s’occupe pas
de leur éducation ni de leur formation et elle ne leur adresse
même pas la parole. « Nous n’avons jamais parlé ensemble. Je

2. Abla Farhoud, Le bonheur a la queue glissante, Montréal, éd. de


L’Hexagone, 1998, p. 69.
3. Ibid., p. 61.
4. Ibid., p. 14.
5. Ibid., p. 105.
66 EFFETS DU FÉMININ

suis passée à côté de quelque chose que je ne pourrais jamais


rattraper […]. Je sais que la langue était une barrière, mais le
malheur aussi »6.

Représentation du parler de la narratrice

À travers son monologue intérieur, la narratrice se représente


elle-même comme sujet parlant et communiquant. Son langage
intérieur passe par la fiction, c’est-à-dire par un type particulier
de représentation, la représentation imaginaire. D’ailleurs ce
que poursuit la narratrice ici, ce n’est pas l’écriture en tant que
telle, mais l’expérience de la parole à travers un processus
d’images et de symbolisation de mots. Or, lorsque Dounia
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commence à raconter sa vie, les mots sortent défaits de sa
bouche :
« J’oublie des bouts de mots en dedans et personne ne
comprend. Même moi, je trouve que tout est mêlé. Je vois bien
que ce qui est dans ma tête et ce qui sort de ma bouche n’ont
rien à voir, alors je me tais »7.
En tant que femme, Dounia se sent à l’étroit dans les mots. Il
devient évident qu’il y a des choses qu’elle ne peut pas traduire.
Elle rappelle la position de Marie Cardinal dans Autrement dit.
Mais lorsqu’elle poursuit son discours, les mots la captent d’une
certaine façon. C’est tout un fond idéologique qui se trouve
bouleversé. Elle révèle sa condition de femme battue :
« Ce n’était pas la première fois qu’il levait sa main sur moi,
mais cette fois, il se permettait de le faire devant mon père, le
prêtre le plus respecté de la région, et avec son pied, comme on
ne le ferait pas à un chien »8.
Sa fille Myriam a réussi à la mettre à l’aise. Dounia prend
goût à lui raconter ses souvenirs et quand elle est seule, elle
pense aux histoires qu’elle va lui raconter. Elle roule ses
pensées, rassemblant ça et là les morceaux épars de sa vie.

6. Ibid., p. 104.
7. Ibid., p. 15.
8. Ibid., p. 148.
CONSTRUCTION ET REPRÉSENTATION DU PARLER… 67

« Pour la première fois quelqu’un avait besoin de ce que je


pensais, de ce que je voulais dans la vie, de ce que j’avais été et
de ce que je suis devenue : j’étais au centre d’un savoir que nul
autre que moi ne possédait » 9.
La valeur qu’elle accorde à l’acte de se souvenir dépend
étrangement de la voix dans l’élément original de s’entendre-
parler, expression que j’emprunte à Jacques Derrida. Dans le
bureau de sa fille, femme de lettres, elle a retrouvé les mots
pour se dire.
« Il m’arrivait rarement de dire tant de mots à la fois, et
j’éprouvais la joie et l’excitation d’un enfant mangeant un
cornet de crème glacée après un long hiver »10.
Dounia connaît une jouissance gustative qui lui procure le
bien-être qui suit les bonnes choses. Une alternance s’établit en
elle dans cette activité buccale qui est à la fois l’acte de manger
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et l’acte de parler. Entre la joie de déguster la crème glacée et
celle de prononcer des mots, Dounia pivote de l’un à l’autre
dans une sorte de ballet.
Le lecteur trouve un symbolisme rassurant dans le cornet de
friandises considéré comme une récompense à l’acte de parole
de Dounia. Nous ne sommes pas loin des croquettes de riz de la
comtesse de Ségur que les bons enfants mangeaient au dîner en
récompense de leur sagesse.
Dépourvue d’identité et d’instruction, Dounia fait travailler
son imaginaire. Elle considère que ses mots sont les ingrédients
qu’elle utilise pour faire la cuisine, comparant la création
culinaire à la création littéraire.
« Depuis plus de cinquante ans, je fais à manger tous les
jours et chaque fois c’est différent. J’améliore les plats,
j’invente de nouvelles recettes, de nouvelles façons de procéder.
Parfois je me demande s’il y a tant de différences dans les
mots »11.
Ce plaisir de cuisiner semble si proche du plaisir du texte.
En fait, Dounia établit une sorte de réciprocité entre ces
productions respectives. Son langage se réalise d’une manière
systémique par associations et métaphores. Or, selon Freud,

9. Ibid., p. 124.
10. Ibid., p. 10.
11. Ibid., p. 14.
68 EFFETS DU FÉMININ

l’inconscient a pour contenu des représentations essentiellement


visuelles, des images. Cette conception trouve son écho chez
Dounia qui s’interroge : « quand mes mots se sont transformés
en grains de blé, de riz, en feuilles de vigne et en feuilles de
chou. Et quand mes pensées se sont changées en huile d’olive et
en jus de citron »12. Cette sorte d’alphabet déformé procure une
continuité métaphorique et un mouvement d’écriture qui vient
de la cuisine même de la femme. Un amalgame s’établit entre
les mots et les produits alimentaires. Nous sommes face à une
infinité de combinaisons qui transgressent les règles du code
linguistique et se donnent une loi autre.
La nourriture sert à proprement parler de tremplin pour
lancer le texte dans le monde de l’imaginaire linguistique. On
dirait une poétique du culinaire où cuisine et mots se
transposent, substituant le monde des sensations à celui des
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catégories mentales.
La métamorphose des mots en légumes a changé les rapports
entre le fictif et le non-fictif. La barrière s’efface entre le
culinaire et les mots qui récupèrent un imaginaire
synesthésique. Cette transgression du code linguistique adopte
une logique de rêve. La reconstruction des mots en objets
produit un effet-femme avec les images utilisées. Tout un
glissement du signifié vers le référent. Dans cette citation,
Andreï Makine énonce une remarque à laquelle nous sommes
sensibles : « la vraie langue poétique, c’est une langue
d’étonnement. C’est la langue de quelqu’un qui n’accepte pas
l’apparence banale des choses »13. En effet, la nourriture dans le
récit de Dounia porte en elle les germes de sa propre
transcendance, qu’il s’agisse d’une branche de persil
prometteuse d’un taboulé libanais, ou de courgettes et feuilles
de vigne aux effluves d’un futur farci qui connote une sorte de
gourmandise verbale.
Cette dynamique lexicale détourne le lecteur de la
représentation habituelle que nous nous faisons d’une langue.
Les métaphores ont ici pour fonction de donner à voir, selon

12. Ibid., p. 5.
13. Andreï Makine, La langue française vue d’ailleurs, cent entretiens
réalisés par Patrice Martin et Christophe Drevet, Casablanca, éd. Emira
Soleil/Tarik Éditions, 2001, p. 301.
CONSTRUCTION ET REPRÉSENTATION DU PARLER… 69

l’expression de Blanchot. Ces images rhétoriques expriment


une réalité sociale traditionnelle concernant le rôle de la femme
dans une société hiérarchisée selon le sexe. Mais le récit traduit
aussi sa condition d’émigrée de soixante-quinze ans qui
souhaite conserver son identité perdue dans le pays d’accueil.
Selon Anne-Marie Houdebine, « cette notion d’identitaire dans
les langues et du fait des langues participe du collectif (socio-
historique) autant que de l’intime (subjectif) »14.
Nous soulevons donc tout un patrimoine de représentations
de la cuisine libanaise, signes qui deviennent le référent même
d’un processus de symbolisation. Ainsi les mots de la langue
maternelle de Dounia matérialisent-ils la représentation de la
représentation. Ils conservent toute la charge émotionnelle et
sensorielle se substituant par leur représentation mentale à des
objets concrets. Par cette substitution des mots en ingrédients
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culinaires, Dounia crée d’autres voies lui permettant des
représentations valables au profit d’un clivage douloureux. Les
mots si proches de la concrétude et de la corporéité
maintiennent un lien très fort avec l’élément-moteur originaire
de la représentation. La narratrice vit habitée par la chose
familière, elle n’habite pas la langue mais les objets. Elle crée
ainsi une langue à elle en s’appuyant sur une norme fictive plus
extralinguistique que linguistique.
Il y a quelque chose qui commence à s’écrire et qui va
constituer le lieu des identifications d’un moi au féminin qui ne
soit plus aliéné à l’image proposée par le masculin. Un
imaginaire linguistique romancé par le retour en force d’une
libido qui ne se laisse pas faire si facilement. Le non-dit de cette
femme-objet évolue vers celui de femme-sujet. Le je détruit se
reconstruit dans un récit qui déplie l’événement dans le temps
en l’organisant en logique. Mais le parler de la narratrice reste
dans un ordre libidinal.
Une identité retrouvée se parle. Le je de la narratrice
s’exprime par sa parole condensée dans un langage-femme tel
qu’il lui est assigné par sa culture. L’emploi d’un parler marqué
par un jeu de métaphores trace pour le lecteur les effets de la

14. Anne-Marie Houdebine (dir), Travaux de linguistique, Imaginaire lin-


guistique, mai 1996, n° 7, Université d’Angers, Centre de recherche en
sciences du langage, p. 19.
70 EFFETS DU FÉMININ

différence sexuelle dans cette interaction linguistique des objets


culinaires et des mots. Ces représentations sont véhiculées par
le rapport de Dounia à la langue avec tout un lexique de
spécialités culinaires. Dans cette parole singulière se reflètent le
sémiologique, le psychologique et le sociologique de la
mentalité de Dounia. Il ne s’agit pas d’un enjeu uniquement
linguistique, mais idéologique et historique.

Construction du parler de Dounia

La question de la construction renvoie au processus psycha-


nalytique. Dans notre construction du parler de Dounia, nous
souhaitons lever l’amnésie infantile liée au refoulement. La
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construction prend sa valeur en reliant les éléments essentiels
qui s’en dégagent et qui s’actualisent dans le transfert.
Le lecteur est à l’écoute de cette femme sans instruction
venant d’une autre appartenance géographique et assignée à un
monde restreint à celui de ses petits-enfants. Elle entre dans une
langue conçue pour elle et pour eux. Une langue selon son cœur
qui a une influence sur son comportement dans son rapport aux
autres. La relation qu’elle entretient avec la langue du pays
d’accueil dépend de multiples facteurs. Tout d’abord son âge
linguistique est différent de celui de la tranche d’âge dans
laquelle elle se situe. Puis elle veut redevenir enfant et créer sa
propre langue. Cela renvoie à l’instabilité de son statut
d’émigrée et à l’interaction où se construisent les représen-
tations de cette langue. Au fil de la lecture, son rapport à la
langue présente des caractéristiques tout à fait originales qui
constituent l’imaginaire linguistique de sa position de femme
illettrée.
Dounia recourt à un imaginaire communicationnel par
l’emploi de déformations linguistiques créant une langue
comprise de ses petits-enfants. Ce bilinguisme qui mêle le
français à l’arabe n’est partagé qu’entre eux. Cette langue
privée constitue un territoire personnel et identitaire. Un
imaginaire se déploie ainsi selon les situations affectives d’une
grand-mère à l’égard de ses petits-enfants qu’elle considère
CONSTRUCTION ET REPRÉSENTATION DU PARLER… 71

comme son pays natal. « Mon pays c’est là où sont mes


enfants ». L’idiolecte inventé se substitue ainsi à la langue
maternelle, remplaçant les anciennes représentations pour en
faire surgir de nouvelles. D’ailleurs, apprendre le français de ses
petits-enfants c’est vouloir régresser. Avec eux elle se sent
renaître. Cette renaissance se traduit chez eux par la traduction
du prénom de leur grand-mère Dounia en français :
« Qu’est-ce que ça veut dire Dounia ? m’a demandé
Véronique en tenant ma main pour m’aider à former les lettres.
J’ai compris sa question, mais je n’ai pas su répondre. Abdallah
qui était à la maison a répondu à ma place. J’ai bien vu la
surprise de Véronique qui a dit : l’univers ? C’est un drôle de
nom ! »15.
La traduction de son prénom qu’elle n’arrive pas à
prononcer, ce n’est pas elle, c’est une plaque d’identification
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qui la désigne. Rappelons à cet égard l’observation de Lévi-
Strauss selon laquelle on ne pense pas la même chose en disant
cheese ou fromage, car le parcours affectif et sensoriel et les
racines relationnelles qui caractérisent chaque langue sont très
différents. Que dire lorsqu’il s’agit de prénom quand on sait
toute la charge psychologique que porte la nomination ? Le
prénom de la narratrice traduit en français touche aux
fondements de l’identité. Chacun, chacune peut imaginer le
sentiment d’étrangeté ressenti face à son prénom traduit en
d’autres langues.
Par son inadaptation dans son pays d’accueil, Dounia réduit
son patrimoine à quelques mots. Elle est tiraillée entre la langue
maternelle (celle de l’enfance) et la langue du pays d’accueil
qu’elle ne veut pas posséder puisqu’elle souhaite rester enfant et
donner une image enfantine d’elle-même. Dounia crée un idio-
lecte entre elle et ses petits-enfants que son imaginaire social et
son souci de cohésion fictive projettent comme une langue. Les
mots désarticulés qu’elle échange avec David, son petit-fils,
relèvent de la problématique de l’identité. « “Toi forte, Sitto, toi
plus forte que maman”. Je voudrais lui dire que j’avais été
élevée à la montagne, que c’est pour cette raison que je suis
forte et en bonne santé, mais je n’ai pas trouvé les mots, alors
j’ai dit “Maman toi assis, toujours assis, toujours écrit, pour ça

15. Le bonheur…, p. 100.


72 EFFETS DU FÉMININ

pas forte…” » 16. Cette déconstruction syntaxique constitue les


assises de leur nouveau dialecte.
D’ailleurs, Dounia comprend ce que ses petits-enfants lui
disent parce qu’ils détachent chaque mot, comme pour parler à
un sourd-muet. Une mise en scène de l’autre qui se démarque
par des mots désarticulés en accent libanais et des rires
d’enfants. Car Dounia tente l’unique alternative pour être
entendue en adoptant quelques bribes de mots français appris de
ses petits-enfants.
Mais pourquoi avoir choisi de communiquer uniquement
avec ses petits-enfants en refusant tout échange verbal avec
autrui ? Le dialecte libanais n’est-il pas le lien de Dounia avec
le paradis perdu de l’enfance et avec la mère morte ? Il traduit
sa rupture avec toute langue. Son discours avec ses petits-
enfants la projette au lieu supposé de l’enfance. Hors de sa
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langue maternelle, Dounia vit ce qu’on appelle l’angoisse de
l’étranger. Même ses enfants, dès qu’ils passent au français,
deviennent autres, avec une gestuelle tout à fait différente. C’est
un phénomène charnel, sensuel qui nous amène à penser que
l’imaginaire linguistique est un phénomène complexe chez
Dounia, soumise à des influences socioculturelles et psycholo-
giques significatives :
« Chaque fois sans que j’y fasse attention, une question me
revient ; celle-là qui parle, celui-là qui rit dans une langue que
je ne comprends pas, est-ce bien ma fille ? est-ce bien mon
fils ? Est-ce que je suis bien sa mère ? »17.
Mais le moment essentiel de sa naissance à la langue
française à travers un lexique limité et déstructuré est marqué
par l’ambiguïté de la situation d’une femme illettrée qui se met
au premier plan en donnant sa voix à la narration. L’essentiel
pour cette femme solitaire est de communiquer avec son lecteur
par son geste de produire le récit qui sert de matrice à son
roman.
D’un point de vue psycholinguistique, on se demande
comment naît, se constitue et se déroule le dialogue intérieur de
Dounia, femme illettrée qui pense en arabe dialectal libanais,
alors que le livre qui en est la transcription s’écrit dans un autre

16. Ibid., p. 20.


17. Ibid., p 83.
CONSTRUCTION ET REPRÉSENTATION DU PARLER… 73

idiome. La narratrice est en effet dominée par son rapport


conflictuel à un nouveau pays et une nouvelle culture. Or,
verbaliser les expériences dans la langue dans laquelle elles ont
eu lieu les rend réelles, tandis que les exprimer dans une autre
langue permet de les maintenir dans leur irréalité. Donc, le rejet
de l’apprentissage du français avec toute la norme prescriptive
de la langue est un processus de désidentification. Dounia
refuse cette nouvelle langue qui remplacera les anciennes
images ou qui permettra aux nouvelles images de coexister avec
les anciennes. L’essentiel est de savoir si, dans le psychisme de
Dounia, le clivage qui se produit se situe au niveau des objets
introjectés ou au niveau des mots.
L’absence de la mère équivaut à l’attachement à la langue
maternelle qui est la langue du cri plus que de la réflexion : la
langue de la communication intime et de quelque chose
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d’enfoui. La fracture inguérissable de Dounia n’est pas la perte
du libanais et l’ignorance du français. Elle remonte à plus loin,
à l’aube de sa vie, quand elle avait besoin de trouver les mots de
sa langue maternelle et qu’elle perdit très jeune sa mère. En
adoptant le mutisme, elle témoigne d’un deuil irrémédiable. Le
combat de Dounia pour sauvegarder son monde intérieur et sa
vocation obstinée consiste à cesser de parler : « Mon pays c’est
mes petits-enfants qui s’accrochent à mon cou, qui m’appellent
Sitto dans ma langue »18. (Sitto est un mot libanais familier qui
veut dire grand-mère.) Face à cet aveu, nous ne pouvons pas
négliger le fait que le pays de Dounia est non seulement ses
petits-enfants, mais surtout sa langue qui lui donne un territoire,
une appartenance.
Sa langue condense en elle des significations multiples.
Celle de sa condition de mère nourricière, de femme au foyer et
de grand-mère. C’est à Montréal, sous l’influence de ses petits-
enfants, qu’elle est née en français. Ce français inventé en un
babil devient la langue de leur affection exclusive, mais il est
incapable de remplacer pour Dounia l’objet perdu témoignage
d’un deuil irréparable. Son mutisme reste en elle un besoin de
pleurer le paradis perdu de l’infans inconscient, une réplique à
sa destinée tragique d’orpheline de mère.

18. Ibid., p. 22.


74 EFFETS DU FÉMININ

Dans Le bonheur a la queue glissante, Dounia existe


uniquement dans le dialogue avec sa fille et ses petits-enfants
comme dans le monologue de sa vie, en son dialecte libanais,
langue produit de l’oralité. Un monologue émaillé de
constructions idiomatiques tels les proverbes qui fleurissent
dans son discours. Ces proverbes libanais sont la transcription
d’une communication vocale qui transmet le savoir en
constituant une mémoire sociale considérable. Lorsque Dounia
sort de son mutisme, elle répond uniquement en proverbes à ses
enfants. Par ce procédé, Dounia n’a pas de parole propre, mais
elle charrie dans son discours tout le savoir populaire libanais.
Elle se cache derrière l’énonciation des proverbes comme
derrière un paravent. Elle utilise la parole commune qui n’a pas
de sujet propre. Donc, s’il lui arrive de parler, elle recourt aux
paroles des autres.
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Les proverbes utilisés rentrent dans la structure interne du
roman. Sur le plan de la structure externe, ils rentrent aussi dans
la composition du titre même du roman, de sorte que le français
correct côtoie le lexique populaire. Dans cette polémique des
langues, le lecteur se trouve face à une ambivalence
carnavalesque qui rappelle Bakhtine. Abla Farhoud est donc
dans la multiplicité. Elle est le lieu de confrontation de plusieurs
langues. Cette insertion du populaire dans le littéraire est pour
la romancière le déclencheur et le moteur de l’écriture.
Par ailleurs, la romancière a voulu transcrire ce proverbe
libanais, « Le bonheur a la queue glissante », en français et en
arabe, « alsaada zailaha amlass ». Ce proverbe constitue le
noyau central du roman dont le récit s’articule autour de l’idée
d’une pauvre paysanne qui regarde d’un œil critique la vie de
ses enfants transformée par la modernité : « mes enfants sont
des modernes. Chacun à sa manière, ils veulent tous attraper
quelque chose qui va encore plus vite quand on va vite, qui
ralentit quand on ralentit, qui a la queue plus glissante que le
bonheur »19. Le roman comprend tout un répertoire de
proverbes et de dictons libanais écrits en arabe et en français qui
sont utilisés par la narratrice ou qui ont inspiré l’auteur. Ce
procédé s’ajoute aux métaphores que la narratrice utilise et peut
être considéré comme une forme esthétique spécifique.

19. Ibid, p. 89.


CONSTRUCTION ET REPRÉSENTATION DU PARLER… 75

L’aventure biographico-littéraire de Dounia offre au lecteur


une infinité d’occasions et de réflexions sur l’imaginaire
linguistique dénotant à la fois souffrance intérieure et norme
fictive.
Face à la douleur qu’éprouve Dounia du fait de son exil dans
une langue étrangère, le lecteur se demande jusqu’où l’on peut
aimer une langue. La réponse peut lui être apportée par Anne
Garetta dans Ciels liquides, où elle traite de l’énergie psychique
qui se détache dans l’exil d’un groupe de représentations
entraînant en relations associatives des chaînes de pensées, de
souvenirs dont l’évocation révèle une intense nostalgie : « du
langage, je ne possédais plus que l’âme, intangible et
curieusement impuissante à prendre corps et langue »20. Cela
nous ramène à Martinet et son article « Peut-on dire d’une
langue qu’elle est belle ? ». Ces interrogations permettent de
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retrouver dans la science du langage une réalité non
linguistique, celle qui touche aux affects et aux racines. En
effet, les jugements esthétiques portés sur les langues sont
conditionnés par tout autre chose que les qualités intrinsèques
des outils de communication et d’expression. Selon Martinet,
« Ceci vaut bien entendu des jugements esthétiques portés par
l’individu sur sa propre langue, ce qui leur retirerait à peu près
toute valeur s’il s’agissait finalement de se prononcer dans
l’absolu »21.
C’est également ce qu’établit Anne-Marie Houdebine dans
sa théorie de l’imaginaire linguistique en montrant que la
langue est une dialectique esthétique et institutionnelle.
L’article de Martinet est à la base de la théorie de l’imaginaire
linguistique d’Anne-Marie Houdebine dans sa dynamique
interne à une langue entre norme fictive et norme prescriptive.
Ainsi peut-on pour conclure revenir à l’idée que le parler de
Dounia est un parler poétique qui exprime l’essence des choses.
C’est la vie de cette femme au cœur simple qui est portée au
degré presque insoutenable de l’existence. La langue qu’elle
porte en elle, la langue de son âme est riche de strates multiples.
En pensant à son pays, Dounia utilise des mots de tous les jours
pleins de poésie pour se faire comprendre en faisant référence à

20. Anne Garetta, Ciels liquides, Paris, Gallimard, 1990, p. 21.


21. André Martinet, Revue d’esthétique, nouvelle série 3-4, 1965, p. 4.
76 EFFETS DU FÉMININ

de tout petits détails. Comme le dit Le Clézio, « une langue ce


n’est pas un dictionnaire et une grammaire, mais c’est sa façon
d’être, de rêver »22.
Ainsi Dounia se meut dans un espace intérieur et subjectif
qu’elle dilate démesurément dans des images poétiques. Ce qui
donne accès au « continent noir » d’une expérience individuelle
spécifique où le réel prend corps comme imaginaire féminin. Il
s’agit surtout de faire apparaître une histoire de femme liée au
privé, à la tradition orale. Ce mode d’être à la langue est
susceptible de rouvrir l’imaginaire linguistique vers un sens
nouveau.
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22. Discours prononcé lors de la remise du prix des cinq continents au salon
de Beyrouth, Lire en français et en musique, 17 novembre 2001.

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