Moins Pour Plus (Jason Hickel)
Moins Pour Plus (Jason Hickel)
Moins Pour Plus (Jason Hickel)
ISBN : 9782501169035
Nous ne pouvons pas nous demander si nous allons réussir ou pas.
La seule question que nous sommes en droit de nous poser est :
que faut-il faire ? Comment devons-nous agir envers cette planète
Terre si nous voulons continuer à y vivre ?
Wendell Berry
Sommaire
Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Préface
Introduction
PREMIÈRE PARTIE :
Plus pour moins
DEUXIÈME PARTIE :
Moins pour plus
Remerciements
Bibliographie et notes
Préface
À la fin de l’année 2017, des scientifiques ont fait part d’une découverte
des plus étranges. Ils venaient de passer plusieurs décennies à dénombrer
les populations d’insectes présentes dans les réserves naturelles
d’Allemagne – chose que peu de scientifiques prennent le temps de faire, la
surabondance d’insectes rendant, à première vue, l’exercice inutile. Le
résultat de l’étude était très attendu et les conclusions se sont révélées
alarmantes. Ces chercheurs ont découvert qu’au cours des vingt-cinq
dernières années, les trois quarts des populations d’insectes volants de ces
réserves avaient disparu. En cause, selon eux, la conversion des forêts
avoisinantes en terres agricoles et l’utilisation intensive d’engrais
chimiques.
L’étude a fait la une des journaux du monde entier et est devenue virale
sur le Net. « Il apparaît que nous sommes en train de rendre de vastes
étendues de terre inhospitalières à la plupart des formes de vie, et que nous
sommes en route vers une apocalypse écologique », a déclaré l’un des
membres de l’équipe scientifique. « Si nous perdons les insectes, tout va
s’effondrer1 ». Les insectes sont essentiels à la pollinisation et à la
reproduction des plantes, et source de nourriture pour des milliers d’autres
espèces. Aussi insignifiants qu’ils puissent paraître, ils jouent un rôle clé
dans la chaîne de la vie. Comme pour confirmer ces craintes, quelques mois
plus tard deux études ont révélé que le déclin des populations d’insectes
avait entraîné une diminution dramatique des populations d’oiseaux dans
les régions agricoles de France. Les chiffres moyens avaient chuté d’un tiers
en seulement quinze ans ; certaines espèces – comme le pipit farlouse et la
perdrix – s’effondrant de 80 %2. La même année, des médias chinois ont
rapporté que l’extinction des populations d’insectes engendrait une crise de
la pollinisation. Des photos ridicules d’ouvriers agricoles allant de plante en
plante pour polliniser les cultures à la main ont alors fait surface.
Le problème ne se limite pas à ces régions. Le déclin des populations
d’insectes est constaté partout. Un bilan mondial de ces découvertes publié
en 2019 montre qu’au moins 10 % des espèces d’insectes, et sans doute
davantage, sont menacées d’extinction3.
Ce phénomène est aussi constaté dans les parties les plus reculées du
globe. En 2018, une équipe scientifique a publié une étude sur les insectes
de la forêt équatoriale d’El Yunque à Porto Rico, une zone protégée aussi
sauvage qu’on peut espérer en trouver dans le monde, à l’écart des
autoroutes, des fermes agricoles et des usines. Et néanmoins, même au cœur
de la jungle, ces chercheurs ont découvert que la biomasse d’insectes avait
décliné de 98 % en trente-six ans – on peut parler ici de quasi-extinction.
« Nous avons eu du mal à croire à nos premiers résultats », rapporte l’un
des membres de l’équipe à The Economist. « Je me souviens que dans les
années 1970, après la pluie, les papillons pullulaient. Quand j’y suis
retourné, en 2012, je n’en ai presque pas vu4. » Plus inquiétant encore, le
déclin du nombre d’insectes a provoqué celui d’une grande variété
d’espèces qui dépendaient de ces derniers pour se nourrir – allant des
lézards aux oiseaux. L’écosystème s’effondrait tout entier.
Comment une telle calamité a-t-elle pu frapper au cœur de la jungle ?
Dans ce cas particulier, les chercheurs l’ont attribuée au changement
climatique. Les forêts équatoriales de Porto Rico se sont réchauffées de
deux degrés Celsius depuis l’ère préindustrielle. Deux degrés suffisent à
pousser de nombreux insectes tropicaux au-delà de leurs limites thermiques.
L’entomologiste américain David Wagner a déclaré que l’étude était la plus
perturbante qu’il lui ait été donné de lire. Selon lui, ce qu’il se passe dans
les forêts équatoriales de Porto Rico nous offre un aperçu de ce qui pourrait
se produire dans le reste du monde avec l’accélération du réchauffement
climatique. Jusqu’ici les températures moyennes ont augmenté de 1 °C. À
mesure que nous nous approchons de la barre des 2 °C d’augmentation, les
populations d’insectes pourraient décliner sur toute la surface de la planète.
L’extinction des papillons de la forêt d’El Yunque doit être considérée
comme un signe avant-coureur du désastre5.
*
Ce livre n’est pas la chronique d’une catastrophe. C’est un livre sur
l’espoir. Il s’agit de montrer comment passer d’une économie organisée
autour de la domination et de l’extraction à une économie fondée sur des
relations de réciprocité avec le monde vivant. Pourtant, avant de débuter ce
voyage, il est important d’en saisir les enjeux. La crise écologique que nous
observons est bien plus grave que nous le pensons. Il ne s’agit pas d’une
crise qu’on pourra résoudre par quelques interventions ponctuelles ici et là,
sans toucher au reste. Ce à quoi nous assistons est l’écroulement de
systèmes multiples liés les uns aux autres – des systèmes dont les êtres
humains sont totalement dépendants. Si vous êtes déjà sensibilisé(e) à ce
qu’il se passe, vous pouvez sauter la partie suivante. Dans le cas contraire,
prenez une grande inspiration. Il ne s’agit pas seulement des insectes.
Ce qui n’était au début qu’une vague intuition portant sur des papillons de
nuit et des coléoptères, le reflet d’un souvenir d’enfance, s’est transformé
en constat accablant qui, tel un coup de poing dans le ventre, m’a coupé le
souffle. Nous avançons à l’aveuglette vers une extinction massive : la
sixième de l’histoire de notre planète et la première causée par l’activité
économique humaine. Le taux d’extinction des espèces est aujourd’hui
mille fois plus rapide qu’à l’aube de la révolution industrielle.
Il y a quelques années, presque personne ne parlait de ces sujets-là. Comme
mon père avec ses histoires d’insectes, tout le monde prenait pour un fait
acquis que la chaîne du vivant était éternelle et inaltérable. Aujourd’hui, la
situation est si inquiétante que les Nations Unies ont réuni un groupe
d’experts chargés de surveiller son évolution : la Plateforme
intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les
services écosystémiques (IPBES). En 2019, elle a publié son premier
rapport détaillé, une évaluation inédite des espèces vivantes de la planète, se
fondant sur 15 000 rapports d’études effectuées à travers le monde et
représentant le consensus de centaines de scientifiques. Il a été établi que,
depuis 1970, le nombre d’oiseaux, de mammifères, de reptiles et
d’amphibiens s’est effondré de plus de la moitié. Environ un million
d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction dans les décennies à
venir17.
J’ai beau fixer ces chiffres, je n’arrive pas à intégrer l’idée. Cela paraît
surréaliste, comme si cette image défigurée du monde était juste le fruit
d’un rêve fiévreux. Robert Watson, le président de l’IPBES a qualifié le
rapport des Nations Unies d’« inquiétant ». « L’équilibre des écosystèmes
dont nous, et toutes les autres espèces, dépendons se détériore plus vite que
jamais », a-t-il déclaré. « Nous sommes en train de saper les fondations
mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, notre sécurité
alimentaire, notre santé et la qualité de la vie dans le monde entier. » Anne
Larigauderie, la secrétaire exécutive de l’IPBES, l’a dit encore plus
crûment : « Nous sommes actuellement en train d’exterminer de manière
systématique tous les êtres vivants non humains. » Les scientifiques ne sont
pas réputés pour donner dans l’hyperbole. Ils lui préfèrent la neutralité et
l’objectivité. Pourtant, quand on lit ces rapports, force est de constater que
nombre d’entre eux se sentent le devoir de changer de registre. Une étude
récente publiée dans la prestigieuse Proceedings of the National Academy
of Sciences – revue austère et sérieuse – qualifie la crise d’extinction
actuelle d’« anéantissement biologique » et conclut qu’elle constitue un
« assaut effrayant aux fondations de la civilisation humaine ». « L’humanité
finira par payer très cher la décimation du seul assemblage de vies connu
dans l’Univers », déclarent les auteurs18.
Je me doute que ce n’est pas la première fois que vous entendez parler de
ces choses-là. Si vous lisez ce livre, c’est probablement que vous vous
sentez déjà concerné. Vous avez peut-être déjà lu des dizaines d’articles
angoissants sur le sujet. Vous savez que quelque chose ne tourne pas rond.
Je n’ai pas besoin de vous en convaincre. Et ce n’est pas mon intention.
Le philosophe Timothy Morton a comparé notre obsession pour les données
écologiques aux cauchemars auxquels sont sujettes les personnes souffrant
du trouble de stress post-traumatique (ESPT) : elles revoient sans cesse leur
trauma en rêve et se réveillent terrifiées et tremblantes. Pour Freud, ces
cauchemars récurrents constituent une tentative de l’esprit d’inscrire le sujet
dans l’instant qui a précédé le traumatisme. L’idée étant que si l’on parvient
à anticiper l’événement traumatisant, on doit pouvoir l’éviter – ou au moins
s’y préparer psychologiquement. Morton pense que les données écologiques
qui nous hantent ont une fonction analogue. En énumérant à l’envi des
données terrifiantes, nous essayons (dans notre subconscient) de nous
inscrire dans un moment fictif précédant l’effondrement, afin de nous y
préparer et d’y faire face en agissant en conséquence28.
À cet égard, les données écologiques portent un double message. Elles sont
à la fois un cri d’alarme qui nous exhorte à nous réveiller et à agir sans
attendre, et dans le même temps, elles laissent entendre que le désastre ne
s’est pas encore produit, que nous avons encore le temps de l’éviter. C’est
ce qui les rend si captivantes, si rassurantes, et ce pourquoi, étrangement,
nous semblons en demander toujours plus. Le danger serait de se laisser
bercer par cette gradation d’annonces de plus en plus dramatiques,
d’attendre le stade où nous nous dirons qu’il serait peut-être temps de
passer à l’action. Parce que la donnée ultime ne viendra jamais. Les
données écologiques, pas plus que les cauchemars liés à un stress post-
traumatique, n’ont l’effet escompté. Ils manquent systématiquement leur
but, et nous nous réveillons toujours en larmes au milieu de la nuit, envahis
par une terreur indicible, parce qu’au plus profond de nous, nous savons
que le trauma est déjà là. Nous subissons déjà les effets du choc. Nous
vivons dans un monde qui se meurt.
Les faits s’accumulent depuis des décennies, de plus en plus complexes et
de plus en plus inquiétants. Et néanmoins, nous nous révélons incapables de
changer de cap. Au cours des cinquante dernières années, les preuves de
notre inaction se sont multipliées. Un consensus scientifique sur le
changement climatique anthropiqueb a émergé au milieu des années 1970.
Le premier sommet international sur le climat s’est tenu en 1979, trois ans
avant ma naissance. En 1988, le chercheur de la NASA James Hansen a
livré un témoignage crucial devant le Congrès des États-Unis, expliquant
comment la combustion des énergies fossiles allait causer un dérèglement
du climat mondial. La Convention-cadre des nations unies sur le
changement climatique (CCNUCC) fixant des limites non contraignantes
sur les émissions de gaz à effet de serre a été adoptée en 1992. Des sommets
internationaux sur le climat – dont la Conférence des Parties (COP) – se
tiennent tous les ans depuis 1995 pour négocier des plans de réduction de
ces émissions. La Convention-cadre des nations unies a été amendée à trois
reprises : avec le Protocole de Kyoto en 1997, l’Accord de Copenhague en
2009 et l’Accord de Paris en 2015. Pourtant, les émissions mondiales de
CO2 continuent d’augmenter année après année, pendant que les
écosystèmes se dégradent à une vitesse dangereuse.
Cela fait près d’un demi-siècle que nous avons conscience que l’avenir de
la civilisation humaine est en jeu, et rien n’a été mis en place pour stopper
l’effondrement écologique. Rien. C’est un paradoxe extraordinaire. Les
générations futures auront du mal à comprendre que nous ayons si
précisément saisi l’ampleur de la catastrophe, sans avoir été pourtant
capables de la prévenir.
Comment expliquer cette inertie ? Certains accuseront les compagnies
pétrolières d’exercer leur emprise sur nos systèmes politiques. Et c’est un
argument incontestable. Bien qu’averties des dangers de l’effondrement
climatique, nombre d’entre elles ont financé les campagnes de politiciens
ayant soit nié les découvertes scientifiques, soit entravé la mise en œuvre
d’actions efficaces pour le contrôler. Si les traités internationaux sur le
climat ne sont pas juridiquement contraignants, c’est en grande partie parce
qu’elles ont effectué un lobbying vigoureux pour l’éviter. Ajoutons à cela
les campagnes de désinformation incroyablement efficaces qu’elles lancent
depuis des décennies pour affaiblir l’adhésion du public aux actions pour le
climat ; en particulier aux États-Unis, seul pays en mesure d’être à la tête
d’une transition mondiale.
Les compagnies pétrolières, et les politiciens qu’elles ont achetés, ont une
part de responsabilité significative dans la crise qui nous frappe. Mais cela
ne suffit pas à expliquer notre inaction. Il existe d’autres causes – plus
profondes encore. Notre addiction aux énergies fossiles et les frasques de
l’industrie pétrolière ne sont que des symptômes d’un problème plus ancien.
En réalité, c’est le système économique parvenant à dominer la quasi-
totalité de la planète au cours des derniers siècles qui en est la cause. Le
capitalisme.
*
COGITATIONS
Fredric Jameson a marqué les esprits quand il a déclaré qu’il était plus
facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. Le fait est que le
capitalisme est le seul système que nous connaissons. Et même si nous
parvenions à y mettre un terme, par quoi le remplacerions-nous ? Que
ferions-nous au lendemain de la révolution ? Comment appellerions-nous
ça ? Notre capacité de réflexion – et de formulation – épouse les limites du
capitalisme ; au-delà s’étendent des abysses terrifiants.
C’est étrange. Nous évoluons au sein d’une culture éprise de nouveauté,
obsédée par l’invention et l’innovation. Nous prétendons célébrer les idées
nouvelles qui s’aventurent hors des sentiers battus. Nous ne dirions jamais
d’un smartphone ou d’une œuvre d’art : « C’est le meilleur gadget ou le
plus beau tableau jamais créé, il ne sera jamais surpassé, et nous
n’essaierons même pas de le faire ! » Il serait naïf de sous-estimer le
pouvoir de la créativité humaine. Alors pourquoi acceptons-nous si
facilement de croire que le capitalisme est la seule possibilité, et que nous
ne devrions même pas envisager de créer un meilleur système ? Pourquoi
sommes-nous attachés aux dogmes poussiéreux du XVIe siècle au point de les
traîner avec nous vers un futur auquel ils ne sont manifestement pas
adaptés ?
Et cependant, peut-être que le changement est déjà en marche. En 2017, un
certain Trevor Hill, étudiant de première année d’une université américaine,
s’est levé au cours d’un meeting télévisé à la mairie de New York et a posé
une question simple à Nancy Pelosi, alors porte-parole de la Chambre des
représentants des États-Unis, et l’une des personnes les plus puissantes du
monde. Il a cité une étude publiée par l’université de Harvard révélant que
51 % des Américains âgés de dix-huit à vingt-neuf ans ne soutenaient plus
le capitalisme, et a demandé si les Démocrates, parti de Pelosi, pouvaient
intégrer cette nouvelle réalité et réfléchir à l’élaboration d’un nouveau
système économique37.
Pelosi a visiblement été prise de court : « Je vous remercie pour votre
question, a-t-elle répondu, mais que voulez-vous que je vous dise ? Nous
sommes des capitalistes, ce n’est pas nouveau. »
La séquence est devenue virale. Elle illustrait de manière flagrante le tabou
que représente la remise en question du capitalisme. Trevor Hill n’est pas
un militant d’extrême-gauche. C’est juste un jeune homme de son siècle –
brillant, informé, s’intéressant au monde, avide d’en imaginer un meilleur.
Il a posé une question sincère, mais Pelosi, sur la défensive, s’est révélée
incapable de la recevoir, et encore moins de justifier sa position de manière
convaincante. Le capitalisme va tellement de soi que ses partisans ne savent
même pas comment le légitimer. La réponse de Pelosi – « Ce n’est pas
nouveau » – avait pour objectif d’invalider la question. Cependant, elle a eu
l’effet inverse. Elle a exposé la fragilité d’une idéologie fatiguée. C’était un
peu comme de lever le voile sur le magicien d’Oz.
La vidéo de l’échange a échauffé les esprits parce qu’elle révélait que les
jeunes sont prêts à penser différemment, prêts à remettre en question de
vieilles certitudes. Et ils ne sont pas seuls. Bien que la plupart des citoyens
ne se décriraient sans doute pas comme anticapitalistes, des sondages
attestent qu’ils sont nombreux à s’interroger sur certains effets
fondamentaux des économies capitalistes. Une enquête d’opinion de
YouGov datant de 2015 montre que 64 % des Britanniques pensent que le
capitalisme est injuste. Même aux États-Unis, ce sentiment est partagé par
55 % des sondés. En Allemagne on atteint les 77 %. En 2020, une étude du
baromètre de confiance publiée par Edelman a montré que la majorité des
habitants de la planète (56 %) approuvaient la formule : « Le capitalisme
fait plus de mal que de bien. » En France, l’adhésion atteignait 69 %. Et en
Inde, elle s’élevait à un vertigineux 74 %38. Ajoutons à cela que les trois
quarts de la population des plus grandes économies capitalistes du monde
déclarent penser que leurs grandes entreprises sont corrompues39.
Ces doutes sont encore plus marqués quand les questions comportent le
terme « croissance ». Un sondage réalisé par l’université de Yale en 2018 a
révélé que pas moins de 70 % des Américains sont d’accord avec la
proposition : « La protection de l’environnement est plus importante que la
croissance. » Et ces résultats sont valables dans les États républicains, États
de l’extrême sud du pays inclus. Les pourcentages les plus faibles sont ceux
de l’Oklahoma, de l’Arkansas et de la Virginie-Occidentale, et néanmoins
une majorité écrasante des sondés a adopté cette position (64 %)40. Voilà de
quoi tordre le cou aux vieilles idées reçues sur l’attitude des Américains
envers l’économie.
En 2019, le Conseil européen des relations internationales a posé une
version encore plus appuyée de cette question à un échantillon de la
population issue de quatorze des pays européens. Il l’a formulée ainsi :
« Pensez-vous que l’environnement devrait être considéré comme une
priorité même si la croissance économique devait en souffrir ? » Il semblait
évident que les sondés auraient du mal à répondre par oui à ce genre de
proposition. Et néanmoins, dans presque tous les pays, le oui l’a
majoritairement emporté (entre 55 % et 70 %). Il n’y a eu que deux
exceptions, où l’adhésion a été légèrement inférieure à 50 %. Nous avons
obtenu des résultats similaires dans des pays n’appartenant pas à l’Europe
de l’Ouest ou à l’Amérique du Nord. L’examen scientifique de ces sondages
a révélé que lorsque les sondés doivent choisir entre la protection de
l’environnement et la croissance, « la protection de l’environnement est
priorisée dans la plupart des sondages et des pays »41.
Certains sondages attestent que les gens sont prêts à aller encore plus loin.
Une vaste étude sur la consommation a dévoilé qu’en moyenne 70 % des
habitants des pays à revenu élevé ou intermédiaire pensent que la
surconsommation met notre planète et notre société en danger, que nous
devrions acheter et posséder moins, et que cela ne compromettrait ni notre
bonheur ni notre bien-être42. Ces résultats sont frappants. Et quelles que
soient leurs affinités politiques, les personnes sondées expriment des
principes qui vont totalement à l’encontre de la logique du capitalisme.
C’est une information extraordinaire qui a été occultée. Un peu partout dans
le monde, des gens espèrent et attendent patiemment qu’on leur propose un
système meilleur.
LA DÉCROISSANCE
*
Pour trouver la route à suivre, nous devons d’abord comprendre comment
nous nous sommes laissés enfermer dans l’impératif de la croissance. Cela
nécessite de pénétrer dans l’histoire profonde du capitalisme, de saisir la
logique interne de son fonctionnement et la manière dont il a été imposé à
travers le monde – un voyage que nous commençons au chapitre 1. En
chemin, nous découvrirons qu’il y a autre chose en jeu, quelque chose
d’inattendu. Les processus d’extraction qui sont si essentiels à la croissance
capitaliste dépendent, en fin de compte, d’un type particulier d’ontologie,
ou de théorie du vivant. En fait, c’est là que réside finalement notre
problème.
Ceux d’entre nous qui vivent aujourd’hui dans des sociétés capitalistes ont
appris à croire qu’il existait une distinction fondamentale entre la société
humaine et le reste du monde vivant, que les humains sont séparés de la
nature et supérieurs à elle, qu’ils sont des sujets dotés d’une âme, d’un
esprit et d’une intelligence, alors que la nature est un objet inerte, au
fonctionnement mécanique. Cette conception du monde est connue sous le
terme de « dualisme ». Nous en avons hérité d’une longue lignée de
penseurs – allant de Platon à Descartes – qui nous ont encouragés à croire
que les êtres humains ont le droit d’exploiter et de contrôler la nature. Mais
nous n’avons pas toujours cru ces affirmations. En fait, pour créer les
conditions de l’implantation du capitalisme, les penseurs du XVIe siècle ont
dû commencer par détruire d’autres conceptions du monde, plus holistiques
celles-là, et implanter le dualisme de gré ou de force. La philosophie
dualiste a été mise à profit pour déprécier la vie au nom de la croissance, et
elle est responsable à un niveau profond de notre crise écologique.
Pourtant, c’est loin d’être la seule conception du monde à notre disposition.
Mes collègues anthropologues ont depuis longtemps souligné que, durant la
plus grande partie de son histoire, l’humanité a fonctionné selon une
ontologie très différente : une théorie du vivant que nous qualifions, d’une
manière générale, « d’animisme ». Pendant longtemps, les hommes n’ont
pas perçu de différence fondamentale entre les humains et le reste du monde
vivant. Au contraire, ils reconnaissaient une profonde interdépendance entre
l’humain et les rivières, les forêts, la faune et la flore, entre l’humain et la
planète elle-même. Ils considéraient ces formes de vies douées de sensation,
tout comme les gens, et animées par le même esprit. Certains allaient
jusqu’à les considérer comme leurs semblables.
Nous observons des traces de cette philosophie toujours florissante des
bassins de l’Amazonie jusqu’aux montagnes de Bolivie, en passant par les
forêts de Malaisie, où des hommes interagissent avec le non-humain – des
jaguars aux rivières – qu’ils ne considèrent pas comme des éléments de
« la nature » mais comme des membres de leur famille. Voir le monde sous
ce jour modifie radicalement notre manière de nous comporter. Si l’on part
du principe que toutes les espèces vivantes sont moralement équivalentes
aux êtres humains, alors on ne peut tout simplement pas les voler. Exploiter
la nature et la considérer comme une « ressource » à seule fin d’enrichir
l’humain est moralement répréhensible, aussi répréhensible que l’esclavage
ou le cannibalisme. Nous devrions plutôt entretenir une relation de
réciprocité avec elle, la considérer comme un cadeau. Lui donner au moins
autant que nous recevons d’elle.
Cette logique, inhérente aux valeurs écologiques, va totalement à l’encontre
de celle du capitalisme qui exige de prendre, et surtout, de prendre plus
qu’on ne donne. En fait, comme nous le verrons plus loin, c’est là le
principe de base de la croissance.
Un beau jour, les penseurs du siècle des Lumières décrièrent les valeurs
animistes qu’ils dénoncèrent comme arriérées et peu scientifiques. Estimant
qu’elles faisaient barrière à l’expansion du capitalisme, ils cherchèrent
désespérément un moyen d’en venir à bout. Mais aujourd’hui, la science
nous offre une nouvelle grille de lecture du vivant. Les biologistes ont
découvert que les humains ne sont pas des individus autonomes, mais qu’ils
sont largement composés de micro-organismes dont nous dépendons pour
des fonctions aussi élémentaires que la digestion. Les psychiatres observent
que passer du temps auprès des plantes est essentiel pour notre équilibre
psychique, et que certaines ont le pouvoir de nous guérir de traumatismes
psychologiques. Les écologistes découvrent que les arbres, loin d’être
inanimés, communiquent entre eux et partagent des nutriments et des soins
grâce à des réseaux micellaires souterrains invisibles. La physique
quantique nous enseigne que les particules individuelles qui paraissent
distinctes sont inextricablement enchevêtrées les unes aux autres, même à
travers de vastes distances. Et les scientifiques du système Terre apportent
des preuves que notre planète fonctionne comme un super-organisme
vivant.
Toutes ces découvertes modifient notre manière de concevoir la toile de la
vie, et ouvrent la voie à de nouvelles théories du vivant. Au moment précis
où notre planète se précipite vers une catastrophe écologique, nous
commençons à envisager différentes manières de nous positionner dans
notre relation avec le reste du monde vivant. Nous commençons à nous
remémorer des secrets oubliés qui résonnent encore dans nos cœurs, tels des
murmures de nos ancêtres.
Voilà de quoi questionner les vieux tropismes de l’environnementalisme du
XX siècle. Quand les environnementalistes parlent en termes de « limites »,
e
APERÇUS DU FUTUR
Parfois, des idées neuves changent radicalement notre manière de voir. Les
vieux mythes s’effondrent et de nouvelles possibilités se dessinent. Des
problèmes épineux disparaissent ou deviennent plus faciles à résoudre. Ce
qui nous paraissait incompréhensible devient soudain évident. Le monde
peut changer.
J’aime me représenter un futur où je pourrai à nouveau contempler la
multitude d’insectes grouillant autour de chez moi, en Eswatini. Je
m’imagine en vieil homme, assis un soir sur ma terrasse, écoutant,
émerveillé, leurs stridulations. Comme lorsque j’étais enfant. Dans ce rêve,
notre monde a beaucoup changé. Les pays à revenu élevé ont réduit leur
utilisation des ressources et de l’énergie à des niveaux viables. Nous avons
commencé à prendre la démocratie au sérieux, à partager plus
équitablement le revenu et la richesse, et à mettre fin à la pauvreté. Le fossé
entre les pays riches et les pays pauvres s’est réduit. Le mot « milliardaire »
a disparu de notre vocabulaire. Le temps de travail hebdomadaire est passé
de quarante ou cinquante heures à vingt ou trente, permettant aux gens de
consacrer plus de temps à la communauté, aux soins et au bien-être de nos
proches et aux arts de vivre. Une sécurité sociale publique et une éducation
nationale de haute qualité sont devenues accessibles à tous. Les gens vivent
désormais plus longtemps, plus heureux, et mènent des vies qui ont plus de
sens. Et nous commençons à nous considérer sous un nouveau jour : comme
des êtres reliés au reste du vivant, plutôt que séparés de lui.
Quant à notre planète, un miracle s’est produit. La forêt tropicale a regagné
du terrain de part et d’autre de l’Amazone, du Congo et en Indonésie ;
dense, verte et fourmillante de vie. Les forêts des régions tempérées
s’étendent de nouveau à travers l’Europe et le Canada. Les rivières
s’écoulent, limpides, pleines de poissons. Les écosystèmes ont retrouvé leur
équilibre. Nous avons accompli une rapide transition vers des énergies
renouvelables, les températures globales se sont stabilisées, et les climats
ont commencé à retrouver leurs anciens schémas. En un mot, le monde
guérit… nous guérissons… et plus vite que nous l’avions cru possible.
Nous avons moins pris, mais tant gagné.
Ce livre parle de ce rêve. Le long voyage que nous allons entreprendre va
nous faire revisiter cinq cents ans d’Histoire. Nous explorerons les racines
de notre système économique actuel, les raisons de son essor et de sa toute-
puissance. Nous envisagerons les mesures concrètes et pratiques que nous
pourrions prendre pour éviter l’effondrement écologique et bâtir une
économie postcapitaliste alternative. Enfin nous voyagerons à travers les
continents, les cultures et les peuples, dont les manières d’interagir avec le
vivant ouvrent sur des horizons inexplorés.
Pour le moment, ce ne sont que de légers murmures. Mais il se pourrait que
ces murmures conjugués se transforment en bourrasques et prennent le
monde d’assaut.
Notes
a. Mécanisme cyclique par lequel les effets d’une hausse des températures
en amplifient les causes, menant à l’intensification du réchauffement
planétaire (Office québécois de la langue française, 2019). Une boucle est
un cycle de processus qui agissent en chaîne. Une boucle de rétroaction
positive induit que toutes les rétroactions entre les différents chaînons
conduisent à amplifier la perturbation, qui modifie l’équilibre entre les
chaînons. Si la boucle de rétroaction est négative, c’est qu’elle tend à
atténuer la perturbation (Futura Planète) [NdE].
b. Évolution du climat venant s’ajouter à ses variations naturelles, qui est
attribuée aux émissions de gaz à effet de serre engendrées par les activités
humaines, et altérant la composition de l’atmosphère de la planète. On
désigne souvent le « changement climatique anthropique » par la forme
abrégée « changement climatique ». Les phénomènes actuellement observés
et faisant l’objet de prévisions sont en particulier l’élévation du niveau des
mers, la modification des régimes de précipitations qui entraîne sécheresses
et inondations accrues, ou la multiplication à l’échelle régionale de
manifestations climatiques extrêmes – tempêtes, ouragans et canicules
(notre-planete.info) [NdE].
c. Le terme « géo-ingénierie » est utilisé pour désigner des projets
scientifiques visant à modifier le climat et l’équilibre énergétique terrestre
pour lutter contre le réchauffement climatique. La géo-ingénierie divise la
communauté scientifique. De nombreux climatologues redoutent les
possibles effets secondaires de cette forme de « climatisation » de la Terre.
Les principaux projets sont : limiter le rayonnement solaire, refroidir
l’atmosphère et capter le CO2 (Blaise Mao, Géo, 30 juin 2009) [NdE].
Première partie
Nous autres, êtres humains, vivons sur cette planète depuis près de
300 000 ans, pleinement évolués et pleinement intelligents, exactement
comme nous le sommes aujourd’hui. Nos ancêtres ont passé
approximativement 97 % de ce temps à vivre en relative harmonie avec les
écosystèmes de la Terre. Cela ne signifie pas que les premières sociétés
humaines ne les ont pas modifiés, ni que tout s’est passé sans problème.
Nous savons, par exemple, que certaines sociétés ont joué un rôle dans la
disparition d’une partie de la mégafaune terrestre, tels le mammouth
laineux, le paresseux géant et le tigre à dents de sabre. Toutefois, aucune n’a
jamais précipité de phénomène semblable à l’effondrement écologique
généralisé auquel nous faisons face aujourd’hui.
Ce n’est que depuis l’essor du capitalisme, au cours des derniers siècles, et
la sidérante accélération de l’industrialisation à partir des années 1950, que
les choses ont commencé à basculer à l’échelle planétaire. Ce constat
modifie notre analyse. Nous appelons cette époque de l’histoire de la Terre
« Anthropocène », mais dans le fond, cette crise n’a rien à voir avec les
humains en tant que tels. Elle a été causée par la domination d’un système
économique récent, qui s’est développé dans des régions particulières, à un
moment donné de notre histoire, et qui n’a pas été adopté de la même
manière par toutes les sociétés. Ainsi que l’a souligné le sociologue Jason
Moore, nous ne vivons pas dans l’Anthropocène mais dans le
Capitalocène1.
L’idée peut paraître difficile à intégrer de prime abord. Nous avons
tellement tendance à considérer le capitalisme comme allant de soi, que
nous supposons qu’il a toujours été là, au moins sous une forme
embryonnaire. Après tout, le capitalisme implique des marchés, et les
marchés sont vieux comme le monde. Mais cette vision est erronée. Si les
marchés se sont développés il y a des milliers et des milliers d’années un
peu partout et à différentes époques, le capitalisme, lui, est relativement
récent – il n’est vieux que de 500 ans2. Ce qui le rend si caractéristique n’est
pas lié au fait qu’il contienne des marchés, mais qu’il est organisé autour de
l’idée de croissance perpétuelle. En fait, c’est le premier système
économique intrinsèquement expansionniste de l’Histoire. Il entraîne dans
ses circuits de production de marchandises des quantités toujours
croissantes de nature et de travail humain. Et parce que le but du capital est
d’extraire et d’accumuler des surplus, il doit obtenir ces choses pour le
moins cher possible. En d’autres termes, le capital fonctionne selon une
formule simple et directe : prenez plus – de la nature et du travail – que
vous ne donnez en retour.
La crise écologique en est une conséquence inévitable. Le capitalisme nous
a mis en porte-à-faux avec le monde vivant. Dès lors que nous avons
intégré cette réalité, de nouvelles questions germent dans notre esprit :
Comment est-ce arrivé ? D’où vient le capitalisme ? Pourquoi s’est-il
imposé ?
Le récit officiel prétend qu’il serait dans notre « nature » d’être des sujets
intéressés et exploiteurs. Des Homo economicus diront certains : ces
automates en quête de profit que nous rencontrons dans les manuels de
micro-économie. On nous enseigne que c’est un penchant naturel qui nous a
peu à peu poussés à nous affranchir du féodalisme et à mettre un terme au
servage, et qui a permis le capitalisme tel que nous le connaissons
aujourd’hui. C’est notre « roman familial ». La légende de nos origines. On
nous la ressasse tant et tant que personne ne songe à la remettre en question.
Et comme la montée du capitalisme est présentée comme une expression
innée de la nature humaine – égoïste et cupide –, des problèmes tels que
l’inégalité et l’effondrement écologique semblent inévitables et presque
impossibles à changer. Pourtant, le plus remarquable dans cette histoire
fermement ancrée dans notre culture, c’est que rien de tout cela n’est vrai.
Le capitalisme n’a pas « émergé » d’un coup. Il n’y a pas eu de
« transition » douce et naturelle vers le capitalisme, et la nature humaine n’a
rien à voir là-dedans. Les historiens ont une lecture bien plus intéressante et
sensiblement plus sombre de ces événements. Une lecture qui révèle
plusieurs vérités surprenantes sur le fonctionnement effectif de notre
économie. Comprendre cette histoire nous aide à saisir les moteurs profonds
de la crise écologique et offre des indices importants sur ce que nous
pouvons faire pour la maîtriser.
Nous apprenons tous à l’école que le féodalisme était un système brutal qui
a causé une terrible misère humaine. Et c’est incontestable. Les seigneurs et
les nobles possédaient la terre, et les serfs étaient obligés de leur payer un
tribut sous la forme de loyers, d’impôts et de travail non rémunéré. Mais au
contraire de ce que prétend notre Histoire officielle, ce n’est pas l’essor du
capitalisme qui a mis fin à ce système. Aussi surprenant que cela puisse
paraître, cette victoire est celle de la longue et courageuse lutte de révoltés
du quotidien qui, étrangement, a sombré dans l’oubli.
Dès le début des années 1300, à travers toute l’Europe, des paysans
commencèrent à se rebeller contre le système féodal. Ils refusèrent de
travailler sans rémunération, contestèrent les taxes et les dîmes que leur
extorquaient les seigneurs et l’Église, et exigèrent d’avoir le contrôle direct
des terres qu’ils labouraient. Je ne parle pas là de petites révoltes qui
auraient émergé ici et là, mais de résistance organisée qui, dans certains cas,
dégénéra en conflits armés. En 1323, les paysans et les ouvriers des
Flandres prirent les armes et menèrent une révolte qui dura cinq ans avant
d’être écrasée par la noblesse flamande. Des batailles similaires éclatèrent
ailleurs en Europe – notamment à Bruges, Gand, Florence, Liège et Paris3.
Ces premières révoltes eurent peu de succès. Dans la plupart des cas, elles
furent écrasées par des soldats bien armés. Et quand la peste noire se
répandit en 1347, les choses ne firent qu’empirer : l’épidémie décima un
tiers de la population européenne, déclenchant une crise sociale et politique
sans précédent.
Mais dans le sillage de ce désastre, une chose inattendue se produisit. La
main-d’œuvre devint rare, et les paysans et ouvriers agricoles se
retrouvèrent soudain en position de force. Ils furent en mesure de réclamer
des loyers plus faibles pour la terre et des gages plus élevés. Les seigneurs
se trouvèrent acculés et, pour la première fois depuis des générations, la
balance pencha en faveur des paysans. Le peuple s’aperçut qu’il tenait sa
chance : la possibilité de changer les fondations même de l’ordre social et
politique. L’espoir grandit, la confiance aussi, et les révoltes prirent de
l’ampleur4.
En 1381 en Angleterre, Wat Tyler, inspiré par le célèbre appel du pasteur
John Ball, mena une révolte paysanne contre la féodalité : « Nous vivons un
temps où il vous est possible (si vous le voulez) de vous libérer du joug du
servage et de retrouver votre liberté. » En 1382, le peuple de la ville
italienne de Ciompi réussit à renverser son gouvernement. En 1413, à Paris,
une « démocratie des travailleurs » s’empara du pouvoir. Et en 1450, une
armée de paysans et d’ouvriers anglais marcha sur Londres, entrant dans
l’Histoire sous le nom de « la révolte de Jack Cade ». Des régions entières
se soulevèrent durant cette période, formant des assemblées et recrutant des
armées.
Au milieu du XVe siècle, toute l’Europe occidentale était secouée par des
révoltes paysannes, et plus les rébellions s’étendaient, plus les exigences
augmentaient. Le but des rebelles n’était pas d’arrondir un ou deux angles
du système, ils ne voulaient rien de moins que le renverser. Selon
l’historienne Silvia Federici, experte en économie politique du Moyen Âge,
« les révoltés ne se contentaient pas d’exiger un allégement des lois
féodales, pas plus qu’ils ne cherchaient à négocier de meilleures conditions
de vie. Leur but était de mettre un terme à la domination des seigneurs5 ».
Si, dans la plupart des cas, ces révoltes éparses furent écrasées (Wat Tyler et
John Ball furent exécutés, ainsi que 1 500 de leurs partisans), le mouvement
dans son ensemble finit par l’emporter, mettant un terme au servage sur
presque tout le continent. En Angleterre, la pratique fut quasi éradiquée au
lendemain de la révolte de 1381. Les serfs devinrent des fermiers, vivant de
leurs propres terres et bénéficiant d’un accès libre aux communs :
pâturages, forêts giboyeuses, bois de coupe, cours d’eaux pour la pêche et
l’irrigation. Quand ils désiraient avoir un revenu supplémentaire, ils
travaillaient contre salaire – rarement sous la contrainte. En Allemagne, les
paysans réussirent à prendre le contrôle de 90 % des terres du pays. Et
même dans les régions où les relations féodales perdurèrent, leurs
conditions de vie s’améliorèrent considérablement.
Tandis que le monde féodal s’écroulait, des paysans libres entreprirent de
bâtir une nouvelle société égalitaire et coopérative, fondée sur les principes
de l’autosuffisance locale. Les conséquences de cette révolution se
révélèrent étonnantes en termes de bien-être du peuple. Les salaires
atteignirent des niveaux inédits de mémoire d’homme, doublant, voire
triplant dans certaines régions, et allant jusqu’à se multiplier par six dans
d’autres6. Les loyers baissèrent, tout comme le prix des denrées
alimentaires, et la nutrition s’améliora. Les travailleurs furent en mesure de
négocier des journées de travail moins longues, des week-ends de repos et
des bénéfices en nature comme des repas sur le lieu du travail et la
rémunération de chaque kilomètre parcouru pour leurs trajets entre leur
domicile et leur travail. Le salaire des femmes connut également une forte
hausse, réduisant l’écart substantiel de rémunération entre les deux sexes
qui était la norme sous le féodalisme. Les historiens ont décrit la période
qui s’est étendue de 1350 à 1500 comme « l’âge d’or du prolétariat
européen7 ».
Cet âge d’or a aussi été celui de l’écologie européenne. De ce point de vue,
le système féodal était un désastre. Les seigneurs exerçaient d’énormes
pressions sur les paysans afin de rentabiliser les terres et les forêts au
maximum sans rien donner en retour, provoquant une crise de la
déforestation et du surpâturage, et le déclin graduel de la fertilité des sols.
Le mouvement politique qui émergea après 1350 renversa la tendance et
inaugura une période de régénération écologique. Une fois qu’ils eurent
gagné le contrôle direct de la terre, les paysans libres purent maintenir une
relation de plus grande réciprocité avec la nature : ils gérèrent
collectivement le droit de pacage et d’usage des communs, en organisant
des assemblées démocratiques et en établissant des règles très scrupuleuses
de labour, de pacage et d’utilisation des forêts8. Les sols d’Europe
commencèrent à se rétablir. Les forêts à repousser.
RETOUR DE MANIVELLE
Il va de soi que les élites européennes n’ont pas apprécié cette tournure des
événements. Elles considéraient ces salaires élevés « scandaleux », et
s’irritaient que les ouvriers ne puissent être engagés que pour de courtes
durées ou à la tâche, quittant leur emploi dès que leur revenu satisfaisait à
leurs besoins. « Les servants sont devenus les maîtres et les maîtres les
servants », se plaint John Gower dans Mirour de l’Omme (« The Mirror of
Mankind », 1380). Ainsi que l’a formulé un écrivain au début du XVIe siècle :
« Les paysans sont devenus trop riches […] et ils ne savent plus ce que
signifie l’obéissance ; ils ne tiennent pas compte de la loi, ils aimeraient
qu’il n’y ait pas de nobles […] et voudraient décider du loyer qu’ils doivent
payer pour cultiver nos terres9. » À en croire un autre : « Les paysans
prétendent imiter les manières de l’homme libre, ils en adoptent l’apparence
en se parant de ses vêtements10. »
Durant la période révolutionnaire qui s’est déroulée de 1350 à 1500, les
élites ont souffert de ce que les historiens ont qualifié de crise de
« désaccumulation chronique11 ». Le revenu national étant réparti sur la
population de manière plus équitable, il devenait plus difficile pour les
élites d’accumuler les profits dont ils avaient joui à l’époque féodale. Et
c’est un point crucial. Nous présumons souvent que le capitalisme a émergé
naturellement avec la chute de la féodalité, mais en réalité, une telle
transition aurait été impossible. Le capitalisme a besoin que l’élite
accumule : accumuler la richesse à l’excès permet des investissements à
grande échelle. Mais l’égalitarisme de la société post-féodale –
autosuffisance, salaires élevés, démocratie populaire et gestion collective
des ressources – ne laissait pas aux élites la possibilité d’accumuler. C’était
d’ailleurs de cela qu’elles se plaignaient.
Ce que cette société serait devenue, nous ne le saurons jamais, car elle fut
brutalement écrasée. La noblesse, l’Église et la bourgeoisie marchande
s’unirent pour mettre fin à l’autonomie paysanne et faire chuter les salaires.
À défaut de pouvoir de nouveau asservir les paysans – cela se révéla
impossible –, ils les expulsèrent de leurs terres par une campagne d’éviction
violente de grande ampleur. Quant aux communs – ces pâturages, ces forêts
et ces rivières gérés collectivement, et dont dépendaient les communautés
rurales –, on les clôtura pour les réserver à l’usage de l’élite. En un mot, ils
devinrent des propriétés privées.
Ce processus est connu sous le nom d’« enclosures12 », un mouvement
durant lequel des milliers de communautés rurales furent détruites ; les
récoltes furent volées et brûlées, des villages entiers rasés. Les citoyens
perdirent leurs accès aux terres, aux forêts, au gibier, au fourrage, à l’eau,
au poisson, bref, à toutes les ressources nécessaires à leur subsistance. Et la
Réforme ne fit que contribuer à la dépossession : les monastères catholiques
furent démantelés à travers toute l’Europe et leurs terres confisquées par les
nobles et vidées des paysans qui y vivaient.
Les communautés rurales ne se laissèrent pas expulser sans lutter, mais
leurs succès furent aussi rares que précieux. En Allemagne, en 1525, une
révolte paysanne fut écrasée, causant la mort de plus de 100 000 paysans –
l’un des massacres les plus sanglants de l’histoire de l’humanité. En 1549,
une rébellion menée par un Anglais du nom de Robert Kett réussit à prendre
le contrôle de Norwich, la deuxième plus grande ville du pays, avant que
l’armée ne l’écrase : 3 500 rebelles furent massacrés et leurs meneurs
pendus aux murs de la ville. En 1607, une autre rébellion, connue sous le
nom de « révolte des Midlands », culmina avec l’insurrection de Newton au
cours de laquelle les paysans finirent par entreprendre un combat armé
contre les propriétaires responsables des enclosures. Cinquante d’entre eux
furent exécutés après leur défaite.
Durant trois siècles, d’immenses étendues de Grande-Bretagne et du reste
de l’Europe furent clôturées et des millions de personnes délogées des terres
sur lesquelles elles vivaient, déclenchant une crise migratoire de grande
ampleur. Il n’est pas exagéré de dire que les bouleversements qui
caractérisent cette période relèvent de la catastrophe humanitaire. Pour la
première fois dans l’Histoire des citoyens se voyaient systématiquement
interdire l’accès aux ressources les plus élémentaires pour assurer leur
subsistance. Privés de maisons et de nourriture. Nul n’est besoin d’avoir
une vision romanesque des économies de subsistance pour reconnaître que
les enclosures produisirent des conditions de vie bien pires que par le passé,
pires que celles qu’avait connues le peuple à l’époque des serfs. En
Angleterre, le mot « pauvreté » fit son entrée dans le langage courant pour
décrire les masses d’« indigents » et de « vagabonds » qu’occasionnèrent
les enclosures – mots qui avant cette période n’apparaissaient pas, ou que
très rarement, dans les textes anglais.
Et néanmoins, pour les capitalistes européens, les enclosures fonctionnaient
à merveille. Elles leur permettaient de s’approprier d’immenses étendues de
terre et des ressources qui, jusqu’alors, étaient hors de leur portée. Les
économistes ont toujours reconnu qu’une « accumulation initiale de
richesses », pour reprendre l’expression d’Adam Smith, était nécessaire à
l’essor du capitalisme. Smith affirmait qu’elle s’était produite parce qu’une
poignée de personnes avaient travaillé très dur et économisé leurs gains –
un conte idyllique que l’on continue à transmettre dans les manuels
d’économie. Les historiens y voient de la naïveté. Cet enrichissement
n’était pas innocent. Il s’agissait d’un butin. Karl Marx insistait pour le
qualifier « d’accumulation primitive », soulignant la nature barbare de la
violence qu’il avait suscité.
Mais il en fallait davantage pour que le capitalisme se développe. Il fallait
de la force de travail. En grande quantité et à bon marché. Les enclosures
résolurent aussi ce problème-là. Les économies de subsistance détruites et
les terres communes clôturées, les gens n’eurent d’autre choix que de
vendre leur travail contre salaire – non pour gagner un peu de revenu
supplémentaire, comme sous le précédent régime, ni pour satisfaire aux
exigences d’un seigneur, comme sous le servage, mais juste pour survivre.
Ils devinrent, en un mot, des prolétaires. Ceci était totalement inédit. On les
qualifiait de « travailleurs libres », mais le terme est trompeur, car s’il est
vrai qu’on ne les forçait pas à travailler, comme les esclaves ou les serfs, ils
n’avaient pas vraiment voix au chapitre. La seule alternative était de mourir
de faim. Les propriétaires des moyens de production pouvaient payer des
salaires de misère impunément, et les pauvres étaient bien obligés de les
accepter. N’importe quel salaire, aussi faible soit-il, valait mieux que la
mort.
LA GRANDE SÉPARATION
Au cours de nos 300 000 ans d’histoire, nous autres humains avons
entretenu une relation intime avec le reste du monde vivant. Nous savons
que les hommes de nos premières sociétés pouvaient sans doute nommer et
décrire les propriétés de centaines, sinon de milliers de plantes, d’insectes,
d’animaux, de rivières, de montagnes et de natures de sols, de la même
manière que, de nos jours, nous accumulons des connaissances des plus
insolites sur les acteurs, les célébrités, les politiciens et les marques.
Conscients que leur existence dépendait du bien-être des autres systèmes
vivants qui les entouraient, ils s’intéressaient de près à la manière dont ils
fonctionnaient. Ils se considéraient comme une part inextricable du reste du
vivant, qu’ils voyaient en retour comme partageant les traits essentiels de
l’humanité. En effet, les œuvres que nos ancêtres ont tracé sur des parois
rocheuses à travers le monde suggère qu’ils croyaient en une sorte
d’interchangeabilité spirituelle entre les êtres humains et non humains.
Les anthropologues appellent « animisme » cette manière de voir le
monde : l’idée que tous les êtres vivants sont interconnectés et partagent le
même esprit ou la même essence, les animistes ne faisant aucune distinction
fondamentale entre les humains et la nature, soulignant au contraire la
relation intime – voire la parenté –, qui les lie. Ils ont de puissants codes
moraux qui les empêchent d’exploiter d’autres systèmes vivants. Nous
avons appris de leurs cultures que si les hommes pêchent, chassent,
cueillent et cultivent, ils le font non pas dans un esprit d’extraction mais de
réciprocité. Tout comme les cadeaux que l’on s’échange entre humains, les
transactions que l’on effectue avec les êtres non humains sont délimitées
par des rituels de respect et de politesse. De même que nous veillons à ne
pas exploiter les membres de notre famille, les animistes sont soucieux de
ne prendre à l’écosystème que le strict nécessaire afin qu’il puisse se
régénérer, et de lui rendre la pareille en protégeant et prenant soin de la
terre.
Ces dernières années, les anthropologues en sont venus à y voir plus qu’une
simple différence culturelle. C’est une manière radicalement différente de
concevoir l’humain. Une tout autre ontologie : celle de l’inter-être.
Cette ontologie a été mise en cause avec l’essor des empires, qui ont
progressivement vu le monde comme coupé en deux, composé d’un
royaume spirituel réservé à des dieux séparés et au-dessus du reste de la
Création. Les humains se sont offert une place privilégiée au sein de ce
nouvel ordre : faits à l’image des dieux eux-mêmes, et donc auréolés du
droit de régner sur le reste de la Création. Cette idée basée sur le principe de
domination s’est imposée durant l’ère axiale avec l’essor des philosophies
transcendantales et des religions au sein des grandes civilisations
eurasiatiques : confucianisme en Chine, hindouisme en Inde, zoroastrisme
en Perse, judaïsme dans le Levant et sophisme en Grèce. Nous pouvons en
voir une formulation dans les textes de Mésopotamie vieux de 3 000 ans. Et
peut-être est-ce dans la Genèse elle-même qu’elle est le plus clairement
exprimée :
« Puis Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre
ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux
du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui
rampent sur la terre. »
Au Ve siècle avant J.-C., cette nouvelle manière de voir le monde reçut un
coup de pouce de Platon, qui bâtit toute sa philosophie sur l’idée d’un
domaine transcendantal séparé du domaine terrestre. Le monde
transcendantal était la source de la Vérité et la Réalité abstraite, l’essence
idéale des choses, tandis que le monde matériel n’en était qu’une pâle
imitation, une vague ombre. Cette idée est venue nourrir la notion
chrétienne d’un paradis spirituel posé en opposition au domaine terrestre de
la matière – qui péche, se décompose et meurt. En effet, l’Église, tout
comme l’Empire romain chrétien qui s’est étendu à travers l’Europe, ont
vigoureusement sponsorisé la vision platonicienne du monde, qui a été
formalisée en doctrine dans Contemptus mundi : « le Mépris du monde ».
Mais en dépit de l’essor de ces idées nouvelles, la plupart des gens
entretenaient des relations étroites avec les ontologies anciennes. Même
parmi les philosophes, les contre-discours demeuraient puissants. Aristote,
l’élève le plus célèbre de Platon, rejeta publiquement le transcendantalisme,
défendant l’idée que l’essence des choses résidait en elles-mêmes, et non
dans un ailleurs éthéré, et que toutes choses avaient une âme et partageaient
des versions du même esprit. S’appuyant sur Aristote, de nombreux
philosophes considérèrent le monde du vivant lui-même comme un
organisme intelligent, voire comme une déité. Dans la deuxième moitié du
II siècle avant J.-C., Cicéron écrivit que « le monde est un être vivant et
e
Une première réponse leur fut donnée par Francis Bacon (1561-1626),
l’Anglais considéré comme le « père de la science moderne ».
Aujourd’hui encore, on fait l’éloge de l’œuvre de Bacon dans nos manuels
scolaires, et cela pour une bonne raison : il a apporté d’importantes
contributions à la méthode scientifique. Mais il y a un aspect assez sinistre
de son histoire qui a été largement oublié par la conscience collective.
Bacon a activement œuvré à la destruction de l’idée que le monde est un
organisme vivant, et l’a remplacée par une nouvelle éthique qui non
seulement approuvait l’exploitation de la nature, mais la valorisait. Pour ce
faire, il a repris l’ancienne métaphore de la nature vue comme une femme,
la faisant passer du statut de mère nourricière à celui de « vulgaire catin ».
Il décréta que la nature, tout comme la matière elle-même, était tortueuse,
déséquilibrée, sauvage et chaotique. Une bête qui, selon ses propres termes,
devait être « contenue », « ligotée » et « domestiquée ».
Pour Bacon, la science et la technologie devaient servir d’instruments de
domination. « La science doit soutirer les secrets de la nature en usant de la
torture », écrit-il. Et avec la connaissance obtenue, « l’homme » ne se
contentera pas « d’exercer une douce guidance sur le cours de la nature »,
mais « aura le pouvoir de la conquérir et de la soumettre, pour ébranler ses
fondations ». La nature doit être « mise en servitude », transformée en
« esclave », « tirée de son état naturel, pressée et moulée » pour le bien des
humains.
L’usage de la métaphore de la torture par Bacon est révélateur, puisque lui-
même, en sa qualité d’avocat-conseil du roi Jacques Ier, usait de la torture
contre les paysans rebelles et les hérétiques, et œuvrait à en légitimer la
pratique comme moyen de défendre l’État. Bacon voyait dans la torture une
arme susceptible de vaincre l’insurrection paysanne, et dans la science une
arme susceptible de vaincre la nature. Comme les paysans, la nature avait
résisté trop longtemps à la domestication. La science allait la faire plier une
bonne fois pour toutes.
Dans les écrits de Bacon, nous décelons aussi les prémices d’une autre idée.
Non seulement la nature doit être contrôlée et manipulée, mais elle est
également passée d’organisme vivant à matière inerte. Elle peut nous
apparaître comme vivante et mouvante, mais son mouvement doit être
compris comme celui d’une machine, nous explique Bacon – rien de plus
qu’un système de pompes, de ressorts et de rouages. Mais c’est un autre
penseur qui théorisera, quelques années plus tard, cette conception de la
nature comme machine : le Français René Descartes.
Descartes s’aperçoit que la domination de la nature qu’appelle Bacon de ses
vœux, ne se justifie que si la nature est déclarée sans vie. Pour accomplir ce
prodige, il ressort l’idée de Platon d’un monde divisé en deux, et la présente
sous un nouvel angle. Il argue qu’il existe une dichotomie fondamentale
entre l’esprit et la matière. Les humains sont les seuls, parmi toutes les
créatures, à être dotés d’un esprit (ou âme), affirme-t-il – marque de leur
relation particulière avec Dieu. Par contraste, le reste de la création n’est
rien de plus que de la matière non pensante. La faune et la flore n’ont ni
esprit ni intelligence, ni intention ni motivation. Ce ne sont que des
automates, opérant selon des lois mécaniques prévisibles, comme une
horloge (Descartes était un fervent amateur d’horloges).
Pour appuyer sa théorie, Descartes entreprit de disséquer des animaux
vivants dont il clouait les membres sur des planchettes de bois pour tâter
leurs organes et leurs nerfs. Au cours d’un épisode particulièrement
grotesque, il s’en prendra même au chien de sa tendre épouse. Quand les
animaux se contorsionnaient et agonisaient en hurlant, il prétendait que ce
n’était que « l’apparence de la douleur », un simple réflexe : les muscles et
les tendons répondant automatiquement aux stimuli physiques. Il enjoignait
les gens à ne pas se laisser duper par les apparences de la sensibilité ou de
l’intelligence. Ce n’est pas le cerf ou le hibou en eux-mêmes qui sont les
objets de l’analyse, dit-il : pour reconnaître le caractère mécanique de la
vie, il faut sonder et étudier les parties et non le tout. Ce qui a les
apparences de la vie n’est en fait que matière inerte. Un objet.
Selon Descartes, le lien entre les humains et le reste du monde vivant était
réduit à une dichotomie très nette et irréconciliable. Cette vision du monde
est connue sous le nom de dualisme, et la théorie de la matière de Descartes
sous celui de mécanisme. Il s’agissait d’une tentative explicite de
désenchanter le monde, d’une attaque directe contre les derniers vestiges de
la philosophie animiste. À partir des années 1630, ces idées dominent la
pensée scientifique. On s’imagine souvent que l’Église et la science étaient
antagonistes ; mais en réalité les architectes de la révolution scientifique
étaient profondément religieux et faisaient cause commune avec le clergé :
il s’agissait de priver la nature de son esprit.
À la Renaissance, pour la première fois dans l’Histoire, la pensée dualiste
se généralisa. Et puisque la terre était devenue un objet que l’on pouvait
s’approprier, le dualisme approuve le mouvement des enclosures et la
privatisation des communs. C’est ainsi que les enclosures, en retour,
permirent au dualisme de s’élever au rang de culture dominante : ce n’est
que lorsque les citoyens furent coupés de la terre et des écosystèmes
forestiers qu’on put les persuader de se considérer comme
fondamentalement séparés du reste du monde vivant et de voir les autres
êtres comme des objets.
Bien sûr, les fausses idées du mécanisme ne pouvaient pas tenir longtemps.
Après un siècle, à mesure qu’il devenait évident pour les scientifiques que
les animaux, les plantes et les autres organismes étaient clairement vivants,
la notion de matière inerte fut démystifiée34. Mais le mal était fait, et le
dualisme régnait en maître sur toute la culture européenne. Il s’enracina car
il satisfaisait au besoin de groupes puissants de diviser le monde en deux.
La nature devenue objet, on pouvait lui faire plus ou moins ce qu’on
voulait. Pour le plus grand bonheur du capital, les dernières entraves
éthiques qui s’opposaient à la possession et l’extraction avaient été
balayées. La terre devint propriété. Les êtres vivants des choses. Les
écosystèmes des ressources.
À la fin des années 1700, Emmanuel Kant, l’un des éthiciens les plus
renommés de la philosophie occidentale, écrit : « Envers les non-humains,
nous n’avons aucun devoir immédiat. Ils ne sont que des moyens en vue
d’une fin. La fin étant l’homme. »
DESCARTES RETWEETÉ
Nous sommes tous les héritiers de l’ontologie dualiste. Elle est présente
partout dans le langage que nous employons pour parler de la nature
aujourd’hui. Nous désignons le monde vivant sous les termes de
« ressources naturelles », de « matières brutes » et même – comme pour
souligner son insubordination et sa servitude – de « services fournis par les
écosystèmes ». Nous parlons de déchets, de pollution et de changement
climatique comme s’il s’agissait d’« externalités », car nous croyons que ce
qui arrive à la nature est fondamentalement extérieur aux considérations de
l’humanité. Le dualisme est si profondément inscrit en nous qu’il s’immisce
dans notre langage, même lorsque nous tentons d’être plus vigilant. La
seule notion « d’environnement » – cette chose supposée être importante
pour nous – présuppose que le monde vivant n’est rien de plus qu’un
contenant passif, une toile de fond devant laquelle se joue l’histoire
humaine.
« L’environnement ». L’étrangeté de ce terme apparemment anodin devient
plus claire quand nous le traduisons en espagnol : ambiante. Dans la langue
des conquistadors, le monde vivant ne représente rien de plus qu’un
éclairage d’ambiance. Du point de vue de l’ontologie animiste, cela
reviendrait à considérer votre mère et vos frères et sœurs comme de simples
portraits décorant un mur. Ce serait impensable.
Ces idées ne se sont pas éteintes avec Bacon et Descartes. Elles ont été
retweetées et affinées par une longue lignée de philosophes. Les hypothèses
dualistes apparaissent même dans la pensée post-moderne. Les
postmodernistes s’enorgueillissent d’avoir critiqué la tentation de démesure
de l’Esprit, du Moi et de la Vérité, et questionné les grands métarécits du
progrès. Et néanmoins, au bout du compte, tout cela ne fait que pousser le
dualisme vers de nouveaux extrêmes. Le monde – la réalité – n’existe pas
vraiment, ou bien il existe mais ce qu’il est vraiment importe peu, puisque
la réalité est ce que les humains en font. Rien n’existe vraiment tant que les
humains ne l’ont pas conceptualisé, transcrit en langage humain, doté d’un
nom et de sens, et inséré dans notre champ symbolique. La réalité
extérieure à notre propre expérience s’évapore, perd son sens. Et s’il arrive
que les postmodernistes critiquent le modernisme, c’est seulement après
avoir accepté ses termes fondamentaux45.
Il n’est pas surprenant que nous réagissions si peu à l’escalade des
statistiques catastrophiques sur la crise de l’extinction de masse de certaines
espèces. Nous recevons ces informations avec un calme olympien. Nous ne
sanglotons pas. Nous ne nous rongeons pas les sangs. Pourquoi ? Parce que
nous considérons les humains comme fondamentalement séparés du reste
de la communauté du vivant. Ces espèces sont ailleurs, dans
l’environnement. Elles ne sont pas ici, elles ne font pas partie de nous46.
Après tout, c’est le principe de base du capitalisme : le monde n’est pas
vraiment vivant, pas plus qu’il n’est apparenté à nous ; il est une simple
source d’extraction, bonne ensuite à jeter. Dès ses premiers principes, le
capitalisme a déclaré la guerre à la vie elle-même.
Descartes a affirmé que le but de la science était de « nous rendre maîtres et
possesseurs de la nature ». Quatre siècles plus tard, son éthique demeure
profondément inscrite dans notre culture. Non seulement nous considérons
le monde vivant comme étranger, mais aussi comme un ennemi qui doit être
combattu et soumis par les forces de la science et de la raison. Quand en
2015 la direction de Google a créé une entreprise spécialisée dans la
recherche sur les nouvelles sciences de la vie, elle l’a baptisée « Verily »,
littéralement « en vérité ». Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer cette
étrange appellation, le président de Verily, Andy Conrad, a expliqué qu’elle
avait été choisie parce que « c’est seulement grâce à la vérité que nous
pourrons vaincre mère Nature ».
Chapitre 2
de sucre ont permis aux planteurs de consacrer plus de terres aux cultures
sucrières qu’ils n’auraient pu le faire sinon. De même, l’invention de
l’égreneuse de coton a favorisé l’étendue de cette monoculture. De
nouvelles pompes éoliennes furent utilisées pour assécher les terres
marécageuses d’Europe, offrant de nouvelles zones cultivables.
L’installation de hauts-fourneaux de plus en plus grands a permis de fondre
plus rapidement les métaux et d’ouvrir la voie à la multiplication des mines.
Et comme il fallait beaucoup de bois pour alimenter ces fourneaux,
d’immenses étendues de forêts furent abattues pour produire de l’acier. Le
pouvoir de la technologie est de permettre au capital et au travail d’être plus
productifs – de produire plus et plus vite. Mais il accélère du même coup le
mouvement d’appropriation de la nature.
Au cours des XIXe et XXe siècles, ce processus fut encore précipité par la
découverte d’importantes réserves d’énergies fossiles – d’abord de charbon
puis de pétrole – et par l’invention de technologies (telles de que le moteur
à vapeur) pour les extraire et les utiliser. Un seul baril de pétrole brut
permet l’exécution de 1 700 kWh de travail. C’est l’équivalent de 4,5
années de travail humain. Du point de vue du capital, forer le fond des
océans à la recherche de pétrole revenait à coloniser les Amériques une fois
de plus, ou à tirer les bénéfices d’une seconde traite transatlantique des
esclaves – un véritable pactole en termes d’appropriation. D’autant que le
mouvement s’auto-entretient. Les énergies fossiles sont employées pour
alimenter des foreuses afin qu’elles creusent plus profondément, des
chalutiers pour pêcher en haute mer, des tracteurs et des moissonneuses
pour une agriculture plus intensive, des tronçonneuses pour couper plus
vite, mais aussi des navires, des camions et des avions pour transporter tous
ces matériaux à travers le monde à des vitesses étourdissantes. Grâce à la
technologie, le processus d’appropriation s’est accéléré et étendu de
manière exponentielle.
Cette accélération se reflète sur l’impressionnante croissance que
connaissent les PIB depuis un siècle. Néanmoins, on aurait tort de
considérer que ce sont les énergies fossiles et la technologie qui ont poussé
à la croissance ; certes, elles l’ont facilitée, mais nous devons nous
demander quelle est la motivation profonde, pour ainsi dire, qui sert
d’accélérateur à la croissance capitaliste ?
LA CAMISOLE DE FORCE
UN MONDE DÉVORÉ
Cela ne revient pas à dire que la croissance est mauvaise en soi. Ce n’est
pas mon point de vue. Ce n’est pas la croissance qui pose problème, c’est le
croissancisme : autrement dit, la course à la croissance pour la croissance,
pour l’accumulation du capital plutôt que pour répondre aux besoins
humains concrets et aux objectifs sociaux. Lorsque nous considérons
l’impact du croissancisme sur notre planète depuis les années 1980, la
période des enclosures et la colonisation font pâle figure. Toutes les terres et
les ressources que les colonisateurs se sont appropriées et ont passé au
rouleau compresseur du capital, tout cela a été surpassé maintes fois depuis.
C’est en étudiant les statistiques de consommation de matières premières
que nous comprenons ce qui est en jeu. Cet indicateur dénombre le poids
total de tout ce que les humains extraient et consomment chaque année :
biomasse, métaux, minéraux, énergies fossiles et matériaux de construction
compris. Ces chiffres nous racontent une histoire étonnante. Ils révèlent une
progression constante de l’empreinte matérielle mondiale durant la
première moitié du XXe siècle, laquelle est passée de 7 milliards de tonnes
par an à 14 milliards de tonnes. Mais ensuite, durant les décennies qui ont
suivi l’après-guerre, un phénomène tout à fait sidérant s’est produit. Alors
que la croissance du PIB devenait l’objectif politique central dans le monde
et que l’expansion économique commençait à s’accélérer, l’empreinte
matérielle globale a explosé, atteignant 35 milliards de tonnes par an à
l’aube de 1980, puis 50 milliards de tonnes en 2000, pour s’envoler à
92 milliards de tonnes en 201713.
Le graphique ci-après est édifiant. Bien sûr, certaines de ces augmentations
représentent des progrès importants dans l’accès des citoyens aux biens de
première nécessité (en d’autres termes, la valeur d’usage), surtout dans les
régions du monde les plus pauvres, et nous devons nous en réjouir. Mais ce
phénomène est isolé. Les scientifiques estiment que la planète peut
supporter une empreinte matérielle mondiale de 50 milliards de tonnes par
an14. On considère que c’est le seuil maximal de sécurité. Aujourd’hui, nous
excédons cette limite de près de deux fois. Et, comme nous le verrons,
presque tout cet excédent est causé par l’excès de consommation des
nations à haut revenu, organisé non pas autour de la valeur d’usage, mais de
la valeur d’échange.
La ligne noire horizontale indique ce que les scientifiques considèrent comme le palier durable maximum (Bringezu, 2015).
Source : Krausmann et al. (2009), materialflows.net.
COLONIALISME 2.0
Le problème est que le mot « croissance » sonne trop bien. C’est une
métaphore puissamment inscrite dans notre compréhension des processus
naturels : les enfants grandissent, les semences poussent… et l’économie
doit croître. Mais ce modèle se fonde sur une fausse analogie. Car le
processus naturel de la croissance est toujours limité. Nous voulons que nos
enfants grandissent, certes, mais pas au point de mesurer 2,70 mètres, et
nous ne souhaitons certainement pas que leur croissance suive une courbe
exponentielle infinie. Nous voulons qu’ils atteignent leur point de maturité
et qu’ils mènent une vie équilibrée pour rester en bonne santé. Nous
voulons que nos semences poussent, mais seulement jusqu’à ce qu’elles
soient mûres, afin de les récolter et d’en planter de nouvelles. C’est ainsi
que se développe le monde vivant. Il croît, puis se stabilise.
L’économie capitaliste ne ressemble en rien à cela. L’impératif de la
croissance du capital n’offre aucun horizon – aucun moment défini dans le
futur où les économistes et les politiciens diront qu’ils ont suffisamment
d’argent et de biens. Il n’y a pas de fin, dans les deux sens du terme : pas de
maturité à atteindre, pas d’objectif fixé. Le présupposé jamais remis en
question est que la croissance pour la croissance peut et doit être recherchée
sans cesse. Il est surprenant de voir, quand on y songe, que la croyance
dominante en matière d’économie suggère que, peu importe le niveau de
richesse atteint par un pays, son PIB doit continuer d’augmenter, année
après année, sans qu’il soit possible d’envisager une limite quelconque.
C’est la définition même de l’absurdité. Il arrive que nous remarquions ce
phénomène à l’œuvre dans la nature, mais chaque fois, les conséquences
sont dévastatrices : les cellules cancéreuses sont programmées pour se
répliquer à seule fin de se multiplier, et cela entraîne la mort de l’organisme
vivant atteint.
S’imaginer que nos pouvons étendre l’économie mondiale à l’infini revient
à désavouer les vérités les plus fondamentales des limites écologiques de
notre planète. Ce constat s’est imposé pour la première fois en 1972, quand
une équipe de scientifiques du MIT a publié un rapport sans précédent
intitulé Limits to Growth [Les Limites à la croissance (dans un monde fini),
L’Ecopoche]. Ce rapport mettait en avant les découvertes d’un travail de
haute précision rendu possible par l’utilisation d’un ordinateur puissant (le
World3), conçu pour analyser des données écologiques, sociales et
économiques complexes, relevées entre 1900 et 1970, et pour prédire ce
qu’il arriverait à notre monde d’ici la fin du XXIe siècle, selon douze
scénarios différents.
Les résultats furent saisissants. Le scénario du maintien des échanges avec
une croissance économique à son taux normal montrait qu’entre 2030 et
2040, nous entrerions dans une crise causée par la loi de la croissance
cumulée. Les ressources non renouvelables commenceraient à s’épuiser et
la pollution à excéder la capacité de la terre à l’absorber. Les pays devraient
consacrer des budgets de plus en plus importants à la résolution de ces
problèmes, et limiter le réinvestissement qu’exige le maintien de la
croissance. La production économique commencerait à chuter, les stocks de
nourriture stagneraient, le niveau de vie baisserait et les populations
également. « Le résultat le plus probable, prédisent-ils, sera un déclin
soudain et incontrôlable, aussi bien des populations que des capacités
industrielles. »
Ce rapport toucha une corde sensible. Les Limites à la croissance eut un
impact retentissant, et le livre fut l’un des plus gros best-sellers de l’histoire
des publications sur l’environnement, s’engageant dans la brèche de la
contre-culture qui prévalait au lendemain des révoltes étudiantes de 1968.
Et puis, il y eut un retour de manivelle – d’une force incroyable. Le rapport
fut dénoncé dans les pages de The Economist, de Foreign Affairs, de Forbes
et du New York Times. On décréta que le modèle était trop simpliste, arguant
qu’il ne tenait pas compte de l’innovation, apparemment sans limites, que le
capitalisme générait. Oui, les réserves existantes de ressources non
renouvelables pouvaient s’épuiser, mais les nouvelles technologies nous
permettraient de mettre à jour de nouvelles réserves, ou des moyens
d’employer des matériaux de substitution. Certes, les terres cultivables à
disposition pour produire les ressources renouvelables telles que la
nourriture étaient limitées, mais nous pourrions toujours développer des
fertilisants plus efficaces et des variétés de cultures plus productives, ou
bien cultiver sous serres.
Le professeur Wildred Beckerman, de l’université d’Oxford, alla jusqu’à
prédire que, grâce au progrès technologique, il n’y avait « aucune raison de
penser que la croissance économique ne pouvait pas se poursuivre pendant
2 500 ans de plus ». Ronald Reagan fit campagne contre Jimmy Carter – un
environnementaliste – en attaquant la notion de limites, et en célébrant
l’esprit du rêve américain. « Il n’y a pas de limites à la croissance, dit-il,
parce qu’il n’y a pas de limites à l’imagination humaine. » Ce fut une
formule gagnante, et les Américains y souscrivirent. Reagan battit Carter
haut la main.
Au cours de la décennie suivante, qui connut la chute de l’Union soviétique
et la globalisation du consumérisme à l’américaine, Limits to Growth tomba
plus ou moins dans l’oubli. Ses avertissements furent dédaignés en faveur
du consensus célébré par Francis Fukuyama dans son ouvrage publié en
1992, La Fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion) : le
capitalisme et le marché libre étaient les seuls modèles possibles, et il
semblait clair pour tout le monde qu’ils seraient éternels.
LE PARI DE PARIS
Un soupir de soulagement s’est élevé le soir où les gouvernements du
monde ont fini par conclure un accord sur le changement climatique. Cela
s’est passé à Paris, en 2015, et en dépit de la fraîcheur de cette soirée de
décembre, la ville irradiait d’un espoir nouveau. La tour Eiffel affichait
« 1,5 degrés » en lettres géantes illuminées. Un bon présage : le signe que
nos dirigeants, après des décennies de vaines tergiversations, étaient enfin
décidés à prendre les mesures difficiles nécessaires pour éviter une
catastrophe climatique. Depuis cette exaltante nuit de décembre, nous avons
toutes les raisons de supposer que nous sommes plus ou moins sur la bonne
voie.
Voici comment fonctionne l’Accord de Paris. Chaque pays soumet des
objectifs chiffrés de réduction de ses émissions annuelles de gaz à effet de
serre. Ces engagements – ou Contributions déterminées au niveau national
(CDN) – sont supposés s’inscrire dans le cadre du respect de l’objectif de
limiter le réchauffement climatique à un maximum de 1,5 °C. Cependant,
lorsque l’on examine les promesses des pays signataires depuis 2020, on
constate une chose étonnante : on est très loin de l’objectif. En fait, on est
même loin de l’objectif des 2 °C. Même si tous les pays respectaient leurs
engagements – qui, étant volontaires et non contraignants, n’offrent aucune
garantie – les émissions mondiales de CO2 continueraient à augmenter.
Nous nous acheminons toujours vers un réchauffement climatique de 3,3 °C
d’ici la fin du siècle. En d’autres termes, même avec l’Accord de Paris,
nous nous précipitons vers une catastrophe.
Pourquoi ? Comment se fait-il que les émissions de CO2 continuent à
grossir dans le cadre d’un plan visant à les réduire ? Et pourquoi personne
ne semble s’en soucier ?
Il faut remonter à la genèse de ce plan pour le comprendre. Au début des
années 2000, des modélisateurs du GIEC se sont aperçus que les réductions
des émissions de CO2 nécessaires à contrôler le changement climatique
devaient être si drastiques qu’elles seraient incompatibles avec la croissance
économique mondiale. En effet, celle-ci exige que la demande d’énergie
augmente, et augmenter la demande en énergie complique
considérablement la tâche de la transition vers des énergies dites
« propres ». Si l’on ne réduit pas la demande énergétique, il est peu
probable que nous soyions en mesure de produire suffisamment d’énergie
propre dans le temps qui nous reste imparti. À priori, le seul moyen réaliste
d’y parvenir serait de ralentir considérablement la production industrielle.
Réduire la consommation d’énergie mondiale faciliterait une rapide
transition vers des énergies renouvelables.
Mais les législateurs savaient que cette conclusion serait mal accueillie, et
craignaient qu’elle soit difficilement défendable au cours des négociations
internationales. L’idée d’un choix entre croissance économique et action
climatique allait rendre impossible un accord avec des pays piliers comme
les États-Unis, et risquait de saborder toutes les chances d’aboutir à un
accord international sur le contrôle du changement climatique. Les risques
étaient tout simplement trop élevés. Les pays s’accordaient également à
vouloir mettre un terme à la pauvreté dans le monde, et les dirigeants de la
planète ne cessaient de répéter que le seul moyen efficace d’y parvenir était
de maintenir une forte croissance économique mondiale. La perspective de
devoir aménager les objectifs de croissance pour ne pas minimiser la crise
climatique était difficilement acceptable. La croissance était le troisième
rail : intouchable.
Par chance, ils trouvèrent une solution. Du moins en apparence.
LA CROISSANCE VERTE ?
LA PLANÈTE RÉINVENTÉE
Les défenseurs de la croissance verte ont une réponse toute faite. Ils
répètent à l’envi qu’il nous suffit de « découpler » croissance du PIB et
utilisation de matières pour que tout rentre dans l’ordre. Selon eux, rien ne
nous empêche de dématérialiser l’activité économique et de maintenir la
croissance du PIB, si l’utilisation de ressources retombe sous des niveaux
durables. Certes, historiquement, l’utilisation des ressources a toujours
augmenté proportionnellement au PIB, mais il s’agit d’un niveau mondial.
Si nous regardions ce qu’il se passe dans les pays à haut revenu
technologiquement sophistiqués et qui se convertissent rapidement de la
production aux services, nous pourrions percevoir ce que l’avenir pourrait
nous réserver.
Lorsque l’argument du découplage a été invoqué pour la première fois, il
semblait y avoir assez de signes intéressants pour l’étayer. Les partisans de
la croissance verte arguaient que la « consommation intérieure de
matières » (CIM) de la Grande-Bretagne, du Japon et d’un certain nombre
d’autres pays riches, diminuait depuis au moins les années 1990, alors
même que le PIB continuait d’augmenter. Même aux États-Unis, la courbe
de la CIM s’était plus ou moins aplanie au cours des deux dernières
décennies. Ces données furent reprises par des journalistes qui annoncèrent
aussitôt que les pays riches avaient atteint le pic de consommation
matérielle et étaient à présent en cours de « dématérialisation », preuve que
nous pouvions continuer à faire croître notre PIB sans avoir à craindre
d’impact écologique.
Depuis, les écologistes ont réfuté cette théorie. Le problème avec la CIM
est qu’elle ne tient pas compte d’une pièce essentielle du puzzle : si
l’indicateur comptabilise les biens importés par le pays, il ne comptabilise
pas les ressources utilisées pour les produire. Les pays riches ayant
délocalisé une grande partie de leur production dans les pays du Sud, cette
part de l’utilisation de ressources a été opportunément rayée de leur cahier
des charges. Pour tenir compte de celle-ci, les scientifiques préfèrent utiliser
comme unité de mesure ce qu’on appelle « l’empreinte matérielle », qui
inclut les ressources totales qu’ont nécessité les importations d’un pays.
Lorsqu’on se réfère à cet indicateur plus global, il apparaît clairement que la
consommation de matières des pays riches n’a pas du tout diminué. En fait,
au cours des dernières décennies, elle a même augmenté de manière
impressionnante, au point de dépasser le rythme de croissance du PIB. Il
n’y a pas eu découplage. Ce n’était qu’une illusion comptable26.
En réalité, le glissement vers l’économie de services dont on se félicite tant,
n’a entraîné aucune baisse de l’utilisation des ressources des pays riches.
Les services, qui ont connu une croissance rapide depuis le début de la
désindustrialisation dans les années 1990, représentent 74 % du PIB des
pays développés ; pourtant, l’utilisation de matières de ces pays a dépassé la
croissance du PIB. Car, si les pays à haut revenu ont la plus grande part de
services en part du PIB, ils ont aussi l’empreinte matérielle la plus lourde
par habitant. Et de loin. C’est également vrai à l’échelle mondiale. Les
services sont passés de 63 % du PIB en 1997 à 69 % en 2015, selon les
données de la Banque mondiale. Néanmoins, durant la même période, la
croissance de l’utilisation de matières s’est accélérée. En d’autres termes,
nous avons connu une rematérialisation de l’économie mondiale, alors
même que nous avons effectué un glissement vers les services.
Quelle est l’explication de cet étrange résultat ? Cela tient d’une part au fait
que les revenus des actifs qui travaillent dans l’économie de services sont
consacrés à l’achat de biens matériels, et d’autre part au fait que les services
eux-mêmes exigent des ressources matérielles. Prenons le secteur du
tourisme. Le tourisme est considéré comme un service, pourtant il demande
une énorme infrastructure matérielle pour fonctionner : des aéroports, des
avions, des bus, des bateaux de croisière, des complexes hôteliers et des
hôtels, des piscines et des parcs à thèmes (également considérés comme des
services).
Si l’on en juge par les données dont nous disposons, il n’y a aucune raison
de croire que la conversion de l’économie aux services réduira notre
empreinte matérielle comme par magie. Il est temps de mettre ce mythe de
côté.
Sans compter qu’il y a un autre hic. Année après année, il devient de plus
en plus difficile d’extraire de la terre la même quantité de matières
premières. Tout ce qui se trouvait en surface ou était facile d’accès a déjà
été prélevé. Nous devons creuser toujours plus profondément et plus
intensivement pour extraire autant. Les compagnies pétrolières ont été
obligées de se tourner vers la fracturation hydraulique, le forage en haute
mer et d’autres « jeux dangereux » pour atteindre les dernières réserves
d’énergie fossile, utilisant toujours plus d’énergie et de matériaux pour
prélever la même quantité de pétrole. L’industrie minière connaît des
difficultés analogues. D’après le Programme des nations unies pour
l’environnement (PNUE), nous devons aujourd’hui extraire trois fois plus
de matériaux par unité de métal qu’il y a un siècle27. En cause également, la
baisse de qualité des minerais métalliques – une baisse de 25 % en l’espace
des seules dix dernières années. Cela signifie que nous devons extraire et
transformer encore plus de minerais pour obtenir la même quantité de
produits finis28. En d’autres termes, en dépit de progrès technologiques
significatifs dans l’industrie minière, l’intensité matérielle de celle-ci se
dégrade. Et les scientifiques des Nations Unies affirment que cette tendance
inquiétante ne va faire que s’amplifier.
Confrontés à ces données, les partisans de la croissance verte campent sur
leurs positions. « Tout ça, c’est du passé, disent-ils. Ce n’est pas parce que
ça n’a jamais été fait que c’est impossible. Nous pouvons toujours changer
la trajectoire du futur. Il nous suffit de mettre en place la bonne technologie
et les bonnes politiques. Les gouvernements peuvent à la fois imposer
l’extraction de ressources et investir dans l’efficacité énergétique. À n’en
pas douter, cela fera évoluer les schémas de consommation en faveur de
biens moins coûteux en ressources. Ainsi, les gens dépenseront leur argent
pour aller au cinéma, au théâtre, au restaurant, faire yoga ou pour s’acheter
un nouveau logiciel d’ordinateur. De sorte que le PIB continuera à
augmenter, tandis que l’utilisation de ressources diminuera. »
C’est une perspective réconfortante qui paraît plutôt accessible. Et par
chance, nous avons à présent les moyens de tester la validité du projet. Au
cours des dernières années, les scientifiques ont développé un certain
nombre de modèles pour déterminer l’impact de changements de politiques
et de l’innovation technologique sur l’utilisation de matières. Les résultats
sont surprenants.
La première étude a été publiée en 2012 par une équipe scientifique dirigée
par l’Allemande Monika Dittrich29. Ces chercheurs ont exécuté une
modélisation informatique très précise qui a montré comment évoluerait la
consommation de ressources mondiales si la croissance économique
poursuivait sa trajectoire actuelle, de 2 à 3 % par an. Ils ont découvert que
la consommation humaine de matières augmenterait exactement au même
taux que le PIB. Si nous tenons compte des données actuelles, cela signifie
que nous atteindrons les 200 milliards de tonnes d’ici 2050 – soit quatre fois
plus que les limites planétaires. Le désastre assuré.
L’équipe a relancé le modèle pour voir ce qu’il se produirait si tous les pays
du monde adoptaient immédiatement une meilleure gestion de l’utilisation
des ressources – une hypothèse extrêmement optimiste. Les résultats étaient
meilleurs : la courbe de consommation des ressources s’élevait plus
lentement, mais elle continuait à s’élever. Quand l’utilisation des ressources
augmente plus lentement que le PIB, le découplage est dit relatif.
Seulement c’est d’un découplage absolu dont nous avons besoin.
Conclusion, pas de croissance verte possible.
En 2016, une seconde équipe scientifique a testé un autre scénario : il
supposait que les pays du monde entier se mettent d’accord pour aller bien
au-delà des pratiques exemplaires existantes30. Dans leur meilleur scénario,
les chercheurs imaginaient l’instauration d’une taxe qui augmenterait le prix
du carboneb de 236 dollars par tonne (ce qui aurait pour conséquence une
augmentation des coûts de l’extraction et du transport des matières) et des
innovations technologiques qui pourraient doubler notre efficacité à utiliser
les ressources. Les résultats étaient presque identiques à ceux de l’étude de
Dittrich. Même avec ces mesures draconiennes, l’usage des ressources ne
cessait d’augmenter. Toujours pas de découplage absolu ni de croissance
verte.
Finalement, fin 2017, le PNUE – institution qui a longtemps été parmi les
farouches défenseurs de la théorie de la croissance verte – a pesé sur les
débats31. Il a testé un scénario avec pour paramètres une forte augmentation
du prix du carbone (fixé à 573 dollars par tonne), une taxe sur les
extractions de ressources et une innovation technologique rapide,
encouragée par un puissant soutien gouvernemental. Et, là encore, l’usage
de ressources augmentait, allant jusqu’à presque doubler vers le milieu du
siècle. Face à ces résultats, le PNUE n’eut d’autre choix que de changer de
position et d’admettre que la croissance verte était un rêve illusoire : le
découplage absolu du PIB et de l’usage matériel n’est tout simplement pas
possible à l’échelle mondiale.
Pourquoi ? Comment expliquer ces résultats étranges ?
LA QUESTION DU RECYCLAGE
Une autre erreur fréquente est liée au recyclage. Depuis quelque temps,
l’idée d’une « économie circulaire » comme réponse à la crise écologique
gagne du terrain dans les cercles politiques. Tout le monde semble y
adhérer. L’hypothèse serait que si nous pouvions augmenter le taux de
recyclage de nos déchets, le PIB augmenterait indéfiniment sans que nous
ayons à nous soucier de l’impact écologique de la consommation. L’Union
européenne l’envisage comme plan de sauvetage, espérant que cette
économie circulaire pourra « servir de cadre à une croissance économique
durable ».
Oui, nous devrions sans conteste aspirer à une économie circulaire. Mais
envisager le recyclage comme un moyen de sauver le capitalisme ne tient
pas debout. Premièrement, la plupart des matières que nous utilisons n’est
pas recyclable. La nourriture et l’approvisionnement en énergie constituent
44 % de ces matières et se dégradent de manière irréversible lorsque nous
les utilisons33. Ajoutons à cela 27 % de matières stockées dans les bâtiments
et les infrastructures, et la part énorme de déchets issus des extractions
minières34. Au bout du compte, seule une fraction infime des matières que
nous utilisons est potentiellement recyclable. Et même si nous pouvions
envisager cette solution, la croissance économique continuerait à faire
augmenter l’utilisation globale de ressources. D’autant que nous avançons
dans la mauvaise direction : les taux de recyclage ont chuté et non
augmenté. En 2018, l’économie mondiale atteignait un taux de recyclage de
9,1 %. Deux ans plus tard, il tombait à 8,6 %. La dégradation de nos
systèmes de recyclage n’est pas en cause, le problème vient de ce que la
croissance de la demande totale de matières absorbe plus que la marge de
progrès accomplie dans le domaine du recyclage. Là encore, ce n’est pas
notre technologie qui est en cause, c’est la croissance35.
Mais il y a une anomalie encore plus fondamentale dans l’idée qu’une
économie circulaire pourrait alimenter la croissance verte. Recycler 100 %
des matériaux reviendrait à limiter les perspectives de croissance du PIB.
Or celle-ci tend à avoir besoin d’une source externe pour extraire des
valeurs gratuitement, ou aussi peu cher que possible. Dans une économie
circulaire, le coût des matériaux est internalisé. C’est parfait d’un point de
vue écologique, mais mauvais du point de vue de l’accumulation de capital.
Recycler des matériaux coûte de l’argent ; ce coût rend difficile la gestion
des surplus qui ne cessent d’augmenter. Et la tâche devient de plus en plus
ardue avec le temps : les matériaux se dégradent à chaque recyclage, ce qui
entraîne un besoin croissant d’énergie – donc une augmentation des coûts –
pour un recyclage de qualité égale.
Cette question est tout aussi problématique pour ceux qui prétendent qu’il
suffirait d’évaluer « le prix » de la nature pour que le capitalisme perdure
sous sa forme actuelle. Si nous faisions payer le coût des « services rendus
par les écosystèmes » – mettons, une valeur ajoutée sur les vers de terre, les
abeilles et les mangroves – le marché s’y adapterait et nous aurions réglé le
problème. C’est une idée sympathique, et reconnaître la valeur de la nature
reviendrait sans nul doute à faire un pas dans la bonne direction. Mais
n’oubliez pas que la croissance a besoin d’« externalité ». Dans la mesure
où taxer la nature internaliserait les coûts de production, cela réduirait de
beaucoup les perspectives de croissance. C’est la raison pour laquelle aucun
gouvernement capitaliste n’a jamais approuvé l’adoption de cette mesure.
En fait, c’est précisément pour cela que nous avons mis si longtemps à
obtenir qu’un coût adéquat soit attribué au carbone, ce qui, de fait, revient à
attribuer un prix à la nature. Il est important d’internaliser les coûts, mais
c’est incompatible avec la logique du capitalisme.
En conclusion : nous devrions absolument chercher à bâtir une économie
aussi circulaire que possible ! Mais l’impératif de croissance nous
complique inutilement la tâche. Il serait bien plus facile d’améliorer la
circularité dans une économie postcroissance.
L’HYPOTHÈSE INCONTESTÉE
Le plus frappant est que certaines personnes sont disposées à aller très, très
loin pour justifier la poursuite de la croissance économique. Chaque fois
qu’il y a un conflit entre écologie et croissance, les économistes et les
politiques optent pour cette dernière, et usent de trésors d’ingéniosité pour
plier la réalité à ses exigences. Les politiciens sont prêts à tout miser sur des
technologies hypothétiques pour éviter d’affronter l’impératif d’une
réduction radicale des émissions de CO2. Les partisans d’une croissance
verte ont recours aux scénarios imaginaires les plus excentriques et à des
subterfuges comptables brillants pour nous maintenir dans l’illusion que
nous pouvons continuer ainsi ad vitam æternam. Ils sont prêts à tout risquer
– littéralement – pour que le PIB continue d’augmenter.
Néanmoins, force est de constater qu’aucun d’entre eux ne s’est jamais
donné la peine d’en vérifier les prémices : à savoir que même dans un tel
système, nous aurions toujours besoin d’une économie en croissance
permanente. Cette hypothèse a valeur d’article de foi. La plupart des gens
n’osent même pas la remettre en question, et, dans certains cercles, en
douter relève de l’hérésie. Mais si cette hypothèse était fausse ? Si les pays
à revenu élevé n’avaient pas besoin de croissance ? Qu’adviendrait-il si
nous pouvions améliorer le bien-être de l’humanité sans devoir
continuellement faire croître notre économie ? Si nous pouvions générer
toutes les innovations qui nous sont nécessaires pour effectuer une rapide
transition vers des énergies renouvelables sans ajouter un seul dollar au
PIB ? Et si, au lieu d’essayer désespérément de découpler la croissance du
PIB de celle de l’utilisation des ressources et de l’énergie, nous pouvions
découpler le progrès humain du PIB ? Et si nous pouvions trouver le moyen
de libérer notre civilisation et notre planète des contraintes liées à
l’impératif de croissance ?
Nous sommes prêts, pour faire perdurer notre vieux modèle économique
coûte que coûte, à imaginer un avenir de contes de fées basé sur des
suppositions, alors pourquoi n’essaierions-nous pas d’imaginer un autre
modèle ?
Notes
MOINS
POUR PLUS
Chapitre 4
est ici. »
WENDELL BERRY
C’était une époque grisante. Durant les années 1980 et 1990, les deux
premières décennies néolibérales, ce discours a prévalu. Il a servi de
justification aux programmes d’ajustements structurels imposés de manière
si agressive aux pays du Sud dans le sillage de la crise de la dette. Mais les
recherches effectuées au cours des décennies suivantes ont remis
sérieusement en cause la relation entre croissance et amélioration du bien-
être humain.
Le problème est que lorsque McKeown et Preston ont publié leurs analyses,
aucun d’eux ne se projetait sur le long terme. S’ils avaient été en mesure de
brasser davantage de données historiques, ils auraient abouti à une
conclusion toute différente. Comme nous l’avons vu dans le premier
chapitre, le capitalisme, qui s’est étendu du XVIe siècle jusqu’à la révolution
industrielle, a été source d’un bouleversement social partout où il a sévi.
Mouvement des enclosures en Europe, génocides indigènes, traite
transatlantique des esclaves, expansion colonialiste européenne, famines
indiennes : tout cela a eu un coût considérable sur le bien-être humain dans
le monde entier. Les cicatrices sont encore bien visibles dans les registres de
santé publique. Durant la majeure partie de son histoire, la croissance
capitaliste n’a pas amélioré la vie des petites gens, bien au contraire1.
N’oublions pas que l’expansion capitaliste dépend de la création d’une
pénurie artificielle. Les capitalistes ont clôturé les communs – terres, forêts,
pâturages et autres ressources dont les citoyens dépendaient pour survivre –
et ont éradiqué les économies de subsistance pour favoriser la mise en place
d’une économie de marché. La menace de la faim a été utilisée comme
arme pour imposer une productivité compétitive. La pénurie artificielle a
souvent causé un déclin des moyens de subsistance et une détérioration de
la santé des citoyens, alors même que le PIB augmentait.
Ce n’est que près de quatre siècles plus tard que l’espérance de vie a
commencé à augmenter en Grande-Bretagne, point de départ de la courbe
ascendante observée par McKeown. Le mouvement s’est peu à peu étendu
au reste de l’Europe, mais dans le monde colonisé, la courbe de la longévité
n’a commencé à s’élever qu’au début du XXe siècle. Si la croissance n’a pas
de relation directe avec l’espérance de vie et le bien-être humain, quelle
peut être l’explication de cette tendance ?
Les historiens actuels apportent à cette question une réponse d’une
simplicité étonnante, un progrès qui n’avait pas retenu l’attention de
McKeown : les installations sanitaires2. Au milieu des années 1800, les
chercheurs en santé publique ont découvert que les conditions médicales
pouvaient être améliorées en introduisant des mesures d’hygiène simples,
telle que la séparation des réseaux des eaux usées et de l’eau potable. Cela
n’exigeait que quelques travaux de plomberie. Seulement, les réseaux de
canalisations publics nécessitaient des travaux publics et de l’argent public.
Il faut s’approprier des terrains pour installer des pompes à eaux et des
bains. Et il faut pouvoir creuser sur des propriétés privées pour relier les
logements sociaux et les usines à ces réseaux. C’est là que les soucis ont
commencé. Pendant des décennies, tout progrès dans le domaine des
installations sanitaires publiques fut entravé par la classe possédante. Les
propriétaires terriens conservateurs refusaient d’autoriser les
gouvernements à utiliser leurs propriétés et refusaient de payer les impôts
pour réaliser les travaux.
Cette résistance des élites fut brisée quand les citoyens gagnèrent le droit de
vote et que les ouvriers s’organisèrent en syndicats. Au cours des décennies
suivantes, ces mouvements, qui au Royaume-Uni débutèrent avec le
chartisme et le socialisme municipal, firent pression sur le gouvernement
pour qu’il prenne des mesures contre la classe capitaliste. Ils se battaient
pour une nouvelle conception de la société : des villes gérées pour le bien
universel, et non celui de quelques privilégiés. Ces mouvements permirent
non seulement l’installation d’un réseau public de canalisations, mais aussi,
au cours des années qui suivirent, le développement d’un système de santé
public, l’accès généralisé à la vaccination et à l’éducation, la création de
logements sociaux, l’augmentation des salaires et l’amélioration des
conditions de travail. Selon l’historien Simon Szreter, l’accès à ces services
publics – qui étaient, en quelque sorte, un nouveau genre de biens
communs – a eu un impact significatif sur l’allongement de l’espérance de
vie tout au long du XXe siècle3.
Cette explication fait aujourd’hui l’objet d’un fort consensus au sein de la
communauté des chercheurs en santé publique. Des données récentes
montrent que les mesures d’assainissement de l’eau peuvent à elles seules
expliquer 75 % du déclin de la mortalité infantile aux États-Unis entre 1900
et 1936, et la moitié du taux correspondant au déclin de la mortalité en
général. Une étude récente menée par une équipe internationale de
chercheurs médicaux a abouti à la conclusion qu’après les installations
sanitaires, le plus grand indicateur de l’augmentation de l’espérance de vie
est l’accès à un système de santé gratuit, incluant la vaccination des
enfants4. Et une fois que ces services fondamentaux sont en place, le plus
grand vecteur de progrès dans le domaine de l’espérance de vie se trouve
être l’éducation, en particulier l’éducation des femmes. Plus vous apprenez,
plus vous vivez longtemps5.
Comprenez-moi bien. Je ne nie pas que les nations aux revenus les plus
élevés tendent à avoir une espérance de vie plus longue que les nations aux
revenus moins élevés. Je souligne seulement qu’il n’y a pas de lien causal
entre ces deux variables. « Les données historiques indiquent clairement
que la croissance elle-même n’a pas nécessairement d’impact direct positif
sur la santé sociale, souligne Szreter. Tout au plus, on peut dire qu’à long
terme, elle crée les conditions de l’amélioration potentielle de la santé des
citoyens6. » Que ce potentiel se réalise ou non dépend des actions politiques
qui déterminent la manière dont le revenu est distribué. Le progrès dans le
domaine du bien-être humain a été rendu possible par des mouvements
politiques successifs et des gouvernements qui ont réussi à consacrer des
ressources au bien public et au versement de salaires équitables. En fait, les
données historiques révèlent qu’en l’absence de ces mouvements, la
croissance s’est plus souvent opposée au progrès social qu’elle ne l’a
favorisé.
LA REVENDICATION DES COMMUNS
En résumé, ce sont de très bonnes nouvelles. Cela signifie que les pays aux
revenus moyens à supérieurs et les pays aux revenus élevés peuvent offrir
des vies prospères à tous leurs citoyens, à condition de réaliser de réels
progrès en matière de développement humain et sans que la croissance soit
un impératif. Et nous savons exactement par quels moyens : en réduisant les
inégalités, en investissant dans les biens communs universelsd, et en
distribuant équitablement le revenu et les opportunités.
L’aspect exaltant de cette approche est qu’elle a un impact positif direct sur
le vivant. Plus les sociétés deviennent égalitaires, moins les citoyens se
sentent obligés d’augmenter leurs revenus et leurs biens pour ajouter du
glamour à leur existence. Ils sont libérés de ce consumérisme perpétuel.
Prenons l’exemple du Danemark, plus égalitaire que la plupart des pays à
revenu élevé. Une étude sur la consommation montre que les Danois
achètent moins de vêtements et les gardent plus longtemps que la moyenne
des habitants des autres pays riches. Elle montre aussi que les entreprises
consacrent moins d’argent aux campagnes publicitaires, et que les
consommateurs ne s’intéressant pas aux produits de luxe superflus21. C’est
l’une des raisons pour lesquelles les sociétés plus égalitaires ont des
niveaux d’émission de CO2 par habitant inférieurs à celui des autres pays,
après avoir pris en compte les autres facteurs22.
Mais réduire les inégalités réduit aussi l’impact environnemental d’une
manière plus directe. Les ménages riches ont une empreinte écologique plus
forte que les autres. Dix pour cent des foyers les plus riches du monde sont
responsables de plus de la moitié des émissions de carbone mondiales
depuis 1990, et ce, en raison de leur style de vie. En d’autres termes, la crise
climatique mondiale est causée pour l’essentiel par les riches du monde.
Plus on gravit l’échelle du revenu, plus la balance se déséquilibre. Les 1 %
les plus riches de la planète émettent cent fois plus de carbone que les 50 %
les plus pauvres de la population mondiale23. Pourquoi ? Non seulement
parce qu’ils consomment davantage, mais parce que leur consommation est
plus énergivore : maisons immenses, voitures de luxe, jets privés, nombreux
trajets en avion, vacances dans des pays lointains, produits rares importés ;
la liste est longue24. Et quand les personnes fortunées ont plus d’argent
qu’elles ne peuvent en dépenser, ce qui est, en général, toujours le cas, elles
investissent leur excédant dans des industries expansionnistes
écologiquement dévastatrices.
Ce qui nous conduit à une conclusion simple mais radicale : toute politique
visant à réduire les revenus des grandes fortunes aura un impact écologique
positif. Et comme leur surplus de revenu ne leur rapporte rien en matière de
bien-être, cette mesure peut être appliquée sans craindre le moindre effet
négatif sur les objectifs sociaux. Ce point de vue est largement partagé au
sein des équipes scientifiques ayant étudié le sujet. L’économiste français
Thomas Piketty, l’un des plus grands experts mondiaux en matière
d’inégalités, ne mâche pas ses mots : « La réduction drastique du pouvoir
d’achat aurait un impact important sur la réduction des émissions de gaz à
effet de serre au niveau mondial25. »
Il y a aussi des bénéfices écologiques à tirer des investissements publics,
dans la mesure où ils sont plus écologiques que leurs équivalents privés. Le
système de santé britannique, par exemple, émet deux tiers de CO2 de
moins que le système de santé américain, tout en obtenant de meilleurs
résultats. Il en va de même pour l’industrie des transports publics, plus
économe, tant en énergie qu’en matériel, que les véhicules personnels.
L’eau du robinet est plus écologique que l’eau en bouteille. Et les parkings,
les piscines et les aires de loisir publics le sont plus que les jardins privés,
les piscines privées et les salles de gymnastique personnelles. Sans compter
qu’ils sont plus sympathiques. Si jamais vous allez faire un tour en
Finlande, vous découvrirez une société entière savourer la convivialité de
saunas publics ; c’est un passe-temps national qui concourt à faire de la
Finlande l’un des pays où les habitants sont le plus heureux26.
En outre, le partage des biens publics libère les ménages du besoin
d’augmenter sans cesse leur revenu privé. Reprenons l’exemple des États-
Unis. Les Américains subissent une pression extraordinaire les poussant à
travailler plus longtemps et à gagner toujours plus, car le coût des biens les
plus élémentaires, tels que la santé et l’éducation, est non seulement
exorbitant mais en augmentation permanente. Les assurances santé les plus
basiques sont souvent hors de prix, si bien que le coût du ticket modérateur
et celui des options peuvent suffire à endetter les assurés à vie. Les
cotisations ont près de quadruplé depuis l’année 200027. Quant à
l’éducation : des parents peuvent s’attendre à dépenser jusqu’à un demi-
million de dollars pour payer les études universitaires de deux enfants, soit
près de 500 % de plus que dans les années 198028. Ces tarifs n’ont rien à
voir avec les coûts « réels » de la santé et de l’éducation ; ils ont été forgés
par un système organisé autour du profit.
En résumé, si les États-Unis effectuaient une transition vers un service de
santé public et un système éducatif public, les Américains auraient accès
aux biens sociaux nécessaires pour vivre confortablement en ne payant
qu’une petite fraction de leur coût actuel. Et ils ne seraient plus obligés
d’aspirer à avoir des revenus élevés à seule fin de s’en sortir.
Les pays les plus riches n’ont pas besoin de croissance pour permettre des
avancées dans le domaine du bien-être humain. Mais qu’en est-il des pays
pauvres ? Prenons l’exemple des Philippines. Ces îles du Pacifique
occidental sont à la traîne sur un bon nombre d’indicateurs sociaux
essentiels, tels que l’espérance de vie, les installations sanitaires, la nutrition
et le revenu. Mais elles sont bien en deçà des limites planétaires en termes
d’usage des terres, de l’eau, de l’énergie, des ressources matérielles, etc.31 Il
n’y a aucune raison pour que les Philippines n’augmentent pas leur
consommation de ressources dans la mesure où cela est nécessaire à
satisfaire les besoins de ses citoyens. La même chose est vraie pour la
plupart des pays du Sud.
À présent, les bonnes nouvelles. Mes collègues et moi avons analysé les
données de plus de 150 pays, et nos résultats montrent que les pays du Sud
sont en capacité d’obtenir de meilleurs résultats dans tous les domaines du
développement humain (y compris l’espérance de vie, le bien-être, les
installations sanitaires, le revenu minimum, l’éducation, l’électricité,
l’emploi et la démocratie, etc.) tout en respectant les limites planétaires. Ici
encore, le Costa Rica fournit un excellent exemple de ce qu’il pourrait se
passer32. Mais cela demande d’envisager le développement sous un tout
autre angle. Au lieu de courir après lui à l’aveuglette en espérant qu’il
améliorera la vie des gens comme par magie, l’objectif doit être avant tout
de se concentrer sur l’amélioration du bien-être humain – et si cela requiert
ou exige la croissance économique, alors soit. En d’autres termes, il faut
organiser l’économie autour des besoins humains et écologiques, et non
l’inverse.
Cette approche du développement a déjà longuement été théorisée dans les
pays du Sud. Elle a été portée par les leaders anti-coloniaux tels que le
Mahatma Gandhi, Patrice Lumumba, Salvador Allende, Julius Nyerere,
Thomas Sankara et des dizaines d’autres figures ayant mis en avant
l’économie centrée autour de l’humain, et défendu les principes de justice,
de bien-être et d’autosuffisance. Il me semble que personne n’a mieux
résumé ces idées que Frantz Fanon, l’intellectuel révolutionnaire originaire
de Martinique quand, dans les années 1960, il écrivit ces mots qui, je pense,
continuent à résonner aujourd’hui :
« Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il
faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd’hui à
condition de ne pas singer l’Europe, à condition de ne pas être obsédés
par le désir de rattraper l’Europe […] L’Europe a acquis une telle
vitesse, folle et désordonnée, qu’elle échappe aujourd’hui à tout
conducteur, à toute raison et qu’elle va dans un vertige effroyable vers
des abîmes dont il vaut mieux le plus rapidement s’éloigner […] Le
tiers-monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse
colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes
auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions […] Mais soyons
clair : il importe de ne point parler rendement, de ne point parler
intensification, de ne point parler rythmes. Non, nous ne voulons
rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps, la nuit et
le jour, en compagnie de l’homme, de tous les hommes […] Donc,
camarades, ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des États, des
institutions et des sociétés qui s’en inspirent […] L’humanité attend
autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble
obscène33. »
Ce que Fanon appelle de ses vœux est une forme de décolonisation. Une
décolonisation de l’imaginaire du développement économique afin que
nous laissions une chance à de nouvelles approches de prospérer34. À quoi
cela ressemblerait-il en pratique ? Cela reviendrait à prendre exemple sur le
Costa Rica, le Sri Lanka, Cuba et le Kerala, à investir dans une couverture
sociale universelle robuste pour garantir l’accès à la santé, à l’éducation, à
l’eau, au logement, à la sécurité sociale. Cela demande une réforme agraire,
pour que les petits fermiers aient accès aux ressources dont ils ont besoin
pour prospérer. Cela demande l’instauration de tarifs douaniers et de
subventions pour protéger et encourager les industries nationales. Cela
demande une digne rémunération du travail, le renforcement du code du
travail et une plus juste répartition du revenu national. Et cela exige de bâtir
des économies organisées autour de l’énergie renouvelable et de la
régénération écologique, plutôt que sur les énergies fossiles et
l’extractivisme.
Il est important de nous souvenir que nombre de ces politiques étaient en
vigueur dans les pays du Sud durant les premières décennies postcoloniales
(entre 1950 et 1970), avant que cette vision ne soit démantelée par des
programmes d’ajustements structurels à partir des années 1980. Quelques
pays ont réussi à échapper à ce destin. Notamment le Costa Rica. De même
que la Corée du Sud et Taïwan (bien que leurs politiques écologiques
laissent à désirer). Ils ont adopté une approche plus progressive de la
politique économique et continué à investir dans les services publics, d’où
les hauts niveaux de développement humain dont ils profitent aujourd’hui.
Ils constituent une sorte de modèle de ce que les autres pays du Sud
auraient pu devenir, si on les avait laissés se débrouiller seuls.
Ce dont le Sud a besoin, c’est d’avoir toute latitude pour opérer ses propres
ajustements structurels ; en d’autres termes, d’être libéré du contrôle de ses
créanciers étrangers afin que les gouvernements puissent mettre en place les
politiques économiques progressistes bénéfiques au développement humain.
Ce qui m’amène à un point important : la question du progrès des pays du
Sud n’est pas seulement liée aux politiques nationales, mais aussi à la
justice mondiale.
*
Quand on pense à la pauvreté dans le monde, on se représente souvent des
gens vivant dans des pays coupés de l’économie internationale, des
territoires du bout du monde intouchés par la mondialisation et sans aucun
lien avec le quotidien des habitants des pays riches. Mais cette image est
erronée. Les pauvres sont totalement intégrés aux circuits du capital
international. Ils travaillent dans les ateliers miséreux des multinationales,
telles que Nike et Primark. Ils risquent leur vie pour extraire les terres rares
qui nous permettent d’avoir des smartphones et des ordinateurs. Ils récoltent
les feuilles de thé, les grains de café, les cannes à sucre, les baies et les
bananes que les Européens et les Nord-Américains consomment. Et
souvent, leurs terres sont celles dont sont extraits le pétrole, le charbon et le
gaz qui approvisionnent l’économie mondiale en énergie – ou l’étaient
avant qu’on ne les leur enlève. En résumé, ils contribuent en grande
majorité au travail et aux ressources qui alimentent l’économie mondiale.35
Et pourtant, ils ne reçoivent en retour que de la menue monnaie. Les 60 %
de pauvres de l’humanité ne reçoivent que 5 % du total du revenu
mondial36. Au cours des quatre dernières décennies, leur revenu quotidien
n’a augmenté en moyenne que de 3 % par an37. Ça tient davantage de la
vapeur que du « ruissellement ».
Pour les riches du monde, en revanche, c’est une tout autre histoire. Au
cours des quatre décennies écoulées depuis 1980, pas moins de 46 % de
tous les nouveaux revenus de la croissance économique mondiale sont allés
aux 5 % les plus riches. Les 1 % les plus riches capturent à eux seuls
19 milliards de dollars de revenu annuel, ce qui représente près d’un quart
du PIB mondial38. Cela représente plus que le PIB de 169 pays réunis – une
liste qui comprend la Norvège, la Suède, la Suisse, l’Argentine, tout le
Moyen-Orient et tout le continent africain. Les riches ont la mainmise sur
une part quasi inimaginable du revenu que génère l’économie mondiale,
revenu tiré des pays et des corps des pauvres.
Mettons ces sommes en perspective : pour placer tous les habitants du
monde au-dessus du seuil de pauvreté de 7,4 dollars par jour, et offrir une
couverture sociale universelle à tous les habitants des pays du Sud d’une
qualité égale à celle du Costa Rica, il faudrait y consacrer quelque
10 milliards de dollars39. Certes, c’est une somme conséquente. Mais notons
que cela ne représente que la moitié du revenu annuel des 1 % des plus
riches. Autrement dit, si nous devions déplacer 10 milliards de dollars
d’excédent de revenu annuel des 1 % des plus riches vers les pauvres, nous
pourrions éradiquer la pauvreté dans le monde, doper l’espérance de vie des
pays du Sud afin qu’elle atteigne les 80 ans, et réduire les inégalités en
termes de santé mondiale. Les 1 % des ménages les plus riches
conserveraient un revenu annuel moyen de plus d’un quart de million de
dollars : cela représente près de huit fois le revenu médian des ménages
britanniques. De quoi couvrir plus que raisonnablement les besoins de
quiconque. Et il ne s’agit que du revenu, nous n’avons pas encore touché à
la fortune. Ces 1 % de plus riches ont accumulé une richesse de près de
158 milliards de dollars, à savoir près de la moitié du total mondial40.
Ce graphique montre les gains moyens de revenu pour les individus par percentile. Source : World
Inequality Database (Constant 2017 US $). Gestion de données : Huzaifa Zoomkawala.
Il n’y a rien de naturel dans ce genre d’inégalité. Elle existe parce que les
États et les entreprises puissants exploitent systématiquement les personnes
et les ressources des pays pauvres. Nous pouvons le voir très clairement
d’un point de vue empirique. À l’heure actuelle, davantage de ressources et
d’argent circulent du sud vers le nord que l’inverse. Cela peut vous
surprendre, parce que nous sommes habitués aux discours qui mettent en
avant l’importance des aides qu’apportent les pays riches aux pays pauvres,
et qui s’élèvent à plus de 130 milliards de dollars par an. Mais ce flux
d’aides – auquel s’ajoute celui des investissements privés, dont le total se
monte à 500 milliards de dollars de plus par an – est plusieurs fois dépassé
par les flux canalisés dans l’autre sens. Les pays pauvres sont nettement
ponctionnés par les pays riches.
Une fois que nous avons compris cela, il devient clair que le développement
des pays du Sud ne dépend pas d’une croissance mondiale globale ; non, il
s’agit de mettre fin aux schémas d’extraction et d’exploitation, et de
modifier les règles de l’économie pour la rendre fondamentalement plus
juste pour l’ensemble de la population mondiale. Dans mon dernier livre,
The Divide, j’ai étudié à quoi cela pourrait ressembler. Au lieu de répéter ici
ce travail, permettez-moi de vous donner juste quelques exemples.
Prenons l’exemple du travail des ouvriers. Nous savons que la croissance
des pays du Nord dépend en grande partie du travail des ouvriers des pays
du Sud. Mais les chercheurs estiment que les employés des industries
d’exportation dans les pays du Sud perdent chaque année près de
2,8 millions de dollars en raison de leurs très bas salaires et parce qu’ils ne
sont pas en mesure de négocier sur le marché international41. Une manière
simple de régler ce problème serait de fixer un salaire minimum mondial.
Celui-ci pourrait être géré par l’Organisation internationale du travail, et
représenter soit un pourcentage du revenu médian de chaque pays, soit être
fixé à des seuils locaux de revenu vital.
Ensuite, il y a les flux financiers illicites. À l’heure actuelle, chaque année,
environ 1 milliard de dollars provenant des pays du Sud sont dissimulés
dans des paradis fiscaux extraterritoriaux, essentiellement par des
compagnies multinationales qui pratiquent l’évasion fiscale42. Par exemple,
certaines compagnies génèrent des profits au Guatemala ou en Afrique du
Sud puis envoient cet argent dans des paradis fiscaux, tels que le
Luxembourg ou les îles Vierges britanniques, ce qui prive les pays du Sud
des revenus dont ils auraient besoin pour investir dans les services publics.
Le problème n’est pas insoluble : nous pourrions mettre un terme à
l’évasion fiscale en légiférant pour réguler le commerce et la comptabilité
transfrontaliers des entreprises.
Un autre problème réside dans le fait que les institutions internationales qui
gouvernent l’économie mondiale sont profondément antidémocratiques et
penchent fortement en faveur des pays riches. À la Banque mondiale et au
FMI, les États-Unis détiennent un droit de veto sur toutes les décisions
importantes, et les pays à revenu élevé contrôlent la majorité des voix. Au
sein de l’Organisation mondiale du commerce, la capacité de négociation
dépend largement du PIB. Ainsi, les pays qui se sont enrichis pendant la
période coloniale sont ceux qui déterminent les règles du commerce
international. Démocratiser ces institutions assurerait les pays du Sud
d’avoir un plus grand contrôle sur les décisions qui les affectent, ainsi que
sur leurs propres politiques économiques. L’Organisation des nations unies
estime que des lois du marché plus justes de la part de l’OMC permettraient
aux pays pauvres de gagner chaque année plus de 1,5 milliards de dollars de
revenus supplémentaires issus des exportations43.
Nous pouvons envisager beaucoup d’autres interventions. Comme, par
exemple, annuler les dettes injustes et permettre aux pays pauvres d’investir
dans la santé et l’éducation, au lieu qu’ils utilisent leur argent pour payer
des intérêts à des banques étrangères ; nous pourrions aussi mettre fin à la
mainmise sur les terres par les multinationales, et les redistribuer aux petits
fermiers ; nous pourrions réformer les régimes de subventions qui offrent
aux pays riches un avantage injuste dans le domaine de l’agro-industrie. De
tels changements permettraient aux habitants des pays du Sud de tirer une
part plus équitable des revenus de l’économie mondiale et d’accéder aux
ressources dont ils ont besoin pour bien vivre.
SE LIBÉRER DE L’IDÉOLOGIE
Une fois que nous avons saisi l’ampleur des inégalités nationales et
mondiales, le discours qui vise à présenter la croissance du PIB comme un
catalyseur du progrès humain commence à paraître un peu tendancieux,
pour ne pas dire un peu idéologique. Et j’entends idéologique au sens strict
du mot : relevant d’une série d’idées défendues par la classe dominante
pour servir ses propres intérêts matériels, mais intégrée par la majorité, au
point qu’elle se conforme à un système qui, dans d’autres conditions, serait
jugé inacceptable car injuste. Le philosophe italien Antonio Gramsci parle
d’« hégémonie culturelle » pour décrire une idéologie si normalisée qu’il
est difficile, voire impossible, de la remettre en question.
Les élites de notre monde savent très bien ce qu’il se passe. Il serait naïf de
s’imaginer le contraire. Ils connaissent les données sur la distribution du
revenu. Ils en vivent. Ils passent leur temps à réfléchir à des moyens
d’augmenter leur part des revenus nationaux et mondiaux. Leur appel à
davantage de croissance n’a qu’un seul but : accélérer les mécanismes
d’accumulation. L’argument d’une relation supposée entre croissance et
progrès humain n’est qu’un leurre. Bien sûr, ils espèrent que la croissance
finira par offrir de meilleurs revenus aux pauvres, et donc limitera les
tensions sociales. Après tout, l’accumulation des richesses par une élite est
plus politiquement acceptable si le revenu des pauvres augmente lui aussi.
Mais, en temps de crise écologique, cette stratégie ne tient pas. Quelque
chose doit changer.
Le problème avec le croissancisme est que cela fait plusieurs décennies
qu’il fait distraction et nous empêche de mettre en œuvre les délicates
politiques de redistribution nécessaires. Nous avons sacrifié notre volonté
politique au calcul paresseux de la croissance – jugée nécessairement bonne
pour tout le monde. L’urgence climatique change la donne. Elle nous oblige
à faire face aux profondes inégalités que produit l’économie mondiale ; elle
nous pousse à la contestation politique. Le postulat selon lequel la
croissance mondiale améliorera la vie de tous, indifféremment, n’a plus de
sens. Nous devons être capables de préciser la croissance de qui, et à quelle
fin. Nous devons exiger de savoir : où va l’argent ? qui en profite ? Face au
changement climatique, allons-nous vraiment nous contenter de soutenir
une économie qui fourre les trois quarts des bénéfices dans les poches de
millionnaires ?
Henry Wallich, ancien membre du conseil d’administration de la Réserve
fédérale américaine, a marqué les esprits lorsqu’il a déclaré : « La
croissance est un substitut à l’égalité de revenu. » Car c’est un fait : il est
politiquement plus facile d’appuyer sur la pédale PIB et d’espérer que
quelques gouttelettes ruisselleront sur les pauvres, que de distribuer le
revenu existant de manière plus équitable. Mais nous pouvons inverser cette
logique : si la croissance est un substitut à l’égalité, alors l’égalité peut être
un substitut à la croissance44. Nous vivons sur une planète d’abondance. Si
nous trouvons le moyen de la partager équitablement, nous n’aurons pas
besoin de la piller davantage. La justice sociale est l’antidote de la
croissance.
Ceux qui persistent à prétendre que la croissance mondiale est nécessaire
pour améliorer la vie des citoyens nous placent face à un dilemme
impossible à résoudre : choisir entre le bien-être humain et la stabilité
écologique. Cependant, quand on comprend d’où viennent les inégalités, le
choix entre vivre dans une société plus équitable ou risquer la catastrophe
écologique devient plus aisé. Pour beaucoup, la réponse s’impose sans mal.
Bien sûr, ça ne sera pas tâche facile. Il faudra mener une rude lutte contre
ceux qui bénéficient si largement du statu quo. Et c’est sans doute la raison
pour laquelle certaines personnes sont si farouchement opposées à œuvrer
pour l’égalité : elles préfèrent sacrifier notre planète plutôt que redistribuer
le revenu mondial.
Voici une autre idée reçue qu’il nous faut décortiquer. Le discours dominant
prétend que la croissance bénéficie tant au progrès humain qu’au progrès
technologique. Et surtout, qu’elle serait le seul moyen de mobiliser les
ressources financières nécessaires à réaliser la transition énergétique, et
donc à générer les innovations indispensables pour améliorer l’efficacité de
notre économie.
Nous ne pouvons nier que nous avons besoin d’innovations pour répondre à
la crise climatique. Il nous faut des panneaux solaires, des éoliennes et des
batteries plus efficaces. Nous devons trouver le moyen de démanteler
l’infrastructure des énergies fossiles en vue de la remplacer par une
infrastructure des énergies renouvelables. Le défi est grand. Mais il y a une
bonne nouvelle : nous n’avons pas besoin de la croissance pour y parvenir.
Premièrement, il n’y a aucune preuve qui alimente la théorie selon laquelle
la croissance mondiale serait nécessaire pour atteindre ces objectifs. Il est
absurde de chercher à faire grossir la totalité du PIB en espérant
aveuglément que cela débouchera, comme par magie, sur des
investissements dans l’industrie des panneaux solaires. Si les Alliés avaient
envisagé ainsi le besoin de tanks et d’avions de combat durant la Seconde
Guerre mondiale, à l’heure actuelle les nazis dirigeraient l’Europe. Ce genre
de mobilisation exige la mise en place de politiques gouvernementales pour
réaffecter les ressources financières existantes. Une large majorité des
mairies et des structures collaboratives locales à travers le monde ont suivi
la voie ouverte par des mesures gouvernementales et bénéficié de
financements publics : structures sanitaires, infrastructures routières et
ferroviaires, système de santé public, réseaux électriques nationaux, service
postal. Ce ne sont pas là des effets spontanés des forces du marché, et
encore moins d’une croissance abstraite. Des projets tels que ceux-là
nécessitent des investissements publics. Lorsque nous l’aurons compris, il
deviendra évident que nous pourrons aisément financer la transition en
réaffectant les ressources publiques telles que les subventions soutenant
l’industrie des énergies fossiles (qui, à l’heure actuelle, s’élèvent à
5,2 milliards de dollars, soit 6,5 % du PIB mondial) et les dépenses
militaires (1,8 milliards de dollars), à l’industrie des panneaux solaires, des
batteries et des éoliennes45.
Des mesures gouvernementales devraient aussi servir à orienter les
investissements privés. Lorsque les gouvernements investissent dans des
secteurs spécifiques, ils « attirent » d’autres investisseurs intéressés par les
primes ou désireux de fournir les matériaux nécessaires en amont46. En
outre, des règles simples peuvent exiger des grandes compagnies et des
individus fortunés de consacrer une partie de leur revenu (mettons 5 %) à
l’achat d’obligations pour financer des projets spécifiques – comme
l’équipement rapide en énergies renouvelables. De telles mesures ont déjà
été adoptées par divers gouvernements – durant le New Deal aux États-
Unis, et pendant la période du développementalisme dans les pays du Sud –
et il n’y a pas de raison de ne pas les remettre au goût du jour.
Quant au processus de l’innovation en lui-même, il ne faut pas oublier
qu’un grand nombre des innovations les plus importantes de l’ère moderne,
y compris les technologies révolutionnaires que nous utilisons au quotidien,
n’ont pas été financées par des entreprises capitalistes mais plutôt par des
organismes publics. La plomberie, Internet, les vaccins, la puce
électronique et même le smartphone : toutes ces technologies sont nées de
la recherche financée par des fonds publics. Nous n’avons pas besoin de
croissance mondiale pour produire des innovations. Si l’objectif est de
réaliser un type d’innovation particulier, alors il paraît plus raisonnable
d’investir directement dans le domaine concerné, ou d’encourager
l’investissement avec des mesures politiques ciblées, plutôt que de faire
croître toute une économie en espérant qu’elle produira les innovations
souhaitées. Est-il raisonnable de développer l’industrie des plastiques, la
filière du bois et l’industrie publicitaire pour avoir des trains plus efficaces ?
Est-il sensé d’encourager la production de produits polluants pour créer des
produits propres ? Nous devrions pouvoir nous montrer un peu plus malins.
Une fois encore, il apparaît que la croyance dominante n’est pas justifiée.
Les promoteurs du maintien de la croissance aux dépens de la stabilité
écologique sont prêts à tout risquer (littéralement) pour sauver une chose
dont nous n’avons aucun réel besoin.
Quand, dans les années 1930, Simon Kuznets a présenté l’indicateur du PIB
au Congrès américain, il a pris soin de prévenir qu’il ne devrait pas être
utilisé comme instrument de mesure du progrès économique. Se concentrer
sur le PIB causerait trop de destruction. « Le bien-être d’une nation peut
difficilement être déduit de son produit national », a-t-il déclaré. Une
génération plus tard, en 1968, Robert Kennedy envoyait le même message
lors de son discours à l’université du Kansas : « Le PIB ne mesure ni notre
vivacité d’esprit, ni notre courage, ni notre sagesse, ni nos nouvelles
connaissances, ni notre compassion, ni notre dévotion envers notre pays…
bref, il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie mérite d’être vécue. »
Et pourtant, près d’un siècle après Kuznets et un demi-siècle après
Kennedy, le PIB demeure l’indicateur du progrès par excellence partout
dans le monde. Kuznets a ouvert la boîte de Pandore, presque par accident,
et personne n’a réussi à la refermer depuis.
Mais le vent commence à tourner. Peu à peu, le productivisme perd de son
emprise idéologique, même au sein du cénacle des économistes les plus
réputés de la planète. En 2008, le gouvernement français a nommé une
commission d’experts pour rédiger un rapport afin d’envisager d’autres
modes de mesure de la performance économique et du progrès social que le
PIB. La même année, l’OCDE et l’Union européenne ont lancé la
campagne Beyond GDP (« Au-delà du PIB »). Dans le cadre de cette
initiative, les lauréats du Nobel Joseph Stiglitz et Amartya Sen ont publié
un rapport intitulé « Vers de nouveaux systèmes de mesure »
(Mismeasuring our Lives : Why GDP Doesn’t add Up). Ils reprennent
l’argument de Kuznets et expliquent que notre surdépendance au PIB nous
empêche de voir ce qu’il se passe dans les domaines de la santé sociale et
écologique. Peu après la parution de ce rapport, l’OCDE a lancé l’indice de
qualité de vie (IQV) qui tient compte d’éléments tels que le logement, le
travail, l’éducation, la santé et le bonheur.
Et la liste des alternatives au PIB ne cesse de s’allonger, tels l’indice de
bien-être économique (IBEE) et l’indicateur de progrès véritable (IPV),
tous deux établis pour corriger les lacunes du PIB en matière de coûts social
et écologique. Et cette nouvelle manière de penser commence à influencer
les politiques. La Première ministre de Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern, a
fait la une des journaux en 2019 quand elle a promis d’abandonner
l’objectif de croissance du PIB en faveur de la croissance du bien-être.
Nicola Sturgeon, la populaire Première ministre d’Écosse, lui a vite emboîté
le pas, suivie de la Première ministre d’Islande, Katrin Jakobsdóttir. À
chaque nouvelle annonce, les réseaux sociaux ont rugi d’excitation et les
articles sont devenus viraux (et bien sûr, le fait que ces trois dirigeants
étaient des femmes n’est pas passé inaperçu). Les citoyens sont clairement
prêts à accueillir le changement.
L’idée est en vogue. Et pas seulement dans les pays riches. Des ONG du
monde entier promeuvent « l’économie du bien-être ». Des pays comme le
Bhoutan, le Costa Rica, l’Équateur ou la Bolivie avancent déjà dans cette
direction. Et en 2013, le président chinois Xi Jinping a annoncé que le PIB
ne serait plus utilisé comme indicateur principal du progrès en Chine,
rompant avec une longue tradition politique.
*
Cette liste ne prétend pas être exhaustive. Mon but est d’illustrer que nous
pouvons réduire de beaucoup notre consommation matérielle sans que notre
bien-être n’en pâtisse. Et mieux encore : cette approche permettrait à la fois
de réduire les flux de biens matériels et les stocks qui soutiennent ces flux.
La moitié des matières que nous extrayons chaque année est consacrée à la
construction d’espaces de stockage et à la gestion des stocks : je veux parler
d’infrastructures comme les usines, les machines et les moyens de
transport23. Si nous consommions moitié moins de produits, nous aurions
besoin de moitié moins d’usines et de machines pour les produire ; de
moitié moins d’avions, de camions et de bateaux pour les acheminer ; de
moitié moins d’entrepôts et de points de vente pour les distribuer ; de moitié
moins de bennes et de décharges pour traiter les déchets qui en résultent ; de
moitié moins d’énergie pour produire ces biens, entretenir et faire
fonctionner toutes ces infrastructures. Les gains en efficacité seraient
considérables.
Une planification visant à fixer des objectifs concrets sera indispensable
pour réduire la consommation énergétique et matérielle. Comme nous
l’avons vu dans le chapitre 3, une taxation ne suffira pas. Les économistes
spécialistes en écologie sont catégoriques, le seul moyen d’y parvenir est
d’imposer une limite stricte : plafonner les niveaux d’usage des ressources
et de l’énergie, puis les réduire chaque année jusqu’à ce qu’ils respectent les
seuils planétaires24. Il n’y a rien de particulièrement radical à cela ; après
tout, nous imposons toutes sortes de limites à l’exploitation des personnes
par le capital, notamment les lois sur le salaire minimum, sur le travail des
enfants et sur le travail le week-end. C’est ainsi que nous devons, de la
même manière, imposer des limites à l’exploitation de la nature par le
capital.
La clé du succès réside dans la justice et l’équité. L’accès aux ressources et
aux moyens de subsistance doit être universel afin que les petites
entreprises ne soient pas broyées par les plus puissantes. L’un des moyens
d’y veiller serait de mettre en place un système de plafonnements,
d’amendes et de dividendes, en vue d’assujettir les industries à une taxe
progressive et proportionnelle à leur consommation de ressources et
d’énergie, et de distribuer ce revenu à parts égales sous forme de dividendes
à tous les citoyens. La révolte des Gilets jaunes qui a secoué la France en
2018 était fondée sur le rejet des tentatives du gouvernement de faire peser
ses objectifs environnementaux sur le dos des classes laborieuses et des plus
modestes. L’injustice ne résoudra pas un problème causé par l’injustice.
Nous avons besoin d’une approche radicalement opposée.
LA QUESTION DE L’EMPLOI
C’est ici que les choses se compliquent. Les différentes mesures que j’ai
proposées plus haut visent à réduire la production industrielle totale. Elles
ne poseront pas nécessairement de problème du point de vue des besoins
humains (aucun de nous ne se portera plus mal si la durée de vie des
smartphones est multipliée par deux), mais il reste une difficulté à
surmonter. Plus la durée de vie des produits s’allongera, plus nous
partagerons de biens peu utilisés, plus nous limiterons le gaspillage
alimentaire et vestimentaire, plus ces industries déclineront et détruiront
d’emplois. En somme, plus notre économie deviendra rationnelle et
efficace, moins elle aura besoin de force de travail.
D’un côté, c’est une nouvelle merveilleuse. Beaucoup moins d’actifs
n’auront à dédier leur vie à des emplois créés pour produire et vendre des
biens superflus. Ces personnes seront libres de consacrer leur temps et leur
énergie à autre chose. Pour ceux qui se verront licenciés, ce sera une
catastrophe, et les gouvernements devront faire face à une déferlante de
chômage.
C’est la perspective de se trouver dans cette situation apparemment
inextricable qui explique que les politiciens s’obstinent à refuser
d’envisager la décroissance. Pourtant, il existe une porte de sortie. Il
suffirait de raccourcir le temps de travail à mesure que les emplois inutiles
seront détruits ; passer de 47 heures hebdomadaires (moyenne des États-
Unis) à 30, voire 20 heures, et répartir plus équitablement le travail
nécessaire entre les actifs, afin de maintenir le plein-emploi. Cette approche
permettrait à chacun de profiter du temps libéré par la décroissance. Des
programmes de reconversion seraient déployés pour aider les gens à passer
facilement d’un travail dans une industrie en déclin à un autre type de
travail, de sorte que personne ne soit laissé pour compte. Nous pourrions
faciliter ce processus en introduisant une clause qui garantirait un emploi
public (clause qui connaît un regain de popularité manifeste25), afin que
quiconque souhaitant travailler puisse trouver un emploi en effectuant des
tâches socialement utiles, dont les communautés ont réellement besoin,
comme des soins, des services essentiels, la construction d’infrastructures
d’énergie renouvelable, la production d’aliments locaux et la régénération
d’écosystèmes dégradés – emplois payés à un salaire décent26. En effet, la
garantie de l’emploi est l’une des politiques environnementales les plus
puissantes qu’un gouvernement puisse mettre en œuvre, car elle permet
d’installer un dialogue ouvert sur la réduction des industries destructrices
sans se soucier du spectre du chômage.
Plus réjouissant encore : la réduction du temps de travail a un impact
extrêmement positif sur le bien-être humain. Cet effet a été maintes fois
démontré. Des études menées aux États-Unis révèlent que les actifs qui
travaillent moins sont plus heureux que ceux qui travaillent plus, même en
intégrant la variable du revenu27. Quand la France est passée à la semaine de
35 heures, les salarié(e)s ont déclaré avoir ressenti une nette amélioration de
leur qualité de vie28. Une expérience menée en Suède a montré que les
employé(e)s qui étaient passé(e)s à la semaine de 30 heures estimaient
mener une vie plus satisfaisante et jouir d’une meilleure santé29. Les
données montrent également que la diminution du temps de travail
augmente le sentiment de satisfaction au travail et a un effet positif sur le
moral et le bonheur30. Et – sans doute le meilleur des indicateurs – la baisse
du temps de travail produit une plus grande égalité entre les sexes, tant sur
le lieu de travail qu’à la maison31.
Certains détracteurs de cette mesure craignent que les citoyens ne
consacrent le surcroît de temps libre à des activités de loisir, grandes
consommatrices d’énergie (nécessitant des vols longue distance, par
exemple). Cependant, les données suggèrent tout le contraire. Ce sont les
travailleurs qui disposent d’un temps libre réduit qui sont les plus
susceptibles d’utiliser des moyens de transport rapides, des services de
livraison de repas à domicile, et d’être sujets aux achats impulsifs ou
thérapeutiques. Une étude sur les ménages français a révélé que plus le
temps de travail est long, plus la consommation de biens écologiquement
intensifs est importante, même en intégrant la variable du revenu32. Par
contraste, quand on donne du temps libre aux gens, ils ont tendance à
graviter autour d’activités ayant un impact écologique moindre : exercice
physique, volontariat, enseignement, moments passés en famille ou avec
des amis33.
Ces effets sont observables dans tous les pays. Des recherches ont démontré
que si les États-Unis ramenaient le temps de travail hebdomadaire de ses
actifs à la moyenne de l’Europe occidentale, sa consommation d’énergie
déclinerait de 20 %. Ce serait l’une des mesures à notre disposition dont
l’impact serait le plus immédiat34.
Plus important encore : le temps libre gagné pourrait être consacré à
prendre soin les uns des autres – à s’occuper d’un parent malade, à jouer
avec ses enfants, à participer à des opérations de reboisement. Dans une
économie capitaliste, ce travail essentiel de reproduction sociale
(majoritairement effectué par les femmes) est totalement dévalué ; il est
externalisé, non rémunéré, invisible et exclu du calcul du PIB. La
décroissance nous laissera libres de nous consacrer à ce qui a de
l’importance pour nous, aux choses qui ont une valeur d’usage. Prendre
soin des autres contribue directement au bien-être social et écologique, et il
a été prouvé que cela participait bien davantage au sentiment de bonheur
que la consommation de biens matériels. Mener une vie qui a du sens est
plus puissant qu’une poussée de dopamine provoquée par une séance de
shopping compulsif.
Les bénéfices d’une semaine allégée sont clairement multiples. Un groupe
de chercheurs les a résumés ainsi : « Globalement, les recherches existantes
suggèrent que la réduction du temps de travail offre trois bénéfices à notre
société : elle réduit le chômage, améliore la qualité de la vie et réduit les
pressions environnementales35. » Effectuer cette transition est la clé pour
bâtir une économie écologique à visage humain.
Cette idée n’a rien de nouveau. En fait, elle n’est même pas
particulièrement radicale. En 1930, dans son essai Lettres à nos petits-
enfants36, l’économiste britannique John Maynard Keynes avait prédit qu’à
l’horizon 2030, l’innovation technologique et la productivité du travail
permettraient aux actifs de ne travailler que 15 heures par semaine. Keynes
a vu juste pour les gains de productivité, mais sa prophétie relative au temps
de travail ne s’est pas réalisée. Pourquoi ? Parce que le capital s’est
approprié ces gains de productivité. Au lieu d’alléger la semaine de travail
et d’augmenter les salaires, les entreprises ont empoché les profits
supplémentaires et exigé des employés qu’ils continuent à travailler autant.
En d’autres termes, les gains de productivité du travail n’ont pas été utilisés
pour affranchir les humains du labeur mais pour alimenter la croissance.
En ce sens, le capitalisme trahit les valeurs de la Renaissance qu’il prétend
promouvoir. Nous pensons communément qu’il s’organise autour des
principes de liberté et de libération de l’humain. C’est l’idéologie qu’on
nous vend. Mais, alors qu’il produit la capacité technologique de répondre
plusieurs fois aux besoins de tous, le capitalisme déploie cette technologie
pour créer de nouveaux « besoins » et pour développer à l’infini la chaîne
de production et de consommation. La promesse de liberté véritable est
éternellement trahie37.
L’ANNULATION DE LA DETTE
NOUVELLE MONNAIE
POUR UNE NOUVELLE ÉCONOMIE
UN IMAGINAIRE POSTCAPITALISTE
LE POUVOIR DE LA DÉMOCRATIE
Notre crise écologique nous apparaît soudain sous un nouveau jour. Ce qui
est en cause, ce n’est pas la « nature humaine », mais qu’un système
politique autorise une minorité à saboter notre avenir collectif pour son
intérêt privé.
Comment cela est-il possible ? Après tout, nous vivons dans des
démocraties (la plupart d’entre nous du moins). Alors pourquoi les
décisions politiques sont-elles si différentes de ce que l’étude de Harvard-
Yale prédit ? La réponse est que nos « démocraties » ne sont pas
démocratiques du tout. La distribution du revenu étant de plus en plus
inégalitaire, le pouvoir économique des riches s’est immédiatement traduit
en pouvoir politique. Les élites se sont arrangées pour capturer nos
systèmes démocratiques.
C’est particulièrement manifeste aux États-Unis, où les grandes entreprises
ont le droit de consacrer des budgets illimités aux campagnes politiques et
où il y a très peu de restrictions imposées sur les donations à des partis
politiques. Ces pratiques, en cours au nom de la « liberté d’expression »,
font qu’il est devenu de plus en plus difficile aux politiciens de se faire élire
sans le soutien direct des grandes entreprises, et des milliardaires qui
exercent des pressions sur eux afin qu’ils appliquent des politiques
favorables aux élites. En outre, les grandes entreprises et les riches
dépensent des sommes colossales pour faire du lobbying auprès des
gouvernements. En 2010, 3,55 milliards de dollars ont été dépensés en
lobbying, à savoir 1,45 milliards de plus qu’en 199860. Et ça rapporte : une
étude a montré que l’argent dépensé en lobbying auprès du Congrès
américain a rapporté plus de 22 000 % de bénéfices sous la forme
d’avantages fiscaux et de profits tirés de traitements de faveur61.
Résultat de cette capture politique, les décisions des gouvernements font
toujours prévaloir les intérêts des élites de l’économie, même lorsque la
grande majorité des citoyens sont en désaccord avec ces politiques. À cet
égard, le système politique des États-Unis relève plus de la ploutocratie que
de la démocratie62.
Le Royaume-Uni présente des tendances similaires, quoique pour des
raisons différentes (et plus anciennes). La sphère financière de Grande-
Bretagne, la City de Londres, a longtemps été préservée de toutes les lois
démocratiques de la nation et n’est pas soumise à la surveillance du
Parlement. Le pouvoir électoral du conseil municipal de la City n’est pas le
monopole des résidents ; les entreprises aussi votent : et plus une entreprise
est importante, plus elle bénéficie de voix (jusqu’à 79 pour les plus grandes
d’entre elles). Quatre-vingt-douze des sièges de la Chambre des lords sont
occupés par des descendants de familles aristocratiques, vingt-six sont
réservés à des membres de l’Église d’Angleterre (Church of England), et
beaucoup d’autres sont « vendus » à des nantis en retour de copieuses
donations lors des campagnes électorales63.
Nous observons les mêmes tendances ploutocrates dans le domaine de la
finance. Une part conséquente du vote des actionnaires est contrôlée par de
puissantes sociétés de gestion d’actifs, telles que BlackRock et Vanguard,
qui n’ont aucune légitimité démocratique. Un nombre de personnes très
réduit décide de la manière d’utiliser l’argent de tous, et exerce une
influence extraordinaire sur les pratiques des autres compagnies, les
poussant à placer la recherche de profits au-dessus des considérations
sociales et écologiques64. Et il y a les médias. En Grande-Bretagne, trois
compagnies contrôlent plus de 70 % de la presse écrite – et la moitié de ces
70 % appartient à Rupert Murdoch65. Aux États-Unis, six compagnies
contrôlent 90 % de tous les médias66. Il est donc impossible d’avoir un
véritable débat démocratique sur l’économie dans ces conditions.
On observe la même chose au niveau international. Le pouvoir électoral de
la Banque mondiale et du FMI, deux institutions clés de la gouvernance
économique mondiale, est alloué de manière disproportionnée à un petit
nombre de pays riches. Les pays du Sud, qui regroupent 85 % de la
population mondiale, représentent moins de 50 % des voix. Le même
problème mine l’OMS, où le pouvoir de négociation dépend de la taille du
marché. Les économies les plus riches obtiennent toujours gain de cause
lorsqu’il s’agit de prendre des décisions cruciales pour réguler le marché
mondial ; l’avis des pays pauvres – qui ont le plus à craindre de
l’effondrement écologique – est régulièrement ignoré.
L’une des raisons de la crise écologique actuelle est que nos systèmes
politiques sont complétement corrompus. La préférence de la majorité qui
souhaite une gestion écologique de notre planète au profit des générations
futures est balayée par une minorité d’élites prêtes à tout liquider
joyeusement. Afin que notre combat pour une économie plus écologique
soit efficace, nous devons chercher à développer la démocratie. C’est-à-dire
expulser les gros intérêts financiers de la politique, réformer radicalement le
monde des médias, changer les lois de financement des campagnes
politiques, retirer le statut de personnes physiques aux entreprises,
démanteler les monopoles, passer à des structures de propriété coopératives,
ouvrir les conseils d’administration aux travailleurs, démocratiser les votes
des actionnaires, démocratiser les institutions de gouvernance mondiale et,
chaque fois que c’est possible, gérer les ressources collectives comme des
biens communs67.
J’ai commencé ce livre en soulignant qu’une grande majorité des individus
à travers le monde remettent le capitalisme en question et appellent un
système meilleur de leurs vœux. Et si nous avions un débat démocratique
pour décider quel genre d’économie nous voulons ? et comment celle-ci
pourrait redistribuer les ressources ? Quelle que soit sa forme, je pense que
tout laisse à penser qu’elle n’aurait rien à voir avec le système actuel, avec
ses inégalités extrêmes et son obsession tyrannique pour la croissance
éternelle. Plus personne n’en veut.
L’un des véritables plaisirs que m’a apporté ma carrière d’anthropologue est
qu’elle m’a permis d’accéder à une plus grande compréhension de l’histoire
de l’humanité. Étudiant de troisième cycle, je me souviens des jours où je
sortais de cours presque étourdi par les nouvelles perspectives qui
s’ouvraient à moi. C’était comme si je quittais un petit chalet et me
retrouvais face à d’immenses paysages escarpés s’étirant à perte de vue.
L’histoire de l’humanité ressemble à un voyage. Nos ancêtres se sont
aventurés hors de l’Afrique et ont migré à travers toute la planète pendant
des dizaines de milliers d’années. En chemin, ils ont rencontré tout un
éventail d’écosystèmes – des savanes aux déserts, des jungles aux steppes,
des marais à la toundra. Chaque fois qu’ils pénétraient dans une nouvelle
zone, ils devaient apprendre comment fonctionnaient ces écosystèmes afin
de pouvoir les habiter durablement, dans une relation de réciprocité avec les
autres espèces dont ils dépendaient pour se nourrir et pour subsister. Parfois,
ils y parvenaient. Parfois, ils échouaient.
Cet équilibre difficile a été particulièrement flagrant durant la période des
expansions austronésiennes, quand les humains quittèrent les terres de
l’Asie il y a deux ou trois milliers d’années et s’établirent à travers le vaste
réseau d’îles qui s’étendent au sud et à l’est de l’océan Pacifique. Les
individus qui se lancèrent dans ces expéditions venaient d’une culture qui
s’était établie dans le creuset d’un énorme continent, régi par des conditions
climatiques stables, favorables aux moissons, où ils transformèrent des
bassins fluviaux en terres cultivables. À force de vivre sur des territoires si
vastes, ils s’habituèrent au sentiment que les ressources à leur disposition
étaient inépuisables – qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient de la terre.
Les migrants perpétuèrent cette culture quand ils accostèrent sur les îles
austronésiennes où la logique d’abondance des civilisations continentales se
heurtait à maintes limites. En fait, les conséquences furent dévastatrices.
Les colons décimèrent la mégafaune dans laquelle ils virent une réserve de
protéines faciles – tortues géantes, oiseaux, poissons et autres proies qui
n’étaient pas habituées aux prédateurs humains. Ils abattirent tous les arbres
pour cultiver la terre. Des espèces clés disparurent. Les écosystèmes se
déréglèrent. La chaîne du vivant se détricota. Un nombre important de
sociétés s’effondrèrent. Certaines îles furent désertées.
Mais au fil du temps, les colons tirèrent les leçons de leurs erreurs. Ils
comprirent que bâtir une société prospère sur l’écosystème d’un territoire
réduit nécessitait une approche écologique radicalement différente. Alors ils
s’adaptèrent et passèrent de l’idéologie de l’expansion à celle de
l’intégration. Ils apprirent à prêter attention aux autres espèces, à leurs
habitudes, à leurs modes de communication, aux relations qu’elles
entretenaient les unes avec les autres ; ils apprirent à ne pas prélever
davantage à d’autres communautés qu’ils ne pouvaient leur rendre sans
mettre en péril leur pérennité ; ils s’appliquèrent à protéger les écosystèmes
de l’île dont ils dépendaient, mais aussi à les enrichir ; ils se mirent à penser
leur relation à la faune, aux forêts et aux rivières de manière plus
écologique, et durent ancrer à jamais cette nouvelle pensée dans leurs
mythes et leurs rituels. Les sociétés qui firent ce pas en avant finirent pas
prospérer.
Nous nous trouvons aujourd’hui à la même jonction. Notre civilisation,
obsédée par l’expansion, vient de découvrir que son territoire est aussi
limité que celui d’une île. Allons-nous nous accrocher à nos vieilles
idéologies insouciantes ou chercher de nouveaux modes de vie plus
intelligents ? Par chance, si nous choisissons la deuxième solution, nous ne
partirons pas de zéro. Nous avons développé des modes de vie écologiques
dans une variété de lieux étonnante. Si nous observons les communautés
qui vivent aujourd’hui au plus près de la terre, nous y découvrirons une
mine d’idées de ce à quoi l’écologie véritablement intelligente peut
ressembler.
ÊTRE ÉCOLOGIQUE
S’il vous est arrivé de voir des photos prises de l’intérieur de la forêt vierge
amazonienne, vous avez une idée de ce à quoi elle ressemble. Elle est
dense, humide, grouillante de vie. Elle est aussi le foyer de centaines de
peuplades indigènes qui habitent ces régions depuis des générations – le
long de la frontière invisible qui sépare l’Équateur du Pérou. Les indiens
Achuar sont l’une d’elles.
Au cours des vingt dernières années, les Achuar ont souvent attiré
l’attention des anthropologues et des philosophes, et un élément tout à fait
inattendu de leur mode de vie a radicalement modifié le regard de ces
chercheurs sur la nature. Pour les Achuar, voyez-vous, la « nature » n’existe
pas. Cela peut paraître absurde à un observateur occidental qui tend à la
considérer comme une catégorie évidente en soi. Cela m’a en tout cas paru
absurde, lorsque je l’ai découvert. Mais quand on réfléchit à cette idée assez
longtemps, sa profondeur se fait jour, ainsi que les secrets puissants qu’elle
recèle.
Si vous vous rendez chez les Achuar, vous découvrirez qu’ils vivent dans de
petites clairières circulaires au milieu de la jungle, entourées d’épais murs
d’arbres qui les dominent telles d’immenses vagues vertes – sombres,
inquiétantes, vibrantes du brouhaha produit par les grenouilles, les toucans,
les serpents, les singes, les jaguars, les millions d’insectes, et tissées d’un
univers de mousses, de champignons et de lianes. Vivre dans un tel cadre,
coupé des autres communautés humaines, donnerait à bien de gens un
sentiment d’isolation et de grande solitude. Mais les Achuar, eux, se sentent
entourés de nombreux autres peuples.
Pour eux, la plupart des plantes et des animaux de la jungle ont des âmes
(wakan) similaires aux âmes des humains, et sont donc considérés comme
des « personnes » (aents). Tout comme les humains, les plantes et les
animaux possèdent l’agentivitéa, l’intentionnalité et même la conscience de
soi. Ils ressentent des émotions, échangent des messages, non seulement
entre eux mais d’une espèce à l’autre, et même – à travers les rêves – avec
les humains. Rien ne les distingue, par essence, des personnes. En fait, les
Achuar considèrent les plantes et les animaux comme des parents. Les
singes et les autres animaux qu’ils chassent pour se nourrir sont perçus
comme des beaux-frères, et la relation qu’ils entretiennent avec eux est
gouvernée par une même attitude de circonspection et de respect mutuel.
Pour les Achuar, la jungle n’est pas seulement un moyen de subsistance,
c’est le théâtre de relations de parenté intimes.
Il pourrait être tentant de considérer cela comme une métaphore pittoresque.
Mais ce serait une erreur. De même que nous savons qu’entretenir de
bonnes relations avec nos partenaires, nos enfants, nos beaux-parents et nos
voisins est essentiel pour mener une vie paisible et heureuse, les Achuar
savent que la qualité de leur existence dépend de leur capacité à entretenir
de bonnes relations avec les communautés non humaines (ou plus
qu’humaines) qui fourmillent autour d’eux, avec tous les êtres vivants avec
lesquels ils partagent la forêt. Ils savent qu’ils sont interdépendants, que
sans eux, ils ne seraient rien – seraient non existants. Leurs destins sont
intimement liés.
Les indigènes d’Amazonie ne sont pas les seuls à avoir cette conception du
vivant. Cette philosophie est largement partagée – avec, certes, des
variations – par les innombrables communautés indigènes des autres
continents4. C’est une constante remarquable. Et dans bien des cas, ce ne
sont pas seulement les plantes et les animaux qui sont considérés comme
des personnes, mais aussi les entités inanimées telles les rivières ou les
montagnes.
Prenons l’exemple des Chewong, la communauté indigène qui vit dans les
forêts tropicales de la péninsule de Malaisie, à un demi-monde de
l’Amazonie. Alors que leur population s’élève à peine à trois cents âmes, ils
considèrent que leur communauté s’étend bien au-delà de ses membres
humains, incluant les plantes, les animaux et les rivières. En fait, ils s’y
réfèrent collectivement comme à « notre peuple » (bi he). Une fois encore,
il ne s’agit pas là d’une métaphore romantique. Les Chewong considèrent
que tous les êtres partagent une même conscience morale (ruwai). Les
écureuils, les plantes grimpantes et les humains semblent radicalement
différents de prime abord, mais au-delà de leur apparence, ils constituent
tous le même être moral. En cela, ils ont tous pour responsabilité éthique de
veiller à ce que le système écologique global fonctionne sereinement et
maintienne les relations intimes d’interdépendance qui constituent le réseau
de la vie. Les abeilles sont moralement responsables du bien-être des
humains, tout comme les humains sont responsables du bien-être des
abeilles.
Quatre mille kilomètres plus loin, sur une île de Nouvelle-Guinée, les
Bedamuni ont un proverbe qui dit : « Quand nous voyons des animaux,
nous pouvons penser qu’ils ne sont que des animaux, mais nous savons
qu’en réalité ce sont des êtres humains. » Tout près d’eux, les Kanaks de
Nouvelle-Calédonie ont une croyance similaire qui s’étend aux plantes. Ils
sont persuadés qu’il existe une continuité matérielle entre les humains et les
plantes – « ils ont le même genre de corps », disent-ils –, à tel point que,
selon eux, leurs ancêtres se sont réincarnés en certains arbres après la mort.
Les Bedamuni et les Kanaks rejettent l’idée d’une distinction formelle entre
les humains, les plantes et les animaux – distinction que les Occidentaux
acceptent comme allant de soi –, et refusent de considérer l’existence d’une
hiérarchie entre les uns et les autres. Pour eux, il n’existe rien qui ressemble
à ce que notre philosophie occidentale qualifie depuis si longtemps de
« grande chaîne du vivant », et qui met l’être humain à son sommet et tout
le reste en dessous.
Pour ces communautés, il est impossible d’établir de distinction entre les
humains et la « nature », comme le font ceux d’entre nous qui vivent dans
des sociétés capitalistes – héritières des civilisations de Mésopotamie, des
religions transcendantales et des philosophes de la Renaissance comme
Bacon et Descartes. Une telle distinction n’aurait aucun sens pour elles. Elle
serait même moralement répréhensible. Violente. Comme si un peuple
déniait l’humanité d’un autre peuple et cherchait à le priver de ses droits par
racisme – tout comme les Européens l’ont fait pour justifier la colonisation.
Cela constituerait un affront au mode de vie le plus juste, lequel requiert la
compréhension de l’interdépendance.
COURANTS MINORITAIRES
À des peuples peu familiarisés à ces idées, à nous qui sommes les héritiers
de René Descartes et de la philosophie dualiste de la Renaissance qui se
situe aux antipodes de cette vision, l’animisme peut paraître étrange, voire
bizarre.
N’oubliez pas que Descartes est parti de la vieille idée monothéiste qui
souligne une distinction fondamentale entre Dieu et la Création, et qu’il l’a
poussée encore plus loin. Selon lui, la Création elle-même est divisée en
deux substances : l’esprit (ou l’âme) d’un côté, et la matière de l’autre.
L’esprit est particulier, il relève de Dieu. Il ne peut être décrit par les lois
normales de la physique et des mathématiques. C’est une substance éthérée,
divine. Les humains sont les uniques créatures à posséder un esprit et une
âme, ce qui témoigne de leur relation particulière avec Dieu. Quant au reste
de la Création – qui comprend le corps humain lui-même – il n’est que
matière inerte dénué de pensée. Il n’est que « nature ».
Les idées de Descartes, qui ne sont fondées sur aucune preuve empirique,
séduisirent les élites européennes au XVIIe siècle car elles renforçaient le
pouvoir de l’Église, justifiaient l’exploitation capitaliste du travail et de la
nature, et offraient une caution morale à la colonisation. L’idée même de
« Raison » est venue soutenir ces assertions. Seuls les humains sont doués
de raison, argue Descartes, parce que seuls les humains sont dotés d’un
esprit. Et le premier pas vers la raison est de comprendre que nous (nos
esprits) sommes séparés de nos corps et du reste du monde.
Vu sous cet angle, l’insistance avec laquelle l’animisme persiste à voir le
monde comme intimement interconnecté a longtemps été considérée
comme irrationnelle et obscurantiste. Au XIXe siècle, des anthropologues de
premier plan l’ont jugée « infantile ». Seuls les enfants voient le monde
comme enchanté, et c’est une erreur cognitive que nous devons corriger.
Au-delà de la raison, la modernité elle-même – et avec elle la science
moderne – a été définie par rapport aux distinctions catégoriques entre les
humains et la nature, les sujets et les objets. L’animisme a servi de parfait
repoussoir pour qu’émerge le concept de « modernité ».
Mais Descartes n’a pas eu le dernier mot. L’encre n’avait pas encore séché
sur ses manuscrits qu’il subissait déjà des attaques de ses contemporains qui
soulignaient les erreurs fondamentales que contenaient ses travaux. Et au
cours des quatre siècles qui ont suivi, les progrès dans la méthode
scientifique ont prouvé que non seulement Descartes se trompait, mais
qu’en plus la pensée animiste est, dans des domaines clés, plus pertinente
pour comprendre le fonctionnement de la vie et de la matière.
La volée de bois vert qui s’abattit sur Descartes fut déclenchée par le
philosophe néerlandais Baruch Spinoza. Il avait grandi dans une famille
sépharade d’Amsterdam dans les années 1600, et, tout comme Descartes,
commençait à gagner en renommée. Au contraire des élites de l’époque qui
raffolaient de l’idée du dualisme, Spinoza n’était pas emballé.
En fait, son point de vue était diamétralement opposé. Pour Spinoza,
l’Univers devait nécessairement avoir émergé d’une cause suprême – que
l’on pourrait aujourd’hui reconnaître dans le Big Bang. Lorsque l’on part de
ce principe, arguait-il, nous devons accepter le fait que si Dieu, les âmes, les
humains et la nature paraissent des entités fondamentalement distinctes,
elles ne sont en réalité que différents aspects d’une seule et même Réalité –
une seule et même substance – et sont gouvernées par les mêmes forces. Ce
qui modifie radicalement notre manière de penser le monde. Cela signifie
que Dieu relève de la même substance que la « Création ». Et donc que
l’esprit et l’âme sont faits de la même substance que la matière. En somme,
tout est matière, tout est esprit, et tout est Dieu.
À l’époque, ces idées furent jugées hérétiques. Pas d’âme ? Pas de Dieu
transcendantal ? Les enseignements de Spinoza renversaient tous les
dogmes de la doctrine religieuse, et menaçaient de soulever des questions
morales épineuses sur l’exploitation de la nature et du travail. En effet, si la
nature est de la même substance que Dieu, alors les humains pouvaient
difficilement prétendre la dominer9.
Le retour de manivelle fut rapide et sévère. Spinoza s’étant attaqué à
l’essence même de la pensée dominante, il fut bientôt l’objet de violentes
persécutions. Les autorités juives d’Amsterdam prononcèrent son exclusion
de la communauté (herem), les institutions chrétiennes firent de même, et
l’église catholique alla jusqu’à inscrire ses ouvrages à l’Index des livres
interdits. Sa propre famille le rejeta et il fut pris à partie et agressé dans la
rue. Un de ses assaillants le poignarda sur les marches d’une synagogue en
hurlant : « Hérétique ! » Mais rien de tout cela ne le découragea. Spinoza
conserva le manteau qu’il portait lorsqu’il fut poignardé et l’arbora comme
un symbole de défi.
Alors même que les découvertes sur les bactéries révolutionnent notre
manière de penser notre rapport au monde, les biologistes sont aussi en train
de faire, sur les arbres et les forêts, des découvertes remarquables qui sont
en passe de changer notre manière d’envisager la flore.
Lorsque nous voyons un arbre, nous le considérons comme une unité
singulière – de même que nous nous définissons comme des individus.
Mais les biologistes ont découvert que cette vision est erronée. Il apparaît
que les arbres dépendent de certains types de champignons souterrains : des
structures aussi fines que des cheveux appelés « hyphes » qui s’entrelacent
avec les cellules contenues dans les racines des arbres pour former des
mycorhizes. Les champignons bénéficient du sucre que produisent les
plantes par photosynthèse (qu’ils ne pourraient obtenir autrement), tandis
que les arbres bénéficient d’éléments tels que le phosphore ou le nitrogène,
qu’ils ne peuvent produire eux-mêmes et qui sont essentiels à leur survie.
Et cette vieille relation d’entraide ne se limite pas à ces deux éléments. Des
réseaux mycorhiziens invisibles relient également les racines des différents
arbres les uns aux autres, parfois sur des distances impressionnantes,
formant une toile souterraine qui leur permet de communiquer, et de
partager de l’énergie, des nutriments et des remèdes. L’écrivain écologiste
Robert Macfarlane explique ce processus :
« Un arbre mourant peut se priver lui-même de ses ressources pour le
bénéfice de la communauté. Par exemple, un jeune plant d’un sous-bois
très ombragé peut être secouru par un supplément de ressources fourni
par des voisins plus vigoureux. Encore plus remarquable, le réseau
permet également aux plantes de s’adresser des avertissements. Une
plante attaquée par des pucerons peut conseiller à une plante voisine
d’augmenter ses réponses défensives avant que les insectes ne
l’atteignent. Nous savons depuis un certain temps que les plantes
communiquent à l’air libre par le biais d’hormones volatiles. Mais de
tels avertissements d’une source à un récepteur sont plus précis
lorsqu’ils passent via le réseau mycorhizien16. »
Les arbres coopèrent. Ils communiquent. Ils partagent. Et pas seulement
entre membres d’une même espèce : le pin d’Oregon et le sapin se
nourrissent l’un l’autre. Et les arbres ne sont pas les seuls végétaux à
fonctionner ainsi, nous savons désormais que toutes les plantes – à
l’exception d’une poignée d’entre elles – entretiennent la même relation
avec les mycorhizes. Tout comme les découvertes relatives à nos bactéries
intestinales, ces conclusions remettent en question notre manière de penser
les limites entre les espèces. Un arbre est-il vraiment un individu ? Doit-on
le considérer comme une unité parmi d’autres ? Ou est-il juste un élément
d’un organisme multi-espèces plus vaste ?
Plus révolutionnaire encore. Selon le docteur Suzanne Simard, professeur
du Département des forêts à l’université de British Columbia, les réseaux
mycorhiziens des plantes transmettent des informations de manière
similaire aux réseaux neuronaux des humains et d’autres animaux. Et tout
comme la structure des réseaux neuronaux permet la cognition et
l’intelligence chez les animaux, les réseaux mycorhiziens offrent les mêmes
aptitudes aux plantes. Les recherches récentes révèlent que le réseau ne se
contente pas de faciliter la transmission, la communication et la coopération
– comme le font nos neurones –, il facilite aussi la résolution de problèmes,
l’apprentissage, la mémorisation et la prise de décision17.
Il ne s’agit pas là d’une simple métaphore. L’écologiste Monica Gagliano a
publié un travail de recherche sur l’intelligence des plantes, prouvant
qu’elles se souviennent d’événements passés et changent d’attitude en
fonction de l’expérience qu’elles en ont fait. En d’autres termes, qu’elles
apprennent. Dans un entretien récent pour le magazine Forbes, elle insiste :
« Mon travail ne consiste pas à jouer avec des métaphores ; quand je dis
apprend, cela signifie apprend. Quand je dis mémoire, cela signifie
mémoire. »18
En effet, les plantes changent de comportement lorsqu’elles font face à de
nouveaux obstacles et qu’elles reçoivent des messages les informant d’un
changement dans le monde qui les entoure. Elles ressentent, voient,
entendent, sentent le contact, les odeurs, et y répondent par des réactions
adaptées à la situation19. Si vous avez déjà vu un film montrant la croissance
d’une vigne vierge en accéléré, vous avez une idée de ce processus en
action : la vigne n’est pas un automate, elle sent, bouge, se balance, résout
des problèmes, essaie de trouver le moyen d’appréhender un nouveau
terrain.
Plus nous accumulons de connaissances sur la flore, plus celle-ci nous
paraît étonnante (ou peut-être familière ?). Le travail de Simard nous
montre que les arbres peuvent reconnaître leurs parents à travers les réseaux
mycorhiziens. Une « mère » arbre peut identifier ses pousses voisines, et
elle utilise ces informations pour décider à qui allouer ses ressources dans
les moments de stress. Simard a aussi montré que les arbres semblaient
répondre aux traumas d’une manière émotionnelle analogue à celle des
animaux. Après un coup de machette ou au cours d’une attaque de
pucerons, leur niveau de sérotonine change (oui, ils secrètent de la
sérotonine ainsi que certaines substances neurochimiques communes aux
systèmes nerveux des animaux), et ils envoient des messages d’alerte à
leurs voisins.
Bien sûr, rien de tout cela ne prouve que l’intelligence des plantes équivaille
à celle des animaux. En fait, les scientifiques considèrent que notre volonté
de constamment comparer l’intelligence de certaines espèces à d’autres
formes d’intelligence est source de problème : cela finit par nous aveugler
et nous empêcher de comprendre comment chacune fonctionne. Si vous
vous lancez à la recherche d’un cerveau, vous ne remarquerez jamais les
mycorhizes qui tissent des réseaux, sous nos pieds, depuis 450 millions
d’années.
Ces recherches n’en sont qu’à leurs débuts, et nous ne savons pas où elles
nous mèneront. Mais Simard prend soin de souligner qu’il n’y a rien de
totalement nouveau là-dedans :
« À en juger par certains enseignements des tribus salishes et des
indigènes de la Côte Ouest-Nord américaine, il est évident qu’ils
savaient déjà [pour ces perceptions]. On le voit dans leurs écrits et dans
leur tradition orale. L’idée d’une mère arbre était présente de longue
date. Quant aux réseaux mycorhiziens et souterrains qui maintiennent la
forêt en bonne santé et en vie, ils les mentionnaient déjà. Le fait que les
plantes interagissent et communiquent entre elles, également. Ils
appelaient les arbres le peuple des arbres… Longtemps la science
occidentale a muselé tout cela, mais aujourd’hui nous récupérons ces
savoirs20. »
Les arbres ne sont pas seulement interconnectés, ils sont également reliés à
nous. Ces dernières années, les recherches sur les relations entre humains et
arbres ont débouché sur des constats tout à fait frappants.
Une équipe de scientifiques japonais a mené une expérience sur un corpus
de plusieurs centaines de personnes à travers le pays. Ils ont demandé à la
moitié des participants de marcher pendant quinze minutes dans la forêt, et
à l’autre moitié de marcher dans un environnement urbain, puis ils ont testé
leur état émotionnel. Dans tous les cas, on observait une amélioration de
l’humeur des marcheurs en forêt comparée à celle des marcheurs urbains,
ainsi qu’une baisse de tension, de l’anxiété, de la colère, de l’hostilité, de la
dépression et de la fatigue21. Les bénéfices étaient immédiats et manifestes.
Les arbres ont un impact sur notre comportement. Les chercheurs ont
découvert que passer du temps auprès des arbres nous rend plus coopératifs,
plus gentils et plus généreux. Notre capacité à contempler le monde et à
nous émerveiller s’accroît, ce qui en retour modifie nos rapports, et réduit
l’agressivité et l’incivilité. Des études menées à Chicago, Baltimore et
Vancouver ont toutes abouti à la conclusion que les quartiers les plus
arborés ont un taux de criminalité (agressions à la personne, vols,
consommation de drogue, etc.) nettement inférieur aux autres quartiers,
même lorsque la situation socio-économique et les autres facteurs
d’interaction ont été pris en compte22. C’est comme si la compagnie des
arbres nous rendait plus humains.
Est-ce seulement parce que les environnements verdoyants sont plus
plaisants et apaisants ? Une étude polonaise suggère que telle n’est pas
l’explication. Les chercheurs ont demandé à des personnes de rester un
quart d’heure debout dans une forêt urbaine en plein hiver. Pas de
feuillages, pas de verdure, pas de buissons ; juste des arbres nus. On
pourrait penser qu’un tel environnement n’aurait que peu d’impact sur
l’humeur des gens, mais ce ne fut pas le cas : l’étude montre que l’état
psychologique et émotionnel des participants s’est amélioré par rapport à
celui du groupe de contrôle qui avait passé ces quinze minutes debout dans
un paysage urbain23.
Les effets constatés ne touchent pas seulement l’humeur et le
comportement. Il apparaît que les arbres ont également un impact sur notre
santé physique – de manière concrète et tangible. Il a été découvert que
vivre près d’eux réduit les risques de maladies cardio-vasculaires24. Que
marcher dans la forêt diminue la pression artérielle, les taux de cortisone,
l’hypertension et d’autres indicateurs de stress et d’anxiété25. Plus intriguant
encore, une équipe scientifique chinoise a découvert que des patients âgés
atteints de maladies chroniques voyaient leurs défenses immunitaires
s’améliorer de manière conséquente après avoir passé du temps en forêt26.
Nous n’en avons pas la certitude, mais cela pourrait être lié aux composants
chimiques que les arbres rejettent dans l’atmosphère. Il a été découvert,
notamment, que les vapeurs aromatiques libérées par les cyprès stimulaient
l’activité d’un certain nombre de cellules immunitaires humaines, en
réduisant les taux d’hormones du stress27.
Des chercheurs canadiens ont appris que les bénéfices procurés par les
arbres avaient un impact plus puissant sur notre santé que le gain
d’importantes sommes d’argent. Planter dix arbres de plus dans un pâté de
maisons réduirait les risques de maladies cardio-vasculaires autant que le
ferait un gain financier de 20 000 dollars, et améliorerait le sentiment de
bien-être dans les mêmes proportions qu’un gain financier de
10 000 dollars, ou que d’emménager dans un quartier dont le salaire médian
des habitants serait supérieur de 10 000 dollars, et ferait rajeunir de sept
ans28.
Ces résultats surprenants renferment un mystère que les scientifiques n’ont
pas encore percé. Et cependant, devrions-nous être si surpris ? Après tout,
nous co-évoluons avec les arbres depuis des centaines de milliers d’années.
Nous partageons même de l’ADN avec eux. Au fil d’innombrables
générations, nous en sommes venus à dépendre d’eux pour notre santé et
notre bonheur autant que nous dépendons d’autres humains. Nous sommes
réellement parents.
ÉTHIQUE POSTCAPITALISTE
Tout cela dénote une profonde prise de conscience. Cette crise écologique
semble nous ouvrir à de nouveaux modes de pensée (ou plutôt, nous
rappeler d’anciens modes de pensée) sur notre relation avec le monde autre
qu’humain. Elle nous entraîne au cœur du problème. Elle nous montre le
moyen de panser la blessure d’où la crise a jailli. Elle nous encourage à
imaginer un avenir plus riche et plus fertile : un avenir libéré des vieux
dogmes du capitalisme et inscrit dans la réciprocité avec le vivant.
La crise écologique exige une réponse politique radicale. Il faut que les
pays riches revoient à la baisse leur consommation excessive d’énergie et
de matières premières ; nous avons besoin d’une transition rapide vers les
énergies renouvelables ; nous devons créer une économie postcapitaliste qui
se concentrera sur le bien-être humain et la stabilité écologique, et non plus
sur la croissance perpétuelle. Mais nous avons besoin de plus encore : nous
devons repenser notre relation avec le monde vivant. Comment allons-nous
y parvenir ?
Lorsque j’ai entrepris l’écriture de ce livre, je craignais de trop l’articuler
autour de la décroissance, qui ne représente, après tout, qu’un premier pas.
Mais quand je pense au voyage que nous venons d’accomplir, je me
demande si elle ne représente réellement que cela. Renoncer à la croissance
nous permet d’aborder un défi ; la décroissance, c’est renoncer à coloniser
les terres, les peuples et les esprits ; renoncer à clôturer les communs, à
marchandiser les biens publics ; et renoncer à intensifier le travail et la vie.
Cela revient à desobjetiser l’humanité et la nature, et à stopper l’escalade de
la crise écologique. La décroissance est le point de départ du processus qui
consiste à prendre moins, mais qui, en fait, ouvre à un nouveau monde de
possibilités.
Elle nous permet d’échanger la pénurie contre l’abondance, l’extraction
contre la régénération, la domination contre la réciprocité, la solitude et la
séparation contre la connexion avec un monde grouillant de vie.
Enfin, ce que nous appelons « l’économie » représente la relation matérielle
que nous entretenons les uns avec les autres et avec le reste du monde
vivant. Alors posons-nous cette question : à quoi voulons-nous que cette
relation ressemble ? Souhaitons-nous qu’elle se limite à de la domination et
à de l’extraction ? Ou bien qu’elle intègre la réciprocité et le soin ?
Première partie
Deuxième partie