Pratiques 6122
Pratiques 6122
Pratiques 6122
Denis Bertrand
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/pratiques/6122
DOI : 10.4000/pratiques.6122
ISSN : 2425-2042
Éditeur
Centre de recherche sur les médiations (CREM)
Référence électronique
Denis Bertrand, « De la narratologie à la narrativité, et retour », Pratiques [En ligne], 181-182 | 2019, mis
en ligne le 30 juin 2019, consulté le 20 juillet 2019. URL : http://journals.openedition.org/
pratiques/6122 ; DOI : 10.4000/pratiques.6122
De la narratologie à la narrativité, et
retour
Bilan et perspectives de la théorie greimassienne
From Narratology to Narrativity, and Back. Assessment and perspectives of
Greimassian theory
Denis Bertrand
Bilan
La sémiotique narrative : l’oubliée de la nouvelle narratologie
d’accueil qui les rend saisissables. La fonction essentielle du récit est donc de fournir une
« synthèse de l’hétérogène » en imposant, à travers ses configurations ordonnées (du seul
fait de leur « mise en signes » – verbaux ou non), un pouvoir constitutif de
« refiguration » de notre expérience vive, immergée dans les apories du temps et rendue
alors intelligible, par la force d’ordonnancement du discours narratif.
6 Or, et c’est là qu’intervient la raison théorique dont nous parlions plus haut, ce retour de
la narratologie ne fait état d’aucun voisinage, d’aucune parenté, d’aucune filiation, en
dehors de celle, indirecte, à P. Ricœur, avec les recherches développées en Europe, et
particulièrement en France, dans le domaine de la théorie narrative depuis les
années 1960 et 1970 : rien sur les travaux de R. Barthes, de T. Todorov, de G. Genette et à
fortiori sur ceux, plus confidentiels peut-être, d’A. J. Greimas. Il ne s’agit évidemment pas
ici de prendre position ou d’émettre un jugement sur cette absence, ou cette occultation.
Pas de condamnation, ni de plainte sur le caractère infranchissable de frontières
intellectuelles qui ont, dans l’ordre symbolique et épistémologique, l’étendue d’un océan.
Il s’agit plutôt d’en comprendre les raisons. On peut sans doute les trouver dans une
différence d’approche où le pragmatisme des effets (le récit, ça fait quoi ?) l’emporte sur
l’immanentisme des formes (le récit, c’est fait comment ?), où le comprendre mieux a la
priorité sur l’expliquer plus, où la philosophie du langage en acte domine le structuralisme
linguistique et discursif. Mais, s’agissant ici des « théories du récit en débat », on
s’intéressera davantage aux raisons internes qui ont pu conduire les sémioticiens, à la
suite d’A. J. Greimas, à abandonner la narratologie au profit de la narrativité, et la
narrativité au profit d’une sémiotique du sensible, de l’énonciation et des interactions.
9 C’est ainsi qu’A. J. Greimas fut le seul, parmi ses compagnons-chercheurs de renom, à
intégrer l’« analyse structurale du récit » à un dispositif théorique de plus grande
ampleur et à reconnaitre le narratif comme une condition générale de saisie de la
signification. La narrativité joue en effet un rôle proprement crucial dans la théorie
générale du langage, bien loin des seules vertus du récit dans la variété de ses formes.
Lorsqu’on réexamine aujourd’hui l’ouvrage de référence, Sémiotique. Dictionnaire raisonné
de la théorie du langage (Greimas & Courtés, 1979), on est frappé par la présence
transversale, et presque invasive, de la narrativité dans un grand nombre de ses entrées –
y compris dans celles qui n’ont à première vue rien à voir avec le récit. C’est le cas, par
exemple, de l’entrée « Immanence », où la catégorie immanence/transcendance est utilisée,
de manière sans doute limitative, pour rendre compte des statuts différenciés des actants
Sujet (héros) et Destinateur (instance d’autorité, qui mandate le héros et sanctionne ses
actions) (Greimas & Courtés, 1979, p. 182, « Immanence »). Mais c’est aussi le cas de bien
d’autres notions comme celles de sujet, de modalité, d’aspectualité, de mode d’existence,
d’énonciation elle-même, toutes redevables, dans leur définition, de l’incidence narrative.
10 Voici donc que le narratif émerge d’une interrogation générale sur le sens et sur ses
conditions de manifestation. Et voici qu’en réponse à cette question il devient la cheville
ouvrière de ce sens éprouvé, perçu, compris et partagé. Car si le sens est transformation,
la transformation maitresse est bien celle du récit. C’est elle qui charpente les discours. Et
elle parle à nos imaginaires qu’elle structure en retour. Grammaire transformationnelle,
la syntaxe narrative, née de cet impératif de transformation, se situe donc bien en amont
du récit proprement dit. D’un côté, elle rencontre les intuitions narratives et ses mises en
scènes figuratives à travers toutes les histoires que nous nous racontons ; et de l’autre,
elle retourne à l’abstraction qui est son foyer pour devenir une structuration modale et
actantielle sous-jacente à tout discours. C’est ainsi qu’on peut découvrir le point de
jonction de la sémiotique narrative avec la phénoménologie du temps de P. Ricœur : le
divers confus de l’expérience vécue est ordonné par la mise en intrigue, dit le philosophe ;
il est mis en ordre par les structures narratives, dit le sémioticien.
portée générale est ainsi mise en place. La narrativité est née, délaissant momentanément
la narratologie et faisant d’elle une branche spécifique de son champ d’étude – celle des
variations culturelles des récits, à travers la diversité de leurs genres, de leurs formes, de
leurs stratégies.
12 C’est alors qu’est opérée une nouvelle réduction sur les actants, ces éléments moteurs de
la dynamique narrative, par la modalité. Celle-ci, doublement inspirée des logiques
modales et des modalisations linguistiques dont elle forme une synthèse, vient s’installer
au cœur même de l’actant. Il ne reçoit plus une définition extérieure à lui-même, d’ordre
thématique – telle que le dieu souverain, le héros, le traitre… – mais interne et définissant
son statut : l’actant devient une pure composition modale. Sur la base définitionnelle
simple de la modalité comme modification de la relation entre un sujet et son prédicat
(par le croire, le vouloir, le devoir, le savoir, le pouvoir, et leurs négations), chaque actant
du discours – qu’il s’agisse d’un personnage de récit ou d’un concept philosophique
engagé dans un faisceau de prédicats – est littéralement constitué par son équipement
modal. C’est ainsi que le Destinateur est défini par la factitivité : tout actant qui fait
croire, fait vouloir, fait savoir, fait pouvoir et finalement fait faire reçoit cet habillage
particulier du Destinateur dit « manipulateur ». L’élargissement est immédiat : l’activité
persuasive est un des attributs essentiels du Destinateur et la rhétorique apparait
globalement, autour de la manipulation cognitive et pragmatique, comme relevant de sa
sphère. Une analyse comparable, en termes modaux, peut être appliquée aux autres
actants, évolutifs et modulables, chaque acteur pouvant alternativement ou
simultanément revêtir plusieurs statuts actantiels. On comprend dès lors pourquoi on a
pu parler de la « charpente modale du sens » (Brandt, 1992).
13 Le premier des Entretiens de Confucius (1987, p. 9) vient illustrer cette extension de l’ordre
narratif du discours hors du genre proprement narratif :
Le Maître dit : « N’est-ce pas une joie d’étudier, puis, le moment venu, de mettre en
pratique ce que l’on a appris ? N’est-ce pas un bonheur d’avoir des amis qui
viennent de loin ? Et n’est-il pas un honnête homme celui qui, ignoré du monde,
n’en conçoit nul dépit ? »
14 Indépendamment du contenu de chacune des questions, c’est leur succession qui fait
énigme et se présente comme un problème à la lecture de cet « entretien ». Ses énoncés
sont-ils disjoints, séparés par quelque abyssal silence sémantique ? Si ce n’est pas le cas,
quel principe sous-jacent en assure la liaison et la cohérence ? Or, en interrogeant au plus
près du texte la trame potentielle qui les lie, on peut considérer que leur enchainement
repose sur un schème narratif au sens étendu que la sémiotique propose. En effet, la
première question indique le contrat et les valeurs qu’il vise, à travers la performance
(« étude et mise en œuvre ») ; la deuxième présuppose la performance réalisée, sous la
forme élémentaire du déplacement dans l’espace et des épreuves rencontrées qui
consolident et intensifient la valeur (« des amis qui viennent de loin ») ; et la troisième a
trait à la dernière étape du schéma narratif, celle de la reconnaissance, sous la forme ici
également valorisée du « renoncement » à la gloire et de la « sérénité », sagesse ultime. Il
s’agit là d’une hypothèse analytique sans doute, mais elle montre comment les trois
questions s’articulent l’une avec l’autre suivant un ordre qui n’est autre qu’une
proposition narrativisée de forme de vie.
La narrativisation de l’énonciation
à travers deux régimes narratifs distincts : l’un reposant sur le plan de la technique du
récit où se déposent les séquences, purs produits stéréotypés de l’usage et de la culture
des histoires, et l’autre se situant sur ce que G. Deleuze et F. Guattari (1991, p. 185)
appellent le « plan de composition esthétique », celui qui travaille le matériau et le fait
advenir – ici le matériau énonciatif – pour imposer le composé sensible qui rend « la
matière du texte expressive5 ». C’est bien le phénomène qui se produit avec l’énonciation
narrative chez M. de Cervantès. Elle le conduit de la narratologie critique à la narrativité
irréductible. On peut constater que la construction technique de la narration remonte
dans le matériau qui est l’acte de son énonciation, et que celle-ci devient, pour le lecteur,
le foyer de ses sensations. C’est le geste d’écrire et de narrer (traduire, copier, plagier,
déléguer, multiplier les simulacres de parole, faire bégayer les formes narratives) qui se
trouve confronté aux implacables contraintes narratives du sens.
Le narratif et le passionnel
Perspectives
32 Le paradigme greimassien de la narrativité, dont on vient de résumer quelques aspects
essentiels à nos yeux, semblait donc s’être affaibli avec le développement des
problématiques qui lui ont succédé – celle de l’énonciation, celle des passions et celle de
la perception –, alors même que celles-ci se nourrissaient de celui-là. Il se trouve
simplement que le récit avec les différents genres et formes de la narratologie n’a plus
été, en tant que corpus de discours, au centre des préoccupations sémiotiques.
33 Car la dynamique de la recherche suscitée par le paradigme greimassien a suivi de
nouvelles orientations. On peut distinguer, dans le seul champ français, et sans préjuger
d’autres développements théoriques en Italie, en Belgique ou dans l’univers latino-
américain, cinq grandes voies de transformation de la sémiotique : sémiotique tensive
(Zilberberg), sémiotique des pratiques (J. Fontanille), sémiotique des instances
énonçantes (J.-C. Coquet), sémiotique des interactions (É. Landowski) et sémiotique de
l’iconicité (J.-F. Bordron). À chacune se rattache le nom d’un chercheur qui s’y est plus
particulièrement investi. En dépit de leurs différences et parfois de leurs antagonismes,
elles sont toutes les cinq, à des degrés divers, héritières du « tournant
phénoménologique » de la discipline à la fin des années 1980, c’est-à-dire de l’irruption du
sensible (perceptif et émotionnel) dans la saisie du sens. Il n’est évidemment pas question
de les présenter ici de manière approfondie. Nous souhaitons seulement montrer, en les
localisant, comment les propositions de deux d’entre elles (sémiotique tensive,
sémiotique des instances) s’intègrent à la trame narrative du sens et l’enrichissent. Loin
donc de tout souci d’exhaustivité, on n’en retiendra que quelques aspects significatifs,
dans la mesure où ces voies présentent aussi des ouvertures et des contributions à
l’analyse du récit.
lui-même qui s’éclaire : dans la masse quotidienne des faits, combien peuvent être isolés,
sélectionnés et reconnus comme des évènements, survenant dans la morne prévisibilité
du quotidien ? Son fondement est concessif : alors que rien ne le laissait prévoir… Et voici
qu’il change le sens de ce qui le précédait et le sens de ce qui le suit, voici qu’il impose une
accélération du tempo, voici qu’il intensifie la perception, voici qu’il génère des valeurs et
sensibilise le sens au point de le transformer en passion (peur, enthousiasme, désespoir,
etc.).
38 Or, force est de reconnaitre que le concessif recouvre lui aussi deux formes, l’une tonique
– celle que l’on vient de suggérer – et l’autre, atone, qui prend forme dans
l’argumentation, dans la négociation, et résulte du tâtonnant partage des valeurs, dans le
donnant-donnant : « certes… mais… » : je vous concède, je fais des concessions.
39 Cette logique du concessif (tonique) ouvre de larges perspectives, notamment dans
l’ordre narratif. En effet, on comprend que le schéma narratif greimassien soit une
version généralisable certes, universelle peut-être, d’un imaginaire du « sens de la vie ».
Mais il est clairement adossé à la logique implicative du devenir : « tu seras un homme
mon fils, si… si…, si… alors…, alors…, alors… ». De contrats en compétences à acquérir, de
compétences formées en épreuves traversées, puis d’épreuves en sanctions négatives et
positives, le devenir ou même le parvenir du héros se forme peu à peu au fil d’une
existence programmée. Le schéma concessif tonique du survenir engendre quant à lui un
tout autre schème narratif, massivement exploité dans l’univers des récits (textuels et
cinématographiques), dans le champ politique comme dans celui des récits médiatiques.
Le genre de la nouvelle y puise une de ses règles principales, la narration de la
catastrophe y trouve ses principes moteurs et le cinéma hitchcockien s’en est fait une
marque qui est plus que stylistique : c’est la violente attente de l’inattendu, c’est
l’hypertrophie de l’évènement comme pivot narratif, c’est le schème du survenir et du
suspense, qui ne présuppose que dans l’après-coup, impose des catalyses narratives
improbables à partir de qui est survenu (c’est-à-dire des reconstructions logico-
sémantiques de séquences antérieures) et génère, de gré ou de force, la nouveauté.
40 L’auteur de référence dans ce domaine est J.-C. Coquet, et notamment son livre Phusis et
logos (2007). Dans le prolongement de cette même conception, citons aussi un numéro
spécial de la revue Littérature sur le thème : « Comment dire le sensible ? Approches
sémiotiques » (Bertrand & Coquet, 2011).
41 Il est difficile, ici comme précédemment, de résumer cette approche en quelques mots,
mais on peut dire que son fil rouge consiste à rapporter la signification à l’instance qui
l’énonce. Elle pose donc l’énonciation comme son concept directeur et a pour référence
principale les travaux d’É. Benveniste. C’est dire qu’elle se met à distance du principe
d’immanence, le considérant comme une construction abstraite coupée de l’expérience
vive du sens en acte, et elle lui oppose le principe de réalité. Par là, cette approche assume
une double condition signifiante, à la fois langagière et phénoménologique : « Par
l’énonciation, mais aussi par la perception nous nous conjoignons au monde ». Lorsqu’il
s’est positionné de manière polémique par rapport à A. J. Greimas, J.-C. Coquet aimait
qualifier son approche de « subjectale » par opposition à une sémiotique « objectale ». Les
développements de cette approche qui met le sujet au centre ont été particulièrement
importants, ce qui n’est pas pour surprendre, en psycho-sémiotique (autour des travaux
du chercheur I. Darrault).
42 Au regard de ce qui nous intéresse ici, c’est surtout le dispositif des instances énonçantes
qui conduit à un nouveau regard sur le récit. En effet, J.-C. Coquet élabore un dispositif
actantiel élémentaire (entre sujet, objet et tiers-actant – ou Destinateur) au sein duquel il
distingue le sujet du non-sujet. Le sujet est celui qui prédique et qui assume son discours,
il est celui qui « se dit je » ; le non-sujet est celui qui prédique sans assomption, celui qui
« récite sa leçon » soumis à l’impersonnel de l’énonciation, ou qui énonce en automate et
ne réalise que les actes pour lesquels il a été programmé (comme le loup de la fable qui
cherche en vain à s’arracher à son état de non-sujet en prétendant faire valoir les raisons
de son acte, inéluctablement erronées) ; c’est encore, selon J.-C. Coquet, le sujet
passionnel, soumis à la loi impérieuse de ses objets, qui ne peut s’arracher à la passion
que par l’assomption qui lui permet de la maitriser et de se réhabiliter comme sujet (le
sémioticien renouvelant ainsi la catégorie passion/raison, dont l’approche précédente,
greimassienne, s’était détachée en valorisant la catégorie définitoire passion/action). Par
ce biais du non-sujet de la passion, l’opposition entre la phusis et le logos fait son entrée.
Relèvent de la phusis les prédicats somatiques du sujet sensible, celui de la perception et
de l’émotion, par lesquels ils affirment leur prise sur le monde. Le logos, d’ordre cognitif,
est second par rapport à la phusis et exprime la reprise, à la fois intellectuellement
distanciée, déformée et contrôlée par le savoir. « Les prédicats somatiques (ou de réalité)
expriment le sensible, écrit J.-C. Coquet, alors que les prédicats cognitifs décrivent le
monde. »
43 À cela s’ajoutent selon nous, dans le dispositif des instances énonçantes, les
thématisations des actants (qui fondent les « rôles thématiques »). Celles-ci, définies
comme codification des instances et plus précisément mode d’insertion de l’individuel
dans le collectif – « père », « mère », « étudiant », « président », « loup », « citoyenne »,
etc. –, déterminent en chaque énoncé le statut du dire, depuis ses praxèmes et ses
registres jusqu’à ses modulations signifiantes (tempo, prosodie, etc.).
44 À travers les diverses complexifications de l’énonciation en scènes d’instances, l’univers
narratif se trouve à son tour enrichi et affiné. La scénographie des instances a fait
irruption dans l’espace du récit avec les Tropismes de N. Sarraute et les micro-drames de
l’infra-conversation. Distinguées selon leurs modes d’existence, virtuel ou actualisé, les
instances sont en compétition pour la manifestation. Telle ou telle, normalement
masquée dans un jeu de rôle thématique socialement réglé, peut surgir inopinément sous
la forme d’un lapsus, révélant le bouillonnement instanciel sous l’apparence d’une
énonciation contrôlée (cf. l’espace thématique réglé des rôles politiques par exemple, où
surgissent les lapsus). Le réglage de ces rôles est le produit d’un long apprentissage et
d’une patiente codification de la praxis énonciative.
45 On prendra pour conclure et pour illustrer la portée narrative de ces jeux d’instances,
deux exemples de leur architecture dans le champ littéraire. Le roman, au XIXe siècle, est,
comme on le sait, épris de science et de technique. Pour ne prendre que le cas des romans
terraqués, qu’il s’agisse d’E. Poe dans « Descente dans le Maelström », de V. Hugo dans Les
Travailleurs de la mer, d’H. Melville dans Moby-Dick ou de J. Verne dans Vingt mille lieues sous
les mers, tous exploitent les différents champs du savoir de leur époque et en assument les
données discursives premières : le faire paradigmatique des classifications, des
taxinomies et des typologies. Comparons à ce sujet J. Verne et H. Melville.
littéraire, nous met alors bien loin du discours référentiel que Jules Verne tiendra en
l’entrecroisant méthodiquement, mais sans le mélanger, avec le discours fictionnel.
49 De la même façon, H. Melville fait dialoguer, dans Moby-Dick, la littérature avec la science.
Cela se passe, notamment, dans le chapitre XXXII de son roman, intitulé « Cétologie » que
nous avons évoqué plus haut. Il y présente, en bon naturaliste disciple du savant Lamarck,
une taxinomie détaillée des cétacés, sur le fond de toile de la théorie transformiste, en
attendant l’œuvre de C. Darwin (Sur l’origine des espèces, où apparait la théorie de
l’évolution, est publié en 1859). Or, de manière apparemment surprenante, les critères qui
fondent cette taxinomie se réfèrent à l’univers du livre et de l’édition – et donc, en
arrière-plan, au langage lui-même. Les cétacés sont en effet classés par dimension
décroissante – du grand cachalot au modeste marsouin – selon le pliage des feuilles de
papier pour la fabrication des livres : in-folio, in-octavo, in-douze, chacune de ces grandes
classes définissant des « livres » qui se subdivisent en « chapitres » où entrent les types et
les espèces. Savoirs croisés, rapportés à l’écriture et à la communication. La nature entre
dans l’ordre du langage à travers sa modeste grammaire matérielle, celle de la fabrication
des livres. Le pliage peut alors être compris comme métaphore du lexique et des récits qui
déploient les noms.
50 Ou plutôt : la nature est pliée dans notre langage. Et ce pli est si prégnant et si décisif dans
l’écriture de H. Melville qu’il s’ouvre, au terme de la taxinomie, sur une interrogation
concernant le pliage du monde par les mots et sur leur essentielle relativité. La confrérie
des Léviathans en effet se prolonge au-delà des classes et des types connus et identifiés
jusqu’ici dans le régime taxinomique adopté. Le narrateur en effet raconte :
En se référant à des sources islandaises et hollandaises, ou à de vieux auteurs
anglais, on pourrait dresser d’autres listes de baleines incertaines, qui ont le
bonheur de porter les noms les plus invraisemblables. Je les crois totalement
obsolètes et m’abstiendrai donc d’en faire état ; j’irai même jusqu’à les soupçonner
de n’être que des sons, pleins de fureur léviathanesque, mais qui ne signifient rien.
(Melville, 2006, p. 170)
51 De purs signifiants, donc. Qui ouvrent sur l’océan du monde innommé et innommable à la
surface duquel flottent nos précaires petits drapeaux lexicaux. Et le chapitre scientifique
qui s’est imperceptiblement transformé en un grand récit épistémologique s’achève sur
l’inachèvement, comme condition même de l’œuvre. Nous retrouvons ici la sémiotique :
les lecteurs de De l’imperfection d’A. J. Greimas feront aisément le lien entre les deux textes
qui se rejoignent dans la réflexion aspectuelle sur l’imperfectif comme condition de
l’esthétique, deux textes que presque un siècle et demi sépare.
Je laisse mon système cétologique inachevé, comme est demeurée inachevée la
grande cathédrale de Cologne, avec sa grue oisive au sommet de la tour incomplète.
Car si les petits édifices peuvent être terminés par leur architecte primitif, les
grands, les vrais, confient toujours la pose du couronnement à la postérité. Dieu me
garde de jamais rien parfaire ! Ce livre tout entier n’est qu’une esquisse… même
pas : l’esquisse d’une esquisse. Ô Temps, Force, Argent, Patience ! (Melville, 2006,
p. 170)
52 Comme chez V. Hugo, le poétique est la raison ultime du sens : cet élan rimbaldien sur
lequel se clôt le chapitre le montre. Ce geste d’ouverture indéfinie du sens de l’œuvre est
sans doute plus modeste, porté par un peu d’humour et d’autodérision mais, ainsi
proclamé, il a son modèle dans l’ouverture indéfinie du langage. L’une parle de l’autre,
inexorablement : « on n’achève pas le sens. » La littérature creuse un abîme dans la
langue, ou ouvre la langue sur l’abîme, et c’est son récit premier. Comme cela a souvent
été dit, de M. Proust à G. Deleuze, l’écrivain écrit dans une sorte de langue étrangère, en
nomade du langage. Peut-être est-ce l’aventure ultime, un peu vertigineuse, que le lecteur
cherche à partager avec l’écrivain, dans la ronde des instances où il se démultiplie.
53 Quoi qu’il en soit, le développement contemporain de la sémiotique qui fut « narrative et
discursive », désormais implantée comme ici dans les évènements d’énonciation, montre
qu’elle est, en définitive, loin de s’écarter du récit. Les conceptualisations du sensible, du
passionnel et de la signification en acte, en renouvellent l’approche tout en enrichissant
le questionnement narratif sur des fondements théoriques à la fois maintenus, renouvelés
et approfondis.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. La première présentation didactique de la sémiotique, due à J. Courtés en 1976, avait
pour titre Introduction à la sémiotique narrative et discursive.
2. Présentation de l’éditeur, publiée sur le site de la revue en ligne Fabula. La recherche en
littérature, 16/10/2007.
3. « The core of the argument I make in this book is that narrative is a scheme by means of which
human beings give meaning to their experience of temporality and personal actions. […] Narrative
meanings provide a framework for understanding the past events of one’s life and for planning
future actions. » (Notre traduction.)
4. Voici, pour l’essentiel, le texte de ce rejet : « Tout discours présuppose, on le sait, une
situation non linguistique de communication. Cette situation est recouverte par un
certain nombre de catégories morphologiques, qui l’explicitent linguistiquement, mais en
introduisant dans la manifestation un paramètre de subjectivité, non pertinent pour la
description et qu’il faut par conséquent éliminer du texte (à moins que l’analyse n’ait
choisi ce paramètre comme objet de description). Ces catégories à éliminer sont
principalement : 1. La catégorie de la personne […]. 2. La catégorie du temps […]. 3. La
catégorie de la deixis […]. 4. Tous les éléments phatiques en général […]. »
5. Les auteurs précisent ( ibid.) : « Le plan technique est nécessairement recouvert ou
absorbé par le plan de composition esthétique. C’est à cette condition que la matière
devient expressive : le composé de sensations se réalise dans le matériau, ou le matériau
passe dans le composé, […] toujours de manière à se situer sur un plan de composition
proprement esthétique. »
6. Le roman de V. Hugo, Les Travailleurs de la mer, est paru en 1865, et celui d’H. Melville,
Moby-Dick ou le cachalot, en 1851.
RÉSUMÉS
Surprise dans le monde des greimassiens en 2014 : voici la narratologie de retour, et en force ! De
grands congrès internationaux, réunissant des universités américaines et européennes, sont
organisés et se consacrent à l’étude des « fabuleux pouvoirs du récit ». L’ère du storytelling se
répand, assurant le succès de l’ouvrage de C. Salmon bien au-delà des frontières de l’université.
Or, parmi les références théoriques de ce mouvement de recherche, pour l’essentiel issues du
cognitivisme anglo-saxon, pas la moindre allusion à la « sémiotique narrative et discursive ».
C’est pourtant sous ce titre que J. Courtés, alors assistant d’A. J. Greimas à l’École de hautes
études en sciences sociales, publiait en 1976 chez Hachette un livre d’initiation à la sémiotique. Et
dix ans auparavant, dès 1966, le schéma actantiel avait fait son apparition dans Sémantique
structurale l’ouvrage fondateur d’A. J. Greimas : la formalisation de la grammaire narrative et son
développement en syntaxe modale allaient devenir un des titres de gloire de cette sémiotique.
C’est alors que la narrativité, outrepassant les frontières de la narratologie, devait faire son entrée
dans les sciences humaines et sociales. Et voici qu’elle semblait oubliée. Que s’était-il donc passé ?
Ou plutôt, où était passée la théorie greimassienne ? Notre propos est ici de faire le point sur
cette histoire conceptuelle et de la mettre en perspective. Et nous le ferons en évoquant, en fin de
parcours, la filiation descendante de cette théorie, à travers quelques voies sémiotiques qu’elle a
enfantées. Non pour en présenter les labyrinthiques conceptualisations mais pour suggérer leurs
apports respectifs à une réflexion renouvelée sur le récit.
Surprise in the world of Greimassian scholars in 2014: here is the narratology back, and in force!
Major international congresses, bringing together American and European universities, are
organized and devoted to the study of the “fabulous powers of narrative”. The era of storytelling
is spreading, ensuring the success of C. Salmon’s book well beyond the borders of the university.
But, among the theoretical references of this research movement, essentially derived from
Anglo-Saxon cognitivism, not the slightest allusion to “narrative and discursive semiotics”. It is
nevertheless under this title that J. Courtés, then A. J. Greimas’ assistant at the School of
Advanced Studies in Social Sciences (École de hautes études en sciences sociales, EHESS-Paris),
published in 1976 a book of initiation to semiotics. And ten years earlier, in 1966, the actantial
schema had appeared in Structural Semantics, the founding work of A. J. Greimas: the
formalization of narrative grammar and its development in modal syntax would become the title
of glory of this semiotics. It was then that narrativity, transcending the boundaries of
narratology, has been integrated into the humanities. And here it seemed forgotten. What had
happened? Or rather, where was the Greimassian theory? Our purpose here is to take stock of
this conceptual story and put it into perspective. And we will do so by evoking, at the end of the
course, the descending filiation of this theory, through some semiotic paths that it has produced.
Not to present the labyrinthine conceptualizations but to suggest their respective contributions
to a renewed reflection on the narrative.
INDEX
Keywords : narrativity, narratology, semiotics, Greimas (Algirdas Julien), modality, enunciation,
passion
Mots-clés : narrativité, narratologie, sémiotique, Greimas (Algirdas Julien), modalité,
énonciation, passion
AUTEUR
DENIS BERTRAND
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, LHE, F-93526 Saint-Denis, France