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Arnaud TEYSSIER
LYAUTEY
« Le ciel et les sables sont grands »
PERRIN
www.editions-perrin.fr
Secrétaire générale de la collection : Marguerite de Marcillac
EAN : 9782262066086
Couverture
Titre
Copyright
PRÉSENCE DE L’HISTOIRE
L’ALGÉRIE
3 - ANNÉES DE PÈLERINAGE
NOUVELLES INTERROGATIONS
ULTIME PÈLERINAGE
UN MAÎTRE, GALLIENI
MISSION À PARIS
À QUAND LE MAROC ?
LE SUICIDE OU LE MARIAGE ?
RECONSTRUIRE L’ÉTAT
11 - « LEURS FIGURES »
LE PIÈGE SE REFERME
PSYCHODRAME À LA CHAMBRE
12 - « LE MAROC SANS ISSUE ? »
14 - UN RÈGNE S’ACHÈVE
LYAUTEY, VISIONNAIRE
LA GUERRE DU RIF
L’EXPOSITION COLONIALE
LE REFUGE LORRAIN
QUELLE POSTÉRITÉ ?
CONCLUSION
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
1. Archives
2. Bibliographie
INDEX
CARTES
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« Et de quoi vous plaindriez-vous ? Vous n’aurez “que le ciel et les sables” ? Le
ciel et les sables sont grands. »
Alexandre VIALATTE,
Les Fruits du Congo.
LE MÉMORIAL DE LYAUTEY :
POÉSIE ET ARTIFICE
« Il s’est bâti de ses mains un certain tombeau, de ces tombeaux qui font envie. »
Paul VALÉRY, Fragment d’un Descartes.
ICI REPOSE
LOUIS-HUBERT LYAUTEY
QUI FUT LE PREMIER RÉSIDENT GÉNÉRAL
DE FRANCE AU MAROC, 1912-1925,
DÉCÉDÉ DANS LA RELIGION CATHOLIQUE
DONT IL REÇUT EN PLEINE FOI LES DERNIERS
SACREMENTS
PROFONDÉMENT RESPECTUEUX DES TRADITIONS
ANCESTRALES ET DE LA RELIGION MUSULMANE
GARDÉE ET PRATIQUÉE
PAR LES HABITANTS DU MAGHREB
Nous savons tout, ou presque, sur la famille d’Hubert, car il a pris lui-
même un soin scrupuleux à reconstituer son histoire, à retracer ses origines,
à rechercher ses atavismes. Dans son vieil âge, il en a écrit la chronique
avec le soin minutieux d’un généalogiste, cherchant dans les moindres
recoins de son ascendance les traits si divers de son caractère. Les Lyautey
n’étaient pas lorrains, à dire vrai, pas plus que n’était franchement lorraine
la famille maternelle, les Grimoult de Villemotte, sinon par leur alliance
récente avec la famille de La Lance, propriétaire du château de Crévic. Un
quart de sang lorrain, au total, rien de plus, pour le futur maréchal. Le père
d’Hubert, Just Lyautey, était d’origine franc-comtoise. Le terreau familial
est un village situé au sud de Vesoul, Vellefaux. Les Lyautey – dont le nom
s’écrivit d’abord « Léauté », ce qui signifie « loyauté » – étaient des
paysans que leur énergie éleva au XVIIe siècle dans la bourgeoisie. Une
branche de la famille, partie s’installer à Vesoul, sera même anoblie à la fin
du règne de Louis XIV. De ces Français de souche modeste que la
monarchie absolue sut comprendre et promouvoir, grâce au « long travail
social accompli en commun par la royauté et par les classes non nobles de
la nation, travail de fusion et de subordination universelle, d’unité nationale,
d’unité de pouvoir et d’uniformité administrative1. » Ceux des Lyautey qui
sont restés sur le domaine familial auront une ascension plus lente et plus
classique. Ils vont donner, à partir de la fin du XVIIIe siècle, plusieurs
générations d’officiers, au service de l’Ancien Régime et de ceux qui lui
succèdent.
Le premier à s’illustrer est Pierre Lyautey (1759-1854) qui part faire ses
études à Besançon sur les encouragements du curé de Vellefaux, un peu à la
manière de Julien Sorel… mais c’est le rouge, et non le noir, qu’il choisira.
Intendant militaire, Pierre Lyautey participe à la grande aventure militaire
de la Révolution, du Consulat et de l’Empire. Son destin personnel n’est pas
dénué de sens quand on pense à celui de son arrière-petit-fils, car si grand
qu’ait été le génie administratif de Bonaparte – et il s’est certes manifesté
par des réformes importantes du système militaire français – il ne pouvait,
en ces temps de campagnes incessantes où la mobilité était tout, soustraire
la machine guerrière aux nécessités incertaines de l’improvisation. Et
comme il fallait – de fait – improviser souvent, il était vital que
l’organisation, que « l’intendance », suivît. Pierre Lyautey fut l’un des
piliers de cette « organisation en mouvement » qui fit, à bien des égards, la
grandeur de l’Empire, et qui inspira peut-être le futur colonial que fut
Hubert, avec son obsession conjuguée de l’ordre et de l’action. Peut-être
l’arrière-grand-père Lyautey croisa-t-il Stendhal, de son vrai nom Henri
Beyle, qui, par la protection de Daru, intendant général de la Grande
Armée, devait travailler lui-même chez les commissaires de guerre. Bel
homme, plein d’autorité et d’allant, Pierre Lyautey fut donc, plus encore
qu’un soldat, un gestionnaire rigoureux. Il appartenait au service de
l’intendance de gérer ravitaillement et transports de guerre, de commander
aux commissaires des guerres et aux employés civils des régies, bref
d’administrer l’armée dans des conditions souvent précaires. Mais c’était un
homme qui devait savoir réagir vite, s’adapter, épouser le mouvement de
l’histoire… Organisation et imagination. Il quittera le service actif
en 1814 avec le rang d’intendant général, après une prestigieuse carrière
dans l’administration de la guerre, et mourra quarante ans plus tard – rien
de moins –, après avoir fait peser sur sa descendance une autorité non
dénuée d’aura, si l’on en croit ce passage célèbre d’André Maurois :
« Pierre Lyautey, âgé de quatre-vingt-quinze ans, ancien Ordonnateur en
Chef des Armées de l’Empire, traitait comme des enfants ses trois fils,
l’aîné, Général de division d’artillerie et sénateur du Second Empire, le
second, Général de brigade d’artillerie, le troisième, Intendant Général2. »
Tous lui vouaient un véritable culte, « il était le Patriarche, il était
l’Ancêtre », écrira plus tard Lyautey. Même si Hubert ne l’a pas connu, il
n’a pu manquer d’être marqué par le souvenir de cette personnalité
étonnante, comme par celui des quatre fils, ses grand-père et grands-oncles,
tous militaires, tous officiers sous l’Empire.
D’autant qu’il a bien connu, en revanche, l’aîné des quatre, son grand-
père, le général Hubert Lyautey, grand artilleur dont la carrière militaire
avait commencé à Wagram et s’était poursuivie sous la Restauration et la
monarchie de Juillet. Le général ne mourra qu’en 1867. Jeune officier
d’artillerie, il avait reçu la Légion d’honneur au Kremlin, des propres mains
de Napoléon, pendant la campagne de Russie, et avait été blessé plusieurs
fois – il avait eu la main gelée, et avait perdu un doigt à la main gauche.
Comme beaucoup de fidèles de l’Empereur, il avait continué de servir l’État
sous la Restauration et la monarchie de Juillet, avait combattu en Algérie
sous les ordres de Bugeaud, puis avait été instructeur militaire du duc de
Montpensier, l’un des fils de Louis-Philippe. Il avait été nommé sénateur
sous Napoléon III – qui connaissait ses compétences dans le domaine de
l’artillerie. Ce sont des faits qui marquent l’imagination d’un enfant
enfermé par la maladie entre quatre murs, comme le sera Lyautey.
Cette atmosphère familiale très napoléonienne n’empêchera pas le futur
maréchal d’entretenir une relation ambiguë avec l’Empire. Nous y
reviendrons. Séduit par la vieille monarchie, il ne cessera jamais de
considérer Napoléon comme le continuateur de la Révolution. Il lui
reprochera toujours d’avoir mis, selon l’expression de Bonald, « toute sa
force dans son administration », et d’avoir négligé ce grand devoir politique
qu’eût été la restauration des institutions de l’ancienne France. Dans ses
lettres et autres écrits, Lyautey manifeste souvent son irritation devant le
grand gâchis de l’Empire, à la manière des maîtres et des auteurs de
l’Action française. Si le génie des batailles le séduit, il ne veut pas
comprendre le politique, ni même le sens de la grande œuvre administrative
impériale qui est restauratrice et non destructive. À cet égard, la période du
Second Empire et le méli-mélo idéologique du « bonapartisme » de
Napoléon III n’ont sans doute pas manqué d’obscurcir les choses. En ce
sens, Lyautey est bien de son temps. Mais il reste que sa fascination pour
l’épopée, les victoires et les uniformes restera intacte pendant toute son
existence, en souvenir de ces aïeux aux images si fortes, presque obsédantes
pour un enfant doué de quelque imagination. Le grand-père « émerveillait
son petit-fils de ses souvenirs guerriers, lui montrant la cicatrice du coup de
lance reçu d’un cosaque au passage de la Berezina où il laissa un doigt gelé.
Avec des soldats de plomb, il lui faisait vivre les batailles de l’Empire3. »
Un autre trait familial que Lyautey s’est plu à souligner, c’est la prestance
physique de ses ancêtres. « Il n’y a jamais eu chez personne portant notre
nom ni obésité, ni déchéance physique. Nous avons le droit de le dire :
c’était de la belle race*. » Il observe aussi qu’il n’a « jamais vu un
lorgnon ». Soucieux de sa propre apparence – qu’il aura toujours élégante –,
il croit dans les héritages physiques plus encore que dans les atavismes
intellectuels. Quant à son goût des beaux livres, des bibelots, il lui vient de
ses arrière-grands-parents Guillaume – des avocats au Parlement de
Besançon –, notamment de cet aïeul amateur de livres anciens et de
gravures, double véritable du Sylvestre Bonnard d’Anatole France, et dont
la Révolution vint troubler la paisible existence… Toujours, en tout cas,
reviennent sous la plume les mêmes qualificatifs : « extrême distinction »,
« correction », « mesure ». Jamais d’infirmité, jamais d’indignité dans les
postures, mais de l’allure, encore et toujours. Tout tient dans cette
appréciation d’Hubert sur sa grand-mère Lyautey – elle parmi tant d’autres :
« Elle n’avait jamais une nuance d’abandon. » Chez les Grimoult – côté
maternel –, c’est encore plus net : tous les hommes sont beaux, séduisants,
racés ; toutes les femmes ont du caractère, du brio, de la dignité…
De fait, le jeune Hubert est marqué plus encore par le milieu maternel –
ne dit-on pas, comme il aime à le rappeler, que pour les influences « le
sang de la mère prédomine » ? –, et c’est de ce côté que, non sans snobisme,
penchera toujours le plus résolument son cœur : chez les Grimoult de
Villemotte. Le père de Lyautey, Just (1821-1893), avait fait l’École
polytechnique et en était sorti ingénieur des Ponts et Chaussées. Au début
de sa carrière, les hasards de la vie administrative le conduisent à Nancy, où
il est chargé de diriger la construction du nouveau canal de la Marne au
Rhin. La monarchie de Juillet finissante est une véritable ruche, en matière
de grands travaux et d’équipements nationaux. La stature sociale du métier
d’ingénieur est plus forte que jamais. C’est dans la société locale que Just
rencontre Laurence de Grimoult de Villemotte, dont la famille est installée
au château de Crévic depuis son alliance récente avec une vieille dynastie
lorraine, les La Lance. Il l’épouse en décembre 1853.
L’histoire des Grimoult est plus ancienne, et surtout plus stimulante
encore pour l’imagination que celle des Lyautey. Leur lignée remonte au XIe
siècle, ce sont à l’origine de petits chevaliers normands établis dans la
vicomté de Falaise, qui, au XVIIIe siècle, se sont séparés en deux branches :
la branche aînée (les Grimoult) est restée en Normandie, tandis que la
branche cadette (les Villemotte) essaimait dans l’Orléanais et en Lorraine.
C’est de la bonne et vieille noblesse, en aucun cas de la haute aristocratie.
Mais dans les recherches personnelles qu’il a conduites sur sa famille
maternelle, Lyautey découvrira plus tard que, par le jeu des mariages, ses
ancêtres s’étaient alliés au XVIIe siècle à la famille d’Angennes qui était de
sang royal. De cette ascendance lointaine (la filiation directe avec Saint
Louis étant à la vingt-deuxième génération), Lyautey semble avoir conçu
une grande fierté, même s’il s’est toujours abstenu d’en faire état
publiquement, par modestie ou crainte du ridicule. André Le Révérend
pense que la conscience d’appartenir à une lignée aussi prestigieuse a pu
donner au futur maréchal « cette assurance et cette aisance souveraines que
tous les témoins ont constatées en lui4» – et auxquelles, il est vrai, le
tempérament tourmenté de sa jeunesse ne l’avait pas nécessairement
préparé. On peut aussi penser plus crûment que le caractère orgueilleux et
raffiné d’Hubert y trouvait son compte… Le patrimoine héréditaire que les
Grimoult constituent avec les Lyautey ne peut que combler le futur
maréchal qui écrira : « … toutes ces souches paysannes, bourgeoises,
chevaleresques, toutes de terroir, racinées, traditionnelles, sans une
introduction de sang trouble, d’aventuriers, de métèques ni de gens
d’affaires, tous de vieille France, issus du sol, attachés au sol, et dans les
origines desquelles on voit clair dans tous les affluents. » Cette obsession de
l’enracinement nous prouve que Barrès n’a pas inventé, mais au contraire a
su saisir l’esprit d’une génération qui a connu la défaite de 1870 et
l’humiliation durable qui s’est ensuivie.
Le milieu familial est donc élevé socialement, et financièrement aisé. Les
Lyautey sont des notables au sens propre du terme, avec des préjugés de
« caste » – terme que Lyautey emploiera lui-même, à sa propre intention, et
sans y attacher la moindre signification péjorative – que renforce leur goût
inné pour la carrière des armes. Ils ont aussi, surtout du côté paternel, un
sens aigu du devoir et une vraie passion pour le service de l’État, qu’il soit
civil ou militaire, dans la plus pure tradition de la monarchie absolue et du
Premier Empire. Toutefois, si l’on en croit les souvenirs de Lyautey lui-
même, son père était un adepte des idées décentralisatrices en faveur à
Nancy, alors grand foyer de vie intellectuelle. Au-delà, comme l’a fort bien
noté François de Roux, « ce qui différencie les Lyautey de bien d’autres
bourgeois de leur époque, c’est que, pour eux, le devoir qui prime tout, leur
raison primordiale de vivre, est ce service, comme était sous l’ancien
régime, pour les aristocrates, le service du roi5». Lyautey consignera dans
son Journal ces qualités de ses ancêtres paternels : « … la plus grande
simplicité de goûts et d’habitudes, l’absence de besoins, l’austérité rigide
des mœurs, le travail assidu et exact… » Quant aux atavismes politiques, il
s’est longtemps interrogé sur leur force, pour finalement conclure qu’ils
n’ont pas été déterminants. Chez les Lyautey, notamment ceux qui ont servi
le Premier Empire, l’attachement au métier des armes, l’attachement à la
France primaient sur toute fidélité à un homme ou une dynastie. Just, le
père d’Hubert, tout en se tenant à l’écart du monde officiel, était de
tendance libérale et orléaniste, plein de sympathie pour les fils de Louis-
Philippe. Il était au fond « très détaché de la politique active » – comme
l’écrira bien plus tard Hubert à Daniel Halévy, dans une lettre chargée de
nostalgie.
Les Grimoult, que Lyautey lui-même décrit comme « racés jusqu’au bout
des ongles », avaient de l’esprit et même un peu de fantaisie, ce qui
corrigeait la rigueur un peu austère de la branche paternelle. Mais c’est bien
le côté maternel qui lui donne dès l’enfance les premiers éléments d’une
« culture » politique – royaliste, profondément. Chez les Grimoult, on est
même royaliste sans retenue, mais cette fidélité au roi et à la France ne
signifie – du moins Lyautey aime à le croire, à le rappeler – aucune
inféodation à la politique et moins encore à un parti. Les Grimoult étaient
« frondeurs, indépendants et fiers ». Peut-être Hubert s’est-il plu à souligner
chez ses ancêtres, en les exagérant un peu, des traits de caractère qu’il
s’attribuait à lui-même, assez justement d’ailleurs. Ce qui est certain, c’est
qu’on ne trouve nulle part, dans ces divers héritages, le moindre
attachement pour la République ou l’idée républicaine. Au mieux, de
l’indifférence, au pire une franche détestation. Ce qui est sûr encore, c’est
que derrière le poids des traditions et le maintien de rituels un peu surannés,
une certaine liberté d’esprit régnait dans la famille. Il ne faut pas tirer de
certaines descriptions des conclusions hâtives, ni imaginer une vie familiale
tendue et sclérosante. Les relations d’Hubert avec ses parents seront
toujours très ouvertes et affectueuses, comme le montre sa correspondance
de jeunesse. Il souffrira profondément de la disparition de sa mère, en 1890,
suivie, trois ans et demi plus tard, de celle de son père qui, dira-t-il avec
tristesse et fierté, « ne voulait* ni ne pouvait* survivre » à sa bien-aimée.
Les liens avec les siens seront d’autant plus forts qu’un accident brutal le
condamne, pour ses premières années, à une sévère claustration. Un jour de
mai 1856, Nancy est en effervescence. Un défilé militaire est organisé sur la
place Stanislas pour célébrer la naissance du prince impérial, fils de
Napoléon III et Eugénie de Montijo. Le petit Hubert, âgé de dix-huit mois,
est chez son arrière-grand-mère, Mme de La Lance, qui réside sur la place.
La nourrice se met au balcon, l’enfant dans les bras, pour assister à la revue
des troupes, et sans doute aussi pour lui montrer le joli défilé. Soudain, la
barre d’appui, récemment repeinte, cède, le bébé lui échappe et tombe du
premier étage. Le passage d’un cuirassier le sauve : il rebondit sur son
épaule, avant de toucher le trottoir, la tête la première, et de se fendre le
crâne. Sur le moment, on éprouve plus de peur que de mal, l’enfant ne
présente qu’une légère blessure au front. Hubert semble avoir échappé au
pire. Mais deux ans plus tard, des symptômes inquiétants attirent
l’attention : de violentes douleurs rhumatismales l’accablent, qui font suite
à de premières douleurs aux reins. En 1859, l’enfant ne peut plus marcher.
Les médecins s’aperçoivent que la colonne vertébrale est atteinte : suites de
la chute, comme on le crut alors, ou maladie juvénile, comme certains le
pensent aujourd’hui ? En 1993, le médecin général Paul Doury fera ce
diagnostic a posteriori, dans un article sur « la grande maladie » de
Lyautey : il aurait été atteint d’une maladie de la colonne lombaire, « une
spondylodiscite tuberculeuse plus connue sous le nom de « mal de Pott »,
provoquée par le traumatisme de sa chute. Toujours est-il qu’à l’époque on
constate un « écoulement ossifluent des trois vertèbres lombaires », ainsi
que la présence d’un abcès de l’aine, « déjà gros, dira plus tard Lyautey,
comme un œuf de pigeon, qu’il fallait être médecin de Molière pour n’avoir
pas vu ». On le croit perdu, et la famille décide qu’il doit être opéré par le
célèbre Pr Velpeau, sommité dans le domaine de la chirurgie et d’ailleurs
successeur à l’Institut du grand Larrey – le chirurgien de Napoléon Ier.
Velpeau, indisponible mais consulté à distance, prescrit par télégramme une
opération immédiate, sans attendre sa venue. Des chirurgiens l’opèrent
donc – sans anesthésie. Puis le petit Hubert est immobilisé au lit pendant
deux ans, seul remède en ce temps où les antibiotiques n’existent pas
encore : pour qu’il puisse prendre l’air, on l’installe dans un curieux lit
métallique suspendu, amovible. Velpeau vient enfin, et émet un diagnostic
cette fois moins réservé.
L’enfant devra attendre l’âge de sept ans pour pouvoir se lever, mais
encore ne pourra-t-il marcher qu’en s’appuyant sur des béquilles. Un corset
de fer garni de cuir lui est imposé, il le portera jusqu’à l’âge de douze ans,
avec toujours la crainte d’une rechute, comme celle qu’il connaît en 1863.
Devenu adulte, Lyautey ne souffrira pas de séquelles visibles, et il passera
d’ailleurs sans difficulté les épreuves d’entrée de Saint-Cyr. Mais il est
possible qu’il ait gardé de cette époque cette démarche un peu raide qui le
caractérisait – un de ses collaborateurs dira qu’il « semblait glisser comme
un patineur » –, ainsi qu’une forte surdité, très marquée à l’oreille gauche.
En revanche, sur le plan psychologique, une telle contrainte de vie ne
peut que laisser des marques. Plus tard, Lyautey s’efforcera d’en tirer une
morale. « Admirable régime » : c’est même ainsi qu’il qualifiera, avec le
recul du temps, cette terrible période de son enfance où il fut prisonnier de
son corset. Dans la biographie qu’il consacre, en 1932, au cardinal de
Richelieu, l’ambassadeur de Saint-Aulaire dresse un parallèle fort justifié
entre l’enfance du futur maréchal et celle de l’homme rouge. Évoquant chez
ce dernier « la suractivité cérébrale d’une enfance débile et à demi recluse,
sur les genoux d’une mère et d’une grand-mère inquiètes, puis, après les
humanités, ce qui d’un humaniste fait un homme, un homme du monde, les
sports, le manège, tous les manèges, l’escrime, toutes les escrimes, la
stratégie, toutes les stratégies6», il se fait l’écho d’un propos que lui avait
tenu Lyautey au temps où il était son collaborateur. Le général avait évoqué
son enfance, et les conséquences de sa chute : « Ma colonne vertébrale étant
amochée, j’ai eu l’avantage d’être comprimé dans un appareil, et on m’a
envoyé coucher pour plusieurs années. J’ai porté un corset jusqu’à l’âge où,
de mon temps, les petites filles en mettaient pour la première fois.
Admirable régime. Lecture, réflexion, méditation, graines d’idées
générales. Puis, pour prendre ma revanche de cette immobilité prolongée, je
me suis donné beaucoup de mouvement dans la vie. » Et voici comment on
fabrique une légende… Car comment ne pas imaginer les terribles
frustrations enfantines nées de ce régime de vie ? Qu’elles aient contribué à
forger un caractère, et même un grand caractère, c’est certain. Qu’elles aient
favorisé un goût précoce pour la lecture, notamment pour l’histoire, qu’elles
aient encouragé une tendance naturelle à l’introspection, qu’elles aient
ensuite suscité un appétit inextinguible de mouvement, de lumière, de ciel
et de sables, comment en douter ? Et, comme le note Maurice Martin du
Gard, « c’est quand il n’était pas encore à l’âge d’homme que les femmes,
dans sa vie, ont eu le plus d’importance ». Le confort physique, la chaleur
des affections féminines, sa sœur Blanche quand sa mère ne sera plus… il
n’est pas besoin d’être grand freudien pour trouver dans cette enfance
corsetée la source de bien des fragilités, avant d’y voir la naissance d’un
tempérament. « Je n’ai pas besoin de dire, se souviendra-t-il plus tard, ce
que furent les soins et les gâteries de ma mère, de ma grand’mère, pendant
cette période de ma vie. »
Le souvenir du cocon ne le quittera jamais. Par un curieux et constant
réflexe de protection, cet homme qui aime l’aventure, le voyage et même la
prouesse physique – il le prouvera au Tonkin et à Madagascar alors qu’il
n’est déjà plus un jeune homme –, apprécie aussi, où qu’il soit, le confort
d’un décor personnel et familier. Ainsi, en juin 1900, à bord du bateau qui
le ramène vers Madagascar, il décrit à sa sœur sa cabine : « Trois
couchettes, le lit, le bureau, le débarras, ma pendule de voyage accrochée,
les choses bien en ordre, le bon petit home confortable que j’aime à me
faire. » Il y aura aussi, bien plus tard, ce soir de la fin du printemps 1905,
« au bivouac sur la route du Kreïder à Géryville » – un soir comme
beaucoup d’autres, mais si évocateur celui-là, car proche de la perfection
avec ses couleurs chaudes de rouge et de pourpre. Il décrit le spectacle à sa
sœur, avec un luxe de détails inouï, et une émotion qui n’est pas feinte :
« Ma lampe est allumée sur ma table de campement dans la grande tente du
bachagha Si Eddin […]. Elle est grande comme un appartement, doublée de
drap et de soie, et l’épaisseur des tapis moussus couvre le sol. La porte est
grande ouverte ; mon fanion clapote ; un grand spahi rouge monte la garde ;
mes officiers […] achèvent de fumer leur pipe autour d’un feu rouge ; un
cheval hennit en tirant sur sa corde ; les serviteurs enlèvent les reliefs du
repas sous l’œil du caïd en burnous pourpre de la tribu voisine, et la lune
rend vivante cette nuit si fraîche après la chaude journée. Mon spahi vient
de fermer ma porte, seul un trait de lumière blanche filtre sur les tapis et je
ressens dans ce “home” d’une nuit un confort inexprimable […]. Vais-je
bien dormir ! » Toute une dimension du caractère de Lyautey est dans ces
quelques lignes. Entre les moments si fréquents de dépression, de lassitude
et de doute, il y a ces instants magiques où l’esprit est reposé, où l’œil de
l’esthète est satisfait, et où l’adulte retrouve la chaleur et la sécurité de la
petite enfance. Ce goût du confort que l’on recrée, le souvenir obscur, mais
si présent, d’une enfance choyée dans un cadre familier. À qui d’autre, plus
que sa sœur, pourrait-il confier ce rare aveu d’un bonheur fugitif ? On
comprend que Lyautey ait ressenti comme un drame irréparable l’incendie
de la propriété familiale de Crévic par les troupes allemandes, en 1914.
Tous ses souvenirs, l’imaginaire de son enfance sont partis en fumée. Mais
en même temps, il redoute toujours l’ennui, le terrible ennui, en embuscade
derrière le confort trompeur, et l’on ne peut, chez lui, dissocier ces deux
sentiments. Autre scène : faisant, en septembre 1906, un séjour de quelques
semaines dans le château familial de Montrambert, dans le Jura, pour y
régler des affaires de famille, il se trouve vite bien loin de son
commandement, Aïn Séfra, pourtant guère mouvementé alors. Il écrit à
Victor Barrucand, directeur de L’Écho d’Alger, l’éditeur posthume
d’Isabelle Eberhardt : « Ici dans une vieille maison où j’ai été presque
élevé, où les miens ont vécu, je me sens ressaisi par tout le passé, et forcé
de me raidir pour ne pas me laisser chloroformer par la douceur des choses,
des souvenirs. Je ne vis depuis trois semaines que parmi des gens aussi
éloignés que possible de tout ce qui me passionne et me donne une raison
de vivre […] et, tout en ayant joui de ce repos, je suis bien aise de secouer
prochainement la trop douce et endormeuse existence pour me rejeter dans
la fournaise. » Le bonheur, pour lui, c’est un contraste absolu, un univers
douillet et luxuriant à la fois, niché au cœur de l’aventure. Lorsqu’il sera
élève au lycée de Nancy, à douze ans, il s’illustrera par le brio d’une
dissertation sur le Discours de la méthode. Ce n’est sans doute pas un
hasard : ce texte étonnant de Descartes qui, avant d’être un écrit
philosophique, est un récit autobiographique, est comme un chef-d’œuvre
d’introspection – Descartes, cette « âme mobile et insatiable », selon le mot
de Maxime Leroy, qui, sa vie durant, « ne fut chez lui nulle part7 », et qui
finit par mourir de ce qu’il redoutait le plus : le froid.
Pour l’enfant Lyautey, le remède contre l’immobilité, la claustration,
c’est donc la lecture : de l’histoire, et encore de l’histoire, mais aussi des
livres de géographie, des récits de voyage, et cette formidable ouverture de
l’intelligence que peut favoriser, chez un enfant doué, l’absence d’exercice
physique. La géographie, surtout, qui permet à l’esprit de voyager.
Géographie est peut-être un bien grand mot en ce temps où la discipline,
sous l’impulsion de Vidal de La Blache, est tout juste naissante, et où ses
prétentions scientifiques sont encore peu affirmées. Mais en contrepartie,
quelle puissance d’évocation que celle d’un Vidal de La Blache, ou d’un
Élisée Reclus ! Les paysages sont animés par une connaissance aiguë de
l’histoire des hommes, par une compréhension profonde du tempérament
national, du caractère d’une nation, la France qui, on le sait depuis peu
grâce à Michelet, est une « personne8». L’imagination ne connaît
évidemment pas les frontières. Bien plus tard, s’exprimant le 4 juillet
1918 à Casablanca, à l’occasion de la fête nationale américaine, le résident
général au Maroc évoquera ses souvenirs : « Nous avions alors neuf ans, et
nos imaginations d’enfants restaient éblouies des récits d’inventions de
guerre extravagants, des combats légendaires des “monitors”, qui se
confondaient dans nos esprits avec les récits de Jules Verne. C’était
l’époque où paraissaient ses premiers livres : Vingt mille lieues sous les
mers, De la Terre à la Lune, Les Sous-Marins, Les Canons géants… » La
lecture est un passe-temps idéal, mais aussi le dessin, pour lequel Hubert
montre très tôt des dispositions intéressantes ; à dix ans, il dessine déjà des
personnages, des animaux, des paysages…
L’autre remède, c’est la compagnie familiale, et l’influence apaisante
qu’elle procure. Comme l’écrit joliment Sonia Howe, qui publia à Londres
la première grande biographie de Lyautey, « il était tout naturel que le lit du
jeune Hubert devînt un centre de ralliement pour les autres membres de la
famille9 ». Quant à « ses » femmes, ce sont sa mère, dont il gardera toujours
le souvenir ému d’une personne pleine de grâce et d’élégance, sa grand-
mère Grimoult – un grand caractère –, son arrière-grand-mère de La Lance,
qui était née au début du règne de Louis XVI, ses tantes, aussi, bien sûr, sa
tante Bébé, mais aussi sa tante Menans, la sœur de son père, une légitimiste
convaincue qui vénère le comte de Chambord. Sa mère surprend parfois
Hubert, la nuit, lisant à la lumière de deux bougies. Avec un tel
environnement, on ne peut que songer à Proust et à l’univers confiné de son
enfance. Ne peut-on imaginer que celle de Lyautey, sur laquelle nous
savons finalement peu de choses, a connu ces sensations qui ouvrent, en
une page célèbrissime, la Recherche du temps perdu : « Parfois, à peine ma
bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de
me dire : “Je m’endors”. Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était
temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je
croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas
cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais
ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que
j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la
rivalité de François Ier et de Charles Quint. » On trouverait aussi bien des
points communs entre l’enfance grenobloise de Stendhal, le petit Henri
Beyle, et celle de Lyautey – à cette différence près que ce dernier a été
infiniment plus choyé que le célèbre écrivain. Pendant toute son existence,
Hubert redoutera le confinement, le confinement social, le confinement
intellectuel. Il lui faudra des livres, des salons, des conversations, des
lettres, et enfin des voyages – Stendhal, lui, avait échappé au confinement
par la littérature, la plus belle des armes.
Ces années de repos forcé ont dû lui paraître interminables. C’est
seulement en 1865 qu’il commence à connaître les rudiments d’une vie
normale – mais toujours avec ce corset d’acier à crosses dont il ne pourra
s’affranchir qu’en 1868. Dès qu’il a pu se lever, malgré son corset de fer, le
garçon a recherché l’exercice physique, gage de liberté. À Crévic, chez sa
grand-mère Grimoult, « maman Louise », il passe des vacances d’été
pleines de jeux qu’il partage avec les petits paysans de son âge. Le grand-
père, écrit Sonia Howe, « était le type accompli du gentilhomme
campagnard, très aimé dans le pays – avec cela bon chasseur à courre, et
fusil de premier ordre ». André Maurois le souligne : « L’installation
annuelle à Crévic était la grande affaire de la vie des enfants. On frétait une
voiture de déménagement, où l’on mettait le piano, les caisses, les malles,
puis la famille partait avec la grand’mère, dans une calèche prise chez le
loueur Antoine. » Lyautey se souviendra qu’« après déjeuner, avant dîner,
on se réunissait sous les trois vernis du Japon qu’on appelait les Sumacs,
près de la serre. Maman Louise y était assise dans un fauteuil pliant. Elle y
prenait le café, y recevait les visites, puis on allait faire un tour de serre où
l’on regardait mûrir le Frankenthal, raisin noir superbe venant des bords du
Rhin… »
Ainsi le jeune garçon n’est toujours pas tout à fait comme les autres, son
caractère s’affirme. Il joue à la guerre, conduit sa petite troupe d’amis vers
des victoires imaginaires. Il y a quelques traits communs entre son enfance
et celle de T. E. Lawrence, le futur Lawrence d’Arabie, enfant chétif qui lui
aussi aimait à jouer à la guerre tout en dévorant livres d’histoire et récits de
chevalerie. Mais Hubert joue aussi « au pays », sur un tas de sable dans un
coin du parc. Encouragé par son père, il édifie des chemins de fer, des
maisons, des ponts imaginaires. Il joue à l’ingénieur, tout autant qu’au
militaire. Il joue aussi au chef, nous dit-on, et fait son premier apprentissage
du commandement. C’est du moins ce que la légende dira et répétera plus
tard, nourrie sans relâche par Lyautey devenu adulte, puis par ses
admirateurs et des biographes : le militaire et le constructeur, puis le chef,
tout aurait commencé par les jeux d’enfant au château de Crévic, avec les
paysans, puis par des distractions plus strictement martiales à Nancy même,
où il grandit avec celui qui devait être l’une des grandes amitiés de son
existence, Antonin de Margerie. Autres camarades de jeux : les deux fils
aînés de Mac-Mahon, alors commandant militaire de Nancy (1863-1866).
Le grand-père Lyautey était en effet lié à ce dernier, car il avait servi sous
ses ordres en Afrique et était devenu son collègue au Sénat impérial.
Sans doute toutes ces bribes de récit d’enfance sont-elles exactes – du
moins sincères. Lyautey se plaisait à imaginer, au soir de son existence, que
sa vie, telle un fleuve, avait suivi un cours. Son âme si romantique ne
pouvait que croire au destin… et il est vrai que bien plus tard, quand il
créera « sa » première ville de toutes pièces, Ankazobé, à Madagascar, il le
fera avec l’enthousiasme et l’excitation d’un enfant. Pour retrouver
l’atmosphère d’une enfance à Nancy à cette époque, il faut lire – c’est une
suggestion que faisait Lyautey lui-même au soir de sa vie – les Souvenirs
d’une petite fille, de Gyp.
PRÉSENCE DE L’HISTOIRE
L’ALGÉRIE
Que faire ? Partir… C’est en cet automne tourmenté que le jeune officier
a la satisfaction d’apprendre qu’il sera envoyé en mission en Algérie, pour
six semaines, à l’issue de l’école. Il s’agit d’un voyage d’études destiné à
parfaire sa formation. Prosper Keller l’a poussé à se mettre sur les rangs.
Lyautey n’a jamais voyagé, son horizon ne dépasse pas sa province natale,
Châteaudun, Paris et la Grande-Chartreuse. Les trois départements
d’Algérie ont déjà le parfum de l’aventure. Peut-être a-t-il en mémoire ses
lectures d’enfance, cette évasion que lui apportaient ses livres de
géographie quand il était confiné dans sa solitude de petit malade, au fin
fond de la froide Lorraine. Peut-être en avait-il gardé, comme le petit Paul
Morand qui rêvait aux parfums d’Arabie quand il était enfant dans le
Derbyshire, « un désir inassouvi d’évasions ensoleillées, un besoin refoulé
mais fou de voyages sensuels5».
Au début de 1878, Lyautey sort donc enfin de la prestigieuse École
d’état-major, avec le grade de lieutenant, puis il s’embarque pour l’Afrique,
en compagnie de ses camarades Keller et Silhol. Il a laissé, à la demande de
son entourage, des notes de ce voyage, qui s’étend sur les mois de février et
de mars. Ces pages, qui ont été publiées en 1980 par André Le Révérend,
forment un témoignage capital sur son éveil à la lumière, au ciel et aux
sables. Le Sahara est à la mode, en particulier grâce aux ouvrages et aux
tableaux d’Eugène Fromentin, auteur lu, et d’ailleurs cité par Lyautey6.
Avide de mouvement, mais néanmoins casanier, ce dernier aurait préféré un
voyage en Autriche, à Frohsdorf, pour être plus exact, résidence du comte
de Chambord. Mais il s’est laissé entraîner par son camarade, et il ne le
regrette pas. Il quitte Marseille le 1er février au soir, arrive à Philippeville le
lendemain, prend le train, s’installe à Constantine dans un hôtel médiocre…
Il a déjà deviné, derrière les omnibus et autres signes de la civilisation
moderne (ce qu’il appelle la « prose européenne »), « les intérieurs arabes
où trois ou quatre silhouettes blanches fument, accroupies autour du café
maure ». Avec ce récit de voyage, Lyautey a enfin trouvé son style.
Dépaysé, il peut s’arracher au délire exclusif de l’introspection. Dès le
lendemain, c’est la découverte de la ville arabe et de son brouhaha, des
ruelles étroites et enchevêtrées, de sa population « grouillante » et de son
univers étouffant. Après les cafés maures et les « maisons plus ou moins
bien famées », c’est le hammam et des sensations nouvelles, chargées
d’exotisme : « Deux grands gaillards à peu près nus, sans barbe et la tête
rasée, nous déshabillent et, après nous avoir attaché légèrement une
ceinture, un haïk, nous poussent dans l’étuve dallée de marbre. » Pour le
jeune Lorrain, cette découverte n’est pas éloignée de l’extase. Quelques
heures plus tard, un officier de tirailleurs lui procure une autre forme de
déniaisement, plus administratif, lorsqu’il lui décrit les absurdités de
l’administration civile des départements d’Algérie : « … absurdité du jury,
de la cour d’assises, des circonstances atténuantes et du droit commun avec
ces gens, auxquels leur religion, scrupuleusement suivie, fait une
prescription de tout ce qui peut nous nuire. » Plus tard, c’est une autre
découverte, celle des chutes du Rummel et des montagnes environnantes.
Découverte du soleil, aussi, et de sa chaleur douce dans l’hiver africain.
« C’est le printemps, le vrai printemps ! Du soleil partout, des rochers roses,
des genêts, des pâquerettes sur toutes les pentes, des lauriers-roses et des
orangers, quel climat ! »
André Le Révérend qualifie fort justement ce récit, au style déjà maîtrisé,
d’« illumination africaine ». De fait, c’est bien le soleil, la chaleur qui
frappent le jeune homme, après ces années si froides, au physique comme
au moral. Même la ville, ce « monde criard, étrange et odorant », le fascine.
Il poursuit son voyage, mais la compagnie lourdaude de certains officiers
l’incommode et lui rappelle l’ennui subi à Saint-Cyr. Il visite avec
ravissement les ruines de Lambèse, puis prend la route de Biskra, dans les
montagnes de l’Aurès. Il s’éloigne ainsi de « la France mauvais teint » et
pénètre pour de vrai en Afrique… « Tout à coup, les montagnes s’élèvent et
se resserrent, le soleil prend un éclat nouveau, tout cela s’illumine et
devient rose ; la voiture descend dans un vrai gouffre : passage à gué,
chameau effaré, eau bleue, Arabes en guenilles, roches rouges, tableau ;
puis tout à coup, à un détour, la muraille rouge craque et se fend : une porte
immense, une bouffée de chaleur ; de 0o on passe à 30o ; on franchit la
passe, la vue s’élargit, c’est un monde nouveau, l’Afrique ! l’Afrique ! […]
et du rouge, du rose, du bleu, tout cela aveuglant, éblouissant ; nous
frémissons ; je ne sais s’il y a au monde une transition plus brusque et
grandiose d’un monde à l’autre. » Dès lors, la suite du périple est à
l’avenant, avec cavalcades, ciel en feu, manteaux rouges de spahis à
l’horizon, réception chez le cheikh… On est loin, et bien loin, des
interrogations de la Grande-Chartreuse.
Ce n’est pas le désert des mystiques. À Batna, « triste tableau de la vie
des colons : père et fils se relayant pour veiller, le fusil chargé, à l’intention
des Arabes : récoltes arrachées sur pied, pommes de terre enlevées, et
justice illusoire ; impunité ». Après des impressions contrastées de Sétif et
Kerrata, « entrée charmante à Bougie avec ses rues en escaliers, ses
remparts espagnols et sa magnifique population », puis, Alger : « Oh la
merveilleuse ville ! » mais s’il est vrai que « c’est plus joli, plus élégant,
mieux construit qu’à Constantine », il reste que « ce n’est plus ce
grouillement, cette vie, ce bruit ; la civilisation y a trop passé. » La ville ne
lui plaît pas, en définitive, sa première journée est une « vraie journée de
Paris ». Seuls les environs d’Alger sauvent la mise, à l’image de la rade et
de la Mitidja immense. Lyautey ne se trouve vraiment heureux que lorsqu’il
fausse compagnie à ses camarades. Il admire les mosquées, et « l’Arabe
priant » : « Je respecte décidément de plus en plus ces gens-là […], si fiers
et dignes dans leur foi. » Mais Alger n’est pas « sa » ville, elle est trop
européenne, trop « apprêtée », avec ses marchands de « pipes turques
fabriquées à Paris », ses « vraies françaises » et ses « fausses arabes » de la
Casbah. Il préfère les vieilles rues tortueuses et un rien oppressantes de
Constantine. Ses goûts sont déjà fixés, pour longtemps. Mais il n’oublie pas
pour autant les vertus de la colonisation, l’esthète ne renie pas l’officier. Il
admire le chemin de fer, les fermes, la « colonisation en pleine fleur »…
Tlemcen, début mars, et ses paysages splendides, ses oliviers, ses cascades
et ses rosiers enlacés. Lyautey a parcouru, d’est en ouest, l’Algérie des
colons, et il en revient conquis, même s’il a perçu, déjà, bien des faiblesses
dans l’organisation de la présence française. Il existe de lui une
photographie, prise à cette époque, qui le montre en costume arabe, barbu,
beau et altier. Il est mince et élégant, tel qu’il restera toute sa vie, avec, dans
le regard, une très légère nuance de défi.
Il lui faut rentrer, cependant, dans la France froide de cette fin d’hiver.
Comme officier d’état-major, il a des stages à accomplir dans les différentes
armes. À Châteaudun, d’abord, au 20e régiment de chasseurs à cheval, puis
à Sézanne, au 69e d’infanterie. C’est la vie de garnison à l’état brut, qu’il
déteste aussitôt. De surcroît, l’hiver 1879 est redoutable et réveille chez lui
de vieilles douleurs. En mars 1880, il doit aller soigner des rhumatismes
articulaires à Aix-les-Bains, sans avoir pu commencer vraiment son stage
d’infanterie – il n’en fera jamais, car la loi du 20 mars 1880 dissout le corps
des officiers d’état-major. Hubert apprend bientôt qu’il a la chance d’être
affecté dans une arme « noble », la cavalerie. Mais rien ne semble pouvoir
l’arracher à son ennui, à ce dégoût des choses qui se sont à nouveau
emparés de lui. Par simple dépression, ou pour soigner ses souffrances
physiques – peut-être éprouve-t-il l’angoisse de retrouver sa maladie, et
avec elle les entraves de son enfance –, il demande un congé et se retire
chez ses parents qui sont installés désormais à Versailles. Il retrouve
Antonin de Margerie, ainsi qu’un autre camarade de Saint-Cyr, comme lui
disciple d’Albert de Mun, et dont il sera vite très proche : Joseph de La
Bouillerie. Ceux que l’on surnomme aussitôt les « trois mousquetaires » ne
se séparent plus, fréquentent les salons de la bonne société versaillaise, ou
se retrouvent plus simplement dans la garçonnière que les parents Lyautey
ont laissée à leur fils, rue d’Anjou.
Enfin, un genre de libération arrive : il apprend que son régiment
d’affectation, le 2e hussards, doit partir en Algérie. Il va donc retrouver la
terre de soleil qui l’a littéralement illuminé… nouveau dérivatif contre le
taedium, tellement plus efficace que les livres ! Parti pour deux ans, sa
métamorphose paraît réelle, « la chaleur agit sur son organisme comme un
baume et lui, qui souffrait tellement de l’humidité et du froid, il se sent
soulagé, libéré ; et cette euphorie physique déclenche un épanouissement
immédiat de tout son être. Toute sa vie, il chantera un hymne magnifique au
soleil7. » Et comme il aime partager ses sensations avec ceux qui lui sont
chers, Lyautey va inonder de lettres ses parents et ses amis les plus
proches : Prosper Keller, Margerie, La Bouillerie. Il peint et dessine aussi,
car c’est un trait qu’il faut dès maintenant souligner : parmi les nombreux
dons qui le distinguent, le jeune homme possède une étonnante facilité pour
le dessin. Il s’éloigne de ses notes intimes, de ce travail d’introspection trop
direct qui entretenait jusque-là ce qu’il faut bien appeler une dépression
chronique. Ses lettres deviennent son « journal de chaque semaine », écrit-il
à La Bouillerie, elles ne font qu’exprimer ses perceptions au jour le jour,
écrites pour lui au moins autant que pour le destinataire, avec pour seul
propos de rendre « comme je les vois les couleurs de la lanterne magique
que j’ai devant les yeux, sauf à vous donner quelquefois du bleu pour du
rouge et du vert pour du jaune ».
Son talent littéraire est réel, et coloré, ce qui le distingue très tôt de la
plupart des grands officiers de son temps. La correspondance lui permet de
l’exprimer avec vigueur, et cet orgueilleux en prend vite conscience…
N’aura-t-il pas bientôt l’idée de diffuser ses plus belles lettres à ses proches
amis, avant de les confier à un éditeur ? Il écrit tantôt à l’un de ses proches,
tantôt à l’autre, en les invitant tous à se communiquer leurs lettres
respectives. Au début, écrire est pour lui un plaisir amical et littéraire.
Bientôt ce sera un outil pour séduire, puis pour convaincre. Quant à ses
dessins, ils sont à la fois précis et stylisés. Lyautey est un maître du
paysage, du détail qui frappe, marqué en cela par ses préparations
d’ingénieur et sa formation militaire. Il aurait été un admirable officier de
Napoléon, un maître de son service cartographique, un Bacler d’Albe… On
comprend qu’il n’ait jamais ressenti le besoin d’écrire ses Mémoires.
Comme le grand diplomate Paul Cambon, c’est au fil du temps qu’il les a
écrits, à travers ces lettres innombrables qu’il a laissées et qui,
recomposées, relues, réinterprétées, donnent, en fin de compte, malgré tous
les travestissements possibles, la vérité profonde du personnage. En
revanche, et en bonne logique, il répond peu, ses amis s’en plaignent – les
amis français comme les amis arabes. Il écrit pour témoigner, pour faire
partager : oui, décidément, ses lettres seront toujours une sorte de Journal
intime, témoignant de ses émerveillements et de ses angoisses devant un
public choisi…
L’Algérie, donc, le fascine. Le soleil n’explique pas tout. La
Méditerranée et son univers auraient pu le rebuter, au-delà de la fascination
tout intellectuelle et esthétique qu’elle était susceptible de faire naître. On
verra, quelques années plus tard, les contradictions profondes d’un autre
Lorrain, Maurice Barrès, qui, après avoir parcouru la Grèce, l’Espagne et
l’Italie, s’en reviendra vers sa terre natale épuisé de références culturelles.
Ce qui séduit Lyautey, c’est certes un décor, des paysages, un grouillement
humain, mais c’est, au-delà, une civilisation extraordinairement vivante. Sa
description des habitations arabes, qu’il livrera quelques années plus tard en
visitant Pompéi, nous donne peut-être une des clefs pour le comprendre : au
sud de l’Italie, comme au Maghreb, « rien depuis la rue ne laisse
soupçonner l’habitation. Pas de fenêtres, des meurtrières grillées, une
porte – puis un vestibule étroit et, alors, le débouché sur la vraie maison, la
cour intérieure, la lumière, l’eau, tout le luxe, toute la vie – quant aux
façades, elles sont toutes en boutiques, échoppes louées, sans rapports avec
la maison – les marchands mêmes n’habitent pas là ; ils n’y ont que leur
comptoir, leur maison était ailleurs – toujours la démarcation bien tranchée
entre la vie publique et la vie privée. » Quelle différence avec la France,
avec cette société où la vie personnelle est comme exposée au regard, à
chaque instant ! L’image de l’habitation arabe va loin : pour en découvrir
l’existence, et le cas échéant, pour les plus riches, le luxe infini, il faut
savoir y pénétrer et recueillir la récompense ultime du pouvoir de
l’imagination. Et ce mystère même, cette position en retrait du monde
immédiat, est le plus grand gage de liberté qui soit. Voilà ce que représente
l’Algérie pour le jeune officier : une liberté inconnue de lui à ce jour, qui le
soustrait au regard oppressant de la société, celle de Nancy, Versailles et
d’ailleurs.
Les deux années passées là-bas se révèlent décisives, plus encore sur le
plan de la formation politique et administrative que pour la maîtrise du
caractère. Les premières sensations du voyage de 1878 se confirment. Elles
sont à la fois d’ordre personnel, culturel et politique. Les lettres de Lyautey
montrent à quel point son intelligence acérée lui a permis de comprendre
très tôt l’Afrique du Nord, le préparant à ses destinées futures en terre
marocaine.
Il fait d’abord un véritable apprentissage professionnel. Ce n’est plus le
voyage d’agrément, en compagnie de quelques frères d’armes à l’humour
plus ou moins pesant. Désormais, il faut crapahuter pour de bon, et Hubert
découvre, dans la vie quotidienne, le rôle véritable de l’officier. Donner
l’exemple, soutenir et réconforter ses hommes : voilà du grain à moudre
pour une âme exaltée par le désir d’action. Lyautey découvre plus avant
l’univers des « bureaux arabes » qui administrent les territoires militaires
d’Algérie, et le professionnalisme, l’intelligence sociale de leurs officiers,
qui doivent tout gérer, tout organiser, dans un dialogue singulier avec les
chefs des tribus. Il éprouve aussi le genre de vie qui lui plaît entre tous :
l’embrasement des levers et des couchers de soleil, les chevauchées, le
contact quotidien avec les populations, l’observation des coutumes et des
traditions… et la reconstitution, le soir, d’un univers familier.
Chaleur du soleil le jour, chaleur du décor la nuit. À peine arrivé, il écrit
à Margerie que ses soirées « sont des soirées de France, mes petites soirées
blotties de Châteaudun, et si vous pouviez me voir à travers les lieues qui
nous séparent, vous ne me croiriez pas au-delà des mers : la même
installation, les mêmes bibelots, les mêmes tableaux, le même cadre en un
mot, et moi au milieu, habillé des mêmes vestons de chambre, occupé à
coller mes articles de journaux sur leurs grands cahiers, étudiant
l’Afghanistan, écrivaillant, rêvant, entre feu, Fly, cigarette et thé ». Mais
son propos est clair. Il ne s’agit plus de découvrir l’Algérie en artiste, mais
bien de confronter les théories, d’observer les réalités, de raisonner et de
déduire « en homme pratique ». Le changement est profond, le dilettante
passe au second plan : Lyautey, c’est incontestable, va mieux. Il écrit à La
Bouillerie qu’il se retrouve « à ses heures » – c’est dire qu’il ne renie pas
« l’artiste » – « Français, homme du XIXe siècle, mêlé à la lutte actuelle et à
tout ce qui touche aux intérêts politiques et économiques de [son] pays ».
Le soir, il s’habille « en arabe », chemise et burnous : les photographies,
encore, nous le restituent, superbe. Bientôt, il apprendra l’arabe. Il lit, se
documente. Les ouvrages d’archéologie, d’ethnologie le passionnent.
C’est cette ambivalence permanente, ce passage continuel de la
description littéraire ou ethnologique à la réflexion politique ou
administrative qui fait le prix de la correspondance de Lyautey, et qui en
fera le prix toute sa vie durant. Mais elle ne le protège jamais contre les
retours de l’ennui ou de la dépression. Le tempérament d’Hubert reste
torturé, menacé par les mauvais cycles de l’hiver. Un jour de février 1881,
le jeune officier retrouve son cafard habituel, il se remet, selon sa propre
expression, à « broyer du noir ». Il s’en ouvre à Margerie : il a suffi qu’il se
trouve en déplacement quelques jours avec son ordonnance, loin de son
peloton, et que la brume dissimule le soleil, pour que le paysage, triste et
dépouillé, aux contours médiocres, perde ses couleurs – et la vie avec lui…
« Tout ce squelette de l’Algérie sans soleil […] donne envie de pleurer. »
Tout d’un coup, tout est froid, il n’entend plus que le « glas funèbre » des
chiens kabyles ou le cri horrible de l’hyène, il ressent affreusement
l’absence de ses amis. Quand il écrit à son père, à son « bien cher papa », il
se fait plus allusif sur ces tourments, et fournit force détails sur ses
observations politico-administratives. Mais il ne masque pas ses sentiments,
ou si peu. Le 23 mars 1881, il lui écrit d’Alger pour lui raconter sa visite au
général de brigade et sa nouvelle affectation. On lui a proposé le poste de
chef d’état-major de la subdivision – « plus chargée qu’une division »,
comme celle de Versailles. Une nouvelle vie a commencé pour lui,
« odieuse » : la vie de bureau. En outre, il « exècre » Alger, ses touristes et
son cosmopolitisme de pacotille. « Dites à Antonin que je ne peux plus
écrire, n’ayant rien à dire ; je voudrais être au diable, et Alger me fait
regretter Sézanne. » Seule la nouvelle du massacre de la mission Flatters
l’arrache à son ennui : cette expédition dans le Sahara, conduite par des
officiers, avait pour objectif d’explorer les relations transsahariennes. Le
dénouement tragique de l’expédition révèle combien la plus grande
incertitude demeure sur le destin de toute la région, et sur la sécurisation
des territoires français. C’est une incitation à l’action.
La maladie – un début de pleurésie – vient rappeler à Lyautey qu’il est de
constitution fragile. La crise diplomatique qui survient en Tunisie lui donne
l’espoir, un moment, d’être envoyé vers l’action, mais rien ne semble devoir
l’arracher à la routine de la vie d’état-major et à l’ennui de la capitale, trop
« francisée » à son goût. Il en veut à la République de son impuissance, de
son incapacité à affirmer une vraie position politique dans la crise. Mais sa
réflexion n’ira pas plus loin. Avec le printemps, le soleil, le « roi-soleil »
revient. Du coup, tout semble lui sourire. Son organisme affaibli est comme
irradié : « 30o à l’ombre, mes camarades râlent et je jubile, je m’en donne
des douches sur la poitrine, les épaules, les reins. » Sa carrière paraît
s’envoler : on lui dit qu’il est bien coté, il est officiellement nommé officier
d’ordonnance du général, sa tenue est « réellement charmante », pantalon et
képi de hussard, bleu et argent, dolman noir et argent. Grâce à l’argent
envoyé par son père, il a pu quitter l’horrible chambre garnie des débuts et
prendre un logement véritable qui l’enchante. Il s’en ouvre à son père de
manière touchante, presque puérile, soulignant ainsi l’incroyable décalage
entre sa maturité intellectuelle et son immaturité sociale : « Vraiment, ce
logement réalise tous mes rêves, et ne pensez pas qu’en mettant cette
question en première ligne, je donne trop d’importance à des choses
secondaires. J’ai le bonheur de trouver en rentrant le home confortable, avec
tout ce qui fait supporter la vie de convalescent, livres, place pour écrire,
assez de tables et d’espace pour étaler cartes et papiers, et quand je lève le
nez de ma table, mon petit jardin, mes chevaux qu’on panse dehors sous
mon nez ; puis, des jardins, des palmiers, des villas et enfin le cap Matifou,
la rade, le port, tout Alger en amphithéâtre comme fond de tableau, les
entrées et sorties des bateaux, et à chaque instant ma lorgnette en main pour
distinguer un paquebot qui entre, un bateau qui pêche. »
Parmi ses lectures, dans la véranda, un article d’un auteur très en vue à
Paris, romancier et voyageur : Eugène Melchior de Vogüé, son futur
« initiateur », « guide », « ami ». La vie mondaine des officiers d’Alger,
trop balisée, ne lui convient guère. Il apprend donc l’arabe, d’abord le
« baragouinage », puis la vraie langue. Il cherche à se lier, et rencontre ainsi
chez son professeur, le khodja (secrétaire) du bureau arabe, « un jeune
Maure de vingt à vingt-cinq ans, superbe d’élégance et de distinction de
traits ». Bien sûr, le jeune homme est un intellectuel, élève de l’école de
droit arabe. Lyautey est transporté quand il apprend que, en outre, il est le
fils de l’un des grands personnages d’Alger, issu d’une famille de chérifs –
« la haute noblesse religieuse du pays ». Le jeune Si Maheddin Chérif lui
promet de l’emmener à la mosquée, pour visiter le tombeau de sa famille –
grand honneur entre tous. « C’est mon vrai professeur d’arabe et le guide le
plus charmant qu’on puisse rêver », écrit Hubert à sa mère, dans une
exaltation enfantine. La découverte de la vieille société arabe n’est pas que
pur snobisme, pour un esprit aussi avide de voir le monde et de franchir les
« barrières » imposées par les cultures. Mais tout de même, il se félicite
aussi de fréquenter le comte de Viel-Castel, neveu de l’académicien et
historien, et son frère, diplomate : un soir, ils papotent jusqu’à plus d’heure
sur Kant, Victor Cousin, de Mun et Lacordaire.
Mais au-delà des mondanités et des fréquentations de haut niveau,
Lyautey ne perd jamais de vue la situation politique, s’inquiète de
l’évolution des choses en Tunisie et de la faiblesse intrinsèque du régime
qui préside aux destinées de la France. L’Algérie lui semble la proie d’une
agitation « sourde » permanente. La presse française à Alger l’exaspère,
avec le mépris de l’Arabe qu’elle exhale. Comme l’avait senti, quelques
années plus tôt, Napoléon III lui-même, le milieu républicain et franc-
maçon qui conduit les affaires dans les départements d’Algérie lui semble
disposé à toutes les erreurs et à toutes les brutalités. L’avenir lui paraît
sombre, car les Arabes ne pourront endurer longtemps tant de mépris et
d’arrogance. « Et, écrit-il à son père, puisqu’on leur promet de toute façon
l’extermination ou la servitude, au lieu de cette fameuse participation à
notre prospérité, que les militaires au moins cherchaient dans une certaine
mesure à leur faire prendre, ils risquent tout, préférant donner encore
quelques coups d’épaule, sauf à être battus, plutôt que d’attendre comme
des moutons l’avenir aimable que la R. F. leur promet. » À son sens,
l’Algérie ne peut s’en sortir qu’au prix d’un régime d’exception, confié à un
civil intelligent et volontaire qui respectera les indigènes, mettra en œuvre
une politique active de développement économique et social, et musellera
« toute la canaille enragée » de l’écume du milieu colon. Un des éléments
déterminants de la future doctrine Lyautey est déjà dans ces constats. De
même, le jeune officier relève l’importance du fait religieux et conçoit déjà
une admiration profonde pour la religion musulmane et la foi des fidèles.
L’apprentissage du Maghreb progresse chez lui à la mesure de ses efforts
pour maîtriser la langue arabe – jusqu’à trois heures par jour, effort d’autant
plus méritoire que beaucoup d’Arabes parlent français et qu’on ne manque
jamais d’interprètes.
Ses lettres témoignent d’une excitation croissante qui s’explique
aisément : le lieutenant sait qu’il va bientôt devoir regagner la métropole, et
il lui faut profiter de chaque instant. Mais c’est prématurément qu’il va,
pour quelques mois, retrouver la France, bien malgré lui. En effet, en
novembre 1881, sa santé s’est détériorée : un refroidissement le cloue au lit,
alors qu’il aimerait tant rejoindre son escadron. Fièvre, diarrhée, un léger
mieux survient, et il cherche à dissuader son père de venir. Engageant, il
promet à sa mère de venir passer quelques semaines de repos en France,
ajoutant qu’il faudra bientôt lui « trouver une femme d’intérieur,
intelligente, musicienne et ayant le sac ». Mais il doit se rendre à
l’évidence : il a la typhoïde, et il est bien près d’y passer. Son père, alerté
par des amis, vient enfin le chercher en décembre et le ramène à Versailles,
rue d’Anjou. Hubert ne pèse plus que cinquante kilos, il est très affaibli.
Pour éviter qu’il n’attrape froid dans l’hiver versaillais – le Midi a été
écarté, pour ne pas l’éloigner des siens –, le médecin lui recommande trois
heures de marche quotidienne dans les salles du château. Pour lui permettre
cette cure étrange, le conservateur, Clément de Ris, lui accorde une
autorisation exceptionnelle d’accès en dehors des heures d’ouverture au
public. Muni de plans du château et des Mémoires de Saint-Simon, il
s’imprègne pendant plusieurs semaines de ces lieux historiques, de leur
atmosphère, de leurs souvenirs. Il devient un spécialiste des meubles et des
boiseries, du style du Grand Règne, de l’époque Louis XV, en tire des
croquis, et ainsi « des jouissances sans bornes ». C’est maintenant un
familier du château. Il en saisit la signification profonde, le projet
monarchique d’une société conçue comme un tout harmonieux, un corps
vivant, où la société de caste et l’inégalité des rangs ont leur sens : un projet
d’ordre et d’autorité qui trouve son prolongement dans l’urbanisme et
l’architecture. Il s’en souviendra au Maroc… Mais un jour de fermeture,
alors qu’il se trouve avec de Ris dans les petits appartements de la reine, à
commenter une ciselure, un gardien survient et prévient le conservateur
qu’un Monsieur, accompagné de deux enfants, souhaite absolument visiter
les lieux. L’homme se présente : « Veuillez, Monsieur, excuser mon
insistance, je suis le comte de Paris et j’ai voulu montrer Versailles à mes
enfants. » Lyautey se souviendra : « On me nomma, je suivis, et la visite
continua à nous cinq. »
Après cet épisode romanesque, il regagne l’Algérie en avril, et là, « en
pleine féerie de soleil, d’espace et de féodalité arabe, je retrouvais la vision,
glorieuse celle-là, d’un autre prince aux lieux mêmes où il avait surpris la
Smalah, mais le souvenir de Versailles est resté ineffaçable ». Le retour à
Alger, une fois rétabli par sa cure versaillaise, le transporte. Tout le petit
monde auquel il s’est attaché lui fait la fête, c’est un autre Hubert qui renaît.
Un jour de ce printemps 1882, il révèle dans une lettre à Margerie combien
ses relations avec les indigènes – les plus choisis – sont devenues proches :
du vieux marabout qui le « serre sur son cœur » à Kaddour le peintre, ou au
lettré Si Mohammed. Il obtient enfin de partir en expédition pour participer
à un jury qui doit primer les éleveurs de chevaux arabes… Ce sont « gorges,
cascades, forêts de thuyas, de tamarins ; haltes aux cafés maures d’heure en
heure », puis la forêt de cèdres de Teniet, enfin le jury lui-même. Il
n’épargne à ses amis, à sa famille – ses parents et, à travers eux, sa sœur
Blanche et son frère Raoul –, aucun détail de cette vie quotidienne à
nouveau enthousiasmante. Son talent de peintre et de conteur fait merveille,
s’affirme sans cesse, lorsqu’il évoque les portes du Tell, la route
transfigurée par la lune. Pour la première fois, il ressent l’excès de chaleur
(40o à l’ombre), retrouve le désert de son premier voyage et son roi, le
soleil ; il croise, pour la première fois, ces tribus nomades qu’il retrouvera
plus tard, dans le Sud oranais. Il apprend à traiter avec les chefs, comme ce
khalifa superbe, Brahim ben Mimouna, qui lui fait admirer ses sabres
d’argent ciselé et le cimeterre d’or que son père, commandeur de la Légion
d’honneur, a reçu en 1868 des mains de Mac-Mahon, son « ami ». Le jeune
chef pose des questions bien indiscrètes au jeune lieutenant, dont il devine
les bonnes origines : pourquoi retourne-t-il en France ? Pourquoi n’épouse-
t-il pas une fille de chef, comme l’a fait un autre officier, le commandant de
Beaumont ? La prestance de Lyautey, son style aristocratique font
merveille, décidément.
Mais il faut rentrer en France. Le taedium, qui ne l’a jamais vraiment
quitté, mais avec lequel il n’a cessé de ruser en Algérie, aidé par la
somptuosité des paysages et la richesse des contacts humains, l’ennui, le
terrible ennui le guette. Il ne le mesure pas encore, cependant, car il reste
heureux de retrouver sa famille, ses amis, ces attaches qui ne cesseront
jamais de l’obséder dans sa carrière errante. Tout au plus laisse-t-il échapper
dans une lettre à son père, peu de temps avant d’achever son périple à
Teniet : « Hélas ! Que ne sommes-nous Algériens, hôtes permanents du
désert, où les nuits et les jours élèvent l’âme et la détachent, où aucun détail
mesquin, aucun accident fini n’arrête l’œil, ne rappelle le terre à terre et le
borné et ne limite l’essor de la pensée. »
Du moins, sa vieille tentation religieuse semble s’être éloignée pour de
bon. Il paraît aussi réconcilié avec l’armée, dès lors qu’elle lui permet d’être
avec son peloton et de se comporter un peu en meneur d’hommes. Aidé par
le soleil d’Algérie, il a clairement choisi la couleur vive de l’uniforme, le
rouge des spahis. Mais ses vieux démons n’ont pas disparu. Il lui faudra
encore plus de dix années pour trouver sa voie. « Les jeunes gens, a écrit
Balzac, ont presque tous un compas avec lequel ils se plaisent à mesurer
l’avenir ; quand leur volonté s’accorde avec la hardiesse de l’angle qu’ils
ouvrent, le monde est à eux. Mais ce phénomène de la vie morale n’a lieu
qu’à un certain âge. Cet âge, qui pour tous les hommes se trouve entre
vingt-deux et vingt-huit ans, est celui des grandes pensées, l’âge des
conceptions premières, parce qu’il est l’âge des immenses désirs, l’âge où
l’on ne doute de rien : qui dit doute, dit impuissance. » Lyautey, comme
Barrès, a vécu, lui, toute sa jeunesse dans le doute. La vraie vie est encore à
venir.
Revenu en Italie, Lyautey fait une étape à Florence, puis gagne Rome où
il commence son séjour, en pleine Semaine sainte, par des visites multiples
de monuments religieux. Saint-Pierre, Saint-Jean-de-Latran ne le touchent
pas, les statues du Bernin le déçoivent. C’est clair, il n’est pas un adepte du
baroque. La Rome antique l’attire davantage, et il choisit la nuit pour
découvrir le Forum et le Colisée. Ses rêves de restauration monarchique ont
déjà déserté son esprit lorsque, un soir, rentrant à son hôtel, il tombe en arrêt
devant une apparition, « Henri IV en personne, la tête légendaire, la barbe
grise, le cordon bleu en sautoir sur le plastron blanc, la plaque du Saint-
Esprit sur l’habit » : en réalité, le duc de Nemours sortant pour se rendre à
une audience du Saint-Père…
Trois semaines à Rome : Lyautey ne cesse d’arpenter la ville, de visiter
les monuments, de fréquenter la bonne société. Il commence ses travaux
d’approche au Vatican et se fait recevoir par le secrétaire particulier de
Léon XIII, Mgr Boccali. Il faut dire qu’il accompagne sa tante, dotée de
solides relations, et qu’il croule sous les recommandations les plus hautes,
celles d’Albert de Mun, des La Bouillerie, mais aussi d’une multitude de
personnalités du plus beau monde. Dès le lendemain de son arrivée, la
vieille société romaine l’accueille avec chaleur. Le dimanche de Pâques, il
assiste à la messe du pape à la chapelle Sixtine, et le soir même dîne au
palais Altieri, la maison « la plus haute de Rome » dans le « parti noir » –
entendons le parti des loyalistes pontificaux. Il y rencontre la plus ancienne
société, et il peut y parler des sujets qui lui sont chers, comme l’avenir de la
cause royaliste et du catholicisme en France. Après un dîner intime où il est
le seul « qui ne fût pas de la famille », grande réception de trois cents
personnes où défile tout le parti noir. Enfin, le 31 mars, c’est l’audience
privée du pape qui se solde par une terrible déception. Le jeune officier
reçoit confirmation de ce qu’il a entendu jusqu’ici : Léon XIII est
convaincu que les assises du royalisme français sont devenues très fragiles
et que la jeunesse nationale ne vibre pas à l’unisson de Lyautey et de ses
« mousquetaires ». Comme il l’écrit à Margerie, « non seulement le Pape
n’est pas légitimiste mais il détourne de le rester […]. Chez nous c’est vers
la République qu’il s’oriente et voudrait nous orienter. » Il faudra dix ans,
toutefois, pour que le processus du Ralliement s’accomplisse. Mais la
conviction du pape est forte, exprimée sans faiblesse, et elle opère avec
force sur son jeune interlocuteur à qui il a confié ses doutes sur la force du
nombre chez les royalistes français : « Je connais votre pays mieux que
vous ne le connaissez. Vous êtes très peu… »
Déçu, le capitaine poursuit sa promenade dans les ruines antiques et
celles de la vieille société romaine. Il va même aux courses. Les lettres qu’il
a laissées, et dont il a publié la plus grande partie de son vivant, sont
peuplées de descriptions, de petits faits, de personnages et de silhouettes
innombrables. Elles sont, comme souvent, bien écrites, mais ne sont pas
toujours du plus haut intérêt. Lyautey s’y montre par moments vaniteux,
toujours snob, et l’on sent bien qu’il veut impressionner ses amis par
l’accumulation de références mondaines ou de considérations esthétiques. Il
arrive qu’elles sonnent faux ou soient conventionnelles à l’excès. On y
observe un grand absent, ce qui ne manque pas d’étonner en de tels lieux :
Dieu. La vocation initiale, un temps caressée, semble bien loin désormais.
Certes, Hubert fréquente volontiers la Curie, et il bénéficie de longs
entretiens avec Mgr Boccali. Mais la religion en est absente. Il continue
d’éprouver la solidité de ses convictions royalistes auprès des milieux
romains : indifférence résignée au Vatican, légitimisme décalé dans la
vieille société. Il n’en oublie pas pour autant sa mission, et le rapport qu’il
doit écrire sur la cavalerie italienne : ses brèves investigations dans les
quartiers et parmi les officiers lui montrent que l’armée italienne est
attachée à la maison de Savoie (les « Blancs ») et à l’unité de la péninsule.
Lors d’une de ses dernières soirées au palais Altieri, il sympathise avec un
officier allemand, le comte de Dillen, ce qui nous vaut ces réflexions, jetées
à Margerie presque par défi : « Sursauter au seul aspect d’un Allemand,
c’est du patriotisme à trop bon compte. J’ai des haines vivaces mais j’en
réserve la quintessence pour ceux qui sont, sur toutes choses, à l’opposé des
convictions que je regarde comme la base de tout ordre social, à quelque
pays qu’ils appartiennent. Ne pas avoir cette haine aveugle de l’Allemand
n’empêche nullement, le jour venu, de se battre contre lui de toute sa force,
de tout son cœur, à la tête de son escadron. Mais hors de la bataille, qu’est-
ce que je trouve en cet officier ? un gentleman, d’une éducation parfaite, de
façons charmantes, ayant en toutes choses religion, politique, toutes nos
idées. Nous parlons la même langue et nous nous entendons à merveille.
Que veux-tu ? J’ai au cœur une haine féroce, celle du désordre, de la
révolution. Je me sens certes plus près de tous ceux qui la combattent, de
quelque nationalité qu’ils soient, que de tels de nos compatriotes avec qui je
n’ai pas une idée commune et que je regarde comme des ennemis
publics1. »
À qui pense-t-il, au juste ? Aux radicaux français ? Le message d’Albert
de Mun paraît bien lointain, tout à coup. Certes, des notations, ici et là,
montrent bien que ce spectacle de la vie romaine ne le laisse pas totalement
dupe et qu’il en décèle les nombreuses hypocrisies et les artifices. Et une
fois Rome derrière lui, les choses se remettent vite en place : s’il fait l’éloge
d’un de ses amis du moment, le comte Tomaso Mocenigo Soranzo, brillant
élément de vingt et un ans, de vieille lignée vénitienne, et qui se destine à la
diplomatie, c’est pour mieux souligner qu’« il a des idées sur tout à
l’opposé de nos patriciens romains qui n’en ont sur rien ». C’est une société
sur le déclin, il le sent bien, mais en même temps, il lui prête encore un
avenir, ne voit pas que les « Noirs » ont bel et bien cédé le pouvoir aux
« Blancs », il s’amuse, se réjouit de ses rencontres et des succès mondains
qu’il accumule, par sa prestance et la qualité de sa conversation. Bref, il
n’échappe pas à une certaine vanité. Apprentissage médiocre, au total…
Lyautey n’aura pas recueilli de ce premier contact avec la société romaine
de bien grandes leçons politiques. Il n’a pas même su comprendre encore
toute la portée du message, chargé de signification, que lui envoyaient les
milieux de la Curie sur l’état du mouvement royaliste en France. Il ne lui
reste plus qu’à parfaire son parcours touristique, muni de son Stendhal et de
son Baedeker… Il gagne Naples, visite Pompéi au crépuscule, et, là, par
une sorte de miracle de l’analogie, retrouve la plénitude de son originalité et
de son intelligence. « Braudélien » avant la lettre, il décèle dans ces
témoignages vivants de la vie quotidienne chez les Romains des traits de
civilisation observés chez les Arabes et que nous avons déjà relevés :
« Rien, depuis la rue, ne laisse soupçonner l’habitation […] chacun à
Pompéi a sa maison, si petite soit-elle, comme à Alger, comme au désert la
tente. » L’analogie se poursuit avec la foule grouillante de Naples, « ces
portefaix, beaux gars demi-nus, cuivrés, aux lèvres fortes, aux yeux noirs :
cette vie en plein vent, ces échoppes où tout se mêle dans une saleté
indescriptible, ces cris en toutes langues, tout, jusqu’aux offres qui
accueillent l’étranger, tout cela est de l’Alger pur ». Sa dernière soirée à
Naples est « une nuit de Mustapha », et il fait cet aveu à Margerie qui, en
fin de compte, résume tout son état d’esprit : « Je revis mes dernières
années et tu sais si je les ai aimées ; tu sais si j’ai compris et aimé le cher
Orient africain. »
L’heure du retour en France a sonné : bref passage à Rome, puis Sienne,
puis quatre vraies journées à Florence qui lui inspirent quelques banalités
bien senties sur les avantages comparés des petites républiques
aristocratiques, protectrices des arts, et des grands États modernes,
pourvoyeurs de commandes officielles moins gracieuses. Enfin, dernière
étape à Turin, trois journées consacrées – tout de même – à boucler son
rapport, un jour entier passé à l’école de cavalerie de Pignerol où il reçoit le
meilleur accueil et en est presque à s’enthousiasmer pour la qualité de
l’armée italienne… Et puis : « C’est fini – demain matin je prends l’express
de Lyon et dans la nuit je serai à Gray chez La Bouillerie, où je m’arrêterai
quelques heures avant de refermer sur moi ma tombe de Bruyères », écrit-il
à Margerie le 10 mai, de Turin qu’il s’apprête à quitter.
De ce voyage, il gardera des relations, pendant quelque temps. Pendant
toute l’année 1884, il correspondra avec le cardinal Chigi pour évoquer les
Cercles catholiques ouvriers, ou avec Claes Lagergreen, camérier du pape –
qui lui donne les dernières nouvelles de la société mondaine : « La moitié
de Rome aristocratique porte le deuil. Le prince de Piombino est mort. » Le
comte de Linange-Billigheim, camérier secret du pape, se fait plus
politique : « Toutes les maisons souveraines se sont prostituées dans les
mains de la révolution. » On échange des considérations sur le temps,
accessoirement des photographies. Certes, cela peut prêter à sourire.
Lyautey est tout grisé de snobisme et de ferveur royaliste. Malgré quelques
éclairs, le dilettante a repris le pas sur l’esprit en éveil qui découvrait
l’Algérie.
Beaucoup est à reconstruire, et pour cela les années qui vont suivre sont
une véritable traversée du désert qui révèle enfin le jeune Lyautey à lui-
même. Il souffre de l’ennui et de l’inaction, sa carrière marque le pas – il
reste dix ans au grade de capitaine –, mais en même temps il bénéficie
d’une réelle liberté et tire profit de toutes les observations qu’il a
accumulées. Ce retour sur lui-même lui permet d’accéder à une véritable
maturité, même s’il ne l’affranchit pas de ces cycles de dépression qui
assombrissent sa vie. Un moment, après l’abandon de toute perspective
religieuse, il a pu être tenté par une carrière politique – mais dans quel
camp, dans quel parti ? La République opportuniste est à son sommet, grâce
à la personnalité forte, puissante, de Jules Ferry. Comploter entre
« mousquetaires », refaire la France dans les salons romains, tout cela
relève plus du dilettantisme que de l’action proprement dite, et Lyautey est
bien trop fin pour ne pas le mesurer. Et puis le comte de Chambord est
mort, des suites d’une blessure stupide. La littérature ? Le jeune officier est
conscient du talent qu’il possède, mais écrire des lettres splendides, pour les
publier peut-être un jour, cela ne suffit pas à construire une œuvre
d’écrivain. La poésie, il s’y est essayé, mais il n’a pour elle aucun don
véritable. Le roman suppose de l’imagination, et il n’en est certes pas
dépourvu : mais il suppose aussi un immense effort de volonté sur soi-
même. Donner vie à des personnages, créer un monde impliquent une
capacité à sortir de son moi, à s’arracher au narcissisme. Lyautey n’a pas la
trempe d’un romancier, son imagination et son esprit poétique, pour
s’exercer, doivent être en prise continuelle sur le réel qui, seul, lui permet
d’échapper à ses démons.
Dans un passage célèbre d’une lettre à Joseph de La Bouillerie, qu’il lui
adresse de Florence à la fin de son séjour italien, il exprime très tôt les
termes de son débat intérieur. Le jeune seigneur de Bronzino lui sert
d’inspiration : « Ma mère possède à Touchebredier une charmante copie
d’un portrait exquis d’Angelo Bronzino, peintre florentin. – Un jeune
seigneur, vingt ans, l’épée au côté et la main sur un livre. Que de fois l’ai-je
regardé et entretenu ce témoin charmant, grave et pensif, d’un âge disparu –
que de fois j’ai revécu avec lui cette vie vraie, où l’on se poignardait bien
au coin des rues, où la lutte était à chaque pas, mais où tous les ressorts
étaient tendus, où toutes les facultés vibraient. Il a son épée ; c’était un
“noble cavalier, hardi et courtois” ; c’était un soldat, comme l’était tout
seigneur ; il vient sans doute de combattre à la tête de ses gens contre les
troupes de l’Empereur Charles-Quint qui menace la ville – mais il est aussi
appuyé sur un livre – c’est qu’après les bons coups d’estoc, il aime à lire
Dante, il a peut-être lui-même composé quelques sonnets – à coup sûr il a
devisé des affaires de la République et causé de l’art avec son peintre et ses
compagnons. C’était alors tout simple, l’homme et le citoyen demeuraient
toujours sous l’habit qui les couvrait. » Vision romanesque, rejoignant le
goût affiché de Lyautey pour ces cités aristocratiques italiennes du Moyen
Âge qui, pense-t-il, offraient des destins sur mesure à des hommes comme
lui. Il lui manque d’avoir lu, ou d’avoir lu vraiment, les grands auteurs
politiques florentins que sont Machiavel ou Guichardin, pour comprendre
que la politique est chose plus âpre, même dans une cité « à taille
humaine ». Sa vision est trop littéraire, décrochée des faits, chevaleresque à
l’excès : mais il évoluera, du jour où il aura ses propres territoires et ses
royaumes à administrer. Pour l’heure, il s’en tient à son amertume du
moment : « Un soldat, de nos jours, n’a pas le droit de dépasser l’horizon
que lui tracent la théorie et le métier (l’affreux mot) – on lui rit au nez si,
descendu de cheval, il trouve quelque joie à ses vieux livres et, le moins
qu’on fasse, c’est de le regarder comme un peu toqué. »
On devine qu’il a dû, au fil des dernières années, essuyer quelques
sarcasmes dans le milieu militaire, on devine aussi que sa réputation
grandissante d’intellectuel et de voyageur dilettante ne lui fabriquent pas
une crédibilité technique imparable. On devine encore qu’il est obsédé par
cette drôle de jeunesse qui est la sienne, qui s’écoule comme du sable entre
ses doigts, sans qu’il en tire ni jouissance réelle, ni satisfaction. Quelques
années plus tard, dans l’excitation de son séjour au Tonkin, au côté de
Gallieni, il écrira à son ami Margerie ces propos désabusés (juin 1895) :
« Elles n’ont pas été remplies, ces trente années, à la mesure que nos
enthousiasmes studieux avaient le droit d’espérer […]. Quelle part en
revient à nos milieux, si respectables, nous entourant de tant de tendresse,
mais bardés de préjugés, de clichés, de formules où toute notre adolescence,
notre jeunesse, sous prétexte de préservation et de correction, ont été tenues
à l’écart de la vie, des rudes contacts qui éclairent et trempent. »
La rencontre avec Eugène Melchior de Vogüé est à cet égard capitale. Cet
intellectuel va jouer auprès de Lyautey le rôle d’un éveilleur – rôle que ne
pouvaient tenir, à l’évidence, ni Margerie, ni La Bouillerie, ce dernier
prématurément disparu. C’est au Pecq, près de Saint-Germain-en-Laye,
chez un vieil aristocrate orléaniste, M. de Guerle, que Lyautey fait la
connaissance de Vogüé, et qu’il s’en fait apprécier. M. de Guerle, homme
conséquent et digne, avait démissionné de ses fonctions de trésorier-payeur
général à Nancy, à la suite de l’expulsion des princes d’Orléans. Ce
bibliophile averti, reconverti dans la banque, recevait la meilleure société,
les d’Haussonville, l’écrivain François Coppée, Ferdinand Brunetière,
directeur de la Revue des Deux Mondes – ce dernier, écrit André Maurois,
« commença par regarder avec inquiétude les bottes et les éperons de ce
soldat qui parlait de Lamartine, de Vigny, et semblait les avoir lus, puis, à
son tour, il respecta ce jeune homme »… Apprenant que le jeune Hubert,
dont il connaît bien la famille, est en poste au 4e chasseurs à cheval, M. de
Guerle l’invite aussitôt. Le vicomte Eugène Melchior de Vogüé figure
parmi les habitués.
Vogüé, de vieille souche vivaraise, est loin d’être un inconnu pour
l’officier lettré qu’est Lyautey. Il a déjà lu certains de ses livres. Tout le
monde ne parle que du dernier en date, Le Roman russe (1886) – car Vogüé,
diplomate de carrière, a été secrétaire à l’ambassade de France à Saint-
Pétersbourg, et il s’est fixé comme objectif de faire connaître au public
français les œuvres de Tolstoï et Dostoïevski. Mais Lyautey se souvient
d’avoir lu, à l’époque où il découvrait l’Algérie, un ouvrage plus ancien :
Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage aux pays du passé. Ce livre est d’un
apport fondamental, si l’on veut comprendre comment la passion du voyage
a pu s’emparer de jeunes esprits comme celui de Lyautey. Paru en 1876, et
reprenant des études parues dans la Revue des Deux Mondes, l’ouvrage
s’inscrit dans une démarche nouvelle qui s’éloigne à la fois du récit
exotique et de l’étude historique et archéologique. Le propos – au moment,
dit la préface de l’auteur, où la France est un « pays troublé, affolé de
regrets, de craintes ou d’espérances » – est « d’utilité publique » : « Inspirer
aux jeunes gens de loisir et de fortune le goût des pérégrinations
lointaines », en reconstituant « la physionomie réelle du passé ». La grande
leçon de Vogüé, après cinq années en Orient, c’est que l’ignorance ou les
idées fausses dissimulent une vérité fondamentale que révèle le « contact
avec les choses et les hommes d’autrefois, qui se sont à peine modifiés ».
Le raisonnement va loin, renouvelle de manière radicale un genre défiguré,
dans le fond, par les rêveries littéraires et narcissiques de Chateaubriand,
Lamartine ou Théophile Gautier. « Le présent immobile nous fournit la clef
du passé, les lieux nous aident à saisir la légende, comme les planches
donnent le sens du texte dans un ouvrage abstrait […]. Et ce n’est pas sa
seule histoire que ce pays éclaire ainsi ; l’état de ses sociétés arrêtées
reproduit parfois avec une singulière fidélité l’état de nos sociétés
occidentales à certaines périodes de leur développement : les mobiles qui
les mènent encore et dont nous surprenons le jeu peuvent être attribués sans
témérité à nos ancêtres, aux événements dont ils ont été les instruments. La
pratique attentive de l’Orient contemporain a confirmé ma foi dans cette
formule qui résumera ma pensée : pour l’ensemble de la famille humaine,
les phases de l’histoire ne sont pas successives, mais bien plutôt
synchroniques […]. L’esprit du passé est moins dans des chroniques
douteuses que dans les lieux, les œuvres, les hommes qui lui survivent
autour de nous2. » Pour Vogüé, la grande angoisse du siècle, après tant de
révolutions et d’événements dramatiques, c’est le secret de l’histoire. Les
clefs sont à chercher dans cet Orient « immobile » : rien ne pouvait séduire
davantage l’esprit d’un Lyautey, pétri de culture historique, et cherchant
dans l’immuabilité des hommes et des paysages africains des explications à
ses interrogations, à ses propres angoisses. La lecture de Vogüé, même si
elle lui fait découvrir par l’imagination des paysages tout autres – ceux du
Proche-Orient –, lui donne les éléments nécessaires à une première
compréhension de l’Islam, éloignée de la relativité des jugements de valeur,
et surtout de la vanité des entreprises d’assimilation brutale.
À l’époque où Lyautey le rencontre, Vogüé est aussi connu comme
romancier et libéral. C’est un tempérament curieux, ouvert, à la fois
spiritualiste et traditionaliste, patriote et européen. Il attend beaucoup de
l’expansion coloniale et du champ d’action qu’elle peut ouvrir, loin des
tensions historiques du continent, à une jeunesse avide de mouvement et
d’entreprise. Pour Lyautey, c’est un maître véritable qu’il découvre, dont
l’amitié, les lettres vont l’accompagner et l’encourager pendant de
nombreuses années. Cette amitié n’est pas venue spontanément. Il a fallu
plusieurs rencontres pour que les deux hommes s’apprécient pleinement.
Un jour, bien plus tard, Lyautey montrera une lettre de Vogüé à Gallieni,
une de ces lettres « de grand seigneur », apportant « une vue sur le monde,
sur le temps, à la fois mélancolique et optimiste, optimiste au-delà de la
mélancolie et de la lucidité3». Réaction, juste et irritée, de Gallieni :
« Pourquoi ne sont-ce pas de tels hommes qui gouvernent ? » Et, sur la fin
de ses jours, Lyautey « l’Africain » aimera à reprendre ce passage d’un
roman de Vogüé (Le Maître de la mer) : « J’ai regardé attentivement ce
pays, cher monsieur. Peut-être est-il trop malade pour retrouver la santé au-
dedans de lui-même, sans une infusion de sang nouveau. Mais une terre
étrangère et une tâche nouvelle redonnent parfois à l’homme la vigueur de
la jeunesse. Cette race a des ressources vitales que l’observateur superficiel
ne soupçonne pas […]. Il semble qu’une prédestination ait fait de l’Afrique
la terre où la France répare ses forces épuisées. »
Rien, décidément rien dans l’évolution politique intérieure française ne
montrait d’autre voie en cette fin des années 1880 : l’expérience
boulangiste, chargée d’ambiguïté, mêlant à la fois les pulsions
révolutionnaires du radicalisme et l’expression la plus plébiscitaire du
bonapartisme, n’avait inspiré à Lyautey que la plus vive répulsion. Une
lettre qu’il envoie à un ami médecin à cette époque ne témoigne pas pour
autant, c’est le moins que l’on puisse dire, d’un regain d’estime pour le
régime menacé. Il s’y dit « très désespéré de l’inertie et de l’infamie
montante », stigmatise « les Clemenceau, les Freycinet, les Wilson et tant
d’autres dont les vies entières ne sont que de longues infamies, des
escroqueries et des marchés inavouables ». Et il ajoute cette référence à la
révocation de l’édit de Nantes : « On se demande si, comme sous la
tyrannie de Louis XIV, les Français d’action, d’initiative ne seront pas
obligés de s’expatrier pour faire œuvre humaine. Il est sûr que la Russie ou
l’Allemagne accueilleraient glorieusement les Lesseps, Eiffel, Pasteur que
chez nous on renie ou l’on reniera demain. Après avoir eu tant de peine et
de déchirement à me séparer de mon passé et de mes croyances
monarchiques, faut-il donc y revenir comme à la seule solution capable de
remettre un peu d’ordre et de propreté en ce pays. »
Vogüé, donc, prend une place croissante dans l’esprit et les réflexions du
capitaine Lyautey. En mai 1890, Hubert raconte, dans une lettre à sa sœur
Blanche, une réception à l’ambassade de Russie et la longue conversation
qu’il a eue à nouveau avec son mentor. Il le décrit comme « l’un des
initiateurs du mouvement qui arrache les nouvelles générations à la blague
renaniste pour les ramener au sens de l’action sociale », c’est-à-dire au
concret. Renan, pour un homme comme Lyautey, est un esprit trop négatif
et sceptique, qui s’est convaincu de l’irrémédiable décadence de la société
française et entretient chez les jeunes esprits une sorte de distanciation
ironique et dilettante – dont le premier Barrès, celui d’Un homme libre et de
L’Ennemi des lois est l’illustration la plus remarquable. C’est, pour une
large part, grâce à ses relations suivies avec Vogüé que s’est développée, à
cette époque, la réflexion de Lyautey sur le rôle social des élites. Elle était
née, on s’en souvient, de sa première fréquentation d’Albert de Mun. Mais
cette influence initiale, pour forte qu’elle ait été, l’avait laissé frustré. Dans
son Journal intime de 1886, le jour du vendredi saint, il s’était souvenu de
ses vingt ans et avait laissé échapper son exaspération contre de Mun,
coupable, à ses yeux, d’avoir engagé sa génération dans une impasse. Pour
lui, les disciples de De Mun apparaissaient désormais comme des « jacobins
théologiques », « emballés sur une idée absolue », se moquant du possible
et du réalisable, restant « éternellement 200, se montant le bourrichon,
n’entraînant personne et n’aboutissant pas ». Il eût mieux valu, écrivait-il
pour lui-même, des modernes à l’esprit large et réaliste comme Lacordaire
ou Montalembert… Sans doute Lyautey éprouve-t-il quelque ressentiment à
l’endroit de ses premières influences, qui l’ont conduit à ces engagements
un peu vains de Goritz et de son voyage italien. À trente et quelques années,
le sentiment d’avoir perdu son temps l’obsède, encore et toujours. Il lui faut
une entreprise plus tangible, et pour cela faire le lien entre sa seule
expérience concrète – son métier, son commandement – et l’exigence
sociale sincère qui l’a toujours animé et à laquelle l’invite encore l’esprit
ouvert et libre de Vogüé.
Lyautey a lu avec grand profit les écrits, traduits en français, du général
russe Dragomiroff, directeur de l’Académie impériale d’état-major de
Saint-Pétersbourg, qui mettent en valeur le rôle du soldat (le « divin bétail
gris ») et l’importance capitale qu’il y a, pour le bon exercice du
commandement, à se faire non seulement respecter et obéir, mais encore
aimer des hommes de troupe. Les écrits de Dragomiroff – le Manuel pour la
préparation des troupes au combat (trois tomes traduits
entre 1885 et 1888) – annonçaient l’époque des guerres de masse où le
fantassin allait constituer la ressource principale du combat, et où
l’importance du facteur moral serait décisive, loin des méthodes habituelles
de « dressage » en vigueur dans la culture prussienne. En outre, au moment
où Lyautey fait l’apprentissage du commandement à la tête de son escadron,
l’armée française connaît une transformation majeure. La loi
de 1889 institue le service militaire obligatoire de trois ans, renouant ainsi
avec le précédent révolutionnaire. Pour Hubert, c’est une occasion
inespérée, non seulement pour rénover l’institution militaire, mais aussi et
surtout pour reprendre sur des bases plus concrètes le travail de
rapprochement des classes sociales qui avait été engagé par de Mun de
manière trop abstraite. Dans cette perspective, l’officier prend une
responsabilité nouvelle, une responsabilité sociale. Il devient le médiateur
entre les élites et les couches populaires. Lyautey a trouvé non pas sa voie,
mais une voie, qui le conduit vers la notoriété, la reconnaissance,
l’assurance de lui-même, et le prépare à un destin majeur. Son lent
pèlerinage est achevé.
Ces idées, il les porte depuis quelque temps déjà. De Vogüé l’a pressé
vigoureusement de les jeter sur le papier. Il l’a mis en contact avec
Ferdinand Brunetière et la Revue des Deux Mondes. Il est entendu que
l’article paraîtra sans signature, pour respecter l’obligation de réserve. Ce
n’est pas un vain mot : au moment de la publication du Cavalier Miserey,
« le colonel commandant le 12e régiment de chasseurs à cheval, où avait
servi l’auteur et où il avait ouvertement puisé l’essentiel de son inspiration,
avait fait savoir, dans un ordre du jour célèbre, que tout exemplaire de
l’ouvrage saisi à l’intérieur de la caserne serait immédiatement brûlé sur le
fumier, au milieu de la cour du quartier3». Certes, l’étude de Lyautey, qui
paraît dans la livraison du 15 mars 1891 sous le titre « Du rôle social de
l’officier dans le service universel », n’est en rien un pamphlet, une satire
ou une charge. Mais les choses y sont dites sans fard, en un petit volume de
pages bien serrées. Chose extraordinaire, le texte – qui sera réédité de
multiples fois, y compris jusqu’à nos jours – semble écrit par l’auteur à
destination de lui-même, avant tout autre public. C’est comme s’il se livrait
à un exorcisme, une autoanalyse. Car le regard autobiographique n’est pas
loin quand on lit, en ouverture du texte : « Les hommes que leurs
occupations ou leur vocation mettent en contact avec la jeunesse cultivée
s’accordent à signaler, dans la génération qui naît à la vie publique, certain
courant de réaction contre le dilettantisme qui a plus particulièrement
marqué ses devancières. » C’est un hommage explicite au rôle d’éveilleur
tenu par des personnalités comme Eugène Melchior de Vogüé.
Ce dernier est d’ailleurs cité, comme référence et modèle, aux côtés
d’Albert de Mun et d’Ernest Lavisse. Lavisse, le grand historien
républicain, directeur de l’École normale supérieure, organisateur des
premières associations d’étudiants, et auteur d’une monumentale et
patriotique histoire de France, venait de publier coup sur coup deux
ouvrages sur Frédéric II de Prusse – l’un sur la prime jeunesse du grand
Frédéric, l’autre sur Frédéric avant son avènement : démarche
extraordinairement perçante, et séduisante pour Lyautey, dans la mesure où
elle ne s’intéressait, pour mieux le comprendre, qu’à la formation initiale de
l’homme d’État. C’est chez Vogüé que les deux hommes s’étaient
rencontrés. Lyautey ne pouvait que se passionner pour le récit de la jeunesse
du grand Frédéric, de son exil forcé au pays aride de Neu-Ruppin, décidé
par son père pour lui former le caractère, et de l’ennui souverain qu’il avait
éprouvé au contact de la vie de garnison. Le futur Frédéric II partageait sa
vie monotone entre les devoirs de sa charge – les affaires du régiment –,
observés mécaniquement et silencieusement, et la lecture : il préparait ainsi
son destin de roi, donc d’homme d’action. Belle leçon pour un ambitieux
torturé comme Hubert.
Et donc, le temps est venu, écrit Lyautey, de « l’action rude et féconde »,
après celui de l’analyse et de l’expérimentation. Il faut lire : « le temps est
venu pour moi ». Le texte est politique, et part du constat de la division
entre les classes qui impose aux dirigeants un véritable devoir social. Le
cadre d’action, ce sera « le corps des vingt mille officiers français », et
l’instrument, « l’application intégrale du service obligatoire » qui offre une
« matière-soldat » pour la première fois identifiée à la société. C’est une
chance inouïe qui est ainsi donnée à la nation, au moment précis où la
qualité du corps des officiers s’élève : celle de contribuer au rapprochement
entre les classes, de favoriser l’unité de la société, et, du même coup, de
préparer une armée de meilleure qualité pour des conflits futurs où « tout
soldat verra le feu pour la première fois ». Lyautey le dit sans ambages :
« Convenons-en : l’officier ne se bat plus, pas plus souvent du moins que
tout autre citoyen, une ou deux fois dans sa carrière, et c’est tout. Si donc
l’on s’en tient à la vieille notion (et nous en sommes encore imbus) de l’état
militaire entendu comme synonyme d’état guerrier, la condition actuelle
d’officier ne serait qu’une anomalie et justifierait pleinement l’état d’esprit
de toute cette jeunesse qui maudit aujourd’hui l’inaction forcée, la paix
prolongée, l’arrêt complet de l’avancement, et n’a pas assez d’anathèmes
contre la vie de garnison, sa monotonie, sa routine, sa stérilité. Envisager au
contraire le rôle de l’officier sous cet aspect nouveau d’agent social appelé
par la confiance de la patrie moins encore à préparer pour la lutte les bras de
tous ses enfants qu’à discipliner leurs esprits, à former leurs âmes, à
tremper leurs cœurs, n’est-ce pas, loin de l’amoindrir, l’élever dans les plus
vastes proportions, le faire presque plus grand dans la paix que dans la
guerre, et proposer à son activité l’objet le plus digne de l’enflammer ? »
C’est toute la vision moderne du service national, celle qui s’est imposée en
France jusqu’à la fin du XXe siècle, qui est proposée par Lyautey,
incontestable précurseur. L’une des clefs de la réussite, selon lui, est la
capacité du système d’enseignement et de formation, notamment celle des
écoles militaires, à former les officiers dans cet esprit, à leur inculquer
l’idée que le facteur moral est au moins aussi important que la technique
militaire. Les combats de la Première Guerre mondiale apporteront à cette
vision une terrible confirmation. Mais c’est aussi la partie la plus critique de
l’article : Lyautey met en cause, sur ce plan, l’absence de formation
spécifique dans les écoles d’officiers, et souligne le conservatisme étroit de
l’institution militaire qui s’en tient à une interprétation littérale de la
préparation à la guerre.
Les idées défendues par Lyautey dans son article n’étaient pas d’une
originalité révolutionnaire. Elles s’inscrivaient dans un climat général
marqué par le christianisme social, au moment où s’organisait le ralliement
des milieux catholiques à la République. Elle traduisaient aussi – nous
l’avons vu – une juste perception des évolutions récentes de l’institution
militaire. En outre, elles reprenaient une partie des thèses de Dragomiroff,
déjà bien introduites en France. Enfin, elles s’inscrivaient dans une tradition
déjà ancienne : les écrits du général Morand sous la Restauration, qui se
proposait de transformer les jeunes Français en « soldats romains »,
constructeurs et civilisateurs ; et surtout, plus originaux et plus conformes à
l’esprit militaire proprement dit, ceux, parus à la même époque, du
capitaine Pagézy de Bourdéliac. Dans son ouvrage de 1822, De l’emploi des
loisirs du soldat français en temps de paix, il s’en tenait à une conception
« militaire » du métier des armes, mais proposait de revoir profondément
les méthodes d’instruction, en préconisant le développement de la culture
générale et de la formation morale chez le soldat, et en assignant à l’officier
« une mission de moniteur, d’instituteur, d’éducateur4 ». D’ailleurs, il suffit
de lire les notes de Lyautey lui-même à Saint-Cyr, en particulier la leçon
du 17 janvier 1874 consacrée au « rôle de l’officier », pour mesurer à quel
point l’auteur du Rôle social de l’officier s’inscrit lui-même dans une
tradition qu’il n’a pas fait naître : « Un officier, lui enseigne-t-on, est
destiné à instruire, à élever, à administrer, à commander les hommes. Il lui
faut donc les qualités de l’intelligence, du cœur, du caractère. C’est par la
volonté, l’énergie, surtout l’exemple qu’on prend l’empire sur les soldats. »
Plus tard, à l’École d’état-major, même son de cloche sur les « devoirs des
officiers », où on souligne la nécessité d’une formation morale et sociale du
soldat. « En temps de paix, l’officier a pour mission d’élever les hommes
qui arrivent recrues […]. Il faut rechercher les occasions de leur parler et de
leur témoigner de l’intérêt […]. Penser aux hommes avant de s’occuper de
soi-même. »
Pourtant, lorsque l’article paraît, le retentissement est considérable.
L’explication en est simple : le style de l’article, émanant d’un officier, est
incisif à l’extrême. La description est crue, directe, et l’inspiration
ouvertement sociale. L’auteur met en cause de manière très sévère tout le
fonctionnement présent des carrières militaires, la course à l’avancement
pratiquée à travers l’exercice des fonctions d’état-major, la trop large
autonomie laissée aux sous-officiers, à qui on abandonne si volontiers le
contact direct avec les hommes, le désintérêt général pour la personnalité
propre des soldats et leur vie quotidienne. Il est d’ailleurs intéressant de
constater que certains des motifs qui entraîneront la condamnation du
système du service national en France sous le septennat de Jacques Chirac
seront les mêmes que ceux qui étaient dénoncés par Lyautey dans sa
description du système bancal, existant dans les premières années de la IIIe
République… L’absence de toute formation humaine ou pédagogique des
officiers dans les écoles est dénoncée par lui avec vigueur : « L’homme de
troupe qu’on présente aux élèves est un automate ; on le place à droite, à
gauche, on le fait marcher, on le fait arrêter, on l’habille, on l’arme, on le
plante sur un cheval ; quant à son moral, s’il en est incidemment tenu
compte, c’est à titre de facteur d’erreurs probables dans l’emploi des
instruments. Tout est au métier, au côté technique, à la science. » En réalité,
redisons-le, le message de Lyautey, sans être révolutionnaire, se révélera
après coup précurseur : il est le premier à avoir posé clairement le principe
des vertus intégratrices du service militaire. Il mettra plus tard ces principes
en action partout où il ira, et où il aura à commander des hommes. Et en
particulier au Maroc : l’incroyable solidité de l’édifice lyautéen tiendra,
pour une part, à cette attention constante portée à la troupe.
Dès l’article paru, donc, les réactions sont nombreuses, très souvent
critiques ou hostiles, notamment dans l’arme de Lyautey, la cavalerie. Dès
le 9 avril, il écrit à sa sœur, de Paris : « Ici, tout est à l’article. Du diable si
je me serais douté que ce dût faire tant de bruit, et comme la Revue des
Deux Mondes et ses amis ont parlé à tout le monde, tout le monde sait
aujourd’hui que c’est de moi, ce qui me force simplement à me défiler et à
disparaître. » On n’a pas tardé, en effet à identifier l’auteur5, des extraits
sont publiés dans la presse, les hommes politiques le remarquent… mais il
avoue lui-même qu’il n’est pas toujours désagréable d’être « le livre du
jour ». On ne saurait dire avec certitude que cette irruption de la notoriété
dans la vie du capitaine lui nuise professionnellement. Il reçoit un courrier
abondant, notamment d’officiers français et étrangers. Mais tout de même,
il a contre lui ceux qu’il appelle les « culottes de peau », les « pudibonds »,
les « naïfs », les « clubmen » et les « trembleurs ». En revanche, il estime
avoir dans son camp, « en gros, l’infanterie, toute l’artillerie, les gens
d’action, tous ceux que l’évolution humaine et la question sociale
préoccupent, beaucoup de généraux qui ne sont pas les plus bêtes, tous les
modernes ». Bref, Lyautey, comme souvent dans les lettres à sa sœur, se
dévoile sans trop rechigner : au fond, il est ravi, et reconnaît : « La joie que
j’ai toujours trouvée au commandement de ma troupe se décuple […] en
songeant que j’ai sous la main ce champ fertile d’expérience à l’appui de ce
que je préconise, je me mets à reprendre courage. » Il reste que la
publication de l’article – évoquée en Conseil des ministres par le président
Carnot qui en avait eu lui-même des échos favorables par son fils, officier à
Dijon – lui vaut une convocation par le ministre de la Guerre. L’explication
entre le ministre, Freycinet, et l’officier est d’ailleurs orageuse, mais les
choses en restent là.
Il n’y a pas que ces effets directs, agréables ou désagréables. Il écrira plus
tard : « La publication de mon article sur le rôle social de l’officier m’a mis
un peu en vue, a apporté dans ma vie un grand intérêt, de grosses
responsabilités et beaucoup d’ennuis. Du moins y ai-je gagné de voir
beaucoup d’hommes intéressants de ce temps6… » Tel est l’effet majeur de
sa célébrité nouvelle : elle attire vers lui des hommes assez différents de
ceux qu’il a fréquentés jusque-là. Les Margerie, les Bouillerie, les Keller
avaient été ses amis de jeunesse, ses contemporains, ils avaient tous partagé
les mêmes enthousiasmes à l’époque de la rue des Postes. Eugène Melchior
de Vogüé l’introduit dans un autre univers. Après la parution de la Revue
des Deux Mondes, on s’intéresse à cet officier qui pense et qui ne craint pas
de dire ce qu’il pense. L’époque, il est vrai, est au bouillonnement des idées.
La fin du siècle est une période de création littéraire et de réflexion sociale
intenses. Il y a le Ralliement, bien sûr, le rapprochement entre les
catholiques et la République, mais aussi cette volonté de renouveau qui est
une réaction aux déceptions de la crise boulangiste et au scandale de
Panama. Parmi les personnalités nouvelles qui s’intéressent à Lyautey, il y a
Max Leclerc, de dix ans son cadet, un journaliste brillant, économiste,
sociologue, grand voyageur. Il correspondra pendant de nombreuses années
avec Lyautey, et éditera quelques-uns de ses ouvrages majeurs – il est le
gendre de l’éditeur Armand Colin. Il y a aussi Pierre de Nolhac,
conservateur du musée de Versailles, historien de l’Ancien Régime, Henry
Bérenger, critique littéraire, l’explorateur Gabriel Bonvalot, le pasteur
Charles Wagner, dont Lyautey lit avec passion les écrits imprégnés
d’humanisme…
NOUVELLES INTERROGATIONS
ULTIME PÈLERINAGE
« Je pense bien que pour vous, très justement, la question tient en cette courte
formule : “Le jeu en vaut-il la chandelle ?” – parce que, en fin de compte, si le
Tonkin n’avait d’autre raison justificative que d’assouvir l’activité d’Hubert
Lyautey, de guérir son cœur et de distraire son spleen, ce serait, j’en conviens, au
point de vue national, insuffisant et… un peu cher. »
Lettre de Lyautey à la baronne d’A.,
19 octobre 1895.
MISSION À PARIS
Mais d’une certaine manière, à mesure que son action outre-mer atteint
ses résultats, la passion des choses françaises reprend cet éternel insatisfait.
Le 3 novembre 1901, il écrit à Paul Bourget une longue lettre qui est une
véritable déclaration. Le célèbre romancier royaliste jouit alors d’un grand
prestige, qu’il sait cultiver avec habileté. Depuis vingt ans, Lyautey lit ses
œuvres avec ferveur. La publication d’Outre-Mer a joué, de son propre
aveu, un rôle dans sa vocation coloniale de « la plus grande France ».
Outre-Mer a, en effet, marqué une génération – et c’est encore le livre qui,
bien plus que ses romans, assez démodés, peut intéresser aujourd’hui le
lecteur de Paul Bourget. Publié en 1895 chez Alphonse Lemerre, il se
présente comme un « journal de route », se proposant de comprendre, ou
plutôt de tenter de comprendre l’Amérique, « cette énorme civilisation en
train d’installer ses quelque cinquante États ou territoires sur une étendue de
sol presque aussi vaste que l’Europe et dans des conditions prodigieusement
complexes de climats et de races ».
Comment l’extraordinaire expansion de la démocratie américaine en
cette fin du XIXe et ce début du XXe siècle pouvait-elle fasciner un esprit
aussi conservateur que Bourget, une figure aussi enracinée que Lyautey ?
Les réponses paraissent s’imposer d’elles-mêmes pour Lyautey : goût de
l’aventure, de la conquête, mythe de la « Frontière », construction de villes-
champignons, tout cela, nous le retrouvons dans l’entreprise française à
Madagascar. Mais il y a plus. Dans la préface de son ouvrage, Bourget
écrivait déjà que si le voyage en Amérique procurait une « bienfaisante
influence », c’est en raison de la cure d’énergie, de volonté, de jeunesse
qu’il représentait pour un Européen anémié. Et la conclusion de l’ouvrage,
au terme de six cents et quelques pages de relation serrée, donne la clef de
tout : le sens du mot « démocratie », au-delà des apparences, est bien
différent sur les deux rives de l’Atlantique. « En France […], écrit Paul
Bourget, le mot démocratie signifie que tous les pouvoirs de l’État se
trouvent délégués aux représentants du peuple, c’est-à-dire de la majorité, et
si oppressives, si injustes que soient les mesures prises par ces
représentants, du moment qu’elles satisfont les passions du plus grand
nombre, nous les estimons, non seulement légales, mais démocratiques.
Ainsi conçue, la démocratie réside dans le sacrifice constant de l’individu à
la communauté. Or, c’est précisément dans le sens contraire que travaille la
démocratie américaine. C’est au développement le plus intense, le plus
complet de l’individu qu’elle a tendu, jusqu’ici. » La démocratie comme
source d’énergie et d’action, créant les conditions non d’un « universel
nivellement », mais d’une « concurrence vitale » source d’« inégalités
étonnantes », la démocratie qui donne « l’impression d’une aristocratie,
j’allais dire d’une féodalité » : quelle différence avec la démocratie
française, si niveleuse, si faible, dépourvue, elle, de vraie Constitution…
Une démocratie « conservatrice », fidèle à ses principes originels, une
démocratie « nationale », telle apparaît l’Amérique au très royaliste Paul
Bourget qui ajoute que la France marche à rebours de ce modèle. « Nous
devrions chercher ce qui reste de la vieille France et nous y rattacher par
toutes nos fibres, retrouver la province d’unité naturelle et héréditaire sous
le département artificiel et morcelé, l’autonomie municipale sous la
centralisation administrative […]. C’est pour avoir établi un régime où
l’État centralise en lui toutes les forces du pays et pour avoir violemment
coupé toute attache historique entre notre passé et notre présent, que notre
Révolution a si profondément tari les sources de la vitalité française. »
Ainsi, Bourget était allé chercher en Amérique des leçons pour la France,
inspirées « du spectacle de la force, de l’efficacité de la tradition en un pays
qui passe pour le plus neuf du monde11».
Cette étonnante lecture de la démocratie américaine, bien différente de
celle de Tocqueville, nous aide à comprendre la mentalité politique de
Lyautey, d’apparence si chaotique : il est parti d’un royalisme fervent pour
aboutir à une exaltation de l’énergie individuelle, après un détour par Albert
de Mun et l’Union morale de Paul Desjardins. Ne se décrivait-il pas lui-
même comme un « libéral », rebelle à tout caporalisme ? Ce qui l’intéresse,
c’est l’énergie, la vitalité, écrasées en France, selon lui, par les abus d’un
centralisme conjugué à la faiblesse institutionnelle du pouvoir. C’est
pourquoi, pour reprendre la dernière phrase d’Outre-Mer, le « grand souffle
d’espérance et de courage » venu de l’autre rive de l’Atlantique ne peut que
le séduire, et c’est pourquoi encore il demande, de Madagascar, un rendez-
vous à Paul Bourget, en indiquant son « curriculum vitae » – entendons ses
engagements successifs : « … pour que vous compreniez tout ce que je
trouve et évoque dans vos livres et que j’ai le droit de croire être un des
mieux préparés à en discerner les profondeurs et aussi à causer des
conclusions à en tirer. » Lyautey, confondu par l’évolution des choses en
France, et encore sous le coup de ses déceptions passées, cherche un nouvel
ancrage politique et moral, tout en gardant « l’horreur des absolus et des
blocs de droite ou de gauche ». Il croit, l’espace d’un moment, l’avoir
trouvé avec Paul Bourget, dont les écrits à cette époque se distinguent
encore par un éclectisme et une liberté intellectuelle qui ne dureront pas,
dès lors que l’écrivain aura rejoint l’univers dogmatique de l’Action
française. Il s’en ouvre à Vogüé, dans une lettre du 10 novembre – une
semaine après celle à Paul Bourget : la « besogne » auquel il se livre, à
Madagascar, a-t-elle une réelle utilité ? « Le revers de mes fonctions c’est la
solitude, lui écrit-il. Vous ne pouvez imaginer en France ce qu’est cet
isolement du chef dans la vie coloniale. » Concentrant tous les pouvoirs,
toutes les initiatives, le commandant du Grand Sud n’a plus d’espace pour
le repos de l’esprit, pour la réflexion, la détente.
Lyautey s’interroge même sur son avenir professionnel. Il est lassé de
Madagascar où, malgré les difficultés qui demeurent – des pertes humaines,
ici et là, notamment des officiers –, le gros du travail est près d’être
accompli. Ce perpétuel insatisfait retournerait bien en Indochine, mais, en
dépit d’une démarche auprès de ses relations de Hanoi, il ne voit guère s’en
dessiner les modalités. D’un autre côté, il entend bien échapper au
« tournage en rond du régiment et de la brigade en France ». Bref, il ne sait
plus, et vit « au jour le jour », selon un constat qui, chez lui, est toujours
annonciateur d’un nouveau cycle de dépression. Lorsqu’il adresse en
décembre 1901 un bilan de son action à Gallieni, il ressent bien la
satisfaction du devoir accompli : la pacification est en marche, avec de
premiers résultats dans le domaine économique et fiscal, et il se propose
d’entreprendre le désarmement général des populations de son territoire –
en dépit des risques que cette opération peut présenter. C’est alors qu’il
s’ouvre à son supérieur – son ami – de ses angoisses : « Dans vingt mois,
j’aurai droit à ma retraite. De retour en France, deux congés prolongés
peuvent me mener jusque-là. Je ne crois pas, en effet, que les circonstances
me permettent désormais d’y reprendre du service métropolitain dans des
conditions acceptables. Quelle que soit mon indépendance politique et
confessionnelle personnelle, mes attaches de famille et de relations font de
moi un suspect pour le cabinet André […]. La délation est partout, dans la
correspondance et dans les relations les plus intimes. La vie coloniale seule
vous met à l’abri de cette tourmente. » Or sa vie coloniale – huit années
intenses – l’a épuisé, et de toute manière s’achève : il ne voit pas de
nouveau théâtre pour la poursuivre. Et il ne possède pas de fortune
personnelle qui lui permette d’échapper à ces angoisses de carrière.
Reprendre une carrière métropolitaine, non vraiment, il n’a plus
« l’élasticité » nécessaire – même s’il écrit le contraire, quelques jours plus
tard, au général Donop. Il apprendra bientôt, confirmation de ses craintes,
que son frère Raoul, officier de carrière comme lui, a été radié du tableau
d’avancement après deux ans d’inscription. De même, Antonin de
Margerie, barré au grade de commandant, écrit à Lyautey qu’il envisage de
quitter l’armée : mais lui est polytechnicien, donc plus facile à
reconvertir… En fait, son secret espoir, comme il le confiera plus tard à
Max Leclerc, est de continuer à être associé, d’une manière ou d’une autre,
à l’entreprise coloniale, soit dans un bureau du ministère des Colonies ou de
la Guerre, soit comme expert – quel que soit le commandement qu’on lui
donnerait par ailleurs…
Dans l’incertitude, Lyautey tâche d’oublier ces sombres perspectives, se
réfugie dans la contemplation du passé, mais aussi dans la réflexion.
Répondant à une lettre de Chailley-Bert – spécialiste reconnu12 de
l’aventure impériale, inspirateur de Lyautey, comme lui ardent soutien de la
méthode coloniale et de la politique indigène, et pourfendeur de l’esprit
bureaucratique –, il reformule sa doctrine de l’action aux colonies : peu à
peu, ainsi, sa vision de l’administration coloniale se précise et le prépare à
un destin qu’il ne devine pas encore. Il reprend sa cible favorite :
« l’Uniformité », qu’il voit grandir et non diminuer. Tout se conjugue, à son
sens, pour l’encourager, que ce soit la pratique administrative des bureaux,
les « partis pris parlementaires » ou « l’emballement sur des clichés
faussement humanitaires ». Dans le domaine de la justice, de la
comptabilité publique, de l’assistance médicale, ou des carrières des
fonctionnaires indigènes, la volonté de tout passer à la moulinette de la
métropole le met à bout : c’est le revers de cette immense puissance
administrative qui fait la force de la France, lui confère un substitut
d’énergie en l’absence de véritables institutions politiques. Mais cela,
Lyautey ne le sent pas. Contrairement à Barrès ou Halévy, il ne perçoit pas à
quel point son pays ne tient que grâce à cette Constitution napoléonienne,
ce régime invisible qui supplée depuis un siècle aux défaillances de son
système politique. Une maturité excessive de l’Administration compense
par trop une immaturité absolue de la démocratie politique. Avec cette
conséquence que souligne Chailley-Bert lui-même : « Nous multiplions les
rouages (que de rouages !) mais nous n’avons pas d’institutions. »
C’est Daniel Halévy qui, bien plus tard, donnera à Lyautey l’explication
de tout. Pour l’heure, il peste : « J’étais parvenu à constituer en pseudo-
protectorat un groupement indigène fort important, de civilisation
rudimentaire encore, sous le commandement de son chef traditionnel. Le
bureau de la comptabilité de Tananarive m’a envoyé à l’adresse de ce
malheureux « roi nègre », pour qu’il en tînt compte pour la justification de
ses dépenses, un volume de grimoires accessible seulement à l’intellect
d’un rond-de-cuir de profession, et que je me suis formellement refusé à
communiquer à l’intéressé. » Il cite l’exemple des arrêtés réglant
l’avancement des fonctionnaires malgaches, selon le principe des classes et
des grades… appliqué à des tribus imprégnées de traditions féodales. C’est
seulement grâce à Gallieni qu’il a obtenu de pouvoir remplacer ce dispositif
par un autre, bien plus souple, où, en somme, il peut agir à sa guise. La
« répugnance » du « fonctionnarisme » envers la « politique indigène »
scandalise d’autant plus Lyautey qu’il existe désormais une École coloniale
qui devrait combattre cet esprit. Créée en 1889, l’École s’est installée
en 1896 avenue de l’Observatoire. Elle a pour fonction de réguler le
recrutement des administrateurs coloniaux, jusque-là laissé à la discrétion
des gouverneurs – pour le meilleur et pour le pire –, et de leur délivrer une
formation commune, voire un esprit commun. C’était du moins la volonté
du conseiller d’État Paul Dislère, premier président du Conseil
d’administration de cette école qui, à bien des égards, préfigurait l’ENA
avec quelques décennies d’avance. Lyautey avait beaucoup apprécié, au
Tonkin, les premiers « produits » de cette École, mais il avait relevé ensuite
une tendance excessive à la « fonctionnarisation » et au culte du règlement,
due au caractère trop abstrait des enseignements. « Ils valent mieux comme
moralité et comme niveau que la première couche des fonctionnaires
coloniaux, écrit-il, ils sont irréprochables mais ils sont pires. » Il est
amusant de retrouver dès cette époque, à propos de l’administration
coloniale, les termes d’un débat mouvementé : celui de la formation des
hauts fonctionnaires et de ses écueils. Lyautey réglera plus tard le problème
en créant, pour le Maroc, le concours du contrôle civil – version bien
améliorée de la première École coloniale, axée sur une formation plus
concrète, qui devait inspirer, en 1945, l’organisation des études à l’ENA,
centrée elle-même sur les stages et les expériences « de terrain ». De toute
façon, en 1901, les anciens élèves de l’École coloniale sont encore peu
nombreux, et le recrutement des administrateurs coloniaux, très hétérogène,
laisse place à beaucoup d’arbitraire ou de favoritisme, tout en entretenant de
fortes rivalités entre corps.
L’hiver 1901-1902 est consacré à de nouveaux et épuisants déplacements
sur le territoire. Lyautey peut y constater à la fois la persistance de
désordres localisés et les progrès de la pacification – avec ces « gros
villages neufs » et ces « rizières fraîchement défrichées » aperçus « dans les
mêmes clairières où il y a six mois je recevais des coups de fusil et
qu’obstruaient, à travers une épaisse brousse, des barricades et des abatis ».
Alors que le temps du retour, prévu pour juillet, s’approche – sa tâche, qui
consistait à soumettre « tous les noyaux rebelles à cheval sur plusieurs
provinces » et à pacifier la zone forestière, est achevée –, il craint déjà pour
l’avenir de ces « véritables petits protectorats intérieurs » qu’il a édifiés. La
situation politique en France, la mise sous contrôle politique et moral des
officiers par le combisme l’horrifient plus que jamais. Il écrit à son frère
que, rentré en France, il ne voudrait voir que « des tableaux, des bibelots,
les nouvelles salles du Louvre », ou se « blottir à Touchebredier ». Quand il
quitte enfin Fianarantsoa, après « huit jours de réceptions ininterrompues »
et les larmes de ses officiers, c’est pour une ultime étape d’un mois chez
Gallieni, à Tananarive. Il y met ses notes en ordre et rassemble les éléments
du livre qu’il projette d’écrire sur son expérience dans le Sud de
Madagascar. Il laisse au gouverneur général un rapport complet sur l’état du
territoire, véritable testament politique, militaire, social et administratif,
résumé saisissant de la mise en œuvre de la doctrine… Gallieni. Le sens de
la synthèse, l’intelligence politique de Lyautey éclatent à chaque page. Rien
n’est oublié, de la pratique du tir et de la vie sociale des soldats à
l’assistance médicale et l’enseignement. Se proposant de dépasser le vieux
débat protectorat/annexion, il plaide pour la souplesse des formules,
l’adaptation aux nécessités humaines et sociales de chaque territoire, et au
sein même du territoire dès lors qu’il a, comme Madagascar, les dimensions
d’un continent – ce qui fait le cœur de la « politique indigène » : « Peut-on
prétendre enfermer dans le même moule (et quel moule rigide !) l’homme
des cavernes, le compagnon d’Ulysse, le chef féodal et le lettré Hova
pourvu de ses brevets scolaires ? » Non, et c’est pourquoi il est essentiel,
dès lors que le protectorat n’a pu être nominalement maintenu, de continuer
à faire « de la politique et de l’administration de protectorat. » C’est le
régime à la fois le plus juste, le plus humain, le plus réaliste, le plus
économique.
Lyautey peut rentrer en France : sa formation de chef, d’administrateur,
de futur homme d’État est faite. Il ne lui reste qu’à trouver un État à
construire… Il lui faudra encore dix ans d’attente. Dix années pour lui
singulières : pendant toute cette période, l’action de Lyautey sera sous
contrainte permanente, en raison de l’évolution internationale et des
inflexions multiples de la politique gouvernementale française. C’est un
sentiment nouveau, après la relative autonomie dont il a bénéficié au
Tonkin, et surtout à Madagascar. Or, n’écrit-il pas à sa sœur, le 9 février
1902 : « Je ne sais comment je pourrai m’habituer à n’être plus Vice-Roi. »
Il lui faudra attendre 1912, et le protectorat, pour retrouver les mains libres,
ces « mains libres » sans lesquelles il n’éprouve aucun goût pour la vie
coloniale et l’exercice du pouvoir.
« Cependant nous lisions Psichari et Lyautey. Nos aînés nous avaient donné pour
nous ébattre, comme un parc à la mesure de toutes les nostalgies, de longs pays
d’Europe, fécondés par de grands fleuves, et tous les déserts de l’Afrique. Et
l’ascétisme du désert nous exaltait. »
Alexandre VIALATTE, Les Fruits du Congo.
Car un seul bonheur compte dans l’immédiat pour Lyautey qui rejoint sa
nouvelle affectation : retrouver « la grande féerie », le bled et sa « drogue
de lumière ». Aïn Séfra, cette oasis de l’Ouest algérien, au pied des monts
du Ksour, l’accueille en octobre 1903. « Ce désert est plein de la France, on
l’y trouve à chaque pas. Mais ce n’est plus la France que l’on voit en
France, ce n’est plus la France des sophistes et des faux savants, ni des
raisonneurs dénués de raison. C’est la France vertueuse, pure, simple, la
France casquée de raison, cuirassée de fidélité. » C’est ainsi que Maxence,
le héros africain d’Ernest Psichari, décrira le désert d’Algérie dans ce
roman d’avant-guerre, Le Voyage du centurion. Les affinités du héros avec
Lyautey sont réelles, la fascination pour la pureté des paysages désertiques
est la même. Mais tandis que le jeune personnage du roman marche vers la
conversion au christianisme, Hubert, le Lorrain imprégné d’histoire et non
d’abstractions, qui a tout appris avec Gallieni et qui est déjà un homme mûr,
Lyautey, donc, est devenu un politique, un vrai. Ses préoccupations sont
plus terrestres. « Je suis bien installé, écrit-il à sa sœur, la subdivision est
confortable ; un rez-de-chaussée avec de grandes pièces ; très suffisamment
meublée et fournie. » L’heure est à la décontraction : rencontre avec les
officiers, visite des établissements militaires, promenade à cheval et tour de
Figuig, petite ville perdue aux confins du Maroc oriental. Cet ancien
marché caravanier est l’un des grands sites historiques du Sahara, autrefois
réputé pour sa richesse, ses lainages, ses bibliothèques – que célébrait au
XVIe siècle, déjà, Léon l’Africain. Le jeune général découvre Figuig aux
premières lueurs de l’aube. « Tout étincelait, les montagnes roses, les
coupoles blanches des koubas, la brume du matin sur les palmiers ; un
essaim de spahis en fourrageurs éclairait l’horizon ; un goum de burnous
rouges, burnous bleus, burnous blancs, m’escortait dans la joie du galop
allongé », écrit-il à Vogüé. C’est donc un homme en apparence apaisé qui
prend son nouveau commandement, muni de la certitude que l’action est à
nouveau proche. L’ennui, ce terrible ennui qui est sa hantise, s’éloigne à pas
comptés, avec Alençon, les perspectives de retraite prochaine…
C’est à ce moment précis de son existence que Lyautey retrouve un
homme qui semble avoir compté pour lui, même s’il ne fut jamais son
intime : Charles de Foucauld. On sait qu’ils ont correspondu, même si peu
de lettres nous sont restées. Et la relation qu’ils ont entretenue reste assez
mystérieuse. Après la mort de Lyautey, les Cahiers Charles de Foucauld, et
avec eux toute une tradition, ont voulu accréditer l’idée d’une entente
exceptionnelle entre ces deux figures mythiques. En décembre 1922, à
l’occasion de l’inauguration d’un monument à sa mémoire, Lyautey lui-
même reviendra sur ses liens personnels avec Foucauld : « C’était en 1903.
Je venais de prendre le commandement du Sud-Oranais à Aïn-Sefra. J’avais
connu Foucauld vingt ans auparavant. Il était alors lieutenant de houzards
dans la province de Constantine, et moi à Alger… Et, mon Dieu, nous
étions tous les deux lieutenants de houzards. Et il était un joyeux
compagnon. » En réalité, entre les deux hommes, il semble, au départ, que
cela n’ait pas spécialement « accroché ». Comme tout un chacun, Lyautey
connaît Charles de Foucauld surtout de réputation. Il n’ignore rien de son
extraordinaire aventure de 1883-1884, lorsqu’il avait secrètement exploré le
Maroc déguisé en rabbin. Il en avait rapporté un livre remarquable, riche en
informations géographiques et politiques. C’était une entreprise courageuse,
les tribus du bled es siba étant impitoyables pour les espions et les étrangers
indésirables. Foucauld, grâce à cette enquête, avait pu donner une mesure
exacte de l’autorité du Makhzen : nulle, ou inexistante sur de larges parties
du territoire. Il avait décrit des types de chef qui sauront, le moment venu,
inspirer les initiatives de Lyautey : ainsi, ce Sidi Ben Daoud, dont le
pouvoir est « une autorité spirituelle qui devient, quand il lui plaît, une
puissance temporelle ». Puis, au cours de ses séjours au Tonkin et à
Madagascar, Lyautey a entendu parler de la nouvelle vocation de Charles de
Foucauld, de ses publications, du charisme incroyable qui se dégage de lui.
Les deux hommes se revoient à Aïn Séfra, passent trois jours ensemble :
Lyautey se souviendra que, « dans la liberté des propos de table, on oubliait
parfois que le Père de Foucauld n’était plus le lieutenant de Foucauld. Lui
ne semblait nullement s’en formaliser ». C’est un autre homme qu’il a en
face de lui, et son hôte le comprend quand il apprend de son ordonnance,
après le départ du père, que, dans sa chambre, il a dormi à même le sol,
pendant trois nuits, dans son burnous… Bientôt, il prend la mesure de son
immense prestige en terre d’Islam : Foucauld est considéré comme un
véritable marabout. Lyautey assiste un jour à sa messe, dans la chapelle de
Béni-Abbès qu’il a lui-même édifiée. Il se sent comme projeté des années
en arrière, lorsqu’il cherchait à retrouver la foi entre les murs austères de la
Grande-Chartreuse. Mais désormais, il n’est plus le jeune officier tourmenté
par les incertitudes de sa personnalité. « C’était un dimanche, et je savais
que nous ne pouvions lui faire de plus grande joie que d’assister à sa messe.
Cette chapelle était une pauvre masure aux murs de toub, au sol en terre
battue. Il y avait là quelques Arabes, venus non pas pour se convertir – il
s’abstenait rigoureusement de toute pression directe à cet égard – mais
attirés par sa sainteté. Et, devant cet autel, qui n’était qu’une table en bois
blanc, devant ces vêtements sacerdotaux d’étoffe grossière, ce crucifix et
ces chandeliers en étain, devant toute cette misère, mais aussi devant ce
prêtre en extase offrant le sacrifice avec une ferveur qui emplissait le lieu de
lumière et de foi, nous éprouvâmes tous une émotion religieuse, un
sentiment de grandeur que nous n’avions jamais ressentis au même degré
dans les cathédrales les plus somptueuses, en face de la pompe des Offices
solennels. Par-delà les humbles murs de terre, au-delà de ces quelques
musulmans venus spontanément s’associer à la prière, c’était la vision de
l’immensité saharienne, de ce Sahara dont les dunes fauves venaient,
comme des vagues, battre le seuil même de la chapelle, et sur lequel il
régnait vraiment par la force de cette prière, de ses vertus, de son
sacrifice. » Peut-être, derrière ce tableau bien littéraire, et presque un peu
froid, peut-on déceler un sentiment plus mélangé que la simple admiration.
Dans sa pénétrante étude sur le caractère de Lyautey, Guillaume de Tarde
esquisse un parallèle très suggestif entre les deux hommes. L’un et l’autre
ont été des jeunes gens orgueilleux, éperdus d’ambition. Mais tandis que
l’un – Lyautey – n’a pas su épurer, sublimer son orgueil dans l’amour de
Dieu, l’autre – Foucauld – y est parvenu jusqu’à atteindre le stade suprême
de la sainteté. Le père de Foucauld renvoie à son alter ego une image qui
n’est autre que le fantôme de sa jeunesse, ce « Lyautey imaginaire » qui,
nous dit si justement Guillaume de Tarde, n’a pas su renoncer à la gloire ni
aux satisfactions terrestres. Du coup, le militaire est comme écrasé par
l’humilité de son double qui a su « se hausser, seul et nu, sur ce piédestal
immense : le Sahara ». Et de Tarde conclut : « Entre les deux hommes,
l’étincelle, manifestement, n’a pas jailli. L’entourage de Lyautey, qui les
avait vus ensemble, disait : ils s’estimaient mais restaient étrangers l’un à
l’autre […]. C’est qu’en présence de Foucauld, Lyautey se sentait interdit,
comme au seuil d’un monde inaccessible, devant ce noble ermite blanc,
dont la sainteté restait hors d’atteinte de sa séduction profane, dont
l’humilité même l’admirait de trop haut. Cette apparition candide évoquait
en lui le souvenir lointain du temps de sa double âme ; elle était le fantôme
de son âme abandonnée, la plus pure, la plus noble, dont l’orgueil avait le
moins d’ambition et le plus d’exigence. Elle était le Lyautey imaginaire de
toute sa jeunesse, le Lyautey de la Grande Chartreuse et des nuits exaltées
de Saint-Cyr. Et ce fantôme le regardait s’agiter pour la gloire terrestre. »
Ceci explique sans doute que la personnalité de Charles de Foucauld –
comme, nous le verrons, celle d’Isabelle Eberhardt – n’ait fait que traverser
l’univers familier de Lyautey, celui qui se dégage de ses lettres, ou des
propos tenus à ses proches. S’il a été marqué par ces rencontres, il n’a pas
su, ou voulu l’exprimer. Ces doubles qu’il croyait reconnaître en eux
avaient trouvé leur destin. Lui le recherchait toujours, et ne pouvait que
s’étourdir dans l’action.
L’action, Lyautey est vite aspiré par elle, et il doit se laisser emporter,
pour ne pas être repris par les démons du doute. Les confins du Maroc sont
une zone en turbulence permanente, les incursions des Beraber sont
constantes, c’est en même temps la porte du royaume chérifien, avec tous
les problèmes que cela suppose, et avec tous les espoirs que cela suscite.
Nul ne peut s’imaginer que le tout nouveau général, dont les idées sont déjà
connues, se limitera à de simples tâches de maintien de l’ordre. Non sans
mauvaise foi, il ne va cesser de se plaindre, de dénoncer les entraves
apportées à son action. Seule angoisse immédiate pour lui, s’affranchir de la
chaîne classique de commandement. Il l’a dit, il lui faut, pour agir,
concentrer entre ses mains tous les leviers, donc se libérer de la tutelle de la
division d’Oran et obtenir une vraie capacité d’agir. Car il a pris, au Tonkin
et à Madagascar, de ces habitudes dont un esprit indépendant comme le sien
se défait difficilement. Il se trouve que les territoires du Sud sont répartis en
trois commandements : Ghardaïa dépend d’Alger, Touggourt de
Constantine… et Aïn Séfra d’Oran. Dans sa correspondance des premiers
jours, Lyautey manifeste une humeur badine, plaisante sur lui-même, sur
son nouveau grade qui l’a contraint de quitter son dolman bleu et lui interdit
désormais de se prendre « pour un jeune homme » – ce qu’il a pourtant
cessé d’être depuis quelque temps… mais, dans le même temps, il n’omet
pas de se plaindre auprès d’Eugène Étienne, qui n’est pas alors au
gouvernement, mais qui, comme député d’Oran, vice-président de la
Chambre et chef de file du parti colonial, exerce la plus grande influence
dans les sphères du pouvoir. Dès la fin du mois d’octobre, Lyautey menace
de rendre son commandement si l’on s’obstine à faire de lui le simple
exécutant de sa hiérarchie immédiate, si on le confine, dit-il, dans le métier
« d’archiviste et d’adjudant de place ». Bien entendu, il exagère : sa
situation est normale, elle est dans l’ordre naturel des choses. Général de
brigade, il est subordonné au général de division… Mais cela fait fort
longtemps qu’il ne raisonne plus en militaire, qu’il raisonne en politique. Il
ne craint pas, d’ailleurs, de se référer à « l’opinion », qui attend de lui qu’il
mette en œuvre la doctrine Gallieni, et son savant dosage d’action politique
et de manœuvre militaire.
En novembre, Lyautey obtient, non sans mal, gain de cause. Il a su faire
jouer ses réseaux. Il aura le commandement effectif et direct de ses troupes,
l’autonomie de sa subdivision – munie de ses services propres d’intendance,
de santé, de génie, d’artillerie –, une délégation de crédits, l’autorisation de
prendre les premières initiatives sur le terrain, même si c’est dans un cadre
limité et en fonction des circonstances… et surtout, l’essentiel pour lui, la
liaison directe avec Jonnart, sous couvert d’une hiérarchie de facto court-
circuitée. Cette attitude achève de le signaler à la mauvaise humeur du
ministère de la Guerre où on apprécie moins que jamais ce général
royaliste, mondain et frondeur.
Lyautey a déjà livré au gouverneur général un aperçu sur la situation de
la zone frontière qui se trouve être, de manière fâcheuse, une ligne de
communication et de ravitaillement, avec « ce paradoxe que cette ligne, où
la présence des magasins et la circulation de nombreux convois constituent
un appât constant, est obligée de se défendre sur elle-même, ce qui aboutit à
de véritables impossibilités ». C’est le type même de situation que
profondément il réprouve. Placé sans cesse sur la défensive, il a le
sentiment d’avoir à protéger un simple « point », quand toute son énergie
veut être dirigée vers l’édification d’une « zone », d’un « centre d’action et
d’influence ». Toute l’ambiguïté de sa position est là. Pour lui, les confins
de l’Algérie et du Maroc doivent être une base d’expansion, non un poste,
un abcès de fixation qu’il faut tenir. Non qu’il songe à une pénétration
profonde au Maroc par le Sud oranais. Son propos est plutôt de fortifier les
positions françaises dans la zone, pour en faire un point d’appui solide,
l’axe de pénétration étant plutôt, dans son esprit, au nord-est du Maroc. Et
de manière plus générale, ce qui l’intéresse au plan politique, militaire,
administratif, c’est l’action et la décision, non le temporaire et le dilatoire.
Tel est bien le sens des instructions qu’il donne à ses officiers, sans attendre
la moindre confirmation de sa hiérarchie. S’il désigne, comme objectif de
son action, « la constitution définitive du système de protection », c’est par
euphémisme. Le résultat obtenu « se fera non pas par colonnes, ni par coup
de force, mais par tache d’huile, par une progression faite pas à pas, en
jouant alternativement de tous les éléments locaux, en utilisant les divisions
et les rivalités des tribus entre elles et de leurs chefs ».
Mais l’affaire des inventaires occupe bientôt tout son esprit. Toutes ses
craintes se réalisent. Après l’affaire Dreyfus, après le scandale des fiches,
après l’affaire de la séparation, celle des inventaires, héritage du
« combisme » vient affaiblir un peu plus la France au moment où elle
affronte de graves tensions extérieures. Quand on lit ce propos sous la
plume de Charles Benoist, on croit entendre Lyautey : « Il n’était vraiment
pas nécessaire que des difficultés extérieures vinssent s’en mêler ; ou, sous
un autre aspect, il était déplorable qu’elles vinssent nous assaillir dans ce
désarroi. Mais peut-être aussi ne seraient-elles pas venues, sans ces luttes
civiles qui paraissaient avoir déchiré la France, et peut-être ne se serait-on
pas attaqué à nous avec tant de confiance, si l’on ne nous avait pas crus
irrémédiablement divisés. » La loi de Séparation avait été publiée au
Journal officiel le 11 décembre 1905, pour une entrée en vigueur un an plus
tard. L’heure de la confrontation entre l’Église et la République est venue.
Une partie du milieu catholique est prête au combat, comme Albert de Mun,
qui déclare en décembre 1905 : « La constitution de 1791 entendait, du
moins, maintenir la religion chrétienne ; la loi de Séparation a pour but
avoué de la détruire », et qui dénonce dans les « associations cultuelles »
prévues par la loi les éléments d’une prise de contrôle déguisée de l’Église
par l’État. Certains catholiques, comme Ferdinand Brunetière, directeur de
la Revue des Deux Mondes, estiment toutefois que l’Église peut
intelligemment tirer parti de la nouvelle donne, en s’affranchissant
définitivement de l’emprise concordataire et en trouvant la voie d’un
renouveau qu’elle sera seule à assumer. C’est typiquement le raisonnement
d’un Lyautey. Mais les événements vont en décider autrement.
Concrètement, en effet, il faut bien interpréter les textes qui prévoient
« l’ouverture des tabernacles », indispensable à l’établissement des
inventaires qui permettront la dévolution des biens ecclésiastiques aux
fameuses associations cultuelles. S’il va de soi que l’opération doit être
conduite par les prêtres eux-mêmes, cela ne suffit nullement à garantir
contre les incidents et les passions. Au début de février 1906, à l’église
Sainte-Clotilde à Paris, l’inéluctable se produit, car les opérations ont été
engagées dans l’improvisation et la précipitation. Trop de tensions ont été
accumulées au cours des dernières années. Des manifestants s’opposent à
l’inventaire, ils se barricadent, la police intervient sous la direction du préfet
Lépine en personne. Grilles enfoncées, portes forcées, fidèles des deux
sexes et de tous âges malmenés : le scénario va se reproduire, dès le
lendemain, à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. La publication en France,
le 18 février, de l’encyclique « Vehementer nos » intervient dans ce contexte
troublé. Pie X, personnalité forte et intransigeante, conseillé par le
secrétaire d’État Merry del Val, prononce une condamnation solennelle de
la loi de Séparation – vécue, à juste titre, comme une abrogation unilatérale
du Concordat –, ainsi que de la procédure confiant la gestion des biens
d’Église à des associations cultuelles. Le document affirme avec force
l’existence d’une véritable Constitution de l’Église, qui est le corps
mystique du Christ, et qui est régie par des pasteurs. Si le recours à toute
forme de résistance par la violence est explicitement récusé, les fidèles n’en
sont pas moins appelés à s’unir et les membres du clergé à exercer leur
vigilance. La mobilisation des catholiques s’en trouve renforcée. Les
inventaires donnent lieu un peu partout à des incidents d’intensité inégale.
Les fidèles se rassemblent aux abords des églises pour attendre les
receveurs de l’enregistrement, les portes sont barricadées, les forces de
l’ordre arrivent, il faut alors négocier, la situation se débloque fréquemment
grâce au jeu conjugué de l’influence des notables et de la souplesse du sous-
préfet. Mais début mars, on relève deux morts, la tension devient lourde. Il
faut faire intervenir l’armée, les forces de l’ordre ne suffisant plus. Certains
officiers refusent d’obéir et sont sanctionnés, lourdement.
Le 2 mars, depuis Aïn Séfra, Lyautey écrit son indignation à Vogüé. Il
évoque un de ses camarades de Saint-Cyr, Héry, qui se retrouve chargé de
famille et sans ressources parce qu’il a refusé de sacrifier ses convictions.
Pour lui, c’est un martyr qui paye « l’inversion » de toutes les « notions
d’ordre public » depuis dix ans, l’action des Combes et des André. « Ils
sont dans l’engrenage et le régime est immonde », le « pacte social » est
« déchiré » écrit-il, tout en s’inquiétant de cette nouvelle exténuation de
l’institution militaire au moment même où la France affronte un
environnement international détérioré. Quelques jours plus tard, il franchit
le pas et se livre pleinement à Eugène Étienne, son ami, que le hasard a fait
ministre de la Guerre, et qu’il devine écartelé entre les devoirs de sa charge
et ses sentiments profonds. Lyautey, qui est pourtant loin d’être un
fanatique, s’insurge : « Vous savez, vous, par les confidences intimes que je
vous ai faites, combien j’ai l’esprit libre au point de vue confessionnel, et
que cette liberté de pensée m’a forcé à des ruptures douloureuses avec
choses et gens qui m’étaient les plus chers. Mais je ne puis me détacher de
ma formation catholique et je me rends trop compte du combat affreux qui
doit se livrer dans les âmes ayant conservé leur croyance intégrale dans la
loi divine et le surnaturel. Et quel courage il leur faut pour sacrifier tout,
aisance, sécurité du foyer, carrière, en se dérobant ainsi à la loi humaine
dont la sanction est immédiate, plutôt que de violer l’autre dont la sanction
est hypothétique et sans effet matériel. » Lyautey balaie l’argument selon
lequel le principe d’obéissance doit être intangible si l’on veut que les
soldats marchent, le cas échéant, contre les grévistes. En bon politique et
bon administrateur, il en tire des conséquences inventives et suggère la
constitution rapide d’une « gendarmerie mobile ». Écrivant cela, Lyautey ne
prend assurément pas le parti de l’Église catholique en tant que tel. Il met
au premier plan la défense du sentiment religieux et de la dignité des
croyants, évoquant même un épisode, celui de la kouba d’El Abiod Sidi
Cheikh, vingt-cinq ans plus tôt, où l’on s’était retenu d’employer des
soldats musulmans… Il n’en tire pas moins des conclusions politiques : « Je
sais et je sens que vous comprenez toutes ces choses, parce que vous
souffrez plus que personne d’avoir trouvé dans votre héritage ministériel
l’exécution de cette loi, bâclée à la légère, si mal bâtie, et que, comme moi,
vous pensez que les Combes, Pelletan, Jaurès, qui ont jeté le pays dans cette
politique de haine et de déchirement, sont des criminels d’État. C’est sur
leur conscience que retomberont les désastres privés qui atteignent ces
officiers qu’au nom de la discipline il fallait peut-être frapper, mais qu’il
fallait avant tout éviter de placer devant un tel cas de conscience. » Et il va
jusqu’à ajouter, sur un ton d’amitié et de sincérité : « Il y a dans une région
de France des églises auxquelles se rattachent pour moi les souvenirs les
plus sacrés, où mes parents, mes grands-parents ont été mariés, enterrés. Le
jour où j’apprendrais que des hommes portant mon uniforme auraient été
contraints de les violer, je suis résolu à demander ma retraite […]. Ce ne
sera certes pas là de la désobéissance, ce sera l’abandon, le cœur déchiré,
d’un uniforme que je ne pourrais plus porter sans déshonneur. » Tout
Lyautey est dans cette lettre : beaucoup de sincérité, un peu de théâtralité.
Et une capacité réelle de calcul politique : il sait pertinemment que son
prestige est déjà suffisamment grand en France pour qu’une initiative aussi
spectaculaire de sa part constitue une menace sérieuse pour un
gouvernement dont la fragilité est notoire. L’avocat de son ami Héry n’a-t-il
pas voulu le citer comme témoin à décharge ?
À défaut de peser sur les négociations marocaines, Lyautey essaie
d’exercer une influence, même indirecte, sur la politique française, dont il
connaît les failles. « Des hommes et des caractères, écrit-il à Jacques Silhol,
voilà, comme vous le dites, ce qui manque à ce pays trop intelligent. Je
tâche du moins d’en former autour de moi. » Il envoie d’ailleurs à Vogüé
une copie de la lettre qu’il a écrite à Étienne, certain qu’elle recevra ainsi un
écho dans le milieu parisien, certain aussi qu’elle contribuera un peu plus à
forger cette image publique qui, peu à peu, prend forme. Il enfonce le clou :
« Je tiens à ce que vous sachiez bien que les relations que les circonstances
m’ont amené à avoir avec certains de nos gouvernants n’ont pas enlevé un
iota de mon indépendance. » Au même moment, un débat difficile agite la
Chambre. Personne ne se soucie de voir resurgir un peu partout de « petites
Vendées » – et de fait, dans certaines régions rurales, la crise des inventaires
commence à prendre cette tournure. L’abbé Lemire, député très respecté du
Nord de la France, invite le gouvernement à la prudence et à la modération.
Le cabinet Rouvier, hésitant, est lâché par une partie de sa majorité,
précisément parce qu’elle le sent hésiter. Le gouvernement Sarrien, qui lui
succède, est une incarnation encore plus morose de cette République sans
âme et sans visage que dénonce Lyautey. Le nouveau président du Conseil,
« un homme manifestement calme, joliment ventru, de visage rose et gris,
avec de petits yeux bleus, marchant à petits pas, dans chacun desquels on
eût dit qu’il y avait une intention » (Charles Benoist), va pourtant dénouer
la crise, inconsciemment peut-être, en prenant une initiative lourde de sens :
la nomination de Georges Clemenceau au ministère de l’Intérieur tandis que
Briand prend l’Instruction publique et les Cultes. Les préfets reçoivent pour
instruction confidentielle de suspendre les inventaires chaque fois que le
recours à la force paraît ne pouvoir être évité. Apôtre encore il y a peu de la
plus grande fermeté, le nouveau ministre, trop heureux de l’être, choisit
cette souplesse et cette modération dont il sait parfois faire preuve, et s’en
tire par une pirouette : « Nous trouvons que la question de savoir si l’on
comptera ou ne comptera pas des chandeliers dans une église ne vaut pas
une vie humaine. » La crise va peu à peu s’apaiser, Lyautey peut s’en
retourner à ses problèmes du Sud oranais.
Alors ? Il est peut être temps d’aborder un sujet qui hante tous les esprits
lorsqu’on évoque la personnalité de Lyautey, mais que les livres passent
sous silence, ou évacuent au détour d’une phrase. Lyautey est un très grand
personnage qui n’a guère à craindre de ces éclairages un peu crus, si
déterminants pour comprendre une psychologie et les méandres souvent
douloureux de l’existence la plus intime. Il est grand temps de le soustraire
à des silences ou des sous-entendus qui frisent le ridicule.
Dans son célèbre Portrait de l’aventurier, Roger Stéphane a évoqué avec
franchise l’homosexualité de Lyautey, par référence au personnage de
Lawrence – les deux autres figures d’aventurier choisies, André Malraux et
Ernst von Salomon, n’entrant pas, sur ce plan, dans l’épure. Il a ainsi brisé
un tabou. Lyautey lui-même, relayé par son neveu Pierre, a toujours veillé à
maintenir le voile. Le souci des convenances a sans doute primé chez cet
homme élevé dans un milieu traditionnel et très soucieux de son prestige.
Mais peut-être a-t-il craint aussi qu’à son sujet on en vînt à n’évoquer que
cela… Il n’y a pas échappé pour autant, et les fausses pudeurs dont font
preuve ses biographes les plus éminents exposent Lyautey lui-même à la
dérision, plus qu’elles ne protègent une réputation. Pour preuve,
aujourd’hui, quoi de plus exaspérant que cette perpétuelle citation prêtée à
Clemenceau et dans laquelle il est de bon ton d’enfermer le malheureux
maréchal1? Le fonds Lyautey aux Archives nationales, pourtant
soigneusement épuré par Lyautey lui-même et son neveu, recèle encore des
lettres de Jean Cocteau… mais elles ne seront communicables qu’en 2113 !
Pourquoi ? Non qu’elles contiennent le moindre élément scabreux ou
salace. Mais simplement parce qu’il apparaîtrait clairement à leur lecture,
que les deux hommes étaient de plain-pied l’un avec l’autre, en termes de
personnalité.
Un ouvrage récent, paru en 1998, traite ouvertement et exclusivement de
cette dimension de la personnalité du maréchal – de manière intéressante, et
parfois convaincante, mais avec un esprit systématique qui finit par lasser2.
Son auteur, Christian Gury, affirme avec vigueur que la personnalité de
Lyautey a inspiré Proust dans la peinture de plusieurs de ses caractères.
Charlus, si l’on en croit une tradition remontant à Hélène Morand, femme
de Paul, et reprise par Mathieu Galey, devrait beaucoup à Lyautey, bien plus
qu’à l’écrivain dandy et fantasque Robert de Montesquiou. Tout est
possible, sans jamais convaincre vraiment : qui peut faire l’inventaire exact
des inspirations de Marcel Proust ? Christian Gury rappelle que plusieurs
écrivains ont pris Lyautey comme modèle : Roger Martin du Gard dans Le
Lieutenant-colonel de Maumort, Henri de Montherlant dans La Rose des
sables. Et il évoque l’ouvrage plus récent de Jean-Edern Hallier, L’Évangile
du fou, biographie un peu délirante de Charles de Foucauld, dans laquelle
Lyautey – avec bien d’autres – est classé dans la catégorie, plus délirante
encore, des « pédés divins », sublimant leur sexualité à travers l’action
coloniale et la construction des empires.
De fait, et sans suivre nécessairement jusqu’à son terme logique la
fantasmagorie de Jean-Edern Hallier – écrivain et provocateur avant tout –,
il y aurait beaucoup à dire, et peut-être même à écrire, sur les grands
« coloniaux » de ce temps, marqués par un destin si proche et par le même
effort de sublimation de leur inclination sexuelle : qu’il s’agisse bien
évidemment de Lawrence, mais aussi de Cecil Rhodes, de la personnalité
tourmentée et « biblique » du général Gordon, de Kitchener, d’Ernest
Psichari, sans parler des ambiguïtés présumées du père de Foucauld… Le
goût très poussé de la beauté, et notamment de la beauté des corps et des
uniformes, l’attirance irrésistible et constante pour la jeunesse, le
tempérament théâtral, souvent fantasque, la tendance naturelle au
narcissisme et à l’égocentrisme, et aussi cette cyclothymie si caractéristique
qui épuise ses collaborateurs : tous ces traits de caractère ont été évoqués à
l’envi, avec des degrés divers d’explicitation, par les pudiques biographes
de Lyautey – André Maurois, bien sûr, mais plus récemment André Le
Révérend et Hervé de Charette. Pour des raisons évidentes, c’est Benoist-
Méchin qui laisse le plus librement s’exprimer cette intuition… jusqu’à un
certain point. Mais Guillaume de Tarde, qui a travaillé avec le grand
homme, fait plus que jouer avec les mots lorsqu’il évoque l’androphilie de
Lyautey3, ce goût de « l’homme viril, en qui les muscles, le cerveau, le
caractère forment avec le sexe une harmonie unique ». Pour lui, le regard de
Lyautey sur les hommes est presque celui du cavalier sur les chevaux : à la
fois esthétique et utilitaire. « Chez ce hussard sacrilège, écrit-il, mêmes
réflexes devant l’homme, même coup d’œil d’amateur pour apprécier le
galbe de ses formes, la finesse de ses attaches, la souplesse de ses muscles,
l’énergie de ses allures et de ses détentes, sa tenue devant l’obstacle, sa
puissance et sa résistance. » Et de Tarde, non sans audace, ajoute même :
« Cet amateur d’hommes se comporte à leur égard comme une sorte de Don
Juan, connaisseur jamais blasé, séducteur jamais satisfait, possédé sans
trêve du besoin d’être objet d’adoration et d’abandon. Mais cette passion
n’a qu’un mobile : réaliser, créer. » Il décrit avec minutie la coquetterie
calculée du général, son sens de la flatterie opportune, la manière
ostentatoire dont il peut accorder sa confiance, livrer ses confidences – avec
les revers : les colères monstrueuses, les « sautes d’humeur dirigées », et
même les « cas de sadisme souverain ». Pour Guillaume de Tarde, il y a
chez Lyautey un côté manipulateur qui domine toujours. Mais on décèle
aussi un certain penchant pour des formes d’hystérie, dont une émotivité
extrême, une hypersensibilité, une possessivité maladive peuvent être les
symptômes les plus criants.
Quant à Maurois, s’il n’évoque rien des ambiguïtés de son héros dans la
biographie qu’il lui consacre – écrite et publiée de son vivant, rappelons-
le –, il est plus allusif dans ses Mémoires, et dans ses Dialogues sur le
commandement. D’ordinaire, on évoque volontiers la dimension
« féminine » de la personnalité du maréchal. À cet égard, son contemporain
Abel Bonnard, lui-même cité depuis comme le prototype de l’homosexuel
lancé dans la société littéraire4, est allé assez loin dans l’évocation – aussi
loin, sans doute, que l’on pouvait aller à l’époque puisqu’il s’agissait, ni
plus ni moins, de son discours pour la réception du maréchal Franchet
d’Esperey à l’Académie française, au fauteuil du défunt Lyautey : « Cette
âme si forte semblait enveloppée dans des nerfs de femme. » Même
référence chez le général Catroux qui, dans Lyautey le Marocain (1952),
parle de ses « démons familiers » : « Comment fixer ce qui était aussi
innombrable et varié que la vie elle-même, rendre les traits d’un homme
tout en contrastes saisissants, habité par des démons familiers qui tantôt le
dominaient et que tantôt il maîtrisait, impulsif et nerveux à ses heures autant
qu’une femme fantasque, viril et constant dans les crises autant qu’un héros
antique […] ? »
Cette dimension féminine ne constitue d’ailleurs nullement, en elle-
même, une « preuve » d’homosexualité. Elle traduit moins une prétendue
préciosité qu’une sensibilité à vif qui s’exprime volontiers, dans les
correspondances de l’époque, par des transports verbaux et syntaxiques que
les pauvres talents épistolaires de notre XXIe siècle naissant ont bien du mal
à interpréter – sauf, peut-être, dans les régions les plus méditerranéennes,
où les relations entre hommes sont plus démonstratives. Au reste, dans Le
Roman d’Aïssé, les frères Tharaud n’évoquaient-ils pas cette féminité chez
leur maître Barrès, dans les pages mêmes où ils évoquaient sa liaison avec
Anna de Noailles ? Il est vrai que l’exemple est peut-être mauvais, dans la
mesure où la personnalité profonde de Maurice Barrès demeure
mystérieuse, à l’image de cette liaison qui fut sans doute platonique, en tout
cas bien différente de celle qu’entretint la comtesse avec d’autres, comme le
général Mangin, sur un mode moins éthéré.
Il faut dire que Lyautey, d’un bout à l’autre de son existence, est une cible
de choix pour les psychanalystes en chambre, à commencer par son enfance
corsetée dans un brouhaha de femmes, pour finir avec l’Afrique du Nord et
son imagerie gidienne, sans parler de son mariage tardif – encore que le
célibat fût alors un état social répandu et admis dans la société du temps…
Et puis cette volonté forcenée de séduire, d’être aimé et admiré des jeunes
gens, de servir de modèle, qui fut sans doute l’une des grandes
compensations psychologiques d’une existence marquée par une dépression
nerveuse récurrente. Au reste, on ne trouve jamais chez Lyautey ce côté
torturé qui caractérise la posture d’un Lawrence, d’un Kitchener, d’un
Gordon. Effet de la culture protestante anglo-saxonne et de ses
refoulements, ou marque de fabrique victorienne de ces grandes figures ?
Toujours est-il qu’ils expriment le plus souvent une répugnance non
déguisée pour le corps et pour la chair, quand Lyautey, lui, est d’un
esthétisme franc, dépourvu de toute contorsion. Au fond, il n’entre pas
vraiment dans le schéma classique de l’aventurier, tel que le définit Roger
Stéphane. Chez lui, nul côté suicidaire ou recherche inconsciente de la
grandeur dans l’échec. Dépressif et torturé, oui, mais sans les troubles et la
stigmatisation du corps à la manière du puritanisme. Lyautey aime trop
ouvertement la beauté pour céder, en quelque manière que ce soit, aux
tentations du masochisme. Capricieux et fantasque, chroniquement
déprimé, Lyautey reste simple et dans l’expression de ses goûts et dans son
appréhension de l’existence.
Il reste que cette présomption d’homosexualité a été commentée de son
vivant, qu’elle fut même connue, plus tard, de milieux très larges… et
qu’elle n’eut jamais de véritable impact sur son prestige. Non, vraiment :
même si « on » en parlait à l’époque, sa notoriété immense n’en a jamais
souffert, et lui-même, parfois, semblait affecter à ce sujet une certaine
indifférence. Il est certain qu’il a cherché à faire venir comme collaborateur
à Rabat Maurice Rostand, fils d’Edmond et homosexuel notoire, il est
certain aussi qu’il a eu des relations d’amitié sincères et confiantes avec
Jean Cocteau, qu’il a été remarqué et apprécié de Proust, dans des salons
comme celui de Mme Aubernon… Guy Dupré, dans Les Manœuvres
d’automne, en dit beaucoup en peu de mots, et sans éprouver le besoin de
juger les uns ou les autres5. Cet auteur, très littéraire, très « fin de siècle »,
évoque même une manie de Lyautey, un « tic » – d’après Maurice Rostand :
il aurait eu coutume de mettre au féminin le nom de ceux qu’il n’aimait pas.
Ainsi, après la guerre du Rif, Pétain aurait été qualifié de « vilaine ».
Qu’on le veuille ou non, cette dimension de sa personnalité fait partie de
son personnage public. Elle lui vaudra même, de son vivant, les attaques
cinglantes, dans des publications il est vrai confidentielles, de l’écrivain
dadaïste et communiste René Crevel, qui se vengeait ainsi, dans un bel
hommage involontaire, de la figure tutélaire et réactionnaire qu’il prêtait au
maréchal. Nous verrons aussi que les opposants à sa politique marocaine ne
se priveront pas de faire allusion à la « chose », tentant ainsi de faire payer
au résident général sa propension à la censure de presse – qu’il avait fort
grande !
Quant à sa vie privée, quant à sa vie personnelle – fut-il un homosexuel
« pratiquant », ou se contenta-t-il de rester, le plus souvent, dans le jeu de
séduction et dans l’esthétisme, en bref eut-il une double vie ou se contenta-
t-il de sublimer ? De nombreuses histoires plus ou moins apocryphes
circulent à ce sujet – entretenues, là encore, par le silence officiel, aussi
pesant qu’hypocrite. Il faut dire qu’un tel prestige – on pourrait même dire
une telle « impunité » sociale – intrigue ou exaspère, s’agissant d’une
société d’alors que l’on se plaît à imaginer comme « homophobe », et qui
pourtant finira par faire un triomphe à Proust, à Gide, à Montherlant, après
s’être fort bien accommodée des frasques de Rimbaud et Verlaine, et de la
personnalité débridée de Robert de Montesquiou. Mais comment imaginer
que l’admiration immense, inlassable, l’affection profonde et la fidélité que
lui ont manifestées longtemps après sa mort tous ceux qui l’avaient
approché, ses anciens collaborateurs, les Ormesson, les Garric, les Durosoy,
auraient pu s’accommoder aisément d’une nature débauchée ou du souvenir
de ses avances appuyées ? Il y a des limites à l’hypocrisie : et, précisément,
ce qui frappe dans les écrits de tous ces hommes, c’est la sincérité, qui
n’exclut pas chez eux l’évocation de nombreuses petites faiblesses de
caractère chez leur grand personnage. Et puis il y a sa femme, épousée sur
le tard, après, nous le verrons, une période de dépression si intense qu’elle
l’a conduit au bord du suicide. Dans son Journal de Tours, en 1886, Lyautey
a donné quelques indications difficiles à interpréter, tant il est vrai que, par
bien des côtés, ce texte – comme tous ses textes – était destiné à être lu par
d’autres, un jour, même en petit nombre. Hubert y fait un curieux, mais
vibrant éloge de la « chasteté », notant que, pour le commun, elle est
« synonyme d’impuissance – imbéciles ! ». Pour lui, au contraire, la
chasteté, pour peu qu’elle aille de pair avec une nature virile, est un « brevet
de puissance ». Il ajoute : « Quelle concentration de forces ! Et en somme
combien plus facile qu’on ne croit. » Parle-t-il pour lui-même ? Il
s’empresse – vanité, dissimulation, sincérité ? – de dissiper toute
interrogation : « Moi, qui suis lancé en pleine noce, qui ai goûté à tout. » Un
soir, de visite à Paris, et avant de rentrer à Tours, il se met, « comme un
chien en chaleur », à suivre « une femme dont l’allure élégamment
indépendante démentait la mise sévère ». Il est aussitôt repoussé par la
mystérieuse « passante », et il évoque cet incident pour mieux battre sa
coulpe, pour mieux stigmatiser cette « habitude du vice » qui est la sienne.
Plus tard, dans le même Journal de 1886, il évoque « cette aptitude à
l’amitié passionnée, absorbante », qui a « évidemment étouffé chez [lui]
l’aptitude à l’amour », et dit n’avoir jamais éprouvé pour les femmes que
« l’attrait sensuel, absolument égoïste ». Lyautey, séducteur impénitent et
cynique ? Cela ne cadre guère avec le personnage, cela sent, comme
souvent chez lui, le faux, le simulé, la pose – ou le langage codé. Même si
un auteur aussi averti qu’Edmonde Charles-Roux feint d’y souscrire dans
son évocation d’Isabelle Eberhardt – soupçonnée à l’époque, dit-elle,
d’avoir été la maîtresse du général… ou si un rapport de police, en
juillet 1931, mentionne une escapade prétendument suspecte du maréchal à
l’occasion de la visite de l’Exposition coloniale par la duchesse d’York6.
Dans le Journal de Tours, il y a ce récit : un ami revient de
Constantinople, lui raconte son voyage, et il en tire comme conclusion que,
là-bas, « la pédérastie existe sur la plus vaste échelle – tout comme à
Naples. Tout est offert au voyageur, sans préjudice : femmes, petite fille à
caresser, petit garçon, puis jeune homme. » Et dans tout cela, « il n’y a
que 2 ou 3 bains turcs qui ne soient pas de vrais bordels d’hommes ». L’ami
lui dit avoir pénétré dans un de ces « antres » – sans le savoir, bien sûr… –
et avoir été démarché par une jolie femme qui s’est révélée être, dit
Lyautey, un « androgyne ». Ce sont de drôles d’erreurs, et de drôles de
conversations pour des hommes qui ont quitté depuis longtemps les
curiosités de l’adolescence…
Nous dirons, pour finir, que tout, dans la personnalité de Lyautey, laisse
deviner, outre une inquiétude religieuse récurrente, une tendance naturelle à
la sublimation, peu compatible avec un goût réel pour la débauche : c’est la
thèse que nous retiendrons, laissant aux esprits goguenards et aux éternels
sceptiques le soin de tout imaginer. Et considérant, somme toute, que la
vérité profonde de son âme appartient à un homme qui fut profondément
admiré et aimé de ceux qui l’approchaient.
VERS LE MAROC
(1907-1912)
À QUAND LE MAROC ?
LE SUICIDE OU LE MARIAGE ?
« Je quitte la vie.
« Depuis des années, mon but, ma raison de vivre, étaient d’être l’artisan
du développement colonial et impérial de mon pays. Les heureuses
circonstances de ma carrière, mes goûts et mes aptitudes avaient fait de moi
à cet égard comme un spécialiste et toutes mes ambitions, tous mes projets
étaient basés sur ce concept.
« Or je sens que, d’une part, la France cesse de plus en plus de s’orienter
dans la voie coloniale, et que, contrairement à ce que nous concevions il y
a 10 ans, il n’y a plus d’œuvre à réaliser de ce côté – d’autre part je ne me
sens aucune aptitude pour le commandement militaire dans la métropole,
auquel je ne suis pas préparé et pour qui je n’ai pas de goût.
« Je n’ai pas de fortune personnelle ; le peu qui me reste est absorbé par
des charges de situation et de propriétés. Ma retraite ne suffirait pas à
m’assurer une vie où je puisse satisfaire mes besoins d’action. J’aurais le
chagrin de ne pouvoir aider les miens pour lesquels j’ai tant de tendresse. Je
leur serais à charge. Ils souffriraient de me voir me ronger.
« J’ai perdu depuis longtemps les croyances religieuses où j’aurais pu
trouver un asile.
« Sorti de la sphère d’action coloniale et de son activité intense, je ne
serais plus qu’un débris à charge à tous et à moi-même.
« Je crois donc préférable d’en finir de suite.
« Je demande pardon aux chers miens du chagrin que je leur cause ;
qu’ils soient certains que je leur en aurais causé davantage en survivant.
« Je demande pardon à tous ceux à qui j’ai pu nuire. »
1 Au point que, dans Lyautey avant Lyautey (op. cit., p. 182), Pascal
Venier émet l’hypothèse d’une manipulation délibérée de ses officiers de
renseignements.
2 Les Cahiers d’Henri de Régnier, document fondamental sur la société
politique et littéraire du temps, ont été révélés au public par François
Broche : Henri de RÉGNIER, Les Cahiers inédits, Paris, Pygmalion-Gérard
Watelet, 2002.
3 Charles-André JULIEN, op. cit.
10
« Nous avions beau nous sentir au théâtre devant une pièce, elle était si
magnifiquement, si sincèrement jouée qu’elle nous gagnait à son leurre et que nous
devenions ses acteurs. »
Guillaume DE TARDE.
« Nous avons donc un grand intérêt à recréer un gouvernement chez ces peuples
et il n’est peut-être pas impossible d’arriver à ce que ce gouvernement dépende en
partie de nous. »
TOCQUEVILLE.
RECONSTRUIRE L’ÉTAT
Pour la plupart des historiens qui ont révisé la vision traditionnelle, jugée
trop exaltée, du protectorat lyautéen, cette manipulation prouve que ce
système était plus une fiction qu’une réalité, et que la prétendue politique
indigène n’était au Maroc que l’habillage d’une colonisation classique,
fondée sur l’administration directe et la promotion sans vergogne des
intérêts français. Daniel Rivet émet un jugement nuancé. À ses yeux, le
protectorat est bien une fiction, le vrai souverain absolu est Lyautey, et nul
autre. Mais on ne peut nier, selon lui, que Moulay-Youssef ait joué un rôle,
ni que le résident général ait cherché, à tout moment, à préserver des
dérives de l’administration directe un système où l’administration
marocaine restait tout de même une réalité tangible. On peut aller plus loin
et supposer que Lyautey aurait agi de même s’il avait exercé le pouvoir en
France. Il agit, très simplement, en habile réformateur de l’État, ménageant
les corporatismes et les susceptibilités pour mieux transformer la réalité des
choses. Son comportement est inspiré d’une connaissance très fine de
l’institution militaire, le milieu social et professionnel entre tous le plus
structuré et le plus conservateur. Le souci majeur du résident général est de
se doter des outils efficaces d’un gouvernement : il entend gouverner le
Maroc, et le gouverner réellement, non en se dissimulant derrière l’alibi
d’un pouvoir chérifien fictif, mais en utilisant dans toute sa force le principe
d’unité représenté par le monarque, dans sa double dimension, politique et
religieuse. Le protectorat tel que Lyautey le conçoit n’est guère plus une
« fiction » que la monarchie britannique, où le souverain incarne l’unité et
la tradition, quand le Premier ministre exerce la réalité du pouvoir – tous
deux de manière indissociable. A cette différence près, bien entendu, que
nous sommes en schéma colonial, et que le résident général n’est pas
marocain… mais tel un personnage de Kipling, Lyautey, par moments,
l’oublie. Il semble dire, en substance : voici ce que je fais au Maroc, et ne
puis faire chez moi, dans le pays qui n’est plus « le plus beau royaume sous
le ciel » ; je crée, je fabrique du pouvoir, quand en France, au même
moment, le parlementarisme et l’impuissance congénitale du régime le
rongent ou le détruisent ; le sultan n’est pas un fantoche ou un pantin, mais
la clef de voûte du système. Aussi les hommages qui lui sont rendus sont-ils
tout sauf de l’hypocrisie ou de la vaine comédie – comme ont pu le croire, à
l’époque, bien des fonctionnaires du Quai d’Orsay.
La clef de la politique lyautéenne, Halévy la donnera en 1931, dans ce
texte majeur intitulé « De re gallica » : « Aux âges de l’ancienne humanité,
l’État s’incarnait dans des formes monarchiques, sacerdotales, formes elles-
mêmes singulières, et qui préparaient au service de l’État. Les dynasties et
les castes étaient les écoles fermées où s’apprenaient les secrets du service.
Dans nos démocraties, ces écoles n’existent plus. D’autre part, la
permanence royale formait une sorte d’étai où s’accrochait, s’appuyait la
personne des hommes d’État. Mais dans les conditions modernes, il n’y a
plus ni les écoles, ni les étais. » Pour Lyautey, le Maroc est une sorte de
monarchie inachevée qui doit compter, sur une partie de son territoire, avec
de grands féodaux portés à l’insoumission et fiers de leurs traditions. Il lui
faut donc, en mineur et sur une courte période de temps, rejouer la grande
comédie des capétiens – en oubliant son ultime avatar, l’ultracentralisation
révolutionnaire et napoléonienne… Lyautey a cru à la réalité du protectorat,
il était parfaitement conscient des critiques qui désignaient dans cette
formule institutionnelle « une étiquette ». Tout l’enjeu pour lui était de faire
du protectorat non « une formule théorique et de transition », mais « une
réalité durable » : « La pénétration économique et morale d’un peuple, non
par l’asservissement à notre force ou même à nos libertés, mais par une
association étroite, dans laquelle nous l’administrons dans la paix par ses
propres organes de gouvernement suivant ses coutumes et ses libertés à
lui6. »
Pour qui en douterait encore, il suffit de lire la note fondamentale que
Lyautey adresse, le 15 juin 1915, à Delcassé, alors revenu aux Affaires
étrangères à la faveur de la guerre – mais il n’était pas indifférent pour
Lyautey que ce fût lui, le destinataire du rapport. Le prétexte, c’est une
proposition de loi à la Chambre dont l’objet est de faciliter aux militaires et
anciens militaires indigènes, originaires de l’Algérie, de la Tunisie et du
Maroc, l’accession « à la qualité de citoyen français ». Le sujet est central,
vital même : l’idée est de « récompenser » le sang versé par les soldats
indigènes. Pour Lyautey, l’application d’une telle mesure au Maroc serait
un contresens absolu, générateur des plus profonds désordres. C’est le type
même de la fausse bonne idée, ou de l’idée perverse, qui témoigne à la fois
d’une volonté permanente d’uniformiser, en Afrique du Nord, ce qui ne
peut l’être, et d’une méconnaissance profonde de la réalité du protectorat et
des mentalités indigènes. Octroyer la nationalité française, dans l’esprit des
auteurs de la proposition de loi, est « le plus haut témoignage que la France
puisse décerner ». Or, comme l’écrit Lyautey à Delcassé, « pour que le
témoignage ait son prix, il faut qu’il y ait réciprocité dans l’appréciation » :
un tel « octroi » aurait pour effet de constituer une classe de parias au sein
de la société marocaine, une caste de militaires déracinés et sans prestige.
De même, l’exclusion, dans le texte de loi, de ceux qui pratiquent la
polygamie, révulse le résident général : il rappelle que la polygamie « forme
pour longtemps la base de l’organisation familiale », et que « proclamer que
la monogamie représente un état supérieur, le seul régulier et légal au point
de vue français, serait un véritable défi aux mœurs, à la tradition sociale et
religieuse, une véritable insulte pour le sultan d’abord, pour toute l’élite
aussi bien que pour la masse ». L’assimilation faite par les parlementaires
entre l’Algérie et le Maroc le révolte : pour les Marocains, dit-il, l’Algérie
est une terre conquise. Au demeurant, l’Algérie n’a jamais été un État
constitué doté d’une véritable organisation sociale, quand le Maroc, lui, est
un royaume véritable, même s’il était entré il y a peu en décadence…
Lyautey pousse brutalement le parallèle, compare les réceptions, qu’il a
connues, du Conseil général d’Oran – avec les hauts dignitaires rejetés en
bout de table dans l’indifférence générale – avec le respect constant
manifesté, au Maroc, aux membres du Makhzen ou aux grands caïds de
Marrakech. Il va plus loin encore : la mesure envisagée de naturalisation
vient en violation des pouvoirs du sultan et du principe du protectorat. Elle
y contrevient à ce point qu’il soupçonne des intentions cachées, peut-être
même un projet d’annexion rampante. Or, il réaffirme l’intérêt et l’efficacité
du protectorat, « le seul régime avec lequel on ait une chance de s’attacher
réellement, sincèrement, les peuples », dans le cadre d’un Empire devenu
beaucoup trop vaste pour qu’on puisse espérer longtemps le conserver par
la force. Il conclut en exprimant la conviction que « notre établissement au
Maroc, ainsi compris, est appelé à être dans l’avenir l’axe le plus solide de
notre Empire africain, que le régime que nous y aurons instauré peut
exercer son rayonnement bienfaisant sur toutes les populations musulmanes
qui l’avoisinent, y dissiper bien des malentendus, y apaiser bien des
hostilités ».
Pendant tout son proconsulat, Lyautey devra lutter à la fois contre les
projets des « islamisants en chambre », et contre les pressions des milieux
économiques en faveur d’un retour pur et simple à l’administration directe.
Son angoisse constante, c’est qu’une méfiance profonde ne s’installe chez
les Marocains, que le protectorat ne soit effectivement perçu comme une
fiction, ou, dans le meilleur des cas, comme une expérience passagère liée à
sa seule personne et vouée à disparaître avec lui.
Pour accomplir cette œuvre et lui donner crédibilité et durée, il faut à
Lyautey des relais. Les officiers de son état-major jouent naturellement un
rôle essentiel : le commandant Berriau, chef du service des renseignements,
le commandant Delmas, chef du cabinet militaire, le colonel de Lamothe –
son point d’appui à Marrakech – sont tous des adeptes de la politique
lyautéenne et communient dans une même conception du protectorat.
Lyautey peut compter aussi sur le dévouement de ses généraux – Gouraud,
Henrys, Brulard, et le fidèle Poeymirau, son ancien collaborateur de la
division d’Oran. Berriau, Delmas, Poeymirau sont des anciens d’Aïn Séfra.
Mais une nouvelle génération s’affirme : les capitaines Bénédic, de
Boisboissel, Noguès. Les nécessités de la Grande Guerre priveront le
résident général de quelques-unes de ces jeunes fidélités. Mais il faut aussi
des hauts fonctionnaires, des collaborateurs actifs, jeunes, entreprenants,
qui jouent dans l’ordre civil le rôle que ses officiers assument dans l’ordre
militaire. Lyautey n’est plus, en effet, dans le Sud oranais, où des militaires
pouvaient tout conduire sous son impulsion, l’action politique et l’action
militaire. Il ne s’agit plus de sécuriser des villages et de mettre sous
contrôle des tribus. L’échelle d’action n’est plus la même. Il lui faut, sinon
des technocrates, du moins des civils rompus à l’administration générale, ou
capables d’en assimiler rapidement les méthodes. Lorsqu’il vient à Paris, en
décembre 1912, pour faire son premier rapport direct au gouvernement
Poincaré et obtenir un emprunt, le général accepte une invitation de l’École
des sciences politiques, à l’occasion d’une conférence sur le Maroc. C’est
une école qu’il connaît bien, dont la plupart des maîtres sont ses amis, et qui
tient lieu, trente ans avant la création de l’ENA, de vivier pour les élites
publiques. Pour Lyautey, le public est vraiment idéal. L’École de la rue
Saint-Guillaume a été fondée au lendemain de la défaite de 1870 par Émile
Boutmy dans l’intention de reconstituer les élites de la France vaincue et de
participer à la « réforme intellectuelle et morale » que Renan appelait de ses
vœux. Institution de formation privée, mais aussi de recherche dans le
domaine de la science politique naissante, elle est devenue le lieu de
passage obligé vers les carrières de la haute fonction publique, en
particulier vers le Quai d’Orsay, mais aussi, pour une part, vers les
responsabilités économiques. Avec des maîtres comme Adhémar Esmein,
pour le droit, ou Albert Sorel et Anatole Leroy-Beaulieu pour l’histoire, la
diplomatie, ou l’évolution des sociétés, elle constitue une institution
d’excellence, jalousée par les facultés de droit et regardée par la gauche
comme bourgeoise et droitière. Elle est le temple de la jeunesse montante –
française, mais aussi étrangère, car, comme le racontera Saint-Aulaire,
ancien élève lui-même, l’école comptait déjà de nombreux auditeurs
d’Europe centrale et orientale –, et c’est dans un dessein très précis que le
général vient s’exprimer devant elle : afin de susciter des énergies, certes,
mais aussi pour convaincre les jeunes intelligences qui vont former les tout
prochains cadres de la nation. Lyautey insiste d’abord sur l’ampleur de la
tâche qui l’attend au Maroc, avec ces sources de troubles que sont « le
fanatisme religieux, l’attachement au plus vieil Islam, le culte farouche de
l’indépendance, l’habitude de l’anarchie, la xénophobie ». Il fait ensuite un
éloge de tous ceux qui l’ont précédé et aidé au Maroc… et surtout, il lance
un appel vibrant à l’engagement de la jeunesse en faisant un parallèle avec
les jeunes soldats dont il a vu le sacrifice. « Et si, lance-t-il à cette jeunesse
dorée, j’ai tenu à vous parler un peu longuement des actes d’héroïsme de
ces gars de vingt à vingt-cinq ans, c’est que ce sont vos frères, c’est que ce
qu’ils font, vous le feriez certainement demain, c’est parce qu’il n’y a pas
deux jeunesses, il n’y a pas une jeunesse militaire spéciale, il n’y a qu’une
jeunesse française. » Lyautey, écrivant à Jacques Silhol en avril 1913, se
dira ravi de ce contact : « Voici quinze ans que je sens avec tant d’intensité
que c’est sur la jeunesse seule qu’il faut reconstruire ce pays, et tu as été un
des premiers, sinon le premier, avec qui j’ai communié. Cette année j’ai, à
ma joie, bien pris le contact de la jeunesse à Paris, aux Sciences politiques,
et je l’ai tellement sentie vibrer, et j’ai si bien vu qu’elle et moi nous nous
comprenions ! »
C’est dans les rangs de l’École des sciences politiques que Lyautey
puisera abondamment, commençant, dès cette époque, par Paul Tirard,
maître des requêtes au Conseil d’État, dont il fait le secrétaire général du
protectorat et le maître d’œuvre de toute l’organisation administrative du
Maroc. Guillaume de Tarde, Pierre de Sorbier de Pougnadoresse, François
Piétri – son « ministre » des Finances –, Émile Vatin-Pérignon, jeunes et
talentueux technocrates, rejoindront vite les rangs des collaborateurs
dévoués qui forment la colonne vertébrale de l’administration du
protectorat. Il est intéressant de noter que, commentant quelques années
plus tard les qualités de l’un d’entre eux, Tirard, il les définira comme
joignant « la plus solide formation professionnelle au sens de l’adaptation et
à la souplesse d’esprit ». Toutes qualités qui seront également exaltées par
de Gaulle dans Le Fil de l’épée, et qui formeront pour lui, après 1945, les
valeurs de référence de la haute fonction publique : intelligence,
compétence, mais surtout faculté d’adaptation rapide aux évolutions
environnantes. Lyautey a en horreur le conservatisme des « bureaux », tout
comme il abhorre les pesanteurs et la routine de l’institution militaire. Mais
il croit dans la valeur des élites et dans leur capacité à mettre le système en
mouvement, à le dépasser, à le surpasser.
Cette conception rejoint bien des réflexions en cours sur l’organisation de
l’État, comme celles du conseiller d’État Henry Chardon prônant la
constitution d’un véritable « pouvoir administratif » qui conduirait le pays
et que le Parlement aurait simplement vocation à contrôler. Parmi les
expressions favorites de Chardon, figure celle-ci : « organiser l’action » –
« organiser rationnellement et démocratiquement la force administrative, la
force de l’élite appelée, sous le contrôle du nombre, à conduire les hommes
vers leurs destinées ».
Au Maroc, pour se donner les outils nécessaires, Lyautey crée un
concours de recrutement de « contrôleurs civils » – institution inspirée du
civil service des colonies britanniques. « Le but cherché, indique le rapport
sur l’organisation du premier concours, est d’appeler aux fonctions créées
non pas les candidats qui font preuve d’une instruction livresque spécialisée
ou de connaissances professionnelles limitées à la pratique des fonctions
subalternes, mais des hommes justifiant d’une instruction générale étendue,
aptes par là même à exercer, après avoir pris contact pendant le stage
probatoire avec le milieu et les organisations marocaines, des fonctions de
commandement. » Le but est donc de recruter des administrateurs à
compétences générales, capables d’encadrer et de diriger. Le concours
comprend des épreuves de droit, de technique administrative et d’économie
politique, ainsi que des épreuves spécialisées à option. Les contrôleurs
stagiaires doivent rédiger des mémoires, portant sur les sujets les plus
divers, qui peuvent être des monographies locales, des études économiques,
des essais sur le fonctionnement des institutions et sur le rôle de
l’administration française, ou encore des études historiques. C’est une sorte
d’anticipation de l’ENA, adaptée au cadre marocain.
Un an donc, il faut tout au plus un an à Lyautey pour jeter les bases d’un
gouvernement central. Les leçons accumulées au fil du temps, la grande
culture historique du général, son réalisme inné et son sens de l’opportunité
font merveille. On aurait tort de sous-estimer le don singulier qui le porte à
la représentation, et jusqu’à un certain point à la comédie. Le cynisme est
étranger à Lyautey. Si tout le rituel du protectorat relève de la comédie,
qu’importe, puisque la vie même est comédie : et la vie, il faut bien y
croire, faire comme si elle était sérieuse. Hubert a fondé toute son existence,
qui est celle d’un mélancolique, d’un désespéré chronique, sur ce constat.
Comme l’écrit Maurice Martin du Gard dans Les Mémorables, cet artiste
« avait un air seigneur et il en imposa toujours par cet air autant que par un
autre qui lui venait de Lorraine et qui était le sérieux et l’application dans
les moindres choses qu’il entreprenait, fût-ce avec les apparences du
caprice. C’était pour faire le bien qu’il se montrait despote. » Le Makhzen
traditionnel reste en charge de tout ce qui touche à la religion et à la gestion
de la société marocaine. Le secrétariat général du gouvernement chérifien le
contrôle, et gère en direct les questions économiques et fiscales, les
problèmes militaires. Le résident général a en charge propre la guerre et la
diplomatie. Tous les textes préparés par le secrétariat général et concernant
les indigènes sont élaborés en liaison avec les services du grand vizir – ce
dernier, ainsi que le sultan, devant donner son approbation finale. C’est, dira
Lyautey, « un véritable droit d’examen », partagé avec une institution qu’il
va créer et s’attacher à développer, « le Conseil des Vizirs ». Ni fiction, ni
comédie : tout repose sur un minimum d’adhésion des élites indigènes… et
de la colonie française au Maroc, à laquelle il ne ménage pas son attention.
Reste une question majeure, car non dénuée, elle aussi, de charge
symbolique : le choix du siège de la Résidence administrative. Quand il est
arrivé à Rabat, Lyautey a découvert, racontera plus tard son neveu Pierre,
« une maisonnette noyée dans un océan de bougainvillées. Il y fait planter
son fanion. Il convoque, en hâte, des charpentiers du génie, les artisans des
caravelles de Salé et tout ce petit monde rabote et scie des bois de cèdre,
construit en hâte des bungalows, pompeusement intitulés Direction des
Finances ou bien Secrétariat général. Des maîtres des requêtes, des
inspecteurs des finances ont un campement dressé dans des jardins
d’oliviers, de là cavalcadent vers leurs bureaux provisoires ou rejoignent au
combat le général en chef afin de recevoir ses instructions. » Mais le
romantisme et l’esprit pionnier doivent céder la place à l’efficacité
administrative. Comment concilier les exigences d’une administration
moderne avec les traditions du Maroc et les susceptibilités des colons ? Il
est admis depuis les temps les plus anciens que le sultan n’a pas de capitale
unique, et ne doit jamais cesser de se déplacer dans ses capitales diverses,
afin de manifester son autorité et son prestige. Les puristes auraient
souhaité que Lyautey fît de même, mais cette dictature ambulante aurait été
d’un usage bien difficile : pourtant ce fut le vœu étrange que formula, à
Paris, la commission du Budget de la Chambre des députés. D’autres
auraient voulu que Fès, qui avait une sorte de primauté parmi les villes
royales, fût la capitale. La préférence du résident allait à Rabat.
Le 14 juillet 1913, il s’en explique devant la colonie française, dans des
termes aussi clairs que définitifs : « Il n’est jamais venu à la pensée de
personne de décapitaliser politiquement aucune des villes impériales du
Maroc, résidences alternatives des Sultans qui continueront, dans l’avenir
comme dans le passé, à séjourner successivement dans chacune d’elles,
maintenant ainsi l’équilibre politique entre les diverses régions de cet
Empire si composite, si différent, pour longtemps encore, de nos États
centralisés d’Europe. Il s’agit d’une chose beaucoup plus simple : la
fixation du siège des services administratifs qui ne sauraient être nomades
et qui ne peuvent, de toute évidence, être placés ailleurs qu’à la côte, au
sommet des axes commerciaux du Maroc, à proximité des grosses
agglomérations européennes, des intérêts économiques prépondérants. » Le
raisonnement de Lyautey est fondé sur une évidence : les communications
de Fès avec le reste du royaume, et plus généralement les conditions de la
circulation intérieure dans l’ensemble du protectorat sont pour l’instant
déplorables. La proximité de la côte – zone principale d’activité
économique –, celle de Casablanca, qui a vocation à devenir, avec son
grand port futur, le pôle majeur de développement du pays, la situation
excentrée qui met à l’abri d’un soulèvement intérieur, tout plaide pour
l’installation de la capitale administrative à Rabat.
Toutefois, devant les résistances de la commission des Affaires
extérieures, il faudra plusieurs années encore avant que les services
centraux du protectorat puissent être accueillis dans de véritables
installations définitives. En effet, les crédits pour l’installation des services
sont purement et simplement supprimés par la commission, pour des raisons
obscures, une confusion, semble-t-il, entre la notion de capitale politique et
celle de capitale administrative. Personne ne comprend le raisonnement trop
subtil, et si juste, de Lyautey, pour qui la résidence politique, à caractère
symbolique, doit se déplacer entre les trois capitales traditionnelles, mais
les services administratifs doivent être basés là où les communications sont
les plus faciles et les sources de dynamisme les plus vives. On retrouve là sa
connaissance remarquable du pays, mais aussi son esprit moderne, ses
conceptions d’aventurier raisonnable : « Les nouvelles capitales doivent
être recherchées sur la mer, parce que la mer est la grande route du monde.
Si Le Havre et Hambourg étaient capitales, elles seraient aussi peuplées que
New York ou Londres. Les lois politiques ou économiques qui créaient au
Moyen Age les capitales dans l’intérieur des terres ne sont plus celles qui
gouvernent les peuples de nos jours. » Son point de vue, là encore,
triomphera. Les bâtiments abritant la résidence et les services administratifs
seront bâtis sur une colline dominant à la fois la ville et la mer. C’est
l’architecte Henri Prost qui sera le maître d’œuvre de cette vaste entreprise
urbanistique.
Prost, un de ces hommes qui sont indissociables de l’œuvre de Lyautey
au Maroc. Pour réussir, pour créer sans relâche, ce dernier doit mobiliser les
ressources de son tempérament, entraîner son entourage, le fasciner. Voici
comment l’un de ses tout nouveaux collaborateurs, Guillaume de Tarde, le
découvre, en janvier 1914 : « Le premier choc étourdissait sans éblouir. Les
cheveux en brosse, ou le képi sur les yeux, la moustache roussie par le
tabac, le nez et la bouche de travers (comme déformés à force de gueuler le
maniement d’armes), la parole brusque, la voix ébréchée, les gestes gauches
de l’automate, les déclenchements du pas cadencé… Déformations, rictus
ou réflexes professionnels du militaire de carrière, évoquant la classique
“culotte de peau”. Mais la silhouette s’éclaire. Soudain surgissent les mains
aux doigts déliés, aux longues phalanges, aux articulations tout en nerfs,
aux tendons d’acier, antennes mobiles faites pour émettre et pour capter,
outils à dénouer et à pétrir. » Disposant des premiers éléments d’une
administration rénovée, avec une équipe de proches collaborateurs brillants
et dévoués, Lyautey peut engager les premières réformes profondes de la
société marocaine. La crise gouvernementale de janvier 1913 lui a donné de
terribles angoisses, avec la crainte d’être rapatrié à Paris en catastrophe
alors qu’il est en pleine action au Maroc. Mais l’élection de Poincaré à la
présidence de la République lui permet de conserver, au plus haut niveau de
l’État, un soutien qui ne lui a jamais fait défaut jusqu’à présent. Avec le
politicien lorrain, l’Élysée retrouve, pour la première fois depuis fort
longtemps, une figure politique authentique avec laquelle il faudra
compter – notamment sur le plan diplomatique. En outre, son vieil ami
Eugène Étienne est revenu au ministère de la Guerre, avec comme mission
majeure et difficile la mise en œuvre de la loi de trois ans, si controversée.
Par ailleurs, parmi les soutiens dont Lyautey dispose à Paris, il y a, bien sûr,
les amis traditionnels – Albert de Mun, Chailley-Bert, ses relais les plus
actifs à la Chambre, ainsi que Paul Deschanel, avec qui il entretient de
véritables relations d’amitié. Il y a aussi un homme qui prend une certaine
importance dans son univers – mais pour peu de temps, car la guerre et
Clemenceau les éloigneront : André Tardieu. Ce normalien brillant, haut
fonctionnaire passé dans la presse, comme journaliste au Temps, tout en
conservant des relations étroites avec le milieu politique, est un très utile
agent d’influence pour le résident général, notamment auprès du Quai
d’Orsay. Il est à la fois séduit par les conceptions de Lyautey et horrifié par
le nombre des obstacles qui se dressent sur sa route. Tardieu n’est pas
encore devenu le dirigeant politique majeur ni le critique acéré du système
de la IIIe République, mais il en perçoit déjà tous les vices et la nécessité
absolue, pour Lyautey, de les contourner.
A-t-il enfin résolu ses contradictions, dominé ses états d’âme ? Lyautey
ne perd pas de vue le déroulement des choses sur le front de France, le
marasme politique, l’épuisement progressif des deux camps. Ces deux
années d’intense activité ont été très pénibles sur le plan personnel. La
guerre a commencé pour lui de manière tragique, avec l’incendie de la
demeure familiale, Crévic, le 22 août 1914. Cet acte incroyable témoigne de
la rancœur accumulée contre lui par les Allemands : il exalte, a contrario,
sa réussite éclatante au Maroc. Maurice Barrès a raconté, dans un article de
l’époque qui lui valut une lettre d’affectueuse reconnaissance de Lyautey, le
drame, ses circonstances, les cinq paysans assassinés à cette occasion. Inès
Lyautey était partie depuis deux jours. « Dès leur arrivée, écrira Hubert plus
tard, les Allemands demandèrent où était ma maison, l’enduisirent de
pétrole, et tout disparut. Elle ne ressuscitera plus. » Pour lui, c’est une
tragédie. Crévic, ce sont les souvenirs de son enfance, le lien invisible et
mystérieux avec les siens, par-delà les âges. « Pas un meuble, pas un objet
qui n’eût son histoire et sa tradition. » Il comptait s’y retirer pour sa
vieillesse, et le drame, c’est qu’il avait commencé, avant guerre, après son
mariage, d’y faire venir ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, ses notes,
ses dossiers éparpillés entre son appartement parisien et le pied-à-terre qu’il
avait conservé à Nancy. Lorsque la guerre a éclaté, il s’est soucié aussitôt de
faire évacuer le plus important, mais il était trop tard. Le jardinier racontera
à Barrès qu’on avait pu « déménager des papiers qui étaient dans la cave et
les portraits du grand salon » pour les transférer au musée de Nancy. « Au
mois de juillet, dira l’homme, le général avait bien écrit qu’il fallait prendre
ses précautions. On ne l’a pas cru, on a dit comme ça qu’il annonçait
toujours la guerre ». Dans Fighting France, Edith Wharton fera le récit de
son propre pèlerinage, qui vaut d’être cité en anglais, comme le découvrit le
public anglo-saxon…
« On the way to Menil we stopped at the village of Crevic. The Germans
were there in August, but the place is untouched – except for one house.
That house, a large one, standing in a park at one end of the village, was
the birth-place and home of General Lyautey, one of France’s best soldiers,
and Germany’s worst enemy in Africa. It is no exaggeration to say that last
August General Lyautey, by his promptness and audacity, saved Morocco
for France. The Germans know it, and hate him ; and as soon as the first
soldiers reached Crevic – so obscure and imperceptible a spot that even
German omniscience might have missed it – the officer in command asked
for General Lyautey’s house, went straight to it, had all the papers,
portraits, furniture and family relics piled in a bonfire in the court, and then
burnt down the house. As we sat in the neglected park with the plaintive
ruin before us we heard from the gardener this typical tale of German
thoroughness and German chivalry. It is corroborated by the fact that not
another house in Crevic was destroyed. »
Après la guerre, Lyautey lui-même écrira un texte émouvant, conservé
aux Archives nationales : « La maison morte ». C’est une recension
minutieuse et douloureuse de chaque pièce, chaque objet, chaque élément
du décor, comme s’il voulait fixer à jamais, pour prix du souvenir, la vision
de la demeure familiale à jamais disparue – et qu’il ne servirait à rien de
reconstruire : « C’était un reliquaire, il n’y a plus de reliques. » On
découvre à l’œuvre une mémoire extraordinaire, mise au service d’une
entreprise presque masochiste, et en même temps fort belle : la recréation
par l’esprit de l’univers de son enfance. Tout y passe, chaque objet de sa
chambre, de la chambre préparée pour Inès, sa femme : les meubles et les
bibelots, les daguerréotypes, les gravures et les sanguines, les eaux-fortes de
Dürer. C’est une véritable caméra mentale qui entraîne le lecteur dans les
moindres recoins, des salons et des chambres aux couloirs et aux communs.
Cette maison était un être vivant, avait une âme. Après le choc ressenti, il
écrit à Albert de Mun, le 6 octobre, pour lui décrire le « coup mortel » qui
lui est porté – mais de Mun, mort le 8, ne lira jamais la lettre. À André
Lazard (25 octobre 1914) : « Je suis une momie vivante » ; à Jules Charles-
Roux : « Je n’ai donc plus aucune raison personnelle de vivre. » Et si l’on
oublie un instant les objets, les tableaux, les meubles, on devine le drame
que représente la destruction des notes, archives, papiers pour un homme si
soucieux de construire sa documentation personnelle, et, à travers sa
documentation, son image. « Tout de suite, rapporte Barrès, d’un premier
regard, je peux chercher la-haut sous le toit le cabinet du général, sa petite
pièce pleine de livres. Plus de toit, plus de livres, tout le château s’est
effondré dans le rez-de-chaussée, calciné. Derrière ses grilles tordues par
l’incendie, la vieille maison immobile, sans vie, semble un cadavre sur la
berge après la tempête. »
Cette maison détruite est le symbole, pour Lyautey, d’un certain
désespoir qu’il dissimule derrière un activisme, une présence sociale sans
relâche. Dès décembre 1914, il écrit à sa sœur : « Tu devines ce que je
souffre d’être maintenu ici, sentant si bien que tout ce qui n’aura pas
participé à la guerre en France sera disqualifié et n’aura plus qu’à
s’enterrer. » Quelques mois plus tard, la tonalité est encore plus sombre :
« Je sens à chaque instant la tentation de m’abandonner et de sombrer dans
le désespoir, car il y a trop de choses dont je souffre à crier, que je sens
irrémédiables, qui me laisseront écrasé après la guerre, mais je m’interdis
d’y penser. » Après Vogüé, il verra bientôt mourir Gallieni, avec lequel il
avait continué de correspondre. Cet homme avait tant compté dans sa vie. Il
perdra aussi son neveu Henry d’Amécourt, tué au combat. C’était le fils de
Blanche, et sans nul doute, dans la famille, l’un des êtres les plus proches
d’Hubert, peut-être parce qu’il lui ressemblait ou parce qu’il le comprenait.
Il le considérait comme un être d’exception, avec lui il se sentait toujours
« à l’unisson ». « Il est le seul, dira-t-il, à qui j’eusse montré les cahiers et
les lettres de mes vingt ans, parce qu’il en comprenait tant les
enthousiasmes et les élans. Sa mort nous décapite. » Le souvenir, l’image
du jeune homme ne le quittent plus. Hubert souffre aussi pour sa sœur
Blanche : « Je l’attends. Je l’envelopperai de tendresse, les yeux dans les
yeux, sans parler, avec la seule appréhension qu’elle ne souffre de la vie
intense et extérieure qui se poursuit forcément autour de moi, mais dont elle
pourra s’isoler. »
Cette guerre qui dure, et qu’il sent conduite par un régime incapable, le
met à bout. Une lettre de Jacques Silhol, écrite du front le 1er mars 1915, le
bouleverse, et lui donne le sentiment d’un grand gâchis humain. « Nous
vivons ici dans la nuit », lui écrit Jacques. Lyautey répond une lettre
magnifique : « Je crois qu’au point de vue des personnes, il s’est passé en
cette guerre, surtout au début, des choses horribles dictées par l’arbitraire le
plus cynique, par le plus abject souci de débarrasser quelques-unes des
responsabilités. C’est le régime. Il y a deux France. La grande, la noble, la
vraie, la vôtre, celle qui se bat, souffre, pleure, vaincra malgré tout.
L’autre – celle des politiciens, les parlementaires en bloc, la bande qui
depuis 20 ans a confisqué le pouvoir et qui a tout fait pour déshonorer ce
pays, et pour le livrer sans défense. Elle n’y a pas réussi grâce à l’autre
France. Malheureusement, elle continue à détenir le pouvoir, s’y cramponne
et elle est capable de tout. À preuve cette chambre qui ne représente plus
rien du tout. » Et il achève par cette exhortation : « A votre génération,
après cette guerre, à vomir tout cela, à renvoyer dos à dos tous ces bandits
et à nous refaire une France assainie, rajeunie, organisée, disciplinée, avec
une représentation et un gouvernement dignes d’elle et qui lui
ressemblent. » La mort de Jacques sera la plus terrible des réponses…
Mais, comme toujours chez Lyautey, il y a encore autre chose, dans cette
tristesse et ce désenchantement. Il sent qu’un autre destin est à portée de
main. Mais peut-être, en son for intérieur, sent-il qu’il ne doit pas céder à la
tentation du pouvoir. Gallieni a été nommé ministre de la Guerre.
Le 14 novembre 1915, ce dernier lui écrit : « Vous devez être étonné de me
voir où je suis. Moi, encore plus que vous. Malgré mon désir bien net, j’ai
cédé aux instances que vous devinez. Je ferai tout ce que je pourrai et j’irai
tant que mes forces me le permettront. » Quelques jours plus tard, Lyautey
lui répond, et se dit « pas étonné » de ses difficultés, en ajoutant : « Puisse-
t-il être temps encore. » Il lui fait part de son pessimisme, compare le
désordre français face à l’unité de vue et de commandement côté allemand :
« Pas une faute n’a été évitée – et je redoute aujourd’hui le pire. » Dans la
foulée, il écrit une longue lettre à Maurice Barrès où il décrit son maître et
ami empêtré dans les débats parlementaires. « Byzance, hélas ! écrit-il, est
bien sur les bords de la Seine. » Il demande d’ailleurs à Barrès de ne plus
prononcer son nom et dit ne vouloir en rien se mêler des affaires du régime
et de ses équipes. Le 28 décembre 1915, Gallieni intervient devant le Sénat
pour un discours qui est un véritable testament. Il déclare :
« L’administration de la guerre s’étend sur tout. Tâche redoutable à laquelle
il serait difficile de faire face, si nous ne rompions avec les errements
administratifs du temps de paix. Tâche multiple et complexe qui ne saurait
s’accommoder de cette centralisation à outrance, de cette peur des
initiatives et des responsabilités, de cette servilité au texte des règlements,
que nous avons puisée dans les traditions d’une administration assurément
honnête et respectable, mais trop routinière. Ce qui importe avant tout, c’est
d’assurer le ravitaillement de nos armées en hommes et en ressources de
toutes espèces. » Malade, usé, il ne lui reste plus qu’à se retirer. Cela ne
suffit-il pas pour dissuader Lyautey de toute ambition ? Au début du
printemps 1916, rentrant de France, il écrit à sa sœur : « Je n’ai rien eu à
refuser, vu qu’on ne m’a rien offert ni directement, ni indirectement ; on a
tourné deux jours autour de moi, mais sans se décider à aborder le sujet,
parce qu’on a eu peur de la levée de boucliers qui s’est immédiatement
manifestée dans les milieux parlementaires que tu devines, parmi ceux que
je m’honore d’avoir comme irréductibles adversaires. Je crois que c’est
dommage pour le pays, et je ne suis pas le seul, mais je me console
largement avec les hautes satisfactions que je trouve ici. » Dès
décembre 1914, dans une lettre à Jules Charles-Roux, il évoquait ces
« ignobles parlementaires ».
S’agit-il seulement de recevoir un grand commandement ? Non, bien
évidemment : il s’agit bien de reprendre les fonctions exercées par Gallieni
d’octobre 1915 à mars 1916, celles de ministre de la Guerre, que celui-ci a
dû abandonner en raison de sa santé défaillante. Lyautey paraît tout désigné
pour reprendre cette tâche ingrate, faite pour les grands organisateurs
comme Kitchener.
Gallieni est mort en mai. Lyautey fait mine de se désintéresser de
perspectives qu’il sait difficiles, et même dangereuses pour son image. « Je
ne regrette rien, certes non, écrit-il à sa sœur. Ayant vu d’aussi près le
milieu où il m’eût fallu opérer, je crois que je m’y serais enlisé dans la vase,
sans un point d’appui pour faire ce qu’il eût fallu, et qu’alors c’eût été la
faillite rapide sans profit pour personne. » Il est convaincu d’être tenu
délibérément à l’écart, parce qu’il est un homme qui n’est pas « à eux »,
« qui n’est d’ailleurs à personne, sauf au pays ». Sa vision de la démocratie
s’est encore assombrie : cette absence de « hiérarchie organisée », « d’une
autorité reconnue par tous », cette absence d’un chef lui paraît une cause
déterminante de la prolongation de la guerre. Lorsque la guerre a éclaté, il
espérait qu’il sortirait de ce grand sacrifice une vaste rénovation sociale,
portée par la jeunesse. Mais la guerre dure, la jeunesse est décimée, « la
politique la plus basse, écrit-il au pasteur Wagner, a remis la main sur toutes
les issues. Les sectaires qui depuis quarante ans vivent de leur sectarisme,
les charlatans dont l’alcoolisme, la surenchère, l’excitation à la haine font la
base électorale, ont de nouveau enlacé notre noble pays dans leur hideuse
toile d’araignée. » Et il en rajoute : ce ne sont pas tant les hommes, cela est
plus grave encore. « C’est le régime, et nous mourrons non de la guerre,
mais du régime. » Lyautey lit Maurras, il a lu Kiel et Tanger. Et il voit se
réaliser les prédictions implacables du doctrinaire de l’Action française.
« L’élite se sacrifie en vain, surenchérit Lyautey. Elle est presque entière
dans les tombes. » Il enrichit même la langue française et
l’antiparlementarisme d’une nouvelle expression : « le plus abject
politicianisme nous ronge ». C’est « la Maison à l’envers », et le haut
commandement, produit du régime, s’en ressent. Il termine ainsi sa lettre à
Wagner : « Et, si l’on y réfléchit, il y a cent vingt-cinq ans qu’il en est ainsi.
Un pays, une race ne rompent pas impunément avec douze siècles
d’histoire, de la plus noble et grande histoire. La tradition est la colonne
vertébrale d’une société. Si elle se brise, c’est la paralysie d’abord, la mort
ensuite. Ordre, hiérarchie sociale, respect, autorité, direction continue et
méthodique, ce sont les conditions éternelles de la vie des nations, et nous
les avons toutes rejetées. Je suis bien, bien triste. »
Aussi bien certains songent-ils à lui pour des destinées qui vont
largement au-delà du conflit présent. Le futur cardinal Baudrillart, alors
recteur de l’Institut catholique de Paris, et mêlé, par ses origines familiales
et ses activités, aux milieux parisiens les plus en vue, note dans son Journal,
le 6 juillet 1916, que certaines personnalités veulent fonder une « Ligue de
salut public » qui préparerait l’installation, après la guerre, d’une république
« consulaire ou autoritaire ». Ils songent à « un général quelque peu civil
par les fonctions qu’il aura remplies ; Gallieni répondait au programme ; et
aujourd’hui Lyautey ». Il ajoute : « Lyautey a toutes les ambitions et sa
femme aussi […] il faut profiter des six premiers mois qui suivront la
guerre9. » Baudrillart relève que, en cette période où la guerre semble partie
pour durer et où le régime étale dramatiquement ses faiblesses, un certain
nombre de dirigeants républicains sont attirés par une constitution
consulaire, de type an VIII…
Lyautey est conscient des difficultés qui s’annoncent. Sa tournée sur le
front l’a édifié, et il s’en est ouvert, dès son retour au Maroc, dans une lettre
longue, majeure, à Joseph Reinach. Il s’y inquiète de l’usure de l’outil
militaire français – un outil « admirable » mais qui atteint ses limites
démographiques. Les derniers mois, à son sens, ont été marqués par un
gaspillage de ces forces en déclin, en raison de l’absence de toute direction
d’ensemble, du manque d’un vrai « moteur national ». Le plus grand drame,
selon lui, c’est la dispersion du commandement entre le pouvoir civil et le
pouvoir militaire, et au sein même des deux pouvoirs. Il faut donc un
gouvernement de guerre autonome qui consacre tous ses efforts à la lutte
militaire ; et il faut un commandement interallié. En clair, il réclame ce que
Clemenceau réalisera.
Cette lettre, Lyautey en gardera précieusement la copie, pour la lire et la
relire à un public choisi, comme un vivant témoignage de sa prévoyance et
de sa lucidité. À la fin des années 1920, le jeune normalien Robert Garric
sera l’un de ces auditeurs admiratifs, reconnaissant que « jamais situation
d’ensemble n’a été jugée avec plus de lucidité et de courageuse décision ».
En cette fin d’année 1916, où le conflit piétine et où sa vieille ferveur
monarchiste, antiparlementaire, antirépublicaine se réveille et s’aiguise,
Lyautey s’apprête pourtant à franchir le pas : celui de la politique. Il le fait
avec la conscience plus ou moins claire qu’il commet une erreur, mais il le
fait. C’est bien lui, tout entier, qui s’abîme dans ce paradoxe. Dans un petit
mot que lui adresse, le 16 novembre, le général de Boisdeffre – l’homme
qui l’a envoyé au Tonkin en 1894 –, il y a cette exhortation pathétique : « Et
pour l’amour de Dieu, soyez un dictateur militaire. C’est le salut de la
France et le vôtre. »
1 Lyautey avait rencontré les deux hommes en 1900, lors de son séjour à
Paris avec Gallieni. Il avait étudié avec eux, sur un plan technique,
l’éventualité d’un renfort militaire à Diégo-Suarez.
2 Habitants de Fès.
3 Daniel RIVET, Le Maroc de Lyautey à Mohammed V. Le double visage
du protectorat, Paris, Denoël, coll. « L’aventure coloniale de la France »,
1999, p. 19.
4 Edith WHARTON, Voyage au Maroc, rééd., Paris, Gallimard, 2002,
pp. 150-151.
5 Vieux fusils à poudre.
6 Rapport général sur la situation du protectorat du Maroc au
31 juillet 1914, Rabat, 1916.
7 Dans des articles de presse, repris ensuite dans un volume, In Morocco,
voir infra.
8 Qui deviendra Port-Lyautey, avant de retrouver plus tard son nom
d’origine.
9 Les Carnets du cardinal Alfred Baudrillart, Paris, Éditions du Cerf,
1994, p. 390.
11
« LEURS FIGURES »
LE PIÈGE SE REFERME
PSYCHODRAME À LA CHAMBRE
Pour l’heure, nous n’en sommes pas là. Il se consacre à sa nouvelle tâche
qui est de reprendre l’œuvre marocaine là où il l’a laissée. Nous possédons
un témoignage de premier ordre sur ce moment de l’existence de Lyautey :
il s’agit de l’ouvrage, déjà cité, d’Edith Wharton, Voyage au Maroc, publié
en volume en 1920 à partir d’articles publiés dans la presse américaine.
Edith Wharton est assez connue aujourd’hui du public français, en raison
d’un retour en vogue de ses œuvres – et surtout de leurs adaptations
cinématographiques. On sait moins, nous l’avons vu, qu’elle fut l’un des
agents de propagande les plus actifs de Lyautey et de son œuvre marocaine.
Elle rejoignait ainsi le « club » des écrivains et journalistes dévoués au
constructeur du Maroc, et dont les figures les plus caractéristiques étaient
les frères Tharaud, Jérôme et Jean. Après la parution de La Fête arabe, qui
l’avait intéressé, Lyautey avait invité les deux frères au Maroc et en avait
fait ses propagandistes attitrés – libres et consentants. Il en résultera une
cascade d’ouvrages, la plupart bien écrits, le plus célèbre étant Marrakech,
ou les seigneurs de l’Atlas. Les deux écrivains avaient un sérieux
« pedigree » : ils avaient fait leurs études à Sainte-Barbe avec le jeune
Charles Péguy, dont ils étaient restés les amis et les frères en littérature, et
l’un d’eux avait été le secrétaire particulier de Maurice Barrès. Enfin, ils
avaient obtenu le prix Goncourt en 1906 pour un curieux roman qui n’était
autre qu’une mise en boîte de Kipling et de l’Empire britannique en pleine
guerre des Boers : Dingley, l’illustre écrivain. Avec Edith Wharton, Lyautey
porte son public aux dimensions du Nouveau Monde… Quand elle arrive au
Maroc, à la fin de l’été 1917, elle est âgée de cinquante-sept ans. Issue de la
haute société new-yorkaise, elle n’a commencé à publier qu’assez tard, son
premier grand succès étant, en 1905, Chez les heureux du monde. Elle vit en
France depuis 1913, et sa notoriété y est déjà grande – elle est décorée
en 1916 de la Légion d’honneur. Sa volonté de découvrir le Maroc alors
qu’on est en pleine guerre tient à son souci d’étudier cette civilisation avant
que les méfaits du tourisme de masse – dont le développement est à terme
inévitable, en raison de la beauté exceptionnelle du pays – aient fait sentir
leurs premiers effets. Elle veut profiter de « la brève période de transition
entre sa sujétion presque totale à l’autorité européenne et le jour, très
prochain, où les voyages modernes en feront une destination banale et
encombrée… ». Et si elle peut en profiter, en temps de guerre, c’est bien
grâce à la faveur expresse du résident général – et dans le cadre contraint
qui s’impose à une femme visitant un pays musulman… Il faut lire ses
admirables descriptions de Tanger, de Salé la blanche et de Rabat la rouge –
on y mesure, d’ailleurs, que les craintes de la romancière n’étaient que
partiellement justifiées, et que le voyageur d’aujourd’hui peut retrouver
certaines des sensations de la lumineuse voyageuse d’autrefois. À chaque
page, ou presque, on trouve la présence de Lyautey, plus ou moins discrète,
toujours obsédante. « Avant que le Maroc ne passe sous la tutelle de ce
grand gouverneur qui aujourd’hui l’administre, les colons européens
faisaient peu de cas de la beauté et de l’intimité des vieilles villes arabes
dans lesquelles ils s’installaient […]. Le colon européen moderne a sans
doute pensé qu’établir ses commerces, ses cafés et ses salles de cinéma à
l’intérieur de murs dont, pendant si longtemps, on lui avait résolument
refusé l’accès était la manière la plus spectaculaire d’assurer sa domination.
Sous le général Lyautey, de telles attitudes ne sont plus admises. Le respect
pour les coutumes, les croyances et l’architecture indigènes est le premier
principe que l’on inculque aux fonctionnaires servant dans son
administration. » Tanger, Rabat, Casablanca étaient déjà défigurées avant
l’arrivée de Lyautey : avec lui s’est imposée la volonté de préserver les
villes indigènes, mais aussi d’y proscrire la construction de bâtiments
européens. Alors qu’elle se trouve en compagnie de Mme Lyautey, à Rabat,
pour assister, par une autorisation spéciale du sultan, au grand rite religieux
de l’Aïd-el-Kébir, Edith Wharton est témoin de l’arrivée du résident général
(qu’elle appelle parfois le « gouverneur ») pour l’audience par le
souverain : « Le sultan se trouvait alors assis dans la chambre d’audience et
les officiels de la cour, tous debout, formaient une ligne immaculée sur des
murs immaculés. Les grands dignitaires traversèrent le sol carrelé pour
venir saluer le général, puis ils s’écartèrent et celui-ci s’avança seul, suivi à
une courte distance par son état-major. Il s’arrêta au tiers du chemin comme
le veut le cérémonial de la cour marocaine, et se courba dans la direction de
la pièce sous les arcades. Il fit quelques pas encore et se courba une seconde
fois puis une troisième quand il atteignit le seuil de la pièce. Alors les
uniformes français et les draperies marocaines se refermèrent sur lui et tous
disparurent dans les ombres de la salle d’audience. »
Au-delà de la grande comédie des apparences – qui, nous l’avons vu,
possède dans l’esprit de Lyautey une vraie portée en termes d’exercice du
pouvoir –, Edith Wharton consacre un chapitre entier à « l’œuvre du général
Lyautey au Maroc », à sa « grande œuvre d’administrateur civil », au
« miracle marocain ». Elle évoque chez lui « une combinaison inhabituelle
de talents militaires et administratifs », la « vision à long terme », la
politique « ferme et cohérente », une « compréhension instinctive des
préjugés locaux et une authentique affection pour le peuple marocain », qui
lui ont permis d’utiliser les compétences indigènes dans le gouvernement
du Maroc. Edith Wharton a été pour le moins endoctrinée : la « politique du
sourire, mise en œuvre par Lyautey pour donner le change au monde entier
et faire croire à la solidité sans failles de la présence française, avait ses
résultats auprès des esprits les plus avertis ». Ce qui impressionne le plus
l’écrivain, c’est, plus encore que l’œuvre administrative et économique
stricto sensu, le « sens aigu de la beauté » qui conduit le résident général à
« s’entourer d’archéologues et d’artistes », à veiller à l’entretien méticuleux
des monuments historiques, à faire revivre l’artisanat local. Suit un
descriptif minutieux des grandes réalisations lyautéennes dans le domaine
des ports, de l’éducation, de la santé.
Toute œuvre que le résident général entreprend de poursuivre, dans les
derniers temps de la guerre et au-delà. L’un de ses dossiers majeurs est le
règlement du problème des biens habous. Il le traite avec réalisme, et dans
le strict respect de la doctrine qu’il s’est fixée. L’institution des Habous est
très ancienne : il s’agit de biens dont l’usufruit fait l’objet d’une donation,
dans un but religieux ou d’utilité publique. C’est une sorte de « National
Trust », ou de « Fondation de France » avant la lettre, à cette différence près
que, au moment de la création du protectorat, l’administration des biens
habous était en déshérence – mosquées en ruine, ministres du culte sans
salaires. En Algérie, la question avait été réglée par l’intégration pure et
simple des domaines habous dans le domaine de l’État – ce dernier prenant
en charge les dépenses liées au culte musulman. Ce n’est pas, en revanche,
l’esprit ni la lettre du traité de protectorat. Lyautey choisit donc de
réorganiser en profondeur l’institution sans toucher à son autonomie – les
services du protectorat ayant un regard sur le fonctionnement d’ensemble.
Coup de génie : c’est lui, et bien lui, résident général, qui apparaît dès lors
comme le restaurateur du culte musulman et des grandes universités, le
reconstructeur des mosquées, le protecteur de la religion musulmane. Mais
les particularismes sans fin de l’institution haboue ne permettent pas de
faire disparaître toutes les difficultés. Leur existence est souvent un obstacle
aux nouvelles réalisations urbaines et aux opérations foncières nécessaires –
les indigènes jouant de la complication des choses, et renvoyant, en
quelque sorte, vers Lyautey, son propre discours sur le respect des
coutumes. Un jour, dans une réunion de fonctionnaires, ce dernier sort de
ses gonds : « Certes, je ne suis pas suspect de ne pas respecter ici les
traditions et les droits. Mais il y a une limite, dans toutes ces histoires
haboues ; on y rencontre beaucoup de chinoiseries, de prétentions abusives,
de petites réclamations sur lesquelles il n’y a qu’à s’asseoir […]. Les
sultans vivaient par l’arbitraire. Nous apportons à leurs sujets la justice : ils
en abusent en ce sens qu’avant nous jamais ils n’auraient osé piper et sortir
cette histoire. » Lorsqu’il s’adresse aux hauts notables marocains,
le 28 septembre 1917, à l’occasion de l’Aïd-el-Kébir, il rappelle, avec
discrétion, mais aussi avec fermeté, que la réussite du protectorat en termes
de pacification et de développement économique repose sur « la
collaboration des deux races » et sur le concours de l’« élite éclairée » :
« Dieu nous garde de nous priver, dans l’œuvre que nous voulons réaliser
ici, de son précieux concours ! Nous en sentons toute la valeur et c’est
pourquoi vous nous voyez si respectueux des hiérarchies sociales. La
confiance que j’ai placée en vous est d’ailleurs justifiée par les résultats
obtenus. Depuis un an que nous nous sommes réunis à Fez, le bled maghzen
n’a cessé de s’étendre et le bled siba de se restreindre. Vous savez tous que
la libre communication entre le centre de l’Empire, la Moulouya et le
Tafilalet, interrompue depuis des siècles, vient d’être rouverte, et que
bientôt une route, des ponts et, plus tard, un chemin de fer permettront de
franchir en quelques heures des distances qui nécessitaient des semaines,
pour le plus grand profit du trafic, de l’agriculture et de la mise en valeur
des régions que l’anarchie désolait. » Le message est clair : le protectorat
permet le maintien, et même la restauration des hiérarchies traditionnelles.
Son échec signifierait le retour aux troubles et au désordre, à la corruption
et aux influences étrangères les plus désordonnées. La clef du système, c’est
bien cet accord tacite, politique et psychologique, qu’il convient de
renouveler et d’assurer par des déplacements fréquents, une omniprésence
du résident général sur tous les « fronts » intérieurs.
Il permet à Lyautey de franchir le cap décisif de la dernière année de la
guerre – le plus difficile, aussi. La grande crise morale de 1917 a pu être
surmontée, la dictature de Clemenceau a permis de réorganiser le système
de décision politique et militaire dans le sens préconisé par Lyautey.
Cependant, Paris demande à nouveau des officiers et des troupes, il faut les
donner, et cela devient, écrit Hubert à sa sœur, « un problème redoutable de
garder le Maroc ; il commence à s’y sentir des ébranlements profonds, et je
suis sur la lame d’un rasoir ». L’attention qu’il porte à la troupe – quelles
que soient ses origines, européenne, marocaine, coloniale – est constante et
minutieuse. Il met en œuvre avec un soin méticuleux ses propres
prescriptions du Rôle social de l’officier. Et puis, au Maroc comme ailleurs,
l’aggravation des restrictions, le renchérissement de la vie, les espoirs d’une
victoire prochaine créent à la fois un climat de mécontentement et de
relâchement. À l’occasion de la fête du 14 Juillet, le résident général doit
durcir le ton à l’intention de la colonie française : « Je vous assure que,
lorsque je reviens de l’arrière, il y a des jours où j’ai la nausée de la
persistance et du volume des intérêts particuliers. » Exaltant la solidité et la
constance des soldats, et notamment des réservistes envoyés de France pour
encadrer les troupes du Maroc, il ajoute : « Vous jugez de mon impression
lorsque, sortant de cette atmosphère d’abnégation sans réserve, je rencontre
certaines gens que ne préoccupent avec une âpreté extraordinaire que leur
gain, la bonne affaire à traiter. » Il doit défendre aussi ses services contre les
critiques nombreuses dont ils sont l’objet. Il est amusant, à cet égard, de
voir l’éternel pourfendeur des « bureaux » prendre, face aux attaques, le
parti des « malheureux Services, éternels boucs émissaires », et oser dire
même : « Sans doute, en France, cet état d’esprit n’existe que trop : l’ai-je
assez constaté à chacun de mes séjours ! Mais c’est une raison de plus, pour
vous, Français d’une France nouvelle, de réagir contre cette déplorable
tendance nationale. » Par esprit pratique, ce n’est pas la démocratie qu’il
met en cause, mais sa déviation française. Certes, la nature du public
présent n’est sans doute pas étrangère à cette modération. Mais la réflexion
est intéressante, car elle rejoint les analyses d’un Joseph Reinach ou d’un
Barrès : « On ne peut dire certes que l’Amérique ne soit pas en démocratie,
ni l’Angleterre, sous son couronnement monarchique. Or, écoutez le
langage que tiennent à ces pays leurs chefs politiques. Leurs discours sont
des modèles, parce qu’ils ne se croient pas obligés, eux, de flatter une
opinion publique illusoire. Ils parlent à leur pays gravement, rudement
même, et ils ont raison, car le devoir des chefs, ce n’est pas de prendre le
vent et de suivre, mais, au contraire, de guider, de diriger, d’orienter. Et la
voilà, la vérité démocratique ! » Et il ajoute, s’inscrivant ainsi dans la
tradition d’un républicanisme autoritaire qui conduira jusqu’à de Gaulle et
sa conception volontariste de la démocratie1 : « Cela s’impose bien plus
encore dans les démocraties, du fait que tous participent au pouvoir, [elles]
ont besoin, plus que tout autre régime, que l’opinion soit constamment
dirigée. Et lorsqu’on leur parle le langage qu’il faut, elles comprennent
toujours. Il n’y a pas de pire erreur que de s’imaginer, parce que l’on
hurlera avec les loups et bêlera avec les moutons, qu’on satisfera l’opinion
et qu’on se rendra populaire. D’abord, ceux qui sont au pouvoir et y gardent
le souci prédominant de se rendre populaires sont indignes de commander.
Il n’y faut plus écouter que sa conscience, son devoir vis-à-vis du pays, vis-
à-vis de la postérité et de soi-même, sans aucun souci des applaudissements
qu’on peut recueillir. »
« Français d’une France nouvelle »… Le mot est lâché. Lyautey construit
bien son royaume, et reprend, de manière plus ou moins consciente, la
tradition du gouvernement capétien : le gouvernement par les « légistes »,
c’est-à-dire par une administration organisée, tendant inéluctablement à la
centralisation, gage d’efficacité. Les derniers mois de la guerre lui
permettent d’adopter un ton ouvertement dictatorial. Au juste, restaure-t-il
vraiment l’État chérifien traditionnel ? Ou ne crée-t-il pas, plus ou moins
consciemment, « sa » propre monarchie en utilisant le ressort de la tradition
marocaine ? Nous avons déjà évoqué cette dérive du protectorat vers
l’administration directe, que la plupart des historiens ont soulignée sans
nécessairement mettre en cause la sincérité originelle de Lyautey. Mais une
confusion peut vite s’installer entre centralisation et administration directe,
qui sont deux notions différentes. Malgré son hostilité affichée de Lorrain
vindicatif envers le centralisme de la monarchie absolue revisité par la
Révolution, l’Empire et la République, il est animé par la pulsion naturelle
du pouvoir qui, en France, est spontanément centralisateur – parce que c’est
son essence historique. Lyautey a lu Tocqueville, et il subit de surcroît
l’influence idéologique de l’Action française. Or les deux écoles
intellectuelles, si différentes par ailleurs, se rejoignent sur une
condamnation sans appel de la centralisation administrative qui serait le
produit d’une dérive du système politique français. Mais Maurras croit dans
les vertus d’une centralisation « organique », où la force du pouvoir
respecte les libertés réelles et les franchises. Quelques décennies plus tôt,
Augustin Thierry, dans son Histoire du Tiers État, a montré au contraire que
la centralisation n’est que l’expression de l’obsession de l’unité du pouvoir
et, à travers elle, de l’unité morale du pays2. Ce ne sont pas l’énergie de
Richelieu ni l’absolutisme de Louis XIV qui expliquent la désagrégation
sociale du XVIIIe siècle, mais ce sont la revanche des parlements, la rupture
du pacte historique avec le tiers état, les faiblesses générales de la
monarchie. Ces sources intellectuelles sont essentielles pour comprendre
Lyautey. De manière presque spontanée, il ne cesse jamais d’inscrire son
action au Maroc dans un référentiel historique qui est français. Et c’est donc
presque à son insu qu’il rejoue une partie de la grande partition capétienne :
celle de la centralisation du pouvoir. Pourquoi ? Parce que, au fond de lui, il
a ce que Pierre Boutang appelait « la nostalgie de l’autorité et de l’action ».
Lorsque se déclenche, en août 1918, la grande vague d’offensives alliées
qui doit conduire à la victoire, il adresse au peuple marocain une
proclamation où il n’est guère question du sultan, et qui est un
avertissement très roide à ceux qui seraient encore tentés par l’insurrection.
Dénonçant la propagande allemande et turque au Maroc, stigmatisant les
chefs rebelles payés par l’étranger, il annonce la victoire prochaine de
l’Entente, rejointe par les États-Unis, et avertit : « A ceux qui viendront à
nous, nous offrons la paix, la prospérité. À tous ceux qui reconnaîtront
l’erreur qui les a trompés, nous assurons l’oubli et le pardon. À ceux qui
s’obstineront, nous annonçons qu’ils n’ont plus à compter sur l’appui d’une
Allemagne dont la défaite est aujourd’hui certaine, et que nous serons sans
pitié pour ceux qui continueront à marcher contre nous. Ils auront, demain,
devant eux, une France libérée de tous soucis, plus forte qu’hier, et résolue
à faire régner au Maroc, sous l’autorité du Sultan, dans le respect de l’Islam
et de ses coutumes, l’Ordre et la Justice. Hâtez-vous de choisir. » Par ce
message, Lyautey compte créer un choc psychologique qui lui permettra
d’achever la pacification du Maroc et d’assurer les fondations définitives du
protectorat. Avec la victoire, le 11 novembre, tout semble lui sourire, les
Français de Casablanca lui font un triomphe, mais Lyautey ne serait pas
Lyautey s’il ne gardait « les yeux ouverts », armé de son inaltérable
pessimisme. La victoire, pour lui, c’est d’abord la démobilisation, le rappel
des territoriaux, donc la réduction des effectifs alors que subsistent de
nombreuses zones de dissidence. Il a su garder la « coquille » pendant plus
de quatre ans, mais il lui faut désormais reconquérir le terrain en
profondeur.
Les derniers temps de la guerre lui ont apporté de douloureuses
meurtrissures : la mort d’un autre neveu, le capitaine Jean de Kerraoul –
mari de sa nièce Marie-Thérèse – qui le frappe autant que celle d’Henry
d’Amécourt. Ces deux hommes étaient proches de lui, il appréciait leur
caractère. Il va reporter son affection sur son neveu Pierre, fils de son frère
Raoul, qui deviendra son disciple avant d’être son exécuteur testamentaire.
Pierre Lyautey est lui-même officier, il ne cessera de se rapprocher de son
oncle, tout en restant parfois, selon le propre aveu de ce dernier,
« insaisissable ». On le devine écrasé par la personnalité du général, à la
mémoire duquel il consacrera une partie de sa vie. Lyautey perd aussi un de
ses plus vieux amis et collaborateurs, le colonel Berriau, directeur du
Service de renseignements et des affaires indigènes, emporté par une grippe
infectieuse. Berriau, comme Henrys, qui avait été le premier chef d’état-
major de Lyautey à Aïn Séfra, comme Delmas ou Poeymirau –, Berriau
faisait partie de la garde rapprochée du général, ces officiers qui lui étaient
dévoués jusqu’à la mort et partageaient de la manière la plus étroite ses
conceptions coloniales. En Berriau, Lyautey voyait comme un autre lui-
même, un homme attaché aux traditions du Maroc, mais soucieux
également de faire progresser le royaume vers la modernité. Il voyait en lui
« le plus grand manieur de politique musulmane que nous eussions
aujourd’hui dans l’Afrique du Nord », ce qui, de sa part, était sans doute le
plus beau des hommages.
SÉJOURS PARISIENS
ET DERNIERS RÊVES DE POUVOIR
1 Formule, et titre d’un livre de Maurras, qui se réfère non aux divisions
internes des Français, mais au mépris ou à l’hostilité qu’ils éprouvent pour
une partie de leur propre histoire.
2 Qui ne doit pas être confondu avec le « possibilisme », courant du
mouvement socialiste lancé par Paul Brousse dans les années 1880, pour
s’opposer aux « orthodoxes » rassemblés autour de Jules Guesde.
3 Barrès mourut en décembre 1923.
4 En revanche, il appartiendrait à son fils, Philippe Barrès, de rencontrer
de Gaulle, et d’être son premier biographe, en 1941.
5 Elle paraît, le même mois, dans la collection « Les amis d’Édouard »
(le grand éditeur Édouard Champion), sous le titre « Hommage d’un
Lorrain à un Lorrain ».
6 Dominique DECHERF, Bainville, l’intelligence dans l’histoire, Paris,
Bartillat, 2000, p. 11.
7 À rapprocher de la célèbre réflexion de De Gaulle : « Maurras avait
tellement raison qu’il en est devenu fou. »
14
UN RÈGNE S’ACHÈVE
« Nous avons eu, pendant ces années si remplies, l’étrange sentiment de vivre
dans quelque “grand siècle” et ensuite, rentré en France, nous avons connu, comme
le Siegfried de Giraudoux, une certaine mélancolie. »
Albert LAPRADE1.
LYAUTEY, VISIONNAIRE
LA GUERRE DU RIF
Le Rif est, depuis l’origine, le point de faiblesse majeur de la grande
entreprise de pacification du Maroc. Pendant la Grande Guerre, alors que
ses effectifs militaires étaient réduits, Lyautey n’avait cessé de progresser
dans sa prise de contrôle du « Maroc utile », gardant en respect les tribus
insoumises ou remuantes du pays siba. Le Rif est un massif montagneux
situé au nord du Maroc, qui s’étend, en longueur, sur 300 kilomètres, et
dont la profondeur va par endroits jusqu’à 80 kilomètres. Les accès sont
étroitement limités, et se résument soit à la côte, d’accès difficile, soit aux
vallées situées sur la bordure méridionale du massif. Charles-André Julien
décrit ainsi la région : « Le cloisonnement et la raideur des versants
favorisaient l’isolement des tribus sédentaires, dans des vallées
compartimentées, généralement surpeuplées, où les cultures ne suffisaient
pas aux besoins et contraignaient une partie des montagnards à
l’émigration. Le particularisme aboutissait à un régime de conflits
meurtriers entre les individus, les clans ou les tribus d’une intensité telle
que seul le jour du souq mettait une trêve temporaire aux vendettas. » En
clair, le Rif est en temps normal livré à l’anarchie, sans pour autant être une
forteresse fermée à l’extérieur : la proximité de la Méditerranée, l’existence
de mouvements migratoires constants en direction de l’Algérie ou de
l’Afrique noire, la proximité du Maroc espagnol, les convoitises suscitées
par les ressources minières de la région – connues des industriels allemands
dès l’avant-guerre, mais non exploitées – font du massif une zone sensible
et instable, un objet de rivalité entre la France et l’Espagne.
Les frères Tharaud ont décrit dans quelles conditions les difficultés les
plus sérieuses avaient commencé dans le Rif, après des phases successives
marquées par des troubles – notamment avant guerre, dans un petit livre
contemporain des événements : Rendez-vous espagnols (1925). Ce fut
d’abord une rivalité entre deux hommes, deux généraux espagnols : le
général Berenguer, haut commissaire au Maroc, et le général Silvestre,
gouverneur de Melilla. Deux amis, presque des frères, dont l’affection
mutuelle n’avait pas survécu à la promotion politique du premier comme
haut-commissaire et à la jalousie qu’en avait conçue le second… C’est dans
le contexte de cette division, de cette rivalité, qu’un certain Abd-el-Krim
soulève une partie du Rif. Issu de la tribu guerrière des Béni Ouriaghel, « il
avait été élevé à Melilla dans une école espagnole, puis il était venu en
Espagne compléter ses études, et après avoir voyagé en France et en
Allemagne, de retour à Melilla, il était entré comme petit fonctionnaire au
bureau des Affaires indigènes ». Les frères Tharaud oublient de mentionner
qu’il avait reçu une éducation profondément religieuse. C’est un véritable
produit du système espagnol : il enseigne même le berbère à l’Académie
arabe de Melilla, dirige la section arabe du journal El Telegrama del Rif,
reçoit la croix du mérite militaire… « Durant toute la guerre, poursuivent-
ils, il se montra germanophile et grand ami d’Abd el Malek qui menait le
combat contre nous sur la frontière nord du Maroc. » C’est à cette époque
qu’il entre en rupture de ban, fait ses premiers séjours en prison, se fixe
pour finir dans un village écarté, muni d’une solide haine envers le système
colonial qui l’a nourri. Lyautey s’est plaint à plusieurs reprises auprès des
autorités espagnoles des menées de cet agitateur. L’homme est intelligent,
habile, connaît parfaitement les faiblesses de l’autorité en place. Après
s’être évadé de la prison où le général Silvestre l’avait jeté, il gagne la
montagne et soulève sa tribu. Silvestre lance une expédition mal préparée,
qui s’achève en désastre, à Anoual. Toutes les garnisons espagnoles de la
région sont massacrées, et les tribus berbères jusque-là soumises – armées
par les Espagnols ! – rejoignent Abd-el-Krim ; Silvestre se suicide. Il s’en
faut de peu que « le petit employé germanophile des Affaires indigènes » ne
s’empare de la ville historique de Melilla…
Le 16 août 1921, après le désastre subi à Anoual par les troupes
espagnoles, Lyautey écrit à d’Ormesson que ses craintes sur le Rif, fort
anciennes, n’étaient que trop fondées. Il n’a pas oublié le grand
soulèvement de 1911. Au Maroc, tout peut s’enflammer très vite, sans
préavis. Il a compris depuis longtemps que le Maroc espagnol est le
« ventre mou » d’une région exposée sans cesse au risque de soulèvement,
et il tient à alerter Paris sans tarder. « D’un mot, écrit-il, sache que la chose
nouvelle et grave, c’est le caractère national qu’a pris ce mouvement. Son
chef, Abd-el-Krim, est un Monsieur très européanisé, qui sait ce qu’il fait,
tient son monde, dispose d’une vraie armée et déclare l’indépendance du
Rif. J’ai de lui des messages où il se qualifie : “Délégué du conseil des
notables des Rifains”. Pèse cette formule. » Lyautey a compris le ressort
dont joue Abd-el-Krim : c’est le même que le sien. Il ne s’agit pas d’un
« mahdiste », ni d’un classique chef de tribu en rébellion contre les Français
ou l’autorité du sultan. Il s’agit d’un nationaliste formé à l’école de
l’Occident qui s’apprête à utiliser le levier des traditions locales et des élites
marocaines : non plus comme un facteur d’ordre – dans l’esprit du
protectorat –, mais comme un facteur de désordre. Il est comme le négatif
de Lyautey, imbu de son enseignement il en retourne contre lui toute la
force. « Un prestige foudroyant, écrit Guillaume de Tarde, se dresse contre
le sien. » Les Rifains ont récupéré des dizaines de canons, des centaines de
mitrailleuses, des dizaines de milliers de fusils. Les prisonniers espagnols –
ceux qui ont survécu – sont rendus contre forte rançon. Abd-el-Krim se
trouve donc à la tête d’une véritable armée, et fait peser une menace sans
précédent sur l’ensemble de la région.
En Espagne, les conséquences politiques du fiasco et de l’impéritie qu’il
révèle sont majeures, le séparatisme catalan lui-même connaît une
impulsion inespérée. À Madrid, le général Primo de Rivera s’empare du
pouvoir, proclame l’état de siège et installe la dictature, mettant le roi sous
tutelle. Au Maroc, dans un premier temps, Abd-el-Krim ne menace pas
directement le protectorat français. Autant il connaît les faiblesses du Maroc
espagnol, autant il mesure la puissance de l’organisation lyautéenne. Il juge
utile d’organiser son propre pouvoir dans les territoires soumis à son
influence et se garde de mettre en cause le pouvoir du sultan. Il procède
donc à une véritable réorganisation politique du pays rifain, jusque-là
marqué par l’anarchie. Ce qu’il réclame, c’est l’indépendance du Rif, tout
en jouant habilement de la corde religieuse. Pendant plusieurs années,
l’établissement et le maintien de son autorité se révèlent toutefois laborieux.
En outre, Primo de Rivera, qui a renoncé à reprendre directement le
contrôle du terrain, harcèle les marchés et les villages par des
bombardements aériens et des raids localisés. De son côté, Lyautey assure
un contrôle serré de la « frontière », afin d’éviter que les rebelles ne
puissent s’approvisionner en armes et en munitions. A-t-il fini par sous-
estimer le danger représenté par Abd-el-Krim ? Il semble que, dans son
entourage, on n’ait pas cru réellement à une offensive en masse qui aurait
été trop risquée, mais plutôt à des opérations ponctuelles. Il paraissait
logique que le chef berbère s’en prenne d’abord au « ventre » toujours mou
de l’armée espagnole… Il n’est pas exclu non plus – c’est la thèse de Daniel
Rivet – que Lyautey ait joué, au début, un jeu assez machiavélien, celui
d’une neutralité bienveillante envers Abd-el-Krim, espérant ainsi profiter
des faiblesses de l’Espagne – à laquelle il ne pardonnait pas des années
d’ambiguïté envers la France au Maroc et pour laquelle il semblait éprouver
un mépris insondable – et avancer ses pions de manière spécifique. Pendant
ce temps, il pouvait poursuivre la pacification du Moyen-Atlas, plus
stratégique à ses yeux…
Sa méfiance semble toutefois avoir été réelle, et il a demandé tôt des
renforts à la métropole pour parer à tout danger imprévu. Mais leur mise en
place est très lente. Les effectifs au Maroc n’ont cessé d’être réduits depuis
1921 (95 000 en 1921, 73 000 au milieu de 1923), en raison, notamment,
des besoins requis par l’occupation de la Ruhr. De son côté, Abd-el-Krim a
besoin, pour maintenir son autorité, de réaffirmer son prestige. Quelle
meilleure manière de reprendre la main que de s’emparer de Fès, de la
capitale des sultans, du tombeau de Moulay-Idriss6, et de prendre le grenier
à blé de l’Ouergha ? Fès, dont les élites, qui ont pleinement profité de la
sécurité et de la prospérité apportées par le protectorat, considèrent avec
méfiance cet agitateur dont on ne sait s’il est réellement un mahdi… En
conquérant la cité historique, écrivent les frères Tharaud, « il cessait d’être
un petit chef montagnard, il devenait tout à coup celui qui parle en sultan de
Fez, au nom de Moulay-Idriss. Ce résultat atteint, le Maroc tout entier
pouvait se soulever à sa voix. Il serait apparu comme le Mahdi, le Messie,
le Maître de l’Heure, celui qui porte avec lui la bénédiction d’Allah. »
Le 12 avril 1925, trois harkas lancent une offensive sur la région et
menacent directement Fès et Taza, après avoir obtenu le ralliement de
plusieurs tribus. La méthode est celle qu’a bien connue Lyautey : pour
rallier, Abd-el-Krim joue à la fois de la séduction et de l’intimidation.
Comme chef de guerre, il est d’une brutalité inouïe – les prisonniers
espagnols ont été massacrés avec sauvagerie –, et cela se sait. Qui sera le
plus fort ? Toute la question est là, mais à ce jeu, Lyautey, tout âgé qu’il
soit, reste un adversaire plutôt coriace. Le Maroc français n’est pas le
Maroc espagnol, et les caïds du Moyen-Atlas et leurs cavaliers viennent
soutenir les troupes françaises dans ce premier choc. Le système tient bon.
Les frères Tharaud, écrivant au moment même des événements, mettent ce
succès au compte de treize années de protectorat intelligent. Arabophiles,
Lyautey, ses collaborateurs ? Combien de fois ne leur a-t-on pas reproché de
sacrifier le colon français à l’agriculteur berbère ? « C’est une victoire
quotidienne gagnée par dix années d’une administration faite de sagesse et
d’affection pour l’indigène. »
D’avril à juillet, ce sont des combats difficiles qu’il faut mener, alors que
Lyautey ne dispose plus d’un haut commandement d’aussi grande qualité
qu’avant-guerre. Il n’a plus les Henrys, les Gouraud, les Poeymirau. À un
moment, la situation est près de basculer, mais il parvient à la redresser. Un
de ses atouts, c’est l’aviation, arme encore naissante qui trouve dans
l’insurrection du Rif, après l’expérience toute récente de la révolte du
Djebel druze au Levant, un terrain d’expérimentation sans égal. À Paris,
Paul Painlevé a succédé à Édouard Herriot, et il semble bien moins disposé
que son prédécesseur qui était plus subtil et plus enclin à apprécier les
« personnalités ». Il veut le départ du maréchal et l’installation d’un civil à
la Résidence. Mais c’est au ministère de la Guerre que les esprits les plus
hostiles au caractère indépendant du vieux lion sentent presque
physiquement approcher leur revanche. Pour la première fois depuis plus de
vingt ans, Lyautey paraît proche d’être déstabilisé. Toutes les rancoeurs
accumulées contre lui se manifestent dans la plus totale liberté. On lui
reproche de ne rien entendre à la guerre moderne, d’avoir usé ses
collaborateurs, de s’être laissé aveugler par sa passion du pouvoir et son
narcissisme sans bornes. On souligne – non sans raison – les incohérences,
les volte-face successives des derniers mois, les sinuosités de sa ligne
politique face à Abd-el-Krim. De surcroît, à Paris, on sous-estime la valeur
militaire des Rifains, dont on attribue les victoires passées à la médiocrité
des troupes et du commandement espagnols. Au total, l’état-major renâcle à
envoyer les renforts demandés par Lyautey, qui lui sont pourtant
indispensables s’ils veut reconstituer une force mobile de réserve et
reprendre l’initiative sur le terrain. En France même, certains journaux
émettent explicitement des doutes sur la capacité d’un Lyautey vieillissant à
renouveler le miracle de 1912. Depuis deux ans, à la Chambre, les députés
socialistes, et surtout les interpellations du député communiste Jacques
Doriot, n’ont cessé de mettre en cause le résident général. Abd-el-Krim est
devenu le héros de la résistance à l’oppression coloniale, l’un des
précurseurs de ce qu’on n’appelle pas encore la « décolonisation ». Dans les
faits, Lyautey tient bon, son prestige auprès des troupes, mais aussi auprès
des élites marocaines, lui permet de préserver Fès et Taza et de contenir la
révolte. Dès juillet 1925, le Maroc peut être considéré comme sauvé, et
Lyautey qui, l’espace d’un moment, avait même envisagé de reconnaître la
« république rifaine » – en réalité de fossiliser le Rif hors du « Maroc
utile » –, estime qu’il faut s’en tenir là. Il n’a jamais cessé de redouter un
retournement profond des tribus pacifiées, sous l’influence d’une vague de
fond portée par l’Islam. Ce danger lui paraît pour l’instant écarté. Mais, à
Paris, le haut état-major fait prévaloir une autre conception des choses, la
guerre totale, et l’éradication complète d’Abd-el-Krim. C’est une autre
logique qui prévaut désormais : ce n’est plus celle du protectorat, mais celle
des colons, de l’expansion impérialiste à « l’algérienne ». Les apôtres de la
« guerre moderne » imposent leur point de vue et envoient sur place le
maréchal Pétain : officiellement en mission d’inspection, il reçoit très vite le
commandement des opérations, ainsi que des moyens humains et matériels
sans précédent – l’ensemble des troupes au Maroc atteindra, au total,
150000 hommes. Réduit à la conduite de la « politique indigène », Lyautey
est progressivement mis sur la touche…
En septembre 1925, le maréchal, qui a compris, demande officiellement à
quitter son poste. Il est ulcéré de voir ses principes politiques et militaires
foulés au pied. Le gouvernement, en décidant de séparer le commandement
politique et le commandement militaire, a porté un coup fatal au
« système » Lyautey qui reposait sur l’unité d’action et de décision dans la
durée. « Il y a aujourd’hui, écrit-il à son ancien collaborateur François
Piétri, 40 généraux (je n’en ai jamais eu plus de six), des corps d’armée, des
divisions, des états-majors superposés, la machine la plus lourde, la plus
lente, la plus inadaptée aux conditions de ce pays, et la plus onéreuse […].
Le caporalisme et le mandarinisme G.Q.G. que j’ai toujours combattus
triomphent. » Il avait espéré jusqu’au bout qu’il pourrait ramener Abd-el-
Krim dans le giron du protectorat, au prix de quelques concessions – un
fief… Pétain, lui, voulait liquider militairement le soulèvement, en liaison
étroite avec l’Espagne où montait une nouvelle génération de généraux,
parmi lesquels Franco. Il faudra attendre la fin du mois de juin 1926 pour
obtenir la reddition d’Abd-el-Krim, et 1934 pour que cesse toute résistance
armée des tribus à la pénétration française sur l’ensemble du Maroc. Il
apparaîtra alors que Lyautey avait doublement raison : raison quand il
affirmait, depuis toujours, que la pacification serait longue et laborieuse –
elle ne sera effective, donc, qu’en 1934, avec la fin de la résistance armée
des dernières tribus ; raison encore quand il évoquait, dans sa note
du 18 novembre 1920, les « aspirations inévitables » des élites marocaines,
de cette jeunesse trop peu utilisée. Dès la fin de la pacification, au milieu
des années 30, les premiers tumultes sociaux, les premières revendications
autonomistes construites apparaissent. Le relais est pris. Comme le relève
Jacques Berque, l’Islam « réformiste et moderniste » se substitue à l’Islam
« maraboutiste ».
Lyautey retrouvera Pétain, dans les circonstances nécessaires d’une vie
publique. Dans les premiers temps de son retour en France, il ne sera pas
question pour lui de le saluer, dans l’hypothèse où il serait mis en sa
présence. Il ne lui reprochait pas de l’avoir remplacé : il lui reprochait de
s’être prêté aux mauvais procédés du cartel des gauches – ce que Pétain
niera toujours avoir prémédité. Mais ils se rencontreront à nouveau, bien
sûr, dans les hautes instances du ministère de la Guerre, ou à l’Académie, et
se concerteront au moment de la crise de février 1934 – Lyautey approuvant
pleinement la nomination de Pétain au ministère de la Guerre. Au reste, les
deux hommes étaient fort dissemblables et ne pouvaient, sur le fond,
s’entendre. Quelques années plus tard – quelques années lourdes et
denses –, en 1942, Jean Cocteau, déjeunant avec le sculpteur allemand Arno
Breker, à Paris, en pleine occupation allemande, soulèvera un point qui ne
cessait de le tarauder : quelle aurait été la situation de la France en 1940 si,
aux lieu et place de Pétain, il y avait eu Lyautey ? Que se serait-il passé à
Montoire ? Voyant de Gaulle à Paris, en 1944, le même Cocteau se
rappellera ce que lui avait dit jadis Lyautey : « Je ne suis pas un militaire, je
suis un soldat. » Et il se souviendra de cet échange que l’on prêtait aux deux
hommes. À Pétain, qui aurait dit : « C’est parce que j’ai toujours obéi que je
suis devenu maréchal », Lyautey aurait répondu : « Eh bien, moi, c’est
parce que j’ai toujours désobéi que je suis devenu maréchal. » C’est une
notion que l’on a un peu perdue, dans le procès historique sans fin que la
France, malade de son passé, intente à Pétain. Ce dernier était avant tout un
esprit conventionnel. Sur le plan strictement professionnel, il était
l’incarnation de l’infanterie métropolitaine, le militaire de carrière par
essence : et dans ce registre, il avait atteint, comme chef d’armée, à Verdun,
le niveau suprême de l’efficacité et de l’aptitude au commandement, se
gagnant ainsi, à juste titre, l’estime et l’affection des « poilus ». Sur le plan
politique, il était conformiste, à la limite de la docilité, totalement soumis au
pouvoir politique – donc rassurant pour un milieu qui, à l’image de
Painlevé, était obsédé par la hantise du condottiere… De là sa réputation de
général républicain et la placidité avec laquelle il a accueilli les
événements, de la crise des années 1930 à la déliquescence finale. Lyautey
était son antithèse, le perpétuel impatient, l’esprit rétif à toute forme de
décadence, l’ennemi du fatalisme – même s’il n’était pas toujours prêt à le
surmonter.
Le 12 octobre 1925, après une tournée d’adieux de dix jours dans son
Maroc tant aimé, Lyautey prend son ultime déjeuner à la Résidence de
Casablanca. Puis, c’est le départ pour le port, à la fois « triomphal et
funèbre », selon le mot d’André Maurois. Une foule compacte, faite de
Français et de Marocains, de caïds venus « des tribus les plus lointaines »,
est venue se presser auprès du maréchal. Ce dernier, enfin, embarque à bord
de l’Anfa, qui prend le large, avant d’être rejoint, à l’entrée du détroit de
Gibraltar, par deux torpilleurs de la Royal Navy. Les navires de guerre
britanniques tirent des salves, les marins massés sur les bâtiments acclament
Lyautey. Lorsque l’Anfa arrive enfin à Marseille, seuls quelques amis
l’attendent sur le quai, dont Wladimir d’Ormesson et le pacha de
Marrakech. Aucune autorité française, politique, administrative ou militaire
n’est présente ou représentée, à l’exception de quelques deuxièmes
couteaux, ce qui fera dire à d’Ormesson : « L’émotion de ce moment
pathétique, la honte que j’ai ressentie, non, jamais je ne les oublierai. »
Daniel Rivet souligne que Lyautey lui-même n’avait rien fait pour qu’on fût
en mesure de l’accueillir, et qu’il avait, en particulier, entretenu le doute sur
sa date de retour… Il reste que son sillage ne pouvait passer inaperçu, et
que si ultime coquetterie il y a eu, les autorités ne se sont pas empressées de
la contrarier… Tous les témoins ont relaté la tristesse écrasante de Lyautey,
et sa vindicte contre Pétain et le ministère de la Guerre qui n’était pas
feinte. Dans une lettre à son beau-fils, Antoine Fortoul, il exprime son
amertume, non tant contre le gouvernement, « lequel n’existe pas », que
contre « les jalousies et les hostilités militaires, trop heureuses d’avoir eu
aux yeux du public raison des doctrines que depuis plus de trente-cinq ans
je soutiens contre les formalismes et la pauvreté d’idées et de conception
des états-majors et du haut commandement français ».
Lyautey savait depuis longtemps qu’il lui faudrait quitter le Maroc, mais
il craignait d’entrer vraiment, et pour de bon, dans la vieillesse. Cet
« animal d’action », qui n’avait échappé à ses tendances suicidaires que par
le mouvement, ce grand voyageur redoutait le rapetissement, la réduction
progressive et inéluctable qu’Alexandre Vialatte a décrits dans un de ses
plus beaux textes : « L’homme entre dans le soir de sa vie comme dans un
pays étranger. Les gares sont plus petites et plus rares. Les voyageurs
deviennent moins nombreux. Ils ont changé de costume […]. Les quais sont
de plus en plus déserts. Les affiches, dans les salles d’attente, ne parlent
plus des mêmes montagnes. Et soudain, au bout d’un tunnel, l’horizon lui-
même a changé. Quels sont ces longs pays bleuâtres ? Des plaines
s’étendent, qu’on n’avait jamais vues, transfigurées par on ne sait quel
reflet. Plus loin, au loin (mais à quelle distance exactement ? les distances
trompent), plus loin, c’est la terre de la mort. » Comme Vialatte, Lyautey,
« vingt fois a dit adieu à sa jeunesse ». Cette fois est la bonne, même si,
pour se retirer sur sa vieille terre lorraine, il n’atteint pas la même sérénité
que Barrès au seuil d’une mort précoce.
Ce qui frappe, dans ces années qui suivent le retour du Maroc, c’est le
décalage presque tangible entre la stature sociale de l’ancien résident
général, qui fut véritable dictateur en son pays, et le prestige un peu hors
normes qui s’attache au maréchal, en retraite certes, mais sans l’être
vraiment tout à fait. La princesse Bibesco, mondaine impénitente qui, nous
l’avons vu, connut Lyautey « au couchant » de sa vie, avait un certain
instinct psychologique qui lui permettait de « sentir » les choses sans
pouvoir les expliquer toujours. Elle disait que « pour déchiffrer Lyautey », il
fallait lire Pascal, « et s’en tenir presque uniquement à Pascal ». « Dès notre
première rencontre, écrit-elle, il me fit, sans le savoir, relire les Pensées.
Grand et misérable, en contradiction avec soi-même, en contradiction aussi
avec le reste de l’univers, ce qui, par comparaison, comptait peu. » De fait,
Lyautey vieillissant évoque, de manière irrésistible, le roi pascalien, le « roi
sans divertissement » qui est « un homme plein de misères »…
Dans cette lettre d’août 1919 où il disait à André Lazard sa tranquille
indifférence devant la perspective d’un limogeage, Lyautey avait, d’avance,
donné les règles qu’il s’imposerait à lui-même après son départ du Maroc :
« J’attends, voilà tout, n’ayant plus aucune ambition publique, me sentant
absolument, historiquement, isolé dans mon pays, où je ne m’adapte à peu
près à rien, jouissant tant que j’y suis de l’intensité d’action et de l’exercice
du pouvoir, certain que je jouirai non moins dans la retraite à reconstituer
mon foyer, à recueillir mes souvenirs, à me draper dans mon intransigeance
et dans la fréquentation de la plus restreinte sélection. » Il ne pouvait mieux
dire. Écrire ses Mémoires ? Il n’y songera guère, même s’il publiera
volontiers ses lettres choisies, même s’il donnera aussi des préfaces, le plus
souvent brèves et sans profondeur. Écrire ses Mémoires, ce serait accepter
l’idée que sa carrière est finie. Ce serait aussi entrer dans un mécanisme
dangereux. Il n’y a guère que deux voies possibles : les Mémoires de
maréchaux, façon Joffre ou Foch, qui sont des recensions purement
militaires. Ou les Mémoires plus politiques, plus construits, où il faut bien
donner au lecteur quelques clefs. Ce type de projet ne « cadre » pas avec la
démarche de Lyautey qui est de laisser une œuvre visible – le Maroc – et
des indices sur sa personnalité, sur ce qu’il était vraiment. Un éditeur
anglais, Hadder and Stoughton, essaie de le convaincre, et c’est faute d’y
être parvenu qu’il sollicite Sonia Howe, auteur déjà d’un ouvrage sur
Foucauld et Laperrine (Les Héros du Sahara), pour écrire la biographie du
maréchal, Lyautey of Morocco.
Malgré la profonde dépression dans laquelle le plonge l’issue misérable
de son épopée marocaine, malgré ces « années de supplice » (Wladimir
d’Ormesson) qu’ouvre devant lui une vieillesse inactive, Lyautey ne peut
renoncer à jouer un rôle social, quel qu’il soit. Car dans le cas contraire, il
sombrerait dans le nihilisme et dans la mort. Il lui reste quelques
« accroches » : il siège de droit au Conseil supérieur de la guerre et donc
peut, s’il le décide, assister à ses séances et faire entendre sa voix. Son
intérêt pour les questions militaires demeure, en particulier pour l’essor de
l’aviation dont il perçoit les nombreuses potentialités. Il ne se limite pas aux
institutions et aux cercles officiels, mais manifeste aussi son intérêt pour des
organismes privés, soutenus par les industriels, comme le Comité français
de propagande aéronautique. Il apporte le prestige de son nom aux
différentes initiatives prises dans les années 1920 pour pousser les études et
réflexions techniques sur l’émergence d’une véritable arme aérienne.
L’aviation l’intéresse comme arme au service de la défense nationale, mais
aussi comme menace qu’il faut se préparer à contrer. Lyautey est un de ceux
qui ont très tôt prévu l’apparition de bombardements massifs sur les
populations civiles et souligné la nécessité de s’y préparer.
Lyautey siège aussi à l’Académie française et garde ses entrées dans la
grande société de la capitale. Son appartement de la rue Bonaparte, au
numéro 5, à quelques mètres du quai, est le point de rendez-vous de
nombreuses personnalités intellectuelles ou politiques. C’est un « duplex »
dont le rez-de-chaussée sur jardin est occupé par la maréchale, toujours
efficace et discrète, et le premier étage par Lyautey. « Quand on allait le
voir, se souviendra Wladimir d’Ormesson, on le trouvait presque toujours
assis devant son bureau de laque noire incrusté de filets de cuivre, la belle
tête au regard bleu éclairée par les deux petites lampes à huile qui ne le
quittaient jamais. » On peut encore voir les fenêtres de la chambre où il
coucha longtemps, au premier étage de l’aile droite de l’immeuble, avant
d’occuper une chambre sur le jardin.
Le maréchal, en société, a conservé tout son lustre, et aussi cette
spontanéité dangereuse qui peut parfois l’emporter. La princesse Bibesco
s’extasie devant sa « fougue », son « bouillonnement ». Elle raconte leur
première rencontre, lors d’un dîner : « Il avait quitté sa chaise et la table
avant la fin du repas. Il se promenait de long en large, fauve en liberté dans
sa cage, à travers cette salle à manger donnant sur les jardins de Monceau,
où nous étions quatre à le regarder vivre. Car il vivait éperdument, ce
vieillard, cet homme dont on venait de me dire que sa carrière était finie…
Il se mit à parler de soi, à faire tout ce que la prudence mondaine
déconseille, tout ce que le mesquin amour-propre défend. Il se plaignit, il se
lamenta, il se raconta, il se livra pieds et poings liés ! Jamais je n’entendis
de confession plus émouvante que celle de cet homme fondateur d’empire –
et, qui plus est, créateur d’une méthode –, malheureux, furieux, incompris,
criant sa rage, comme Prométhée, à cette étrangère que j’étais. » Certains
hommes politiques lui restent fidèles, comme Barthou, Millerand ou
Jonnart. Mais tous relèvent à quel point son caractère s’aigrit.
Politiquement, ses idées se raidissent. Il ne se soucie plus de paraître
anticonformiste, résolument ennemi des factions. À aucun moment il ne se
ralliera à un parti, une formation, une ligue, mais en revanche, ses idées
deviennent de plus en plus conservatrices. La politique du cartel des
gauches l’horripile, non seulement il ne pardonne pas la façon dont on l’a
évincé du Maroc, mais il s’irrite contre la franc-maçonnerie et son influence
qu’il juge croissante. Bien qu’il ne soit pas lui-même d’une piété fervente, il
n’admet pas le regain d’hostilité du pouvoir envers l’Église dont le cartel
des gauches se rend coupable à ses yeux. Quelques années plus tard,
assistant à une réunion de propagande en faveur des missions françaises à
l’étranger, il dénoncera avec vigueur la maçonnerie, « contre-église de
l’Intangible » : « Ce que nous voyons est lamentable. Rien n’est plus
attristant que ce déclin de l’influence française dû à la secte que vous savez
et qui veut la déchristianisation du pays. » En revanche, on ne trouve chez
lui aucune trace, même légère, d’antisémitisme, en une époque où ce
sentiment est pourtant assez présent dans le discours politique – pas
seulement à droite, d’ailleurs, comme en témoignent les attaques
hargneuses de Marcel Cachin et de L’Humanité contre un homme comme
Georges Mandel.
Ces années qui suivent le retour du Maroc sont pour l’essentiel des
années d’amertume et de tristesse. Le 11 novembre 1926, jour anniversaire
de l’armistice, il écrit à d’Ormesson qu’il se sent « une épave » : « Qu’y a-t-
il au bout de tout cela comme action créatrice et réalisation ? Rien. Un
vieux Monsieur qui aura soixante-douze ans dans six jours, qui avait cru
avoir rétabli toute une doctrine de régime colonial sur des bases
indiscutables, qui s’attendait à la retraite mais l’envisageait comme le
couronnement d’une œuvre faite […]. Or la réalité, c’est que, moi vivant,
j’assiste à la ruine quotidienne de mon œuvre, à son dépeçage morceau par
morceau […]. Je vis en marge de mon pays. » Il ajoute : « Extérieurement
je sauve la face, je crâne, en Lorraine surtout. Mais je suis profondément
malheureux. » Ce dont il souffre le plus ? D’être ignoré par les
gouvernements, de ne pas être consulté, d’être comme « porté mort ». En
avril 1929, écrivant à d’Ormesson toujours, et alors qu’il est en train de
préparer l’Exposition coloniale, il est pris d’un accès de désespoir, il évoque
l’éventualité du suicide, pour aussitôt l’écarter, parce que ce serait un
« geste lâche » qui serait contraire à la religion et déloyal envers sa femme.
Il ne veut pas renoncer et demande à son fidèle disciple de l’aider à se
reprendre, « à réapparaître comme un Chef, un chef de file, un chef
d’équipe, celui vers qui il y a encore nombre de gens qui regardent, lui
faisant confiance ». Il reprend sa correspondance avec la pauvre Louise
Baignères, toujours vivante et toujours fidèle à l’amour de sa vie. C’est à
elle qu’il confiera, dans une lettre de février 1933, son « dégoût croissant de
la France », de ce pays où il se sent « de plus en plus étranger », avec cette
phrase terrible : « Ce pays a commencé à se suicider en 1789, se donnant le
coup mortel le 21 janvier 1793, et il en meurt, et ce n’est que justice. » Il
s’intéresse à de nouveaux auteurs, qu’il rencontre : Montherlant, Mauriac –
mais ce dernier ne lui plaît qu’à moitié, l’inquiète avec son christianisme
démonstratif et torturé, le terrifie avec ses descriptions, presque
complaisantes, du Nœud de vipères.
Il ne veut plus entendre parler du Maroc, dit-il volontiers. Pourtant, dès
le 10 décembre 1926, il accepte de revenir sur le sujet, à l’occasion d’une
conférence à l’université des Annales, donnée par Jean Gallotti, inspecteur
des Beaux-Arts au Maroc. Lyautey préside la conférence : il aurait pu se
contenter d’une brève intervention à son issue. Bien au contraire : il se
lance, à la grande satisfaction de l’auditoire, dans une vaste fresque sur les
débuts du protectorat. Le prétexte, c’est l’évocation des beautés
architecturales du Maroc et des efforts qu’il a fallu déployer pour les
protéger des outrages de la modernité à l’occidentale ; c’est aussi la manière
dont il fallut ranimer, relancer l’artisanat traditionnel et le protéger contre la
tentation des modes importées ; c’est enfin l’œuvre urbanistique qu’il a
fallu construire, le souci de respecter la ville indigène et son cadre de vie en
extériorisant les quartiers plus larges et aérés conçus pour la vie occidentale.
En dénonçant les tentatives d’imbrication maladroite des deux modes de
vie, Lyautey livre un véritable apologue : « A bref délai chacun s’y gêne et
en souffre. L’indigène, parce que toute sa vie, son indépendance, ses
coutumes, ses habitudes, s’en trouvent atteintes ; l’Européen, parce que,
quoi qu’il fasse, il n’arrive pas à y réaliser le confort, l’aisance, l’espace, les
conditions d’hygiène dont il a besoin, surtout à partir du jour où les grandes
entreprises, une classe supérieure de colons, viennent se substituer aux
petits mercantis du début. » Et c’est l’occasion pour lui de généraliser… de
rappeler qu’on lui reprochait « de voir trop grand », d’être « un
somptuaire », « un mégalomane ». « Eh bien non, s’écrie-t-il, je ne voyais
pas trop “grand”. Qu’on aille y voir aujourd’hui. En maint endroit on est
déjà forcé d’élargir. On ne voit jamais trop grand quand il s’agit de fonder
pour des siècles. » Quel plaisir, dès lors, quand il reçoit à la fin
d’octobre 1929 une lettre de Charles Benoist lui vantant son œuvre
marocaine « où on a vu grand, et très grand ». Charles Benoist – nous
l’avons déjà croisé en ces pages – n’est pas n’importe qui, même s’il n’est
pas une relation suivie de Lyautey. Cet ancien journaliste – qui avait
rencontré lui aussi, dans sa jeunesse, Léon XIII et étudié le cours politique
nouveau pris par la papauté – était à l’origine un républicain conservateur et
libéral qui avait cherché, comme député à la Chambre d’avant-guerre, à
promouvoir une véritable réforme des mœurs gouvernementales. Partisan
d’un régime d’autorité et de liberté, il avait fini par désespérer de la
République et était devenu royaliste, et même précepteur du comte de Paris,
sans passer par les fourches intellectuelles du maurrassisme. Lyautey ne
pouvait qu’apprécier les écrits simples, intelligents et structurés de cet
intellectuel, épris de Machiavel et de Guichardin, et grand admirateur de
ceux qui, comme Lyautey, « étaient nés les yeux ouverts ». La fille de
Charles Benoist revenait du Maroc et avait rendu compte de son voyage à
son père, par « une longue lettre, qui n’est qu’un hymne d’admiration pour
votre œuvre. On est stupéfait, me dit-elle, qu’une pareille chose ait pu être
faite en si peu de temps. Tout a été prévu, tout a été organisé, en toutes
choses on a vu grand, et très grand. Pour toi qui n’aimes pas l’emploi du
mot formidable, je dirai que c’est inimaginable, étonnant. Ma fille ajoute :
Et l’on est aussi profondément déçu, à présent, car partout on sent que le
Maréchal n’est plus là. Elle me décrit les routes, les chemins de fer, les
villes, etc. Puis elle conclut : Ici tout parle du Maréchal et tout le pleure. »
Cette lettre, en quelque sorte à deux voix, est tout sauf de la flagornerie.
Charles Benoist, sur la fin de ses jours, n’est plus qu’un esprit lucide et
amer qui n’attend plus rien. Il dit la vérité du Maroc, si différente de la
vérité française : « on » a vu grand, très grand, et « on » a agi vite, très vite.
« On », c’est Lyautey.
Mais Lyautey n’en a pas fini avec le Maroc, ni avec l’Empire. En 1927, il
publie Paroles d’action, recueil de ses discours de Madagascar, du Sud
oranais, de la division d’Oran, du Maroc. Habilement présentés, ces textes
sont un monument à sa propre gloire. Puis vient l’Exposition coloniale, son
ultime sursaut, son dernier divertissement – un divertissement, et rien
d’autre, puisque l’entreprise restera sans suite durable.
L’EXPOSITION COLONIALE
LE REFUGE LORRAIN
QUELLE POSTÉRITÉ ?
Aujourd’hui, le souvenir de Lyautey s’est estompé. En France, du moins,
où il ne subsiste que dans un lien indissoluble, désormais un peu suranné,
avec le Maroc. Les années 1970, stupides et laides, lui ont été fatales : par
ignorance, ou par un anticolonialisme aussi borné qu’incongru, on repousse
dans l’obscurité l’image du maréchal6. La seule évocation
cinématographique de Lyautey – jamais incarné lui-même à l’écran, en
dépit d’un destin si romanesque – est indirecte et date des années 80 qui
marquent une certaine rupture avec les années 70 : même s’il ne fut pas un
véritable « Saharien », il est présent, à l’arrière-plan, dans la fresque
d’Alain Corneau, Fort Saganne, inspirée du roman de Louis Gardel. Le
Maroc, précisément, qu’en est-il aujourd’hui ? Pendant toute la durée de la
présence française, le souvenir du « maréchal de l’Islam » était
omniprésent. Les erreurs accumulées après son départ n’ont pu que servir
son image, a contrario : tout se passa alors comme si ses leçons avaient été
aussitôt oubliées. Même des hommes très proches de lui – Noguès,
Labonne – ne parviendront pas à sauver une conception du protectorat qui
n’avait jamais vraiment été comprise à Paris et qui, pour se maintenir,
exigeait la présence d’une personnalité à l’autorité et au prestige immenses.
Il faut se reporter aux divers guides, ouvrages touristiques et culturels, parus
dans les années 40 et 50, comme Le Maroc de Pierre Dumas, chez Arthaud.
Grâce à Lyautey, la civilisation marocaine, y écrit-on, a connu une véritable
résurrection. Le Maroc est devenu « une sorte d’immense musée vivant ».
Mais c’est aussi le pays de la modernité conquérante, de l’explosion urbaine
de Casablanca. La mise à jour des ruines antiques de Volubilis y voisine
avec la création d’une école d’élèves officiers indigènes dans le palais de
Dar el-Beida. Il y aurait une véritable enquête à conduire sur l’image du
maréchal dans le royaume chérifien actuel : son image, notamment, auprès
des intellectuels, auprès des responsables administratifs et politiques, à
l’heure où le Maroc est engagé dans des mutations dont il est trop tôt pour
mesurer encore la portée. Hassan II, enfant, l’avait rencontré. Quel souvenir
en a-t-il transmis à son fils ? Le prestige de l’homme semble intact – et
d’ailleurs, il reste tant de traces visibles de son action. Il semble que son
souvenir soit resté très vivace dans les forces armées marocaines.
L’ambassadeur du Maroc en France assiste volontiers aux cérémonies
organisée par l’Association Maréchal-Lyautey. Sans doute est-il trop tôt
encore pour que les élites marocaines puissent aborder dans une véritable
sérénité le « sujet » Lyautey, au-delà d’un discours convenu – et au
demeurant sincère – sur son respect des traditions et des croyances. Le
souvenir du protectorat, les complexes de nature diverse qui s’y attachent,
les exigences du discours officiel pèsent encore d’un poids trop lourd. Au
moment du cinquantenaire de la mort de Lyautey (1984), une messe avait
été célébrée en la cathédrale Saint-Pierre de Rabat. Un éditorial de
L’Opinion, journal de l’Istiqlal, disait alors que Lyautey « avait eu un rôle
positif dans la préservation d’une partie de la culture de ce pays » et que
« ses qualités humaines et son côté d’homme de lettres en avaient fait un
colonisateur à part ». Une chose est certaine : aujourd’hui encore, les
Marocains se souviennent de Lyautey comme de l’homme qui avait interdit
l’accès des mosquées aux Européens, marquant ainsi son respect de l’Islam
et sa volonté de protéger la société marocaine, dans sa culture et ses
croyances, des agressions extérieures. Ce qu’écrivait Daniel Rivet il y a
près de vingt ans, fort de son expérience de coopérant au Maroc, vaut-il
toujours aujourd’hui ? « Il trône encore dans l’inconscient collectif,
incomplètement exorcisé par le rapatriement de sa sépulture aux Invalides
et le déboulonnement de sa statue place de France à Casablanca. » Entre la
« statue du commandeur », le remords qu’elle inspire, la fascination et
l’agacement qu’elle suscite, l’image de Lyautey au Maroc reste confuse et
contradictoire. Qu’en sera-t-il pour le centenaire, en 2034 ?
S’il est vrai que Lyautey ne bénéficie plus, dans la France d’aujourd’hui,
d’une notoriété comparable à celle qui l’accompagna longtemps, l’héritage
qui s’attache à son nom n’en reste pas moins réel. Dans l’armée française,
tout d’abord, où son souvenir l’a toujours emporté sur celui des autres
maréchaux, à l’exception peut-être des plus récents – Leclerc ou de Lattre.
Curieusement, d’ailleurs, car Lyautey, nous le savons, n’avait jamais prisé
l’institution militaire, et beaucoup des défauts qu’il a stigmatisés en son
temps ont perduré à travers le XXe siècle. Dans la mémoire collective,
ensuite, où son image demeure associée à une conception ouverte et libérale
de la colonisation, et à une posture de caractère, d’anticonformisme mesuré
mais affirmé. L’armée allemande a reconnu très tôt sa singularité, de son
vivant même, et bien avant la pleine réalisation de son œuvre marocaine, en
brûlant jusqu’à la dernière pierre la demeure familiale de Crévic. Les
bombardiers britanniques devaient faire de même avec le château de
Bismarck, pendant la Seconde Guerre mondiale : le rapprochement en dit
long sur la dimension de l’un et de l’autre… avec ce détail amusant que ce
fut la flotte anglaise qui rendit le plus bel hommage à la dépouille du
maréchal lors de son « rapatriement » au Maroc. L’œuvre qui l’a rendu
célèbre dans un certain milieu, Le Rôle social de l’officier, a continué d’être
rééditée, mais à intervalles de plus en plus espacés. En 1935, un an après la
mort de Lyautey, c’est le général Weygand, de l’Académie française, alors
au sommet de sa carrière, qui préface la première réédition. Il le fait d’un
texte long, à visées politiques, soulignant le contexte nouveau des
années 1930 – « l’abaissement de l’esprit public », « un pacifisme de
mauvais aloi conduisant aux abandons d’une politique de facilités », « une
jeunesse accablée par des programmes d’instruction tellement chargés
qu’ils ne laissent plus de place à l’éducation, insuffisante quand elle n’est
pas absente ou malfaisante » –, et concluant : « Regardons autour de nous.
Attendrons-nous, pour nous réformer, qu’il soit trop tard ? » En 1946, un
autre militaire prestigieux, académicien également, préface la deuxième
réédition : le maréchal Juin. Autre contexte : « celui d’une France
victorieuse, mais toute meurtrie et divisée dans un monde en voie de
bouleversement ». Juin sait de quoi il parle : l’armée française reconstituée
a encore en mémoire les tensions entre l’armée d’Afrique et les forces
françaises libres. Il oppose l’état d’esprit de 1914, qu’il attribue pour une
part au message de Lyautey, au « ressort détendu » de 1940. Et il enveloppe
les événements récents dans une évocation de « la jeune armée renaissante
de la libération, celle qui, du Tchad au Rhin et au Danube en passant par
Tunis et par Rome, a reconquis notre sol et ressaisi la gloire ». Il n’oublie
pas la leçon morale, lorsqu’il stigmatise « l’excès de sens critique qui
empoisonne aujourd’hui les réactions de trop de jeunes Français », et invite
à respecter des valeurs fortes : « respect de la personne du chef, respect de
ses enseignements, confiance aussi bien dans les vertus créatrices que dans
les aspirations à l’union et à la discipline, latentes au fond du tempérament
français ».
Pourtant force est de reconnaître qu’en France, en 1984, le cinquantième
anniversaire de la mort de Lyautey est passé presque inaperçu. Les rares
manifestations qui ont été organisées l’ont été à l’initiative de l’Association
nationale Maréchal-Lyautey (riche déjà de 12 000 membres) et de son
président, le colonel Geoffroy. En 1985, une statue en bronze
de 2,20 mètres est installée place Denys-Cochin, à Paris, à quelques mètres
des Invalides. L’association a pu compter sur le soutien de la Ville de Paris.
La place proposée est modeste et écartée : Lyautey regarde en direction des
jardins, face au boulevard La Tour-Maubourg. Mais, tout compte fait,
l’emplacement n’est pas mal choisi : devant le maréchal, sculpté par
François Cogné, se trouvent les jardins de l’Intendant. C’est non loin que
Barrès, dans Les Déracinés, a situé la parabole de l’arbre, du platane de
« M. Taine ». Le grand écrivain a imaginé une promenade, un jour de
printemps, et une conversation entre l’un de ses personnages de fiction et
Hippolyte Taine, auteur bien réel des Origines de la France contemporaine
et maître à penser de toute une génération. Taine voit dans cet arbre une
illustration de la vie et de ses mystères, de la logique secrète qu’il voudrait
y déceler, de la sagesse à laquelle l’esprit tourmenté des hommes devrait
toujours aspirer. « Sentez-vous sa biographie ? dit-il en désignant le platane
« luisant de pluie ». Je la distingue dans son ensemble puissant et dans
chacun de ses détails qui s’engendrent. Cet arbre est l’image expressive
d’une belle existence. Il ignore l’immobilité […]. Regardez-le bien. Il a eu
ses empêchements, lui aussi ; voyez comme il était gêné par les ombres des
bâtiments : il a fui vers la droite, s’est orienté vers la liberté, il a développé
fortement ses branches en éventail sur l’avenue. Cette masse puissante de
verdure obéit à une raison secrète, à la plus sublime philosophie, qui est
l’acceptation des nécessités de la vie. »
« J’ai vécu. J’ai passé mon temps. Je me suis fait plaisir. N’est-ce pas suffisant
sur cette malheureuse terre ? Se figurer que l’on s’amuse, que l’on fait des choses
utiles… »
Lettre de Gallieni à Lyautey, 30 juillet 1895.
1. Archives
Les fonds privés sont d’une réelle richesse, mais doivent être utilisés avec
précaution.
Le Fonds Lyautey des Archives nationales est l’un des fonds privés les
plus importants qui soient, du moins en volume. Riche de plus de trois cents
cartons, il rassemble des documents provenant pour la plupart d’une dation
intervenue en 1976, à la mort de Pierre Lyautey, neveu du maréchal. Il
contient beaucoup de documents qui ont déjà été publiés, soit du vivant de
Lyautey, soit après sa mort. Il contient également de très nombreuses
correspondances avec différentes personnalités. Lyautey aimait écrire, il
passait des heures à composer des lettres, à faire des brouillons, à recopier.
Comment interpréter ce soin minutieux que mettait Lyautey dans la
conservation des documents, des articles, de tout ce qui touchait de près ou
de loin sa personne et son action ? L’historien Jean-Louis Miège, dans sa
réédition récente de Paroles d’action, voit dans cette manie documentaire la
marque d’un esprit manipulateur, d’un maître de la communication. Cette
dimension, nous le savons, a toujours existé chez Lyautey. Barthou lui-
même, dans la préface qu’il avait donnée, quelques décennies plus tôt, au
même ouvrage, le laissait entendre avec une discrète ironie. Mais sans tout
réduire à cela : que Lyautey ait été obsédé par son image, c’est certain.
Qu’il ait été un manipulateur florentin, sans doute pas. Il ne faut pas
s’arrêter aux passages les plus complaisants des discours : quelle que soit
son époque, le discours a pour fonction de s’adapter à l’auditoire. « Je ne
sais pas de nos jours un homme d’action, à l’exception peut-être de M.
Raymond Poincaré, qui ait tenu les registres de sa vie avec l’exactitude
minutieuse et continue du maréchal Lyautey. Ses archives ont un plan, une
suite et un ordre qu’un bibliothécaire professionnel envierait. Tout y est à sa
place et à sa date. » Barthou, ainsi, a tout dit. Et il évoque les « trois atlas »
que Taine avait décelés dans l’esprit de Napoléon : « Ce n’est pas un souci
d’ambition ou de gloire qui les a constitués, mais, plus simplement, le goût
et le besoin de la précision. Le maréchal Lyautey a l’esprit clair. Il veut
savoir et il veut voir. Avec lui, il n’y a que les réalités ou les possibilités qui
comptent. »
Chez Lyautey, il y a toujours le souci de devancer l’argument de
l’adversaire. Son expérience de l’administration en terre lointaine lui a
montré que l’on peut tout faire, ou presque, que l’on peut s’affranchir de
bien des contraintes si l’on sait prévenir les objections du Parlement et des
« bureaux ». C’est une méthode de militaire entré en politique : Napoléon
en a usé comme nul autre, de Gaulle montrera lui-même quelque talent en
la matière. Et, comme eux, Lyautey sait joindre à ce bon soin d’une
information maîtrisée la puissance d’une imagination fertile : « Son
imagination, poursuit Barthou, cultivée avec tant de goût, ne déteste pas la
fantaisie […] mais il en va tout autrement de sa raison, qu’il surveille et
dirige avec une froide et calme lucidité. » On pourrait reprendre le parallèle
avec Richelieu. Pour « l’homme rouge », aussi, la postérité a beaucoup
exagéré la part de la propagande, en négligeant, plus simplement, le souci
constant de la méthode.
Lyautey écrivait tout, prenait des notes, consignait ses observations. Le
marquis de Segonzac, qui fut jeune officier à ses côtés au temps du 4e
chasseurs à Saint-Germain-en-Laye, se souvenait que, quand il rentrait de
ses « escapades » dans les salons parisiens où il avait rencontré Vogüé,
Lavisse, ou quelque autre personnalité en vue du milieu intellectuel, il avait
l’habitude de jeter sur le papier, avant de s’endormir, un résumé des
entretiens qu’il avait eus et des idées qu’il en avait retirées. « La providence
des historiens, écrira Maurice Martin du Gard, car il a tenu ses archives
comme pas un maréchal. On trouve tout en ordre et, dans sa vie, matière à
cent volumes. »
Le neveu de Lyautey, Pierre, a raconté dans l’avant-propos de sa série
d’ouvrages sur Lyautey l’Africain comment le maréchal traitait ses archives.
Il avait, « au cours de sa carrière, pris toujours le plus grand soin de ses
dossiers. Mes premiers souvenirs d’enfance, soit dans l’atelier de la rue
Paul-Louis Courier, soit à la subdivision d’Aïn-Sefra, dans le Sud-Oranais,
soit à Crévic en Lorraine, sont de longues séances de rangement aux ordres
du colonel Lyautey qu’on appelait en famille le “cyclone”. Chaque lettre
était classée avec un soin minutieux. Aucune n’était déchirée. Des chemises
emplies de rapports étaient alignées dans des cantines numérotées qui
suivaient dans tous les déplacements. Le soir venu, elles étaient examinées
une à une ; les documents étaient relus dans l’ordre chronologique et
annotés au crayon rouge si le texte en était vivant ou bleu si la conception
ne paraissait guère intelligente. Le jeune enfant que j’étais alors devait
parcourir les dossiers pour en vérifier la teneur, les remettre en place et
passer les crayons. »
L’incendie du château de Crévic entraîne la destruction d’une grande
partie des archives personnelles de Lyautey, mais ce dernier parvient ensuite
à reconstituer une partie des dossiers. Après la guerre, c’est à Thorey, via
Paris, que le maréchal entrepose ses archives, toujours classées selon les
principes les plus rigoureux. Il entrepose rapports, notes, correspondances,
coupures de presse, et, après sa retraite, compose de véritables dossiers sur
l’actualité marocaine. « Pour cet homme d’action, poursuit Pierre Lyautey,
le dossier était un être vivant […]. Quelques jours avant sa mort, dans la
deuxième quinzaine de juillet 1934, le maréchal me priait de venir à Thorey.
Il tint à revoir avec moi tout le classement des dossiers […]. Tout en
parcourant ce demi-siècle d’histoire coloniale à grandes enjambées, et en
énonçant maints jugements, il me faisait part de l’intention qu’il avait de me
désigner comme son légataire universel et son exécuteur testamentaire […].
En 1939, tous ces dossiers de Thorey furent soigneusement emballés au
cours d’une permission et descendus dans une cave secrète. Ils y passèrent
six années pendant que ce château fut par deux fois occupé. Thorey, plus
éloigné des routes d’invasion que Crévic, bien protégé par la Colline
Inspirée et la basilique de Sion, fut préservé des bombardements et les
archives sortirent indemnes de leur cachette. Les anciens dossiers de la rue
Bonaparte à Paris furent, grâce à l’obligeance de S.E.M. Carcano,
ambassadeur d’Argentine, confiés pendant deux années à son consulat
général. Le tout revint à Thorey qui recevait alors la visite de De Lattre, de
Guillaume et de Montsabert. »
Après la guerre, Pierre Lyautey aménage Thorey pour en faire le
mémorial du maréchal. Historien, conférencier, auteur de nombreux
ouvrages, il entretient avec ferveur le culte de son oncle. Il constitue à
Thorey les éléments d’un musée, avec les armes, les uniformes, le mobilier.
Il y a aussi une bibliothèque de 16 000 volumes. Il meurt en 1976, après
avoir remis les archives de son oncle aux Archives de France : elles
deviennent ainsi le Fonds Lyautey des Archives nationales, utilisé à la fin
des années 70 et au début des années 80 par des historiens comme André Le
Révérend et Daniel Rivet, puis classé par Françoise Hildesheimer. Le Fonds
Lyautey a donc été traité, retraité, revisité, par le maréchal lui-même, puis
par son neveu. Quelques pièces acquises depuis l’ont enrichi. Mais il a sans
nul doute été épuré, par Lyautey lui-même, plus tard par son neveu, sans
compter les interventions éventuelles de tiers (comme Patrick Heidsieck,
qui avait envisagé de détruire son Journal de Tours).
André Le Révérend a exploré de nombreux fonds privés qui viennent
compléter la documentation déjà abondante des Archives nationales : la
correspondance avec Blanche d’Amécourt, avec Louise Baignères, avec
Joseph Chailley, Patrick Heidsieck, le général L’Hotte… On en trouvera la
recension dans ses ouvrages : Un Lyautey inconnu, Paris, Librairie
académique Perrin, 1980, pp. 17-18, et dans sa biographie parue chez
Fayard en 1983 : Lyautey, pp. 467-468. Il existe sans doute encore bien des
lettres inédites, on en trouve d’ailleurs souvent dans les catalogues
d’autographes des libraires. Wladimir d’Ormesson disait en détenir cinq
cents. La correspondance avec Albert de Mun était immense, et elle doit
faire d’ailleurs l’objet d’une publication. Françoise Hildesheimer estime
que Lyautey fut « sans doute l’un des plus abondants épistoliers du XXe
siècle ». Il y a encore de belles investigations en perspective…
Et puis il y a l’esprit des lieux. Pour le château lui-même, pour son
mobilier, Pierre Lyautey n’a pas eu la même prévoyance ou les mêmes
facilités que pour les papiers. De son vivant, il éprouvait déjà des difficultés
matérielles pour l’entretenir. Après sa mort, la Fondation Lyautey, qui avait
été créée autrefois par Wladimir d’Ormesson, et qui était présidée par
Gaston Palewski, se révéla hors d’état de prendre en charge la succession
que Pierre lui avait destinée. Les pouvoirs publics – présidence de la
République, ministères de la Culture ou de la Défense, Affaires étrangères –
se défilent alors, ou affichent une souveraine indifférence. Gaston Palewski
entre en contact avec le roi du Maroc, Hassan II, qui se déclare intéressé,
mais hésite à se laisser prendre dans un véritable imbroglio juridique.
L’importance des droits de succession, le montant considérable des travaux
de restauration à conduire, les frais d’entretien à assurer paraissent
démesurés… Même le conseil général de Meurthe-et-Moselle refuse de
s’impliquer dans le sauvetage de Thorey. La Fondation est contrainte de
renoncer au legs en juillet 1979. Une partie des objets, considérés comme
historiques, font l’objet d’une dation de la famille. Pour le reste, tous les
biens mobiliers sont mis en vente à Drouot. Tout aurait pu disparaître aux
enchères. Quelques fidèles, conduits par un Lorrain, le colonel Geoffroy, se
constituent en association, lancent une souscription, achètent l’ensemble
des biens avant même d’avoir pu réunir les sommes nécessaires, font appel
à la générosité publique. Et le miracle se produit : de nombreux particuliers
répondront à l’appel, grâce, notamment, au soutien de quelques grandes
signatures de la presse nationale comme Michel Droit ou Jean Dutourd. Le
château est ensuite vendu par les héritiers à l’association aux meilleures
conditions, et le conseil général se décide enfin à apporter son aide.
Aujourd’hui, Thorey est la propriété de l’Association nationale
Maréchal-Lyautey qui gère le musée et entretient les lieux1. Elle a été aidée
par le « Réseau Baden-Powell », association pour la sauvegarde des
souvenirs matériels du scoutisme en France. En contrepartie, un « musée
national du scoutisme » a été installé à Thorey. Beaucoup a déjà été fait, il
reste beaucoup à faire, notamment l’inventaire et la mise en valeur de
l’extraordinaire bibliothèque du maréchal.
Les fonds publics sont essentiellement ceux du Centre des archives
d’outre-mer, à Aix-en-Provence (Fonds Madagascar et Indochine), du
Service historique de l’armée de terre à Vincennes, et, pour le Maroc, ceux
du ministère des Affaires étrangères. La bibliothèque de l’Institut de France
dispose également de quelques dossiers. Quelques pièces intéressantes
peuvent être consultées aux archives de la préfecture de police de Paris.
Enfin, il existe un Fonds Lyautey (un carton) à la Bibliothèque de l’Office
des Nations unies à Genève. C’est un ensemble de documents remis par
Pierre Lyautey le 17 janvier 1960, « afin de permettre une étude de la
pensée sociale du maréchal Lyautey en Asie et en Afrique » et de montrer
qu’il fut « un novateur dans l’évolution de deux continents ». Le carton
contient 11 dossiers et 112 pièces qui sont pour la plupart des copies – avec
toutefois quelques originaux. L’intention est évidemment apologétique. Il
faut noter également que Daniel Rivet a consulté des archives au Maroc,
dont il fait état dans sa thèse sur Lyautey et l’institution du protectorat
français au Maroc – thèse pour laquelle il a exploré les immenses
documentations publiques existantes.
2. Bibliographie
Les ouvrages et articles de Lyautey, ainsi que les recueils de ses lettres
et de ses discours constituent une source de premier ordre :
Jaurès (Jean) : 191, 241, 249, 250, 261-263, 269, 277, 285, 313, 315, 484
Jeanne d’Arc : 10
Joffre (maréchal) : 327, 332, 400, 401, 404, 406-409, 480, 508
Jonnart (Charles) : 149, 231-235, 239, 241, 247, 248, 250, 252-258, 268,
273, 279, 283, 284, 305, 308, 310, 312, 315, 316, 325, 326, 329, 427,
443, 510
Jouhaud (Christian) : 20, 21
Jousselin (Lucien) : 319
Juin (maréchal) : 547, 553
Julien (Charles-André) : 14, 330, 352, 495, 580
Mac-Mahon (Patrice de) : 43, 55, 56, 64, 83, 86, 113
Maginot (André) : 493
Mandel (Georges) : 511
Mangin (général) : 293, 341, 343, 366, 493
Marchand (commandant) : 194, 202, 259, 301, 343
Margerie (Antonin de) : 43, 48, 49, 55, 59, 62, 64, 73, 74, 76, 77, 82, 86,
89, 90, 92, 95, 104, 121, 129, 152, 159, 176, 177, 219, 228, 305, 311
Margerie (Pierre de, frère d’Antonin) : 121, 377
Martin du Gard (Maurice) : 22, 37, 361, 465, 482, 545, 549, 560, 575
Martin du Gard (Roger) : 290
Maspero (Gaston) : 150
Massis (Henri) : 61
Masson (Frédéric) : 328
Mauchamp (Dr) : 309
Maurois (André) : 15, 18, 21, 29, 42, 104, 235, 291, 292, 327, 481, 482,
504, 518, 525, 564, 565, 580, 584
Maurras (Charles) : 113, 124, 134, 177, 179, 217, 230, 237, 261, 314,
395, 423, 438, 450, 451, 458, 459, 468-475, 513, 519, 529, 536, 538,
559, 581
Mension-Rigau (Eric) : 47
Mercier (Ernest) : 529, 530
Mercier (Gilbert) : 127, 483, 550, 584
Michel (Harry) : 324
Michelet (Jules) : 10, 40
Michelot (Gustave) : 167
Millerand (Alexandre) : 332, 338, 430, 453, 491, 494, 510
Moinier (général) : 328, 333, 334, 337, 340, 366
Monod (Gabriel) : 123
Montalembert (Charles de) : 188
Montesquiou (Robert de) : 290, 295
Montherlant (Henri de) : 291, 295, 512, 558
Montijo (Eugénie de) : 35
Montpensier (duc de) : 30, 375
Morand (général) : 118
Morand (Hélène) : 290
Morand (Paul) : 70
Moulay-Hafid : 313, 316, 328, 329, 331, 333, 336, 342, 346, 351
Moulay-Youssef : 346, 347, 354
Mugnier (abbé) : 321
Mun (Albert de) : 57-59, 62, 73, 80, 81, 89, 91, 96, 108, 109, 114, 116,
136, 203, 217, 275, 288, 313-317, 327, 331, 334, 340, 341, 347, 349,
365, 382, 391, 458, 461, 464, 522, 571, 576, 583
Nicolaï (dom Jean-Louis de) : 61, 62, 66, 67
Nicolas II : 268, 273, 441
Nicolson (Arthur) : 239
Niox (général) : 67
Nivelle (général) : 11, 405-408, 411-414, 420, 425
Nobécourt (Jacques) : 15, 16, 19, 530, 533, 535, 542
Noguès (général) : 357, 408, 551, 583
Nolhac (Pierre de) : 121, 327
Ormesson (Wladimir d’) : 48, 228, 295, 299, 300, 373, 405, 406, 408,
409, 412, 418, 422, 424, 428, 441, 447, 450, 453, 458, 495, 497, 504,
509-511, 520, 521, 541, 542, 544, 545, 576, 584
Pagézy de Bourdéliac (capitaine) : 118
Painlevé (Paul) : 401, 500, 504
Péguy (Charles) : 60, 192, 207, 431, 472, 560, 563
Pelletan (Camille) : 237, 277, 313
Pennequin (colonel) : 160
Pétain (maréchal) : 292, 295, 406, 407, 413, 414, 420, 424, 480, 482,
493, 501-504, 537, 538, 543
Pichon (Stephen) : 284, 328, 376
Picquart (général) : 283, 284
Piétri (François) : 359, 488, 493, 502
Pie XI : 517, 518
Pirotte (Jean-Claude) : 301
Poeymirau (général) : 317, 357, 440, 492, 500, 525
Poincaré (Raymond) : 195, 233, 332, 339, 358, 364, 375, 401, 408, 410,
412, 420, 491, 514, 519, 527, 574
Pourtalès (Mélanie de) : 100
Primo de Rivera (général) : 498
Prost (Henri) : 364, 370, 430, 477
Proust (Marcel) : 25, 35, 41, 99, 206, 290, 294, 295
Psichari (Ernest) : 225, 242, 291, 564
Pujo (Maurice) : 123