19 Par Le Fond
19 Par Le Fond
19 Par Le Fond
PAR LE FOND
BOLITHO-19
1
PHEBUS
2
Illustration de couverture :
John Chancellor Lee Shore
(détail)
3
À Kim,
ma Tahitienne adorée
Avec toute mon affection.
4
I
UNE VRAIE
FRATRIE
Dans le port de
Portsmouth, en général très
bien abrité, l’eau semblait
s’aplatir sous les claques d’un
vent glacial de nordet qui
soufflait depuis douze heures.
Le mouillage tout entier
n’était qu’un chaos de
moutons. Les crêtes livides qui
s’avançaient en rangs serrés se
lançaient à l’assaut des
nombreux bâtiments de
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guerre, et les coques noir et
blanc tiraient violemment sur
leurs câbles.
On était alors à la fin du
mois de mars, à cette époque
de l’année où l’hiver ne se
résout pas encore à desserrer
ses griffes et entend faire la
preuve de sa puissance.
L’un des plus gros de ces
bâtiments, tout juste sorti de
l’arsenal où il avait dû endurer
l’humiliation des réparations
que l’on avait fait subir à ses
œuvres vives, était le vaisseau
de second rang Prince Noir un
quatre-vingt-dix. Les
peintures fraîchement refaites
et les manœuvres passées au
goudron luisaient comme du
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verre sous les giclées
d’embruns et après le passage
d’un grain qui avait atteint
pour l’heure les abords de l’île
de Wight, petite tache sombre
dans cette lumière lugubre.
Le Prince Noir était l’un
des plus formidables vaisseaux
que l’on pût imaginer et
apparaissait à tout un chacun,
s’il n’était pas marin, comme
le symbole de la puissance
navale, ce bouclier qui
protégeait le pays. Un œil
expert aurait pourtant
remarqué que ses vergues
étaient nues, qu’aucune toile
n’était là pour lui donner force
et vie. Des allèges et des
chaloupes de chantier
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l’enserraient de toutes parts,
des armées de voiliers et de
gréeurs grouillaient sur les
ponts. Le fracas des marteaux,
le grincement des poulies
témoignaient des travaux en
cours dans les fonds comme à
découvert.
Seul près des filets de
branles, le commandant du
Prince Noir se tenait à la lisse,
surveillant les allées et venues
des marins comme des
ouvriers de l’arsenal qui
travaillaient sous la houlette
des officiers mariniers,
véritable colonne vertébrale
de tout bâtiment.
Le capitaine de vaisseau
Valentine Keen assura sa
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coiffure sur ses cheveux
blonds. Il était apparemment
insensible au vent mordant, ne
se rendant même pas compte
de son existence, et semblait
oublier que son manteau de
mer aux épaulettes ternies
était trempé de part en part.
Sans avoir besoin de les
regarder, il savait
pertinemment que les
hommes de quart étaient tout
à fait conscients de sa
présence. Il y avait là un
quartier-maître, un bosco et
un aspirant de petite taille qui
levait de temps à autre sa
lunette pour surveiller la tour
aux signaux ou le navire
amiral mouillé tout près, et où
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un pavillon dégoulinant battait
en tête du grand mât.
De tous ceux qui avaient
armé les pièces lors de ce
combat au cours duquel ils
avaient failli détruire un gros
trois-ponts français au large
du Danemark, nombreux
étaient ceux qui avaient
débarqué, tandis que leur
bâtiment subissait les
réparations que nécessitaient
les blessures reçues lors de ce
furieux engagement. Dans
certains cas, on les avait
transférés à bord d’autres
vaisseaux, avec une
promotion. Dans d’autres,
comme le lui avait dit le major
général : « Mes commandants
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ont besoin de marins
maintenant, Keen. Vous
attendrez. »
Keen revoyait les images
de la bataille, le terrible
spectacle qu’ils avaient
découvert dans les lumières de
l’aube lorsqu’ils avaient
accouru pour prêter secours
au contre-amiral Herrick,
chargé d’escorter un convoi de
vingt voiles rassemblées pour
participer à l’attaque de
Copenhague. Ils n’avaient
trouvé à leur arrivée que des
vaisseaux ravagés, en feu, les
chevaux de monte hennissant
désespérément, emprisonnés
dans les fonds, le pont du
Benbow rasé, et sa conserve
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qui avait chaviré. Une
véritable catastrophe.
Grâce à Dieu, on avait
réussi à prendre le Benbow en
remorque et à le traîner
jusqu’à un port du Nord pour
le mettre en cale sèche. Le voir
là, chaque jour, était
insupportable. C’était comme
un reproche permanent,
surtout pour le vice-amiral Sir
Richard Bolitho qui allait
bientôt hisser sa marque en
tête de misaine. Herrick était
le plus vieil ami de Bolitho,
mais Keen avait été davantage
irrité que peiné de son
comportement, avant comme
après le dernier combat du
Benbow. Et, songea-t-il
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amèrement, qui aurait pu tout
aussi bien être son dernier
combat à lui. Ils s’étaient
emparés de nombreux
vaisseaux à Copenhague,
renforts bienvenus pour leurs
escadres décimées, mais du
coup, les arsenaux y
regarderaient à deux fois
avant de réparer ceux qui
avaient subi des avaries.
Keen songeait à Bolitho.
Cet homme lui était plus cher
qu’aucun autre. Il avait servi
sous ses ordres d’abord
comme aspirant puis comme
enseigne, et ensuite dans la
même escadre avant de
devenir son capitaine de
pavillon. Il l’imaginait, avec sa
13
merveilleuse Catherine,
comme cela lui était arrivé
tant de fois depuis leur retour
en Angleterre. Il avait bien
essayé de chasser ces pensées,
de ne pas se livrer à trop de
comparaisons. Il aurait tant
voulu connaître un amour
pareil au leur, une passion qui
attendrissait le petit peuple
comme elle leur attirait les
foudres de la bonne société
londonienne, choquée qu’une
telle liaison s’affiche
ouvertement. Quel scandale,
disait-on dans ces cercles.
Keen poussa un soupir : lui qui
aurait tant aimé être à leur
place…
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Il se dirigea vers une petite
table installée sous le
surplomb de la poupe qui
dégoulinait et ouvrit le journal
de bord là où se trouvait un
marque-page taillé dans un os
de baleine. Il lut la date
mentionnée sur la page
trempée : comment avait-il pu
oublier ? 25 mars 1808, deux
mois jour pour jour depuis
qu’il avait passé la bague au
doigt de sa jeune épousée dans
la petite église de Zennor.
Zennor, ville à laquelle elle
devait son prénom.
Il avait l’impression que
c’était hier, comme la bataille
qui avait eu lieu quatre mois
auparavant.
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Il n’était toujours sûr de
rien. L’aimait-elle réellement,
ou bien n’avait-elle accepté de
l’épouser que par
reconnaissance ? Il l’avait
arrachée au transport qui la
conduisait en déportation
pour un crime qu’elle n’avait
pas commis. Son trouble
venait peut-être aussi de ce
qu’il avait près de deux fois
son âge et qu’elle aurait pu en
élire un autre. Keen savait
qu’il allait devenir fou s’il ne se
débarrassait pas de ces
pensées. Il craignait presque
de la toucher et, lorsqu’elle
s’était donnée à lui, elle l’avait
fait sans passion, sans aucun
signe de désir. Elle s’était
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soumise, voilà le mot, et plus
tard au cours de leur nuit de
noces, il l’avait retrouvée
assise en bas en train de
sangloter au coin du feu,
comme si elle avait déjà le
cœur brisé.
Keen avait songé à de
multiples reprises au conseil
que lui avait prodigué
Catherine lorsqu’il était allé la
voir à Londres. Il lui avait
confessé les doutes qu’il
éprouvait quant à l’amour que
lui portait sa femme.
Catherine lui avait
répondu d’une voix douce :
« Souvenez-vous de ce qu’elle
a enduré. Une toute jeune fille,
dont on a abusé, qui n’a plus
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d’espoir, qui n’a plus aucune
raison de vivre. »
Keen se mordit la lèvre en
se remémorant leur première
rencontre. Elle était attachée,
à demi nue, le dos entièrement
découvert. Les autres
prisonniers la regardaient, tels
des animaux, comme s’ils
assistaient à quelque spectacle
barbare. Oui, après tout, peut-
être était-ce cela qu’elle
éprouvait, de la gratitude. Et il
aurait sans doute dû s’en
contenter : tant d’autres
auraient aimé qu’elle soit leur.
Eh bien non, il ne pouvait
s’en contenter.
Il aperçut son second.
James Sedgemore, qui venait
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le rejoindre à l’arrière. Lui, au
moins, avait l’air fort satisfait
de son sort. C’est Keen soi-
même qui l’avait promu à son
grade lorsque son précédent
second, ce rude Tynesider
Cazalet, s’était fait couper en
deux sur cette même dunette,
en ce terrible jour. Leur
adversaire était le San Mateo,
formidable vaisseau espagnol
battant pavillon français, qui
avait fait un carnage du convoi
et de son escorte comme un
tigre lâché au milieu d’une
bande de lapins. Keen n’avait
encore jamais vu Bolitho dans
cet état, décidé à tout anéantir
sur son passage comme il
l’avait été à massacrer le San
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Mateo. C’est lui qui avait coulé
son vieil Hypérion, il n’avait
pas besoin de trouver une
autre excuse.
Keen s’était souvent
demandé si Bolitho aurait
réellement mis sa menace à
exécution : tirer sans relâche
et détruire à pleines bordées le
San Mateo, déjà ravagé par
leur combat singulier. Jusqu’à
ce qu’ils baissent pavillon.
Grâce au Ciel, quelqu’un de
sensé et encore capable de
réflexion dans cet enfer de
métal et d’éclis de bois avait
eu la présence d’esprit
d’amener les couleurs. Mais
sans cela, aurait-il persévéré,
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sans montrer la moindre
pitié ?
Je ne le saurai jamais.
Le lieutenant de vaisseau
Sedgemore porta la main à sa
coiffure. Le froid lui rougissait
le visage.
— Je pense pouvoir
commencer à habiller les
vergues demain, commandant.
Keen jeta un coup d’œil
aux fusiliers de faction près
des panneaux et sur le gaillard
d’avant. Lorsque la terre était
aussi proche, il y avait
toujours quelques
inconscients pour tenter de
s’échapper. Il était déjà assez
difficile de trouver du matelot,
surtout dans un port de
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guerre, pour ne pas risquer en
outre de laisser aux hommes
une occasion de prendre le
large.
Keen avait beaucoup
d’affection pour ses marins. Ils
étaient restés à bord ou on les
avait transférés directement
sur d’autres vaisseaux pour
combler les vides, sans leur
donner l’opportunité d’aller
embrasser leurs proches ni de
revoir leurs maisons.
Du coup, Keen avait passé
plus de temps à bord qu’il
n’eût été strictement
nécessaire, ne serait-ce que
pour bien montrer à son
équipage qu’il partageait leur
sort. Mais il n’avait pas laissé
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cette pensée l’effleurer qu’il
savait déjà combien il
s’agissait d’un mensonge. Il
était resté par crainte de voir
Zénoria le rejeter, incapable
de seulement faire semblant.
— Un souci, commandant ?
— Non, répondit-il trop
sèchement. Le vice-amiral
Bolitho arrivera vers midi.
Il laissa son regard errer
par-delà les filets sur les
remparts luisants qui
ceinturaient l’arsenal et les
batteries, sur les constructions
qui s’entassaient à la pointe de
Portsmouth. Plus loin,
c’étaient la Manche puis le
grand large qui les
attendaient. Bolitho devait
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déjà se trouver dans les
parages. À la vieille Auberge
de George, peut-être ? Non,
c’était peu probable,
Catherine était sans doute
venue avec lui. Il n’allait pas
risquer de lui faire subir
quelque rebuffade qui la ferait
souffrir.
Sedgemore resta
impassible. À vrai dire, il
n’appréciait guère son
prédécesseur, Cazalet. Bon
marin, certes, mais si dur en
paroles comme en actes qu’il
était difficile de travailler avec
lui. Sedgemore observait les
silhouettes qui s’activaient aux
palans pour hisser les ballots
24
et les caisses depuis l’une des
allèges amarrées à couple.
Eh bien à présent, c’était
lui, le second, le second de l’un
des plus modernes et des plus
puissants trois-ponts. En sus,
avec un amiral comme Sir
Richard Bolitho, un bon
commandant comme Keen,
rien ni personne ne pourrait
les arrêter lorsqu’ils auraient
repris la mer. Promotion,
parts de prise, réputation, tout
allait arriver à flot. Dans son
esprit du moins.
C’est ainsi que vont les
choses dans la marine,
songeait Sedgemore. Lorsque
vous avez sous la main les
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souliers de celui qui vient de
mourir, vous les chaussez.
Keen reprit la parole en
détachant ses mots :
— Dites à mon maître
d’hôtel de préparer le canot, et
rassemblez l’armement à six
heures. Vous vous occuperez
vous-même de l’inspection,
encore que je doute que
Tojohns leur laisse rien passer.
Il se retourna vers le
journal de bord que l’aspirant
de quart était occupé à
remplir. Il tirait la langue,
comme lorsque l’on
s’applique. Une autre image
lui traversa l’esprit. Son
maître d’hôtel, Tojohns, lors
de son mariage, deux mois
26
plus tôt, surveillant le chariot
orné de guirlandes que les
aspirants et officiers mariniers
allaient tirer. Des hommes de
son bâtiment, oui, de son
bâtiment, qui touaient sa
jeune épouse et lui-même.
Il fit demi-tour et se
dirigea sous l’abri de la poupe,
le seul endroit où il pouvait
s’isoler. Sedgemore le regarda
s’en aller avant de se gratter le
menton, l’air songeur.
Un capitaine de vaisseau
confirmé – ce que Sedgemore
deviendrait un jour, si le
destin lui était favorable et s’il
parvenait à échapper au sort
de Cazalet.
27
Commander un vaisseau
comme le Prince Noir… Il leva
la tête, inspecta du regard ce
qui se passait tout autour de
lui. Non, rien n’égalait cette
récompense-là. Pour rien au
monde il n’y renoncerait.
Voyant que l’aspirant
l’observait, il lui dit
sèchement :
— Monsieur M’Innes,
pardonnez-moi si je vous
empêche de vous livrer à vos
occupations !
La remarque n’était pas
fondée, mais peu importe, il se
sentait plus second ainsi.
Le lieutenant de vaisseau
Jenour retint son souffle en
28
arrivant près de l’escalier qui
menait à l’embarcadère. Après
les deux mois qu’il venait de
passer à terre, à travailler pour
le vice-amiral Sir Richard
Bolitho ou à séjourner chez ses
parents qui vivaient à
Southampton, il n’était plus
habitué à la mer ni à ce vent
glacial.
Il ouvrit une porte basse et
découvrit une flambée qui
brûlait comme pour
l’accueillir dans la pièce.
Un domestique en livrée
lui demanda sèchement :
— A qui ai-je l’honneur,
monsieur ?
— Jenour – et d’un ton
légèrement irrité : Je suis
29
l’aide de camp de Sir Richard
Bolitho.
Le serviteur se confondit
en courbettes avant de
s’éloigner en marmonnant
vaguement qu’il allait
chercher une boisson chaude.
Jenour ressentit un plaisir
enfantin en constatant comme
il lui était aisé de se faire
respecter.
— Bonjour, Stephen.
Bolitho était installé dans
un fauteuil à haut dossier, les
flammes se reflétaient sur ses
galons dorés et sur ses
épaulettes.
— Nous ne sommes pas
pressés.
30
Jenour lui sourit avant de
s’asseoir. Depuis le jour où il
avait rencontré Bolitho, tant
de choses avaient changé dans
sa courte existence. Ses
parents s’étaient esclaffés
lorsqu’il leur avait dit qu’il
servirait un jour celui qui,
jusqu’à la mort de Nelson à
Trafalgar, moins de trois ans
auparavant, était après celui-
ci le plus jeune vice-amiral de
la liste navale. À présent, il
était le plus jeune.
Il ne se lassait jamais de se
remémorer toutes leurs
aventures, y compris ce
sombre jour au cours duquel
le Prince Noir avait appareillé
de Copenhague pour se porter
31
au secours de Herrick.
Presque désespéré, Bolitho lui
avait confié ses angoisses et
confirmé ses pires craintes.
« Je suis en train de perdre la
vue, Stephen. Promettez-moi
de garder le secret, c’est si
important pour moi ! »
Plus tard, il avait ajouté :
« Personne ne doit savoir.
Vous m’êtes un ami très cher,
Stephen. Nous avons là-bas
d’autres amis qui ont besoin
de nous. »
Jenour but une gorgée de
son breuvage chaud. On y
avait mis du cognac ainsi que
des épices ; ses yeux brillaient,
mais il savait pertinemment
que c’étaient ces souvenirs qui
32
le mettaient dans cet état et
rien d’autre.
Un ami très cher, et l’un
des rares à savoir que l’œil
gauche de Bolitho était dans
un état préoccupant. Se voir
confier pareil secret était la
plus grande récompense qu’il
pût imaginer. Il demanda
prudemment :
— Sir Richard, quelle sera
la réponse du commandant
Keen ?
Bolitho reposa sa tasse
vide. Il songeait à Catherine,
se remémorait la tiédeur de
son corps dans ses bras lors de
leurs adieux, ce matin. Elle
avait dû faire un bon bout de
chemin sur la route de
33
Londres à cette heure. Elle se
rendait à la maison qu’elle
avait acquise à Chelsea, au
bord du fleuve. Leur nid
secret, comme ils l’appelaient
entre eux, un endroit où ils
pouvaient se retrouver seuls
lorsque leurs affaires les
appelaient dans la capitale.
L’absence d’Allday lui
faisait un effet étrange, mais
son maître d’hôtel – son
« chêne » – était parti dans la
même voiture avec Yovell, son
secrétaire, et Ozzard, son
domestique. Catherine. Il
avait jamais peur de rien, mais
Bolitho se sentait plus rassuré
de la savoir avec une escorte
aussi musclée.
34
Il songeait également au
dernier entretien qu’il avait eu
avec Lord Godschale à
l’Amirauté. L’amiral avait
tenté à plusieurs reprises de
l’amener à des concessions sur
quelques points assez
sensibles et qui prêtaient à
dispute.
— Leurs Seigneuries
insistent sur le fait que votre
désignation est le meilleur
choix possible pour occuper
ces fonctions d’officier général
au Cap. Après tout, vous avez
eu un rôle décisif lorsque nous
avons repris la ville aux
Hollandais. Nos gens le savent
bien et ne vous font que
davantage confiance. Votre
35
mission ne devrait guère
durer, mais nous avons besoin
de vous là-bas pour établir des
patrouilles de petits bâtiments
et, peut-être, renvoyer en
Angleterre quelques unités de
plus fort tonnage. Lorsque
vous aurez installé un
capitaine de vaisseau capable
de prendre les choses en
main – une sorte de
commodore par intérim, si
vous préférez –, vous pourrez
rentrer. Je mets à votre
disposition une frégate rapide
ainsi que tout ce qui est en
mon pouvoir.
Il avait poussé un grand
soupir, comme harassé sous le
36
poids de ses lourdes
responsabilités.
— Lorsque l’amiral
Gambier et votre propre
escadre vous trouviez à
Copenhague pour préparer la
traversée de nos prises,
Napoléon s’activait déjà
ailleurs. Qu’il aille au diable,
celui-là, il a tout de même
tenté par deux fois de mettre
la main sur la Flotte danoise, il
a même poussé les Turcs à se
retourner contre son vieil allié
le tsar. Dès que nous avons
refermé une porte, il essaie
d’en ouvrir une autre.
Bolitho devait bien
l’admettre : Napoléon
changeait sans cesse de
37
stratégie avec un talent
admirable. Peu de temps
après le combat sans espoir
que Herrick avait mené pour
tenter de sauver son convoi,
les armées françaises avaient
envahi le Portugal. En
novembre, elles entraient dans
Lisbonne et contraignaient la
famille royale à se réfugier
dans leurs possessions du
Brésil. Il se disait à Whitehall
que la prochaine victime serait
l’Espagne. C’était pourtant un
autre de ses alliés, même de
mauvais gré. Lorsqu’il aurait
mis la main sur les richesses
de ce pays, Napoléon
détiendrait alors un pouvoir
considérable.
38
— Je crois que cette fois-ci,
avait répondu Bolitho, il a
surestimé ses forces. Il s’est
fait un ennemi du Portugal, il
va certainement monter
l’Espagne contre lui. C’est
notre seule chance. Nous
allons pouvoir trouver un
endroit où débarquer et notre
armée sera accueillie en
libératrice.
— Peut-être bien, peut-être
bien, lui avait répondu
Godschale, dubitatif.
Voilà qui était encore
secret, mais Jenour était au
courant, ainsi que Yovell et
Allday. Bolitho avait refusé de
prendre passage à bord d’une
frégate et Godschale était
39
devenu tout rouge lorsqu’il lui
avait répondu :
— Voulez-vous dire que
vous entendez emmener Lady
Catherine Somervell avec vous
au Cap ?
Bolitho avait campé sur ses
positions :
— Un bâtiment de guerre
n’est certainement pas un
endroit convenable pour une
dame de qualité, milord.
Quoique je sois certain que
Lady Catherine accepterait
sans la moindre hésitation.
Godschale s’était épongé le
visage.
— Je vais vous arranger
cela. Un navire de passagers
rapide réquisitionné par
40
l’Amirauté. Vous êtes
quelqu’un d’impossible, sir
Richard. Que diront les gens
lorsqu’ils apprendront que…
— Nous ferons simplement
en sorte qu’ils n’apprennent
rien, milord.
Lorsqu’il avait fait part à
Catherine de la nouvelle, elle
en avait sauté de joie.
— Rester avec toi, mon
chéri, au lieu de lire le récit de
tes exploits dans la Gazette,
participer à tout ce que… Je ne
souhaite rien d’autre.
La porte s’ouvrit et un
domestique passa la tête.
— Je vous demande bien
pardon, sir Richard, mais on
41
annonce que votre canot a
poussé du Prince Noir.
Bolitho fit signe qu’il avait
compris et dit à Jenour :
— Je vous mets mon billet
que le commandant Keen va
tomber des nues en apprenant
que je ne reste pas à bord.
Jenour sortit derrière lui
de l’abri confortable réservé
aux officiers généraux.
Il savait que Keen était
aussi attaché que lui à Bolitho.
Allait-il accepter
d’abandonner le Prince Noir
pour occuper quelque obscure
position au Cap et prendre le
commandement d’une flottille
de patrouilleurs côtiers ? Cela
lui vaudrait d’arborer une
42
marque, peut-être une
promotion au grade de contre-
amiral si les choses se
passaient bien. Mais cela
signifiait également qu’il allait
devoir abandonner une jeune
épouse alors qu’il venait tout
juste de se marier, qu’il allait
s’éloigner de cet homme qui à
cet instant précis, attendait en
haut des marches lavées par le
ressac, les yeux fixés sur les
moutons qui avançaient en
rangs serrés.
Moi au moins, j’ai cette
chance, je n’ai pas à faire ce
genre de choix. Enfin, pas
encore…
Bolitho serra son manteau
de mer contre lui et observa le
43
canot vert qui progressait
laborieusement dans le clapot.
Les avirons plongeaient à
l’unisson, les marins de
l’armement avaient fière
allure, vêtus de leurs chemises
à carreaux, avec leurs coiffures
en toile cirée.
Le patron était cette fois-ci
le maître d’hôtel de Keen et
Bolitho en ressentit quelque
malaise à l’idée qu’Allday
n’était pas avec lui.
Il songeait à la joie de
Catherine à la perspective de
ce voyage, alors que, lorsqu’il
lui avait appris précédemment
qu’il partait pour Le Cap, elle
avait laissé éclater sa colère et
son désespoir. « Mais enfin,
44
Richard, ils ne peuvent pas
envoyer quelqu’un d’autre ?
Faut-il toujours que ce soit
toi ? »
Mais quand la nouvelle que
Godschale avait accepté sa
requête était arrivée à
Falmouth, elle avait jeté ses
bras autour de son cou comme
une enfant. Ensemble. Ce mot
qui était devenu le symbole
même de leur couple.
Depuis le mariage de Keen,
il avait l’impression qu’ils
avaient passé des jours et des
jours sur ces routes
abominables en hiver :
Londres, Falmouth, Londres
de nouveau.
45
Il repensa à leur dernière
nuit dans la petite auberge
discrète qu’Allday lui avait
recommandée. Assis au salon
en attendant Jenour, il
contemplait rêveusement le
feu, savourant le souvenir de
cet instant. Ce désir fou qu’ils
avaient l’un de l’autre, le tapis
de leur chambre devant la
cheminée. Ils s’étaient
allongés là, peu soucieux de
perdre cette nuit à dormir.
Les marins matèrent, se
figèrent face à l’arrière et le
canot s’amarra étrave bout au
quai. Le second sauta avec
élégance sur les marches
glissantes puis, après s’être
découvert, scruta les environs
46
à la recherche d’un coffre ou
de bagages. Il fut tout surpris
de n’en voir aucun.
— Bonjour, monsieur
Sedgemore, lui dit Bolitho
avec un rapide sourire.
Comme vous voyez, ma visite
sera brève.
Il s’installa dans la
chambre avec Jenour, le canot
poussa et, dès qu’ils eurent
quitté l’abri du quai, de l’eau
commença à embarquer par
l’arrière.
— Les réparations
avancent-elles
convenablement, monsieur ?
L’officier hésita avant de
répondre, peu habitué qu’il
était à entendre un officier
47
général s’adresser
familièrement à lui.
— Oui, sir Richard. Je
dirais que nous en avons
encore pour un mois.
Bolitho observait des
chaloupes de l’arsenal qui
croisaient leur route. Un canot
de servitude remorquait un
mât tout neuf destiné à
quelque vaisseau en carénage.
Si Napoléon entrait en
Espagne, il allait falloir
renforcer le blocus maritime
comme jamais, jusqu’au jour
où il serait possible de
débarquer une armée et
d’affronter les Français sur le
champ de bataille. Il eut une
pensée attristée pour Herrick.
48
Même son pauvre vieux
Benbow, si délabré qu’il fût,
risquait d’être appelé à la
rescousse.
Il entendit au loin un coup
de fusil et aperçut quelques
silhouettes courir à l’avant du
Prince Noir. Il devina qu’un
fusilier venait de tirer sur un
candidat déserteur.
Sedgemore lâcha entre ses
dents :
— Je pense qu’ils l’ont eu.
Bolitho se tourna vers lui,
très calme.
— Ne serait-il pas plus
judicieux de placer vos piquets
à terre et de les capturer s’ils
arrivent à nager jusque-là ?
49
Un cadavre n’est guère utile, si
vous voulez mon sentiment.
Il avait parlé sans élever le
ton, mais Jenour vit l’officier
se raidir comme s’il avait reçu
un soufflet.
La suite des événements le
sortit de ses pensées. Ils
escaladèrent l’échelle de
coupée le long de la muraille
glissante au milieu des trilles
des sifflets. Les fusiliers de la
garde firent claquer leurs
crosses sur le pont. Puis Keen,
toujours aussi bel homme,
s’avança pour accueillir
l’amiral.
Ils échangèrent une
poignée de main, et Keen le
50
guida jusqu’à la grand-
chambre.
— Eh bien, Val, lui dit
Bolitho en s’asseyant. Cette
fois, vous ne serez pas
condamné à me supporter
trop longtemps.
Tout en prononçant ces
mots, il observait Keen occupé
à servir deux verres de
bordeaux. De petites rides
marquaient la commissure de
ses lèvres. La tension du
commandement, les mille et
un soucis que créent un
carénage et les réparations
nécessaires au lendemain d’un
combat. Il faut reconstituer un
équipage décimé, refaire les
pleins, embarquer de la
51
poudre et des boulets, établir
de nouveaux rôles afin de
mêler les vétérans aux
volontaires novices et aux
hommes ramassés par la
presse. Bolitho avait dû
relever tous ces défis lorsqu’il
avait pris son premier
commandement, celui d’une
petite corvette.
— Je suis si heureux de
vous revoir, lui dit Keen en lui
tendant son verre. Mais votre
visite semble cacher quelque
mystère.
Il lui sourit, mais les yeux
restaient figés.
— Comment va Zénoria ?
Je suis sûr qu’elle vous
manque.
52
Keen se détourna et
commença à jouer vaguement
avec un trousseau de clés.
— On a apporté ce matin
une dépêche, amiral. Un
courrier monté de l’Amirauté.
Il ouvrit un tiroir et en
sortit un pli.
— J’avais totalement
oublié, dans l’affolement qui a
accompagné votre arrivée.
Bolitho prit l’enveloppe et
examina le sceau. Quelque
chose n’allait pas, quelque
chose que Catherine aurait
déjà deviné.
— Val, reprit-il, on
m’envoie au Cap pour y
remettre de l’ordre. Il nous
faut multiplier les patrouilles
53
côtières maintenant que le
Parlement a adopté l’abolition
de l’esclavage. Négriers,
pirates, corsaires – il faut tous
les pourchasser.
Keen le regardait comme
s’il avait mal entendu. Bolitho
poursuivit doucement :
— L’Amirauté cherche un
capitaine de vaisseau
chevronné pour lui confier ce
commandement. Pour sa
peine, il aura droit au guidon
de commodore. Je regagnerai
ensuite le Prince Noir, mais si
vous acceptez cette mission, ce
sera sans vous.
— Sans moi ? lui dit Keen
qui reposa son verre sans y
54
faire plus attention. Je
débarque du Prince Noir ?
Il leva les yeux, l’air
consterné.
— Et je devrai donc vous
abandonner, amiral ?
Bolitho lui adressa un
grand sourire.
— La guerre va atteindre
un sommet, Val. Nous allons
devoir mettre à terre une
armée en Europe. Et lorsque
l’heure sera venue, nous
aurons besoin des chefs les
plus valeureux. Cela vous
concerne naturellement au
plus haut point, vous l’avez
mérité plutôt dix fois qu’une.
[1]
Maintenant que notre Nel
55
est mort, ce sont des officiers
généraux comme vous qu’il
nous faut.
Il se rappelait ce que lui
disait le général qu’il avait vu
juste avant la prise du Cap.
Toutes les victoires navales ne
serviront de rien tant que les
fantassins anglais n’auront pas
réussi à poser le pied sur les
terres de l’ennemi.
Keen s’approcha des
fenêtres de poupe dont les
vitres étaient recouvertes de
traînées de sel. Il se pencha
vers les lames qui se brisaient
sous le tableau.
— Quelle est l’échéance,
amiral ?
56
Il semblait totalement
décontenancé par la nouvelle
tournure des événements.
Comme pris au piège.
— Très bientôt. Je sais de
bonne source que le Prince
Noir en a encore pour un bon
mois de carénage.
Keen se détourna.
— Dites-moi ce que je dois
faire, amiral.
Bolitho attrapa un couteau
et déchira la grosse enveloppe.
— Je sais ce qu’il en coûte
de quitter celle que l’on aime.
Mais c’est le lot de tout officier
de marine. Son devoir consiste
également à saisir chaque
occasion de promotion, s’il en
57
a la compétence et s’il peut en
faire bénéficier son pays.
Keen regardait ailleurs.
— J’accepte, amiral.
Il n’avait pas hésité une
seconde.
Bolitho parcourut
rapidement le courrier rédigé
d’une écriture très nette, puis
lui répondit, l’air grave :
— Tant que vous serez ici,
Val, il y a une autre corvée qui
vous attend – il fit glisser la
lettre à travers la table : Une
commission d’enquête va être
convoquée à l’hôtel du
gouverneur, à Portsmouth.
Leurs Seigneuries ont décidé
que le contre-amiral Herrick
58
passerait en cour martiale à la
date indiquée.
Keen saisit la lettre.
— Manquement à son
devoir et conduite
inappropriée… – il ne parvint
pas à continuer : Mon Dieu,
amiral…
— Poursuivez. La cour se
réunira à bord du Prince Noir,
que vous commandez et qui
est mon navire amiral.
Keen hocha la tête, il venait
de comprendre.
— Dans ce cas, amiral, je
pars pour Le Cap – puis,
amer : On n’a pas besoin de
moi ici.
Bolitho prit sa coiffure que
lui tendait le garçon de carré.
59
— Lorsque vous serez paré,
Val, je vous prierai de me
dire… de nous dire. C’est à
cela que servent les amis.
Keen l’observait avec
intensité.
— Cela, je ne l’oublierai
jamais.
— J’y compte bien – il
hésita en entendant la garde se
rassembler à la coupée : Votre
souffrance est la mienne, les
miennes ont trop souvent été
les vôtres.
Ebenezer Julyan, le
maître-pilote, traînait près de
la roue et Bolitho devina qu’il
le faisait exprès, pour le voir. Il
avait l’impression que c’était
hier. Il revoyait l’air réjoui de
60
Julyan lorsqu’ils s’étaient
dirigés droit sur le San Mateo
qui les dominait de toute sa
hauteur. Bolitho lui avait
donné sa coiffure galonnée
d’or afin de faire croire à
l’ennemi que le Prince Noir
avait été pris par les Danois. Il
l’appela :
— Avez-vous donné ce
chapeau à votre fils, monsieur
Julyan ?
L’homme se mit à rire.
— Sûr que oui, amiral. Ça a
fait un de ces tintouins dans le
village ! Quel plaisir de vous
revoir, sir Richard !
Bolitho reconnut bien
d’autres visages, les visages de
ceux qui avaient affronté eux
61
aussi la mort ce jour-là. Cela
lui remit en mémoire les
commentaires désabusés de
Keen. Il effleura le médaillon
d’argent qu’il portait sous sa
chemise, ce médaillon qu’elle
lui avait passé ce matin autour
du cou comme elle le faisait
chaque fois qu’ils se
séparaient, ne fût-ce que pour
quelques heures.
Que la Providence te guide
toujours. Que mon amour te
protège à jamais.
Quand il voyait Keen aussi
abattu, il avait presque honte
de rêver au bonheur immense
qu’elle lui avait donné.
62
Catherine, Lady Somervell,
s’approcha de la fenêtre qui
donnait sur un petit balcon en
fer forgé et contempla le
spectacle de la Tamise dont les
flots roulaient sous ses pieds.
À l’heure de son arrivée, la
ville était complètement
réveillée, sa voiture souillée de
boue s’était immobilisée
devant sa petite maison
élégante de Chelsea. Les rues
grouillaient de charrettes de
marchands qui ravitaillaient
les marchés en viande,
poisson, légumes dans un
concert de cris. Cela lui
rappelait le Londres qu’elle
avait connu dans son enfance,
63
cette ville qu’elle commençait
de faire découvrir à Bolitho.
Le voyage avait été long et
pénible sur cette route
affreuse, bordée d’arbres sans
feuilles, éclairée par une lune
blafarde ou noyée sous une
pluie torrentielle une heure
plus tard. Ils avaient fait moult
haltes pour boire et se
restaurer, mais Yovell, le
secrétaire de Bolitho
originaire du Devon, avait
toujours procédé à une
inspection détaillée des
auberges afin de s’assurer
qu’elle pouvait y pénétrer sans
crainte. Plusieurs fois, il avait
repris sa place dans la voiture
64
et fait signe à Mathieu de
passer son chemin.
Elle se disait qu’ils avaient
été merveilleux d’attention
pour elle. À chaque halte, ils
refaisaient le plein de sa
bouilloire en cuivre,
s’assuraient qu’elle était
correctement emmitouflée
dans sa couverture et dans son
grand manteau de velours.
Elle, qui était pourtant d’un
naturel indépendant, avait
apprécié leur compagnie.
Lorsque l’on venait de
Falmouth, la maison vous
faisait une impression étrange.
L’air était humide, la demeure
avait quelque chose de
bizarre. Catherine constata
65
avec plaisir que l’on avait
allumé du feu dans presque
toutes les pièces. Elle songeait
à la maison grise des Bolitho,
en contrebas du château de
Peiulennis, et se surprit elle-
même de la regretter à ce
point. Elle entendit les rires
d’Allday dans la cuisine puis
quelqu’un d’autre, sans doute
le dévoué et taciturne Ozzard,
occupé à remettre du bois
dans une cheminée.
Pendant le voyage et
profitant de ce que la route
était convenable, tandis que
Yovell s’était assoupi et
qu’Ozzard s’était installé sur le
siège du cocher, elle avait
engagé la conversation avec
66
Allday. Elle avait écouté avec
la plus grande attention les
réponses qu’il apportait à ses
questions, le récit qu’il lui
faisait de sa vie, de sa jeunesse
passée en compagnie de celui
qu’elle aimait. Des histoires de
bâtiments et de combats,
même si elle savait qu’il
éludait le plus souvent ce
dentier point. Il n’avait jamais
essayé de la choquer ni de
l’impressionner et elle se
sentait autorisée à s’adresser
très librement à lui, comme à
un égal, presque comme à un
ami.
Cela dit, il s’était assombri
lorsqu’elle lui avait parlé de
Herrick.
67
— Quand je l’ai connu, il
était lieutenant de vaisseau à
bord de la vieille Phalarope.
C’était en 1782 – il avait
esquissé son fameux sourire :
Pour sûr, on peut pas dire que
j’étais vraiment volontaire, si
je peux me permettre. Quand
le commandant a fini par
débarquer de la Phalarope, il
nous a emmenés avec lui.
Bryan Ferguson et moi. Puis je
suis devenu son maître
d’hôtel.
Il avait hoché la tête
comme un vieux chien.
— Y en a d’l’eau qu’a coulé
sous les ponts depuis
c’t’époque.
68
Puis, la regardant droit
dans les yeux :
— L’amiral Herrick est un
homme assez têtu, si vous me
passez l’expression, milady.
Un vrai gentilhomme, ce qui
se fait plutôt rare de nos jours,
mais…
Catherine l’avait dévisagé
sans trop savoir que dire, et
avait finalement déclaré :
— Sir Richard se fait
beaucoup de souci pour lui.
Comment dire ? C’est son plus
vieil ami.
Son intervention avait
donné à Allday le temps de
réfléchir.
— Son plus vieil ami après
moi, milady ! Mais vous
69
changerez jamais les gens,
quelles que soient les
circonstances. Tout amiral
qu’il est, un héros même aux
yeux de beaucoup, et on peut
pas lui enlever ça, mais il est
resté le jeune capitaine de
vaisseau que j’ai vu pleurer
après la perte d’un ami.
— Racontez-moi tout cela.
Allday. Il y a tant de trous que
je voudrais… que j’aimerais
tellement combler.
La voiture avait fait une
embardée dans une ornière et
Yovell s’était réveillé sous le
coup avec un grognement.
— Où sommes-nous donc ?
Allday avait continué de la
regarder dans les yeux,
70
comme il avait fait à Port-aux-
Anglais, à une époque où son
mari vivait encore, l’époque à
laquelle Bolitho était redevenu
son amant après des années de
séparation stupide.
— Laissez-moi vous dire
une bonne chose, milady, et
vous faites pas de mouron.
Avec cette traversée jusqu’au
Cap, vous allez découvrir celui
que nous, nous connaissons,
pas celui qu’il est quand il
rentre de mer. Vous allez
découvrir l’officier de la
marine royale.
Elle s’était entendue
éclater de rire.
— À mon avis, Allday, c’est
vous qui essayez de combler
71
ce que vous ne savez pas de
moi !
Et à présent, elle était seule
dans la pièce où Bolitho et elle
avaient fait l’amour avec tant
de passion, comme pour
rattraper les années perdues.
Elle songeait à Valentine
Keen, à son air hagard
lorsqu’il lui parlait de ses
espoirs, mais aussi de ses
craintes, à propos de son
mariage avec Zénoria. Encore
un mystère : ils formaient tous
un groupe d’amis si soudé –
les « Heureux Élus » de ce
pauvre Oliver Browne –, et
pourtant, il y avait ce froid
entre Herrick et Keen. Etait-ce
72
à cause de Bolitho, ou bien de
Zénoria ?
Elle n’avait jamais dit à
Bolitho ce qu’elle avait surpris
sur le visage d’Adam le jour du
mariage de Keen. Après tout,
peut-être s’était-elle trompée.
Mais, à l’instant même où elle
se fit cette remarque, elle sut
qu’elle avait raison. Elle avait
assez vécu pour deviner
qu’Adam, ce neveu de Richard
qui était pour lui comme un
fils, était tombé amoureux de
Zénoria, l’épouse de Keen.
Cela dit, Adam était
désormais capitaine de
vaisseau, un jeune capitaine
de vaisseau, certes, et sa
première frégate, l’Anémone,
73
était quelque part en mer au
sein de l’escadre de la Manche.
Cela valait aussi bien, au
moins le temps que les choses
s’apaisent.
Elle se débarrassa de son
manteau et s’examina d’un œil
critique dans le miroir. Elle
avait en face d’elle une femme
que l’on enviait, que l’on
admirait et haïssait à la fois. Et
elle s’en moquait royalement.
Elle ne voyait en elle-
même que la femme aimée par
le héros proclamé par toute
l’Angleterre. Son homme. Elle
se mit à sourire en se
remémorant les confidences
aigres-douces d’Allday. Son
74
homme, pas l’officier de la
marine royale.
Plus tard dans la soirée,
elle regagna sa demeure pour
y attendre Bolitho, alors qu’on
ne lui avait rien dit de son
heure d’arrivée. Il passa la
porte, donna son manteau et
sa coiffure à la nouvelle
servante et prit Catherine
dans ses bras.
Ils s’embrassèrent. Puis,
elle ne le quitta pas des yeux
pendant de longues secondes.
— Thomas Herrick va
passer en cour martiale.
Catherine noua ses bras
autour de son cou.
— Les nouvelles que j’ai à
t’apprendre ne sont pas très
75
bonnes non plus.
Il se détacha d’elle et la
regarda, inquiet.
— Kate, tu n’es pas malade
au moins ? Que se passe-t-il ?
— Une femme est venue
ici, aujourd’hui.
— Qui cela ?
— Elle a laissé sa carte –
elle parlait d’une voix rauque,
comme abattue : On « avait
pensé » que tu serais ici.
Elle le regarda en face.
— Ta fille est souffrante. La
personne qui est venue porter
le message n’a rien voulu dire
d’autre.
Bolitho s’attendait à
découvrir sur son visage
quelque signe d’amertume ou
76
de rancœur. Mais non. Elle
affichait un sentiment qui
ressemblait davantage à de la
soumission, soumission à ce
qui avait toujours été et serait
toujours.
— Richard, tu dois y aller,
reprit-elle. Ce que tu éprouves
pour ta femme ne compte pas,
ni ce qu’elle a manigancé avec
mon défunt mari. Il n’est ni
dans ton caractère ni dans le
mien de fuir.
Elle effleura sa joue, tout
près de son œil malade. Sa
voix n’était plus qu’un
murmure, si faible qu’il
peinait à l’entendre.
— Certains peuvent dire de
moi que je suis la putain de
77
l’amiral, ce sont des imbéciles
qui méritent davantage la pitié
que le mépris. Lorsque tu me
regardes comme tu le fais en
ce moment, je ne peux me
décider à te laisser aller. Et
chaque fois que tu entres au-
dedans de moi, c’est comme la
première fois, je me sens
renaître.
Elle releva le menton et il
vit cette petite veine qui
battait sur son cou.
— Mais quelqu’un qui
s’interposerait entre nous,
mon chéri ? Seule la mort en
sera capable.
Elle se détourna de lui et
appela Allday dont elle savait
78
bien qu’il attendait dans
l’entrée.
— Allez-y avec lui, vous
êtes son bras droit. Compte
tenu des circonstances, je ne
puis y aller moi-même. Cela
ne servirait qu’à lui faire du
mal.
La voiture était devant la
porte. Bolitho lui dit :
— Attends-moi, Kate.
Il semblait fatigué, mais
encore plein de vigueur. Après
ce voyage, il était tout
ébouriffé et seule tranchait sur
sa chevelure noire la mèche
blanche rebelle qui cachait
cette terrible cicatrice qu’il
avait au front, au-dessus de
l’œil droit. Il avait un visage
79
juvénile aux traits fins et on
aurait pu se croire en face du
capitaine de vaisseau
qu’Allday décrivait avec tant
de verve. Catherine se
rapprocha de lui et passa la
main sur le vieux sabre de
famille, celui qui figurait sur
tous les portraits accrochés à
Falmouth.
— S’il est une chose dont je
rêve en ce monde, ce serait de
te donner un fils qui le
porterait à son tour. Mais j’en
suis incapable.
Il la serra plus fort, sachant
pertinemment que si elle se
laissait aller maintenant, il ne
pourrait plus jamais partir, ni
aujourd’hui ni plus tard.
80
— Un jour, Kate, tu m’as
dit que j’avais besoin d’amour
« comme le désert a besoin de
pluie ». Rien n’a changé, c’est
toi que je désire et tout le reste
n’est que broutilles.
Lorsque la porte se fut
refermée, elle se dirigea vers
l’escalier. Yovell attendait là,
occupé à essuyer
consciencieusement ses
bésicles cerclées d’or.
Catherine dit tout haut,
comme s’il n’était pas là :
— Si elle essaye de s’en
prendre encore une fois à lui,
je la tuerai.
Yovell la regarda monter.
Le désespoir et la colère ne
parvenaient pas à diminuer sa
81
beauté, une beauté qui faisait
tourner tant de têtes. Il songea
à tous les soucis qui se
présentaient devant eux.
Herrick qui allait passer en
cour martiale, les rumeurs
concernant le mariage de
Keen, et puis maintenant, cela.
Après tout, il valait peut-
être mieux qu’ils s’en aillent
au Cap.
82
II
COMME DEUX
ÉTRANGERS
83
protégés en échangeant les
derniers ragots sur leurs
maîtres respectifs.
La voiture s’immobilisa
dans un grincement de freins.
Bolitho aperçut le visage
d’Allday dans la lueur d’un
réverbère. Il descendit, battit
la semelle pour se dégourdir
les jambes et se donner le
temps de prendre bonne
figure.
Un feu avait été allumé
dans une ruelle. Les flammes,
à peine visibles, étaient
dissimulées par les nombreux
palefreniers et cochers qui
allaient attendre là, toute la
nuit si nécessaire, le caprice
de leurs maîtres et de leurs
84
maîtresses. Peut-être pour les
reconduire après quelque
souper somptueux ou autre
partie de cartes dans les salles
de jeu qui bordaient la place.
Bolitho était ici dans l’autre
Londres, celui qu’il avait fini
par tant détester. Une ville
suffisante, qui ne réfléchissait
à rien, incapable de la
moindre pitié. Aussi différente
du Londres de Catherine que
l’étaient des marins de Bolitho
tous ces prétentieux sans
cervelle.
— Attendez ici, Mathieu –
il jeta un coup d’œil à Allday :
Et vous, mon vieux, venez avec
moi.
Allday resta silencieux.
85
La cloche n’avait pas fini de
tinter que la porte s’ouvrit
devant eux. La silhouette d’un
valet de pied se découpait à la
lumière des chandeliers, mais
ses traits restaient invisibles.
On eût dit une sculpture en
bois exposée dans une galerie
à la mode.
— Monsieur ?
— Sir Richard Bolitho,
matelot ! répliqua sans
ménagement Allday.
Le valet se courba en deux.
Bolitho nota que le superbe
hall d’entrée avait été
complètement refait. Des
rideaux rouge bordeaux
remplaçaient ceux qu’il avait
vus lors de sa dernière visite.
86
Et qui étaient déjà eux-mêmes
tout neufs.
Il surprit des conversations
à voix basse et des éclats de
rire qui venaient de la salle à
manger à l’étage. Ce n’était pas
exactement ce à quoi il s’était
préparé.
— Si vous voulez bien
attendre ici, sir Richard,
suggéra le valet de pied qui
avait retrouvé un peu de son
aplomb. Je vais vous
annoncer.
Il ouvrit une porte. Bolitho
reconnut une autre pièce en
dépit des aménagements
luxueux qu’elle avait subis.
C’est ici qu’il avait vu Belinda
après le complot qu’elle avait
87
monté avec le vicomte
Somervell, l’époux défunt de
Catherine. Ils avaient réussi à
faire incarcérer cette dernière
à la prison de Waites en
invoquant des motifs inventés
de toutes pièces. Ils espéraient
en agissant ainsi qu’elle serait
condamnée à la déportation. Il
n’oublierait jamais le moment
où il avait découvert Catherine
dans cette geôle infecte
peuplée de faillis et de fous.
Mais Catherine n’était pas le
genre de femme que l’on peut
mettre en cage, elle serait
morte plutôt. Non, il
n’oublierait jamais.
— Mais c’est Sir Richard !
88
Bolitho aperçut une femme
qui se tenait dans l’embrasure,
probablement « le messager ».
Lady Lucinda Manners, sans
doute l’une des amies les plus
intimes de Belinda. Celle qui
était venue déposer ce billet
chez Catherine à Chelsea. Ses
cheveux blonds faisaient une
pyramide sur son crâne, sa
robe était coupée ou
descendue si bas qu’elle lui
couvrait à peine la gorge… Elle
l’observait, un sourire amusé
aux lèvres.
— Lady Manners ? – il
s’inclina légèrement : J’ai
trouvé votre billet en arrivant
à Londres.
89
— Peut-être, sir Richard,
pourrais-je vous tenir
compagnie jusqu’à ce que
Lady Bolitho soit en mesure
d’abandonner ses invités – et,
apercevant Allday pour la
première fois : Je m’imaginais
que vous viendriez seul.
Bolitho resta impassible.
Ça, je m’en serais douté. La
bête faisait patte de velours :
encore une tentative pour
l’amadouer.
— Je vous présente Mr.
Allday. Un compagnon et
même un ami.
Il y avait dans le hall un
fauteuil à haut dossier destiné
au portier et Allday s’y installa
précautionneusement.
90
— Je reste là à portée, au
cas que vous m’appelleriez, sir
Richard.
La lueur d’une bougie jeta
un bref éclat sur la platine du
gros pistolet dissimulé sous sa
vareuse.
Lady Manners avait aperçu
l’arme, elle aussi, et dit d’une
voix un peu forcée :
— Mais vous n’avez rien à
craindre dans cette demeure,
sir Richard !
Il la regarda froidement.
— Je suis heureux de
l’apprendre, madame. Bon, s’il
vous était possible de ne pas
retarder cette entrevue, je
vous en serais fort
reconnaissant.
91
Les murmures qu’ils
entendaient au-dessus de
leurs têtes cessèrent
brusquement, comme si toute
la maison écoutait. Bolitho
entendit le froufrou d’une robe
de soie contre les lambris, elle
descendait ses superbes
escaliers. Elle s’arrêta deux
marches avant le rez-de-
chaussée et l’examina
calmement, semblant
chercher quelque chose qui lui
aurait manqué.
— Ainsi vous êtes venu,
Richard.
Et elle lui tendit la main,
mais il ne broncha pas.
— Pas de faux-semblant. Je
suis venu pour notre enfant.
92
C’est en quelque sorte…
— … un devoir, c’est cela
que vous alliez dire ? Un
devoir où entre certainement
de l’affection.
Bolitho balaya
ostensiblement des yeux les
décorations magnifiques.
— J’ai le sentiment que la
protection que je vous offre
suffit plus qu’amplement, et
plus qu’elle n’est méritée.
On entendit le fauteuil
grincer. Elle s’exclama :
— Je préférerais ne pas
évoquer ce genre de sujet
devant des domestiques, qu’il
s’agisse des vôtres ou des
miens !
93
— Nous ne parlons pas la
même langue.
Bolitho se rendait compte
qu’il parvenait à s’adresser à
elle sans haine, sans ressentir
aucun des sentiments qu’il
avait redoutés. Penser qu’elle
l’avait même accusé de l’avoir
épousée pour la pire des
raisons possibles, sa
ressemblance troublante avec
Cheney, sa première femme.
— Allday a partagé avec
moi tous les dangers possibles,
toutes les horreurs de cette
fichue guerre – c’est un
homme que vous-même et vos
amis, comme vous les appelez,
méprisez cordialement, alors
qu’il risque chaque jour sa vie
94
pour préserver votre petit
confort.
Et il ajouta brusquement,
soudain pris de colère :
— Comment va Elizabeth ?
Elle était sur le point de
répliquer, mais renonça.
— Suivez-moi.
Allday se pencha
légèrement jusqu’à ce qu’ils
aient disparu au tournant des
escaliers. Il n’y avait pas trop
de raisons de s’en faire.
Bolitho était capable
d’encaisser beaucoup de
choses, mais il avait montré
d’entrée de jeu de quel bois il
se chauffait à cette lady et à
l’autre putasse à moitié nue
95
qui n’aurait pas détonné sur
un trottoir à Plymouth.
Il songea à leur traversée
jusqu’au Cap. Voilà qui était
totalement nouveau. Avec
Lady Catherine, le
commandant Keen et le jeune
Jenour, cela risquait fort de
ressembler davantage à une
croisière d’agrément qu’à une
mission au service du roi. Il
pensait à Lady Catherine.
Comme elle était différente
des catins que l’on rencontrait
ici. Elle était grande et belle,
une vraie femme de marin,
capable de chavirer le cœur
d’un homme rien qu’en le
regardant. Elle était aussi
capable de s’occuper des
96
affaires de Bolitho à Falmouth
et, à en croire Ferguson, le
majordome et grand ami
d’Allday, y avait accompli des
miracles. Elle était de fort bon
conseil lorsqu’il s’agissait de
faire fructifier la propriété, et
lorsqu’il avait fallu combler les
pertes subies par la famille, à
l’époque où le père de Bolitho,
le commandant James, avait
été contraint de vendre des
terres pour rembourser les
dettes de jeu de son autre fils.
À présent, ils étaient tous
morts, songeait-il amèrement.
À l’exception du jeune Adam, à
qui Bolitho avait donné son
patronyme, il n’en restait plus
un seul. Imaginer que la
97
grande demeure toute grise
pourrait se vider lorsque plus
aucun de ses fils ne rentrerait
de mer le remplissait de
tristesse.
Voilà un sentiment qu’il
partageait avec Bolitho et qui
le tourmentait dans son for
intérieur : qu’un beau jour,
une lame ennemie ou un
boulet de canon les séparerait.
Ils étaient comme un chien et
son maître, chacun craignant
que l’autre se retrouve seul.
Là-haut, les conversations
avaient repris dans la salle à
manger, mais Bolitho n’y prêta
guère d’attention. Ils
arrivèrent devant une porte
décorée de dorures. Belinda se
98
tourna vers lui et lui dit d’une
voix glacée :
— Vous êtes le père
d’Elizabeth et j’ai jugé que je
devais vous informer. Si vous
aviez été en mer, j’aurais agi
différemment. Mais je savais
que vous vous trouviez avec…
elle.
— Vous avez bien fait, lui
répondit-il en lui rendant un
regard tout aussi froid. Si ma
dame avait contracté la fièvre
au chevet de cette
malheureuse Dulcie Herrick,
je crois bien que j’aurais mis
fin à mes jours – il vit que le
coup avait fait mouche : Mais
pas avant de m’être
débarrassé de vous !
99
Il ouvrit la porte et une
femme en robe noire, qu’il
supposa être la gouvernante,
se leva en le voyant. Bolitho la
salua d’un signe de tête puis se
pencha sur l’enfant qui était
couchée sur son lit, tout
habillée, à demi recouverte
d’un châle.
— Elle dort, fit doucement
la gouvernante.
Mais c’est Belinda qu’elle
regardait et non pas lui.
Elizabeth avait six ans, ou
allait du moins les avoir dans
trois mois. Elle était née au
moment où Bolitho se trouvait
à San Felipe à bord de son
vaisseau amiral, l’Achate, un
soixante-quatre. Keen était
100
alors son capitaine de pavillon.
C’est au cours d’un combat
dans cette île qu’Allday avait
reçu en pleine poitrine le
terrible coup de sabre qui
avait failli le tuer. Il se
plaignait rarement des
séquelles, mais sa blessure le
laissait parfois à bout de
souffle, tétanisé par une
douleur dont il souffrait
épisodiquement.
— Elle est tombée, dit
Belinda.
La fillette sembla se
réveiller au son de sa voix.
Bolitho se remémorait la
dernière fois qu’il l’avait vue.
C’était tout sauf une enfant,
une grande personne en
101
miniature, déjà déguisée de
froufrous et de soieries,
comme la dame de qualité
qu’elle serait un jour.
Il avait souvent comparé sa
propre enfance à la sienne. Les
jeux auxquels ils se livraient
avec son frère Hugh, ses
sœurs, des enfants du village,
entre ces bateaux de pêche de
Falmouth à l’étrave relevée. Ils
menaient une vie saine, sans
devoir subir la contrainte
d’une gouvernante, ni même la
présence lointaine d’une mère
que sa fille ne voyait
apparemment guère plus
d’une fois par jour.
— Quel genre de chute ?
demanda-t-il brutalement.
102
Belinda haussa les épaules.
— Elle est tombée de son
poney. Le maître de manège la
surveillait de près, mais elle a
voulu faire l’effrontée. Elle
s’est fait mal au dos.
Bolitho s’aperçut soudain
que sa fille, les yeux grands
ouverts, le regardait fixement.
Comme il se penchait pour lui
caresser la main, elle se
détourna brusquement et
essaya de se réfugier auprès de
sa gouvernante.
— Pour toi, ce n’est qu’une
étrangère, fit lentement
Belinda.
— Nous sommes tous
étrangers les uns aux autres
103
dans cette maison, lui
répondit Bolitho.
Il avait surpris une grimace
de douleur sur le visage de
l’enfant.
— Avez-vous fait venir un
médecin ? Un bon médecin,
j’entends.
— Oui.
Cela sonnait comme : oui,
naturellement.
— Combien de temps après
l’accident ?
Il sentait le regard de la
gouvernante aller de lui à elle,
comme un second
inexpérimenté au cours d’un
duel.
— J’étais absente lorsque
cela s’est produit. On ne peut
104
pas me demander de tout
faire.
— Je vois.
— Comment, je vois ? – elle
n’essayait plus de dissimuler
sa colère et son mépris : Vous
ne tenez aucun compte du
scandale que vous avez créé en
vivant avec cette femme –
comment pourriez-vous
seulement espérer
comprendre ?
— Je vais faire demander
un vrai chirurgien.
Le ton sur lequel Belinda
lui parlait le laissait
parfaitement indifférent. Cette
femme était celle qui avait
abandonné Dulcie Herrick
mourante après avoir simulé
105
la plus parfaite amitié. Celle
qui avait essayé de tirer profit
de la répugnance de Herrick
pour la liaison qu’elle
entretenait avec son mari, qui
avait tenté de la discréditer
avant de fuir finalement cette
maison devenue pestilentielle.
Il essaya de ne plus songer à
son vieil ami Herrick. Lui
aussi, il vivrait ou mourrait
dans le déshonneur si la cour
martiale en décidait ainsi. Il
lui répondit enfin :
— Pour une fois, essayez
donc de penser aux autres
avant de penser à vous-même.
Il s’approchait de la porte
lorsqu’il prit conscience de ce
qu’il ne l’avait pas une seule
106
fois appelée par son prénom. Il
aperçut alors un curieux
passer la tête par l’ouverture
de la salle à manger.
— Je suppose que vos amis
vous attendent.
Elle l’accompagna jusqu’en
haut des marches.
— Un jour, Richard, votre
célèbre chance vous
abandonnera ! Et je ferai tout
mon possible pour assister à
ce spectacle !
Bolitho descendit dans le
hall, Allday bondit de son
fauteuil.
— Nous rentrons à Chelsea,
Allday. Je vais demander à
Mathieu de porter un billet à
Sir Piers Blachford, de
107
l’Académie de chirurgie. Je
crois que cela vaut mieux.
Il s’arrêta à la portière de la
voiture pour contempler le feu
autour duquel de sombres
silhouettes se pressaient.
— On respire mieux dès
que l’on sort d’ici.
Allday monta avec lui sans
dire un mot. Il y avait de
l’orage dans l’air, tous les
signes étaient là.
Il avait surpris le regard
que lui avait jeté Belinda en
haut des marches. Elle aurait
fait n’importe quoi pour faire
revenir Bolitho, mais elle
serait tout aussi contente de le
savoir mort. Il sourit : Dans ce
108
cas, il faudra qu’elle me passe
sur le corps, ça, c’est sûr !
109
chose était étrange. Ils avaient
tous deux servi comme
capitaines de vaisseau au
cours de la guerre de
l’Indépendance américaine, ils
avaient en outre été promus le
même jour. À présent, les
traits plutôt délicats de
Godschale s’étaient empâtés,
tout comme son corps. Ses
joues rubicondes portaient les
stigmates que donne l’abus de
la bonne chère. Dans ces lieux,
à l’Amirauté, dans ces bureaux
somptueux, son pouvoir
éprouvait sans mélange tout
bâtiment, gros ou petit,
chaque port de guerre.
L’amiral eut un sourire
ironique : le roi était sans
110
doute incapable de tous les
citer par leur nom, mais il
aurait bien été le dernier à en
parler.
— Vous me semblez
fatigué, sir Richard.
La remarque sortit Bolitho
de ses pensées.
— C’est vrai, un peu
fatigué.
Il prit le verre que
Godschale avait fait tiédir au-
dessus des flammes. Il n’était
pas encore midi, mais il
sentait qu’il en avait besoin.
— J’ai appris que vous
étiez sorti la nuit dernière.
J’espérais…
Un éclair passa dans les
yeux gris de Bolitho.
111
— Puis-je vous demander
qui vous a dit que je m’étais
rendu chez ma femme ?
Godschale se renfrogna.
— Lorsque je l’ai su, j’ai
caressé l’idée que vous vous
rapprochiez peut-être de votre
épouse.
Bolitho lui jetait toujours
un regard incendiaire et il
perdait de son assurance.
— Peu importe. Il s’agit de
votre sœur, Mrs. Vincent. Elle
m’a écrit récemment au sujet
de son fils. Miles. Vous avez
décidé de ne plus le protéger,
il me semble, alors qu’il
servait comme aspirant à bord
du Prince Noir… Vous vous
êtes montré un peu sévère
112
envers ce jeune homme, sans
doute ? Surtout si l’on songe
qu’il venait de perdre son
père.
Bolitho avala son cognac
d’un trait et attendit que cela
le calme.
— En réalité, milord, j’ai
été trop bon avec lui.
Voyant que Godschale
levait un sourcil dubitatif, il
expliqua :
— Il n’était absolument pas
fait pour ce métier. Si je
n’avais pas agi comme je l’ai
fait, j’aurais prescrit à mon
capitaine de pavillon de le
faire passer en cour martiale
pour lâcheté devant l’ennemi.
Et pour quelqu’un qui adore
113
rendre public le moindre
scandale, j’ai l’impression que
ma sœur n’a rien compris du
tout !
— Parfait.
Les paroles manquaient
soudain à Godschale, ce qui
était plutôt rare chez lui. La
jalousie. Ce mot lui courait
dans la tête. Il réfléchit : il
était tout-puissant, il était
riche, il ne risquait pas comme
les commandants placés sous
ses ordres d’y laisser la vie ou
un bras. Il était affligé d’une
femme tristounette, mais
parvenait à trouver quelque
réconfort dans d’autres bras.
Et il songea alors à la
ravissante Lady Somervell.
114
Mon Dieu, pas besoin de me
demander encore pourquoi je
suis jaloux de ce garçon
impossible.
Il insista tout de même :
— Mais vous y êtes donc
allé ?
— Ma fille est souffrante,
répondit Bolitho en haussant
les épaules.
Pourquoi est-ce que je lui
raconte tout ça ? Cela ne le
regarde pas.
Comme l’histoire de
l’aspirant. Une autre tentative
pour le sonder. Il connaissait
suffisamment son Godschale
de réputation, celui d’hier
comme celui d’aujourd’hui,
pour savoir qu’il n’hésiterait
115
pas à faire pendre ou fouetter
quiconque menacerait la
sécurité de sa position. De
même qu’il n’avait jamais
manifesté le moindre intérêt
pour les hommes qui, mois
après mois, affrontaient la
tempête ou l’encalminage et
une mort atroce en prime.
— Je suis désolé. Que peut-
on faire ?
— Lady Catherine
s’entretient en ce moment
même avec un chirurgien
qu’elle connaît parfaitement.
Son œil blessé se mit
soudain à le picoter, comme
pour lui rappeler qu’il
mentait : ce n’était pas la
raison pour laquelle elle était
116
partie consulter ce grand
échalas de Blachford.
Godschale hocha
pensivement la tête : la femme
de Bolitho pouvait-elle
supporter cette intrusion ?
Bolitho lisait à livre ouvert
dans ses pensées. Il se
souvenait de la voix de
Catherine, allongée près de lui
dans l’obscurité. Ils avaient
passé la plus grande partie de
la nuit à discuter. Comme de
coutume, elle analysait les
choses bien plus clairement
que lui.
— Tu t’inquiètes beaucoup,
Richard, parce que tu te sens
responsable. Mais tu n’es pas
responsable. C’est elle qui a
117
fait de cette enfant ce qu’elle
est. J’ai bien souvent constaté
ce genre de phénomène. Je
vais aller voir Sir Piers
Blachford – c’est l’un des rares
en qui j’aie confiance. Je suis
sûre qu’il peut faire quelque
chose pour Elizabeth – ou
bien il trouvera quelqu’un
d’autre. Mais je ne veux pas te
voir te faire du mal en
retournant dans cette
demeure. Je sais
pertinemment qu’elle n’a pas
renoncé à le faire… Comme si
tu ne lui avais pas déjà assez
donné de toi-même.
Bolitho reprit la
discussion :
118
— Peu importe, milord, je
suis sûr que vous ne m’avez
pas appelé pour me parler de
mes soucis domestiques.
Bizarrement, Godschale
parut soulagé de changer de
sujet. Jusqu’à la prochaine
fois.
— Non, bien sûr. Bien sûr.
J’ai arrêté tous les détails de
votre mission au Cap, mon
aide de camp vous
expliquera – il se racla la
gorge à grand bruit : Mais,
pour commencer, il y a cette
cour martiale. La date est
fixée, ce sera pour la fin de la
semaine prochaine. J’en ai
avisé votre capitaine de
pavillon – il le regarda d’un
119
œil soupçonneux : Ce n’est pas
un hasard si j’ai choisi le
Prince Noir pour tenir cette
session. Vous serez entre vous.
On peut interrompre les
travaux de carénage pendant
la durée des auditions.
— Qui présidera la cour ?
demanda lentement Bolitho.
Godschale farfouilla dans
quelques papiers empilés sur
son bureau, comme s’il ne se le
rappelait pas. Il s’éclaircit la
gorge une seconde fois et finit
par lâcher :
— L’amiral Sir James
Hamett-Parker.
Bolitho crut que tout
chavirait autour de lui. Il se
souvenait trop bien de cet
120
homme-là, un homme sévère,
au visage impassible, aux
lèvres pincées. Un homme
craint bien plus qu’il n’était
respecté.
— J’irai témoigner, milord.
— Uniquement si on vous
le demande – en tant que
témoin arrivé après coup, si
j’ose dire.
Un détachement de
dragons passait dans un
claquement de sabots. Bolitho
se détourna de la fenêtre.
— Dans ce cas, il est
condamné d’avance – puis,
vivement et se surprenant lui-
même de son ton presque
suppliant : Je dois faire
121
quelque chose, milord. C’est
mon ami.
— Vraiment ? fit Godschale
en remplissant leurs verres.
Voilà qui m’amène à aborder
un autre sujet… La cour est
disposée à vous voir assurer sa
défense. En réalité, c’est moi
qui ai eu cette idée. Toute
cette affaire risque de ne
servir à rien, si ce n’est à
atteindre la Flotte. Je pense à
tous ces officiers qui sont
livrés à eux-mêmes sans
aucune aide et qui ne peuvent
compter que sur leur propre
jugement. L’armée a un pied
au seuil de l’Europe. Tous,
amiraux et commandants,
doivent garder confiance si
122
cette grande aventure se
termine par un succès. Si nous
échouons, nous n’aurons pas
droit à un nouvel essai.
Bolitho se fit la réflexion
qu’il avait affirmé exactement
le contraire lors d’un entretien
précédent, mais cela n’avait
plus d’importance.
— Voulez-vous dire que le
contre-amiral Herrick a refusé
que j’assure sa défense ?
Il revoyait encore Herrick
lors de leur dernière
rencontre, ce visage buté, ce
regard blessé, amer.
— Qui a-t-il choisi pour ce
faire ?
Godschale jeta un coup
d’œil à la pendule. Mieux
123
vaudrait que Bolitho fût parti
lorsque sa sœur arriverait, il
avait déjà bien assez de
problèmes comme cela.
— Vous avez mis le doigt
dessus, sir Richard. Il n’a
choisi personne.
Il l’observait
attentivement. Godschale
n’était pas du genre à laisser
quelqu’un mettre en péril sa
position ni son pouvoir. Mal à
l’aise, il se demanda soudain si
ce que l’on disait de cet
homme était vrai. Et si lui-
même allait succomber au
charisme de Bolitho ?
— Il est cependant une
chose que vous pourriez faire.
124
Assez surpris, Bolitho
assistait à la lutte intérieure
qui se déroulait chez l’amiral.
Pour dire vrai, il ne l’avait
encore jamais vu réagir ainsi.
— Je ferais n’importe quoi.
Godschale transpirait
légèrement, et ce n’était ni
l’effet du cognac ni celui de la
flambée.
— Le contre-amiral
Herrick se trouve à
Southwark. Le prévôt doit
venir le prendre là-bas après-
demain pour le conduire à
Portsmouth par la diligence.
Vous devrez faire preuve de la
plus grande discrétion, la
Flèche de Portsmouth est
empruntée par de nombreux
125
marins et vous pourriez être
reconnu. Cela risquerait de
vous entraîner trop loin…
peut-être même de vous faire
accuser de collusion.
Bolitho leva la main pour
l’arrêter.
— Je vous remercie de ce
que vous faites, amiral. Cela
compte pour moi plus que
vous ne sauriez croire. Mais,
un jour, je vous le revaudrai, si
je le puis. Et ne craignez rien :
vous ne m’avez rien dit.
Godschale essaya de
prendre l’air modeste, sans
vraiment y parvenir.
— De toute manière,
personne ne croirait que vous
126
avez appris quelque chose,
encore moins venant de moi !
Alors que les portes
s’étaient refermées depuis
longtemps derrière Bolitho,
Godschale contemplait encore
la fenêtre près de laquelle
s’était tenu son visiteur. Il
avait vaguement envie de
regretter ce qui s’était passé,
et pourtant, il se sentait
soulagé.
Tout sourire, le secrétaire
apparut après avoir entendu
son maître le sonner.
— Milord ?
— Faites chercher ma
voiture. Immédiatement.
Le secrétaire jeta un
regard à la pendule, tout
127
étonné de la conduite de
l’amiral.
— Mais, milord, Mrs.
Vincent doit arriver dans une
heure !
— Faut-il que je vous
répète deux fois les choses ?
Ma voiture !
Le secrétaire s’éclipsa et
Godschale se remplit un autre
verre de cognac.
Je suis jaloux. Il avait parlé
à haute voix dans la pièce où il
se trouvait seul : « Le diable
vous emporte, Bolitho, vous
me faites prendre un sacré
coup de vieux ! Plus tôt vous
aurez repris la mer, mieux cela
vaudra, pour nous tous ! »
128
Il faisait nuit noire lorsque
la voiture de Bolitho s’arrêta
devant l’auberge de
Southwark. Ils avaient franchi
cahin-caha London Bridge
pour passer sur la rive sud de
la Tamise. Il avait l’impression
de flairer l’odeur de la mer et
des nombreux navires à
l’ancre. Il se demanda si Allday
se faisait la même remarque,
s’il songeait déjà à leur
traversée pour Le Cap.
Il entendit Mathieu
pousser un juron dans son
siège et sentit les roues
tressauter dans un éboulis de
pierres. Mathieu jurait
rarement, c’était un cocher
hors pair, mais ils avaient dû
129
emprunter cette voiture pour
la circonstance. Il leur aurait
été impossible de garder le
secret si qui que ce soit avait
aperçu les armes de Bolitho.
Ils ralentirent en dépassant
une lourde malle-courrier qui
stationnait devant la célèbre
Auberge de George, point de
départ pour de très nombreux
officiers de marine d’un
voyage long et inconfortable à
destination de Portsmouth. On
avait dételé les chevaux et la
voiture semblait abandonnée,
mais de nombreux valets
d’écurie et autres garçons de
l’auberge s’occupaient déjà à
charger coffres et malles sur le
toit tandis que les voyageurs
130
avalaient un dernier repas
solide arrosé de madère ou de
bière selon l’humeur de
chacun. Auberge de George
était l’endroit de Londres
entre tous où Bolitho risquait
fort d’être reconnu.
Une auberge plus modeste,
Au Cygne, se trouvait un peu
plus loin le long de la route.
C’était également un relais de
poste, agrémenté en façade
d’un balcon semblable à celui
de l’Auberge de George. Là
s’arrêtait la ressemblance. Le
Cygne était surtout fréquenté
par des négociants qui
profitaient de l’endroit pour
faire une halte ou parler
131
affaires sans craindre d’être
interrompus.
Des silhouettes grises se
précipitèrent dans la cour
pour prendre les brides des
chevaux et, derrière un rideau
entrouvert, une tête apparut.
Quelqu’un qui se demandait
avec curiosité qui étaient les
nouveaux arrivants. L’estomac
d’Allday émit un sourd
gargouillement.
— Je sens l’odeur de la
bouffe, sir Richard !
— Allez voir l’aubergiste,
lui répondit Bolitho en le
prenant par le bras. Et avalez
donc un morceau.
Il descendit de la voiture.
Une brise piquante soufflait
132
du fleuve. Plus en amont, dans
leur petite maison de Chelsea,
Catherine devait contempler
ce même fleuve, essayant
d’imaginer l’endroit où il se
trouvait.
Un homme de forte
corpulence sortit d’une porte
latérale et apparut dans une
tache de lumière.
— Dieu me damne, sir
Richard ! Pour une surprise,
c’est une surprise !
Jack Thornborough avait
commencé comme commis
aux vivres pendant la guerre
d’Indépendance. Lorsqu’il
avait mis sac à terre, il avait
trouvé un emploi au dépôt de
la marine de Deptford, tout
133
près d’ici. On ne racontait pas
que des choses aimables sur
son compte, d’aucuns
prétendaient qu’il avait
tellement roulé le dépôt dans
la farine avec la complicité des
commis embarqués sur les
vaisseaux qu’il avait amassé
assez d’argent pour acquérir la
vieille auberge du Cygne avec
les réserves et la cave.
— Vous avez deviné la
raison de ma venue, Jack.
Le crâne chauve de
l’homme luisait dans cette
semi-pénombre. Il avait l’air
d’un conspirateur.
— ’l’est dans sa chambre,
sir Richard. Y devions v’nir
l’chercher après-d’main, c’est
134
ça qu’y z’ont dit, mais risquent
ben de v’nir p’us tôt qu’ça.
— Il faut absolument que je
le voie. Et personne ne doit
être au courant.
Thornborough le conduisit
jusqu’à la petite porte et
referma à clé derrière lui.
C’est alors qu’il nota avec
étonnement la tenue que
Bolitho avait enfilée pour
l’occasion, coiffure noire sans
ornements et manteau sans
aucun insigne.
— Sauf vot’respect, vous
r’semblez plus à un
gentilhomme en voyage qu’à
un amiral !
Bolitho sentit son estomac
se recroqueviller et se dit
135
soudain que, tout comme
Allday, il n’avait rien avalé
depuis l’aube.
— Jack, occupez-vous donc
de mes gens, voulez-vous ?
Thornborough salua en
portant la main à son front :
l’espace d’une seconde, il était
redevenu le marin qu’il avait
été.
— Vous pouvez compter
sur moi, sir Richard ! – puis, à
nouveau sérieux : En haut de
l’escalier, sur votre droite.
Vous ne croiserez personne, et
personne ne vous verra non
plus.
On lui avait donc donné un
logement des plus discrets. Ce
que l’on réservait sans doute à
136
des bandits de grand chemin,
ou à des amants soucieux de se
cacher. Ou encore, à présent, à
un homme qu’il connaissait
depuis un quart de siècle, qui
risquait la mort ou la
déchéance.
À sa surprise, il arriva sans
s’essouffler sur le palier après
avoir grimpé les marches
grinçantes. Résultat des
innombrables promenades à
pied en compagnie de
Catherine sur les falaises de
Falmouth ou encore dans les
champs où elle lui expliquait
ce qu’elle avait fait avec
Ferguson pour améliorer le
rendement des terres. Plus
étonnant encore, elle avait
137
gagné la considération de
Lewis Roxby, lequel gardait
toujours un œil sur les
propriétés de Bolitho. Il avait
d’ailleurs acquis quelques
terres qu’il avait fallu mettre
en vente pour éponger les
dettes du frère de Richard.
Après tout, il était marié à la
sœur préférée de Bolitho.
Nancy. Il était content que
Catherine et elle fussent
devenues amies. Rien à voir
avec Félicité, qui la haïssait
tant.
Il cogna à la porte, une
porte sale de couleur sombre :
résultat d’années de fumée,
celle qui montait des
nombreuses cheminées de
138
l’auberge, de rendez-vous
nocturnes entre personnes qui
voulaient surtout ne pas être
vues. Mais Jack Thornborough
n’était pas homme à le laisser
tomber. Il avait servi à bord
d’une frégate commandée par
Hugh, son frère défunt, et, en
dépit de sa trahison, avait
toujours parlé de lui en bons
termes. Car, chacun le sait, la
marine est une grande
famille : tôt ou tard, on
retombe sur les mêmes
bâtiments, les mêmes visages.
Et ceux qui ont disparu, on ne
les oublie pas. Bolitho frappa
une seconde fois, se
demandant finalement s’il y
avait quelqu’un. Il avait peut-
139
être fait tout ce trajet en pure
perte.
— Allez-vous-en, fit une
voix.
Bolitho poussa un grand
soupir : c’était Herrick.
— Thomas, c’est moi,
Richard.
Un long silence, puis la
porte s’entrouvrit très
légèrement. Herrick recula un
peu pour laisser Bolitho
entrer. La petite chambre,
pauvrement éclairée, était
jonchée de vêtements. Il y
avait là un coffre de marin
grand ouvert et, plus
incongrue, posée sur une table
au milieu de quelques lettres,
140
la magnifique lunette, le
dernier cadeau de Dulcie.
Herrick enleva son
manteau d’une chaise et
regarda son visiteur droit dans
les yeux. Il était voûté et, à la
lueur de la bougie, ses cheveux
semblaient plus gris qu’avant.
Mais le regard était toujours
vif et il n’y avait que de la
bière sur une seconde table,
pas de trace ni odeur du
moindre cognac.
— Mais que faites-vous
donc ici. Richard ? J’avais
pourtant dit à cet imbécile de
Godschale de ne pas vous
envoyer me voir… J’ai agi
comme je croyais devoir le
faire. Et ils peuvent bien aller
141
au diable, je ne reviendrai
jamais là-dessus !
Il alla se chercher un siège
et Bolitho constata avec
tristesse qu’il boitait bas,
conséquence de sa blessure. Il
avait été touché par un éclis
sur la dunette du Benbow,
entouré de ses fusiliers et de
ses canonniers qui jonchaient
le pont comme des loques
sanglantes.
— Vous avez besoin d’aide,
Thomas. Il faut que quelqu’un
témoigne en votre faveur.
Vous savez qui va présider la
cour ?
Herrick esquissa un pauvre
sourire.
142
— Je suis au courant. Il
aura tué plus des siens que
d’ennemis, voilà qui est sûr !
On entendit sur les pavés
un bruit de roues puis celui
des harnais que l’on ôtait. Une
seconde voiture arrivait,
semblant surgir d’un autre
monde. Et si c’était le prévôt
de l’Amirauté ? Il y avait un
seul escalier et même
Thornborough, pour
impressionnant qu’il fût,
n’arriverait pas à le retenir
très longtemps. Herrick reprit
brusquement :
— Peu importe, vous serez
appelé comme témoin – il
avait pris un ton cinglant,
amer : On vous demandera de
143
faire le récit du spectacle que
vous avez découvert. Et en
tant que témoin, il vous sera
interdit de prendre ma
défense, même si je le
désirais – il fit une panse : Je
rends simplement grâce à
Dieu que ma Dulcie n’ait pas
vécu pour voir ce qui
m’arrive – puis, jetant un
regard sur la lunette : J’ai
même songé à mettre fin à
mes jours. Qu’ils aillent au
diable avec leurs histoires
d’honneur.
— Ne dites pas cela,
Thomas, cela ne vous
ressemble pas.
— Vraiment ? Je ne suis
pas issu comme vous d’une
144
longue lignée d’officiers de
marine – cela sonnait comme
un reproche. Je suis parti de
rien, ma famille était pauvre.
Et grâce à vous, j’ai réussi
l’impossible – je suis amiral.
Et où cela m’a-t-il mené,
hein ? Je m’en vais vous le
dire : probablement devant le
peloton d’exécution, pour faire
un exemple. Au moins, ce ne
seront pas mes propres
fusiliers – ils sont tous morts
et sacrément morts.
Il fit un geste vague,
comme un homme en plein
rêve.
— Ils sont quelque part, là-
bas. Et ils sont morts pour
145
moi, c’est moi qui en ai décidé
ainsi.
Il se leva brusquement.
Bolitho n’avait pas en face de
lui l’amiral, mais le lieutenant
de vaisseau obstiné,
consciencieux, qu’il avait
connu à bord de la Phalarope.
— Je sais que vous faites
tout votre possible, Richard,
reprit Herrick. Mais…
— Nous sommes amis,
insista Bolitho.
— Vous n’allez pas mettre
en péril à cause de moi tout ce
que vous avez accompli
jusqu’ici. À présent, je ne me
soucie plus de ce qui risque de
m’arriver, c’est la vérité.
146
Maintenant, laissez-moi, je
vous prie.
Il lui tendit la main, une
main aussi ferme que celle du
lieutenant de vaisseau qu’il
avait été.
— Vous n’auriez jamais dû
venir.
Bolitho retint sa main dans
la sienne.
— N’esquivez pas, Thomas.
Nous avons perdu tant de nos
amis. Les « Heureux Elus » –
vous vous souvenez ?
— Ouais, fit Herrick, les
yeux perdus dans le vague.
Dieu les bénisse.
En reprenant sa coiffure
sur la table, Bolitho aperçut à
la lueur de deux chandelles
147
une lettre prête à expédier.
Elle était adressée à Catherine.
Il reconnut l’écriture enfantine
de son auteur. Herrick lui dit,
comme sans y toucher :
— Prenez-la, si vous
voulez. J’ai essayé de la
remercier après ce qu’elle a
fait pour ma Dulcie. C’est une
femme d’un grand courage, je
le lui accorde bien volontiers.
— J’aurais aimé que vous le
lui disiez en personne,
Thomas.
— Je suis toujours resté
fidèle à mes convictions, à ce
que je crois ou non être vrai.
Ce n’est pas maintenant que je
vais changer, même si l’on
m’en donne la possibilité.
148
Bolitho mit la lettre dans sa
poche. Sa visite n’avait servi
de rien, il perdait son temps,
comme Godschale l’avait
pressenti.
— Nous nous reverrons la
semaine prochaine. Thomas.
Il sortit sur le palier plongé
dans la pénombre et entendit
la porte se refermer derrière
lui alors qu’il n’avait pas
encore atteint la première
marche.
Dans la cuisine où son
monde s’affairait,
Thornborough l’attendait. Il
lui dit doucement :
— J’ai fait préparer une
terrine à vot’intention, sir
149
Richard, avant qu’vous
repartiez.
Bolitho avait le regard
perdu dans la nuit. Il hocha
négativement la tête.
— Non. Merci, mais je n’ai
pas le cœur à avaler quoi que
ce soit, Jack.
L’aubergiste était grave.
— Ça s’est pas bien passé,
hein ?
Bolitho ne répondit pas, il
n’arrivait pas à trouver les
mots. Et il n’y avait rien à dire.
Ils étaient maintenant comme
des étrangers.
150
III
L’ACCUSÉ
151
toile, comme si le vaisseau se
mettait aux postes de combat.
Le second s’approcha et
salua.
— Ce sont les derniers,
commandant – il consulta sa
liste : La facture des vins va
sans doute être salée.
Keen leva les yeux pour
observer le ciel. Ils sortaient
d’un hiver comme il ne se
souvenait pas en avoir connu,
mais on aurait dit qu’avril
avait décidé de se manifester
et de chasser les frimas. Le ciel
était parfaitement bleu, la
visibilité, impressionnante,
seule la bise était encore là
pour vous rappeler le froid.
L’énorme bâtiment frissonnait
152
sous les effets du vent qui
faisait trembler le gréement et
les drisses, marquant la
surface de la mer de petites
taches, telles des griffes de
chat sur une peau de bête.
Sous quelques jours, peut-
être, Keen aurait quitté ce
commandement dont il était si
fier. Il avait encore du mal à y
croire lorsqu’il avait une
minute à lui pour y songer.
Tout ce beau monde avait
commencé à monter à bord
depuis le début de la matinée :
membres de la cour,
secrétaires, témoins, simples
spectateurs. On allait bientôt
les installer dans les sièges
prévus à leur intention.
153
— Vous pouvez faire
rompre la garde et le
détachement de coupée,
monsieur Sedgemore – il
consulta sa montre : Dites au
maître canonnier que nous
tirerons les coups de salut à
quatre heures.
Il leva la tête. Il avait au-
dessus de lui les vergues
gigantesques, les voiles
impeccablement ferlées, la
marque de Bolitho frappée au
mât de misaine.
— Vous savez ce que vous
avez à faire.
Sedgemore s’attardait,
perplexe.
— J’aimerais tant que nous
soyons partis d’ici – il hésitait,
154
essayant de jauger l’humeur
du commandant : Vous nous
manquerez, lorsque vous serez
avec Sir Richard Bolitho… Le
bruit court que nous
pourrions rallier le Portugal
avant peu.
— Cela me semble
probable, répondit Keen sans
le regarder, les yeux perdus
dans la direction de l’arsenal.
Plus loin, on apercevait un
paysage verdoyant, et l’on
pouvait sentir les odeurs de la
campagne, des premières
pousses. Sedgemore est sans
doute en train de songer à la
promotion suivante, se disait
Keen. Il emprunta sa lunette à
l’aspirant de quart et la pointa
155
sur la jetée qui faisait saillie. Il
avait aperçu des femmes
vêtues de couleurs vives, mais,
lorsqu’elles grossirent dans
l’instrument, il se rendit
compte qu’il s’agissait de
catins en quête de proies
faciles.
Il revoyait les yeux de
Zénoria lorsqu’il lui avait
annoncé qu’il partait avec
Bolitho pour cette mission. À
quoi s’attendait-il alors ?
Acrimonie, protestations ?
Non, elle s’était contentée de
lui dire : « Le jour où je t’ai
épousé, Val, je savais que tu
étais officier fie marine.
Lorsque nous sommes réunis,
profitons-en, mais quand il
156
nous faut nous séparer, je ne
veux pas être un obstacle et
t’empêcher de faire ton
devoir. »
Il avait éprouvé le
sentiment de l’homme qui se
perd dans une forêt profonde,
qui ne sait ni où il est ni quel
chemin prendre. Peut-être
tout cela la laissait-il
indifférente, peut-être même
était-elle soulagée de le voir
s’en aller, d’échapper à la
tension qui régnait entre eux.
Un pont plus bas, il aperçut
un capitaine des fusiliers qui
passait avec un sabre dans sa
housse : le sabre de Herrick,
incontournable accessoire
rituel de ce cérémonial
157
macabre. Lorsque la cour
aurait rendu sa sentence, ce
sabre posé sur la table en face
de lui apprendrait à Herrick
s’il était jugé coupable ou non.
Il fallait avoir l’esprit bien
tordu pour avoir jugé que
l’amiral Sir James Hamett-
Parker ferait un président
convenable. Tout au long de sa
carrière, il avait acquis une
réputation de despote. Onze
ans plus tôt, lorsque la Flotte
s’était mutinée dans le Nord et
à Spithead, Hamett-Parker
avait été parmi les premiers
dont les représentants des
révoltés avaient exigé le
débarquement. Il n’avait pas
oublié, il n’autorisait personne
158
à contester ses décisions. En
qualité de capitaine de
pavillon, Keen connaissait la
plupart des autres juges. Un
vice-amiral, un contre-amiral
et six capitaines de vaisseau.
Pour ces derniers, ils
exerçaient tous un
commandement à Portsmouth
ou au sein de l’escadre des
Downs. On imaginait mal
qu’ils s’opposassent à Hamett-
Parker, alors que l’on était sur
le point de porter la guerre en
territoire ennemi.
Sedgemore annonça
soudain :
— Sir Richard arrive,
commandant.
159
Et il s’éclipsa, se
demandant sans doute encore
la raison pour laquelle Keen
avait accepté d’échanger ce
magnifique commandement
pour un vague ramassis de
petits bâtiments en Afrique.
— Belle journée, Val,
commença Bolitho.
Ils s’approchèrent de la
lisse pour s’éloigner un peu
des hommes de quart.
— Mon Dieu, j’aimerais
tant que tout ceci soit terminé.
— Allez-vous témoigner,
amiral ?
Bolitho se tourna vers lui.
Il avait des cernes autour des
yeux, des rides marquaient les
commissures de ses lèvres.
160
— Je suis ici pour
expliquer comment nous
sommes arrivés, ce matin-là.
Apparemment, l’amertume
de Keen ne lui avait pas
échappé. Faire le récit du
spectacle que vous avez
découvert après la bataille.
— Il semblerait que je n’aie
pas le droit de poser de
questions. Je ne suis que le
témoin de ce qui s’est passé
après les événements.
Keen aperçut un chef de
pièce qui surveillait son
équipe occupée à charger un
douze-livres avant de le
mettre en batterie. Lorsque la
pièce aurait fait feu, lorsque le
pavillon aurait été hissé à la
161
corne, chacun saurait que le
procès avait commencé. Et ce
n’est qu’au moment où l’on
rentrerait les couleurs, pas
avant, que les spectateurs
sauraient ce qui se passait. Le
pavillon de cour martiale allait
rappeler quelques souvenirs à
certains, mais ne susciterait
qu’indifférence chez la
plupart, chez tous ceux qui ne
savaient pas ce que c’était que
de risquer sa vie en mer.
— Je voulais vous parler
pour vous demander votre
avis, Val. Vous étiez là, vous
aussi… vous avez vu ce qui
s’est passé ainsi que la suite.
Bolitho laissa son regard
errer sur le pont principal.
162
— Nous aussi, nous y avons
laissé quelques braves, ce
jour-là. Mais si l’ennemi
n’avait pas gobé l’appât et si
nous n’avions pas eu ce
pavillon danois, les choses
auraient pu tourner bien
autrement.
Keen l’observait, très
calme.
— J’ai pratiqué le contre-
amiral Herrick pendant le plus
clair de mon existence.
Comme second, comme
commandant et, désormais,
comme capitaine de pavillon.
Depuis le tout début, ce que
j’ai apprécié chez lui, c’est son
courage et, si j’osais, sa
sincérité.
163
Bolitho sentait bien qu’il
hésitait, qu’il tentait de
trouver une explication qui ne
fût pas trop douloureuse ou,
pis encore, qui ne crée pas un
obstacle entre eux.
— Vous pouvez me parler
librement, Val.
Keen se mordit la lèvre.
— Je pense qu’il a été le
premier surpris d’accéder au
rang d’officier général, amiral.
— Vous êtes fort
perspicace. Il me l’a souvent
dit lui-même.
Keen se jeta à l’eau :
— Mais je ne peux ni
oublier ni pardonner ce qu’il
m’a fait et qui lui arrive
maintenant. Il ne voulait rien
164
entendre, il se contentait de
suivre les textes. Si vous
n’étiez pas intervenu en ma
faveur…
Il détourna les yeux,
contemplant la pointe de
Portsmouth. Plus bas, la mer
clapotait, comme si la terre
elle-même se déplaçait.
— Dans ces conditions, je
ne suis pas sûr de voir les
choses comme vous les voyez.
— Merci de me le dire, Val.
Je sais que cela a beaucoup
compté pour vous et, à
présent, cela compte
énormément pour moi.
— J’ai déjà dû vous dire ce
que je pensais, que je savais ce
que vous auriez fait si vous
165
vous étiez trouvé dans la
même situation – il se
retourna, irrité, en voyant un
officier arriver en bas de
l’échelle et le saluer : Qu’y a-t-
il, monsieur Espie ?
L’enseigne s’adressa
directement à Bolitho :
— Je vous demande
pardon, sir Richard. Le
procureur vous transmet ses
respects et souhaite vous
informer que la cour va se
réunir.
— Fort bien – et, à Keen :
J’ai cru comprendre que votre
chère Zénoria doit retrouver
Catherine tandis que nous
sommes occupés à autre
166
chose. Je suis heureux de les
savoir aussi intimes.
Le visage de Keen se figea,
on devinait son anxiété.
Bolitho posa la main sur sa
manche.
— J’ai affronté bien des
tempêtes et je m’en suis
toujours sorti. Val. Nous
sommes amis.
Mais il savait ce que ces
mots avaient de dérisoire. Il
avait usé des mêmes avec
Herrick, à l’auberge du Cygne.
Il se dirigea vers la descente.
Quelques minutes plus
tard, l’air trembla au départ
d’un coup de canon isolé
tandis que, à l’arrière et avec
une synchronisation parfaite,
167
les couleurs claquaient au
vent. Les choses sérieuses
commençaient.
On avait du mal à
reconnaître la grand-chambre.
On avait même dégagé deux
des vingt-quatre-livres à
l’anspect pour faire de la place
aux nombreuses rangées de
chaises. Bolitho alla s’asseoir
et tendit sa coiffure à Ozzard
qui détala dans la foule sans
voir apparemment tous ceux
qui se trouvaient là. Le petit
homme était peut-être révolté
de constater que ce qu’il
considérait comme son
domaine – l’endroit où il se
dévouait au service de son
amiral – était chamboulé.
168
Bolitho avait aperçu bien
des têtes se tourner à son
arrivée. Quelques-uns dans
l’assistance le connaissaient,
certains avaient même
participé à ses exploits. Les
autres se délectaient de
l’odeur de scandale, cette
liaison qu’il affichait
ouvertement avec Lady
Somervell. Ceux qui le
connaissaient bien savaient ce
qu’il pouvait éprouver en
pareilles circonstances, ils
devinaient son inquiétude
pour un homme qui avait
connu les mêmes dangers,
partagé les mêmes périls.
Tout le monde se leva
respectueusement lorsque les
169
membres de la cour arrivèrent
par l’allée centrale pour aller
s’asseoir à contre-jour devant
les grandes fenêtres de poupe.
Hamett-Parker prit place au
centre, les autres s’installèrent
de part et d’autre en
respectant rigoureusement
l’ordre d’ancienneté.
Hamett-Parker fit un bref
signe de tête au procureur,
homme corpulent que sa
haute taille obligeait à se
courber sous les barrots. Il
évoquait davantage un fermier
qu’un membre de l’Amirauté.
— Asseyez-vous,
messieurs.
Bolitho vit pour la
première fois le sabre de
170
Herrick posé devant le
président et que les rayons de
soleil faisaient briller. Puis il
se rendit compte que Hamett-
Parker le regardait, lui. Ce
regard manifestait qu’il le
reconnaissait. De la curiosité,
un peu d’antipathie peut-être :
il y avait de tout cela.
— Monsieur Cotgrave,
ordonna le président, vous
pouvez faire entrer l’accusé.
Le procureur s’inclina
légèrement.
— Bien, sir James.
Bolitho effleura le
médaillon accroché sous sa
chemise. Aide-moi, Kate. Il ne
quittait pas des yeux les
fenêtres, essayant de se
171
concentrer sur le spectacle
qu’offraient les bâtiments à
l’ancre et le ciel bleu. Combien
de fois n’avait-il pas rêvé ou
réfléchi près de ces fenêtres ?
Il y avait contemplé
Copenhague en flammes sous
les bombardements
impitoyables de l’artillerie et
les tirs de fusées Congreve.
Il reconnut le pas boitillant
de Herrick et les crissements
de bottes de ceux qui
l’escortaient. Puis il le vit, de
l’autre côté de la table, les
yeux fixés sur ceux qui allaient
le juger. Un regard à peine
intéressé.
— Vous pouvez vous
asseoir, lui dit le président. Je
172
ne crois pas nécessaire
d’ajouter à vos souffrances.
Bolitho serrait les poings à
s’en faire mal et c’est avec
soulagement qu’il vit Herrick
s’asseoir sur le siège qu’on lui
offrait. Il s’attendait à ce qu’il
refuse, ce qui aurait donné le
ton à toute la suite des débats.
Herrick se tourna vers lui
et le fixa de ses yeux bleus. Il
lui fit un bref signe de
reconnaissance. Bolitho se
rappela la colère et la peine
qu’il avait éprouvées lorsqu’ils
s’étaient croisés dans
l’antichambre de l’Amirauté. Il
avait hurlé après lui, excédé
par l’attitude de Herrick
envers Catherine. Sommes-
173
nous donc comme tout le
monde ? Cela avait été le cri
du cœur.
Hamett-Parker reprit la
parole, du même ton égal :
— Vous pouvez
commencer, monsieur
Cotgrave.
Celui qui accompagnait
Herrick, un capitaine des
fusiliers à l’air débonnaire,
s’apprêtait à se lever, mais
Herrick était déjà debout. Il
avait été membre de
suffisamment de cours
martiales pour être au fait de
la procédure dans ses
moindres détails.
Le procureur se tourna
vers lui puis ouvrit son
174
dossier – même si Bolitho le
soupçonnait de le connaître
aussi bien qu’un joueur
connaît les cartes qu’il a en
main.
— Conformément à la
décision prise par Leurs
Seigneuries de l’Amirauté,
vous, Thomas Herrick, contre-
amiral de la Rouge, êtes
accusé des faits suivants. En
plusieurs occasions, au cours
du mois de septembre et
comme il est couché clans le
dossier à charge, vous vous
êtes rendu coupable de
manquement à votre devoir et
de conduite inappropriée. Ce
comportement est contraire
aux prescriptions de l’Acte de
175
1749, plus couramment connu
sous le nom de Code de justice
maritime.
Bolitho ressentait
physiquement la chape de
silence qui s’était abattue sur
son vaisseau amiral. Tous les
bruits étaient comme étouffés,
lointains, le piétinement des
hommes de quart, les
grincements des palans.
Cotgrave jeta un coup d’œil
à Herrick, qui était resté
impassible. Il poursuivit
donc :
— En violation de l’article
dix-sept, alors même que vous
aviez la responsabilité du
convoi et que vous deviez
assurer sa protection, vous
176
n’avez pas agi avec la diligence
requise par votre tâche. Vous
n’avez pas non plus défendu
ces bâtiments et le convoi
susmentionné, vous n’avez
tenté aucune manœuvre de
diversion. Si votre culpabilité
est démontrée, vous devrez
réparation aux marchands,
armateurs et tous autres. Si la
cour en juge ainsi, vous serez
également passible d’une
sanction pénale
proportionnelle à la gravité
des crimes perpétrés, sanction
qui pourra aller jusqu’à la
peine de mort ou tel autre
verdict qu’il plaira à la cour de
prononcer. Dieu sauve le roi !
177
L’amiral Sir James
Hamett-Parker ouvrit la
bouche, puis la referma
comme un braconnier referme
sa gibecière.
— Vous plaiderez ?
— Non coupable, répondit
Herrick tout aussi sèchement.
— Très bien. Vous pouvez
vous asseoir. Poursuivez à
présent, monsieur Cotgrave,
mais avant que vous
continuiez, je souhaite vous
rappeler que certaines des
personnes ici présentes n’ont
pas d’autre expérience en
matière de guerre sur mer ou
de stratégie que… ce qu’elles
ont lu dans les livres !
178
La remarque fit naître un
sourire sur quelques lèvres, en
dépit de la gravité du moment.
— Il serait donc
souhaitable, de temps à autre,
d’expliquer ou de commenter
certains termes et leurs
nuances – puis, joignant les
mains en regardant
l’assistance : Qu’il en soit fait
ainsi !
Un peu penché. Bolitho ne
quitta pas des yeux le
procureur lorsqu’il se mit en
devoir de décrire les positions
du convoi, de l’Escadre de la
mer du Nord et enfin du gros
de la Flotte commandée par
l’amiral Gambier, responsable
de la conduite des opérations
179
devant Copenhague et dans
toute la zone.
180
trouvait, c’était en ce terrible
jour où l’ennemi avait
bombardé le Benbow à en
faire dégueuler le sang par les
dalots, à réduire les mâts en
allumettes. En relatant cette
histoire, l’enseigne souffrait
mille morts. Il avait raconté
comment il avait laissé sa
division à l’arrière sur le pont
principal. La plupart de ses
hommes étaient décédés, ou
blessés et évacués à
l’infirmerie. Il avait supplié
Herrick de se rendre. Nous
sommes tous en train de
mourir pour rien, lui avait-il
dit. Il avait affirmé, à
l’audience, que l’amiral avait
braqué son pistolet sur lui et
181
menacé de l’abattre s’il ne
regagnait pas son poste. C’est
alors que le grand hunier était
tombé et lui avait écrasé les
jambes. Il avait toutefois
retenu ce que Herrick lui avait
dit : Nous sommes tous en
train de mourir.
L’un des secrétaires, à ce
moment du récit, avait levé la
tête pour voir si l’expression
de l’accusé corroborait les
notes qu’il inscrivait.
Autre témoignage sous
serment, celui du chirurgien
du Benbow, toujours
hospitalisé. Il avait indiqué
qu’il s’était trouvé débordé
devant le nombre de morts et
de blessés. Il en avait rendu
182
compte à la dunette, mais
n’avait pas eu de réponse. Le
procureur était alors
intervenu :
— Nous devons garder en
mémoire que le bâtiment
luttait désespérément pour
survivre. L’homme chargé de
porter ce message, à supposer
que cette assertion soit exacte,
a très bien pu se faire tuer.
Ce témoignage avait été
tout aussi accablant. Il avait
été suivi d’une courte pause
pendant laquelle on avait servi
quelques mets et du vin. Les
officiers et les participants de
haut rang avaient été reçus
dans les appartements de
183
Keen, tandis que les autres
s’étaient retrouvés au carré.
À la reprise des débats, ça
avait été le tour du capitaine
de vaisseau Varian, ex-
commandant de la frégate La
Fringante et lui-même sur le
point de passer en cour
martiale. Il avait décrit ce qu’il
s’était attendu à trouver en se
plaçant sous les ordres du
contre-amiral. Bolitho l’avait
écouté avec attention, non
sans éprouver un certain
dégoût. Voilà celui qui n’était
pas venu assister le Truculent
à bord duquel Bolitho avait
pris passage à son retour d’une
mission secrète auprès des
Danois, tentative infructueuse
184
d’éviter la guerre. Suivi à la
trace par un bâtiment de
guerre français, le Truculent
était tombé dans un piège,
sans aucune chance d’en
réchapper. Il avait fallu
l’arrivée de l’Anémone,
commandée par Adam, pour le
tirer de ce traquenard. Mais
Poland, commandant le
Truculent, avait péri dans
l’affaire avec beaucoup de ses
hommes.
Varian avait alors
prétendu, comme il le faisait
une nouvelle fois ici, que
Herrick ne donnait jamais la
moindre directive ni ne
laissait la moindre initiative à
ses commandants. Il s’était
185
contenté d’obéir aux ordres de
Herrick, tels qu’il les
imaginait.
Le président avait fini par
se tourner vers Herrick :
— Vous êtes autorisé à
interroger le témoin. Vous
avez refusé de bénéficier d’un
défenseur, c’est donc votre
droit.
Varian était devenu tout
pâle, Herrick ne l’avait même
pas regardé.
— Je n’ai nulle envie de
m’adresser à un homme
accusé par ailleurs de lâcheté.
Lâche ou menteur, c’est selon.
Si personne n’était intervenu,
je l’aurais fait arrêter moi-
même.
186
Il avait prononcé ces
phrases sur un ton si
méprisant qu’un murmure
avait parcouru l’assistance.
Et l’audience avait suivi
son cours de la même
manière. Un vieux charpentier
avait décrit l’état du Benbow,
la coque qui faisait eau, les
pompes impuissantes à étaler,
armées par des marins tous
blessés.
La cour avait entendu le
dernier témoin alors que le
jour tombait, obligeant à
allumer toutes les lanternes de
la grand-chambre. C’était le
maître d’hôtel de Herrick.
Murray. Un homme chétif, qui
ne payait guère de mine au
187
milieu de tous ces uniformes
chamarrés.
Sur question, il avait fini
par admettre que Herrick
buvait plus que de raison et
que ces abus, ils n’étaient pas
rares. Le procureur l’avait
repris :
— Murray, contentez-vous
de dire ce que vous avez vu, il
n’y a pas place ici pour les
opinions personnelles.
Et il avait lancé un coup
d’œil à Herrick, lequel avait
répondu aussitôt :
— Je buvais plus qu’il n’est
raisonnable, il dit la vérité.
Pendant que le maître
d’hôtel disposait sans
demander son reste, Cotgrave
188
avait commencé à farfouiller
dans ses papiers, juste le
temps strictement nécessaire.
— J’ai bien sûr oublié de
mentionner que vous aviez
alors récemment perdu votre
femme.
Herrick avait semblé ne
plus voir personne.
— Elle était tout pour moi.
Après cela…
Et il s’était contenté de
hausser les épaules, l’air las.
— Ainsi donc, on pourrait
supposer que, sous le coup de
ce deuil et dans une grande
détresse personnelle, vous
vous êtes jeté de toutes vos
forces dans un combat sans
espoir, sans aucune
189
considération pour les vies qui
vous avaient été confiées.
— Cela est inexact, avait
froidement répliqué Herrick.
La journée suivante
commença avec des témoins
plus experts. Trois capitaines
de navire de commerce qui
avaient fait partie du convoi,
ainsi que les témoignages
écrits de deux autres qui
avaient survécu. Plusieurs
d’entre eux affirmèrent qu’ils
auraient réussi à s’échapper si
on les avait autorisés à quitter
le convoi.
Herrick protesta :
— Il fallait absolument que
nous restions groupés,
l’ennemi disposait de frégates
190
en sus de ses bâtiments de
ligne. C’était notre seule
chance.
Le président se pencha
légèrement.
— Je crois savoir que
l’amiral Gambier vous avait
suggéré dans ses dépêches de
donner liberté de manœuvre à
la seule frégate dont vous
disposiez, afin de renforcer
l’escadre qui allait attaquer
Copenhague. Vous a-t-il laissé
le choix ?
Herrick se tourna vers lui :
— Il m’a semblé qu’il me
pressait. De toute manière, j’ai
pensé que je ferais jonction
avec l’Escadre de la mer du
Nord avant la phase finale.
191
— L’escadre commandée
par le vice-amiral Bolitho ?
demanda le procureur.
— Absolument, répondit
Herrick sans ciller.
Cotgrave poursuivit :
— Nous en arrivons
maintenant au vif du sujet,
avant votre rencontre avec
l’ennemi.
Hamett-Parker sortit sa
montre de son gousset.
— Je trouve que les choses
traînent un peu en longueur,
monsieur Cotgrave. Je suis sûr
que nous prendrions
volontiers un
rafraîchissement !
Quelqu’un se mit à rire,
puis se tut brusquement
192
devant le regard noir de
Hamett-Parker. Mais Cotgrave
ne se laissa pas
impressionner :
— J’essaierai dorénavant
de ne pas abuser du temps de
la cour, sir James.
Et se tournant vers son
acolyte :
— Faites venir le capitaine
de frégate James Tyacke –
puis, à l’intention de
l’auditoire : Le commandant
Tyacke dirige le brick Larne,
un quatorze-canons. Un
officier de grande valeur. Je
demande à tous ceux qui se
trouvent ici de lui manifester
du respect plutôt que de la
193
commisération. C’est une
question…
Il n’acheva pas sa phrase.
Un murmure consterné
parcourut rassemblée lorsque
Tyacke, avec sa grande
carcasse, s’avança sous les
barrots. La petite trentaine, il
avait été au Cap avec Bolitho
et, armant un brûlot, avait
détruit des navires de
ravitaillement ennemis à
l’ancre, facilitant ainsi la prise
de la ville et de son port. C’est
au cours de cette opération
qu’il avait vu son bâtiment
bien-aimé, une petite goélette
du nom de Miranda, se faire
couler par l’ennemi. C’est
Bolitho qui l’avait promu et lui
194
avait donné son
commandement actuel.
Vu ainsi, de profil, on
devinait que Tyacke avait dû
être fort bel homme, mais il
avait une moitié du visage
emportée et transformée en
chair nue. Il ne devait qu’à un
miracle d’avoir conservé son
œil droit. Lieutenant de
vaisseau, il avait participé à la
bataille d’Aboukir, officier
canonnier dans la batterie
basse du vieux Majestic. Ils
s’étaient battus bord à bord
avec un vaisseau français, Le
Tonnant, et la lutte s’était
poursuivie ainsi jusqu’à ce que
l’ennemi finisse par amener
ses couleurs. Si le
195
commandant du français avait
su dans quel état se trouvait le
troisième rang anglais, il
aurait insisté. Il y avait des
morts partout ; son
commandant lui-même,
Westcott, avait été tué. Projeté
sur le pont, Tyacke avait été
grièvement blessé à la figure,
mais n’avait jamais réussi à se
rappeler exactement ce qui
s’était passé. Une charge qui
aurait explosé, un morceau de
bourre enflammée entré par
un sabord. Il n’en savait
strictement rien, et aucun de
ceux qui se trouvaient près de
lui n’avait survécu pour le lui
dire.
196
Il se trouvait à présent face
à la cour, sa terrible blessure
dissimulée dans la pénombre.
Un homme discret, exemple
de courage. Il ne possédait
rien au monde si ce n’est son
bâtiment. Celle dont il était
amoureux l’avait délaissé en
apprenant ce qui lui était
arrivé.
Il aperçut Bolitho et lui fit
un léger sourire. Non, il n’était
pas tout seul. Il lui vouait une
admiration sans bornes, au-
delà de ce que l’on peut
imaginer.
Le procureur se décida
enfin à l’affronter, gêné de ce
que tous les juges – et lui aussi
peut-être – faisaient
197
l’impossible pour éviter le
regard impassible de Tyacke.
— Vous êtes le premier à
avoir aperçu les vaisseaux
français, commandant.
— Oui, monsieur, répondit
Tyacke en regardant Herrick.
Nous sommes tombés dessus
presque par hasard. L’un des
trois-ponts m’était inconnu.
J’ai su plus tard qu’il s’agissait
d’un vaisseau espagnol, passé
sous pavillon français, si bien
que nous ne risquions guère
de l’identifier – il hésita : Le
vice-amiral Bolitho le
connaissait, naturellement.
L’un des juges se pencha
vers son voisin pour lui
198
murmurer quelque chose.
Hamett-Parker lui répondit :
— C’était le San Mateo,
celui qui avait coulé le
bâtiment amiral de Bolitho,
avant Trafalgar – puis, faisant
un signe de tête irrité :
Poursuivez.
Tyacke se tourna vers lui et
lui jeta un regard peu amène.
— Nous nous sommes
rapprochés d’aussi près que
nous avons pu, mais ils nous
ont donné la chasse et un peu
poivré les côtes avant que
nous ayons eu le temps de
mettre les voiles. Nous avons
finalement retrouvé le convoi
et je m’en suis approché pour
199
faire mon rapport au contre-
amiral Herrick.
L’un des capitaines de
vaisseau lui demanda :
— La frégate avait-elle déjà
quitté le convoi ?
— Oui, commandant – il se
tut, attendant la suite, avant
de reprendre : J’ai rapporté au
contre-amiral Herrick ce que
j’avais vu.
— Et comment a-t-il
accueilli la nouvelle ?
— Je lui parlais au porte-
voix, commandant – et il
ajouta, avec une ironie à peine
voilée : L’ennemi était trop
proche à mon goût et il y avait
de l’urgence dans l’air !
200
Le procureur se mit à
sourire.
— Bien répondu,
commandant – puis,
changeant de ton : À présent, il
est de la plus haute
importance que vous vous
rappeliez exactement ce que
vous a répondu l’amiral.
J’imagine que sa réponse a été
couchée dans le livre des
signaux de la Larne ?
— C’est probable – Tyacke
ne tint pas compte du
froncement de sourcils : Pour
autant que je me souvienne,
l’amiral Herrick m’ordonna
tout d’abord de rallier
l’Escadre de la mer du Nord
placée sous les ordres du vice-
201
amiral Bolitho. Puis il changea
d’avis et me dit de me rendre
sur le navire amiral de l’amiral
Gambier, devant Copenhague.
— Sept mois plus tard,
reprit doucement Cotgrave,
alors même que vous avez eu
de quoi vous occuper depuis,
on dirait que vous êtes encore
surpris par le fait que le
contre-amiral Herrick ait
changé d’avis ? Veuillez
expliquer ceci à la cour.
Cette fois-ci, Tyacke fut
pris au dépourvu.
— Sir Richard Bolitho était
l’un de ses amis, monsieur, et
de toute manière…
— De toute manière,
commandant, il eût été
202
judicieux, de commencer par
retrouver l’escadre de Sir
Richard, n’est-ce pas,
puisqu’elle n’était à ce
moment qu’en soutien contre
les Danois ?
— Répondez,
commandant ! lui ordonna
sèchement le président.
— C’est sans doute ce que
j’ai pensé alors, dit Tyacke
avec calme.
Cotgrave s’adressa à
Herrick :
— Vous avez peut-être une
ou deux questions ?
Herrick ne cilla pas.
— Aucune. Cet officier dit
la vérité et c’est un brave.
203
L’un des capitaines de
vaisseau intervint alors :
— Monsieur, quelqu’un
souhaite poser une question.
— Je suis confus
d’interrompre le cours des
débats et de repousser ainsi
l’heure des rafraîchissements,
mais le président a suggéré
lui-même d’éclairer de
pauvres terriens.
Bolitho se retourna. La
voix ne lui était pas inconnue,
mais il n’arrivait pas à mettre
un nom dessus. Certainement
quelqu’un qui jouissait d’une
grande autorité, pour se
permettre de plaisanter ainsi
aux dépens de Hamett-Parker
sans craindre de se faire
204
rabrouer. C’était Sir Paul
Sillitœ, tout de noir vêtu,
ancien conseiller privé du
Premier ministre. Bolitho
l’avait croisé lors de la
réception donnée par
Godschale dans sa résidence
de Blackwall Reach. Cela se
passait avant l’affaire de
Copenhague.
Sillitœ était un homme au
visage sombre, en lame de
couteau, les yeux
profondément enfoncés dans
les orbites. Un homme
extrêmement froid, que nul
n’arriverait jamais à percer à
jour. Cela dit, il était tombé
sous le charme de Catherine
lorsque le duc de Portland
205
alors Premier ministre, l’avait
traitée avec une certaine
froideur. Même au milieu de
tout ce monde, il donnait
encore l’impression d’être à
part.
Sillitœ reprit :
— J’aimerais que l’on
m’explique la différence qui
existe entre deux termes
maritimes utilisés à plusieurs
reprises lors de ces débats.
Il se tourna alors vers
Bolitho et lui fit une esquisse
de sourire. Bolitho l’imaginait
fort bien en décocher un du
même acabit derrière un
pistolet de duel.
Sillitœ poursuivit d’une
voix mielleuse :
206
— L’un des témoins nous a
expliqué que l’une des
tactiques envisageables
consistait à « éparpiller » le
convoi, tandis qu’un autre a
parlé de le « disperser ».
J’avoue que je ne comprends
guère.
Au ton sur lequel il
s’exprimait, Bolitho devinait
qu’il comprenait au contraire
fort bien et ne put s’empêcher
de croire que Sillitœ avait
coupé le procureur pour une
tout autre raison.
Ce dernier expliqua
patiemment :
— Bien volontiers, sir Paul.
Eparpiller un convoi signifie
que tous les capitaines
207
reçoivent liberté de
manœuvre, c’est-à-dire qu’ils
s’égaillent comme les rayons
d’une roue autour de son
moyeu. Se disperser, au
contraire, voudrait dire que
chacun reçoit liberté de
manœuvre, mais en se
dirigeant toujours vers la
destination prévue. Est-ce
plus clair, sir Paul ?
— J’ai une autre question,
monsieur, si vous le
permettez. Ceux des
capitaines qui ont soutenu
pouvoir battre de vitesse les
vaisseaux ennemis – dois-je
comprendre qu’ils avaient
sollicité l’autorisation de se
disperser ?
208
Un peu perplexe, Cotgrave
se tourna vers le président
avant de répondre :
— C’est bien ce qu’ils ont
fait, monsieur.
— Je vous remercie,
conclut Sillitœ en s’inclinant
avec grâce.
— Si nous en avons fini,
messieurs, coupa Hamett-
Parker, la séance est levée, le
temps de nous rafraîchir.
Il se leva et sortit, suivi des
membres de la cour. Puis,
s’adressant à Tyacke :
— Vous pouvez disposer,
commandant.
Tyacke attendit que la
chambre se vidât et que
Herrick fût sorti avec son
209
escorte. Il alla alors serrer la
main de Bolitho et lui dit
tranquillement :
— J’étais si impatient de
vous revoir, sir Richard – il
jeta un regard entendu à la
table vide sur laquelle seul le
sabre brillait aux rayons que
dispensait le soleil d’avril :
Mais pas dans ces
circonstances.
Ils montèrent de conserve
sur la dunette où les visiteurs
s’étaient rassemblés par petits
groupes et discutaient du
cours du procès. Ce qui avait
le don d’irriter les hommes de
quart ou marins qui
travaillaient là.
210
— Tout va bien pour vous ?
demanda Bolitho à l’officier.
Il observait une jolie
goélette qui passait à contre-
bord et devinait que Tyacke
devait penser à sa Miranda en
la voyant.
— J’aurais dû vous écrire,
sir Richard, après tout ce que
vous avez fait pour moi – il
poussa un grand soupir : On
m’a affecté à une nouvelle
série de patrouilles pour
chasser les négriers. Nous
allons bientôt appareiller pour
les côtes d’Afrique. La plupart
de mes hommes sont engagés
volontaires, mais c’est plus par
désir d’échapper aux rigueurs
de l’escadre que par
211
conviction morale – il plissa
malicieusement les yeux :
Depuis le temps, je croyais
qu’ils n’arriveraient jamais à
faire passer cette loi au
Parlement.
Bolitho était bien de son
avis. Cela faisait quinze ans
que l’Angleterre était en
guerre avec la France, presque
sans interruption. Pendant ce
temps, la traite des Noirs avait
prospéré tout à son aise. Un
trafic cruel qui se traduisait
bien souvent par la mort sous
le fouet ou à cause des fièvres.
Et pourtant, il s’était
encore trouvé bon nombre de
gens pour voter contre
l’abolition. Pour eux, les
212
négociants et les planteurs
étaient de loyaux serviteurs de
la Couronne, des hommes
prêts à défendre leurs droits
contre l’ennemi. Les tenants
de cette opinion ajoutaient
que la poursuite de la traite
permettrait de diminuer
encore le prix du sucre sur le
marché et de libérer ainsi des
hommes pour servir à la mer
ou dans l’armée.
La mission qui l’attend
convient particulièrement à
Tyacke, songeait Bolitho : il
allait pouvoir agir à sa guise
avec un équipage réduit qu’il
formerait à sa façon.
— Je crains de ne pas avoir
fait beaucoup pour la cause de
213
l’amiral Herrick avec ce
témoignage, sir Richard.
— Vous n’avez dit que la
vérité, lui répondit Bolitho.
— Vous croyez qu’il va s’en
sortir, amiral ?
— Nous devons nous en
sortir.
Après coup, il se demanda
si son compagnon avait
remarqué qu’il avait dit nous
et non pas il.
— Tiens, voilà notre fidèle
maître d’hôtel ! s’écria Tyacke.
Allday se glissa
adroitement entre les petits
groupes et vint les saluer.
— ’Vous d’mand’pardon,
sir Richard, mais j’me suis dit
qu’vous aimeriez
214
p’t’êt’prendre une p’tit-
collation dans la chambre à
cartes – il se mit à rire : Mr.
Julyan a beaucoup insisté !
— Cela me convient
parfaitement, répondit Bolitho
sans hésiter. Je ne me sens
guère d’appétit aujourd’hui.
Et il lança un regard aux
gens qui se bousculaient sans
aucune gêne, attendant les
rafraîchissements promis.
Mais non, ce qu’il voyait,
c’était le pont de ce sombre
matin de septembre. Les
morts, les blessés, le second
coupé en deux par un énorme
boulet français.
— Non, je n’ai pas le
sentiment d’être ici chez moi.
215
Tyacke lui tendit la main.
— Je dois m’en aller, sir
Richard. Voudriez-vous
présenter mes hommages à
Lady Somervell ?
Il jeta un coup d’œil à Keen
qui attendait de le
raccompagner à la coupée
pour descendre dans son
canot.
— Et à votre épouse,
commandant.
Keen savait pertinemment
combien il avait dû en coûter à
Tyacke de se rendre à Zennor
pour assister à son mariage
avec Zénoria. De devoir subir
une fois encore ces regards
surpris, cette curiosité
216
immonde, tout ce à quoi il ne
pourrait s’habituer.
— Merci, commandant. Je
n’oublierai jamais.
Tyacke se découvrit, les
fusiliers firent claquer leurs
crosses sur le pont, un nuage
de poussière de brique
s’envola des baudriers. Puis
les trilles des sifflets. Bolitho
ne le quitta pas des yeux
jusqu’à ce que son canot eût
disparu derrière l’ombre du
gros vaisseau.
— Viendriez-vous avec moi
chez le pilote, Val ?
Quelqu’un piqua la cloche
et le petit groupe de visiteurs
se dirigea vers le buffet. On
disait que la collation venait
217
directement de L’Auberge de
George.
Ozzard avait préparé de
son côté un en-cas à base de
plusieurs fromages, de pain
frais qu’il avait trouvé à
Portsmouth, le tout arrosé de
bordeaux. Depuis le temps, il
savait ce que Bolitho pouvait
ou non avaler quand il était
tendu.
— Alors, sir Richard, que
pensez-vous de tout cela ?
demanda Keen.
Bolitho songeait encore à
ce qu’il avait pu observer
avant de pénétrer dans la
chambre des cartes. Le
procureur et Sir Paul Sillitœ
étaient en grande conversation
218
près de la roue. Eux ne
l’avaient pas vu, puis s’étaient
séparés avant de gagner les
appartements de Keen.
— Si seulement il avait
demandé à quelqu’un
d’assurer sa défense. Ce qu’il
dit est trop mystérieux, il
adopte un point de vue
tranché et les gens n’y
comprennent pas grand-
chose.
Il piquetait quelques
morceaux de fromage, il
n’avait plus faim.
— Je crois que l’affaire sera
bientôt réglée. Cette après-
midi, le capitaine de vaisseau
Gossage doit venir témoigner.
Il ne pourra pas en dire long
219
sur la bataille puisqu’il a été
blessé dès que le Benbow a été
engagé. Mais tout dépendra de
ce qu’il pensait de la situation
qui a précédé l’engagement et
de ce qu’il a dit, en sa qualité
de capitaine de pavillon,
lorsqu’il a pu clairement
l’évaluer.
— Et demain ?
— Ce sera notre tour, puis
celui de Thomas.
Keen se leva.
— Je crois que je ferais
mieux d’aller accueillir les
personnalités chez moi.
À l’entendre, cela ne
l’enthousiasmait guère.
— Un instant, Val.
220
Bolitho ferma la porte de la
chambre des cartes.
— J’ai une suggestion à
vous faire – ou plutôt, non,
c’est Catherine qui a eu cette
idée.
— Amiral, je suis prêt à
suivre aveuglément ses avis.
— Pendant que nous allons
au Cap, nous avons pensé que
Zénoria pourrait profiter de
notre demeure en
Cornouailles. Je crois que vous
en avez loué une dans le pays,
le temps du carénage, mais là-
bas, elle serait en compagnie
de gens qui prendraient soin
d’elle. Et il y a une autre
raison.
221
Il sentit Keen se raidir
instantanément : voilà qui ne
lui ressemblait guère.
Apparemment, c’était pire que
ce qu’ils avaient craint.
— Zénoria a dit un jour à
Catherine qu’elle
considérerait comme une
immense faveur de pouvoir
fréquenter la bibliothèque…
c’est mon grand-père qui l’a
créée.
Le visage de Keen s’éclaira
soudain. Tout sourire, il
s’écria :
— Bien sûr, je sais qu’elle
aimerait parfaire son
éducation, connaître le vaste
monde – il hocha lentement la
tête : C’est très aimable à Lady
222
Catherine de se préoccuper de
cela, amiral. Depuis notre
mariage, c’est la première fois
que Zénoria…
Il n’en dit pas plus. C’était
inutile.
— L’affaire est donc
entendue.
Un peu plus tard, lorsque
la cour reprit ses débats,
Bolitho observa les
spectateurs. Car voilà bien ce
qu’ils étaient devenus, des
spectateurs. Comme des
badauds qui viennent assister
à une pendaison. Sir Paul
Sillitœ avait disparu.
Herrick semblait fatigué,
épuisé même. Lui aussi devait
223
songer aux événements du
lendemain.
Le procureur s’éclaircit la
gorge et attendit que Hamett-
Parker lui fît signe de
commencer.
— L’audience est ouverte.
Veuillez je vous prie faire
entrer le capitaine de vaisseau
Hector Gossage.
Il jeta un rapide coup d’œil
sur l’assistance, comme s’il
craignait d’être interrompu
une nouvelle fois.
— Il était capitaine de
pavillon de l’accusé lors de la
bataille.
Herrick se retourna et fixa
son sabre posé sur la table. On
aurait dit qu’il s’attendait à le
224
voir s’ébranler, peut-être
l’imaginait-il déjà pointé sur
lui.
Gossage entra, spectacle
pitoyable et difficile à
supporter. Rien ne subsistait
de l’homme solide, du
commandant compétent que
Bolitho avait croisé plusieurs
fois. Sa figure était striée de
rides, l’une de ses joues
poivrée de cicatrices causées
par de petits éclis. Sa manche
pendait, vide, retenue par une
épingle et inutile. Il souffrait
visiblement beaucoup. On
apporta à Gossage un siège sur
lequel il s’assit avec l’aide de
deux ordonnances qui
l’avaient accompagné depuis
225
l’hôpital de Haslar Creek où il
était pensionnaire.
Hamett-Parker lui
demanda, non sans une
certaine compassion :
— Etes-vous bien installé,
commandant ? C’est tout ce
que nous pouvons faire pour
vous ?
Gossage regardait autour
de lui, comme s’il n’avait pas
bien entendu. Il y avait tant de
monde, tous ces officiers, les
invités !
Hamett-Parker reprit la
parole très doucement,
craignant peut-être de voir
quelqu’un bouger ou tousser :
— Ce n’est pas vous qui
subissez un procès,
226
commandant. Prenez votre
temps, exprimez-vous comme
vous l’entendez. Nous avons
écouté l’acte d’accusation,
entendu de nombreux témoins
exprimer des opinions, car il
ne s’agissait guère que de cela.
Mais le Benbow était le navire
amiral et vous en étiez le
commandant. C’est votre
version de l’histoire que nous
aimerions connaître.
C’est alors que Gossage
parut voir Herrick pour la
première fois. Il était assis en
face de lui. Il commença d’une
voix hésitante :
— Je… n’en suis plus le
commandant. J’ai tout perdu !
227
Il tenta de se retourner,
afin que Herrick vît sa manche
vide.
— Regardez donc ce que
vous m’avez fait !
Hamett-Parker fit signe au
médecin et ordonna
sèchement :
— L’audience de la cour est
levée, elle reprendra demain à
la même heure – et,
s’adressant au médecin :
Prenez bien soin du
commandant Gossage.
Tandis que le petit groupe
gagnait l’arrière de la
chambre, Hamett-Parker
glissa un mot au procureur sur
un ton sévère :
228
— Faites en sorte que ceci
ne se reproduise plus,
monsieur Cotgrave !
Mais, lorsqu’il releva la
tête, Bolitho surprit dans ses
yeux un éclair de triomphe.
229
IV
LA VENGEANCE
230
Le jour n’était pas encore
levé, mais Bolitho entendait
des allées et venues de
chariots et de voitures. La nuit
lui avait paru bien longue, il
avait pu tout à loisir entendre
de temps à autre bruits de
bottes ou cliquetis d’armes :
les détachements de presse
qui rentraient de leurs
expéditions dans quelque
village, à la recherche
d’hommes sans protection
d’aucune sorte.
La dernière fois, lorsque
ces bruits l’avaient tiré d’un
sommeil agité, il avait perçu
les cris aigus d’une femme.
Elle suppliait visiblement,
mais il n’avait pas réussi à
231
comprendre ce qu’elle disait.
Elle avait continué de hurler
après que l’on eut refermé les
lourdes portes de l’arsenal. On
lui avait arraché son homme
pour combler les équipages
clairsemés de la Flotte. Elle
pouvait toujours crier, il n’y
avait personne pour
l’entendre, encore moins avec
la guerre qui allait reprendre
de plus belle. Des hommes
valides, pour ne pas parler
d’hommes tout court, voilà qui
faisait amplement l’affaire.
Tous, même ceux qui
possédaient un certificat,
pêcheurs, matelots de
l’Honorable Compagnie des
Indes, garçons bien amarinés,
232
risquaient de disparaître
lorsque, la nuit, les
détachements de presse
étaient dehors. Et inutile de
protester quand, la tête
lourde, vous vous retrouviez à
bord d’un bâtiment de guerre
qui avait déjà eu le temps de
prendre le large.
Bolitho souleva tout
doucement la tête de
Catherine nichée dans le creux
de son épaule et la posa sur un
oreiller. Il sentit ses longs
cheveux glisser sur sa peau, ils
avaient encore le corps tiède
de leur dernière étreinte.
Pourtant, cette nuit n’avait
été propice ni aux élans de la
passion ni à l’intimité. Ils
233
s’étaient contentés de se
redire leur amour mutuel ; ils
savaient combien ils avaient
besoin l’un de l’autre. Il sortit
du lit en prenant d’infinies
précautions et gagna la pièce
voisine. Le feu était éteint. Il
entendit quelqu’un, peut-être
le fidèle Ozzard, qui s’activait
pour en allumer un autre un
étage plus bas.
Cette pièce, comme
d’ailleurs tout le reste de la
maison, sentait l’humidité
d’un lieu inhabité. Pourtant,
c’était un paradis à côté de ce
qu’il aurait pu avoir d’autre –
une auberge, des coups d’œil
insistants, des regards
curieux. Tout le monde savait
234
que la cour martiale s’était
réunie. On était ici dans un
port de guerre, le plus grand
port de guerre du monde,
mais les commérages y
fleurissaient comme dans le
moindre village.
Il jeta un œil à la fenêtre et,
après avoir hésité une
seconde, l’ouvrit en grand.
L’air était glacial, empli des
senteurs fortes de la mer, de
bois de charpentage
fraîchement débité, de
goudron et de tanin. Les
odeurs d’un chantier naval.
C’était aujourd’hui. Il resta
là à fixer les masses sombres
des bâtiments, de l’autre côté
de l’enceinte. Allday et Ozzard
235
avaient dû sortir sa plus belle
vareuse dont les épaulettes
dorées portaient les deux
étoiles d’argent, insignes de
son grade.
Il ne sentirait pas battre
contre sa cuisse le vieux sabre
de famille. Non, il avait décidé
de prendre le sabre d’honneur
richement décoré dont lui
avaient fait don les habitants
de Falmouth, en
reconnaissance de ses exploits
en Méditerranée et lors de la
bataille d’Aboukir. Là-bas, il
était une autorité et non
« Dick Égalité », ainsi que ses
marins l’avaient surnommé. Il
n’y était pas davantage le
héros qui faisait naître des
236
sourires admiratifs dans les
tavernes et les cafés, à cause
de sa liaison avec une jolie
femme. Il se sentait étranger à
lui-même. Comment oublier
l’amertume qu’avait
manifestée Herrick à
Southwark, lorsqu’il avait
tenté de l’amadouer et de le
raisonner. Vous n’allez pas
mettre en péril à cause de moi
tout ce que vous avez accompli
jusqu’ici. Il avait accompli le
rêve de son père, il était vice-
amiral comme les amiraux
dont les portraits s’alignaient
le long de l’escalier et des
couloirs, dans leur vieille
demeure grise de
Cornouailles.
237
Il entendit une fille rire aux
éclats, sans doute la nouvelle
femme de chambre de
Catherine, Sophie, une enfant
fluette et au teint sombre.
Catherine lui avait dit qu’elle
était à moitié espagnole. Elle
l’avait embauchée par
gentillesse, pour être agréable
à un vieil ami qu’elle avait à
Londres. La petite devait avoir
quinze ans. Tout s’était passé
très vite et Catherine n’avait
pas encore eu le temps de lui
raconter la chose dans le
détail, préoccupée qu’elle était
par lui et par l’issue de cette
journée.
Un coursier était venu
déposer une lettre envoyée de
238
Londres par l’amiral
Godschale. Le navire de
passagers qui devait les
emmener au Cap avait quitté
le port de Londres et faisait
route dans la Manche en
direction de Falmouth, où il
devait attendre l’arrivée de
Bolitho. Ce changement dans
les plans est bien étrange,
songea Bolitho, peut-être
volonté de mieux préserver le
secret, au cas où le fait que
Catherine l’accompagnait
soulèverait un nouveau
scandale. Godschale avait
assuré ses arrières en
suggérant que Catherine paye
de ses deniers les frais de son
voyage et dépenses annexes.
239
Elle avait éclaté de son rire
en cascade lorsqu’il lui avait
raconté tout cela.
— Cet homme est vraiment
impossible, Richard ! Mais il
est toujours émoustillé par les
histoires d’amour et il doit
prendre soin de sa réputation,
voilà comment je traduis la
chose !
Ils avaient également parlé
de Zénoria. Elle était partie la
veille au soir dans la voiture de
Bolitho, accompagnée de
Jenour et de Yovell qui
devaient assurer sa protection.
Elle avait semblé pressée de
s’en aller, et lorsque Bolitho
avait laissé tomber : « Elle
pourra dire au revoir à Val à
240
Falmouth », il savait bien qu’il
ne devait pas paraître très
convaincant.
La seule bonne nouvelle
était elle aussi arrivée de
Londres, de ce grand échalas
nommé Sir Piers Blachford. La
blessure d’Elizabeth n’était
pas grave et n’allait pas laisser
de séquelles, maintenant
qu’elle était en bonnes mains.
Bolitho n’avait pas dit à
Catherine ce que lui avait
demandé Belinda à savoir,
régler tous les honoraires et
frais entraînés par les soins.
De toute manière, elle devait
s’en douter.
Il attendit de voir paraître
les premières lueurs du jour,
241
cacha son œil sain et fixa l’eau
à s’en faire mal et jusqu’à
ressentir des picotements.
Cette fois-ci, il ne vit pas de
brouillard, la vision était
parfaite. Les trois mois passés
à terre avec de temps à autre
quelques voyages entre
Portsmouth et Londres lui
avaient peut-être fait du bien.
Il devina sans s’être
retourné qu’elle était entrée
dans la pièce. Elle était pieds
nus et n’avait fait aucun bruit
en traversant le tapis. Elle
s’approcha de lui et posa une
veste sur ses épaules
découvertes.
— Mais que fais-tu là ? Tu
as envie de prendre froid, ou
242
pis encore ?
Il passa son bras autour
d’elle, savourant la chaleur de
son corps à travers la robe
blanche dont le galon doré qui
lui entourait le cou permettait,
lorsqu’on le dénouait, de
dégager ses épaules ou même
de la dénuder entièrement.
Elle tressaillit en sentant
ses doigts sur sa hanche.
— Oh, Richard chéri, tout
sera bientôt terminé.
— J’ai fait un bien mauvais
compagnon, ces derniers
temps.
Catherine se retourna et le
regarda en face. Ses yeux
brillaient faiblement dans la
pénombre.
243
— Tu as tant de choses à
penser, tant de soucis. Ils te
harcèlent de tous côtés.
Elle lui avait lu la lettre de
Herrick à haute voix et il avait
été touché par le fait qu’elle
montrât plus de regret que de
colère. Dans sa lettre, Herrick
la remerciait de ce qu’elle
avait fait pour son épouse
pendant ses derniers jours.
Mais cela restait impersonnel.
Bolitho passa la main dans les
cheveux de Catherine et
déposa un léger baiser sur sa
joue.
Elle mit ses mains sur les
siennes.
— Continue, Richard,
j’oublierai la solennité et les
244
obligations de cette journée.
Elle se retourna pour
admirer le ciel qui pâlissait, la
dernière étoile qui mourait.
— J’aime tant tout ce que
nous faisons ensemble, tout ce
que nous nous sommes donné
mutuellement.
Il essaya de l’attirer à lui,
mais son corps souple et
nerveux lui résistait. Elle ne
voulait ni ne pouvait le
regarder.
— Lorsque tu es loin de
moi, Richard, je pose la main
là où tu m’as touchée, et je me
prends à rêver que c’est toi. Et
la déception devient aussi
forte que la magie, lorsque je
245
comprends que ce n’est qu’un
fantasme.
Elle se retourna et
l’embrassa. Leurs visages se
trouvaient à la même hauteur
et leurs souffles se mêlaient.
Son corps se pressait contre le
sien.
— Quand tu reviendras,
redeviens l’explorateur, reste
le marin. Pars à la recherche
de tout ce que je ressens,
fouille tout mon être, jusqu’à
ce que nous soyons de
nouveau unis.
Elle l’embrassa sur la joue,
puis encore et encore… Puis
elle se redressa, elle était en
contre-jour, si bien qu’il
246
devinait son corps à travers la
robe légère.
— Va te préparer. Je vais
encore vexer les domestiques
en m’occupant moi-même du
petit déjeuner de mon
homme !
Bolitho la regarda s’en
aller, puis poussa un soupir en
entendant battre les tambours.
Les fusiliers se réveillaient
dans leur casernement.
Un simple regard, un seul
mot, une promesse. Ils ne
pouvaient pourtant régler tous
ces problèmes immédiats. Il se
redressa, passa le doigt sur la
profonde cicatrice qu’il avait à
la cuisse gauche, souvenir
d’une blessure reçue huit ans
247
plus tôt. Il continuait de
penser à ce qu’elle lui avait dit.
Tout oublier, non, c’était
impossible. Mais une fois
encore, elle lui avait rendu ses
forces. Il était paré.
John Cotgrave, le
procureur, se leva et fit face
aux officiels assis dans la
grand-chambre.
— Je suis prêt, sir James.
— Faites, grommela
Hamett-Parker.
— Le capitaine de vaisseau
Hector Gossage, reprit
Cotgrave, nous a fait savoir
qu’il désirait terminer sa
déposition, et le médecin m’a
assuré qu’il était en mesure de
248
le faire – il jeta un bref regard
à Herrick qui restait
impassible : Cependant, avec
l’indulgence de la cour, je
suggérerais que l’audition du
commandant Gossage soit
repoussée à plus tard, quand il
aura subi un nouvel examen.
— Comment cela est-il
possible, monsieur Cotgrave ?
lui demanda Hamett-Parker.
Il semblait irrité par ce
virement de bord imprévu.
— Je suggère, sir James,
que nous appelions d’abord le
dernier témoin prévu
aujourd’hui. Je n’ai pas
l’intention d’appeler le
capitaine de vaisseau Keen à
bord de ce bâtiment. Cela ne
249
servirait qu’à corroborer la
déposition d’un autre témoin
important.
Bolitho les surprit qui
échangeaient un bref regard.
Gossage allait donc parler en
dernier, si bien que tous les
témoignages qui l’auraient
précédé, qu’ils eussent été
neutres ou favorables à
Herrick, passeraient au
second plan. Gossage lui était
hostile – l’homme était brisé,
mais il avait conservé toute sa
capacité à haïr.
L’officier le plus ancien de
la cour, le vice-amiral
Cuthbert Nevill, dit
doucement :
250
— Voilà qui est plutôt
inhabituel.
Hamett-Parker ne se
retourna même pas.
— Cette affaire est elle-
même assez inhabituelle.
Cotgrave s’adressa à
l’assemblée :
— Le témoin suivant est un
officier bien connu de nous
tous et de tous les Anglais. Il
n’a été consulté à aucun
moment sur la stratégie suivie
pour défendre le convoi et il
est arrivé… – il hésita, pour
bien laisser les gens se
pénétrer de ce qu’il allait
dire – … Sur le lieu de l’action
à bord de ce vaisseau alors que
tout était perdu. Les vingt
251
bâtiments qui formaient ce
convoi étaient coulés ou
avaient été capturés, le seul
autre vaisseau d’escorte,
L’Aigrette, de soixante canons,
avait été coulé lui aussi,
submergé par un ennemi très
supérieur en nombre, comme
nous avons déjà eu l’occasion
de l’indiquer.
Les assistants se
retournèrent. On entendit des
frottements de pieds et des
craquements de chaises. Les
éléphants devaient avoir du
mal à s’imaginer ce puissant
trois-ponts, les ponts dégagés
aux postes de combat, depuis
les fenêtres de poupe
jusqu’aux pièces d’avant. Il
252
était encore plus difficile de se
représenter les morts,
d’imaginer les grondements et
les rugissements de l’artillerie,
les hurlements des blessés. Les
capitaines de vaisseau,
pourtant, voyaient sûrement
les choses différemment. Cela
devait leur rappeler, à
supposer qu’ils en eussent
besoin, que la responsabilité
reposait en fin de compte sur
eux, ou sur celui dont la
marque flottait au-dessus de
leur tête.
Cotgrave reprit :
— J’appelle Sir Richard
Bolitho, vice-amiral de la
Rouge.
253
Bolitho se leva, l’esprit
vide. Il se rappelait ce que lui
avait dit Catherine cette nuit,
alors qu’ils étaient étendus
l’un à côté de l’autre.
Souviens-toi, Richard, tu n’as
aucun reproche à te faire. Et
au matin, lorsqu’il était resté à
contempler le paysage par la
fenêtre. Juste un homme. Mais
était-ce seulement ce matin ?
— Sir Richard, si vous
voulez bien vous asseoir ?
— Je préfère rester debout,
merci.
Hamett-Parker lui
demanda :
— Voulez-vous dire que
vous n’êtes pas satisfait de la
254
façon dont cette cour conduit
les débats, sir Richard ?
Bolitho s’inclina
imperceptiblement. Cet
homme est hostile.
— Le Prince Noir est mon
vaisseau amiral, sir James. Si
je n’avais pas été appelé à
apporter mon témoignage,
chose que mon capitaine de
pavillon aurait fort bien pu
faire à ma place, j’aurais pu
être membre de cette cour.
C’est un rôle bien plus utile et
autrement profitable, n’est-ce
pas ?
— J’en suis bien d’accord,
fit à voix basse le vice-amiral
Nevill.
255
— Poursuivons, sir
Richard, cela vaut mieux pour
tout le monde.
— Je suis prêt.
— Pour la bonne
compréhension de la cour, sir
Richard, voudriez-vous nous
dire ce qui s’est passé lorsque
le brick Larne est arrivé à
Copenhague et vous a appris la
situation préoccupante du
convoi ? Ne parlez pas trop
vite, je vous prie, par pitié
pour mes secrétaires, et pour
ces messieurs les journalistes.
— J’ai été convoqué par
l’amiral Gambier à bord du
Prince de Galles. Là, après
avoir discuté de cette
« situation préoccupante »,
256
comme vous l’appelez, et
après avoir entendu le récit du
capitaine de frégate Tyacke,
j’ai demandé que l’on
m’autorise à me porter au
secours de l’amiral Herrick.
— La nuit était déjà
tombée, n’est-ce pas ? lui
demanda Cotgrave en
consultant l’un de ses papiers.
Je crois comprendre que
lorsque l’on vous a opposé le
péril qu’il y avait à naviguer de
nuit dans les détroits, vous
avez rétorqué que vous l’aviez
déjà fait, sous les ordres de
Nelson ?
— C’est exact.
Cotgrave eut un petit
sourire.
257
— Voilà qui est fort
convaincant. La Larne vous a
servi de pilote et le Nicator,
un soixante-quatorze de votre
escadre, suivait dans les eaux.
— Nous aurions pu arriver
à temps, remarqua Bolitho.
— Mais c’est un fait que
vous êtes arrivés trop tard – il
continua d’une voix égale – À
présent, voudriez-vous nous
décrire ce que vous avez vu
lorsque le jour s’est levé, ce
matin-là ?
Il brandit l’index comme
un maître d’école et ajouta :
— Je me permets de vous
rappeler, sir Richard, que
nous avons ici des terriens –
nous ne possédons pas tous ce
258
trésor d’expérience que vous
avez accumulé, une
expérience qui est devenue au
fil des ans une véritable
légende.
Il régnait dans la chambre
un silence absolu, seulement
interrompu par les gouttes de
pluie qui fouettaient les
grandes fenêtres de poupe.
— J’avais prescrit au
maître voilier de
confectionner un pavillon
danois. J’avais l’intention de
leurrer le plus gros des
vaisseaux ennemis, le San
Mateo, de m’en approcher
d’aussi près que possible et de
faire croire à son commandant
que le Prince Noir était une
259
prise des Danois – il avait
hésité avant de prononcer le
nom de ce bâtiment ennemi,
mais les auditeurs s’en
souvenaient : En effet, nous
étions nous aussi en état
d’infériorité numérique. Sans
cette ruse, je crois que nous
aurions connu le même sort
que le Benbow.
— À ce moment, si je
comprends bien, le Benbow
était déjà démâté et devait se
contenter d’un rôle de
spectateur ?
Bolitho vit Herrick se
pencher, comme s’il
s’apprêtait à répondre. Il
intervint immédiatement :
260
— Non, pas du tout. Son
artillerie faisait encore feu et
même s’il ne pouvait plus
gouverner, si ses mâts étaient
abattus, il ne se rendait pas.
Cotgrave se tourna vers les
membres de la cour, qui
écoutaient avec la plus
extrême attention.
— Après que vous eûtes
contraint l’ennemi de se
rendre, puis les équipages de
prise à bord des navires de
commerce de mettre bas les
armes, vous vous êtes rendu à
bord du Benbow. Racontez-
nous ce que vous y avez
trouvé.
Bolitho se tourna vers
Herrick et le regarda droit
261
dans les yeux.
— A ce moment-là, il y
avait davantage de morts que
de vivants à bord. Tous les
gens de la dunette, les
timoniers, les canonniers
avaient été fauchés par des
boulets à chaîne ou des boîtes
à mitraille tirées à bout
portant. Le vaisseau avait subi
tant d’avaries que tout ce que
nous avons pu faire a été de
gréer un appareil à gouverner
de fortune et de le prendre en
remorque.
Hamett-Parker laissa
tomber, apparemment sans la
moindre émotion :
— Il est vraisemblable qu’il
restera à l’état d’épave, jusqu’à
262
son désarmement définitif.
Cotgrave opina gravement
du chef.
— Naturellement, sir
Richard, l’accusé et vous-
même êtes amis depuis des
années. J’imagine qu’il a été
soulagé de voir arriver vos
bâtiments et, plus
précisément, de vous voir
arriver, vous, en particulier.
Bolitho se détourna vers
les vitres griffées par les
gouttes d’eau. Un pâle rayon
de soleil fit étinceler sa
médaille commémorative
d’Aboukir, qu’il arborait
toujours avec beaucoup de
fierté.
263
— Le spectacle aurait été
digne de l’enfer. Nous n’avons
guère eu le temps d’échanger
de mots. La blessure du
contre-amiral requérait des
soins urgents.
Il regarda alors Herrick. Il
le revoyait ce matin-là, cette
remarque amère qu’il lui avait
faite : Ce sera un nouveau
triomphe pour vous. Comme
une accusation.
Cotgrave, surpris, vit
Herrick se mettre debout
péniblement et s’accrocher au
dossier de son siège.
— Sir James ? demanda le
procureur à Hamett-Parker.
Le président se tourna vers
Herrick :
264
— Vous avez une question ?
Il semblait surpris, lui
aussi.
— Oui, sir James, répondit
Herrick, les yeux fixés sur
Bolitho.
— Très bien, répondit
Hamett-Parker – et, à
Bolitho : Je vous rappelle que
vous êtes sous serment.
— Ce n’est pas affaire de
témoignage, fit lentement
Herrick.
Il s’adressait à la cour, mais
aussi à tous ceux qui étaient
présents, et à ceux qui ne
reviendraient jamais parler de
quoi que ce fût. Ses yeux et
tout son être ne voyaient que
Bolitho.
265
— Je suis prêt.
— Je voudrais préciser un
point. J’aimerais savoir, si
vous aviez été à ma place ce
jour-là, auriez-vous agi
comme je l’ai fait ?
Cotgrave le coupa
précipitamment :
— J’ai du mal à penser…
Mais Hamett-Parker le fit
taire d’un geste :
— Je ne vois pas ce que
cette question a d’incongru.
Veuillez répondre, sir Richard,
nous sommes tout ouïe !
Bolitho faisait face aux
juges, mais sentait, posé sur
lui, le regard fixe de Herrick.
— Il existe plusieurs
manières de défendre un
266
convoi, sir James, même si
l’escorte est insuffisante,
comme cela était évidemment
le cas. Une des solutions
consiste à ordonner par
signaux aux navires
marchands de se regrouper,
pour ajouter le poids de leur
artillerie à la défense
commune. C’est une tactique
que pratique couramment
l’Honorable Compagnie des
Indes. Autre méthode, vous
pouvez ordonner aux navires
de se disperser, ce qui revient
à sacrifier les bâtiments les
plus lents.
Tout le monde se tourna
vers Herrick lorsqu’il dit :
267
— Ce n’est pas ce que je
vous ai demandé.
— C’est exact, nota
Cotgrave en se mordant la
lèvre. Vous devez répondre à
la question posée, sir Richard.
— Même si votre réponse
risque de porter tort à un ami,
lâcha sèchement Hamett-
Parker. Vous êtes un homme
d’honneur, amiral. Nous
attendons !
Bolitho essayait de percer
Herrick, de deviner ce qu’il
avait en tête. Mais que faites-
vous ? Qu’attendez-vous de
moi ? Il y avait sans doute
autre chose. Il s’amusait
presque, il le provoquait pour
268
se gausser de lui. Un nouveau
triomphe pour vous, Richard !
— Je ne veux pas,
répondit-il lentement.
Hamett-Parker croisa les
doigts et pencha légèrement la
tête, comme un rapace qui
guette sa proie :
— Pardon, je ne suis pas
sûr que tout le monde ait
entendu, sir Richard.
— J’ai dit : je ne veux pas !
répondit Bolitho en le fixant
froidement.
— Merci, dit Herrick en se
rasseyant. Un homme
d’honneur.
Bolitho ne pouvait
détacher ses yeux de lui.
Herrick l’avait contraint à
269
faire une réponse qui le
condamnerait à coup sûr.
C’était délibéré de sa part, il
l’avait fait aussi brutalement
que possible.
Hamett-Parker hocha
lentement la tête.
— Si vous n’avez rien à
ajouter, sir Richard ?
— Tout ce que je puis dire,
c’est que l’accusé est un brave
et un officier de toute
confiance. J’ai servi à maintes
reprises avec lui, je connais
ses qualités. Il m’a sauvé la vie
et il a donné la sienne pour sa
patrie.
Cotgrave se gratta la gorge.
— D’aucuns pourraient
juger que vous êtes partial, sir
270
Richard.
Bolitho se tourna vers lui,
plein de rage.
— Et pourquoi pas ? Si ce
n’est pas à cela que sert
l’amitié, à quoi cela sert-il ?
Hamett-Parker
interrompit l’échange.
— L’audience est levée,
messieurs, le temps de servir
quelques rafraîchissements –
et, se tournant vers Bolitho :
Ensuite de quoi, le
commandant Gossage pourra
venir témoigner et nous
indiquer quelles étaient les
intentions de son amiral ce
jour-là.
Bolitho attendit que tout le
monde fût sorti puis retourna
271
s’asseoir, la tête dans les
mains. Où était-il désormais,
le vice-amiral ?
Keen s’approcha et lui dit
doucement :
— J’étais derrière la porte,
sir Richard, j’ai tout entendu.
Ils vont le condamner à la
peine la plus sévère qui soit.
Lorsque Bolitho releva la
tête, Keen fut remué de voir
que ses yeux étaient remplis
de larmes.
— Il s’est condamné lui-
même, Val. Et pourquoi, je
vous le demande ?
La question resta
longtemps en suspens, sans
réponse, elle sonnait comme
une épitaphe.
272
Lady Catherine Somervell
se tenait près d’une fenêtre et
jouait distraitement avec le
rideau. Tout près de là, les
toits des cales de l’arsenal
luisaient sous la pluie, mais on
devinait que le soleil essayait
de percer, l’air se réchauffait
un peu. Elle s’en apercevait et
pourtant ne s’y intéressait
guère.
Elle songeait au Prince
Noir, mouillé quelque part,
invisible derrière les hauts
bâtiments. La cour martiale
avait dû reprendre ses débats,
c’était cette après-midi que
Richard allait tenter de
défendre son ami, même s’il se
273
trouvait dans l’incapacité
d’apporter un témoignage
décisif.
Elle se retourna pour
observer sa nouvelle femme de
chambre, Sophie. Dans cette
faible lumière, les yeux barrés
par sa frange noire, on aurait
pu la prendre pour une
Espagnole. Elle était occupée à
plier l’une des robes de sa
maîtresse avant de la ranger
dans une malle. Sa mère avait
épousé un négociant de cette
nation disparu peu après que
la révolution eut éclaté en
France. Personne ne l’avait
revu depuis. Ils avaient eu
trois enfants, Sophie était la
cadette. Elle avait commencé
274
par travailler pour un tailleur
de Whitechapel, et il ne lui
avait pas fallu un an pour
montrer qu’elle apprenait vite.
Elle était devenue en peu de
temps une excellente
couturière, mais sa mère,
tombée malade, avait
demandé à Catherine de la
prendre à son service. Elle
savait qu’elle allait mourir, elle
avait fait appel à sa vieille
amitié pour Catherine afin de
sauver la seule fille qu’il lui
restait : Londres n’était pas un
endroit convenable pour que
l’on puisse y laisser Sophie se
débrouiller seule. Si la jeune
fille se faisait du souci pour sa
mère, elle n’en montrait rien.
275
Catherine se disait que,
lorsqu’elle la connaîtrait
mieux, elle accepterait de lui
raconter toute son histoire.
— Je me demande s’ils vont
tirer un coup de canon lorsque
la cour en aura terminé.
Elle aurait dû poser la
question à Richard avant qu’il
s’en aille, ce matin. Mais elle
ne voulait pas le déranger, lui
laisser entrevoir un espoir
impossible.
— ’Sais pas, m’dame,
répondit Sophie en se
relevant.
Catherine lui fit un sourire.
Sophie parlait avec l’accent du
peuple, un accent que
Catherine avait bien connu à
276
Londres au même âge. Cela la
réconfortait, d’une certaine
manière, et lui rappelait des
souvenirs.
Ce matin, à l’aube, elle
s’était réveillée en sursaut en
découvrant qu’il était parti.
Elle fit tourner l’anneau
superbe qu’il lui avait offert,
celui qu’il lui avait passé à
l’annulaire gauche, le jour du
mariage de Keen à Zennor, et
essaya d’en tirer un peu de
réconfort. Mais il faudrait
encore le voir s’en aller,
prendre la mer une fois de
plus avec ses hommes et ses
vaisseaux, cible rêvée de
quelque tireur, comme celui
277
qui avait abattu ce
malheureux Nelson…
Elle hocha la tête, comme
s’il venait tout juste de
s’adresser à elle. Il y avait cette
longue traversée jusqu’au Cap,
puis le retour. Le voyage serait
sans doute inconfortable, mais
elle était si heureuse de
profiter de chaque seconde où
ils seraient ensemble.
Quelle que fût l’issue,
lorsque Richard rentrerait ce
soir, plus tard peut-être, elle
voulait faire tout ce qui était
en son pouvoir pour le lui faire
oublier. Il le fallait
absolument. Elle fit encore
briller son alliance au soleil.
L’astre avait enfin réussi à
278
percer les nuages bas qui
filaient au-dessus du Soient.
Elle admira les éclats de
lumière qui jouaient sur les
diamants et les rubis. Elle se
souvenait très précisément de
l’instant où il la lui avait
donnée, lorsque tout le monde
était parti, après la cérémonie.
Richard lui avait pris la main.
Devant Dieu, nous sommes
mariés, Catherine chérie.
C’était un moment qu’elle
n’oublierait jamais.
Quelqu’un gratta à la porte,
l’une des domestiques de la
maison apparut et fit une
révérence assez gauche.
— Y a un monsieur qu’est
là en bas, madame. Il voudrait
279
vous voir.
Catherine réfléchit avant
de répondre :
— J’arrive parfois à lire
dans vos pensées, ma fille,
mais cette fois-ci, il faut que
vous m’aidiez un peu.
La domestique la regardait
d’un œil bovin. Elle finit par
sortir une petite enveloppe de
son tablier.
Catherine sourit.
Apparemment, la résidence de
l’Amirauté n’avait pas mis de
plateau d’argent à disposition
pour ce genre de chose.
Elle déchira l’enveloppe et
s’approcha de la fenêtre. Il ne
s’agissait pas d’un billet, mais
d’une carte gravée. Elle
280
l’examina pendant plusieurs
secondes avant de mettre un
visage sur ce nom. Sillitœ. Sir
Paul Sillitœ, qu’elle avait
rencontré lors de cette
réception chez l’amiral
Godschale, au bord du fleuve.
Elle ne savait trop s’il
représentait un danger pour
Richard, ou si elle devait le
considérer comme un ami.
Mais il lui avait pourtant
manifesté de la sympathie,
même à sa manière, qui était
étrange et assez réservée.
— Je descends.
— L’entrée était déserte et
la porte entrebâillée. Elle
aperçut dehors un phaéton
attelé à deux chevaux
281
pommelés. Sillitœ attendait
dans le petit salon, jambes
écartées, les mains croisées
dans le dos. Il prit la main
qu’elle lui tendait et la porta à
ses lèvres.
— Je suis infiniment
honoré, lady Catherine, que
vous acceptiez de me recevoir
alors que j’arrive sans
prévenir.
Il attendit qu’elle se fût
assise et poursuivit :
— Des affaires urgentes
m’appellent à Londres, mais je
souhaitais vous voir avant
votre départ pour le cap de
Bonne-Espérance – il fit la
moue : Un nom bien mal
trouvé, à mon avis.
282
— Un contretemps, sir
Paul ? Notre voyage serait-il
remis en cause ?
— Contretemps, dites-
vous ? – il l’observait avec
intérêt, de ses yeux
profondément enfoncés : Mais
pourquoi donc ?
Il s’approcha, hésita en
arrivant près de son fauteuil.
Elle crut l’espace d’une
seconde qu’il allait l’effleurer,
lui mettre la main sur l’épaule
et se raidit aussitôt.
— Je me disais que vous
alliez accueillir la perspective
d’un si long périple, seule
femme au milieu de marins
grossiers, avec un peu de
283
dégoût. Ce n’est pas ce dont
j’aurais rêvé pour vous.
— Je suis accoutumée à la
mer – elle lui lança un regard
furibond : Et aux marins.
— Non, ce n’était qu’une
réflexion sans importance,
mais cela me trouble plus que
je n’oserais l’admettre en face
de quelqu’un d’autre. J’ai
ressenti un certain dépit, je
m’imaginais que vous pourriez
rester ici, je vous aurais tenu
lieu de chevalier servant et
vous aurais offert –
provisoirement – ma
compagnie.
— C’est vraiment cela que
vous êtes venu me proposer ?
284
Elle se surprenait elle-
même à parler d’une voix
aussi calme, tout aussi étonnée
d’ailleurs de l’insolence
tranquille de cet homme qui
osait lui faire une déclaration.
— Il vaut mieux que vous
vous retiriez immédiatement.
Sir Richard a déjà
suffisamment de soucis sans
devoir en plus se voir trompé.
J’aurais presque tendance à
dire : Comment osez-vous, sir
Paul ? Mais je sais très bien
jusqu’où les hommes de votre
espèce osent aller.
— Ali oui, sir Richard – il
détourna les yeux : Comme je
l’envie…
285
Il rusait : cherchant ses
mots, il faisait en sorte de
retenir son attention et de ne
pas se laisser interrompre.
— J’aimerais savoir, lady
Catherine – je crois qu’il vous
appelle Kate ?
— C’est exact – et il est le
seul.
Sillitœ poussa un soupir.
— Ainsi que je vous le
disais, votre présence si
charmante m’a troublé. Mais
je serai toujours votre ami –
plus encore si vous en avez
besoin. C’est ce que je suis
venu vous dire.
Il s’avança en la voyant qui
s’apprêtait à se lever.
286
— Non, je vous en prie,
restez assise, lady Catherine.
J’ai quelques milles à
parcourir avant la nuit.
Il lui prit la main presque
de force car elle ne la lui avait
pas tendue, et la garda dans la
sienne sans la quitter des
yeux.
— J’ai connu feu votre
époux, le vicomte Somervell.
C’était un sot. Il a bien mérité
ce qui lui est arrivé.
Puis il lui baisa la main
avant de la lâcher.
— Bon voyage, lady
Catherine – il ramassa son
chapeau sur une chaise :
Pensez à moi, de temps à
autre.
287
La rue était sombre.
Longtemps après que le
phaéton se fut éloigné,
Catherine resta assise dans ce
salon vide et humide, les yeux
fixés sur la porte.
Elle se souvint de ce qu’elle
avait dit à Richard le matin
même. Ils te harcèlent de tous
côtés. La visite de Sillitœ
venait s’ajouter à la liste.
Elle se leva soudain,
intriguée par une détonation
sourde. Ils avaient fini par
donner du canon.
Elle alla se regarder dans le
miroir, assez mécontente. Elle
allait devoir parler à Richard
de cette visite, bien d’autres
seraient trop ravis de s’en
288
charger. Mais les choses
n’étaient pas terminées. Un
nouveau duel en perspective,
comme Belinda le lui avait jeté
à la figure un jour ? Elle hocha
lentement la tête, l’image que
lui renvoyait la glace la
satisfaisait, à présent.
Seule la mort pourrait les
séparer.
289
comme il n’en avait jamais bu.
Apparemment, cela lui avait
donné un regain de forces
avant cette dernière audience.
Il allait terminer de remplir
son devoir, un devoir auquel il
ne pouvait se soustraire. Il
réfléchit une seconde : mais
un devoir nécessaire.
Il se réveilla en voyant que
le procureur attendait
patiemment. Le décor était en
place. Il se tourna vers
l’accusé, mais l’amiral était
parfaitement impassible.
Les journalistes dépêchés
par les gazettes de Londres et
de Portsmouth étaient là ; un
officier fusilier se tenait
derrière le siège de Herrick,
290
comme s’il n’en avait jamais
bougé de tout le procès.
— Monsieur Cotgrave,
commença le président,
j’aimerais être sûr que le
capitaine de vaisseau Gossage
est vraiment en état
d’apporter son témoignage.
Cotgrave le regarda sans
ciller.
— Le médecin est présent,
sir James.
Un praticien de l’hôpital de
Haslar salua la table.
— J’ai examiné le
commandant Gossage et j’ai
constaté une nette
amélioration de son état, sir
James. Il vous supplie
d’excuser son comportement
291
face à la cour et je conviens
qu’il avait reçu un traitement
trop fort pour lui permettre de
supporter ses souffrances. Il
n’était plus lui-même.
Hamett-Parker esquissa un
sourire. Bolitho, qui observait
ce qui se passait avec un
désespoir grandissant, voyait
en lui un renard prêt à se jeter
sur un lapin.
— Dans ce cas, allons-y, dit
Hamett-Parker.
Le capitaine de vaisseau
Gossage fit son entrée au
milieu de l’assistance sans
même s’appuyer aux dossiers
des chaises pour s’aider à
marcher. Il ne remarquait
apparemment pas les regards
292
curieux qu’on lui jetait. Chez
les officiers de marine,
c’étaient pitié et compassion.
Chez les autres, hâte d’en
avoir fini, d’une façon ou d’une
autre.
Il ne s’attarda pas sur les
membres de la Cour et s’assit
précautionneusement dans le
siège qu’il avait déjà occupé.
Bolitho remarqua qu’il
refusait même l’aide que lui
offrait une ordonnance de
l’hôpital.
— Etes-vous bien installé,
commandant ? lui demanda le
procureur.
Gossage se tortilla un peu
pour mettre son moignon à
l’écart du dossier.
293
— Je suis bien, monsieur –
puis, se tournant vers
l’amiral : Je souhaite
m’excuser auprès de la cour
pour ma conduite, hier, sir
James. Je ne savais pas ce que
je faisais.
Le vice-amiral Nevill hocha
la tête :
— Seul le temps pourra
réparer un peu ce que vous
avez souffert.
Il y eut un murmure
d’approbation chez les
officiers qui se trouvaient près
de lui.
— Pouvons-nous
poursuivre ? demanda
Hamett-Parker.
294
C’était dit d’un ton sec, qui
n’échappa pas à Bolitho. Cet
homme-là n’aimait pas
entendre quelqu’un d’autre
donner son avis.
Un planton se faufila entre
les chaises et posa quelques
livres sur la table, à portée de
Gossage.
— Sir James, voici le livre
de bord et le livre des signaux
de mon bâtiment, annonça
l’officier. Tout y a été
consigné, jusqu’au moment où
nous nous sommes retrouvés
bord à bord – il était livide :
Jusqu’au moment où il n’est
plus resté personne sur la
dunette pour s’en charger.
295
Même l’aide de camp de
l’amiral était tombé.
Il fit la moue, comme
Bolitho l’avait vu faire tant de
fois.
— Puis on m’a descendu
dans l’entrepont.
Bolitho le vit qui
s’accrochait à son siège de sa
seule main. Il revivait ce
cauchemar, ces souffrances,
ces tourments de damné.
Cotgrave lui dit
doucement :
— Dites ce que vous savez,
commandant. Nous avons déjà
consulté ces documents.
Gossage se laissa retomber
en fermant les yeux.
296
— J’en suis parfaitement
capable, merci.
Il avait répondu d’une
manière un peu brusque.
L’espace d’un instant, ce
n’était plus un infirme qui
s’exprimait, c’était le capitaine
de pavillon qu’il avait été.
— Après que nous eûmes
établi le contact avec la Larne,
et connaissant par conséquent
la position approchée et le
relèvement de l’ennemi, nous
décidâmes de faire force de
voiles.
— Nous décidâmes ?
demanda Cotgrave.
Gossage hocha la tête, avec
une grimace de douleur.
297
— En ma qualité de
capitaine de pavillon, l’amiral
me consultait toujours,
naturellement. Vous savez
déjà que le vent qui a permis
aux vaisseaux de Sir Richard
Bolitho de se porter à notre
secours nous était contraire, à
nous et au convoi.
Cotgrave jeta un bref
regard à ses secrétaires : les
plumes d’oie volaient sur les
feuilles de papier.
— Ainsi donc, lorsque
l’ennemi a surgi, que s’est-il
passé ?
— Il y avait de la brume,
répondit Gossage, le convoi
s’était dispersé au cours de la
nuit. Cela dit, nous avions
298
taillé de la route et nous
savions que, rapide comme
elle l’était, la Larne avait dû
communiquer l’information à
l’amiral.
— Avez-vous été surpris
d’entendre le commandant de
la Larne proposer d’informer
en premier l’amiral Gambier,
plutôt que Sir Richard, ami de
l’accusé ?
Gossage réfléchit un
instant.
— L’amiral Gambier
commandait en chef. Je crois
qu’il n’y avait pas d’autre
solution.
Cotgrave sortit un autre de
ses papiers.
299
— Y a-t-il eu délibération à
ce moment sur ce qu’il
convenait de faire avec le
convoi, le disperser ou
l’éparpiller ?
Gossage s’épongea le
visage avec son mouchoir. La
douleur le faisait transpirer à
grosses gouttes.
— Oui, nous avons eu des
discussions à ce sujet. Nous
n’avions aucune frégate, les
vents étaient contraires. Si le
convoi avait reçu liberté de
manœuvre, je crois que tout le
monde aurait été réduit en
miettes. La plupart de ces
bâtiments étaient lents, ils
étaient chargés à ras bord – je
n’ai jamais vu un ramassis de
300
vieilles coques aussi
hétéroclite.
On le sentait plein
d’amertume.
— Même cette pauvre
Aigrette, notre seul et unique
bâtiment d’escorte, c’était une
épave flottante.
— Vous n’avez pas le droit
de dire cela ! aboya Hamett-
Parker.
Cotgrave esquissa un
sourire mielleux.
— J’ai bien peur que si, sir
James. L’Aigrette était déjà un
vrai ponton avant l’entrée en
guerre. On l’a réarmée, mais
pour effectuer des missions
nettement moins exigeantes.
301
— Une épave flottante,
répéta Gossage.
Bolitho jeta un coup d’œil à
Herrick. Il avait les yeux rivés
sur Gossage, comme s’il n’en
croyait pas ses oreilles.
— Et ensuite ?
Gossage fronça les sourcils.
— Le contre-amiral
Herrick a donné l’ordre de
tirer un coup de canon pour
alerter le convoi et le faire
remettre en ligne de file, afin
que les bâtiments tiennent
leurs postes. Il a bien insisté, il
m’a demandé d’épeler le signal
mot à mot, de manière que les
capitaines comprennent bien
l’imminence du danger.
302
— Et que pensez-vous de la
conduite de votre supérieur à
ce moment-là ?
Gossage regarda Herrick
en coin. Ses yeux ne
manifestaient rien.
— Il était très calme. Il n’y
avait pas d’autre issue que de
rester groupés et de nous
battre – il releva légèrement le
menton : Le Benbow n’avait
jamais reculé. Et il n’allait pas
commencer.
Bolitho regardait Herrick,
que l’émotion submergeait.
Une fois seulement il hocha la
tête, mais lorsqu’on lui
demanda s’il souhaitait
interroger le témoin, il
303
s’essuya les yeux sans
répondre.
La tension était à son
comble. Les mots très simples,
l’attitude presque résignée de
Gossage avaient changé les
choses du tout au tout. Il avait
été là, il était le seul à savoir
exactement comment les
choses s’étaient passées. Le
récit de Bolitho, sa description
de ce qu’il avait trouvé en
arrivant à bord du vaisseau
amiral dévasté avaient servi
d’entrée en matière. Gossage y
avait mis la dernière main.
Cotgrave rangea ses
papiers et se racla la gorge.
— Je pense que l’heure est
venue pour la cour de se
304
retirer, sir James.
Levant les yeux Bolitho
croisa le regard de Hamett-
Parker qui le fixait, comme le
premier jour. Ce regard ne
manifestait aucun désir que
justice soit faite, il était
simplement furieux.
— Emmenez l’accusé !
Et la cour se retira.
Keen entra et vint s’asseoir
près de Bolitho.
— Je n’y comprends rien !
Je ne me trompe pas, n’est-ce
pas, sir Richard ?
Bolitho se sentit réconforté
de l’avoir à ses côtés.
— Non, Val, vous ne vous
trompez pas. Gossage est allé
directement au vif du sujet, il
305
se sentait trop mal la première
fois. C’est sans doute sa façon
de faire.
Keen n’en revenait pas.
— Mais, sir Richard, il ne
doit rien au contre-amiral
Herrick ?
— Vous n’avez jamais
entendu parler de ce qu’est
une vengeance, Val ?
Quelqu’un murmura d’une
voix rauque : « Les voilà ! »
Gossage se tenait dans la
pénombre et buvait dans un
verre qu’on lui avait apporté.
Il semblait mal à son aise,
fatigué, et pourtant incapable
de s’en aller.
Hamett-Parker ordonna
sévèrement :
306
— Monsieur, remplissez
votre office !
L’officier fusilier prit le
sabre de Herrick, hésita, puis
le reposa sur la table. Un
grondement parcourut la foule
des assistants entassés dans la
grand-chambre. La garde du
sabre était pointée vers le
siège de Herrick.
— Faites entrer l’accusé !
Un bruit de pas. Ceux qui
arrivaient s’arrêtèrent à la
hauteur de Bolitho qui leva les
yeux et aperçut Herrick, blanc
comme un linge. Il ne
parvenait pas à détacher les
yeux de la table, comme
frappé par un mal terrible.
307
— Contre-amiral Herrick,
déclara Cotgrave, vous êtes
acquitté. Les accusations
portées contre vous sont
levées. Elles ne pourront
donner lieu à aucune autre
poursuite.
Des yeux, Herrick fit le
tour de la chambre et aperçut
enfin Gossage. Il prononça
lentement :
— Allez au diable, Gossage.
La peste soit de vous.
Gossage leva son verre.
Puis, appuyé au bras de
l’ordonnance, il se dirigea vers
une autre sortie.
— Je dois raccompagner
les membres de la cour à la
coupée, sir Richard, lui dit
308
Keen – et, avec un peu
d’inquiétude : Voulez-vous
m’attendre ici, je vous prie ?
Bolitho posa la main sur
son bras en hochant la tête.
Allday était là, toujours
aussi massif. Pair renfrogné, la
coiffure sous le bras.
— Allez, mon vieux, lui dit
Bolitho, faites-moi descendre
à terre. Tout est fini.
Il jeta un dernier regard à
Herrick qui était entouré
d’officiers tout épanouis.
Il ne put voir le visage de
Herrick qui tenait son sabre à
deux mains, comme un
homme que l’on aurait floué,
avant de le trahir.
309
V
LA MAIN D’UNE
FEMME
310
inspecter les lieux, notant le
moindre petit changement. On
sentait la main d’une femme.
— J’ai cru comprendre
qu’il était à Portsmouth,
Bryan.
— Avez-vous des nouvelles
de la cour martiale,
commandant ?
Adam s’approcha de la
grande cheminée et passa la
main sur le blason sculpté qui
ornait le manteau. Que de
souvenirs… Lorsque âgé de
quatorze ans, tout d’abord, il
avait fait à pied toute la route
depuis Penzance, où sa mère
venait de mourir. Il avait dans
la poche un bout de papier sur
lequel était écrit le nom du
311
seul homme susceptible de
prendre soin de lui. Cette
maison était devenue sa
maison. Sir Richard Bolitho
avait fait le nécessaire pour
qu’elle soit réellement à lui un
jour, de même qu’il lui avait
accordé de porter leur nom de
famille.
Il revint à la question posée
par Ferguson.
— Oui, et toute la marine
doit être au courant à l’heure
qu’il est – puis, changeant de
sujet : J’ai aperçu la voiture de
mon oncle devant les écuries.
Est-il ici ?
Ferguson hocha
négativement la tête.
312
— Il doit bientôt
embarquer à Falmouth et il a
envoyé son aide de camp
devant pour tout préparer.
Yovell est arrivé avec lui.
Il voyait Adam faire les
cent pas dans la pièce.
Lorsqu’il était arrivé sur sa
monture, on aurait dit Bolitho
soi-même. Mais le jeune
homme, aux cheveux aussi
noirs que ceux de son oncle,
n’avait que vingt-sept ans et
ne portait qu’une seule
épaulette de capitaine de
vaisseau, à l’épaule droite.
Adam surprit son regard et
se mit à sourire.
— Vous savez. Bryan, cette
année va être à marquer d’une
313
pierre blanche, si tout se passe
bien. Je devrais être promu
capitaine de vaisseau confirmé
à l’automne.
Ferguson approuva
vigoureusement du menton.
Ainsi, il allait faire comme son
oncle adoré, qui avait reçu son
premier commandement à
vingt-deux ou vingt-trois ans.
Pour le moment, Adam
commandait une jolie frégate,
l’Anémone.
— On m’envoie en mer
d’Irlande, reprit Adam, il
paraît qu’il y a des corsaires
dans les parages. On va
essayer d’en titiller quelques-
uns.
314
— Vous ne pourriez pas
rester jusqu’à demain ? lui
demanda Ferguson. Sir
Richard devrait arriver – il
m’a fait porter un mot par la
poste ce matin. Je pourrais
demander à Mrs. Ferguson de
vous mijoter vos petits plats
préférés dans le cas…
Adam s’était détourné
brusquement, tout interloqué,
les yeux écarquillés.
Zénoria se tenait dans la
courbe de l’escalier. Elle resta
ainsi à le regarder pendant de
longues secondes.
— Quoi, le capitaine de
vaisseau Bolitho ! dit-elle en
éclatant de rire – elle avait
entendu des voix en bas et elle
315
fronçait les sourcils comme
une petite fille : Décidément,
dans cette famille, on n’a que
des surprises !
Elle lui tendit sa main à
baiser. Il lui dit en hésitant :
— Mais je ne savais pas,
madame Keen…
— Appelez-moi Zénoria, lui
répondit-elle avec le sourire.
Lady Catherine m’a vite appris
que l’on ne s’embarrassait
guère de formalités chez elle –
elle rejeta ses cheveux en
arrière et se remit à rire de le
voir si sérieux : C’est de
commander qui vous rend la
chose difficile ?
Adam commençait à
reprendre ses esprits.
316
— Le commandant Keen
doit remercier le Ciel tous les
jours de sa chance.
Elle le vit qui regardait
l’escalier et répondit :
— Il n’est pas encore là, il
arrivera peut-être après-
demain. Il doit partir avec Sir
Richard.
— Ah, je vois.
— Mrs. Keen va demeurer
chez nous, commandant,
expliqua Ferguson.
Elle s’avança dans la pièce
voisine et montra à Adam les
grandes rangées de livres
reliés.
— Contrairement à vous,
Adam – elle avait un peu
hésité avant de l’appeler par
317
son prénom –, je n’ai pas reçu
d’autre éducation que celle
que mon père m’a donnée.
Adam sourit, mais c’est sur
un ton assez triste qu’il
répondit :
— J’ai vécu dans un taudis
avec ma mère, jusqu’à sa
mort. Elle ne possédait rien
que son corps, qu’elle livrait à
des « messieurs » afin de nous
permettre de subsister – il
baissa les yeux : Je… je suis
navré, Zénoria, je ne voulais
pas me montrer agressif. C’est
la dernière chose au monde
que je souhaiterais.
Elle posa la main sur son
bras et lui dit d’une voix
douce :
318
— C’est moi qui vous dois
des excuses. J’ai le sentiment
que nous avons eu tous deux
une enfance bien affligeante.
Il regardait cette main
posée sur sa manche :
l’alliance de Keen brillait au
soleil.
— Je suis content
d’apprendre que vous allez
séjourner ici. Je pourrai peut-
être passer de temps à autre,
si mon bâtiment fait relâche ?
Elle se dirigea vers la
fenêtre et resta là, les yeux
perdus, à contempler le jardin,
les collines dans le lointain.
— Pourquoi me demandez-
vous la permission ?
319
Elle se retourna, son
ombre se découpait, mais elle
avait les yeux rieurs.
— Vous êtes ici chez vous,
n’est-ce pas ?
Ferguson les laissa pour
rejoindre sa femme qu’il
trouva en train de parler
légumes avec la cuisinière.
— Alors. Bryan, comment
va-t-il ? Il va rester un peu ?
La cuisinière trouva un
vague prétexte et retourna à
ses fourneaux.
— Je pense qu’il souhaite
rester, répondit Ferguson à sa
femme.
Il se retourna en entendant
la jeune fille éclater de rire –
320
car ce n’était encore qu’une
jeune fille.
— J’espère seulement que
Sir Richard ne va pas tarder –
et il ajouta in petto : Avec
Lady Catherine. Elle au
moins, elle saura quoi faire.
Sa femme lui sourit.
— Nous voilà tous réunis.
Une maison digne de ce nom.
Je vais aller m’occuper de tout
ça.
Ferguson l’observa, cette
bonne silhouette un peu
arrondie. Il se souvenait
comme elle l’avait chouchouté,
comme elle l’avait soigné
lorsqu’il était revenu de guerre
avec un bras en moins.
321
Si seulement Grâce avait
raison. Pourtant, un jour,
quelqu’un arriverait avec de
mauvaises nouvelles, c’était
inévitable. Il leva les yeux pour
regarder le premier portrait
accroché dans l’escalier. Le
capitaine de vaisseau David
Bolitho, mort en combattant
des pirates au large des côtes
d’Afrique. Il portait le sabre de
la famille. À l’époque, l’arme
était encore flambant neuve,
c’est lui qui l’avait dessinée.
Comme tous les autres,
représentés là, il attendait que
le dernier des Bolitho vînt le
rejoindre. Ferguson en était
tout triste, mais il ne vivrait
peut-être pas assez vieux pour
322
voir ça. Il tendit l’oreille, on
entendait des voix dans la
bibliothèque. Il vit le
commandant Adam offrir son
bras à Zénoria pour
l’empêcher de tomber.
Perchée sur un escabeau, elle
regardait des livres qui
n’avaient probablement pas
bougé de là depuis des lustres.
Mon Dieu, songea-t-il, ils
vont si bien ensemble. Cette
idée le choqua plus qu’il ne s’y
fût attendu.
Adam se retourna et
l’aperçut.
— C’est décidé. Je vais
rester quelque temps, Bryan.
Mon vaillant second va en tirer
profit !
323
Ferguson ne pouvait pas
dire ce qu’il pensait de tout ça
à Grâce et, en outre, elle ne
l’aurait pas cru. Elle voyait le
bien partout.
Et Allday ? Mais il n’était
pas là, impossible de lui
demander conseil, de
s’appuyer sur lui une fois que
le navire aurait appareillé
pour Le Cap.
Adam ne s’aperçut même
pas de la disparition de
Ferguson.
— Vous êtes en tenue
d’équitation, si je vous
emmenais jusqu’au château ?
Cela nous mettra en appétit et
nous profiterons mieux de ce
324
que nous mitonne Mrs.
Ferguson !
On entendit des pas dans
l’entrée, c’était Jenour. Il
semblait un peu interloqué.
Adam lui serra
vigoureusement la main.
— Vous m’avez l’air épuisé,
Stephen !
Il attendit que la jeune
femme eût remis un livre à sa
place, sans la quitter des yeux.
— Bon, je sais, vous êtes
l’aide de camp de mon oncle et
il ne m’appartient pas de vous
poser de questions. J’ai été à
votre place, il y a quelques
années. Allez, venez, dit-il à
Zénoria. Je vais chercher les
chevaux !
325
Elle s’arrêta près de
Jenour :
— Tout est prêt, Stephen ?
— Je pense que oui. On dit
que le contre-amiral Herrick a
été blanchi de toutes les
accusations et acquitté. Je ne
comprends pas très bien.
Elle posa sa main sur la
sienne.
— Si c’est exact, j’en suis
bien heureuse – surtout pour
Sir Richard. Je sais qu’il s’est
fait beaucoup de tourment –
elle brandit sa cravache en
criant : J’arrive. Adam ! Ce
que vous pouvez être
impatient !
Jenour les regarda
s’éloigner. Les idées se
326
bousculaient dans sa jeune
cervelle. Une chose dominait
pourtant, aussi éclatante qu’un
phare sur une falaise : jamais
de sa vie il n’avait vu l’épouse
de Keen aussi joyeuse.
Yovell apparut dans
l’embrasure d’une porte basse.
Il mastiquait vigoureusement
quelque chose qu’il avait chipé
aux cuisines.
— Ah, vous voilà, Yovell…
L’image de la jeune femme
et du capitaine de vaisseau
s’évanouit. Les journées ne
sont jamais assez longues pour
un aide de camp dévoué à son
amiral.
327
Allday fit halte dans le
sentier étroit et s’appuya
contre un mur de pierre.
Lorsque, rentré de mer, il
passait quelque temps à terre,
il venait souvent en ces lieux
tranquilles pour y être seul
avec ses pensées. Et un bon
vieux cruchon de rhum. Il
poussa un soupir fatigué. Il
entreprit de bourrer sa pipe et
attendit que la brise de mer se
fût un peu calmée avant de
l’allumer. De là où il était, son
regard embrassait toute la
baie de Falmouth. Il n’était
pas très loin de la ferme où il
gardait les moutons lorsque le
détachement de presse de la
frégate Phalarope,
328
commandée par Bolitho, lui
avait mis la main au collet. Il
ne le savait pas alors, mais cet
événement allait changer le
cours de son existence.
Cela faisait deux jours
qu’ils étaient arrivés de
Portsmouth. Sans surprise, les
commérages allaient bon train
après le verdict rendu par la
cour martiale qui jugeait
Herrick. Il avala une goulée de
rhum puis reposa
soigneusement le cruchon
entre ses jambes. Il avait mis
sac à terre, une fois de plus.
Cela lui faisait un effet bizarre,
de se réveiller tous les matins
sans entendre les cris aigus
des catins, les Rossignols de
329
Spithead, comme les
surnomment les mathurins.
Plus d’école à feu ou de séance
de manœuvre, avec les
piétinements, les gabiers qui
s’élancent dans les hauts en
faisant la course à qui arrivera
le premier. Cette fois-ci, il
serait simple passager. La
chose aurait pu l’amuser, s’il
n’avait pas eu d’autres sujets
de mélancolie. Il en avait
touché un mot à Bryan
Ferguson, l’ami de toujours,
mais rien à personne d’autre.
C’était bizarre, il avait le
sentiment que Ferguson était
à deux doigts de se confier lui
aussi, mais il n’avait pas
insisté.
330
Allday avait aperçu son fils
à son retour de Portsmouth,
John Bankart. Dans le temps,
il était si fier de son gamin,
d’autant qu’il avait ignoré son
existence pendant des années.
Lorsque son fiston était
devenu maître d’hôtel du
commandant Adam, sa fierté
n’avait plus connu de limites.
À présent. Bankart avait
quitté la marine et le
commandant Adam avait
arrangé les choses. John disait
qu’il savait pertinemment que,
s’il restait marin, il se ferait
tuer. Mais le pire était à venir.
Son fils s’était marié. Ils
n’avaient pas attendu son
retour, ils ne lui avaient même
331
pas écrit. Allday ne savait pas
très bien lire, mais Ozzard
aurait fait ça pour lui. Il écouta
le bruit du vent qui sifflait
dans les hautes herbes et des
mouettes tournaient en
criaillant dans un ciel pur. Les
âmes des marins disparus, à ce
qu’on disait.
Là où il s’était mis en rogne
pour de bon, c’est lorsque son
fils, ajoutant l’insulte à la
blessure, lui avait annoncé que
sa femme et lui avaient trouvé
du travail et la sécurité de
l’autre côté de l’océan, en
Amérique.
— La vie est plus agréable
là-bas ! avait-il asséné. C’est
une occasion rêvée, on peut y
332
élever une famille sans cette
guerre qui fait rage à nos
portes, un coup oui, un coup
non !
Allday avait avalé une
nouvelle rasade et poussé un
juron :
— Ces salopards, avait-il
répondu, on s’est battus contre
eux, fiston, et Dieu de Dieu, on
remettra ça sûrement, tu
verras !
Et il était sorti de leur
chaumière en lâchant :
— Toi, un Yankee ! Anglais
tu es né, anglais tu mourras, je
t’en fiche mon billet !
Il se sentait un peu vaseux,
l’effet du rhum et du vent. Il
s’ébroua, rebourra sa pipe.
333
L’Anémone du jeune Adam
avait dû appareiller à cette
heure. Elle devait offrir un
bien beau spectacle, tirant des
bords pour parer la pointe de
Pendennis. Il fit la grimace,
irrité contre lui-même, l’avait
dû prendre un coup de lune ou
une affaire de ce genre.
Comment pouvait-il encore
s’émerveiller à la vue d’une
coquine de frégate, après tout
ce qu’il avait vécu ?
Il songea soudainement à
Lady Catherine. Il ne savait
trop comment elle s’y était
prise, mais, pendant tout leur
long voyage pour rentrer de
Portsmouth, elle avait réussi à
334
faire renaître une étincelle
dans les yeux gris de Bolitho.
Ç’allait faire un drôle
d’effet, prendre la mer avec
eux deux… et Ozzard et Yovell
qui venaient eux aussi. Tous
les copains réunis. Qui aurait
cru que cela lui arriverait un
jour ? Il dodelina de la tête, sa
pipe lui échappa et se brisa en
miettes près du cruchon de
rhum.
Son crâne heurta le mur et
il s’assit péniblement.
La mer vide scintillait, les
mouettes se chamaillaient et
criaient de plus belle.
Il se releva, pencha la tête
comme un vieux chien et
tendit l’oreille, aux aguets.
335
Non, ce n’étaient pas les
mouettes, cette fois-ci. Des
cris, une femme qui hurlait de
terreur.
Allday se mit à courir le
long du mur, tête baissée, se
maudissant d’être sorti sans
arme. Il n’avait pas même un
malheureux poignard sur lui.
Il y avait là un gros
morceau de schiste, bien lourd
et bien tranchant. Il s’en
empara au passage.
Les hurlements reprirent.
Allday enjamba le mur et jeta
un coup d’œil sur l’étroit
sentier qui dévalait comme un
ruisseau.
Il y avait là deux hommes,
ils ne l’avaient même pas
336
entendu. Une charrette tirée
par un petit âne, chargée de
caisses et de ballots, était
immobilisée dans le chemin.
La femme était maintenue par
un des hommes, une grande
brute barbue qui lui tordait les
bras en arrière, tandis qu’elle
se débattait. L’autre, qui
tournait le dos à Allday, avait
l’air aussi rustre et sale que
son compère. Pas moyen de se
leurrer sur ses intentions
lorsqu’il cria : « À présent,
Billy, on va voir ce qu’elle a
encore à montrer ! » Et il
commença à arracher les
vêtements de la femme que
l’autre maintenait toujours
fermement.
337
— Attends voir, mat’lot !
cria Allday.
Il attendit que l’homme eût
fait volte-face, et pesa
soigneusement l’instant
propice. La grosse pierre
frappa l’homme juste au-
dessus de l’œil et Allday
entendit les os craquer comme
une noix pourrie. Il aperçut
vaguement l’autre qui prenait
la poudre d’escampette tandis
que la femme essayait de se
recouvrir les seins. Ses yeux
étaient remplis d’horreur et
d’incrédulité.
— Tout va bien, ma chère.
Il s’abaissa sur la forme
inerte et lui porta un nouveau
coup. Du gibier de potence.
338
Mais lui ne se sentait pas
bien. La douleur lui vrillait la
poitrine comme un morceau
de fer rouge. Il était tout aussi
incapable de respirer que de
parler. Il s’écroula à terre.
La femme s’accroupit
auprès d’Allday et posa sa tête
hirsute sur ses genoux en
criant : « Mais qu’y a-t-il ? Il
faut que je trouve de l’aide ! »
Il avait envie de la
rassurer, de la protéger. Plus
que jamais. Il se sentait
embrumé, la douleur
reprenait de plus belle, plus
vive encore. Il avait
l’impression d’être à nouveau
sur cette île de malheur : le
sabre de cet Espagnol, et
339
Bolitho qui essayait de
repousser les assaillants.
Non, pas ici, pas comme
ça.
Il leva les yeux pour la voir.
Joli minois. Une belle femme.
Il essaya de parler, mais la
douleur le maintenait dans son
étau. Elle répéta : « Il faut que
je trouve de l’aide ! »
Il leva la main et la regarda
se poser sur son épaule. Elle
tremblait. Puis il s’entendit
qui murmurait : « Derrière le
mur… »
Il croyait parler
normalement, mais ce n’était
pas le cas, et elle dut se
pencher pour comprendre ses
340
mots. Il se dit bêtement qu’elle
sentait le lilas. Du rhum.
Elle se releva en évitant
soigneusement le corps qui
gisait là, les bras en croix.
Allday essayait de fixer le
soleil. Le commandant ne
devait pas savoir. Il l’obligerait
à rester à terre, il le laisserait
sur la rive avant de partir Dieu
sait où.
Elle revint auprès de lui et
il sentit son bras nu sous sa
tête. Elle était inquiète,
tendue.
Allday avala une grande
goulée et elle lui essuya la
bouche avec le bord de sa
robe.
341
— Ça va mieux, réussit-il à
articuler dans un murmure.
Un bon coup. Le sang de
Nelson, comme on dit à
présent.
Elle s’agrippa à son épaule
et lui murmura : « Des
chevaux. »
Allday vit de grandes
ombres passer au-dessus de
lui, aperçut des boutons qui
brillaient. Des gardiens de la
loi, deux gardes-côtes qui
regagnaient la ville.
L’un des deux mit pied à
terre et se pencha sur le
chemin rocailleux.
— John, vieille crapule,
dans quoi t’es allé te fourrer
342
cette fois-ci ? – puis, inquiet :
Ça va, m’dame ?
Toujours agenouillé auprès
de lui, elle regardait Allday,
l’air anxieux.
— Il m’a sauvé la vie, ils
étaient deux.
Le garde-côtes examina
alors d’un œil expert sa robe
déchirée et la charrette
chargée.
— Des voleurs de grand
chemin. Sans doute des
déserteurs.
Il fit jouer le pistolet passé
dans son ceinturon.
— Ned, va à la maison du
seigneur, c’est le plus rapide.
Je reste ici, au cas où cette
vermine reviendrait.
343
Son camarade, qui était
resté en selle, se pencha sur
l’encolure de son cheval pour
regarder le corps.
— Il est mort, pas vrai ?
Son copain fit une grimace.
— Non. Et le seigneur va
être bien content. Un de plus
qui pourra se balancer au bord
de la route.
— Tiens, Tom, fit l’autre,
v’là l’Amazone qui s’en va.
Du coup, Allday se réveilla
tout à fait et il haleta :
— Faut qu’j la voie ! Faut
qu’j me mette debout !
— J’m’en vais, dit le garde-
côtes en partant au trot – il
baissa la tête vers Allday : Et
toi. John Allday, tâche de bien
344
te tenir en attendant qu’on
vienne. J’aimerais pas croiser
l’amiral Bolitho s’il t’arrivait
quoi que ce soit !
La femme se servit de son
tablier pour lui protéger les
yeux.
— John Allday, répéta-t-
elle – elle semblait
interloquée : J’ai entendu
parler de vous, m’sieur. Mon
défunt mari servait à bord du
même vaisseau que vous.
Allday comprit qu’il
s’agissait de quelque chose
d’important.
— Et quel vaisseau,
madame ? Peut-être que je me
souviens de lui.
345
Mais il connaissait la
réponse. Un vaisseau qui ne
mourrait jamais.
C’est d’une petite voix
qu’elle lui répondit :
— Celui qu’on a fait une
chanson à son propos. Le vieil
Hypérion.
346
pendant des heures, partager
ses soucis qui étaient si
nombreux, goûter la douceur
de sa compagnie lorsqu’ils se
trouvaient en tête à tête. Et
l’amour qu’il lui portait, par-
dessus tout.
— Les postiers ont dû
crever tous les chevaux
disponibles entre Whitehall et
ici, lui dit-elle – elle
s’approcha : De quoi s’agit-il,
cette fois ?
Il se tourna vers elle, mais
sans la regarder vraiment,
perdu qu’il était dans ses
pensées.
— Thomas Herrick.
Apparemment, on lui a
proposé de prendre sur-le-
347
champ un commandement
aux Antilles. On ne dit pas
exactement où, mais ils
n’auront pas perdu de temps.
Elle glissa la main sous son
bras.
— C’est sûrement une
bonne chose. Pour lui, veux-je
dire.
Il lui sourit.
— On prétend qu’une cour
martiale ne se conclut que par
deux choses : ou elle vous fait
un homme, ou elle le brise.
Elle entendit Allday qui
riait dans la cour. Il était
complètement changé et sa
mélancolie s’était évanouie.
Elle en ignorait pourtant le
motif et avait d’ailleurs
348
toujours été incapable de
trouver la raison de ses
différentes humeurs.
— Pourquoi Herrick a-t-il
agi ainsi ? Je n’y comprends
toujours rien.
Bolitho se souvenait du
témoignage de Gossage, posé,
imparable, du soutien
apparemment sans faille qu’il
avait apporté à la conduite de
Herrick.
— Je crois que Gossage
s’est vengé, répondit-il enfin.
Il voulait que Thomas vive
avec ce sentiment de
culpabilité, plutôt que de le
voir détruit, ou de le laisser
bénéficier d’une paix que
349
seule la mort pourra lui
apporter.
Voyant sa surprise, il lui dit
doucement :
— Il n’est plus comme je
l’ai connu – puis, regardant les
portraits : Ni moi non plus, si
je ne t’avais pas rencontrée.
Elle l’attira près d’une
fenêtre.
— Cet endroit va me
manquer, Richard. Mais lui
restera là, immuable, il nous
attendra… Cette fois-ci, nous
ne serons pas séparés.
Elle songeait à la
consternation qu’elle avait
éprouvée après leur arrivée à
Falmouth, en voyant Adam et
Zénoria se promener
350
ensemble. Elle se tourna vers
Richard pour mieux voir son
profil et serra son bras. Il ne se
doutait de rien. Keen était
arrivé, mais elle l’avait
rarement surpris à manifester
quelque signe de tendresse à
sa jeune épousée.
Bolitho lui demanda :
— Qu’y a-t-il, Kate ? Tu es
toute troublée.
Elle se mit à rire pour
évacuer la tension que lui
avaient causée ces trois
derniers jours.
— J’ai juste envie de m’en
aller, mon amour. Partir avant
que quelque chose d’autre ne
te tombe dessus !
351
Allday, qui passait la porte,
les surprit dans leur étreinte.
Ils se tenaient toujours près de
la fenêtre. Il trouva Yovell
occupé à vérifier une de ses
listes pour s’assurer que rien
n’avait été oublié.
— Tu t’souviens d’ce
second maître, le dénommé
Jouas Polin ?
Yovell leva les yeux par-
dessus le rebord de ses fines
lunettes.
— Oui, je m’en souviens.
J’allais le retrouver de temps
en temps. Il était du Devon,
tout comme moi – il fronça les
sourcils – Pourquoi ce nom
me revient ? Polin a sombré
avec le vieux vaisseau.
352
Allday s’assit sur un coffre
pour permettre à Ozzard d’en
fermer la serrure.
— J’ai rencontré sa veuve,
hier. Une jolie p’tite chaloupe,
ça c’est sûr.
Yovell le regarda plus
sérieusement.
— J’ai entendu raconter
que tu étais allé sauver
quelqu’un sur le sentier de la
falaise. Tom, le garde-côtes, ne
parlait que de ça. À propos, ils
ont pris l’autre – les dragons
l’ont rattrapé. Et il m’a raconté
autre chose, John – à propos
de toi.
— Si tu as le malheur d’en
dire le moindre mot à Sir
Richard, j’te…
353
Et il lui fit un large sourire,
certain que Yovell ne vendrait
jamais la mèche sur son
malaise de la veille.
— Parle-moi donc de la
veuve de ce malheureux Jonas
Polin.
— Elle se rendait à
Fallowfield, répondit Allday.
J’connais pas cet endroit-là.
Yovell se mit à sourire.
— C’est moi qui ne suis pas
d’ici, et apparemment, je suis
le seul à savoir où se trouvent
les choses !
Il croisa les bras sur son
large poitrail et regarda
pensivement Allday. Cette fois,
c’était particulier, ça avait l’air
sérieux.
354
— C’est au bord de la
Hellford, pas loin de la pointe
de Rosemullion. Un petit
hameau, juste une ferme et
quelques pêcheurs. Et
qu’allait-elle donc faire là-
bas ? Ce vieux Jonas était natif
de Brixman, un vrai gars du
Devon.
— Y a une jolie p’tite
auberge à Fallowfield,
répondit prudemment Allday,
ça s’appelle La Tête de Cerf !
pour tout te dire.
— Tu veux dire, il y avait.
Cela fait à peu près un an que
l’endroit est abandonné.
— Ce n’est plus le cas.
Daniel. Elle a rachetée
355
l’auberge. Elle va la remettre
en état.
Il l’entendait encore lui
dire : Vous serez toujours le
bienvenu, monsieur Allday.
Yovell plia son papier avant
de le remettre dans sa poche.
— Elle peut y arriver. Ça
fait une bonne trotte pour aller
jusqu’à l’auberge la plus
proche, Au Royal George.
Il s’arrêta, comme s’il
réfléchissait et, à la grande
surprise d’Allday, s’approcha
de lui et lui serra
vigoureusement la main.
— Je te souhaite bonne
chance, John. Dieu sait que tu
as suffisamment souffert, et je
356
ne parle pas que des
Grenouilles.
Ozzard, qui avait gardé les
yeux baissés, leva un peu la
tête, mais resta silencieux. Le
sourire ne lui venait pas. Le
souvenir du corps de sa
femme se rappela
immédiatement à lui, il
ressentait encore le même
sentiment d’horreur. Cette
chambre, à Wapping. Les
hurlements, le sang, et lui qui
cognait et qui cognait encore,
jusqu’au silence définitif.
Ferguson s’essuya le front
d’un revers de manche et les
quitta pour regagner la
maison. Il avait vu Keen
passer seul dans le jardin et
357
avait fait un crochet pour
l’éviter. Il essayait de se
persuader que cela ne le
regardait pas, ni personne
d’autre, mais il ne s’en sentait
que plus coupable.
Un peu plus tard, Tojohns,
le maître d’hôtel de Keen,
entra et vint saluer Bolitho.
— ’Vous d’mand’pardon,
sir Richard…
Il évitait soigneusement de
regarder la dame de l’amiral. Il
déglutit péniblement. Se
retrouver dans la même
demeure qu’eux, les deux
personnes qui faisaient l’objet
de toutes les conversations à
Londres comme dans la
plupart des ports, lui donnait
358
l’impression d’être en
présence de la famille royale.
— …on dit en ville que le
navire s’apprête à mouiller
dans la baie de Carrick.
Bolitho eut un sourire. Il se
sentait soudain tout excité,
tout autant qu’elle, connue un
aspirant qui se pavanerait, sa
bien-aimée au bras.
— Nous embarquerons
demain. Demandez à Stephen
de s’occuper de tout.
Il se retourna en voyant
Keen monter les marches de
pierre usées. À quoi pensait-
il ? Regrettait-il déjà d’avoir
dû laisser le Prince Noir à
quelqu’un d’autre ? Etait-il en
train de peser le pour et le
359
contre, une promotion qui
l’obligeait à laisser sa jeune
femme à Falmouth ?
— C’est pour demain. Val,
lui dit Bolitho.
— Je suis paré, sir Richard.
Je ne suis plus qu’un
commandant sans bateau, et
pourtant…
— On dit que le navire est
arrivé ?
C’était Zénoria qui sortait
de la bibliothèque. Son regard
se tourna immédiatement vers
son mari.
— Nous ne partons pas
pour toujours, lui dit
doucement Bolitho. Mais je
pense que Val a pris la
décision qui convenait pour
360
assurer son avenir comme le
vôtre. Je sais que c’est un
choix difficile – et, se tournant
vers Catherine : Mais choisir
est toujours difficile. Il n’y a
que les gens malheureux pour
ne pas regretter de s’en aller.
Les yeux de Zénoria
allaient de l’un à l’autre.
— Je suis désolée, sir
Richard, je ne savais pas que
c’était lui qui avait pris la
décision. Je pensais que mon
mari avait reçu ordre
d’accepter cette mission.
— Ainsi vont les choses
dans la marine, Zénoria,
répondit Bolitho – puis, pour
détendre l’atmosphère, il dit à
Keen : Voudriez-vous venir
361
une minute, Val ? J’ai des
nouvelles de l’Amirauté.
Lorsqu’elles furent seules,
Catherine passa le bras autour
des épaules de la jeune femme
et lui dit gentiment :
— Essavez de l’aimer
comme il vous aime. Il a
besoin de savoir que vous
l’aimez, il faut le lui dire. Tous
les hommes sont ainsi. Il est
bon, il est honnête et il vous
fait confiance… il ne doit
jamais imaginer que sa
confiance a été trahie.
Zénoria se tourna vers elle
sans rien répondre. Elle avait
les larmes aux veux.
— J’essaie, Catherine. J’ai
tant essayé…
362
On entendait des bruits de
pas, les gens apportaient des
caisses pour les mettre dans la
voiture.
— Allez le voir, tout de
suite. Prenez soin de votre
homme comme je m’occupe
du mien. Je l’aime tant, j’ai
peur dès qu’il fait le moindre
pas. Ceux qu’il essaie d’aider
se retournent contre lui ses
vrais amis gisent sous des
brasses d’eau. Mais c’est sa vie
et je le savais lorsque je me
suis donnée à lui. Et pourtant,
parfois… lorsque je me réveille
et qu’il n’est pas là, j’ai le
sentiment que mon cœur va se
briser…
363
Voyant qu’Allday les
observait, elle s’adressa
gaiement à lui :
— Et qu’est-ce que
j’entends à votre propos ? Un
amour secret, on a sauvé une
femme en péril ?
Allday lui sourit de toutes
ses dents. Il ne savait pas
comment elle était au courant,
mais il devina qu’il était arrivé
au bon moment.
364
chantaient. L’aube n’allait plus
tarder à se lever, mais la
campagne alentour était
encore noyée dans une
atmosphère de mystère. Une
légère brise qui portait jusqu’à
lui des senteurs marines
faisait trembler les feuilles et
ajoutait à son inquiétude, à
son désespoir même.
Il serra un peu plus fort les
frêles épaules de Zénoria en
songeant à leur nuit, leur
dernière nuit en Angleterre
avant longtemps. Il essaya de
chasser en même temps une
autre idée qui lui venait, ce à
quoi songe tout marin, qu’il
soit amiral, commandant ou
simple matelot, chaque fois
365
que son bâtiment lève l’ancre.
Que c’est peut-être la dernière
fois, à jamais.
Un rouge-gorge leva la tête
dans les herbes, mouvement
discernable uniquement par
les jonquilles qu’il fit remuer à
son passage, et lança son chant
joyeux.
— Il va être l’heure, dit
Keen – ils s’arrêtèrent près du
vieux mur sans s’être donné le
mot : Fais bien attention à toi
lorsque je serai parti, n’est-ce
pas ? Je sais que tu es en
bonnes mains, mais…
Elle laissa tomber sa tête
sur son épaule et le serra plus
fort contre elle.
366
— Je t’aime tant, Zénoria,
reprit-il. Et j’ai si peur de ne
pas être à la hauteur…
Les premières lueurs du
jour se reflétaient dans ses
yeux.
— Comment pourrais-tu,
après tout ce que tu as fait
pour moi ? Sans toi…
Il posa un doigt sur ses
lèvres pour l’obliger à se taire.
— N’y pense plus, pense au
présent. Pense à nous. J’ai tant
besoin de ton amour… et j’ai
peur que cela ne t’éloigne de
moi. Je suis si… si maladroit,
je suis ignare. Un moment, je
te retrouve, et l’instant
d’après, tu n’es plus là, et je
367
sens un gouffre s’ouvrir entre
nous.
Elle lui prit le bras et lui fit
rebrousser chemin dans le
sentier en lacets. Sa robe
effleurait les pierres encore
tout humides de rosée.
— Les choses ont été
difficiles, pour moi aussi, mais
je n’ai jamais manqué
d’affection pour toi. Tu me
disais de ne pas repenser au
passé. Mais comment le
pourrais-je ? Mes souvenirs
reviennent, et je me sens
remplie de terreur – elle
hésita avant de poursuivre : Je
voudrais tant me donner
toute. Lorsque je vois Sir
Richard et sa Catherine
368
ensemble, j’ose à peine les
regarder. Leur amour est si
fort et si beau…
— Toi aussi, Zénoria, tu es
adorable.
Il approcha son visage du
sien et sentit des larmes rouler
sur sa joue.
— Je ne peux pas supporter
de te laisser dans cet état.
Il entendit les chevaux que
l’on sortait de l’écurie, comme
pour le narguer. La voiture
devait attendre.
Il resserra son étreinte et
lui caressa les cheveux. Le jour
se levait, des taches de lumière
s’étalaient comme à grands
coups de pinceau. On
369
apercevait la mer au-delà de la
pointe de Pendennis.
— Je voudrais tant te
plaire… murmura-t-elle.
Comme celle que tu as aimée
dans les mers du Sud.
— Je ne l’ai jamais touchée,
répondit Keen, mais je l’ai
vraiment aimée. Lorsqu’elle
est morte, j’ai cru que je ne
pourrais jamais… que je ne
serais jamais capable d’aimer
quelqu’un après elle.
— Je le sais. C’est bien
pour cela que je me désespère
de ne pouvoir me donner
comme tu le mérites.
Keen entendit Allday qui
discutait avec Ferguson. Ainsi,
et si ce que l’on racontait était
370
vrai, Allday avait trouvé une
femme à aimer, ou du moins,
une femme qui l’avait traité
avec douceur après ce qu’il
avait fait pour elle.
Et moi, je suis en train de
perdre la mienne.
— Je t’en prie, Val, lui dit-
elle, écris-moi. Je penserai
sans cesse à toi… Je me
demanderai où tu es, ce que tu
fais…
— Oui, c’est promis.
Il y avait de plus en plus de
remue-ménage ; le bruit de
pas qu’il connaissait si bien
sur les marches de pierre. Il
entendait la voix de Catherine,
ils devaient l’attendre.
— Je dois partir. Zénoria.
371
— Je ne peux pas
descendre jusqu’au port pour
te voir partir ?
Elle était redevenue une
enfant.
— Lorsque l’on se retrouve
seul, un port est l’endroit le
plus solitaire qui existe-il
l’embrassa très tendrement,
tout doucement, sur les
lèvres : Je t’aime tant.
Puis, tournant les talons, il
gagna la sortie du jardin.
Allday, tout seul près du
portail, contemplait la terre.
Le maître d’hôtel de Keen
avait déjà rallié le bord en
compagnie d’Ozzard et de
Yovell. Ferguson sortit dans la
372
pénombre de l’entrée et lui
tendit la main.
— Au revoir, commandant.
Nous prendrons grand soin de
votre dame. Mais ne partez
pas trop longtemps.
Désespéré comme il l’était,
Keen prit ces paroles d’adieu
comme une mise en garde.
Il grimpa dans la voiture et
s’assit à côté de l’aide de camp.
Son manteau collait au cuir
humide de la banquette.
Catherine s’appuya contre
une fenêtre et murmura :
« Adieu, vieille demeure !
Attends-nous sagement ! »
Sophie, sa femme de
chambre, lui jeta un regard
surpris. Pour elle, tout ceci
373
n’était qu’une grande
aventure.
La voiture s’inclina
lourdement lorsque Allday
monta à bord à son tour pour
s’installer près de Mathieu. Un
claquement de fouet, et les
roues cerclées se mirent en
branle en tressautant sur les
pavés.
Perdue au milieu des
jonquilles, une jeune femme
regardait les premiers rayons
du soleil jouer sur l’arrière de
la voiture.
Elle avait envie de pleurer,
elle sentait son cœur se briser.
Mais ses yeux restèrent secs.
374
VI
« LE PLUVIER
DORÉ »
— Le voilà !
Penché en avant, Bolitho
leur montra le vaisseau qui
devait les conduire au Cap.
Son regard brillait, on sentait
l’œil du professionnel.
— Un brigantin, grommela
Allday.
Il plissa les yeux. Le soleil
faisait vaguement briller les
dorures qui ornaient la poupe
sur laquelle était inscrit le
375
nom du bâtiment. Le tableau
était tout abîmé.
— Comment qu’il s’appelle,
sir Richard ? Mes yeux me
jouent des tours.
Bolitho lui lança un regard
plein de reconnaissance. Il
n’ignorait pas qu’Allday ne
savait guère lire, mais lorsqu’il
avait vu un navire une fois, il
se souvenait de son nom, et il
ne l’oubliait jamais. Nous
jouons la comédie tous les
deux.
— Le Pluvier Doré.
Et ils échangèrent un grand
sourire, comme deux
conspirateurs.
— Dans le temps, il
naviguait sous pavillon de la
376
Compagnie royale des
paquebots de Norfolk.
Catherine les regardait
faire. À sa grande surprise, elle
en fut tout émue. Cette fois-ci,
ils étaient ensemble, elle
partageait sa vie. Ou encore,
comme elle le lui avait dit ce
matin pendant qu’ils
admiraient le lever du jour
alors que Keen se promenait
dans le jardin : le devoir s’est
déguisé et a pris les
apparences de l’Amour.
Bolitho n’était pas habitué
à monter à bord sans qu’on lui
rendît les honneurs à la
coupée. Il y avait plusieurs
gabiers dans les hauts et les
voiles marron du brigantin
377
battaient doucement, comme
les ailes d’un oiseau sur le
point de s’envoler. Ozzard
était là, près d’un individu
solidement bâti. Il devina qu’il
s’agissait de Samuel Bezant, le
capitaine. Contrairement à la
plupart de ses hommes, il était
à bord du Pluvier Doré depuis
bien longtemps, avant que le
navire fût réquisitionné par
l’Amirauté. Cela se passait au
commencement de la Terreur,
à l’époque où chaque matin
voyait un nouveau massacre,
où la guillotine faisait couler
des ruisseaux de sang sur
toutes les places de France.
Les capitaines de ces
paquebots, comme tous ceux
378
de la célèbre Flotte de
Falmouth, étaient de vrais
marins de métier. Ils
naviguaient entre l’Angleterre
et les Amériques, la Jamaïque,
les Antilles, la mer d’Espagne
et maintenant, le cap de
Bonne-Espérance. Lorsque
leurs bâtiments étaient passés
au service de l’Amirauté, on
leur avait pour la plupart
ajouté des cabines destinées
aux officiels – des officiers
accompagnés parfois de leurs
épouses – qui gagnaient leurs
affectations aux quatre coins
d’un empire de plus en plus
étendu.
On avait dit à Bolitho que
Le Pluvier Doré avait
379
commencé sa carrière avec un
gréement carré, mais on l’avait
modifié. Son nouveau
gréement lui permettait de
naviguer à toutes les allures et
avec moins de monde à la
manœuvre. Seul le mât de
misaine avait gardé ses
grandes voiles d’origine, mais
on pouvait les orienter à partir
du pont.
Lorsque la chaloupe passa
derrière la poupe du navire,
Keen se retourna pour
regarder la jetée une dernière
fois avant qu’elle disparaisse à
sa vue.
Catherine surprit son
regard anxieux. Il espérait
sans doute apercevoir Zénoria
380
parmi les spectateurs
assemblés là : badauds, vieux
marins, hommes dans la force
de l’âge mais auxquels quelque
protection épargnait de servir
à bord des vaisseaux du roi…
Elle dit doucement :
— Vous représentez tout
pour elle, Val. La seule chose
dont elle ait besoin, c’est d’un
peu de temps.
Une frégate était mouillée
non loin de là : les fusiliers en
tenue écarlate surveillaient,
l’œil soupçonneux, les
nombreuses embarcations qui
tournaient autour. Leurs
occupants venaient proposer
toute une quincaillerie aux
marins : couteaux, carottes de
381
tabac à chiquer, pipes, tout ce
qui pouvait adoucir un peu les
dures réalités de la discipline
et du danger.
Elle posa la main sur sa
poitrine, mais son cœur battait
déjà moins vite. Elle avait cru
qu’il s’agissait de l’Anémone, la
frégate d’Adam. Mais non. Elle
comprenait trop bien ce qui
pouvait les attirer l’un vers
l’autre. Ils venaient tous les
deux de l’Ouest, ils avaient
tous deux un passé chargé de
mauvais souvenirs. Elle se
tourna vers Bolitho dont elle
voyait le profil rassurant et eut
envie de le toucher. Zénoria et
Adam étaient à peu près du
même âge. Mais l’amour ou,
382
plus précisément, la menace
d’un amour, était quelque
chose d’autrement grave.
Elle serra le cordon qui
maintenait sa capuche verte
sur ses cheveux. Les gens
faisaient souvent allusion à
son âge, au fait qu’elle était
plus jeune que Richard. Cette
pensée l’irrita soudain. Au
moins seraient-ils libérés de
tous ces ragots pendant un
certain temps.
383
ne remua pas d’un pouce sa
grande carcasse avant que
Catherine fût montée à bord.
Il lui dit alors :
— Bienvenue à bord du
Pluvier Doré… – et, ôtant sa
coiffure de dessus ses cheveux
gris tout ébouriffés : Euh…
milady !
Catherine aperçut Sophie.
Elle la regardait, tout excitée,
et semblait assez contente de
constater l’embarras de
Samuel Bezant. Elle répondit
avec un sourire :
— Un bien beau navire.
Puis, afin de mieux jouir de
cet instant, elle dénoua le
cordon de sa capuche pour la
rabattre sur ses épaules. Des
384
hommes occupés dans le mât
d’artimon se retournèrent. Un
autre en lâcha un cabillot et
s’attira ainsi les foudres d’un
second maître bosco.
Bezant se tourna alors vers
Bolitho :
— Voyez-vous, sir Richard,
je n’ai reçu mes derniers
ordres que lorsque votre
officier est arrivé à bord.
— Tout est donc clair ?
Le gros bonhomme eut un
mouvement de tête en
direction de sa ravissante
passagère, dont le vent faisait
voler les cheveux, et fronça le
sourcil.
— C’est juste que la plupart
de mes hommes sont pas
385
descendus à terre depuis une
paye, sir Richard, et qu’y sont
pas habitués à fréquenter des
vraies dames. Je f’rais pas
confiance à ces têtes brûlées
sans avoir une ancre de détroit
à mouiller !
Elle le regardait de ses
yeux rieurs :
— Et qu’en est-il de vous,
capitaine ? Peut-on réellement
vous faire confiance ?
La figure de Bezant était
rouge brique, sous l’effet
combiné des tempêtes qu’il
avait encaissées et du cognac.
S’il n’avait pas été aussi
écarlate naturellement, songea
Bolitho, il aurait piqué un
fard.
386
Le capitaine hocha
lentement la tête.
— Je les ai bien avertis,
milady. Mais j’ai jugé utile de
vous mettre en garde, leur
langage et tout ça.
Elle s’approcha de la roue
découverte et laissa courir ses
doigts sur l’un des rayons.
— Nous sommes sous votre
coupe, capitaine. Je suis sûre
que nous nous entendrons à
merveille.
Bezant s’essuya les lèvres
d’un revers de main et dit à
Bolitho :
— Si vous êtes paré, sir
Richard, j’aimerais lever
l’ancre rapidement. Dans ce
port-ci, la marée a une
387
fâcheuse tendance à montrer
qu’elle n’est pas contente.
Bolitho répondit en
souriant :
— Je suis né ici, mais je ne
parierais pas sur l’humeur de
la passe de Carrick !
Il entendit l’homme
pousser un soupir de
soulagement. On mena les
passagers dans la descente. La
hauteur sous barrots était
réduite, mais, à part cela, la
cabine était remarquablement
spacieuse et confortable.
— J’ai le droit de me servir
de la cambuse et de la soute
aux vivres, sir Richard, lui dit
Ozzard. J’y ai mis toutes les
bouteilles que Madame a
388
rapportées de Londres. Je
veillerai à ce que vous ne
manquiez de rien.
Même lui semblait bien
content de partir. À moins
qu’il n’essayât de fuir on ne
sait quoi…
Catherine referma la porte
à lames de la cabine que l’on
avait préparée pour eux et
examina les lieux avec une
certaine perplexité.
Bolitho se demandait si elle
ne se rappelait pas d’anciens
souvenirs de mer, lorsque
Luis, son mari, s’était fait tuer.
Le navire à bord duquel ils
avaient pris passage avait été
attaqué par des pirates
barbaresques. Bolitho se
389
souvenait encore de l’état dans
lequel elle était : elle s’en était
prise à lui, folle de rage, et
l’avait injurié, lui reprochant
ce qui venait d’arriver. Mais sa
colère s’était transformée en
passion lorsque le Destin avait
posé sa main sur eux.
Elle tâta l’une des
couchettes à cardan et sourit.
Lorsqu’elle se tourna vers lui,
il vit cette petite veine qui
battait sur son cou. Ses yeux
sombres étaient pleins de
malice.
— Je me réjouis de
traverser l’océan avec toi, mon
chéri. Mais être obligée de
dormir dans l’un de ces
cercueils…
390
Elle éclata de rire et
quelqu’un qui passait s’arrêta
derrière la porte.
— Il y aura des nuits où le
pont devrait faire l’affaire !
Au moment où il la prenait
dans ses bras, ils entendirent
une voix lointaine qui
annonçait : « Viré à pic ! »
On distinguait le cliquetis
régulier du guindeau, le
piétinement des pieds nus, les
marins qui s’activaient aux
drisses et aux bras. Un peu
plus tard, le choc sourd du
safran : on mettait de la barre.
Elle murmura, le visage
enfoui dans ses cheveux :
— La musique de la mer.
Un navire qui s’anime… Cela
391
représente tant de choses pour
toi.
Elle leva des yeux brillants
d’émotion.
— Mais cette fois-ci, je
partage tout cela avec toi –
puis, changeant brusquement
d’humeur : Montons sur le
pont, Richard. Un dernier
regard – elle se tut, comme si
elle craignait de préciser sa
pensée – pour le cas où…
— Haute et claire !
Ils grimpèrent l’échelle en
se retenant à la main courante.
Plein de vie, le brigantin
s’éloignait de la terre en gîtant
comme une frégate.
Bezant se trouvait là,
jambes largement écartées
392
comme des troncs d’arbres ;
ses yeux surveillant
alternativement le compas, le
pic, le foc qui faseyait et qui
finit par prendre le vent
comme le reste de la voilure.
Catherine passa son bras
sous celui de Bolitho pour
admirer la haute masse du
château de Pendennis qui
défilait par le travers. Le pont
s’inclinait fortement sur les
eaux agitées du chenal.
Des gabiers de misaine se
laissèrent glisser le long des
étais et gagnèrent l’arrière
pour aider les autres. La
grande brigantine battait au-
dessus des embruns, on la
borda elle aussi.
393
Lorsque l’on renvoya une
bordée en bas, les
conversations allèrent bon
train dans l’entrepont,
l’histoire de cet officier qui
avait jeté au vent sa réputation
dans la société pour l’amour
de cette femme dont la
chevelure volait, ce rire qu’elle
avait, et ces yeux…
Le bâtiment vira de bord,
la mer venait au ras des dalots,
puis la barre le stabilisa au
nouveau cap.
Un peu plus tard, Bezant
dit à son second :
— Ces deux-là, quand on
voit à quel point ils s’en
fichaient, ils auraient pu tout
aussi bien être seuls à bord !
394
Richard Bolitho remonta
sur le pont un peu avant le
moment où le soleil allait se
noyer dans les flots, peignant
de teintes rouillées la mer bleu
sombre jusque-là. Il n’y avait
aucune terre en vue, mais les
mouettes planaient toujours
au-dessus d’eux dans l’espoir
de ramasser quelque
nourriture. Elles se laissaient
glisser le long de la coque ou
se perchaient de temps en
temps sur les vergues de
misaine.
Depuis seulement trois
jours qu’ils avaient quitté
Falmouth, Le Pluvier Doré
avait eu l’occasion de montrer
395
quelle allure il était capable de
tenir, pour la plus grande
fierté de son maître hirsute.
Les deux timoniers étaient
bien campés sur leurs pieds,
comme collés au pont. Ils
surveillaient alternativement
le compas et le pic, mais
jamais leurs yeux ne se
posaient sur Bolitho.
Peut-être commencent-ils
à s’accoutumer à leurs
passagers, songea-t-il. Ou
était-ce parce que, tout
comme Keen et Jenour, il
avait abandonné sa vareuse
d’uniforme, ce qui le faisait
davantage ressembler à un
homme ordinaire ?
396
Trois journées, et les périls
du golfe de Gascogne étaient
déjà bien loin derrière. La
vigie perchée en tête de mât
avait vu une seule voile dans
ces parages, les vergues hautes
d’un bâtiment de guerre qui
affleuraient à l’horizon.
Samuel Bezant avait
immédiatement changé de
route pour s’éloigner. Il avait
confié à Bolitho qu’il ne se
souciait guère de savoir s’il
était ami ou ennemi. Dans les
deux cas, cela risquait
d’éveiller l’intérêt, et ses
ordres étaient de se tenir à
l’écart de l’escadre de blocus.
— ’Vous d’mand’pardon,
sir Richard, mais un vaisseau
397
amiral me commanderait
immanquablement de mettre
en panne sous un prétexte ou
un autre.
Et à propos de l’ennemi, il
avait ajouté avec mépris :
— C’est plus d’une fois que
mon Pluvier a semé une
frégate. C’est vrai qu’il a un
fort maître-couple, mais la
quille plonge profond, si bien
qu’il monte au vent par tous
les temps et bien mieux que
tout autre !
Bezant était justement sur
le pont, en grande
conversation avec son second,
une autre espèce de sauvage
du nom de Jeff Lincoln.
398
Bolitho passa de l’autre
bord pour les rejoindre.
— Vous taillez bien la
route.
Bezant réfléchit un
moment avant de répondre,
comme s’il craignait un
reproche.
— Oui, sir Richard, je suis
assez satisfait. Nous devrions
mouiller devant Gibraltar d’ici
deux jours.
Comme la plupart des
capitaines le faisaient, il aurait
pu relâcher à Madère, ou
même à Lisbonne, pour faire
le plein de vivres au meilleur
prix. Mais mieux valait se
tenir à l’écart. Les Français
avaient envahi le Portugal, ils
399
avaient peut-être occupé
quelques îles. Le Pluvier Doré
avait encore des réserves en
abondance, l’équipage était
réduit, son effectif n’avait rien
à voir avec ce que l’on trouvait
à bord des vaisseaux du roi. Il
pouvait donc se permettre le
luxe de longues traversées en
restant à l’écart des dangers.
L’eau douce était un autre
sujet de préoccupation, mais
Bezant avait ses propres
sources d’approvisionnement
sur de petites îles mal
connues, si jamais le vent et le
mauvais temps se liguaient
contre eux.
La seule mention de
Gibraltar glaça le sang de
400
Bolitho. C’est ici qu’il avait
atterri après la perte de
l’Hypérion. Le vieux vaisseau
renfermait encore pour lui
tant et tant de souvenirs.
— Je ne serai pas fâché de
repartir du Rocher, sir
Richard. Nous avons tout
intérêt à rester le plus possible
au clair des côtes – c’est un
endroit où des centaines
d’yeux observent tous les
mouvements de navires.
Parfois, je me dis que je me
sens l’âme d’un pirate plus que
de capitaine de paquebot !
— Ohé du pont !
Ils levèrent le regard vers
la tête de mât. On ne voyait
que le hunier, tendu au soleil.
401
La vigie avait le bras tendu,
comme une statue dans une
église.
— Voile dans le nordet !
Bezant ordonna, sans
hausser le ton le moins du
monde :
— Tu me le surveilles,
Billy ! – et, s’adressant à
Bolitho sans prendre de gants :
Sans doute un de vos
vaisseaux, sir Richard. De
toute manière, je le sèmerai
avant la nuit.
— En quoi consiste votre
cargaison ?
Bezant essaya d’éluder :
— Bon, on va dire que c’est
vous, il me semble ?
402
Puis il le regarda droit dans
les yeux, comme si quelque
chose le tracassait depuis qu’il
avait reçu ses ordres.
— Il y a une autre raison
pour laquelle je n’ai pas trop
envie d’attirer l’attention sur
ce que fabrique Le Pluvier-il
inspira profondément : De
l’or. La solde de l’armée du
Cap. Et maintenant, avec un
passager d’importance en sus,
j’ai de quoi creuser un gros
trou dans la quille.
Puis il ajouta, plus amer :
— J’sais pas pourquoi qu’y
n’envoient pas un navire de
guerre, sais pas, une frégate.
Ces gars-là sont payés pour
403
vous créer des ennuis. Et moi,
pour les éviter.
Bolitho songeait à la
tension qui montait, à la
possibilité d’une attaque
contre les Français installés au
Portugal et peut-être en fin de
compte en Espagne, si
Napoléon continuait à presser
son vieil allié. Il s’entendit
répondre :
— Parce qu’il n’y a jamais
assez de frégates.
Il sourit en se remémorant
ce que disait son père : « Et il
n’y en a jamais eu assez. »
Il perçut un pas léger dans
l’échelle et vit apparaître
Sophie, avec son air d’enfant
abandonnée. Elle le regardait
404
fixement, cramponnée à la
main courante comme si sa vie
en dépendait. Le golfe de
Gascogne avait pourtant été
plus calme qu’à l’accoutumée,
mais Sophie avait
difficilement supporté la
traversée, elle avait eu le mal
de mer pendant toute une
journée. Maintenant, elle avait
retrouvé sa vigueur. Le soleil
couchant se reflétait dans ses
yeux pleins de curiosité.
Comme elle devait trouver
cela différent de l’échoppe du
tailleur juif à Whitechapel !
— Le souper est prêt, sir
Richard. On m’a envoyée vous
chercher, comme…
405
Catherine avait
soigneusement expliqué à la
jeune fille qu’elle devait faire
preuve de prudence lorsqu’elle
se déplaçait à bord.
Bolitho l’avait entendue
répondre timidement, à peine
un murmure :
— Oh, j’en sais un brin sur
les hommes, madame. J’frai
bien attention où qu’je mets
les pieds, allez !
La cabine était fort
accueillante, on avait allumé
un fanal qui dansait au plafond
chaque fois que le bâtiment
plongeait dans un creux. Keen
conversait tranquillement
avec Catherine. Jenour
semblait occupé à écrire sur
406
une petite écritoire joliment
sculptée. L’objet devait avoir
une histoire intéressante. Sans
doute le devait-on à un
charpentier de bord, comme
quelques-uns de ces meubles à
Falmouth.
Bolitho s’arrêta derrière
Jenour pour regarder ce qu’il
faisait. Cette fois-ci, il ne
s’agissait pas d’une de ces
longues lettres comme il en
écrivait à ses parents. Jenour
dessinait des croquis, hommes
occupés à essarder le pont du
gaillard d’avant, une mouette,
les ailes battantes, perchée sur
le pavois en quête de
nourriture.
407
Conscient de sa présence,
Jenour leva la tête. Il rougit
immédiatement.
— Ce n’est qu’un petit
dessin que je compte joindre à
ma lettre, sir Richard.
Il essaya de le cacher, mais
Bolitho le lui prit et l’examina
attentivement.
— Un petit dessin,
Stephen ? Mais c’est superbe !
Il sentit Catherine qui
passait sa main sous son
bras – elle avait traversé la
pièce, le pont oscillait
doucement.
— Je lui en ai déjà fait la
remarque, lui dit-elle. Je lui ai
même demandé de réaliser
408
notre portrait, nous deux,
ensemble.
Leurs yeux se
rencontrèrent, et tout fut
comme avant, comme s’ils
étaient seuls dans la cabine.
« Ensemble ».
Bolitho lui fit un sourire, il
avait l’impression que les yeux
de Catherine le caressaient.
— Il est bien meilleur
dessinateur qu’il n’est aide de
camp !
Ozzard attendit qu’ils
fussent assis, puis alla
rejoindre Sophie dans l’office,
prêt à les servir.
— Je crois, déclara
Catherine, que bien des
femmes m’envieraient. Trois
409
superbes officiers de marine,
et personne pour me les
disputer !
Se tournant vers Bolitho,
elle remarqua qu’il avait
changé de figure.
— Quelque chose ne va
pas ?
Jenour oublia son
embarras, mais aussi son
plaisir, et Keen se fit soudain
plus attentif, comme s’il
commandait lui-même ce
navire.
— Je crois que nous
sommes suivis, commença
tranquillement Bolitho. Le
capitaine pense le contraire,
mais moi, je le sens.
410
— J’ai rarement vu votre
instinct vous tromper, amiral,
lui dit Keen.
Catherine était de l’autre
côté de la table, elle aurait
voulu se serrer contre lui,
partager son inquiétude. Elle
lui demanda :
— Pour quelle raison
serions-nous suivis ? Parce
que nous sommes à bord ?
Bolitho désigna le panneau
de la cambuse d’un signe de
menton.
— Nous transportons assez
d’or pour payer toute la
garnison du Cap – entendant
des bruits d’assiettes, il
continua, un ton plus bas :
Demain, Val, je vais avoir
411
besoin de toute votre
expérience. Vous prendrez
une lunette et vous irez voir en
haut. Vous me direz ce qu’il en
est – il hésita : Mes yeux
pourraient me tromper.
Et se tournant vers
Catherine, soudain inquiète :
— Je vais bien, Catherine.
Puis il détourna son regard
en voyant arriver Ozzard suivi
de la jeune fille qui apportait
les plats.
Il faut que j’aille bien.
412
l’étrange bâtiment qui les
suivait.
Bolitho envoya Keen et
Jenour à terre pour présenter
ses respects à l’amiral major
général, et décida quant à lui
de rester à bord pour profiter
de l’intimité que lui offrait
l’arrière. Debout près de lui,
Catherine contemplait la
montagne bien découpée de
Gibraltar.
— J’aimerais aller marcher
un peu avec toi – elle poussa
un soupir : Mais je sais bien
que tu as raison de ne pas
bouger d’ici. Surtout si tu crois
toujours que ce navire n’est
pas là par hasard.
413
Keen était monté dans les
hauts avec une lunette. Il avait
vu les têtes de mât et les
vergues d’un petit bâtiment à
deux mâts, très probablement
un brick. Mais la brume de
mer voilait l’horizon et,
lorsqu’elle s’était dissipée,
l’autre bâtiment avait disparu
comme par enchantement.
Depuis, on ne l’avait plus revu.
Bolitho passa doucement la
main dans le dos de Catherine
et la sentit se raidir :
— Je ne supporte pas de te
laisser seule.
— Que diraient-ils, lui
demanda-t-elle, les lèvres
légèrement entrouvertes, s’ils
montaient à bord et nous
414
trouvaient ici… eh bien, s’ils
nous trouvaient ?
Elle se mit à rire et s’écarta
de lui.
— J’adore être ici avec toi.
Même quand tu es à la maison,
tu restes l’officier du roi. Ici, tu
es bien obligé de demeurer à
l’écart, de laisser les autres
tout organiser, manœuvrer le
bâtiment… et du coup, nous
avons du temps pour nous. Je
te vois en paix. Tu me lis du
Shakespeare le soir, tu le
rends si vivant. Et tu fumes ta
pipe, chose que tu fais
rarement, même à Falmouth.
Cela me stimule, j’ai besoin de
toi et je te désire en même
temps.
415
— Mais n’est-ce pas la
même chose ?
Elle leva fièrement le
menton et le regarda droit
dans les yeux.
— Je te montrerai la
différence dès que…
Mais une chaloupe
accostait. Un peu plus tard,
Bezant vint faire son rapport.
Il semblait troublé, nerveux
même.
— Le major général refuse
de discuter et menace de faire
part de son mécontentement à
l’Amirauté par le prochain
paquebot qui passera.
Il lança un coup d’œil gêné
à Catherine, qui le rassura :
416
— Vous pouvez parler en
ma présence, capitaine, je suis
habituée aux mauvaises
nouvelles.
Bezant haussa les épaules.
— Il m’ordonne de prendre
à mon bord douze prisonniers
à destination du Cap. Il n’y a
pas d’autre navire disponible
pour remplir cette tâche
minable.
— Quelle sorte de
prisonniers ? lui demanda
Bolitho.
Bezant avait déjà retrouvé
son calme.
— Oh, juste quelques
soldats déserteurs, sir
Richard, pas de vrais brigands.
On pense qu’ils avaient
417
l’intention de se cacher à bord
d’un transport qui appareillait
du Cap. Ils avaient décidé de
s’enfuir plutôt que de
demeurer là-bas.
Bolitho n’avait pas un
souvenir très précis du major
général en question, mais
cette idée de renvoyer les
soldats dans leur régiment
correspondait assez à ce que
l’on disait être son idée de la
justice. Il n’avait aucune envie
de les garder ici en prison,
alors qu’un bâtiment de
passage pouvait les accueillir.
— Que vont-ils devenir ?
lui demanda doucement
Catherine.
418
— S’ils ont de la chance,
milady, répondit Bezant en
soupirant, ils seront pendus.
J’ai eu l’occasion d’assister à
une séance de punition
comme on la conçoit dans
l’armée de terre – il se tourna
vers Bolitho et conclut : Cela
ressemble à une séance de
fouet dans la marine, sir
Richard. Il y en a peu pour
survivre.
Bolitho s’approcha de la
fenêtre de poupe, mais le
reflet du soleil dans la mer lui
fit faire la grimace. Son œil
malade…
— Qu’y a-t-il, sir Richard ?
demanda Bezant qui les
regardait à tour de rôle.
419
— Ce n’est rien – Bolitho
essaya de se radoucir : Mais je
vous remercie.
Il se retourna et surprit
l’expression de Catherine. Elle
savait. Elle savait toujours.
On frappa à la porte.
Bolitho entendit le second,
Lincoln, murmurer quelques
mots à son capitaine.
Bezant le renvoya et
s’écria :
— Qu’il aille au diable !
’Vous d’mand pardon, milady,
mais ces ennuis me font
perdre mon sang-froid !
Il finit par se calmer au
prix d’un grand effort. On le
sentait soulagé de pouvoir
partager ses soucis avec
420
Bolitho, en dépit de sa
célébrité et de son rang.
— J’ai envoyé mon second
à terre, je voulais qu’il voie le
médecin de la garnison. Il
souffre depuis que nous avons
quitté Falmouth. J’ai d’abord
pensé qu’il avait trop traîné
dans les tavernes ou quelque
chose de ce genre. Mais on
dirait que c’est plus grave,
comme s’il était rongé de
l’intérieur. Jeff Lincoln et moi,
on se partageait le quart avant
qu’il tombe malade, mais pas
pour des traversées aussi
longues que celle-ci.
Il baissa les yeux et regarda
le pont, comme s’il voyait sa
421
cargaison étincelante – et
pleine de menace.
— Jeff Lincoln a trouvé un
second pour le remplacer, le
temps qu’on puisse s’organiser
autrement. Ses papiers
semblent en règle, et de toute
façon, l’adjoint du major
général n’a pas envie de
discuter de ça non plus.
Et il partit
précipitamment, criant au
passage quelques ordres à son
bosco.
— Cela n’a pas de
conséquence fâcheuse pour
nous, Richard ?
Catherine l’observait avec
anxiété, ne sachant pas si son
œil le faisait toujours souffrir.
422
Sophie arriva avec une pile
de chemises propres et
annonça, fort excitée :
— On voit encore une terre
par là-bas, milady ! Je croyais
qu’il n’y avait rien après la
pointe !
Catherine passa le bras
autour de ses chétives épaules.
— C’est l’Afrique que vous
apercevez, Sophie – celle-ci en
fut tout ébahie : Vous voyez,
vous avez déjà fait un bout de
chemin !
La jeune fille ne cessait de
répéter à voix basse :
« L’Afrique ! »
— Allez voir Tojohns, lui
dit Bolitho, et demandez-lui
423
de vous prêter une lunette,
vous verrez mieux.
Après son départ, il ajouta :
— Je ne serai pas fâché de
m’en aller d’ici – et, haussant
un peu les épaules : C’est un
endroit qui porte malheur.
La porte s’ouvrit. Cette
fois-ci, c’était Allday.
— Vous m’avez demandé,
sir Richard ?
Leurs regards se
croisèrent. Comment avait-il
deviné ? Bolitho lui dit :
— Je voudrais me fournir
de quelques pistolets. Une
paire par personne. Trouvez-
moi ça pendant que l’équipage
sera occupé au cabestan.
424
Allday jeta un coup d’œil à
Catherine, debout près de la
fenêtre grande ouverte. Il dit
négligemment :
— C’est déjà fait. Tojohns
et moi, on en a pris un
chacun – il sourit : Pas la
peine d’en donner un à Mr.
Yovell, il se tuerait tout seul !
— Et moi, dit Catherine,
j’ai mon petit joujou dans la
cabine – puis, d’une voix plus
altérée : J’ai bien failli m’en
servir une fois.
Bolitho se tourna vers elle.
Il se souvenait de cet officier
ivre qui l’avait ennuyée, dans
les jardins de plaisance de
Vauxhall. Bolitho l’avait
provoqué en duel, mais un ami
425
du soldat l’avait entraîné et
s’était confondu en excuses.
Catherine avait ensuite ouvert
son réticule et lui avait montré
le minuscule pistolet qu’il
contenait. Une arme tout juste
suffisante pour blesser
quelqu’un, mais qui aurait
certainement permis de
mettre l’officier hors d’état de
nuire s’il s’en était pris à son
homme.
Cette nuit-là, elle lui avait
dit :
— Si quelqu’un essaie
encore de s’en prendre à toi, il
aura affaire à mon pistolet.
Lorsque tu souffres, je souffre
avec toi, aussi vrai que mon
426
amour pour toi durera
toujours.
À présent, elle était avec
lui, et le danger menaçait. Il
entendait la mélodie plaintive
d’un violon, le cliquetis
régulier du cabestan. Les
hommes s’activaient au-
dessus d’eux, et, dans la
pénombre, il distinguait les
voiles que l’on dérabantait. Le
Pluvier Doré était prêt à
entamer la longue traversée au
sud, le long des côtes
d’Afrique, en évitant Ténériffe
où s’étaient peut-être mis à
l’abri des vaisseaux espagnols
qui attendaient de savoir ce
que leur réservait leur allié
menaçant.
427
Une chaloupe passa sous le
tableau, vira rapidement, et se
dirigea vers le port. Bolitho
aperçut dans les fonds des fers
vides, quelques fusiliers qui
plaisantaient, maintenant
qu’ils s’étaient débarrassés des
prisonniers qui encombraient
l’amiral.
Pour faire un exemple.
Bolitho songea à la cour
martiale qui venait de juger
Herrick. Où se trouvait-il à
présent ? Etait-il déjà parti
pour les Antilles, sans
seulement lui dire un mot ?
Bolitho pensait souvent au
capitaine de vaisseau Gossage,
à son revirement inexplicable,
à son soudain changement
428
d’attitude. Son témoignage
pouvait faire condamner
Herrick sans appel. Mais il
était aussi le témoin capital, le
seul témoin pour ainsi dire. En
sa qualité de capitaine de
pavillon ce triste jour, il devait
savoir exactement quelle était
la situation. Mais pourquoi ?
Cette question le lancinait
encore lorsque Le Pluvier
Doré sortit son ancre de l’eau.
Le boute-hors décrivit un
cercle avant de pointer vers le
détroit, direction l’océan
immense qui scintillait devant
l’étrave.
Lorsque le navire se trouva
plongé dans l’obscurité,
lorsque la bordée du quart de
429
nuit eut pris possession du
pont, ils firent l’amour comme
elle le lui avait promis. Ils se
prirent et se donnèrent l’un à
l’autre avec une lenteur
voulue, comme s’ils savaient
que c’était peut-être la
dernière fois, la dernière fois
avant que le besoin de faire
preuve de vigilance les en
empêchât.
430
VII
CAS DE
CONSCIENCE
431
Adam Bolitho descendit de
selle et dit :
— Il ne serait pas prudent
d’aller plus loin.
Il tendit les mains et
enserra la fine taille de la
demoiselle pour l’aider à
mettre pied à terre.
Une jeune fille aux yeux
noisette, humides. Elle avait
défait ses cheveux qui volaient
au vent. Son compagnon ne
portait pas d’uniforme, mais
était vêtu simplement d’une
chemise et d’un pantalon
blanc comme en ont les
marins, rentré dans ses bottes.
— Venez, Zénoria.
Il prit sa main menue dans
sa grosse poigne et la serra
432
très fort, sans même s’en
rendre compte. Ils partirent
ainsi et se laissèrent dévaler
dans les herbes couchées par
le vent. Ils atteignirent un
grand rocher plat, d’où l’on
dominait une petite anse. Le
fracas de la mer les entourait,
les vagues rugissaient parmi
les blocs de roche détachés de
la falaise et qui jonchaient une
petite plage de sable.
Ils s’assirent côte à côte sur
la pierre tiède.
— Cela fait du bien de
revenir ici, lui dit-il.
— Pouvez-vous
m’expliquer ce qui s’est
passé ? Vous ne m’avez même
433
pas laissé le temps de me
préparer !
Elle chassa les mèches qui
lui balayaient le visage et resta
à le regarder, l’air sérieux. Le
jeune homme offrait avec son
oncle une ressemblance si
frappante que c’en était
presque gênant.
Adam suçotait un grand
brin d’herbe qui avait goût de
sel.
— Nous chassions une
goélette devant l’île Lundy. Il
faisait mauvais temps – il
sourit en se remémorant cette
affaire, ce qui lui donnait l’air
d’un petit garçon : J’y suis
peut-être allé trop fort, peu
importe, nous avons cassé le
434
perroquet de fougue et j’ai
donc décidé de rentrer à
Falmouth pour réparer.
J’aime mieux cela que de
traîner pendant des semaines
dans quelque arsenal, à
attendre mon tour derrière
des capitaines de vaisseau
âgés ou les petits chouchous
de l’amiral !
Elle le voyait de profil, ce
visage bronzé, ces cheveux et
ces pommettes saillantes qui
étaient la marque des Bolitho.
L’été avait succédé au
printemps, elle espérait qu’il
reviendrait comme il l’avait
déjà fait par deux fois. Ils
montaient à cheval ou
partaient marcher, ils
435
conversaient, mais rarement
l’un de l’autre.
— Puis-je vous demander
quelque chose ?
Il s’allongea sur le côté, la
tête dans une main.
— Vous pouvez me
demander tout ce que vous
voulez.
— Quel âge avez-vous ?
Il redevint sérieux.
— Vingt-huit ans – et il ne
put se retenir d’ajouter :
Aujourd’hui.
— Oh, Adam, mais
pourquoi ne me l’avez-vous
pas dit ?
Elle se pencha et déposa un
léger baiser sur sa joue.
436
— Pour votre
anniversaire – puis, la tête
inclinée : vous n’avez pas
vraiment l’air d’un capitaine
de vaisseau.
Il se rapprocha et prit sa
main dans la sienne.
— Et vous, vous n’avez pas
vraiment l’air d’une femme
mariée.
Il lâcha sa main, se leva et
s’approcha du bord de la
falaise.
— Si je vous ai blessée, je
vous prie de me pardonner.
Elle se retourna, dos à la
mer.
— Vous ne m’avez pas
offensée, Adam, et vous moins
que tout autre. Mais je suis
437
mariée, comme vous dites –
mieux vaut s’en souvenir.
Elle se rassit et enserra
entre ses bras ses jambes
recouvertes d’une longue jupe.
— Parlez-moi de votre
père. Il était marin, lui aussi ?
Il fit signe que oui, les yeux
perdus dans le vague.
— Parfois, je me dis que je
suis comme lui, comme il a dû
être. Je me vexe trop
facilement, je songe tout de
suite aux conséquences. Mon
père aimait jouer… le plus
gros des terres d’ici a servi à
régler ses dettes. Il s’est battu
de l’autre côté pendant la
guerre d’Indépendance, mais
il n’est pas mort comme on l’a
438
dit. Il a vécu assez longtemps
pour apprendre qu’il avait un
fils, et pour me sauver la vie.
Un jour, Zénoria, je vous
raconterai toute l’histoire.
Mais pas maintenant… pas
aujourd’hui. J’ai le cœur trop
lourd.
Il contemplait toujours la
mer et lui demanda
brusquement :
— Etes-vous vraiment
heureuse avec le commandant
Keen ? Vous m’avez posé une
question, c’est un prêté pour
un rendu, hein ?
Elle répondit, l’air grave :
— Je lui dois tout. Il
m’aime à un point tel que cela
m’effraie. Peut-être suis-je
439
différente des autres femmes…
Parfois, je me prends à le
croire. Et j’en deviens folle,
peu à peu. J’ai tant essayé de
comprendre…
Elle se tut lorsqu’il reprit
sa main, très doucement cette
fois, et la recouvrit de la
sienne, comme s’il avait
recueilli dans sa paume un
oiseau blessé.
— Il est plus âgé que vous,
Zénoria. La marine est toute
sa vie, comme elle sera la
mienne, si je vis assez
longtemps.
Il contemplait sa main,
cette peau si brune à la
lumière du soleil. Il ne surprit
440
pas l’angoisse qui faisait briller
ses yeux sombres.
— Mais il reviendra et, si je
ne me trompe pas, il
deviendra amiral.
Il serra un peu plus fort ses
doigts en souriant tristement.
— Voilà qui vous fera un
nouveau changement. La
femme de l’amiral. Et pas un
capitaine de vaisseau ne le
mérite davantage que lui. Il
m’a appris tant de choses,
mais…
Elle le regardait fixement.
— Mais, voilà, je me suis
interposée entre lui et vous ?
— Je ne veux pas mentir,
pas à vous, Zénoria. Vous voir
ensemble m’est insupportable.
441
Elle détacha très lentement
sa prise.
— Vous feriez mieux de
vous arrêter là, Adam. Vous
savez combien j’apprécie votre
compagnie. Un mot de plus
serait un mot de trop – elle le
vit blêmir : C’est ainsi. Si
quelqu’un découvrait…
— Je n’en ai parlé à
personne, lui répondit-il. Je
suis peut-être un imbécile,
mais je suis un imbécile
honnête.
Il se leva et l’aida à en faire
autant.
— Désormais, vous
craindrez le pire lorsque vous
verrez l’Anémone mouiller en
baie de Carrick.
442
Ils restèrent ainsi face à
face un long moment, leurs
doigts s’effleurant encore.
— Promettez-moi une
chose, Zénoria.
— Si cela m’est possible.
Il lui serra plus fort les
mains et lui dit :
— Si vous avez besoin de
moi, pour quelque raison que
ce soit, faites-le-moi savoir, je
vous en prie. Dès que je le
pourrai, je viendrai, et Dieu
protège celui qui oserait dire
du mal de vous !
Ils grimpèrent le long de la
pente herbeuse puis
franchirent le vieux mur. Le
bruit de la mer, d’abord
atténué, s’estompa
443
complètement. Elle aperçut
son sabre pendu à sa selle.
— Vous ne devez jamais
vous battre pour moi, Adam.
S’il vous arrivait quelque
chose à cause de moi, je ne
sais pas ce que je serais
capable de faire.
— Merci. Merci de ce que
vous venez de dire, et merci
aussi pour tout le reste.
Elle s’esquiva lorsqu’il
essaya de la prendre dans ses
bras pour l’aider à remonter
en selle.
— Non ! Ce n’est plus
possible !
Ses yeux s’élargirent de
peur lorsqu’il resserra son
étreinte.
444
— Je vous en prie, Adam,
ne me faites pas de mal !
Il la regarda droit dans les
yeux. Il comprenait, il se
sentait désolé. Pour eux deux.
— Jamais je ne vous ferai
de mal – il posa sa bouche sur
ses lèvres : C’est pour mon
anniversaire, si cela ne peut
être pour autre chose.
Il sentit qu’elle entrouvrait
ses lèvres. Son cœur battait la
chamade contre sa poitrine, il
n’en pouvait plus de désirer
cette femme, c’était
insupportable. Puis il desserra
doucement son étreinte,
s’attendant à recevoir une
gifle. Mais au lieu de cela, elle
lui dit doucement :
445
— Ne le refaites plus.
Elle leva vers lui des yeux
remplis de larmes.
— Je n’oublierai jamais.
Elle le laissa l’aider à
passer son pied dans l’étrier et
le regarda s’approcher du
mur. Zénoria était encore
bouleversée de ce qu’elle lui
avait permis de faire.
Il se pencha pour cueillir
plusieurs roses d’un rosier
sauvage qui grimpait le long
du mur. Il les enveloppa
soigneusement dans son
mouchoir et s’approcha de
l’étrier avec son bouquet.
— Je ne suis pas très fier de
l’avouer, Zénoria, mais je vous
446
arracherais à n’importe quel
homme, si je le pouvais.
Il lui tendit les roses et la
regarda se baisser. Sa
chevelure volait au vent
comme un pavillon noir.
Elle ne lui rendit pas son
regard. Elle savait qu’elle en
était incapable, qu’elle n’osait
pas. Elle essaya de se
réconforter en songeant à tout
ce qu’elle avait subi, mais non,
rien à faire. Pour la première
fois de sa vie, elle sentait
qu’elle pouvait s’abandonner à
l’étreinte d’un homme. Elle se
demandait ce qui aurait pu se
passer s’il avait un tant soit
peu insisté.
447
Ils reprirent leur chemin
en silence. À un moment, il se
pencha pour lui prendre la
main, mais toujours sans
prononcer un mot. Peut-être
n’y avait-il aucun mot à
prononcer. Ils tirèrent sur
leurs brides pour laisser
passer une petite voiture, mais
le cocher fit arrêter ses
chevaux à son tour. Par la
fenêtre, une femme montra un
visage émacié, hostile,
qu’Adam reconnut pour être
celui de la sœur de son oncle.
— Eh bien, eh bien, Adam,
je ne savais pas que vous étiez
de retour.
Elle jeta un regard glacial à
la jeune femme vêtue d’une
448
jupe d’équitation assez
rustique et d’une ample
chemise blanche.
— Je ne suis pas sûre de
connaître cette dame ?
— Mrs. Keen, répondit très
tranquillement Adam. Nous
sommes allés prendre l’air.
Il était furieux à cause de
l’arrogance qu’elle avait ; et
contre lui-même, d’avoir pris
la peine de lui répondre. Elle
ne l’avait au grand jamais
considéré comme son neveu.
Un bâtard dans la famille ?
Voilà ce qu’elle ne pouvait
accepter.
Le regard froid inspecta
Zénoria des pieds à la tête,
sans rien omettre. Les joues
449
rougies, les brins d’herbe sur
la jupe et les bottes
d’équitation.
— Je pensais que le
commandant Keen était
absent.
Adam calma son cheval
d’une main, puis demanda
négligemment :
— Et que devient votre fils
Miles ? J’ai cru comprendre
qu’il n’était plus au service du
roi.
Il vit que le coup avait
porté et ajouta :
— Vous pouvez l’envoyer à
mon bord si vous le souhaitez,
madame. Je ne suis pas
comme mon oncle, moi, je lui
450
apprendrai rapidement à se
tenir !
La voiture repartit
brutalement dans un nuage de
sable et de poussière. Adam
conclut :
— Par tous les diables, je
n’arrive pas à croire qu’elle
soit de mon sang !
Plus tard, alors qu’elle se
tenait dans le jardin, à
l’endroit même d’où elle avait
assisté au départ de son mari
quelque sept semaines plus
tôt, Zénoria sentait encore son
cœur battre à tout rompre. Si
seulement Catherine était là.
Si seulement elle pouvait se
vider l’esprit des pensées qui
la poursuivaient.
451
Elle entendit son pas sur le
chemin et se retourna pour le
regarder. Il s’était changé et
portait son uniforme. Il avait
même peigné sa chevelure
rebelle et tenait sa coiffure
galonnée d’or sous le bras.
— Et revoilà le
commandant ! s’écria-t-elle.
Il était sur le point de
s’approcher d’elle, mais se
ravisa.
— Puis-je venir vous voir
avant notre appareillage ?
demanda-t-il – on le sentait
anxieux : Cela du moins, vous
ne pouvez me le refuser.
Elle tendit la main, comme
pour dire adieu à quelqu’un
452
qui serait parti pour
longtemps.
— C’est votre maison,
Adam. Ici, c’est moi qui suis
l’intruse.
Il regarda la demeure
comme un gamin qui se sent
coupable. Puis, posant la main
sur son cœur :
— Voici le seul endroit où
vous êtes une intruse.
Ferguson, qui les voyait
depuis une fenêtre à l’étage,
laissa échapper un gros soupir.
Mais il restait anxieux. Ils
allaient si bien ensemble.
453
impatiemment sur le nœud de
sa cravate.
— Bon sang, il fait
tellement chaud ici, je
m’étonne de ne pas fondre !
Sir Paul Sillitœ but
délicatement une gorgée d’un
grand verre de vin du Rhin. Il
se demandait comment
faisaient ces gens de
l’Amirauté pour conserver des
bureaux aussi frais.
La porte s’ouvrit sans bruit
et l’un des secrétaires de
l’amiral passa la tête.
— Ouvrez donc ces
fenêtres, Chivers ! – il reprit
du vin et ajouta : J’aime
encore mieux subir l’odeur du
crottin de cheval et le bruit de
454
la circulation que de
transpirer comme un porc !
Sillitœ esquissa un petit
sourire.
— Comme nous le disions,
milord…
— Ah oui l’état de
préparation de la flotte. Avec
ces vaisseaux supplémentaires
que nous avons pris aux
Danois et avec ceux qui vont
rentrer du Cap, nous serons
tout à fait prêts, comme
chacun sait. Les arsenaux
travaillent autant qu’ils
peuvent – et on dirait qu’il ne
reste pas un seul chêne debout
par tout le Kent !
Sillitœ hocha la tête, mais
ses yeux profondément
455
enfoncés ne montraient rien. Il
avait à l’esprit comme une
grande carte : les
responsabilités que lui avait
confiées le gouvernement. Sa
Majesté le roi devenait si
irrationnel ces temps-ci que
Sillitœ était apparemment le
seul conseiller qu’il écoutât
encore.
Où pouvait donc se trouver
Le Pluvier Doré ? Combien de
temps restait-il avant le retour
en Angleterre de Bolitho et de
sa maîtresse ? Il repensait
souvent à cette visite qu’il lui
avait faite. Elle, si proche,
cette gorge superbe, ces
pommettes hautes. Et un
456
regard à vous faire prendre
feu.
— Il y a autre chose,
milord – il vit Godschale se
raidir : J’ai cru comprendre
que le contre-amiral Herrick
se retrouvait sans emploi. Il
devait partir pour les Antilles,
n’est-ce pas ?
Sillitœ était homme à
rendre mal à l’aise même
quelqu’un comme Godschale.
Un colin froid, se disait
l’amiral ; un être sans pitié,
qui prenait soin de toujours
rester seul.
— Il passe ici aujourd’hui
même, marmonna
Godschale – il jeta un coup
457
d’œil à la pendule : En fait, il
devrait arriver bientôt.
— Je sais, répliqua Sillitœ
en souriant.
Voilà autre chose à vous
mettre en fureur, cette façon
d’être toujours au courant de
tout ce qui se passait dans
l’enceinte de l’Amirauté.
— Il a sollicité un
entretien – Sillitœ restait
impassible : Souhaitez-vous le
voir à son arrivée ?
Sillitœ haussa les épaules.
— Ça m’est égal. Pourtant,
les ministres de Sa Majesté
ont bien souligné à quel point
il était vital de pouvoir faire
confiance à la marine. On
oublie bien vite un amiral qui
458
perd une bataille. Mais que cet
amiral intervienne à temps et
à contretemps, voilà une chose
que l’on pourrait juger
irrationnelle. D’aucuns
diraient même : dangereuse.
Godschale épongea sa
figure ruisselante.
— Bon sang, sir Paul, je n’ai
pas encore compris ce qui a
bien pu se produire devant
cette cour martiale. Si vous
voulez mon avis, quelqu’un
s’est arrangé pour semer un
bel embrouillamini. Nous
devons en permanence être
forts, et montrer que nous
sommes forts. C’est pourquoi
j’avais choisi de prendre Sir
James Hamett-Parker pour
459
présider. Voilà qui avait du
sens, n’est-ce pas ?
Sillitœ regarda à son tour
la pendule.
— Il eût mieux valu
envoyer Herrick au Cap à la
place de Sir Richard Bolitho –
et, s’enthousiasmant une
seconde, chose suffisamment
rare chez lui : Pardieu, en
voilà un qui sera dans son
élément lorsque nous
envahirons la Péninsule !
Mais Godschale pensait
toujours à Herrick.
— L’envoyer au Cap, lui ?
Seigneur, il l’aurait
probablement rendu aux
Hollandais !
460
La porte s’ouvrit et un
autre secrétaire annonça à
voix basse :
— Le contre-amiral
Herrick est arrivé, milord.
Godschale poussa un
grognement.
— Il est presque à l’heure.
Faites-le entrer.
Il se leva péniblement et
s’approcha de la fenêtre. De
l’autre côté de la rue, où la
circulation était intense, il vit
une jolie voiture, sans
armoiries, qui attendait sous
les arbres. Les chevaux
s’ébrouaient au soleil et dans
la poussière. Sillitœ laissa
tomber :
461
— Je croyais que vous les
faisiez toujours mariner un
peu avant de les recevoir.
— J’ai d’autres affaires qui
m’attendent, répondit l’amiral
par-dessus l’épaule.
La figure de rapace de
Sillitœ était toujours aussi
inexpressive. Il savait
pertinemment en quoi
consistaient les « autres
affaires ». Il l’avait déjà vue,
qui attendait là, dans cette
voiture anonyme. Sans doute
la femme de quelque officier,
qui cherchait un peu
d’excitation, mais sans causer
de scandale. En prime, le mari
absent pouvait en tirer une
meilleure affectation. Sillitœ
462
était toujours surpris que la
triste épouse de Godschale
n’eût jamais entendu parler de
ses liaisons. Pourtant, tout le
monde semblait au courant.
Herrick entra dans le
bureau et manifesta de la
surprise en apercevant Sillitœ.
— Je vous demande
pardon, je suis sans doute
arrivé trop tôt.
— Je vous prie de
m’excuser, répondit Sillitœ en
souriant. Sauf si vous avez une
objection…
Herrick voyant qu’il n’avait
pas le choix, répondit assez
brusquement :
— Dans ce cas…
463
Puis il garda le silence et
attendit la suite.
Godschale lui dit avec
amabilité :
— Prenez un siège, je vous
en prie. Un verre de ce vin du
Rhin, peut-être ?
— Non merci, milord. Je
suis venu pour recevoir enfin
ma prochaine affectation.
Godschale revint s’asseoir
en face de lui. On lisait la
fatigue sur les traits de
Herrick, ses yeux étaient
cernés, il avait cet air amer
qu’on lui avait déjà vu devant
la cour martiale.
— Cela prend parfois plus
de temps que prévu. Même
464
pour les amiraux, vous voyez,
les puissants sont sur terre !
Herrick ne réagit pas. La
patience de Godschale
atteignait vite ses limites. Il
croyait que, avant toute chose,
il devait garder le contrôle de
la situation. C’est ainsi qu’il
avait atteint la position élevée
qui était la sienne, et il avait la
ferme intention de la
conserver.
Herrick se pencha un peu,
le regard brillant de colère.
— Si la cour martiale est la
cause de tout ceci, alors,
j’exige…
— Vous exigez, amiral ?
C’était Sillitœ qui venait de
le couper d’une voix
465
tranchante comme une lame.
— Vous avez eu un procès
équitable, en l’absence de tout
témoin fiable. Vous avez
insisté, bien mal à propos,
pour refuser un défenseur. À
mon avis, tout jouait contre
vous. Pourtant, vous avez été
jugé non coupable, n’est-ce
pas ? Je ne crois pas que vous
soyez en situation d’exiger
quoi que ce soit !
Herrick se dressa comme
un ressort.
— Je n’ai pas à subir vos
commentaires, monsieur !
Godschale l’interrompit :
— Je crains que si : Moi-
même, je dois me soumettre à
son autorité.
466
Ce disant, il détestait être
obligé d’admettre à quel point
c’était vrai.
— Dans ces conditions,
reprit Herrick, je me retire –
et, se retournant, il ajouta :
J’ai ma fierté.
— Rasseyez-vous, lui dit
calmement Sillitœ. Nous ne
sommes pas vos ennemis,
encore que. Et ne nous parlez
pas de votre fierté sans
réfléchir, car il est vrai que
vous avez de quoi être fier.
Il inclina la tête en signe
d’approbation lorsque Herrick
se fut rassis.
— Voilà qui est mieux.
J’étais présent lorsque s’est
tenue la cour martiale. J’ai
467
écouté les témoignages et j’ai
vu ce que vous tentiez de faire.
Vous vouliez obtenir votre
condamnation pour vous
absoudre de cette tragédie –
car c’est bien là ce que vous
désiriez.
Godschale alla refermer les
fenêtres : Sillitœ risquait
d’être entendu. Excédé, il
revint à son bureau – la petite
voiture était partie.
— Je m’étais préparé au
verdict, quel qu’il fût.
Sillitœ le regardait,
impitoyable.
— Vous avez rang de
contre-amiral.
— Je l’ai mérité bien des
fois, monsieur !
468
— Non sans avoir eu le
soutien de votre commandant,
devenu ensuite votre amiral,
non ?
— C’est vrai.
Herrick le regardait
comme un terrier face à un
taureau.
— Un soutien considérable,
à mon avis. Mais vous n’êtes
toujours que contre-amiral.
Vous n’avez pas de fortune
personnelle ?
Herrick se détendit un peu.
On revenait en terrain connu.
— C’est exact. Je n’ai
jamais eu d’héritage, je n’ai
pas le soutien d’une vieille
famille pour m’assister.
Godschale maugréa :
469
— Je pense que Sir Paul
essaie de dire…
Il se tut en voyant le regard
furibond que lui jetait Sillitœ.
— Écoutez-moi, je vous
prie. L’article dix-sept stipule
que si l’on vous avait jugé
coupable, vous n’auriez pas
seulement été passible de la
peine de mort. Vous auriez dû
en outre verser des
indemnités à tous les
armateurs, marchands et
autres dont les navires
appartenaient au convoi. Avec
une solde de contre-amiral –
c’était dit avec une pointe de
dédain –, combien au juste
auriez-vous pu rassembler ?
Vingt bâtiments, je crois ?
470
Remplis à ras bord de matériel
de guerre, sans compter les
hommes chargés de s’en
servir ? Combien seriez-vous
capable de payer pour
radoucir tous ceux qui
auraient voulu vous
condamner ?
Comme Herrick restait
silencieux, il continua :
— Vous avez peut-être de
quoi rembourser les chevaux
qui sont morts ce jour-là.
Il se leva lentement et
s’approcha de Herrick,
toujours assis.
— Vous pendre eût été un
geste de vengeance stupide,
inutile, improductif. Mais
l’addition du convoi serait
471
arrivée ici, aux portes de
l’Amirauté.
— Mon Dieu, s’exclama
Godschale, je n’avais pas
songé à tout cela !
Sillitœ se tourna vers lui
avec un regard qui signifiait :
certes non. Puis il attendit que
Herrick l’écoutât et conclut de
sa voix mielleuse :
— Vous voyez donc, amiral,
on ne devait pas vous trouver
coupable. C’était… plus
convenable.
Herrick ouvrait et fermait
alternativement les mains,
comme s’il tenait un objet.
— Mais la cour ne m’aurait
pas condamné !
472
— Vous vous êtes mis à dos
Sir Richard Bolitho, le seul
homme qui aurait pu sauver
votre tête. Si vous l’aviez
laissé…
Herrick le regardait
fixement, livide, l’air
incrédule.
— Je n’ai jamais eu besoin
de son aide !
La porte s’ouvrit et
Godschale cria :
— Allez au diable ! Que
voulez-vous ? Ne voyez-vous
pas que nous sommes
occupés ?
Le secrétaire au visage
sévère subit la fureur de son
supérieur avec le plus grand
calme.
473
— Nous venons de recevoir
un télégramme de
Portsmouth, milord. J’ai pensé
que sa lecture ne pouvait
attendre.
Godschale parcourut
rapidement la note, puis,
après un silence :
— Le pire vient de se
produire – et, tendant le
papier à Sillitœ : Voyez vous-
même.
Sillitœ sentait leurs regards
braqués sur lui. Herrick n’y
comprenait rien. Il se tourna
vers l’amiral, qui fit un signe
attristé. Sillitœ tendit enfin le
papier à Herrick et lui dit avec
une certaine froideur :
474
— Eh bien, vous n’avez plus
rien à craindre. Vous ne
recevrez plus jamais aucune
aide, au moins de ce côté-là.
Lorsque Herrick reposa le
feuillet sur la table et leva les
yeux, il vit qu’il était seul.
Complètement seul.
475
— Le temps passe vite
quand on s’amuse.
Elles reprirent leur
marche. Le vent tiède gonflait
leurs robes légères.
— Bon, allons prendre le
thé. Toutes ces emplettes
m’ont épuisée.
Et elles éclatèrent de rire,
tant et si bien que deux valets
se retournèrent et se
découvrirent sur leur passage.
Son amie dit à Belinda :
— Je suis si heureuse que
ton Elizabeth soit guérie. Son
père s’est-il occupé d’elle ?
Belinda lui jeta un regard
furtif. C’était sa meilleure
amie, certes ; mais elle
connaissait aussi le revers de
476
la médaille. Épouse d’un
banquier âgé, Lucinda était
toujours la première à lancer
une rumeur ou à éventer des
odeurs de scandale.
— Il a réglé les honoraires.
C’est tout ce que je lui
demande.
Lady Lucinda se contenta
de sourire.
— On dirait qu’il règle la
plus grosse part de vos
dépenses.
— Bien sûr, on ne voudrait
pas que j’en paie la totalité.
L’éducation d’Elizabeth, ses
leçons de musique, les cours
de danse, ça finit par faire une
jolie somme.
477
— Quelle pitié ! Il fait les
conversations du Tout-
Londres, et elle affiche leur
liaison comme une vulgaire
traînée ! – elle regarda son
amie en coin : Vous
accepteriez de le reprendre,
si… ?
Belinda songeait à cette
scène qu’elle avait eue avec
Catherine, dans cette paisible
maison du Kent, lorsque
Dulcie Herrick était aux portes
de la mort. Ce souvenir la
faisait encore trembler. Elle-
même aurait pu contracter
cette fièvre. Lorsque l’on y
pensait, tout le reste devenait
sans importance… Cette
femme trois fois maudite, si
478
orgueilleuse malgré son air
lascif. Elle s’était même
montrée méprisante lorsque
Belinda, perdant son sang-
froid, s’était mise à hurler :
« J’espère que vous
mourrez ! » Elle n’avait pas
oublié ce que lui avait répondu
froidement Catherine :
« Même dans ce cas, il ne vous
reviendrait pas. »
— Le reprendre ? C’est moi
qui choisirai le moment. Je ne
discute pas avec une putain.
Lady Lucinda reprit sa
marche, en partie satisfaite.
Elle avait découvert la vérité :
Belinda accepterait de le voir
regagner sa couche, quel qu’en
soit le prix. Elle essaya de se
479
souvenir de Bolitho, tel qu’elle
l’avait vu la dernière fois. Pas
besoin de se demander
comment Lady Somervell
avait affronté ce scandale dont
il était l’origine : n’importe
quelle femme serait capable
de tout supporter pour
conquérir cet homme, non ?
La curiosité de son amie
commençait à fatiguer
Belinda.
— Lorsqu’il m’écrit, je jette
ses lettres au feu sans les lire.
Mais, cette fois-ci, son
mensonge ne lui causa aucun
plaisir.
Une silhouette émergea de
l’une des allées. L’homme en
poussait un autre, installé
480
dans une petite voiture. Tous
deux portaient de vieux
vêtements dépareillés, mais il
était trop visible qu’il s’agissait
d’anciens marins.
Lady Lucinda plaqua son
mouchoir sur son visage en
s’exclamant :
— Décidément, ces
mendiants sont partout ! Ne
peut-on rien faire pour les
éloigner ?
Belinda se tourna vers
celui qui était assis. Il n’avait
plus de jambes et était
complètement aveugle.
Lorsque la voiturette s’arrêta,
sa tête continua de
brinquebaler d’un bord à
l’autre. Son compagnon avait
481
un bras en moins et sa joue
portait une cicatrice si
profonde que l’on se
demandait comment il était
encore en vie.
Le cul-de-jatte demanda
timidement :
— Qui est-ce, John ?
Belinda, qui avait pourtant
soigné son premier mari
jusqu’à la fin, n’en fut pas
moins émue. Même le prénom
de cet homme, John, comme
le fidèle maître d’hôtel de
Richard, son « chêne », ainsi
qu’il aimait à l’appeler.
— Deux jolies dames,
Jamie.
Il coinça la charrette avec
son pied pour l’empêcher de
482
rouler et sortit une sébile de sa
veste en loques.
— Un penny, madame. Un
petit penny, hein ?
— Quelle insolence !
Lucinda prit le bras de
Belinda.
— Viens, ce n’est pas notre
place.
Elles repartirent. L’homme
rangea sa sébile dans sa poche
et donna une tape sur l’épaule
de son ami.
— Qu’elles aillent au diable,
Jamie.
Belinda s’arrêta sur le
trottoir chic de la place, ne
sachant soudain que faire.
— Qu’as-tu donc ?
— Je l’ignore.
483
Elle se retourna, mais les
deux marins invalides avaient
disparu. Peut-être n’avaient-
ils même jamais été là. Elle fut
prise d’un frisson.
— Il aimait à me parler de
ses hommes. Mais quand on
les voit ainsi, comme ces
deux… – elle fit face à son
amie : Je regrette de ne leur
avoir rien donné.
Lady Lucinda se mit à rire
en lui serrant le bras.
— Il y a des jours où tu es
vraiment bizarre – puis, lui
montrant une voiture arrêtée
devant son hôtel : Tu as de la
visite. Encore une réception,
et moi qui n’ai rien de neuf à
me mettre !
484
Elles rirent toutes deux.
Belinda essayait de chasser de
ses pensées cet homme qui lui
tendait sa sébile. Il portait un
tatouage sur le dos de la main.
Deux pavillons entrecroisés et
une ancre. Même à travers la
crasse, on distinguait
nettement le dessin.
La porte s’ouvrit alors
qu’elles n’avaient pas fini de
gravir les marches et l’une des
servantes les accueillit,
visiblement soulagée.
— Il y a là un gentilhomme
pour vous, milady !
Lady Lucinda prit la balle
au bond :
— Je te l’avais dit !
485
Belinda la fit taire d’un
signe de tête.
— Qui ça ? Expliquez-vous
clairement, ma fille !
Quelqu’un, entendant leurs
voix, sortit du salon. Belinda
crut que son cœur allait
s’arrêter de battre : l’inconnu
portait l’uniforme de capitaine
de vaisseau. Il avait le visage
sévère, comme s’il avait
attendu trop longtemps.
— Lord Godschale
m’envoie, milady. J’ai jugé la
chose trop importante pour
prendre rendez-vous.
Belinda avança de
quelques pas en direction du
grand escalier, puis revint en
arrière.
486
— Si vous en jugez ainsi,
commandant.
Il s’éclaircit la gorge.
— Je suis dans l’obligation
de vous informer, madame,
que je suis porteur d’une bien
triste nouvelle. Le Pluvier
Doré à bord duquel votre mari
avait pris passage pour se
rendre au Cap est porté
disparu.
— Mon Dieu ! fit Lady
Lucinda d’une voix étouffée.
J’espère qu’il est sain et sauf ?
L’officier hocha
négativement la tête.
— J’ai le regret de vous
dire que le navire est perdu
corps et biens.
487
Belinda s’approcha de
l’escalier et s’effondra sur les
marches.
— Lord Godschale vous
présente ses condoléances les
plus sincères, ainsi que celles
de tous les marins de la Flotte.
Belinda ne voyait presque
plus rien à travers les larmes
qui lui embuaient les yeux.
Elle essayait d’y croire,
d’imaginer ce qui avait pu se
passer. Mais non, au lieu de
cela, elle ne pensait qu’à ces
deux marins qu’elle venait de
chasser. Un penny, madame.
Un petit penny, hein ?
Son amie cria à la
servante :
488
— Allez chercher le
médecin pour votre
maîtresse !
Belinda se releva avec une
lenteur extrême.
— Non, pas de médecin.
Et elle comprit soudain.
Cela lui causa un choc
insupportable.
— Lady Somervell se
trouvait-elle avec lui,
commandant ?
L’officier se mordit la
lèvre.
— Je pense que oui,
milady.
Elle revoyait Catherine
dans la maison de Herrick. Il
faisait si sombre, ses yeux
étaient pleins de mépris.
489
Même dans ce cas, il ne
vous reviendrait pas.
Au bout du compte, ils
étaient restés ensemble.
490
VIII
LES BRISANTS
491
tangage et l’air balayait la
cabine, faisant un peu oublier
l’inconfort des lieux.
La jeune Sophie était
assise à l’autre bout du banc.
Elle avait découvert l’une de
ses épaules afin que Catherine
pût la masser avec un onguent
qu’elle avait apporté de
Londres. La peau de la jeune
fille était rouge vif : le soleil
avait fait son œuvre alors
qu’elle se promenait sur le
pont.
Catherine l’avait
gourmandée :
— Nous ne sommes pas
dans la rue du Commerce,
mon enfant. Faites en sorte de
492
ne pas vous laisser rôtir
vivante.
La jeune fille lui avait
répondu avec son grand
sourire :
— Je risque pas de
l’oublier, milady !
Jenour était là, lui aussi,
occupé à dessiner ou à ajouter
quelques lignes à ces lettres
interminables qu’il adressait à
ses parents. Keen se trouvait
sans doute sur le pont ; il
devait réfléchir encore et
encore à ses relations avec
Zénoria, se demandant s’il
s’était bien conduit… s’il avait
bien agi…
Bolitho avait eu plusieurs
conversations avec Samuel
493
Bezant, capitaine du Pluvier
Doré. Originaire de Lowestoft,
le patron avait commencé à
naviguer dès l’âge de neuf ans,
dans le port où il était né,
naturellement, à bord d’un
lougre de pêche. Maintenant
qu’il avait compris qu’il
pouvait parler à Bolitho sans
craindre de subir une
rebuffade ou un mouvement
d’humeur, il lui avait expliqué
que le plus gros des ennuis du
Pluvier était causé par la
marine. Au début, il avait
accepté avec plaisir l’offre
qu’on lui avait faite de passer
au service de l’Amirauté.
« Mais pourquoi donc
accepter une protection si
494
Leurs Seigneuries ou les
officiers de quelque
importance avaient le droit de
lui enlever des marins
expérimentés quand bon leur
semblait ? » Bolitho savait
pertinemment qu’il n’aurait
servi de rien de lui expliquer
la situation, de lui dire qu’un
commandant de vaisseau de
guerre était logé à la même
enseigne. Si les détachements
de prise avaient de la chance,
un commandant pouvait
espérer récupérer quelques
marins de premier brin. Il
arrivait parfois, rarement, que
l’on mette la main sur des
marins de commerce. Il
suffisait qu’un capitaine près
495
de ses sous eût payé son dû à
l’équipage avant même d’être
arrivé au port. Les
malheureux devenaient alors
une proie facile pour la presse,
si l’officier qui commandait le
détachement faisait assez vite.
Mais, la plupart du temps, les
nouveaux enrôlés n’étaient
que de vulgaires paysans, des
« chevaux de labour », comme
les appelaient les marins avec
mépris, ou encore des
hommes qui sans cela
n’eussent pas échappé à la
corde.
Un jour que Bolitho était
venu le rejoindre sur le pont
pour admirer un beau coucher
de soleil sur les îles Canaries, à
496
hauteur du trentième
parallèle, Bezant lui avait dit :
— De l’équipe de dunette
qui était là au départ, sir
Richard, il ne me reste guère
que le bosco. Le second est
demeuré sur le Rocher et on
me demande de conduire ce
navire avec des gens qui ne
connaissent rien à la mer !
— Et votre nouveau
second, Mr. Lincoln ? Il
semble fort capable.
Bezant avait fait la
grimace.
— C’est un bon marin. Mais
cela fait seulement six mois
qu’il a embarqué, lui aussi !
Le temps que le gros
brigantin atteigne Bonne-
497
Espérance, Bezant réussirait
peut-être à souder son groupe
hétéroclite pour obtenir un
équipage digne de ce nom qui
ferait corps avec ce bâtiment
auquel il portait un véritable
amour, comme y étaient
attachés la toile et les cordages
qui lui permettaient
d’avancer.
Bolitho aperçut un poisson
qu’il ne put identifier
retomber à l’eau, essayant
sans doute d’échapper à
quelque prédateur à l’affût.
Il est vrai que, depuis
l’appareillage de Gibraltar, ils
avaient accumulé les ennuis.
Un gabier était tombé des
hauts dans un coup de chien et
498
s’était écrasé contre le pavois
sous le vent. Il était mort sur le
coup, on avait immergé son
corps le lendemain. Bolitho ne
le connaissait pas, mais, en
tant que marin, il avait partagé
la peine de Bezant quand le
capitaine avait récité les
prières de son vieux livre tout
écorné. Nous confions ce
corps aux profondeurs…
Ils n’avaient revu qu’une
seule fois les huniers de
l’étrange bâtiment, le
lendemain du jour où ils
avaient levé l’ancre. Après
cela, plus rien ; de temps à
autre, en général juste après
l’aube, ils apercevaient
fugitivement la terre. Un
499
archipel, comme un amas de
nuages à l’horizon, et en une
autre occasion, un îlot isolé
qui pointait telle une dent
brisée. Bezant lui avait dit que
c’était un lieu désolé où nul ne
pouvait survivre sans devenir
fou de solitude. On savait que
des pirates y abandonnaient
parfois leurs prisonniers. Et
comme avait ajouté Bezant :
« Il serait plus charitable de
leur trancher tout bonnement
la gorge ! »
L’immense côte d’Afrique
était là tout du long, invisible
sauf lorsqu’il était
indispensable de s’en
approcher, mais l’équipage
500
gardait conscience de son
existence.
Catherine examina les
épaules rougies de Sophie puis
surprit l’expression de Bolitho.
Tout en continuant à masser
doucement la jeune fille avec
son onguent, elle revoyait
précisément tous les incidents
qui avaient émaillé leur
navigation. Elle se demandait
s’il pensait en ce moment aux
mêmes choses qu’elle.
Ce marin qui était chu
d’une haute vergue pendant le
grain.
Et cette autre fois encore,
ils étaient assis ici même,
n’osant l’un comme l’autre se
lever pour aller se coucher et
501
retrouver l’atmosphère
pénible et humide de
l’entrepont.
Tout était calme, il était
déjà tard, c’était le quart de
nuit. C’est Jenour qui leur
avait rappelé ces événements.
Ils avaient tous entendu un
bruit de pieds qui glissaient
au-dessus de leurs têtes puis,
après ce qui leur avait paru
une éternité, un grand cri
déchirant : « Un homme à la
mer ! » La porte du capitaine
s’était ouverte à toute volée,
Bezant avait hurlé quelques
ordres. À larguer le perroquet
de fougue ! Paré à virer ! Du
monde au canot ! Catherine
était montée sur le pont avec
502
Bolitho. La pleine lune
éclairait d’une lumière
féerique la toile raidie et les
haubans qui vibraient. La mer
ressemblait à de l’argent en
fusion, étendue sans fin et
comme irréelle.
Inutile de dire que le canot
était rentré bredouille. Son
équipage était plus terrorisé à
l’idée de perdre de vue le
bâtiment dans cette lumière
étrange et glacée qu’à celle de
laisser un des leurs se noyer.
Lincoln, le second, était de
quart. Il expliqua à son
capitaine que l’un des
prisonniers, un soldat, avait
été pris d’une crise de folie, au
503
grand désespoir de ses
compagnons.
Lincoln lui avait décrit
toute la scène, comment, ayant
pitié de l’état du prisonnier et
pour calmer les autres, il avait
fait monter l’homme sur le
pont, pensant que ça le
calmerait. La suite n’était pas
très claire. Sans seulement
pousser un cri, le prisonnier
avait échappé à ses gardiens et
s’était précipité par-dessus
bord. Il portait encore des
menottes aux poignets, mais
ce point ne lui avait été
rapporté qu’après le départ de
l’embarcation.
Catherine regardait
Bolitho qui se tenait debout,
504
main sur la hanche. Cette
main qu’elle connaissait si
bien, cette main capable de la
hisser aux sommets de la
passion, jusqu’à un point tel
que ni l’un ni l’autre ne
pouvaient attendre.
Puis il y avait eu cet
incident, une séance de fouet,
chose qui, de son point de vue,
devait être assez rare à bord
du Pluvier Doré. Un marin
avait été surpris en état
d’ébriété, affalé sur le château
avant où il aurait dû assurer la
veille. Il s’en était pris à
Britton, le bosco, qui l’avait
découvert.
Elle avait remarqué le
visage défait de Keen, tandis
505
que résonnaient jusque dans
la cabine pourtant bien close
les claquements du fouet. Il
devait revoir ce qui était
arrivé à Zénoria, contrainte de
subir la bestialité du capitaine
de son transport, l’excitation
malsaine des prisonniers qui
se bousculaient pour assister à
son châtiment, le fouet qui
zébrait son dos nu.
— C’est fini, mon enfant,
dit-elle enfin – elle sourit à
Sophie qui se rhabillait
pudiquement : Maintenant,
ouste, allez aider Ozzard à
préparer le repas.
Lorsqu’ils furent de
nouveau seuls, elle dit à
Bolitho :
506
— J’aime bien te
contempler, lorsque tu es
ainsi.
— Tu n’es pas lasse,
Catherine ?
— Jamais lorsque je suis
avec toi.
Bolitho lui montra le
travers.
— D’ici peu de jours, si le
vent le veut bien, nous
laisserons les îles du Cap-Vert
par tribord et, un peu plus
loin, la côte du Sénégal – il lui
sourit : Encore que je doute
fort que nous les apercevions !
— Connais-tu déjà ces
parages, Richard ?
Il laissa son regard errer
sur le sillage bleuté.
507
— Un peu. Cela remonte à
l’époque où j’étais aspirant à
bord de la Gorgone, un vieux
soixante-quatorze, comme
l’Hypérion.
— Quel âge avais-tu alors ?
Elle surprit un éclair de
tristesse dans ses yeux gris.
— Oh, environ seize ans,
j’imagine.
— Tu connaissais déjà ton
ami ?
Il se tourna vers elle.
— Oui, Martyn Dancer – il
n’avait pas envie de revivre ces
souvenirs – À cette époque
déjà, nous faisions la chasse
aux négriers. Je suppose que
ce fichu fort est toujours
debout. Le pavillon n’est plus
508
le même, mais ce commerce
répugnant se poursuit.
La porte s’entrebâilla et
Ozzard passa la tête.
Apercevant Catherine, il fit
mine de se retirer, mais
Bolitho lui demanda :
— Qu’y a-t-il ? Parlez sans
crainte.
Ozzard s’approcha comme
s’il marchait sur des œufs et
ferma soigneusement la
portière derrière lui.
Catherine se retourna,
posa les mains sur le rebord de
la fenêtre et lui dit en
contemplant l’océan :
— Je n’écoute pas, Ozzard.
Ozzard voyait sa silhouette
qui se découpait sur fond
509
d’eau scintillante. Elle avait
réuni ses longs cheveux noirs
au sommet de sa tête, retenus
par un large peigne espagnol –
« brassés serré », disait
Allday. Ozzard voyait son
épaule à demi découverte,
l’arc parfait de sa nuque. Il se
demandait s’il n’était pas
ensorcelé, ses souvenirs
atroces ne le lâchaient jamais,
le torturant sans paix ni cesse.
Il se décida enfin :
— Je suis allé faire un tour
dans la cale arrière, sir
Richard. Je voulais prendre un
peu de ce vin du Rhin que
Madame a fait venir de
Londres. Il fait plutôt frais à
cet endroit-là.
510
— J’ai hâte d’y goûter,
répondit Bolitho – mais il
sentait bien que le petit
homme était nerveux : Et
alors ?
— J’ai entendu des voix.
J’ai repéré une manche à air et
j’ai écouté. C’étaient les
prisonniers. L’un d’eux disait :
« Maintenant que ce lâche, cet
incapable, a dégagé les lieux,
on peut enfin se retrouver, pas
vrai, les gars ? »
Il revoyait la scène en la
racontant, la peur d’omettre
un détail lui déformait les
traits.
— Et un autre lui a
répondu : « Tu vas pas être
déçu, crois-moi ! »
511
Sans se détourner du
spectacle de l’océan, Catherine
lui demanda doucement :
— Qui était-ce ? Vous le
connaissez, n’est-ce pas ?
Ozzard hocha la tête, l’air
accablé.
— C’était le second, Mr.
Lincoln.
— Allez chercher le
commandant Keen, je vous
prie – et, tendant le bras : Et
sans courir, Ozzard. Il ne faut
pas éveiller les soupçons.
Lorsque la porte se fut
refermée, Catherine vint
s’asseoir près de Bolitho.
— Richard, étais-tu au
courant ?
512
— Non. Mais j’ai noté que
tous les incidents qui ont eu
lieu se sont produits soit
lorsque Lincoln était de quart,
soit lorsque c’était Tasker.
C’était le nouveau qui avait
embarqué à Gibraltar.
Elle sentit ses mains posées
sur son corps. Il la serra plus
fort, plaquant sa robe sur sa
peau moite.
— Ne crains pas pour moi.
Richard, j’ai déjà affronté bien
des périls.
Bolitho regardait ailleurs,
quelque part au-dessus de son
épaule, essayant d’imaginer
toutes les hypothèses
possibles. Mais il avait beau
retourner le problème dans
513
tous les sens, il s’agissait au
mieux d’une mutinerie, au
pire de piraterie. Dans les
deux cas, l’exécution du crime
exigeait l’élimination des
témoins. Et puis, il y avait
Catherine.
Elle lui dit très
tranquillement :
— C’est à cause de moi que
tu te trouves à bord et que tu
n’as pas embarqué sur un
vaisseau du roi, avec tout
pouvoir pour agir comme tu
l’entends. Dis-moi ce à quoi tu
t’attends, mais ne te laisse pas
abattre et ne tiens pas compte
de moi. Je suis avec toi – elle
fit miroiter sa bague au soleil :
514
Tu te souviens de ce qu’elle
signifie ? Alors, à Dieu vat.
Lorsque Keen arriva, il ne
remarqua rien de particulier,
jusqu’à ce que Bolitho lui
dise :
— Il faut que nous parlions,
Val. Je crois que quelque
chose se prépare, des gens
veulent s’emparer de ce navire
avant de retrouver le
« fantôme » qui nous suit. Car
je suis sûr qu’il n’est guère
loin.
Keen regardait Catherine,
essayant de ne pas songer au
sort qui l’attendait.
— Je suis paré, amiral.
Mais, quel que fût le cours
des événements, il se rendit
515
compte, tout étonné, que cela
le laissait totalement froid.
La journée du lendemain
se déroula sans incident, et il
en fut ainsi jusqu’au soir. Le
ciel sans nuages assommait
l’équipage et fixer la ligne
d’horizon était pénible.
Bolitho, qui se tenait près de la
roue en compagnie de Keen,
regardait les hommes
travailler mollement sur le
pont.
Bezant avait pris quelques
hauteurs de soleil, il semblait
assez satisfait de leurs progrès.
Un vent chaud de noroît
gonflait les voiles, assez fort
pour projeter des gerbes
516
d’embruns jusque bien au-
dessus du boute-hors.
— Comptez-vous lui en
toucher un mot, amiral ?
Bolitho regardait
Catherine et sa servante
assises sur un banc de fortune
abrité sous une toile. Sophie
ne savait rien de ses soupçons,
et c’était mieux ainsi. Mais
Bezant ? Il avait eu l’air tout
surpris par la qualité des
passagers qu’il allait
embarquer, lorsque Jenour
était arrivé en avant-coureur à
Falmouth. En général, il
prenait à son bord petits
fonctionnaires, officiers
subalternes de l’armée, leurs
épouses aussi, parfois. Mais il
517
était difficile de ranger dans
ces catégories le vice-amiral et
sa dame.
— Le prévenir ? – un
poisson jaillit sur l’avant : Si
vous confiez un secret à votre
meilleur ami. Val, ce n’est déjà
plus un secret. Et Bezant, tout
capable qu’il est, n’est pas un
ami.
— Ozzard a pu se tromper,
répondit Keen d’un ton égal.
Ou encore, le maître essayait-
il tout bonnement de calmer
les prisonniers après ce qui
venait de se passer.
Bolitho se contenta de
sourire, il vit que Catherine
détournait le regard.
518
— Mais vous ne croyez pas
ce que vous dites, n’est-ce
pas ?
Keen essaya de ne pas fixer
du regard un matelot qui
passait près d’eux. Le moindre
mouvement risquait de les
faire remarquer. Qui était avec
eux, qui était contre ?
Bolitho vit Jenour émerger
de la descente, son carnet de
croquis à la main. Le jeune
homme traversa le pont
incliné et vint les rejoindre.
— Quel est le résultat de
vos recherches, Stephen ?
Jenour mit la main en
visière, comme s’il cherchait
quelque sujet à croquer.
519
— A l’origine, le bâtiment
était muni de sabords destinés
à des quatre-livres. Il y en a un
au droit des porte-haubans
d’artimon. C’est Allday qui l’a
trouvé. Il dit qu’on pourrait
ouvrir le mantelet en cas de
besoin, il est simplement
rendu étanche par du
goudron.
— Je ne vois pas où vous
voulez en venir, fit Keen en
fronçant les sourcils.
Bolitho se détourna, ils
allaient bientôt devoir se
séparer. Il ne fallait pas qu’on
les soupçonne de machiner un
complot.
— Val, il y a un pierrier
monté sur le pavois à tribord.
520
Il est chargé en permanence,
ce qui n’est pas rare à bord des
petits navires marchands en
navigation isolée. On peut le
pointer sur le pont aussi bien
qu’en abord.
Jenour, esquissant
quelques vues dans son carnet,
dit :
— Allday ajoute qu’il
faudrait quelqu’un de plus
mince que lui pour réussir à se
faufiler par là – il eut un
sourire timide : Je crois que
j’ai exactement la bonne
taille !
De vieilles images se
bousculaient dans la tête de
Bolitho. C’était à bord de sa
frégate, la Phalarope, lorsque
521
avait éclaté une mutinerie. Il
se souvenait d’un petit
aspirant, le nommé John
Neale. Bolitho, aidé de
quelques autres, lui avait
enduit le corps de graisse pour
le faire passer par une manche
à air afin de donner l’alerte.
Dans l’image suivante, Neale
avait changé de tête. Jeune
capitaine de frégate, comme
Adam à présent, en train de
mourir de ses blessures
lorsqu’il avait été fait
prisonnier par les Français
avec Bolitho. Nous, les
Heureux Elus. L’expression
venait le heurter de plein
fouet, comme pour le narguer
encore.
522
Il reprit brusquement :
— Cette fois-ci, il s’agit
peut-être de fumée sans feu.
D’ici demain…
Mais il leva la tête comme
les autres en entendant la vigie
crier :
— Ohé du pont ! Voile dans
le nord !
Bezant vint les rejoindre.
— Ce salopard est encore à
nos trousses !
— Que faites-vous
d’habitude comme traversées,
capitaine ?
Apparemment. Bezant
était dérouté par la
perspective de nouvelles
difficultés.
523
— Les traversées, sir
Richard ?
Il se gratta le menton à
grand bruit.
— Gibraltar le plus
souvent, ensuite Malte, avec
du ravitaillement et des
dépêches pour la flotte qui est
stationnée là-bas. Dans le bon
vieux temps, nous allions
souvent en mer Baltique, on
trouvait de la besogne dans les
ports suédois – tout, pourvu
que ça paie.
— Pensez-vous que ce
bâtiment si bizarre ait pu
attendre au large de Gibraltar
pour s’assurer que vous ne
vous dirigiez pas vers Malte ?
524
Bezant le regarda,
visiblement sans comprendre
de quoi il s’agissait.
— Et pour quoi faire ? Je
peux semer cette canaille
comme je veux dès que nous
aurons donné du tour au cap
Blanc. Parce qu’il y a ce récif,
voyez-vous ?
Bolitho hocha la tête et
essaya de se protéger de la
lumière. Son œil blessé piquait
et lui faisait mal.
— Eh oui, capitaine, le
récif. Il s’étend sur une
centaine de milles à partir du
cap Blanc et on sait que bien
des beaux navires se sont
fracassés dessus.
525
— Je sais, sir Richard, lui
répondit Bezant, un peu pincé.
J’ai l’intention de virer et de
me rapprocher de terre dès
que nous aurons paré le récif.
Bolitho se tourna vers
Keen qui écoutait avec
attention. Tandis que Bezant,
un peu mécontent, retournait
étudier la carte, il lui dit
doucement :
— Je ne peux rien lui dire.
Le rire de Catherine lui fit
l’effet d’un fer rouge.
— Nous ne pouvons
prendre le moindre risque,
Val. Aucun d’entre nous n’en
sortirait vivant pour aller
raconter ce qui s’est passé.
526
Il se tourna vers Catherine
et leurs regards se croisèrent
au-dessus du pont décoloré
par le soleil.
— Mon idée, c’est que
Lincoln, ainsi que ce second
maître que nous avons
embarqué à Gibraltar…
comment s’appelle-t-il déjà ?
Keen ne put s’empêcher de
sourire, en dépit de la
tension : c’est le capitaine de
pavillon que l’amiral
interrogeait.
— Tasker, amiral.
— Bon, eh bien, je crois
que monsieur Lincoln le
connaissait.
Keen se passa la main dans
les cheveux et dit :
527
— Ce doit être la première
fois qu’ils transportent autant
d’or et de monnaie, et cela ne
leur arrivera sans doute plus
jamais.
Bolitho réfléchissait.
— Donc, cela aura lieu
demain. Car si ce Lincoln
envisage de se transformer en
voleur ou pis encore, il aura
absolument besoin du brick
qui est dans le vent à nous.
Jenour s’éloigna avec son
carnet. Tout comme les autres,
il était sans armes et ne portait
que son pantalon et sa
chemise. Dévoiler une arme
eût été le bain de sang assuré.
— Les hommes resteront
peut-être fidèles à leur
528
capitaine ? suggéra Keen.
Bolitho lui donna une
grande tape sur le bras, si bien
que plusieurs marins se
retournèrent en entendant
cette manifestation de
familiarité.
— Avec la part de prise
qu’on va leur faire briller, Val ?
Personne ne résiste à l’appât
du gain !
Lorsque le soleil
commença à baisser à
l’horizon du couchant, le vent
forcit. On arisa misaine et
grand hunier. La mer changea
d’aspect, de longues rangées
de lames s’avançaient, coiffées
de moutons. Les vagues
tournèrent elles aussi au métal
529
fondu lorsque le soleil
continua de baisser, un métal
qui rappelait l’or transporté
par Le Pluvier Doré dans ses
cales.
De retour dans leur cabine,
ils essayèrent de se comporter
comme à l’accoutumée. Au
moindre signe anormal, tout
aurait sauté comme si on avait
mis le feu à la Sainte-Barbe.
Dans un coin sombre,
Catherine s’affairait à serrer
divers objets dans deux sacs,
sous l’œil inquiet de Sophie.
Elle lui dit :
— Il va peut-être se passer
quelque chose, Sophie, mais
vous ne craignez rien. Restez
530
près de moi jusqu’à ce que
tout soit terminé.
Keen, attablé, jouait aux
cartes avec Yovell. Ils n’y
mettaient guère de cœur,
mais, par la claire-voie, les
hommes de quart pouvaient
les voir.
Bolitho retrouva Allday qui
soufflait bruyamment dans
l’autre cabine, celle où ils
avaient déposé les coffres et
des affaires dont ils n’avaient
pas l’usage.
— C’est ici, sir Richard !
Il déhala sur une ligne.
Bolitho sentit une bouffée
d’air salin pénétrer dans le
local où régnait une odeur de
moisi. Le mantelet s’était
531
soulevé de quelques pouces. Il
aperçut le reflet de la lune sur
l’eau bouillonnante. On
entendait les craquements et
les gémissements du
gréement, parfois le cri d’un
timonier.
Ce navire est déjà
condamné. Bolitho se sentit
pris d’une rage subite. Keen
avait raison, c’était demain ou
jamais. Bezant lui-même
s’apercevrait vite que
quelqu’un essayait de ralentir
l’avance du Pluvier Doré, et
ensuite, il serait trop tard.
Allday respirait
bruyamment et par à-coups. Il
dit à Bolitho :
532
— Le vieux Tojohns garde
un œil sur la descente, sir
Richard – il soupira et ajouta
tristement : Je m’demande
comment que s’appelle la
petite veuve de Jonas Polin.
Dans le feu de l’action, j’ai tout
bêtement oublié de lui poser la
question – et, hochant la tête :
Je m’fais vieux, ça pour sûr !
Bolitho se pencha dans
l’ombre et prit son gros bras. Il
ne trouvait pas les mots, mais
ils se comprenaient.
Il n’y avait eu aucun bruit
anormal et jamais Bolitho ne
sut ce qui l’avait mis en alerte.
La seconde d’avant, il
somnolait sur une chaise près
de la couchette de Catherine
533
qui se balançait. Il se réveilla
brutalement, les oreilles aux
aguets.
Il se dirigea doucement
vers la porte et regarda ce qui
se passait de l’autre côté de la
toile. On apercevait les
premières lueurs du jour à
travers les fenêtres de poupe.
L’horizon encore embrumé
s’étendait sans fin, comme un
fil de soie.
Keen était debout, il avait
assuré la veille en compagnie
de Tojohns. Et bien que ses
traits fussent noyés dans
l’obscurité, Bolitho prit
conscience du danger, comme
si un esprit malin rôdait dans
les parages.
534
Une forme claire
commença à se déplacer dans
un coin de la cabine et
manqua le bousculer. Il
l’empoigna vivement et lui mit
une main sur la bouche.
— Sophie, murmura-t-il,
allez réveiller votre maîtresse,
mais pas un mot !
Keen s’approcha, en
prenant bien garde de ne pas
passer dans le rectangle de
lumière découpé par la claire-
voie.
— Amiral, que se passe-t-
il ?
— Je ne sais pas trop.
Il faisait chaud et humide,
mais il avait l’impression
535
d’avoir une chemise glacée sur
le dos.
On eût dit que le bâtiment
avait été abandonné. Pendant
les quarts de nuit, allez savoir
quand, ce même esprit malin
avait éliminé un par un tous
ceux qui vivaient à bord et le
navire n’était plus manœuvré
que par un fantôme.
La toile battait mollement,
des drisses grinçaient de
temps à autre, on avait le
sentiment que personne ne se
souciait guère de faire
naviguer Le Pluvier Doré.
Bolitho devina à son
parfum que Catherine arrivait.
Elle se serra contre lui.
536
Elle s’était habillée et avait
changé ce peigne espagnol qui
retenait ses cheveux. Il le
voyait, cet autre peigne, il
luisait doucement dans la
maigre lueur dispensée par la
claire-voie.
Comme le pont partait au
roulis, il la saisit par le bras. Il
avait affronté trop souvent le
risque de la mort ou la menace
du bistouri pour ne pas
ressentir une fois encore la
terreur diffuse qui venait.
Deux vaisseaux en route de
collision, sur une mer déserte.
Ou encore, des escadres
éparpillées dans le plus grand
désordre, comme des
hallebardiers sur un champ de
537
bataille qui ont cessé de se
battre pour regarder leurs
seigneurs et maîtres
s’affronter en combat
singulier.
L’attente, toujours
l’attente. Le pire moment de
tous. Exactement comme
maintenant. Puis tout allait se
déchaîner, ce qui aiderait au
moins à oublier la peur.
Il entendait la respiration
d’Allday de l’autre côté de la
portière. Il était posté là avec
Tojohns pour surveiller la
descente, à l’affût peut-être
d’un coup de pistolet, d’un
cliquetis de lames.
Lorsque tout se déclencha,
ce fut terrible et totalement
538
inattendu. La chose paraissait
tellement irréelle et malvenue
pendant ce quart du matin au
large des côtes d’Afrique.
Ils entendirent un bruit de
verre brisé puis un grand cri
inhumain qui se transforma
immédiatement en un éclat de
rire énorme et inextinguible.
— Ils ont mis le rhum en
perce ! s’écria Keen.
Une porte s’ouvrit à toute
volée. La grosse voix de Bezant
se fit entendre, il était furieux.
On aurait dit qu’il était dans la
cabine.
— Espèce de sale ordure !
Mais bon Dieu, qu’est-ce que
vous faites ?
539
Un autre éclata de rire,
hystérique, comme quelqu’un
qui aurait perdu la raison.
Un objet assez lourd, peut-
être un cabillot, tomba sur le
pont en ricochant et Bezant se
mit à hurler :
— Foutez-moi le camp, fils
de pute !
Il avait sans doute utilisé
un pistolet, l’écho d’un coup
de feu se répercuta sur le
pavois. Bolitho entendit le rire
se transformer en un cri
terrible. Et Bezant reprit,
comme soulagé :
— Ah, c’est toi, Jeff ! –
puis, tout surpris : Pour
l’amour de Dieu, réfléchis à ce
que tu es en train de faire !
540
Un second coup de feu
retentit, venu apparemment
des hauts. Un corps s’écrasa
sur le pont comme une bille de
bois.
— Tu es prête ? dit Bolitho
à Catherine en lui prenant le
poignet.
Pas de provocation – un
éclair passa dans ses yeux : Un
seul mouvement de trop…
Il n’eut pas le temps de
terminer sa phrase. Quelqu’un
passa le canon d’un mousquet
à travers la claire-voie.
L’homme leur cria :
— Montez sur le pont ! Et
pas d’embrouilles, vous
m’entendez ? Ou je vous
abats !
541
Bolitho aperçut Jenour se
glisser dans la cabine
inoccupée où l’attendait
Ozzard pour dissimuler après
son passage le sabord derrière
un tas de coffres et d’effets
divers.
Les idées se bousculaient
dans sa tête. Et si Jenour
n’arrivait pas à se faufiler ? Et
même dans ce cas, quelles
étaient ses chances de
réussite ?
Il aperçut Allday et
Tojohns au pied de l’échelle.
On devinait également des
ombres plus haut, sur le pont,
celles d’hommes qui les
attendaient.
542
Bolitho prit Catherine par
le bras et l’obligea à se
retourner :
— Souviens-toi, Catherine :
je t’aime.
Keen arriva et lui dit :
— J’y vais, amiral.
Il semblait parfaitement
calme. Comme un homme qui
se retrouve face au peloton
d’exécution, qui sait que tout
espoir est vain, et que même la
peur n’empêche pas de jubiler.
— Nous allons enfin savoir.
Si je dois tomber, je prie Dieu
qu’il vous protège tous les
deux.
Il gagna alors le pied de
l’échelle et saisit la main
courante sans la moindre
543
hésitation. Il s’arrêta un bref
instant en atteignant l’hiloire
vernissée que l’on gardait
repliée quand elle ne servait
pas. Par mauvais temps, elle
était censée empêcher l’eau de
dévaler dans la descente.
Bolitho ne vit même pas Keen
bouger lorsqu’il saisit
délicatement le pistolet qu’il
avait caché là pendant la nuit.
Sur le pont, alors que
l’aube se levait à peine, le
spectacle qui attendait Keen
était aussi abominable que
tout ce que l’on pouvait
imaginer. Le capitaine Bezant,
allongé sur le flanc, serrait sa
cuisse blessée ; du sang
s’épanchait sur le pont. Un
544
cadavre – les yeux grands
ouverts – était étalé près des
dalots. Il avait un trou béant
dans la gorge, là où le coup de
feu de Bezant l’avait atteint.
Des hommes étaient réunis
par petits groupes, certains en
armes, et qui en tenaient
d’autres sous la menace : des
marins tétanisés, espérant se
réveiller de ce cauchemar.
Un peu plus haut, dans les
enfléchures au vent, un
homme rechargeait
tranquillement son mousquet.
C’est sans doute lui qui avait
abattu Bezant lorsqu’il avait
émergé sur le pont. Le second,
Jeff Lincoln, attendait Keen,
ses gros battoirs sur les
545
hanches. Il avait du sang sur
les manches, mais ce n’était
pas le sien.
— Eh bien,
commandant ? – il essayait de
voir s’il avait quelque chose à
craindre : Etes-vous seul ?
Keen vit quelques
mousquets s’agiter, certains
étant visiblement entre des
mains expertes, celles des
soldats que l’on avait libérés.
— Mes compagnons vont
monter, monsieur Lincoln. Si
vous levez la main…
Lincoln hocha la tête.
— Ce n’est pas vous qui
donnez les ordres, ici,
commandant. Je crois savoir
que vous vous êtes marié il y a
546
peu, avec une jeune femme,
n’est-ce pas ? – et, voyant
Keen marquer le coup : On va
pas la rendre veuve si vite,
hein ?
Il y eut des rires, mais
quels rires sinistres : ces
hommes s’étaient laissé
embarquer sans comprendre
ce qu’ils faisaient.
Keen se tourna vers eux :
— Vous pouvez encore
vous ressaisir. Compte tenu
des circonstances, un tribunal
pourrait faire preuve de
clémence.
Il se gardait bien de croiser
le regard de Lincoln, cet
homme imposant aux sourcils
en broussaille. Il avait envie de
547
lui rentrer dedans, de le tuer
avant de se faire massacrer à
son tour. Il reprit :
— Vous connaissez les
usages de la marine, monsieur
Lincoln.
Il se rendit compte que le
second maître fraîchement
embarqué, Tasker, les
regardait tour à tour, puis
poursuivit immédiatement :
— Se mutiner est déjà une
sale affaire, mais s’emparer de
gens aussi considérables qu’un
vice-amiral et sa femme…
— Nous ne savions pas
qu’ils devaient embarquer,
coupa sèchement Tasker.
Lincoln s’en prit vivement
à lui en criant :
548
— La ferme, toi ! Tu vois
donc pas ce que ce satané
aristo essaie de faire ? – et,
s’adressant à Keen : C’est moi
qui commande – il désigna
alors le capitaine blessé : Si
vous voulez l’épargner, ainsi
que vous-même, donnez donc
un coup de main à ce vieux
grigou !
Keen s’agenouilla près du
capitaine qui gémissait et fit
un pansement serré autour de
la blessure avec sa cravate. La
balle avait pénétré
profondément, une balle de
mousquet qui avait dû
ricocher sur l’os.
Mille réflexions lui
traversaient la tête à toute
549
allure, ce qui ne l’empêchait
pas d’évaluer la distance
jusqu’au panneau : leur
dernière chance si tout le reste
échouait.
Il aperçut le bosco, Luke
Britton, soutenu par deux de
ses hommes. Il avait été
violemment frappé à la tête et
du sang lui coulait sur le front.
Lui au moins était resté loyal,
comme ceux qui se trouvaient
près de lui. Peut-être parce
qu’ils avaient peur, car les
marins craignaient la
mutinerie encore plus que la
fièvre jaune. Peut-être aussi,
et surtout, parce qu’ils
redoutaient le sort qui les
attendait s’ils étaient pris.
550
Les prisonniers que l’on
avait relâchés étaient les plus
dangereux du lot. Les hommes
soumis à la discipline la plus
rigoureuse étaient souvent
ceux qui se révélaient les plus
sauvages lorsqu’ils
recouvraient la liberté. Ils
n’avaient rien à perdre, hors la
vie. Et ils le savaient depuis le
jour où ils s’étaient enrôlés, ou
lorsqu’ils s’étaient laissé
embobeliner en acceptant la
solde du roi.
L’ombre de Lincoln
s’approcha d’eux.
— Eh toi, va chercher une
baille ! – et, s’adressant à
Keen : Faites asseoir cette
551
canaille près de la barre, je
pourrai la garder à l’œil !
Un marin que Keen ne
connaissait pas arriva en
traînant les pieds et se mit à
crier :
— Ce salaud m’a fait
fouetter ! Laissez-le-moi, je
vais lui mettre le dos en
charpie !
Lincoln le fixait avec un
mépris non dissimulé.
— Tu crois que tu peux te
permettre de fanfaronner,
espèce de porc ? Tu as cherché
ta punition – et si le capitaine
ne te l’avait pas infligée, crois-
moi, je m’en serais chargé
moi-même !
552
Le marin battit en retraite
comme s’il avait reçu un coup
de poing.
Un grand silence se fit
lorsque Catherine et Bolitho
arrivèrent à leur tour. La
servante, les yeux baissés,
serrait convulsivement la main
de sa maîtresse. Catherine
tourna lentement la tête et,
contemplant ceux qui la
regardaient, lâcha : fous n’êtes
qu’un ramassis de vermines.
Lincoln explosa :
— Ça suffit !
Il remarqua le vieux sabre
que Bolitho portait à son flanc
et ajouta :
— Je souhaite le récupérer,
s’il vous plaît.
553
Mais quelque chose dans le
regard de Bolitho dut l’alerter,
lui laisser penser que ses plans
risquaient d’avorter avant
même d’avoir débuté, et il
changea d’avis. Au lieu de cela,
il tendit la main et s’empara de
Sophie par le poignet. Il
l’attira contre lui et elle resta
là, tremblant comme une
feuille. Catherine lui dit :
— C’est donc cela, votre
beau courage ? – elle se
dégagea doucement de
l’étreinte de Bolitho et
s’approcha de Lincoln : Si vous
avez besoin d’un otage,
prenez-moi, pas cette enfant.
Plusieurs des spectateurs
se mirent à rire et un soldat
554
lança :
— Et quand t’auras fini,
mat’lot, je prends ta place !
Catherine se força à ne pas
broncher, elle ne se tourna pas
non plus vers Bolitho. Elle dit
à Sophie :
— Retournez avec Mr.
Yovell et les autres. Je reste ici
avec ce gentleman.
Bolitho était à côté de
Keen, tendu comme un
ressort. Il dit à Bezant qui se
plaignait toujours :
— Vous savez qu’ils vont
nous tuer – vous le savez,
n’est-ce pas ?
— Je… je n’y comprends
rien – il avait l’air plus surpris
que furieux de ce qui arrivait :
555
Je me suis toujours conduit en
honnête homme.
— C’est du passé – il serra
sa prise sur les larges épaules
de Bezant et laissa son regard
se fixer sur les rayons de la
roue : Vous seul pouvez
l’empêcher.
Il sentit Keen se raidir
lorsque Lincoln se saisit de
l’une des boucles d’oreilles de
Catherine. Il avait posé ses
grosses pattes sur la robe et
plaquait le tissu contre sa
peau. Tout pouvait dégénérer
à la seconde. Il ne s’agirait plus
de mutinerie, mais du pire
déchaînement de violence et
de férocité.
556
Bolitho entendit Catherine
répondre à ce que venait de lui
dire ou de lui laisser
comprendre Lincoln :
— J’accorde plus
d’importance à ma vie qu’à ces
objets de valeur.
Le dénommé Tasker
intervint :
— Dis-leur sur-le-champ ce
qu’ils doivent faire ! Ils sont
déjà à moitié saouls, bon
Dieu !
Et, se tournant vers
Catherine, il ajouta :
— Faites bien attention, ma
petite dame, j’ai été négrier
dans le temps, je sais un ou
deux trucs sur les longues
557
traversées avec une cargaison
de bois d’ébène !
Mais Lincoln le repoussa.
Cette intrusion ne lui plaisait
guère, 0u peut-être était-il
jaloux. Difficile de savoir.
Bolitho ne pensait qu’à une
chose, ce corps aimé
prisonnier entre leurs mains,
son désespoir à elle qui ne
faisait qu’aiguillonner des
hommes de cette engeance.
Bezant lui saisit le bras.
— Vous ne savez pas ce que
vous me demandez ! Et
pourtant, si quelqu’un doit le
savoir, c’est bien vous.
Bolitho se dégagea et lui
glissa à l’oreille :
558
— Souvenez-vous de ce que
je vous ai dit.
Lincoln était monté sur un
panneau, jambes écartées
pour lutter contre le roulis. Il
dit à l’un des soldats :
— Surveille le patron près
de la barre. Si je t’ordonne de
l’abattre, tu le fais. Je ne vais
pas risquer de perdre une
once d’or pour une minute de
lubricité.
Il se tourna rapidement
vers la femme qui se trouvait
derrière lui, tout près. Il allait
la mater. Elle pouvait se
démener tant qu’elle voulait,
elle ne s’en sortirait pas. Une
créature d’une telle beauté,
une femme comme il n’en
559
avait pas vu de toute son
existence.
Il se reprit.
— Commencez à remonter
les caisses de la cale – puis,
désignant du doigt le bosco
qui saignait toujours de la
tête : Toi, occupe-toi de
trouver des palans et des
élingues, et débrouille-toi
pour que les caisses soient
solidement saisies.
Bolitho se tourna vers
Allday :
— John, allez donner la
main aux palans.
Il lui avait parlé le plus
tranquillement du monde,
mais Allday fut
immédiatement en alerte.
560
— Cela vous donnera
quelque chose à faire.
John. Il l’avait appelé par
son prénom. Allday en fut
touché au-delà du possible.
Dans quelques minutes, ils
seraient peut-être tous morts.
Ou encore, il ne se passerait
rien du tout, si la vue de deux
femmes chez des hommes à
l’esprit embrumé par le rhum
faisait tomber les dernières
défenses de Lincoln.
Tasker s’avança vers les
dalots et se pencha sur le
cadavre. Après avoir arraché
la bourse accrochée à la
ceinture du mort, il fit un
geste du pouce :
561
— Passez-moi ça par-
dessus bord !
Il ne s’était pas retourné
que le corps tombait à l’eau et
défila rapidement le long du
bordé jusqu’à l’arrière. Tasker
avait encore en tête cette
image d’une femme fière,
arrogante même, comme il
gardait celle d’esclaves noires
qui hurlaient après qu’il eut
lâché ses hommes sur elles.
Pendant ce temps, sous ses
pieds, Jenour déposa ses
armes sur le pont et jeta un œil
par les sabords grands
ouverts. Tout allait trop vite, la
mer qui scintillait, c’était trop
tôt.
562
Il fit un bref signe de tête à
Ozzard. Le gringalet était
visiblement terrifié. Jenour se
dit soudain qu’il ne fallait pas
le laisser ainsi, sans un mot,
sans quelque manifestation de
réconfort.
— Je vous ferai un petit
dessin quand tout sera
terminé, hein ?
Il lui mit la main sur
l’épaule, comme il avait vu si
souvent Bolitho le faire. On
aurait dit qu’il avait en
permanence besoin de contact
physique, lorsque des
hommes, ne sachant ou ne
comprenant pas ce qu’il
voulait, croyaient qu’il n’avait
besoin de rien.
563
Ozzard n’eut pas l’air
d’entendre.
— Faites bien attention,
monsieur. On vous aime tous
beaucoup.
Sans le quitter des yeux,
Jenour entreprit de faire
passer ses épaules par le
sabord. La chose n’allait pas
être simple, mais il n’avait
jamais pensé qu’elle le serait.
Baissant les yeux, il aperçut la
doublure de cuivre de la coque
briller dans l’eau écumante. Il
leva un peu la tête, distingua le
porte-haubans d’artimon, les
poulies et les cadènes en
chanvre goudronné qui
retenaient les haubans
frémissants. Le canon était
564
sans doute tout près, mais
hors de sa vue.
Il reprit sa reptation sur les
planches de bordé toutes
chaudes, à l’instant où le
cadavre jeté par-dessus bord
plongeait dans l’eau sous lui.
Une main de l’homme effleura
son bras au passage et il
attendit, rempli d’horreur, le
claquement d’un coup de feu,
ou le choc horrible d’une
pique d’abordage. Il y en avait
tout un tas, rangées au pied du
mât d’artimon.
Il baissa à nouveau les yeux
au moment où quelque chose
passait dans le sillage créé par
la poupe inclinée du brigantin.
Pendant plusieurs secondes, il
565
distingua nettement deux
billes vides, noires, puis le
requin plongea et se lança à la
poursuite du cadavre qui
dérivait.
Jenour serra les dents, se
déhala jusqu’au porte-
haubans et s’installa dessus. Il
attendit ce qui lui parut une
éternité avant d’oser lever la
tête. Le pavois n’était qu’à
quelques pieds – un curieux
pouvait à tout instant se
baisser et le voir. Peut-être
tous ses compagnons avaient-
ils déjà été massacrés, même
s’il n’avait rien entendu. Il
songea à sa lettre inachevée,
aux dessins que sa famille, à
Southampton, ne verrait
566
jamais. Il sentit ses yeux le
piquer, il tremblait de tous ses
membres et dut se contraindre
à regarder l’eau sous ses pieds.
Il étouffa un sanglot. Ils
n’auraient pas longtemps à
attendre. Il murmura : « Dieu
les protège. » Mais il ne savait
pas à qui s’adressait cette
prière.
La première caisse
solidement renforcée arriva
sur le pont, accueillie par les
mutins qui attendaient là. Ils
poussèrent des cris de joie. On
mit un second tonneau de
rhum en perce.
Catherine, voyant que
quelques marins lui jetaient
des regards insistants,
567
détourna les yeux et chercha
ceux de Bolitho. Ils
échangèrent un signe muet.
Mais elle se retourna
aussitôt, très légèrement, son
cœur battant à tout rompre.
Elle mit la main sur sa gorge.
Elle connaissait les intentions
de Bolitho : les doigts
ensanglantés et salis de Jenour
qui cherchaient à tâtons les
bas haubans, tandis que, sous
le pierrier, deux marins se
reposaient à l’ombre. Jenour
risquait à n’importe quel
moment de faire du bruit et de
les mettre en éveil.
Lincoln ingurgita une
goulée de rhum avant de
lâcher un grand rot. Ses yeux
568
rougis fixaient la main posée
sur cette poitrine.
— C’est moi qui devrais
être là, milady !
Elle se détourna et
entreprit de remettre sa
coiffure en place. Elle sentait
son haleine, il empestait le
rhum, et respira son odeur,
mélange de sueur et de crasse.
Il la saisit par la taille et fixa de
façon insane le sillon sombre
entre ses seins.
Elle ne pouvait s’empêcher
de le regarder, elle sentait ses
mains explorer son corps.
— Je dois défaire mes
cheveux ! lui dit-elle.
Si elle avait le malheur de
penser à Bolitho, tout était
569
perdu.
Elle entreprit d’ôter
adroitement le long peigne qui
retenait ses cheveux.
Lorsqu’ils lui tombèrent sur
les épaules, elle brandit l’objet
et l’enfonça dans l’œil de
Lincoln.
Il tomba en arrière en
hurlant. Le peigne était
toujours fiché dans l’orbite,
comme une protubérance
obscène.
Quelqu’un laissa son
mousquet lui échapper, le
coup partit, si bien que ceux
qui s’étaient rués sur leurs
armes se figèrent
instantanément. Ils virent sans
y croire Lincoln, couché sur le
570
dos, labourant le pont de ses
gros souliers, pissant le sang.
Tasker, le nouveau second
maître, qui avait été négrier
dans le temps, s’empara de
son pistolet en criant :
— Laissez-le là ! Descendez
les autres en bas et mettez-les
aux fers, après, on s’occupera
d’eux comme il convient !
Il regardait cette grande
femme à la chevelure sombre
qui, sans tenir compte des
armes pointées sur elle, était
allée rejoindre Bolitho. Il se
mit à rire :
— Cet aiguillon à piquer les
porcs qui vous tient lieu de
sabre ne vous servira pas à
grand-chose, amiral !
571
Bolitho resserra sa prise
sur la poignée de son sabre. Il
ne se souciait que d’une
chose : elle qui se pressait
contre lui. Le ton très calme de
sa réponse le surprit lui-
même, alors qu’un instant
avant, il était prêt à se
précipiter pour la défendre.
— Mais non, répondit-il,
nous avons des renforts à
présent.
Au grand étonnement de
Tasker, il remit le vieux sabre
au fourreau. Tasker changea
de tête en découvrant le
pierrier pointé sur le pont, à la
hausse minimale, droit sur le
groupe des mutins.
572
Allday avait arraché son
coutelas à l’un des mutins
préposés à la garde des marins
restés fidèles. Il courut jusqu’à
l’arrière, courbé en deux pour
le cas où Jenour aurait tiré
trop tôt sur le boute-feu,
transformant le pont en
charnier avec son pierrier
chargé à mitraille. Bolitho
cria :
— Jetez vos armes ! Au
nom du roi, jetez-les – ou, je le
jure devant Dieu, j’ordonne à
mon aide de camp de faire
feu !
Keen se leva dans la
descente où il se trouvait et
leva le chien du pistolet qu’il y
avait caché. Tojohns en fit de
573
même avec une paire qu’il
avait dissimulée dans un autre
endroit.
Keen eut le temps
d’observer et d’entendre
Bolitho. Ce regard intense… Il
se souvenait de ce jour,
lorsqu’il lui avait donné l’ordre
de continuer à tirer bordée sur
bordée contre le vaisseau qui
avait coulé l’Hypérion, dans
une autre mer.
S’ils ne se rendent pas, ils
périront ! Maintenant encore,
il était toujours incapable de
dire si Bolitho aurait continué
le feu, dans le cas où le
français n’aurait pas amené
ses couleurs.
574
Il avait en ce moment
exactement la même
expression.
Les hommes qui se
trouvaient sur le pont
échangeaient des regards.
Certains songeaient sans
doute déjà à ce qu’ils
pourraient bien raconter pour
leur défense, en prétendant
qu’ils avaient tenté de
maîtriser les mutins. Ceux qui
étaient restés loyaux se
disaient peut-être que leur
sort aurait changé du tout au
tout s’ils s’étaient ralliés aux
autres. Tout cet or, qui aurait
pu les mettre à l’abri du
danger et du besoin, le lot de
tout marin.
575
Il y avait pourtant à bord
un homme, un seul, que
personne n’avait consulté ni
menacé. On ne pensait même
pas à lui, tous ses camarades
étant occupés par la révolte.
C’était un marin de Bristol,
un dénommé William Owen. Il
était perché dans le croisillon
de hune où il assurait la veille,
pour le premier quart du
matin, en ce jour terrible qui
se levait.
Pendant toute la lutte qui
s’était déroulée sur le pont, il
avait pu observer avec
étonnement le spectacle de ses
compagnons en train de se
battre après que le capitaine
eut été abattu et une partie
576
des soldats prisonniers,
libérés. Et puis,
apparemment, le rapport de
force avait basculé en un clin
d’œil. Il avait vu la dame de
l’amiral. Même depuis tout là-
haut, on devinait son allure
orgueilleuse. La vigie avait vu
les esprits s’échauffer au fur et
à mesure que le rhum ôtait
sens et raison à l’un des partis.
Les mains toutes tremblantes,
l’homme se retourna et jeta un
coup d’œil aux huniers de
l’autre bâtiment. Soulagé, il se
frotta les yeux. Il était sauf, on
voyait sa poupe, il avait
changé d’amure et avait
emprunté une route inverse.
577
Sain et sauf. Il n’avait pris
aucune part à ce qui venait de
se passer. Il s’était contenté de
faire, et de bien faire, son
métier. Car Owen était
certainement la vigie la plus
expérimentée à bord du
Pluvier Doré.
Il s’abrita les yeux une fois
encore et essaya de se
concentrer, jusqu’à en avoir
les larmes aux yeux. Il
reconnaissait ces indices, mais
il ne les avait jamais encore
vus lui-même, et cela faisait
pourtant quinze ans qu’il
briquait les mers.
Sur un grand arc, devant
l’étrave, la mer avait changé de
couleur, mais rien n’affleurait.
578
On aurait dit une fumerolle
qui s’échappe, ou encore la
vapeur d’une bouilloire,
comme si les profondeurs de
la mer étaient en ébullition…
Il se pencha vers le pont et
sa voix réussit à dominer tout
le reste. Oubliés, la fureur et
l’appât du gain.
— Ohé du pont ! Brisants
droit devant !
579
IX
ÉVACUATION
580
— Pour toi, lui répondit-
elle, je serais capable de tuer.
Elle se tourna vers l’endroit
où Lincoln était tombé. Dieu
soit loué, on ne voyait pas son
visage, mais son sang se
répandait sur le pont avant de
s’écouler par les dalots.
Bolitho leva la tête pour
voir la vigie.
— Faites descendre cet
homme !
Il avait tant et tant de
choses à lui demander, à
apprendre, et pourtant, il ne
pouvait abandonner
Catherine. Il sentait bien, à la
tension dans son bras et à ses
muscles bandés, l’effort qu’elle
581
faisait pour se contrôler. Elle
lui dit brusquement :
— Fais ce que tu as à faire.
Ça va aller… ne t’occupe pas
de moi.
— Rassemblez l’équipage,
ordonna-t-il à Keen. Il faut
alléger le bâtiment autant que
possible.
Il lui montra les deux
canots posés sur leurs
chantiers, remplis d’eau
jusqu’au plat-bord pour éviter
aux coutures de s’ouvrir sous
l’action du soleil.
— Videz-les et faites-les
mettre à l’eau sur-le-champ.
On peut les faire prendre en
remorque par la chaloupe.
582
Il aperçut Jenour qui se
confectionnait un pansement
de fortune avec un vieux
chiffon. Il s’était déchiré la
main sur le métal rouillé du
porte-haubans, au moment
où, par un effort surhumain, il
avait réussi à se hisser par le
sabord.
— Stephen ! Passez-moi
l’artillerie par-dessus bord !
De toute manière, nous n’en
avons plus l’usage – et voyant
que Jenour regardait le
pierrier, son pierrier, il
ajouta : Celui-là aussi.
Un marin se laissa glisser
le long d’un galhauban et vint
se poster humblement devant
lui.
583
— C’est moi la vigie,
amiral – et, se frappant le
front : Ce brick a viré de bord,
il va attendre qu’on se soit jeté
sur le récif.
— Owen, n’est-ce pas ? lui
demanda Bolitho.
Le marin le regarda, tout
surpris.
— Euh… oui, amiral, c’est
ainsi que j’me nomme !
— Allez rejoindre ceux qui
sont restés loyaux. Il y a tant
de choses à faire, et nous
sommes si peu nombreux.
Mais Allday l’appelait :
— Le patron veut vous dire
quelque chose, sir Richard !
Bolitho s’agenouilla auprès
du blessé.
584
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’avais l’intention de la
jouer fine mais avec prudence,
sir Richard.
Il essaya de se tourner vers
les compas, mais ses yeux se
révulsèrent de souffrance.
— Le vent a
malheureusement refusé un
brin… c’est assez inhabituel
dans ces parages.
Découragé, Bolitho se dit
qu’il était sur le point de
mourir. Son visage,
d’ordinaire plutôt rougeaud,
était gris cendre ; sa
respiration, lente, irrégulière.
Et pourtant, malgré tout ce qui
venait de se passer en si peu
de temps, il avait remarqué le
585
changement de direction du
vent. La brise avait en outre
forci et des gerbes d’embruns
aspergeaient les hommes
occupés à écoper les deux
canots.
— Il existe un passage à
travers le récif, reprit Bezant.
Je l’ai déjà emprunté avec ce
vieux Pluvier, c’était il y a un
an environ.
Ce souvenir lui donna un
regain de force et il se mit à
invectiver les prisonniers et
les mutins qui se trouvaient là
sous bonne garde, aussi
choqués apparemment que les
autres par le cours des
événements.
586
— C’était avant que vous
embarquiez à mon bord,
espèce de ramassis de
scélérats ! Crédieu, je veux
être là quand vous gigoterez
dans le vide, bande de lâches,
salopards !
Il aperçut alors Catherine
et balbutia :
— ’Vous d’mand’pardon,
madame.
Catherine, qui ne pouvait
détacher les yeux du sang qui
souillait sa robe, fut prise d’un
frisson.
— Ménagez-vous,
capitaine.
Mais Bolitho voyait bien à
son expression qu’elle était à
deux doigts de s’évanouir. Il
587
aperçut alors Allday, occupé à
déhaler sur un palan
d’embarcation et qui, le souffle
court, se massait la poitrine.
Non, pas lui en plus… Il
l’appela :
— Prenez la barre, Allday –
et, le voyant esquisser un
commencement de
protestation : Cette fois-ci,
mon vieux, pas de discussion !
Bezant sortit une lunette
de son râtelier et, soutenu par
deux de ses hommes, la leva
vers le nuage d’embruns qui
montait dans le lointain.
— Venez cap sud-quart-
suroît. Serrez le vent autant
que vous pouvez.
588
— Il faut réduire la toile,
décida Bolitho.
Il essayait de ne pas trop
brusquer le blessé, mais ils
n’avaient pas de temps à
perdre.
— Que dites-vous ?
Bezant suffoquait, il avala
avec gratitude la flasque de
cognac qu’Ozzard approchait
de ses lèvres. Puis il répondit
d’une voix pâteuse :
— Le foc et le perroquet de
fougue, et la brigantine aussi.
Avec ce vent, je ne suis sûr de
rien.
Bolitho vit Keen le
regarder, les cheveux blonds
volant au vent.
— Vous avez entendu, Val ?
589
— Je m’en occupe.
Il se retourna et chercha le
bosco des yeux sans le trouver.
— Les pièces sont passées
par-dessus bord – les canots
sont à beau.
Puis il jeta un regard
insistant sur les premières
caisses d’or que les mutins,
enthousiastes, avaient déjà
montées sur le pont.
— Celles-là aussi, lui dit
Bolitho.
Entendant Tasker qui
protestait violemment, il lui
cria :
— Tout par-dessus bord,
sans quoi nous terminerons
sur le récif !
590
Il accompagna ses mots
d’un grand geste, pistolet à
bout de bras – celui qu’il avait
sorti lorsque Jenour était
arrivé près du pierrier.
— Un mot de plus et je
vous envoie sur-le-champ
gigoter en bout de vergue de
misaine !
Il se détourna, écœuré par
ce qui venait de se passer, par
cette pensée qu’il aurait en fait
abattu l’homme lui-même
sans lui laisser attendre la
corde du bourreau. Il reprit, la
voix rauque :
— Envoyez un homme en
armes dans la cale avec eux.
Puis commencez à remonter
les caisses.
591
Allégé d’une partie de sa
toile, Le Pluvier Doré avait
ralenti considérablement.
Mais ses mouvements étaient
plus brusques, les hommes
poussaient des jurons en
tombant, la mer passait par-
dessus le pavois et essayait de
leur faire lâcher prise.
Bolitho aperçut Catherine
près de la descente, en grande
discussion avec sa servante et
Ozzard. Il l’appela :
— Eloigne-toi de la lisse, il
y en a peut-être qui se cachent
dans le coin. Ne prends aucun
risque, Kate !
Leurs regards se croisèrent
et, l’espace d’une seconde, ce
592
fut comme s’ils étaient seuls
au monde. Puis elle disparut.
Keen revint à l’arrière et
passa rapidement la main
dans sa chevelure en bataille.
— Tout est arisé, amiral.
Mais on ne serrera pas le vent
davantage. S’il tombait, les
choses seraient différentes.
Ils entendirent un
hurlement perçant qui cessa
instantanément, comme
étouffé par une porte
métallique.
Puis ce furent d’autres cris,
dans la cale cette fois, un
mutin apparut en haut de
l’échelle, l’œil fou de terreur et
s’avança en titubant. Il se mit à
hurler :
593
— Je ne vais pas attendre
de couler avec lui ! Je veux
tenter ma chance avec…
Il n’eut pas le temps d’en
dire plus. Il bascula en arrière
et un rayon de soleil fit briller
en un éclair le couteau lancé
d’en bas et qui lui était resté
planté entre les épaules.
Bolitho s’approcha du
panneau de cale et aperçut
Britton, le bosco, qui
brandissait son mousquet,
pour le cas où quelqu’un
aurait essayé de sortir.
Bolitho cria :
— Ne soyez pas idiots !
En dépit du vent qui
soufflait bien, on sentait
l’odeur prenante du rhum,
594
l’alcool les rendait fous. Ces
hommes n’avaient plus aucun
espoir, mais cet or était pour
eux comme la promesse du
paradis. Tasker se remit à
vociférer :
— N’essayez pas de nous
avoir ! Ce salaud de Bezant
connaît parfaitement le récif.
Il n’irait pas échouer son
précieux bâtiment pour le seul
plaisir de se venger !
Bolitho ne releva pas.
Chaque minute qui passait
rendait une réponse plus
dérisoire. Se tournant vers la
poupe, il aperçut son maître
d’hôtel, accroché aux
manchons de la barre, ainsi
qu’un autre marin. Allday lui
595
fit un bref signe de tête. Le
Pluvier Doré ne répondait
plus ; la poussée du vent dans
sa voilure réduite, le courant
violent qui l’entraînait
inexorablement, c’en était trop
pour lui.
Le panneau se referma
brutalement et il crut
entendre les rires de ceux qui,
en bas, l’avaient assuré au
moyen d’une cale. Eh bien,
songea-t-il, ce sera le cercueil
le plus précieux qu’on ait
jamais vu. Il n’avait plus rien
dont on pût, ou voulût se
débarrasser et qui aurait fait
une différence.
— Val, cria-t-il, mettez-moi
ce type, Owen, dans les
596
bossoirs et faites sonder !
Il posa la main sur son œil
droit et regarda la flamme qui
claquait au vent. Il manqua
pester à haute voix, son autre
œil était brouillé, le sel le
piquait.
Dans la cabine qui tanguait
dur, Catherine examinait le
désordre indescriptible,
chaises renversées, livres
éparpillés un peu partout. Elle
réussit à repérer quelques
volumes du Shakespeare de
Bolitho et essaya de les
récupérer. Par les fenêtres de
poupe, on apercevait les lames
qui arrivaient en rangs serrés,
couvertes de moutons, le
safran vibrait violemment,
597
comme s’il allait se rompre.
Pour lutter contre la peur, elle
crispa les poings, ferma les
yeux. Elle était maintenant
devenue quelqu’un
d’indispensable, plus que
jamais auparavant.
Elle se tourna enfin vers
Sophie, recroquevillée près de
la portière, folle de terreur.
— Allez aider Ozzard à
porter ces sacs au pied de la
descente, lui dit-elle.
Elle attendit, le temps de se
faire bien comprendre.
Sophie hoqueta d’une
pauvre voix :
— Est-ce que nous allons
mourir, milady ?
598
Catherine lui fit un sourire,
alors qu’elle se sentait les
lèvres et la bouche toutes
sèches.
— Il faut nous préparer, ma
fille.
Sophie fit signe qu’elle
comprenait et, dans un
sursaut de courage :
— J’aimerais tant être chez
moi, milady !
Catherine prit plusieurs
inspirations profondes et se
détourna pour lui épargner le
spectacle de sa détresse.
Puis, prenant sur elle, elle
se débarrassa de sa robe et la
laissa choir avec ses jupons.
Entièrement nue, on eût dit
une déesse célébrant quelque
599
rite païen. Elle sortit un
pantalon blanc et une chemise
de Bolitho, attacha ses
cheveux sombres avec un bout
de ruban rouge foncé, avant de
ramasser ses dessous qu’elle
garda sous le bras. Elle en
savait assez en matière de
blessures pour deviner que
l’état de Bezant était sérieux et
qu’il allait avoir besoin de
pansements. Elle se
débarrassa de ses chaussures
d’un coup de pied et l’une
d’elles tomba sur sa robe, sur
la tache du sang répandu par
Lincoln. On aurait dit que ce
sang était encore tout frais.
C’est alors seulement qu’elle
fut prise d’une violente envie
600
de vomir, et se sentit
incapable de se retenir.
Elle trouva Ozzard, ce
gringalet, recroquevillé dans
l’échelle de la descente, une
sacoche sur l’épaule. Il était à
bord de l’Hypérion avec les
autres lorsqu’il avait sombré…
Qui mieux que lui pouvait
savoir ce que cela voulait
dire ?
— Merci de m’avoir
attendue.
Elle vit qu’il jetait un coup
d’œil furtif sur ses pieds et sur
ses jambes. Il avait dû la voir
lorsque sa nudité se découpait
sur les fenêtres de poupe. Mais
quelle importance à présent ?
601
Elle s’accrocha à la main
courante et s’immobilisa en
entendant quelqu’un crier
dans les bossoirs.
— Pas de fond,
commandant !
La voix de l’homme de
sonde, portée par le vent, la fit
frissonner. On aurait cru un
damné sorti de l’enfer.
— Qu’est-ce que cela veut
dire ?
Ozzard la sortit de ses
pensées :
— Ça signifie, madame,
que nous avons plus d’eau
qu’il n’en faut – il s’assombrit :
Ça ne va pas durer.
Bolitho se retourna en la
voyant monter sur le pont
602
détrempé. Elle attendit la fin
d’un coup de roulis et se laissa
porter près de lui par la gîte.
— J’ai pris tout ceci dans
ton sac, Richard. L’heure n’est
pas aux robes et aux jolies
tasses à thé !
Keen, qui les observait,
hocha la tête en voyant Bolitho
la serrer quelques instants
dans ses bras. Puis il entendit
des rires et songea à ce mot
qu’employait l’amiral,
l’enchanteresse. Il s’aperçut
que Jenour regardait, lui
aussi, fort absorbé. Il aurait
sans doute aimé avoir son
carnet de dessins sur lui.
— Y en a plus pour
longtemps, lâcha Bezant dans
603
un grognement. Si seulement
je pouvais sentir comment il
réagit !
Allday poussait de tout son
poids sur les manetons, il
percevait le bâtiment qui
résistait au vent, à la mer,
mais à lui aussi. Il gardait les
yeux rivés sur la ligne de
brisants, et en particulier sur
les quelques trouées qu’on y
entrevoyait. Il entendit des
rires venant de la cale et il leur
envia leur rhum. Juste un
godet, un seul, avant de
sombrer. Il serra les dents, eut
une pensée pour cette femme
qu’il avait sauvée. Car
question sombrer, ils
n’allaient pas y couper.
604
Il jeta un coup d’œil à
Bolitho et à sa dame. Une
chape de désespoir lui tomba
dessus, c’était toujours ce
même calvaire. Des navires
qui coulent, des visages
familiers qui disparaissent. Il
s’était habitué à l’idée que ce
sort serait un jour le sien. Mais
pas ainsi, non… pas pour rien.
Keen arriva en glissant sur
le pont ruisselant. Allday
l’entendit qui disait à Bolitho :
— J’ai prévenu le bosco de
ce qui nous attendait, amiral.
Il prendra le grand canot et
nous suivra. Nous irons dans
le plus petit. Une fois que nous
aurons paré le récif, les choses
seront plus faciles.
605
Bolitho répondit à voix
basse :
— Vous pensez donc que
nous n’avons aucune chance
de trouver cette passe ?
Keen le regarda dans les
yeux et ne cilla même pas
lorsque l’homme de sonde
cria :
— Dix-sept brasses !
— A votre avis, amiral ? Ça
déferle déjà. Sans tout cet or
pour nous entraîner au fond…
Il haussa les épaules, il
n’était pas besoin d’en dire
davantage.
Bolitho désigna la cale d’un
signe du menton. En bas, les
hommes criaient toujours et
riaient comme des déments.
606
Pourtant, Tasker ou l’un des
meneurs devait bien
comprendre ce qui se passait !
— Dix brasses !
Mon Dieu, ils avaient déjà
si peu d’eau. Il regarda le
bosco et son aide qui ne
savaient que faire. Leur
capitaine n’était pas en état de
donner ses instructions à
Allday, le second était aveugle
et mort sans doute à cette
heure. Le dernier enfin s’était
bouclé lui-même dans la cale
avec l’or. Ils pouvaient
paniquer à tout moment et se
ruer dans les embarcations. Il
cria :
— Monsieur Britton ! Si
nous abandonnons le navire,
607
vous resterez près du canot.
Lorsque nous aurons paré le
récif, nous mettrons à la voile
et prendrons du tour.
Il fit un sourire à
Catherine, avec son pantalon
blanc et sa chemise toute
froissée.
— Maintenant que nous
avons un matelot de mieux,
nous sommes en bonnes
mains !
Pendant plusieurs
secondes, personne ne bougea
ni ne réagit et Bolitho crut que
sa plaisanterie était tombée à
plat. Puis Britton, dont la
blessure à la tête avait sans
doute profité d’un bon rinçage
à l’eau de mer, cria :
608
— Notre Dick Égalité, y va
nous tirer de là, les gars !
Hourra !
William Owen, la vigie, qui
se révélait être également
sondeur de premier brin,
continuait de balancer sa
ligne, encore et encore, jetant
par-dessus son épaule ses
quatorze livres de plomb qu’il
envoyait loin devant les
bossoirs.
Au bout d’un certain
temps, il n’eut plus de doute,
le récif était là : le plomb lui
indiquait une hauteur égale à
leur tirant d’eau. Il annonça :
« Trois brasses ! »
Ce ne fut qu’une affaire de
secondes. Un mur d’embruns
609
jaillit, s’écrasa sur le boute-
hors dans un halo de lumière,
puis il y eut un premier
craquement horrible. Owen
quitta précipitamment son
poste tout à l’avant et se jeta
en bas. Une grande ombre
s’abattit sur lui dans une pluie
de bois éclaté et de toile qui
partait dans toutes les
directions : le mât de misaine
bascula par-dessus bord avec
son pouliage et son gréement.
Quelqu’un poussa un cri
d’avertissement, mais Owen
comprit que c’était lui qui
avait crié. Il plongea juste à
temps pour éviter de se faire
ensevelir sous cette masse
énorme.
610
Encore tout effrayé, il se
tourna vers barrière et vit que
les autres avaient réussi à
larguer la brigantine qui
battait. La poussée sur la voile
avait accentué la force du choc
contre le récif. Mais la longue
houle soulevait la coque sans
peine et laissa retomber le
bâtiment une seconde fois
dans un fracas terrible.
Owen courut vers le seul
endroit où régnait encore un
semblant d’ordre et de
discipline. Des hommes s’y
activaient pour jeter les débris
par-dessus bord, courbés pour
échapper aux cataractes. Tout
surpris, il découvrit une haute
silhouette toute de blanc
611
vêtue, près de la barre, avant
de comprendre qu’il s’agissait
de la femme de l’amiral. Il
aperçut également Bolitho qui
désignait la cale. Un marin
tapait sur le panneau avec un
robinet arraché à une futaille.
Bolitho se tourna vers Bezant
que l’on traînait vers le pavois,
à l’endroit où l’on avait amarré
les embarcations. Il lui dit :
— Vous avez fait tout ce qui
était possible et nous aussi,
mais cela n’a pas suffi.
Il essayait de se faire
comprendre du blessé très
affaibli. Il fallait se débrouiller
sans lui. Le pont était
maintenant plus stable, mais
des torrents d’eau secouaient
612
la cale. Le navire pouvait se
coucher sur le flanc à tout
moment, ce qui leur ôterait
tout espoir. Il frotta son œil
blessé et n’entendit pas dans le
fracas du vent et des vagues
Catherine qui l’appelait pour
lui dire d’arrêter.
Il vit les hommes faire
passer Bezant par-dessus la
lisse et alla rejoindre
Catherine à la barre, désarmée
maintenant. Le bâtiment se
démantelait, on entendait la
mer clapoter dans le pic avant,
écrasant tout ce qui se trouvait
sur son passage.
— Voilà les rats ! cria
Allday.
613
Quelques-uns des mutins
et des soldats libérés
arrivaient sur le pont pour
découvrir, incrédules, ce
spectacle de folie. Tojohns
braqua son pistolet sur eux en
hurlant :
— Vous, mes salauds,
contentez-vous de l’aut’canot !
— On rappelle aux postes
d’abandon, amiral ? demanda
Keen.
Il était très calme et parlait
d’une voix sourde.
Bolitho empoigna
Catherine par le bras et
l’entraîna vers le pavois. Le
canot du bosco avait déjà
poussé, les avirons battaient
dans une immense confusion.
614
Puis tout revint à peu près
dans l’ordre.
Leur canot, une petite
chaloupe de dix-huit pieds,
bouchonnait sous la lisse. On
avait amarré Bezant dans la
chambre et Jenour
s’employait déjà à mettre les
avirons à poste. Quelle
misérable coque de noix pour
affronter une mer si terrible,
songea Bolitho. Catherine
s’accrochait à lui : « Ne me
laisse pas ! »
Il la serra contre lui et la fit
descendre pour la confier aux
soins d’Allday et de Yovell.
— Je ne t’abandonnerai
jamais !
615
Lorsqu’il se retourna, il vit
les mutins, rendus fous par le
rhum, qui déhalaient comme
des malades de grands sacs
remplis d’or. Ils ne semblaient
même pas s’apercevoir de sa
présence. Il se laissa glisser le
long de la muraille, le canot
poussa immédiatement dans
un grand chaos. Les pelles se
heurtaient, puis les nageurs
retrouvèrent un semblant de
cadence.
Soudain, Allday s’écria :
— Le grand mât est en
train de tomber, sir Richard !
Il était difficile de voir ce
qui se passait exactement à
travers les nuages d’embruns,
mais tous entendirent le bruit
616
du gréement lorsqu’il
s’effondra sur le pont. Le
grand hunier se détacha et
s’écrasa sur l’autre canot.
Owen, la vigie, se cala
solidement les pieds contre un
couple et tira sur son aviron de
toutes ses forces.
Heureusement, les femmes se
trouvaient dans la chambre et
ne pouvaient donc voir ce qui
se passait. La houle s’était un
peu calmée, si bien que les
embruns laissaient entrevoir
cette passe vers laquelle
Bezant avait essayé de les
conduire. Le Pluvier Doré
était complètement démâté et
donnait fortement de la bande.
Le canot écrasé sous les espars
617
avait disparu, mais les remous
que l’on devinait dans l’eau
disaient assez l’épilogue. Au
lieu de prendre des teintes
dorées au soleil, la mer était
toute rougie, agitée par de
grands corps vifs comme
l’éclair, ceux des requins qui
passaient à l’attaque.
Bolitho vit Allday qui
souquait sur son aviron, le
visage grimaçant. Il le héla :
— Passez à l’arrière, Allday,
nous avons besoin d’un bon
patron !
Il les regardait tous tour à
tour : ils avaient les traits
marqués.
Les marins détestent
abandonner leur bâtiment. La
618
mer est leur éternelle
ennemie, et maintenant, leur
sort était plus qu’incertain. Il
s’avança pour prendre l’aviron
d’Allday et lâcha :
— Vous connaissez le
dicton, les gars ? La seule
chose qui soit encore plus
inutile qu’une harpe dans un
canot, c’est un amiral !
Mais personne ne rit. Il vit
Catherine s’accroupir pour
écoper sous les caillebotis.
Jenour nageait, lui aussi. Il
manquait d’habitude, les
manchons irritaient ses mains
blessées. Mais au moins, ils
étaient tous là, contre tout
espoir. Il sentait son sabre
magnifique battre contre sa
619
hanche, c’est tout ce qu’il lui
restait. Même ses dessins
étaient enfermés dans son
coffre.
Une voix fit :
— Hé, les gars, il sombre !
Bezant essaya de se
débattre.
— Aidez-moi à me relever,
bon sang ! Il faut que je le
voie !
Sans lâcher la barre, Allday
se pencha et lui posa sa main
libre sur l’épaule.
— Eh, du calme, mon
vieux. Vous ne pouvez plus y
faire grand-chose.
Il y eut un grondement
sourd et des gerbes
d’embruns. Le Pluvier Doré
620
glissa sur la chute du récif et
disparut.
Le canot commença par
partir en glissade sur les
tourbillons avant de se
stabiliser, puis s’éloigna du
naufrage à grands coups
d’avirons.
Bolitho essaya d’estimer la
hauteur du soleil, mais son œil
le faisait trop souffrir.
Dans sa tête fatiguée, il
retenait pourtant deux
éléments essentiels : ils
avaient franchi le récif, ils se
trouvaient désormais dans des
eaux plus calmes. Et ils étaient
parfaitement seuls.
621
Après la chaleur de cette
fin d’après-midi, la grande
demeure grise dressée sous le
château de Pendennis
paraissait presque froide,
rafraîchissante. La jeune
femme défit les rubans qui
retenaient son grand chapeau
de paille et le laissa tomber sur
ses épaules et ses cheveux
tiédis par le soleil.
Comme la maison était
calme. Elle supposait que
Ferguson, sa femme et les
domestiques étaient en train
de souper avant le service du
soir. Au moins avait-elle
profité de tout ce temps pour
faire une promenade
apaisante le long des falaises
622
puis dans le sentier escarpé
qui descendait jusqu’à une
petite anse où elle aimait à
ramasser des coquillages.
Ferguson l’avait mise en garde
contre les périls qu’elle courait
sur ce sentier ; elle avait
écouté patiemment ses
conseils, tout en pensant dans
son for intérieur à Zennor, le
lieu de sa naissance. En
comparaison à ces falaises, là-
bas, cette promenade était une
partie de plaisir.
Comme on était dimanche,
elle n’avait vu personne ou
presque, juste un garde-côtes
qui surveillait les eaux
scintillantes de la baie avec
une grande lunette de laiton.
623
L’homme était plutôt gentil,
mais Zénoria savait
pertinemment que tout le
monde l’observait lorsqu’elle
descendait à la ville.
Manifestation de curiosité
peut-être, ou bien la suspicion
naturelle des Cornouaillais à
l’égard des « étrangers »,
même lorsque lesdits
étrangers venaient de la même
province.
Et puis il y avait la maison.
Elle s’approcha d’une petite
table que les ans avaient
rendue sombre, polie. On
l’aurait cru faite d’ébène. Elle
posa la main sur la grosse
Bible familiale et se surprit à
regarder son alliance. S’y
624
habituerait-elle un jour ?
Peut-être les choses ne
changeraient-elles jamais,
peut-être ne serait-elle jamais
capable de donner à Valentine
cet amour dont il avait tant
besoin ?
Elle ouvrit les gros
fermoirs en cuivre et souleva
la reliure. Cette Bible
ressemblait à la maison, elle
était chargée d’histoires. Cela
avait quelque chose de
terrible, d’effrayant.
Toutes leurs existences
étaient là, transcrites par des
mains inconnues. L’histoire
d’une famille, une sorte fie
tableau d’honneur. Elle fut
prise d’un léger frisson. On eût
625
dit que les portraits de ceux
dont les noms avaient été
inscrits ici la regardaient, lui
reprochaient sa présence
incongrue.
Le capitaine de vaisseau
Julius Bolitho, mort à vingt-six
ans. Elle ressentit un étrange
sentiment de peur. Il était
mort ici même, à Falmouth, au
cours de la guerre civile, en
essayant de briser le blocus
des Têtes Rondes. Elle avait
aperçu le château pendant sa
promenade de l’après-midi,
perché sur la pointe, toujours
aussi menaçant.
L’arrière-arrière-grand-
père de Bolitho, le capitaine
de vaisseau Daniel, tombé en
626
se battant contre les Français
dans la baie de Bantry. Le
capitaine de vaisseau David,
tué en combattant des pirates
en 1724. Et Denziel, le seul à
avoir été élevé au rang
d’amiral avant Sir Richard.
Elle sourit en se souvenant de
tout ce qu’elle avait appris sur
le vocabulaire et les traditions
de la marine.
Et puis le père de Bolitho,
le capitaine de vaisseau
James, qui avait laissé un bras
aux Indes. Celui-là, elle avait
attentivement étudié son
portrait et trouvé une fois de
plus des ressemblances avec
Bolitho. Elle hésita à
poursuivre ses pensées, elle se
627
sentait un peu coupable. Une
ressemblance avec Adam,
également.
Et puis il y avait une
dernière inscription, de la
main de Sir Richard, de sa
grande écriture. Elle attestait
du changement de patronyme
d’Adam ainsi que de ses droits
à l’héritage qui lui échoirait un
jour. Bolitho avait ajouté sur la
même page :
628
Zénoria referma très
soigneusement la Bible,
comme si elle craignait de
troubler tous les souvenirs qui
s’y trouvaient consignés.
Mais les femmes, dans tout
cela ? Elles attendaient le
retour de leurs hommes, se
demandant sans doute à
chaque fois si cette séparation
n’était pas la dernière.
Zénoria songea à son mari
et essaya de mettre au jour ses
sentiments profonds. Elle
s’était montrée incapable de
lui donner ce qu’il méritait, et
au-delà. Elle n’était même pas
sûre de l’aimer. Adam lui avait
fait clairement savoir ce qu’il
629
en pensait, qu’elle avait
épousé Keen par gratitude
après ce qu’il avait fait pour la
sauver et rétablir sa
réputation. Était-ce donc de la
gratitude ? Valentine avait-il
vraiment compris ce que cela
avait représenté pour elle,
pourquoi elle était incapable
d’éprouver le moindre plaisir
sexuel après ce qu’elle avait
subi ? Lorsqu’il l’avait
pénétrée, elle avait pourtant
tellement souhaité lui plaire.
Mais elle n’avait éprouvé
que souffrance, terreur,
répulsion. Elle avait cru qu’il
allait perdre patience, la
rejeter avec dégoût, la
brutaliser. Mais non, rien de
630
tout cela. Il en avait pris son
parti et avait assumé tous les
torts. Peut-être que, lorsqu’il
reviendra… Combien de fois
cette pensée ne lui avait-elle
pas traversé l’esprit ? Elle en
ressentait une véritable
torture, si bien que, au fil des
semaines, elle en était venue à
redouter l’instant de leurs
retrouvailles.
Si Catherine avait été là,
les choses auraient peut-être
été différentes. Elle l’aurait
consolée, elle aurait été de bon
conseil. Zénoria se retourna
pour contempler la grande
salle. Je dois lui rester fidèle.
Elle eut l’impression
d’entendre les mots lui revenir
631
en écho, répercutés par la
pierre glacée.
Des chevaux dans la cour
de l’écurie : Mathieu peut-
être, qui attelait une voiture
pour emmener Ferguson et sa
femme à l’église. Elle se raidit
soudain. Non, ce n’étaient pas
des chevaux mais une seule
monture. Au son du
claquement impatient des
sabots, on devinait que le
cavalier peinait à calmer
l’animal et avait dû le mener
sans ménagement. Il s’agissait
donc d’un visiteur.
Puis elle entendit la voix de
Ferguson, assourdie, comme
hésitante, si bien qu’elle ne
comprit pas ce qu’il disait.
632
Quelqu’un arriva de la cour et
disparut en se dirigeant vers
l’entrée. Pas moyen de s’y
tromper : les galons dorés, le
bicorne, le cliquetis du sabre
qu’il ne quittait jamais. C’était
Adam.
Elle posa la main sur son
sein et se sentit piquer un
fard. Pourtant, il aurait dû se
trouver à Plymouth en ce
moment… Elle se mira dans la
glace et découvrit avec
déplaisir l’éclair de bonheur
qui brillait dans ses yeux.
Les portes de l’entrée
s’ouvrirent, se refermèrent ;
elle se retourna pour
l’accueillir.
633
— Eh bien, Adam, quelle
surprise, commandant !
Mais il resta de marbre en
entendant cette plaisanterie et
elle sentit son corps se glacer,
alors même qu’il faisait si
chaud.
— Qu’y a-t-il. Adam ? Vous
avez des soucis ?
Sans répondre, il jeta sa
coiffure sur une chaise. Elle
remarqua la poussière sur ses
bottes, les tâches sur son
pantalon, tous signes qu’il
était venu à la hâte.
Il lui posa les mains sur les
épaules et la fixa pendant ce
qui lui parut une éternité. Puis
il lui dit doucement :
634
— Je suis le messager de
mauvaises nouvelles, Zénoria.
Essayez de vous montrer forte,
comme je l’ai fait moi-même
depuis que j’ai appris le
drame.
Elle ne lui opposa aucune
résistance lorsqu’il l’attira
doucement contre lui. Un peu
plus tard, elle se souviendrait
de cet instant. Elle
comprendrait que ce n’était
pas un geste de tendresse de
sa part, mais le simple besoin
de lui cacher son visage tandis
qu’il parlait.
— On a annoncé la perte du
brigantin Le Pluvier Doré au
cours de sa traversée pour Le
635
Cap. Il a heurté un récif à
l’ouest de l’Afrique.
Elle entendait son cœur
battre à tout rompre contre sa
joue. Il poursuivit de la même
voix blanche :
— C’est un petit navire
marchand portugais qui a été
arrêté par l’un de nos
vaisseaux et qui a transmis la
nouvelle – il se tut, attendit
plusieurs secondes, comme un
bon canonnier observe le
point de chute de son boulet :
Il n’y a pas de survivants.
C’est alors seulement que,
relâchant son étreinte, il se
dirigea comme un
somnambule vers l’un des
portraits. Toujours sans savoir
636
apparemment ce qu’il faisait,
il effleura des doigts le vieux
sabre de famille représenté
sur le tableau. Désormais, ce
ne serait jamais le sien.
— Mais en est-on bien sûr,
Adam ?
Il se retourna à peine,
comme il faisait toujours.
— Mon oncle est le
meilleur marin que j’aie
jamais connu. Le plus aimable
des hommes, adoré de tous
ceux qui ont fait l’effort de le
connaître. Mais… ce n’était
pas son bâtiment, vous
comprenez ?
Elle essayait, sans y
parvenir. Tout ce qu’elle
savait, c’est que son mari,
637
celui à qui elle devait tout,
n’était plus désormais qu’un
souvenir. Comme tous ceux
qui hantaient cette demeure et
dont le nom était inscrit au
tableau d’honneur.
Adam reprit :
— J’ai demandé à Ferguson
de prévenir les domestiques.
Je ne m’en sens pas… capable.
Mais demain à cette heure,
tout Falmouth saura la
nouvelle – il songea soudain à
Belinda : Tout Londres est
déjà au courant.
Il parut se souvenir enfin
de sa question.
— Il reste toujours une
lueur d’espoir, mais il serait
déraisonnable de trop rêver.
638
Et il la regarda, mais il
avait l’air très loin,
inatteignable.
— J’ai fait demander une
monture fraîche, je dois me
rendre sur-le-champ chez le
seigneur. Je ne veux pas que
tante Nancy apprenne cela au
hasard de vulgaires
bavardages – et, pour la
première fois, il manifesta son
émotion : Mon Dieu, comme
elle radotait.
Zénoria était la spectatrice
consternée de sa douleur.
— Adam – que dois-je
faire ?
— Faire ?
Il s’essuya le visage du dos
de la main.
639
— Vous devez rester ici.
C’est ce qu’il aurait souhaité –
il hésita, comprenant enfin ce
qu’elle voulait dire : C’est ce
qu’aurait souhaité votre mari,
pardonnez-moi… Je vais
demander à Mrs. Ferguson de
venir vous tenir compagnie.
On amenait un cheval dans
la cour, mais nul ne disait mot.
— Revenez, Adam, je vous
en prie. Ni vous ni moi ne
devons rester seuls.
Il la contempla calmement.
— J’aimais beaucoup votre
mari. Je l’ai jalousé, aussi, de
façon insensée.
Il s’approcha et déposa un
léger baiser sur son front.
— Et je le jalouse toujours.
640
Et il disparut. Elle aperçut
le majordome manchot de
Bolitho qui se tenait dehors,
au soleil, dans la poussière, et
qui contemplait la route
déserte.
Elle se sentit soudain très
seule, submergée par un
sentiment de deuil
insupportable. Elle se mit à
hurler :
— Eh bien, vous êtes
content, vous que je hais ?
Celui qui s’en va ainsi sur son
cheval, c’est le dernier des
Bolitho !
Elle s’observa soudain, des
larmes chaudes, inattendues,
l’aveuglaient. C’est donc cela
641
que vous vouliez ? Mais seul le
silence lui répondit.
642
désormais bien visible : signe
de son courage, mais aussi de
sa honte, de cette humiliation
immonde.
On sentait des odeurs de
terre, de brebis, de bétail. Elle
songea à tous les projets
qu’avait formés Catherine et
qu’elle lui avait expliqués, des
projets qui auraient fait
revivre la propriété.
Et c’est alors qu’elle
entendit quelque chose. Pas
des mots, non, autre chose,
comme une âme qui erre en
peine. Elle regarda tout autour
d’elle dans l’obscurité. Elle
n’avait pas entendu Adam
rentrer et s’était imaginé qu’il
643
passerait la nuit chez les
Roxby.
Une seconde après, elle
était dans le grand vestibule,
pieds nus, glissant sans bruit.
Sa chandelle éclairait tour à
tour chacun des portraits
sévères accrochés aux murs :
navires en feu, des hommes
qui mouraient, et les mots
tracés par Bolitho dans la
Bible lui revenaient au fur et à
mesure que les tableaux
disparaissaient dans l’ombre.
Adam était assis à la table,
la figure enfouie entre ses
bras, sanglotant à fendre
l’âme. Il avait jeté sur un
fauteuil sa coiffure, son sabre,
644
son manteau galonné d’or. La
pièce sentait le cognac.
Il leva brusquement la tête
et la vit derrière sa chandelle
qu’elle tenait à bout de bras.
— Je… je ne voulais pas
vous réveiller !
Zénoria n’avait encore
jamais vu un homme pleurer,
et encore moins sangloter de
la sorte. Elle murmura :
— Si j’avais su que vous
étiez ici, je serais descendue
plus tôt – elle le vit tendre la
main vers la bouteille de
cognac, puis hésiter : Servez-
vous. Je crois que j’en
prendrais bien un peu.
Il s’essuya sommairement
le visage et alla chercher un
645
verre. Il la regarda poser sa
bougie sur la table et
s’accroupit sur le petit tapis
étalé devant la cheminée noire
et vide. En passant, il frôla
doucement ses cheveux,
comme on caresse la tête d’un
enfant. Il resta là à contempler
les armes des Bolitho, effleura
du doigt la sculpture, comme
tant d’autres l’avaient fait
avant lui.
— Qu’y a-t-il ?
Zénoria sentait le cognac
lui brûler la gorge,
Jusqu’alors, elle n’y avait
goûté qu’une seule et unique
fois, plus par provocation que
pour toute autre raison.
646
— Le seigneur a été très
gentil avec moi – il hocha la
tête, encore étonné de ce qui
s’était passé : Pauvre tante
Nancy. Elle n’arrêtait pas de
me demander comment les
choses s’étaient passées – il
lâcha un long soupir :
Comment aurais-je pu le lui
dire ? C’est le lot du marin. La
mort peut s’abattre sur tout le
monde.
Allday et ses remarques
très personnelles lui revinrent
tout à coup en mémoire.
— Et y a pas d’erreur,
comme aurait dit son vieil
ami. Dieu soit loué, ils seront
restés ensemble, jusqu’à la fin.
Puis, plus brutalement :
647
— Je ne fais pas un fort bon
compagnon, chère Zénoria. Il
vaut mieux que m’en aille.
Elle se pencha pour poser
son verre et l’entendit qui
s’exclamait :
— Mais qu’avez-vous là ?
C’est cela qu’ils vous ont fait ?
Elle cacha son épaule nue,
mais il était tombé à genoux
derrière elle. Très
délicatement, il dégagea sa
chevelure et la sentit qui se
mettait à trembler. La lumière
éclairait un peu le haut de la
cicatrice.
— Celui qui oserait poser
un doigt sur vous, je le tuerais.
Elle essaya de ne pas
vaciller lorsque, baissant la
648
tête, il se mit à embrasser la
cicatrice. Son cœur battait si
fort qu’elle avait peur d’alerter
toute la maison. Pourtant, elle
ne ressentait nulle crainte. Ce
qui lui avait inspiré du dégoût
lui donnait maintenant une
sensibilité, quelque chose qui
la consumait totalement. Elle
ne réussit pas davantage à
résister lorsqu’il entreprit de
baiser son épaule une fois
encore et d’effleurer sa nuque
de ses lèvres. Elle sentit qu’il
défaisait le cordon qui retenait
sa robe sur les épaules et, alors
seulement, tenta de lutter.
— S’il vous plaît, Adam !
Non, vous n’avez pas le droit !
649
La robe tomba pourtant
sur sa taille, elle sentait ses
mains qui la caressaient, il
embrassait la cicatrice
effroyable qui courait de
l’épaule droite à la hanche
gauche.
Avec beaucoup de
tendresse, il l’allongea pour
mieux contempler ce corps
que la lumière de la lune
rendait aussi blanc que du
marbre. Ses mains se firent
plus persuasives. Ils
comprirent tous deux qu’ils ne
pouvaient pas s’arrêter,
interrompre ce qui était de
toute manière, et depuis
l’origine, inévitable.
650
Elle ferma les yeux. Il lui
tenait les mains derrière la
nuque, emprisonnait ses
poignets. Il l’entendit
murmurer son nom, encore et
encore.
Elle attendit, elle se
préparait à ressentir une
brève douleur, mais elle lui
rendit son baiser au moment
où il la pénétrait. Et c’est ainsi
qu’ils s’unirent.
Un peu plus tard, il la prit
dans ses bras, monta l’escalier
jusqu’à sa chambre et s’assit
près d’elle. Il resta ainsi à la
contempler jusqu’à ce que le
soleil commence à dissiper la
nuit. Puis il quitta l’endroit.
651
La chandelle était morte
depuis longtemps lorsque les
premiers rayons du soleil
effleurèrent la grande pièce
avant de se poser sur la Bible
familiale, remplie des
souvenirs des héros disparus
et des femmes qui les avaient
aimés.
Tous, à présent, n’étaient
plus que des fantômes.
652
X
« PAUV’MAT’LOT
»
653
mer était aussi aveuglante
qu’un miroir.
Bolitho se fraya un chemin
jusqu’à l’avant où l’on avait
établi un taud censé procurer
un semblant d’intimité aux
deux femmes. Catherine l’y
attendait, sa chemise
d’emprunt tachée de sueur, le
front marqué de coups de
soleil. Elle le regarda
approcher, par-dessus les
épaules courbées des nageurs
qui prenaient un peu de repos.
Elle le guida vers le fond de
la carène pour qu’il puisse se
reposer contre le bordé
courbe.
— Fais-moi voir ça.
654
Elle prit sa tête entre ses
mains et souleva doucement la
paupière de son œil malade.
— Je vais te faire un
pansement, Richard.
Elle parlait à voix basse
pour ne pas être entendue des
autres. Allday était assis à la
barre, immuable. Il semblait
être resté immobile depuis le
début. Elle faisait des gestes
volontairement lents, pour ne
pas révéler à Richard
l’étendue de son désespoir.
Voilà trois jours que Le
Pluvier Doré avait glissé du
récif. Après des heures et des
heures de nage aux avirons, ils
avaient établi leur unique mât
de fortune et une voile afin de
655
s’éloigner du fort contre-
courant qui les ramenait vers
le récif. Et ils faisaient
grossièrement cap vers la
terre. Mais, en dépit de leurs
efforts et à en juger par leurs
observations, ils ne bougeaient
pratiquement pas. Elle essaya
d’imaginer à quoi pouvait bien
ressembler ce petit canot de
dix-huit pieds, vu par un
observateur extérieur, à
supposer d’ailleurs qu’il y en
eût un. Il bougeait
paresseusement, retenu par
une ancre flottante pendant
que les hommes se reposaient,
et ressemblait sans doute à
une feuille morte flottant sur
un lac immense et immobile.
656
Mais à bord, dans le canot
surpeuplé, les choses
paraissaient bien différentes.
À l’exception du marin qui
répondait au nom d’Owen,
celui-là même qui assurait la
veille lorsque la mutinerie
avait éclaté, il n’y avait que
deux membres de l’équipage
qu’avait commandé le mort.
Elias Tucker, jeune homme
timide et apeuré, originaire de
Portsmouth, et Bill Cuppage,
homme mûr dans tous les sens
du terme, qui parlait avec le
rude accent du Nord. En
comptant le blessé, Bezant,
qui oscillait entre délire et
plaintes, ils étaient en tout
treize à bord.
657
Elle sortit un morceau de
tissu découpé dans l’un de ses
sous-vêtements et l’enroula
soigneusement sur le front de
Bolitho pour bander son œil
rougi par le sel.
Bolitho palpa le pansement
en s’exclamant :
— De l’eau ! Kate, tu as pris
de beau douce !
Elle ôta sa main.
— Repose-toi un peu. Tu
ne peux pas être partout.
Il se laissa retomber, elle
lui passa le bras derrière la
tête. Ses derniers mots
rappelaient à Bolitho ce que
lui avait dit l’amiral
Godschale. Tiens, que
devenait-il, celui-là ? On avait
658
dû lui rapporter la perte du
Pluvier Doré. Il poussa un
soupir. Catherine tira un peu
sur la toile pour l’abriter de ce
soleil impitoyable. Trois jours,
et toujours aucun espoir en
vue. Et s’ils touchaient terre,
que se passerait-il ? Ce serait
peut-être en territoire hostile,
car on était dans des contrées
où se pratiquait la traite et les
marins de race blanche y
étaient des ennemis.
Il ouvrit son œil valide et
examina le canot. Les hommes
s’étaient répartis en deux
bordées. Ils étaient aux
avirons jusqu’à la nuit,
guettant le moindre souffle
d’air pour établir la voile. Il vit
659
qu’Allday l’observait. Il
remâchait peut-être encore
l’ordre qu’il lui avait intimé de
prendre la barre et de la
garder, à cause de sa vieille
blessure. Ozzard était
accroupi près d’un sac, occupé
à faire l’inventaire des vivres
restants. Le petit homme
semblait avoir puisé des forces
insoupçonnées dans ses
nouvelles responsabilités de
commis. Le secrétaire de
Bolitho, ce rondouillard de
Yovell, somnolait, appuyé sur
le manche d’un aviron. Tout
comme Jenour, il avait les
mains bandées car il n’avait
jamais pratiqué ce rude
exercice qu’est la nage. Les
660
coutures de sa veste étaient
défaites, signe des efforts
fournis.
Sans la force étonnante de
Tojohns, ils n’auraient sans
doute pas fait plus de quelques
milles ; et Keen, recroquevillé
à côté d’Owen, surveillait ce
qui se passait comme pour
estimer leurs chances de
survie. Bolitho leva très
légèrement la tête et sentit
Catherine se raidir. Elle savait
bien ce qu’il recherchait.
Et il la trouva, cette forme
qui ne les avait pas quittés
depuis le naufrage. En général,
elle ne faisait qu’une
apparition fugitive, mais de
temps à autre, l’aileron effilé
661
fendait la surface, comme
pour bien montrer que le
requin n’était pas décidé à
abandonner la chasse. Il
l’entendit qui lui demandait :
— A ton avis, quel a été le
sort du second canot ?
La seule pensée de ce qui
lui était arrivé lui était
pénible.
— Le bosco a peut-être
décidé de ne pas franchir le
récif derrière nous. Il avait le
plus gros canot et avait
embarqué beaucoup plus de
monde. Il est possible qu’il soit
resté de l’autre côté, puis qu’il
ait essayé de mettre cap sur la
terre.
662
Mais, dans son for
intérieur, il savait que le grand
canot avait pu connaître le
même sort que les mutins,
qu’il avait chaviré dans les
brisants, ou qu’il s’était
échoué sur le récif. Et les
requins n’ayant épargné
personne, nul ne pourrait
raconter ce qui s’était passé. Il
poursuivit :
— Nous n’aurions pas
grand-chose à manger et à
boire si tu n’avais pas fait ces
préparatifs. Il nous reste du
fromage et du biscuit de mer,
du rhum, du cognac. Bien des
gens ont survécu qui n’en
avaient pas autant.
663
Il essaya de regarder les
deux barriques saisies dans le
fond du canot, entre les bancs.
Ils avaient de l’eau douce,
mais, à treize, combien de
temps leur ferait-elle ?
Catherine lui écarta les
cheveux et lui dit :
— Nous allons trouver des
secours, j’en suis sûre – elle
tira le médaillon qui pendait
dans sa chemise entrouverte
et continua : J’étais beaucoup
plus jeune lorsque…
Bolitho se tourna vers elle :
— Il n’y a pas plus belle que
toi maintenant, Kate !
Il y avait tant d’émotion
dans sa voix que, pendant une
seconde, elle revit le jeune
664
homme qu’il avait été. Peu sûr
de lui, vulnérable, toujours
prêt pourtant à se préoccuper
des autres.
Bezant poussa un fort
gémissement et s’écria :
— Pour l’amour de Dieu,
aidez-moi ! – et, presque dans
le même souffle – À souquer
sur le bras au vent, monsieur
Lincoln – et, vivement : Vous
m’entendez ?
Le marin qui répondait au
nom de Cuppage commença à
jurer comme un charretier et
lui dit sans ménagement :
— Mais tu ne vas donc
jamais crever, espèce
d’ordure ?
665
Il se contentait de dire tout
haut ce que les autres
pensaient tout bas. Bolitho
contemplait la mer. La mer
sans limite, sans pitié.
Catherine s’adressa à Keen :
— Tiens, Val, vous venez
nous faire une petite visite ?
Bolitho se mordit la lèvre :
il n’avait même pas vu Keen
qui se traînait entre les bancs
et les corps épuisés,
recroquevillés. Il ne valait pas
mieux que Cuppage.
Keen essaya de sourire.
— Allday prétend qu’il sent
le vent se lever – il tenta de se
protéger les yeux du soleil qui
l’aveuglait : mais je n’en vois
pas trace – il jeta un regard à
666
ses compagnons : J’ai bien
peur que la blessure de Bezant
n’empire. Ozzard m’a dit qu’il
l’avait remarqué quand il lui a
porté un peu d’eau.
— Vous croyez que ça
s’infecte ? lui demanda
Bolitho.
Poser la question n’avait
guère de sens. Keen, tout
comme lui, savait bien que
c’était très fréquent. Une
chirurgie réduite à sa plus
simple expression, des
médecins peu compétents –
on disait que les hommes
mouraient plus souvent des
soins qu’on leur infligeait que
des boulets ennemis.
667
Catherine les regardait,
tout étonnée de la fierté
qu’elle éprouvait à se trouver
là avec son homme. Ses habits
souillés lui collaient à la peau à
cause de la sueur et des
embruns, elle n’avait guère la
tête à rêvasser. Même la toile
sommaire que l’on avait
disposée pour lui permettre de
satisfaire discrètement ses
besoins naturels ne lui
procurait qu’une illusion
d’intimité.
Pourtant, elle arrivait à
s’évader un peu lorsqu’elle
regardait et écoutait parler les
deux êtres qu’elle connaissait
le mieux en ce bas monde.
L’homme qu’elle chérissait
668
plus que tout, qu’elle aimait
plus qu’elle-même, et son ami,
qui semblait avoir tiré un
regain de forces de ce qu’il
croyait avoir laissé en
Angleterre, pour le perdre
peut-être à jamais.
Elle savait très bien de
quoi ils parlaient, mais elle
était la seule. Elle les regardait
avec une attention extrême,
même si elle ne vivrait pas
assez longtemps pour le
raconter un jour. Cet homme,
ce héros pour lequel on
chantait des chansons dans les
tavernes, sur lequel on
racontait tant d’histoires
extraordinaires, cet homme
capable d’inspirer courage et
669
amour grâce à ses qualités
éminentes de chef, qualités
dont il était le premier à
douter. Il croyait que si
beaucoup l’enviaient, c’était à
cause d’elle. Il ne lui serait
jamais venu à l’esprit que
c’était peut-être précisément
l’inverse. Elle l’entendit qui
disait :
— Alors, il n’en a peut-être
plus pour longtemps ?
Keen hocha lentement la
tête, comme si ce mouvement
lui faisait mal.
— Nous devons agir
pendant qu’il fait jour. Et si
Allday a raison, pour le
vent… – il se tourna vers
Bezant, qui avait sombré dans
670
une inconscience bienvenue :
Je pense qu’il le sait très bien,
amiral.
— Je vous aiderai, leur dit
Catherine.
Bolitho lui serra l’épaule et
fit signe que non.
— Non, Kate. Je vais aller
en toucher un mot à Allday – il
s’adressa à son capitaine de
pavillon, envahi par une
émotion soudaine : Un jour, il
a extrait du corps de Val un
morceau de bois gros comme
une cuisse de bébé. Le
chirurgien était dans les
vignes de Bacchus et hors
d’état de s’en charger.
Elle les regarda tour à tour.
Désormais, ce n’était plus leur
671
petit jardin privé, elle en
faisait partie.
Bolitho relâcha son
étreinte et murmura :
— Songe à notre maison,
Kate. À la petite anse dans
laquelle nous nous sommes
aimés jusqu’à ce que la marée
nous chasse – ses yeux
s’éclairaient : Elles sont
toujours là, telles que nous les
avons laissées. Tu ne voudrais
pas qu’elles nous oublient ?
Il se leva pour gagner la
chambre, touchant ici une
épaule, disant là un mot
d’encouragement.
Catherine s’épongea le
visage avec sa manche et le
regarda. Il était sale, tout
672
décoiffé, mais tout un chacun
l’aurait quand même reconnu
pour ce qu’il était.
Bolitho atteignit enfin la
chambre et demanda à Allday :
— Alors, mon vieux, vous
êtes sûr de vous, pour le vent ?
Allday se tourna vers lui en
clignant des yeux. Sa bouche
était desséchée et il avait
grand-peine à parler.
— Ouais, sir Richard. Il a
légèrement changé de
direction. L’est venu un peu
plus ouest, je dirais.
Bolitho s’accroupit près de
lui pour observer la mer. Il se
sentait déborder d’affection
pour cet être si fort, comme
invincible. Si seulement ils
673
avaient eu un compas ou un
sextant… Mais ils n’avaient
rien de tout cela, rien que le
soleil le jour et les étoiles la
nuit. Ils en étaient même
réduits à estimer leur vitesse
sur l’eau.
Il murmura :
— Admettons.
En se retournant, il vit que
Jenour le regardait.
— Prenez la barre,
Stephen, et tenez-la ferme.
Puis il attendit que les
hommes se relèvent. Spectacle
pénible. Ceux qui venaient de
prendre un peu de repos
quittaient le refuge des rêves
pour retrouver une réalité qui
leur offrait de moins en moins
674
d’espoir. Les autres
regardaient autour d’eux,
hébétés, comme s’ils
attendaient le coup de sifflet
du bosco ou le bruit des
piétinements sur le pont du
Pluvier Doré.
Bolitho songea soudain à
l’Angleterre, mais pas à celle
qu’il venait de décrire à
Catherine. Il se demandait ce
que pensaient les gens, ce que
bon disait. La malveillance
allait bientôt effacer le sort
cruel qui était le leur, comme
on l’avait vu avec le brave
Nelson. Et les autres
joueraient des coudes pour
prendre sa place.
675
Mais, dans les ports, dans
les campagnes de l’Ouest,
nombreux étaient ceux qui
garderaient son souvenir.
Pauvre Adam, il allait bientôt
apprendre à leur tendre la
main et à faire l’expérience de
la médiocrité.
Il reprit :
— Mr. Bezant souffre
énormément – il aperçut
Yovell, qui déglutissait avec
peine, et devina qu’il avait
compris que cette odeur
écœurante, nauséabonde,
c’était la gangrène : Il me faut
un volontaire. Le commandant
Keen et mon maître d’hôtel
savent comment s’y prendre.
676
Il se retourna et Ozzard
arriva, comme par magie.
— Etes-vous bien sûr ? lui
demanda Bolitho.
Ozzard le regarda sans
ciller.
— Je ne peux pas souquer
sur le bois mort, je suis
incapable de prendre un ris ou
de tenir la barre – il haussa les
épaules : Mais pour ça, je m’y
connais.
Bolitho jeta un coup d’œil à
Allday qui se tenait derrière le
petit homme, l’air sombre.
Celui-là savait sur le compte
d’Ozzard des choses qu’il ne
répéterait jamais à personne.
Keen ordonna à Owen et à
Tojohns :
677
— Mettez-vous aux
avirons, débrouillez-vous pour
nager et pour scier, il faut
stabiliser le canot.
Puis il baissa les yeux sur la
petite trousse de chirurgie que
Catherine avait ramassée dans
la cabine. Il essayait de ne pas
trembler. Il n’avait pas oublié
l’énergie mais aussi la douceur
dont Allday avait su faire
preuve à son égard. C’était à
bord de l’Ondine, une frégate.
Keen était alors âgé de dix-
sept ans et il avait reçu un gros
éclis dans l’aine. Sans se
soucier du chirurgien, qui
était ivre, Allday l’avait
déshabillé des pieds à la tête et
avait extrait le bout de bois au
678
moyen de son couteau. Grâce
au Ciel, Keen s’était évanoui
sur-le-champ. Mais il en avait
gardé cette terrible cicatrice.
Et c’est ainsi qu’il avait
survécu pour voir ce jour,
grâce au courage et au talent
d’Allday.
Il se sentit soudain pris de
désespoir. Jamais Zénoria
n’avait vu ni caressé cette
cicatrice affreuse, formant un
gros bourrelet ; jamais elle ne
le ferait.
Bolitho comprit ce qu’il
éprouvait.
— Nous sommes ensemble,
Val. Ne l’oubliez pas.
Il aperçut Sophie,
recroquevillée à l’avant, le
679
visage enfoui dans la poitrine
de Catherine. Ozzard
demanda :
— Paré, sir Richard ?
Ils forcèrent le capitaine à
desserrer les mâchoires et
Ozzard lui versa une bonne
rasade de cognac dans la
bouche avant d’enfoncer une
lanière de cuir entre ses dents.
Allday sortit son couteau,
en examina soigneusement le
fil comme il eût vérifié son
coutelas avant de partir à
l’abordage. Il fallait faire
vivement : au couteau d’abord,
puis à la scie. De toute façon, il
allait en mourir. En tout cas,
avant eux tous. Et que se
passerait-il lorsqu’il n’y aurait
680
plus qu’un seul survivant ? Un
canot rempli d’épouvantails…
Il essuya la sueur qui lui
coulait dans les yeux. Le
souvenir de ce second maître,
Jonas Polin, lui revenait
subitement, et sa petite veuve,
si svelte, dans son auberge de
Fallowfield. Lorsque la
nouvelle arriverait jusque chez
elle, comment réagirait-elle ?
Et si elle ne se souvenait
même plus de lui ? Il ordonna
d’un ton bref :
— Tenez-le ferme.
Puis il baissa son couteau,
le cœur soulevé par l’odeur
insupportable.
Lorsque le couteau
s’approcha de lui, Bezant
681
ouvrit les yeux et regarda
fixement la lame. Il poussa un
cri horrible qui ébranla tout le
canot. Ils se sentaient tous
impuissants, comme maudits.
Une fois encore, c’est Owen
qui rompit le silence :
— Hé, les gars, le vent se
lève ! – sa voix se brisait
presque : Oh, merci, mon
Dieu, le vent !
Allday avait donc eu raison
au bout du compte, tout
comme il avait eu raison pour
Bezant. Le capitaine rendit le
dernier souffle, l’injure à la
bouche, à la tombée de la nuit.
Les avirons se jetaient en
cadence dans les moutons qui
s’étaient levés et la voile
682
détrempée vrombissait au
vent.
Tout en dorlotant et en
consolant une Sophie
complètement affolée,
Catherine ne perdait rien de
ce qui se passait. La voix de
son homme qui dominait le
fracas du vent pour dire une
prière qu’il avait déjà dû
prononcer si souvent, et les
claquements de la toile. Elle
boucha les oreilles de la jeune
fille lorsqu’on bascula le corps
par-dessus bord. Mais, même
dans les profondeurs de
l’abîme, il était dit que le
capitaine du Pluvier Doré ne
trouverait pas la paix. Le
683
requin le priva de cette
dernière consolation.
Le capitaine de vaisseau
Valentine Keen leva les yeux
pour observer la toile qui
faseyait et empoigna
brusquement la barre. Il eut
un choc en voyant que la voile
n’était pas bordée, il savait
bien qu’il avait dû s’assoupir.
Pis encore, pas un seul de ceux
qui s’entassaient à bord du
canot ne l’avait remarqué.
Une petite houle faisait
onduler la mer, mais le vent
n’était pas assez vif pour faire
déferler les lames. Le soleil
était presque sur l’horizon,
bientôt l’air se rafraîchirait, et
le labeur nocturne allait
684
reprendre aux avirons et à la
voile pour les faire repartir
cap à l’est.
Il jeta un coup d’œil à ses
compagnons. Certains étaient
lovés dans les fonds, d’autres
se reposaient, appuyés sur
leurs avirons passés dans les
dames de nage et rentrés.
Lady Catherine était assise
dans la chambre. Elle avait un
bout de toile sur les épaules et
Bolitho était appuyé contre
elle comme pour dormir.
Ozzard, agenouillé, faisait
le compte des rations et
vérifiait le niveau d’eau douce
dans leur dernière barrique.
Ils n’allaient pas tenir très
longtemps ainsi. Une journée
685
de plus, et le désespoir ferait
sauter les dernières
résistances, comme une fièvre
insidieuse.
Le brigantin s’était échoué
sur le récif depuis plus d’une
semaine et cela leur avait paru
dix fois plus long. Leurs
maigres vivres étaient épuisés,
à l’exception d’un sac de
biscuits. Ils avaient du cognac
pour les malades, un peu de
rhum lorsque l’eau douce
serait finie. Demain ? Après-
demain ?
Catherine s’agitait, elle
émit un bref sanglot. Bolitho
se réveilla comme un ressort
et l’entoura de son bras pour
amortir les mouvements de
686
tangage et de roulis du canot
cloqué par le soleil.
Keen essayait de ne pas
trop songer au passé, à toutes
ces années, vingt pour être
précis. Ils servaient alors tous
les deux dans les mers du Sud.
Bolitho, jeune capitaine de
frégate, commandait La
Tempête. Lui était enseigne de
vaisseau. Cette fois également,
ils avaient dû évacuer le bord
dans un canot non ponté.
Bolitho s’en souvenait
certainement, lui aussi, ainsi
que de la jeune femme morte
entre ses bras.
C’était une grande
chaloupe, plus longue que le
canot où ils se trouvaient à
687
présent. Allday était aussi à
bord. Il avait dû appeler les
autres à la rescousse pour le
maîtriser lorsque Bolitho,
après l’avoir lesté d’un bout de
chaîne, avait très doucement
fait passer le corps de la
défunte par-dessus bord.
Comment Bolitho aurait-il
pu oublier, surtout
maintenant, depuis qu’il avait
trouvé un amour qui lui avait
été si longtemps refusé ?
Allday, affalé dans les
fonds, dodelinait de la tête, ses
cheveux gris tout ébouriffés
volaient au vent.
Keen sentait ses yeux le
piquer sous le coup de
l’émotion en se rappelant ce
688
qui s’était passé deux jours
auparavant. Ils avaient cru
défaillir lorsqu’un grain
énorme avait émergé de
l’obscurité et leur était arrivé
dessus comme un gigantesque
rideau, faisant bouillonner la
mer. Ils s’étaient tous
réveillés, ramassant à la hâte
des seaux, des morceaux de
toile, des gobelets même, pour
essayer de recueillir le
maximum d’eau de pluie.
Puis, comme si la main
d’un géant avait dévié sa
course, le grain avait viré de
bord à une demi-encablure.
Tucker, ce jeune matelot
de Plymouth, avait craqué. Il
s’était mis à sangloter. Des
689
sanglots à vous briser le cœur
et qui ne s’étaient tus que
lorsque, épuisé, il s’était
endormi.
C’est Catherine qui avait
réagi. Elle avait dit à Allday :
— Eh bien, John Allday ! Je
vous ai entendu chanter dans
les jardins de Falmouth – vous
avez une très jolie voix !
Elle s’était alors tourné
vers Yovell :
— Vous êtes bien de mon
avis ?
Et Allday s’était exécuté.
Les premières étoiles se
levaient, ils essayaient de
reprendre un bon cap. Allday,
assis à la barre, avait entonné
une chanson fort appréciée
690
des marins, écrite par un
compositeur qui les aimait
tant, Charles Dibdin. On disait
qu’il était également l’auteur
du célèbre Comment
l’Hypérion s’est frayé un
chemin, en commémoration
de son dernier et si vaillant
combat.
Les paroles disaient que,
pour le plus endurci des
marins qui prenaient la mer et
affrontaient les périls et la
cruauté du métier, il se
trouvait toujours, et même
dans les pires circonstances,
un ange perché en tête de mât
et qui veillait sur lui.
691
Dégagez les débris, brassez
les vergues, saisissez ce qui
bouge,
Sous misaine avisée, nous
filons comme le vent :
Tenez bon, les gars ! Me
croit-on assez chiffe molle,
Pour me laisser émouvoir
par ces broutilles ?
Car on dit qu’un ange
gardien est assis là-haut
Et qu’il veille sur la vie du
pauv’mat’lot.
Epuisés, couverts de
cloques, torturés par la soif, ils
avaient écouté cet air et cru
pendant quelques instants
qu’ils étaient tirés du danger.
692
Certains pleuraient,
Jenour se cachait la tête entre
les mains. Sophie avait les
yeux rivés sur Allday, le
regardant comme s’il s’agissait
de quelque magicien.
Bolitho s’éclaircit la gorge :
— Comment ça se passe,
Val ?
Keen leva les yeux pour
observer les étoiles.
— Pour autant que je
puisse en juger, nous faisons
cap plein est. Mais je suis bien
incapable d’estimer la dérive.
— Aucune importance.
Bolitho serra l’épaule de
Catherine, sa peau était si
douce sous la chemise souillée,
elle était chaude, brûlante
693
même. Il dégagea quelques
cheveux qui lui barraient les
yeux et vit alors qu’elle le
regardait. Elle s’inquiétait
pour lui comme toujours, mais
sa belle énergie commençait à
l’abandonner. Même elle.
— Combien de temps
pouvons-nous tenir encore,
mon chéri ?
Il pressa sa joue contre sa
chevelure.
— Un jour. Deux peut-être.
Il avait répondu à voix
basse, mais les autres le
savaient sans doute tout aussi
bien que lui.
Le matelot Tucker éclata
soudain d’un rire énorme,
mais se tut aussitôt. Il avait la
694
gorge trop sèche. Bolitho
montra du doigt les avirons :
— Il est l’heure de
reprendre, une bordée puis
l’autre !
Keen s’exclama :
— Mais qu’est-ce qu’a
Tucker ?
Owen répondit d’une voix
pâteuse :
— Il a bu un peu d’eau de
mer, commandant.
Et il lui montra l’eau qui
affleurait le plat-bord avant de
refluer.
— Dans ce cas, murmura
Allday entre ses dents, il est
foutu.
Il avait prononcé ces mots
sans manifester la moindre
695
émotion.
— Quel imbécile !
Tucker lâcha son aviron et
se jeta en abord, mais Jenour
et Cuppage réussirent à le
rattraper et à le ramener au
pied du mâtereau. Cuppage
empoigna une longueur de
lance-amarre et ligota mains
dans le dos l’homme qui
prononçait des mots
incohérents.
— Ferme donc ton clapet,
espèce d’idiot !
Bolitho gagna la place de
Tucker et commença à nager.
L’aviron pesait dix fois plus
lourd qu’avant. Il essaya de ne
pas entendre Tucker qui criait
696
toujours de sa voix éraillée. Le
commencement de la fin.
Catherine alla s’asseoir
près de Keen tandis qu’Ozzard
puisait de l’eau, un quart à la
fois, sous le couvercle en cuir
qui fermait la barrique.
Keen leva celui qu’il lui
avait tendu jusqu’aux lèvres de
Catherine.
— Buvez très lentement,
par petites gorgées.
Mais elle trembla
violemment et faillit même
laisser tomber le gobelet en
entendant Tucker qui
vociférait : « De l’eau ! Donne-
moi de l’eau, espèce de pute
vérolée ! »
697
On entendit dans la nuit le
choc d’un poing qui s’écrasait
sur des os, et puis plus rien.
Catherine murmura :
— Il ne fallait pas, j’ai déjà
entendu bien pis.
Keen s’essaya à sourire. Ce
n’est pas seulement par égard
pour elle qu’Allday avait fait
taire Tucker. S’il piquait
encore une crise, il risquait de
mettre tout le canot à feu et à
sang.
Il tâta le pistolet passé dans
sa ceinture et tenta de se
rappeler : qui d’autre était
armé ? Elle surprit son geste et
lui dit doucement :
— Vous êtes déjà passé par
là, Val… Je le sais bien.
698
Mais elle se détourna en
entendant quelque chose
tomber lourdement à la mer.
Le requin ou sa victime,
impossible à dire dans la nuit.
Elle reprit :
— Il ne faut pas qu’il me
voie souffrir.
Elle essayait de parler
d’une voix plus assurée, mais
elle tremblait de tous ses
membres.
— Il a suffisamment
souffert à cause de moi.
— Avant partout !
Une fois encore, les avirons
plongèrent dans l’eau et se
relevèrent. On passait
précautionneusement l’eau
douce de main en main.
699
Puis on releva la bordée au
travail et Bolitho vint
s’écrouler dans la chambre
près d’elle.
— Comment va ton œil ?
Bolitho se força à sourire.
— Mieux que je n’aurais
cru.
Il l’avait vue s’entretenir
avec Keen et avait deviné son
désespoir plus qu’il ne l’avait
perçu.
— Tu me mens.
Elle se pencha vers lui et le
sentit se raidir.
— Arrête de te faire du
souci pour moi, Richard…
C’est moi qui suis la cause de
tout ce qui t’arrive. Tu aurais
dû me laisser dans cette
700
prison. Tu n’aurais peut-être
même jamais su…
De hautes formes blanches
surgirent de l’ombre et
entamèrent quelques cercles
autour du canot avant de
disparaître. Bolitho répondit :
— Demain, ces oiseaux
iront se poser en Afrique.
Elle dégagea ses cheveux
détrempés au moment où une
gerbe d’embruns passait au-
dessus du plat-bord.
— J’aimerais tant être dans
un endroit perdu, Richard.
Notre plage, peut-être… Nager
nue dans la mer, t’aimer,
allongée sur le sable.
Et elle se mit à pleurer tout
doucement, enfouie contre son
701
épaule. On l’entendait à peine.
— Simplement, vivre avec
toi.
Elle s’était profondément
endormie lorsque Tucker, le
jeune marin, mourut étouffé.
Les hommes restaient
effondrés sur leurs avirons,
comme incapables du moindre
intérêt pour quoi que ce fût.
Seul Yovell se signa dans
l’obscurité lorsque le corps
bascula dans la mer avant de
disparaître.
Bolitho prit Catherine par
les épaules, paré à la protéger
si un requin attaquait
brusquement. Mais il ne se
passa rien de ce genre. Les
702
requins avaient la patience de
tous les attendre.
Lorsque les premières
lueurs de l’aube
commencèrent à éclairer la
mer alentour, Catherine
s’aperçut que Tucker n’était
plus là.
Le simple fait de songer à
ce qu’il avait dû endurer
pendant ses derniers moments
de folie était insupportable.
Tout était fini pour lui. La
délivrance.
Elle vit qu’Ozzard mesurait
le niveau dans la barrique,
puis surprit le signe de tête
imperceptible qu’il adressa à
Bolitho.
703
— Bon, un demi-quart
alors ?
Bolitho le suppliait
presque.
— Moins que cela, répondit
Ozzard en haussant les
épaules.
Sophie s’approcha
précautionneusement, passant
par-dessus les jambes
allongées un peu partout, les
corps de ceux qui n’étaient pas
de quart. Catherine lui tendit
les bras :
— Qu’y a-t-il, Sophie ?
Venez me voir.
La jeune fille lui prit la
main en hésitant.
— N’est-ce pas la terre ?
Là, par là ?
704
On aurait dit qu’elle avait
peur d’être devenue folle,
comme Tucker.
Keen lâcha son aviron, se
leva et s’abrita les yeux pour
observer.
— Oh ! Mon Dieu, c’est la
terre !
Allday leva le regard vers la
tête de mât et s’essaya à une
plaisanterie :
— Voyez pas ? Il est là-
haut, il veille sur la vie du
pauv’mat’lot !
Au fur et à mesure que la
lumière se faisait plus vive, il
devint évident que la terre
aperçue par Sophie n’était
qu’une île, et encore. Mais sa
seule proximité donna un
705
regain de vigueur aux
hommes. Lorsqu’on eut repris
les avirons et établi la voile,
Bolitho ne réussit pas à
trouver le moindre signe de
dépit sur ces visages brûlés
par le soleil.
Entre deux plongeons de
son aviron, Keen lui
demanda :
— La connaissez-vous,
amiral ?
En se retournant, Bolitho
croisa le regard de Catherine.
— Oui, je la connais.
Il aurait dû se sentir
heureux, fier même, d’avoir
réussi à les conduire jusqu’ici.
Au moins, ils n’étaient plus
condamnés à naviguer au
706
milieu d’un horizon vide, vide
à en devenir fou.
Jenour lui demanda d’une
voix haletante :
— Et porte-t-elle un nom,
sir Richard ?
Elle le fixait toujours, elle
lisait dans ses pensées à livre
ouvert.
Elle savait la désespérance,
ce désespoir brutal que
faisaient surgir chez lui ces
vieux souvenirs qui lui
rappelaient cet endroit. Cet
aspirant, qui avait été son ami
et dont il ne parlait que
rarement, même à elle. Tous
ces souvenirs étaient
également pénibles.
707
C’était un endroit désolé,
une île comme on cherche à
les éviter à tout prix, bordée
de rochers assez traîtres. On
était en territoire de traite,
elle avait aussi servi dans le
temps de repaire à des pirates.
Mais ceux-là s’en étaient allés
plus au sud, vers des contrées
plus riches, le long des routes
maritimes qui menaient au
cap de Bonne-Espérance ou
qui passaient à proximité.
— Je ne me souviens plus
de son nom.
Même cela, c’était un
mensonge. Cet îlot hostile était
connu des négociants locaux
comme l’île des Morts-vivants.
Rien n’y poussait, nul ne
708
pouvait y vivre. Il fit
brusquement :
— A vingt milles d’ici, il
existe une autre île avec une
végétation luxuriante, des
arbres. On y trouve des
torrents, du poisson.
Yovell lui demanda très
poliment :
— Ainsi donc, nous ne
pouvons rien attendre de cet
endroit ?
Il semblait si désemparé
que Bolitho lui répondit :
— Il y a peut-être quelques
trous dans les rochers où
s’accumule beau de pluie. Et
des coquillages.
Il les vit s’affaisser, comme
le sable s’épuise dans le
709
sablier. Il insista pourtant :
— Qu’en dites-vous, tout le
monde ? On essaie déjà celle-
ci ? Nous pourrions aller
ramasser des coquillages et les
mélanger aux biscuits de mer.
Yovell parut se satisfaire de
cette proposition.
— De toute façon, amiral,
nous ne pouvons rien faire
d’autre, n’est-ce pas ? Pour le
moment en tout cas.
Owen quant à lui se fendit
d’un sourire et essuya ses
lèvres gercées.
— Ça, c’est bien dit,
amiral ! Vingt malheureux
milles après ce que nous
venons de faire ? S’il y avait
pas les requins, je s’rais
710
capable d’y aller à la nage,
pour vrai !
Catherine les voyait
revenir à la vie : évanouis les
spectres vivants qu’ils étaient
devenus… Mais combien de
temps encore pourrait-il les
entraîner ?
À midi, le canot pénétra
dans une petite anse parsemée
de rochers que l’on percevait
dans l’eau transparente, si
transparente qu’on aurait pu
ne pas la voir.
Tandis qu’ils progressaient
au-dessus de leur ombre,
Bolitho se leva et s’abrita les
yeux.
— Parés avec le grappin !
Stephen, Owen, à l’eau ! Vous
711
autres, sciez !
L’aide de camp et le
veilleur à la vue si perçante
avancèrent, glissant et
pataugeant sur le fond tout en
guidant l’étrave entre les têtes
de roches. Le canot
s’immobilisa enfin.
Bolitho vit les hommes
tituber, s’écrouler sur la plage
en pente douce, puis grimper
en courant. Un gros navire
était une chose, être restés si
longtemps entassés dans une
petite embarcation non pontée
en était une autre. Ils
chancelaient comme fies
ivrognes.
Catherine eut la surprise
de voir Allday lui tendre une
712
paire de sandales en cuir qu’il
avait confectionnées avec la
sacoche d’Ozzard. Elle le
remercia d’une voix rauque :
— Vous êtes un amour,
John.
Allday était tout confus, il
en oublia même un instant les
dangers que pouvait receler
un endroit comme celui-ci.
— Y a pas d’quoi, milady,
comme que dirait Yovell,
j’avais rien d’autre à faire.
Bolitho l’accompagna entre
les récifs puis attendit qu’elle
eût attaché ses sandales. Elles
se montrèrent précieuses, le
sable était brûlant.
— Val, prenez votre maître
d’hôtel avec vous et montez au
713
sommet de la colline. Avec
cette lumière, vous pourrez
peut-être apercevoir l’autre
île… ça les réconfortera.
— Amiral, lui répondit
Keen, l’air grave, je crois que
vous vous y êtes déjà bien
employé.
Allday allait débarquer à
son tour lorsque Ozzard le tira
par la manche.
— Regarde-moi ça, John !
C’était une petite bourse
de cuir fermée par un lien et
qui pesait son poids,
soigneusement dissimulée
derrière la barrique vide.
Allday la tâta :
— C’est de l’or, mon vieux.
714
— Mais à qui appartient-
il ?
— Je sais pas, mais celui
qui l’a mis là doit être un des
mutins, ça c’est sûr !
Ils replacèrent le sac dans
sa cachette.
— Je m’en occupe, conclut
Allday.
— Je vais aller surveiller ce
qu’il nous reste de vivres. Et
tout particulièrement le rhum,
ajouta Ozzard d’un air
entendu.
Keen avait entrepris
l’escalade de la colline, point
dominant de cette île dénudée.
En fait, il ne s’agissait guère
que d’un mamelon brûlé par le
soleil. Comme ils passaient
715
auprès de quelques rochers
posés çà et là, Tojohns lui dit :
— Bon sang, regardez-moi
ça !
C’était un squelette, celui
d’un homme tombé à cet
endroit : naufrage, esclave
fugitif, victime d’un meurtre,
nul ne le saurait jamais.
Ils étaient presque arrivés
au sommet. Keen essayait de
ne pas penser à l’eau douce, ni
même seulement au bruit du
liquide que l’on verse dans un
verre.
Sur la crête, Keen tomba
soudain à genoux et ordonna
brutalement :
— Couché, mon vieux !
716
Ils apercevaient l’autre île,
comme Bolitho l’avait prévu,
elle faisait une tache verte un
peu floue sur l’horizon.
Mais ce qu’avait vu Keen,
c’était un navire à l’ancre juste
sous ses pieds, le brick qu’ils
avaient déjà remarqué depuis
la mâture du Pluvier Doré. Le
négrier avait dû rappliquer
pour récupérer l’or, l’or
désormais dispersé sur le
grand récif.
— Je descends prévenir les
nôtres. Vous, Tojohns, restez
ici. Si vous voyez un canot
rallier la terre, revenez
immédiatement.
Il dévala la colline
desséchée, encore tout étonné
717
de ce qu’il venait de découvrir.
Si désolé qu’il fût, cet endroit
désert avait représenté le
couronnement de leurs efforts.
Désormais, il n’était plus
qu’un piège.
Bolitho écouta son récit
sans un commentaire. Il ne
quittait pas des yeux Sophie et
Ozzard, occupés à ramasser
les coquillages que les
hommes de Jenour venaient
de repérer dans une mare.
Ils se mirent tous en cercle,
attendant de savoir ce que
pensait Jenour qui remplissait
un quart dans une baille. Il
avait puisé de l’eau dans un
petit ruisseau au flanc de la
718
colline. Il finit par rendre son
verdict :
— C’est de l’eau de pluie. Je
vais la transvaser dans le
tonneau.
Yovell serra dans ses bras
la jeune servante, rayonnant
de bonheur.
— Eh bien, ma chère
enfant, c’est comme du vin !
Bolitho les interrompit :
— Écoutez-moi, tout le
monde. Le négrier qui nous
suivait est ancré par là-bas.
Il vit que ce qu’il disait
faisait mouche.
— Et nous ne pourrons pas
survivre ici.
Il songeait au squelette
aperçu par Keen. Il y en avait
719
sans doute d’autres.
— Nous repartirons donc à
la tombée du jour – il leur
laissa le temps de bien s’en
pénétrer : Nous devons
absolument rallier l’autre île.
Il souffle une bonne brise…
nous ne devrions même pas
avoir besoin des avirons.
Allday observait les
réactions des marins, et tout
particulièrement des deux
rescapés de l’équipage du
Pluvier Doré. Non, pas Owen,
sûrement pas. Il avait
amplement prouvé qu’il était
loyal. Alors, ce gars coriace,
Cuppage ? Mais il n’avait pas
changé de tête lorsqu’il avait
été question du négrier.
720
C’était peut-être Tucker,
devenu fou d’avoir bu de beau
de mer, mais il avait emporté
son secret avec lui. Ou même
le vieux capitaine Bezant :
quelque compensation
dérisoire pour la perte de son
navire, à cause de gens à qui il
faisait confiance.
Allday serra le vieux
poignard passé dans sa
ceinture. Peu importe qui, je
m’occuperai personnellement
de l’expédier en enfer !
Il y avait un endroit où les
arbres, tombés, gisaient sur le
sable comme des os blanchis.
Catherine prit Bolitho dans ses
bras et le tint un bon moment
721
serré tout contre elle, à l’écart
des curieux.
Ils restèrent ainsi, les yeux
dans les yeux, sans prononcer
un mot. Puis elle lui dit
doucement :
— J’avais fini par douter. À
présent, je sais que nous nous
en sortirons.
En haut de la colline, le
squelette nettoyé par le sable
les entendait peut-être et
partageait leur espoir. Un
espoir qui avait été le sien.
722
XI
UNE JOURNÉE
MÉMORABLE
— Lève-rames !
Bolitho regarda les étoiles,
puis aperçut l’ombre d’Allday
qui mettait la barre au vent.
Les avirons se levèrent tous à
la fois, dégoulinants d’eau, et
s’immobilisèrent au-dessus de
la surface. Cela faisait un effet
bizarre ; le canot continuait
d’avancer, la coque gîtait sous
la pression du vent dans la
723
voile, tache sombre sur un
fond grandiose de ciel étoilé.
Les choses s’étaient bien
mieux passées que ne l’eût
espéré Bolitho. Ils avaient
poussé l’embarcation à l’eau
avant le crépuscule et remis en
route en longeant la côte,
parfois à une longueur
d’aviron des rochers, jusqu’à
atteindre la pleine mer. Le
brigantin, toujours au
mouillage, était caché de
l’autre côté de l’île, et même
lorsqu’ils avaient mis à la voile
dans l’obscurité, ils n’avaient
pas aperçu la moindre lumière
ni détecté le moindre
mouvement.
724
Le patron du brigantin, qui
avait peut-être abandonné
tout espoir de retrouver un
survivant du naufrage, avait-il
décidé d’embarquer une
nouvelle cargaison de bois
d’ébène, que lui transférerait
un autre négrier ?
— C’est la fin de l’eau
douce, amiral, murmura
Ozzard.
Bolitho songeait à l’eau de
pluie que les hommes partis
avec Jenour avaient
récupérée. Ils n’avaient pas
réussi à faire le plein de la
barrique et, après avoir avalé
un mélange assez saumâtre de
coquillages et de biscuits de
mer, ils avaient eu droit
725
chacun à un quart. En temps
normal, personne n’en aurait
bu une goutte, mais, comme
l’avait dit Yovell, l’eau leur
paraissait aussi fameuse que
du bon vin.
Keen s’approcha de lui et
lui dit :
— Nous verrons
parfaitement l’île aux
premières lueurs. Il y en a
peut-être encore pour deux
milles avec ce vent – il calcula
tout haut : Cela nous
permettra au moins de
survivre jusqu’à l’arrivée des
secours.
Catherine, qui était
allongée dans les fonds, se
releva et prit le quart que lui
726
tendait Ozzard. À l’avant, on
entendait Sophie vomir. Elle
était la seule à avoir mal
digéré les coquillages crus.
Étant donné la proximité du
brigantin, il était hors de
question de faire du feu.
Tojohns s’essuya la bouche
d’un revers de main.
— J’entends le ressac,
amiral.
Bolitho souffla
profondément et sentit
Catherine le toucher dans
l’obscurité.
— Nous y sommes, Val. La
pointe la plus proéminente.
Dès qu’il fera jour, nous la
longerons pour chercher une
passe. Il ne nous restera plus
727
qu’à trouver une plage. On
peut même espérer tomber
sur un navire marchand, qui
aurait mis à terre un
détachement d’aiguade. C’est
un endroit qu’ils aiment bien
et les ruisseaux y sont plus
clairs que celui de Jenour !
Étonnamment, cette fois-
ci, l’un d’eux se mit à rire.
Même Sophie s’était arrêtée
de vomir pour l’écouter.
Bolitho prit la main de
Catherine.
— Essaie de te reposer un
peu, Kate. Tu en as fait autant
que dix marins.
— J’ai du mal à admettre
qu’il y ait une terre dans les
parages, lui répondit-elle.
728
Cela le fit sourire.
— Les vieux loups de mer
vont bientôt la flairer.
Il l’installa
confortablement et grimpa sur
un banc pour relever Tojohns.
Allday commanda :
— Avant partout !
Il avait l’impression de
humer les premières senteurs
de l’île et s’émerveillait encore
de ce que Bolitho et Keen
eussent réussi à les conduire
jusque-là. Pourtant, ils
n’étaient pas encore sortis
d’affaire. Il fit la moue. Après
avoir parcouru tout ce chemin,
percuter l’un de ces petits
rochers affleurants serait
729
vraiment un coup de
malchance.
Cela dit, il savait bien qu’ils
pourraient faire relâche une
fois sur l’île. Après l’horrible
îlot qu’ils venaient de quitter,
tous avaient la certitude qu’ils
réussiraient à survivre jusqu’à
ce que Dame Fortune se
manifeste. Dame Fortune… Il
pensait à Herrick, allait-il un
jour se réconcilier avec
Bolitho ? Après ce que Lady
Catherine avait fait pour sa
femme, après les prouesses
qu’elle avait réalisées pour eux
tous à bord du canot, à vrai
dire, il s’en moquait un peu.
Une vraie femme de marin.
Elle avait beau porter cette
730
chemise et ce pantalon
souillés, avoir les cheveux
défaits et collés par le sel, elle
avait encore de quoi attirer
l’œil.
Catherine s’était rallongée,
un bras sur le visage pour se
protéger. Tout autour d’elle,
les hommes s’activaient, ils
avaient bordé la voile plus
serré si bien que la gîte s’était
encore accentuée. Elle ne
donnait pas, contrairement à
ce que tous croyaient. Mais ces
quelques moments d’intimité
retrouvée lui laissaient le loisir
de réfléchir et de désespérer
un peu. Ces pensées… aucun
d’entre eux ne serait plus
jamais le même. Dans
731
combien de temps
reverraient-ils Falmouth ? Les
arbres y auraient perdu leurs
feuilles et les roses qu’elle
aimait tant, leurs pétales.
Pendant les heures
interminables, pendant les
jours sans fin passés dans ce
canot, elle s’était accrochée à
ses souvenirs pour s’empêcher
de sombrer, pour ne pas
communiquer sa détresse aux
autres. « Si tu arrives à nous
mener jusqu’ici, murmura-t-
elle, je m’occupe du reste.
Dans combien de temps, dans
combien de temps ?… »
Les hommes firent une
nouvelle pause car la nage
était rude. Chacun passait
732
désormais un peu moins de
temps aux avirons.
Levant un œil par-dessus
son bras, elle aperçut Allday,
toujours à la barre, un coude
posé sur le plat-bord. On eût
dit qu’il faisait partie des
apparaux. Elle vit des visages
bronzés aussi, certains
gravement brûlés par le soleil.
Ces hommes habituellement si
propres, si bien mis, avaient
des barbes de plusieurs jours
et leurs cheveux étaient aussi
emmêlés que les siens.
Elle se tourna un peu pour
voir Bolitho. Son œil malade
était clos. Il tirait sur son
aviron en suivant la cadence
donnée par Owen.
733
— Le jour se lève.
— Et il y a une passe dans
le récif.
C’était Jenour, incapable
de cacher son émotion.
Des oiseaux de mer assez
étranges aux ailes très
blanches passaient au-dessus
du canot toujours noyé dans
l’ombre. Allday murmura à
Ozzard :
— Une de ces poules au pot
ferait bien mon affaire !
Le matelot Bill Cuppage
écarta sa chemise sale de sa
peau. Il découvrit avec
stupéfaction un objet que les
lumières de l’aube faisaient
briller comme un miroir.
734
Jenour surprit son expression
et bredouilla :
— Un bâtiment, amiral !
Bolitho regarda à son tour
par le travers et sentit ses
mâchoires se serrer de dépit.
Il n’arrivait pas à y croire.
— Lève-rames ! À rentrer
la voile !
Privé de ce qui le
stabilisait, le canot se mit à
danser sur la houle et dans le
rouleau.
— Le brigantin, amiral, lui
dit Keen. Il est sous voiles.
Catherine, une main sur la
bouche, regardait les mâts et
les voiles blanches qui se
gonflaient. Pour l’instant, la
lumière naissante ne
735
permettait pas de voir la
coque.
— Ce n’est peut-être pas le
même, Val ?
Keen s’arracha à l’examen
de la pyramide de toile et lui
répondit :
— J’ai bien peur que ce ne
soit lui.
— Il ne doit pas nous voir,
marmonna Allday, nous
sommes trop bas sur l’eau.
Ozzard passa à l’avant et
tendit à Sophie un quart de
cognac.
— Tenez, ma petite
demoiselle, buvez donc, ça
vous redonnera des forces !
Elle le regarda par-dessus
le bord du gobelet et lui
736
demanda :
— Qu’allons-nous faire ?
Ozzard, sans répondre, se
tourna vers le brigantin dont
les deux mâts commençaient à
pivoter. Les voiles battaient, il
virait de bord. Bientôt, il
pointa son boute-hors droit
sur eux.
— Hissez la voile ! ordonna
Bolitho. Aux avirons ! Pour le
moment, il n’osera pas
franchir le récif.
Ils entendirent une sourde
détonation et, quelques
secondes après, un boulet vint
s’écraser sur l’arrière du canot
qui avançait lentement.
Tojohns, basculé en arrière
en tirant sur son aviron, lâcha
737
entre ses dents :
— Ce salopard n’avait pas
besoin d’en faire tant !
Catherine passa par-dessus
un banc pour venir aider
Yovell à l’aviron. Elle appuya
ses pieds nus sur une
membrure.
Il y eut une deuxième
détonation. Cette fois, le
boulet ricocha sur l’eau
comme un dauphin en colère
avant de terminer sa course
dans une immense gerbe.
Cuppage, qui pesait pourtant
son poids, réagit comme
l’éclair. Jetant son aviron, il se
précipita à l’avant, se saisit de
Sophie en lui serrant le cou et
738
sortit un pistolet qu’il pressa
sur son visage.
— Lâchez-la, hurla Bolitho
que la jeune fille ne quittait
pas des yeux. À quoi ça rime ?
— À quoi ?
Cuppage tressaillit en
voyant passer un nouveau
boulet.
— Je m’en va vous l’dire !
C’te patron du brigantin a
envie d’vous causer, sans quoi
il vous tuera tous ! Y suffira
d’un seul boulet !
Et il entreprit de regagner
l’arrière, traînant Sophie
derrière lui en l’étranglant à
moitié.
Owen s’en prit à lui :
739
— J’me disais bien
qu’t’étais d’mèche avec eux,
ordure ! J’t’ai jamais vu avec
not’bosco !
Cuppage n’y prêta pas
attention. Les dents serrées, il
dit seulement :
— Un seul geste, et je lui
fais sauter la tête !
Bolitho le regardait sans
manifester la moindre
émotion. Il avait perdu. Que le
patron négrier accepte ou non
de croire ce qu’allait lui
raconter Cuppage n’avait plus
aucune importance.
Les gens à bord du
brigantin avaient dû
comprendre la situation. Le
navire était en train de réduire
740
la toile et manœuvrait pour se
tenir au large du récif.
— Alors, mat’lot, t’as
décidé de changer de bord ?
dit Allday à Cuppage – il était
très calme : Oublie pas ton
p’tit sac.
Cuppage fit volte-face pour
voir Ozzard lever le sac au-
dessus du plat-bord.
Allday reprit :
— Plus d’or, plus d’espoir –
en tout cas pour toi,
camarade. Ils croiront plus ta
petite histoire et ils te tueront
tout comme nous !
— Donne-moi ça, racaille !
hurla Cuppage.
— Tiens, attrape !
741
Ozzard lança la bourse
dans sa direction et Cuppage,
tendant désespérément le
bras, poussa un cri de rage en
la voyant lui échapper et
tomber à la mer.
Allday s’accroupit soudain
aux pieds de Catherine et lui
cria :
— Ne regardez pas !
Le couteau vola en pleine
lumière, Cuppage s’effondra
sur le plat-bord. Tojohns et
Owen mirent Sophie en
sécurité.
Avec une agilité
surprenante, Allday se saisit
de Cuppage qui, à moitié dans
l’eau, poussait des
gémissements. Il arracha son
742
vieux coutelas de son dos et lui
cria d’une voix féroce :
— Va-t’en le chercher,
vermine !
Cuppage partit à la dérive
le long du bord en agitant
faiblement les bras et disparut
rapidement.
— Bien joué, Allday, lui dit
Keen, accablé.
Il se tourna vers le
brigantin qui avait encore
réduit la voilure et venait droit
sur eux. Allday, lui, regardait
Bolitho et celle qui se tenait à
côté de lui.
— Trop tard. La peste soit
de ce salopard de mutin. S’il
n’avait pas été là…
743
Bolitho regardait l’île si
verte, si luxuriante. Elle était
toute proche et pourtant,
désormais si loin. Il entendait
encore la voix de Catherine :
Ne m’abandonne pas.
Il avait échoué.
L’église paroissiale de
Falmouth, placée sous l’égide
de Charles, le roi martyr, avait
rarement connu assistance
aussi nombreuse et solennelle.
Tandis que les grandes orgues
jouaient, les bancs se
remplissaient de gens de toute
condition, depuis le
gouverneur du château de
Pendennis jusqu’aux plus
humbles valets de ferme aux
744
souliers encore sales et
égratignés par les travaux des
champs. C’était la saison des
moissons. Beaucoup étaient
restés sur les pavés devant
l’église soit par simple
curiosité, soit pour recueillir
un dernier souvenir de celui
dont on célébrait aujourd’hui
la mémoire et les services
éminents qu’il avait rendus. Il
ne s’agissait pas d’un inconnu,
ni de quelque héros
mystérieux dont ils auraient
entendu parler, mais de l’un
de leurs enfants.
Le recteur était
parfaitement conscient de la
solennité de la cérémonie.
Naturellement, on allait
745
célébrer à Londres un office
grandiose avec toute la pompe
traditionnelle. Mais ici, on
était chez Sir Richard, sur la
terre natale de ses ancêtres,
d’où ils s’en étaient allés,
laissant pour seuls
témoignages les signes gravés
dans la pierre de ces murs.
Tout le pays était en émoi
depuis l’annonce de la
disparition de Sir Richard
Bolitho et des circonstances de
sa mort. Mais on avait gardé
espoir, espoir rendu plus fort
encore par les spéculations
auxquelles permettait de se
livrer le charisme de cet
homme. Tomber au combat
était une chose ; périr ainsi,
746
victime d’une vulgaire fortune
de mer, voilà qui était
beaucoup plus difficile à
admettre.
Le recteur jeta un bref
regard au buste de marbre
finement sculpté qui
représentait le vieux
commandant Julius Bolitho,
tombé en 1664. L’épitaphe,
songeait-il, était
particulièrement bienvenue
lorsque l’on pensait à cette
illustre famille :
747
Et l’océan, leur tombeau.
La cérémonie qui se
déroulait ce jour-là semblait
avoir détruit ce qu’il leur
restait de foi. Dans la passe de
Carrick, nombreux étaient les
bâtiments qui avaient mis les
pavillons à mi-drisse.
Le recteur aperçut le
seigneur, Lewis Roxby, qui
conduisait sa femme Nancy
jusqu’au banc réservé à la
famille. Roxby avait l’air
sinistre et regardait son
épouse avec une tendresse qui
n’était guère habituelle chez le
magistrat comme chez
l’homme le plus riche de la
contrée. C’était là sans doute
748
une autre facette du « roi de
Cornouailles ».
La ravissante jeune veuve
du capitaine de vaisseau Keen
était assise entre les sœurs de
son mari, venues tout exprès
du Hampshire. L’une des deux
devait penser à son propre
époux, mort en mer environ
un an plus tôt.
Etait également présent un
couple, l’air affolé, qui avait
pris la diligence de
Southampton. C’étaient les
parents du lieutenant de
vaisseau Stephen Jenour.
Les membres de la
domesticité ainsi que les
fermiers du domaine
occupaient un autre banc. Il y
749
avait là Bryan Ferguson, qui
serrait la main de sa femme et
gardait les yeux fixés sur
l’autel. Ce jour lui avait
montré à quel point son
épouse était forte. Elle était
décidée à lui permettre de
faire face, au milieu de tous
ces visages qui se bousculaient
dans sa tête.
Ces souvenirs, ces allées et
venues dans la vieille demeure
grisâtre… Il avait été l’un des
principaux acteurs de tout cela
et, en tant que majordome,
savait combien Bolitho lui
faisait confiance. Il dégagea
son unique main pour
s’essuyer les yeux. Pauvre
vieux John Allday. Fini, les
750
longs récits et les petits godets
partagés quand il rentrait de
mer.
Tournant son regard vers
l’allée centrale, il reconnut
Lady Belinda accompagnée
d’une autre femme. Ses
cheveux châtains étaient
l’unique touche de couleur qui
offrît un contraste avec ses
vêtements noirs. Quelques-
uns des assistants la
saluèrent – était-ce
sympathie, marque de respect,
qui aurait pu le dire ? Le
seigneur Roxby avait prévu de
recevoir tout le monde dans sa
grande demeure après la
cérémonie. Après… À cette
751
seule perspective, Ferguson se
mordit la lèvre.
La sœur aînée de Bolitho
était venue, elle aussi, austère,
les cheveux gris. Son fils Miles,
qui avait été aspirant à bord
du vaisseau amiral de Bolitho,
le Prince Noir, après s’être fait
renvoyer de l’Honorable
Compagnie des Indes
orientales à cause de quelque
manquement, regardait tout
autour de lui comme s’il
s’attendait à recueillir des
regards admiratifs. Il avait
même été contraint de quitter
le service du roi, sous peine,
comme avait dit Keen de
passer en cour martiale s’il ne
démissionnait pas de lui-
752
même. Etait-il en train de
peser tous les bénéfices qu’il
pouvait tirer de la mort de son
oncle ?
Il y avait des uniformes à
ne savoir qu’en faire. Le major
général de Plymouth était
présent, ainsi que des officiers
des gardes côtes. On voyait
même plusieurs dragons en
garnison à Truro.
Au-dessus d’eux, la cloche
commença à sonner le glas,
comme perchée très loin dans
le ciel. Dans les collines, dans
le port, des hommes et des
femmes allaient l’entendre et
sauraient ce qu’il annonçait.
D’autres arrivaient encore :
le jeune Mathieu, maître
753
cocher. Tom, le percepteur.
Même Vanzell était venu, le
marin unijambiste qui avait
servi dans le temps sous les
ordres de Bolitho. Il avait
participé à la libération de
Lady Catherine lorsqu’on
l’avait enfermée dans cette
prison nauséabonde du nord
de Londres. On murmurait
que feu son mari avait inventé
de fausses preuves pour la
faire enfermer puis déporter
avec la complicité de l’épouse
de Bolitho. À quoi songeait-
elle maintenant ? Elle glissait
quelques mots à l’oreille de
son élégante compagne. Etait-
elle fière de son mari défunt ?
Ou comblée par la victoire que
754
lui accordait la mort de sa
rivale ?
Lorsqu’elle se détournait
de son amie pour observer
l’assistance, Ferguson avait
l’impression que ce n’était pas
sans un certain mépris. En
tout cas, sans la moindre trace
de regret pour l’existence
qu’elle avait menée autrefois
dans ce vieux port.
Et puis, sous quelques
mois, plus tôt peut-être, il
allait falloir régler la
succession. Le seigneur Roxby
n’avait jamais caché qu’il
ambitionnait de mettre la
main sur les propriétés des
Bolitho pour agrandir les
siennes. Cela consoliderait
755
certainement les droits de sa
femme et de leurs deux
enfants, sans parler du reste.
Belinda allait sans doute
exiger sa part afin de
continuer à jouir de l’existence
oisive qu’elle menait dans son
élégant hôtel londonien.
Ferguson se raidit et sentit
immédiatement sa femme lui
serrer la main plus fort
encore : le capitaine de
vaisseau Adam était arrivé,
non accompagné, et gagnait à
son tour le banc réservé à la
famille.
Ferguson était persuadé
que lui seul serait en mesure
de préserver la propriété et le
756
mode d’existence de ceux qui
y vivaient.
Cette pensée raviva chez
lui le souvenir d’Allday. Il était
si fier de revenir ici lorsqu’il
n’était pas en mer. « C’est
comme si j’étais de la
famille », avait-il coutume de
proclamer.
Il regarda le commandant
Adam serrer la main du
recteur, la cérémonie allait
commencer. Un jour, cela
serait devenu un souvenir,
pour tant de raisons. Il vit la
jeune veuve de Keen se
pencher vers Adam. Il devait
être confirmé dans son grade
le mois prochain, il aurait
tellement aimé que son oncle
757
le vît avec une seconde
épaulette, à son retour.
Ferguson avait été troublé
par les fréquentes visites
qu’Adam était venu faire ici.
Sans sa certitude bien ancrée
que Bolitho se trouvait
quelque part, bien vivant,
même par miracle, le
majordome aurait fini par
avoir des doutes, par
suspecter quelque liaison
entre Adam et Zénoria Keen.
La cloche s’était tue et un
grand silence s’était abattu sur
l’église. Les vitraux brillaient
de tous leurs feux sous le soleil
de midi.
Le recteur monta jusqu’au
vieux lutrin et contempla les
758
bancs remplis de monde. Il n’y
a pas beaucoup de jeunesse,
pensa-t-il tristement. Et avec
la guerre qui gagnait
maintenant le Portugal,
l’Espagne peut-être bientôt,
c’était encore davantage de
jeunes gens qui allaient devoir
partir, pour ne jamais revenir.
La veuve de Jonas Polin,
anciennement second maître à
bord de l’Hypérion, était
assise tout au fond de l’église,
sur deux coussins pour mieux
voir par-dessus les épaules de
ceux qui se trouvaient devant
elle. Elle savait bien qu’elle
était entourée de gens de
qualité, mais elle ne pensait
qu’à une chose, à ce solide
759
gaillard au pas lent qui l’avait
sauvée un beau jour, sur la
route. Désormais, le maître
d’hôtel de l’amiral ne viendrait
jamais plus lui rendre visite
dans son auberge de La Tête
de Cerf, à Fallowfield. Elle
s’était pourtant raisonnée ;
mais, au fur et à mesure que le
temps passait, puis lorsque la
nouvelle était arrivée dans le
comté, elle avait cruellement
ressenti cette perte. Elle avait
le sentiment d’avoir été dupée.
Elle ferma très fort les yeux
quand le recteur commença :
« Nous savons tous ce qui
nous réunit aujourd’hui. »
Ferguson regardait tout
autour de lui sans rien voir. Et
760
Catherine Somervell ?
Personne ne la plaignait
donc ? Il la voyait encore,
lorsqu’elle allait se promener
sur la falaise, le visage bruni
par le soleil, ses longs cheveux
qui volaient au vent comme
une sombre bannière. Il se
rappelait ce qu’Allday et les
autres lui avaient raconté,
comment elle avait risqué sa
vie pour se porter au secours
de la femme de Herrick, à
l’article de la mort. Et mille
autres choses encore, tout ce
qu’elle avait fait pour son
Richard, comme elle
l’appelait. Le plus chéri
d’entre les hommes.
Contrairement à tant d’autres,
761
ils étaient ensemble lorsque la
mort était venue les chercher.
Ferguson écoutait d’une
oreille distraite le débit
monotone du recteur, dont le
prône lui passait au-dessus de
la tête tandis qu’il revivait une
foule de précieux moments.
Un homme était allé
s’asseoir tout seul sur un banc
presque vide, dissimulé aux
autres par un pilier. Ses yeux
profondément enfoncés dans
les orbites restaient
impénétrables, tandis qu’il
rendait à sa manière les
derniers devoirs aux disparus.
Vêtu de gris de pied en cap.
Sir Paul Sillitœ était venu sans
être invité et sans avoir
762
prévenu. Son élégante voiture
avait immédiatement attiré
l’œil des badauds à son arrivée
à l’église.
Ferguson n’aurait pas dû
s’inquiéter de l’oubli dans
lequel était tenue Catherine.
Sillitœ était venu de Londres
d’une seule traite, mais, s’il
portait la plus grande estime à
Bolitho, il était plus affecté par
le triste sort de sa maîtresse,
sans pourtant savoir très bien
dans son for intérieur de quoi
il retournait.
Pendant ce temps, le
recteur poursuivait son
prêche : « Nous sommes ici
rassemblés pour rendre
hommage aux services
763
éminents qu’a rendus cette
grande famille de notre
région… » Mais il finit par se
taire, sachant d’expérience
que ses ouailles ne lui
accordaient plus la moindre
attention.
On entendit un bruit
confus dans le lointain, des
cris, comme une rixe dans une
taverne. Roxby, écarlate et
furieux, se retourna et s’écria,
fort en colère : « Mais quelle
bande de porcs ! Ils ne savent
donc pas ce qui se passe ? »
Tout le monde se tut
lorsque Adam se leva
brusquement. Sans s’incliner
comme il est de règle devant
l’autel, il descendit
764
rapidement l’allée centrale.
Les yeux fixés droit devant lui,
il passa près de Ferguson qui
remarqua son air : Adam ne
savait pas ce qu’il faisait. Et
comme d’autres devaient le
dire plus tard, il était comme
en transe.
Adam arriva devant les
grandes portes usées et les
ouvrit toutes, si bien que le
vacarme envahit la nef. Tout le
monde s’était levé, les
assistants tournaient le dos au
recteur qui restait collé à son
pupitre.
La place était noire de
monde, la foule entourait une
voiture qui venait d’arriver.
Les gens poussaient des cris
765
de joie, riaient, c’était une
véritable émeute. Deux
cavaliers se tenaient au centre,
tout sourire, deux officiers de
marine dont les montures
étaient couvertes d’écume. Les
gens les acclamaient comme
de véritables héros.
Adam se figea en
reconnaissant l’un des deux
pour son second. L’officier
essayait de se faire entendre
au-dessus des cris, mais Adam
ne comprenait rien à ce qu’il
disait.
Un homme qu’il n’avait
jamais vu dévala les marches
de l’église et se saisit de ses
mains.
766
— Y sont vivants,
commandant Adam ! C’est vos
officiers qu’ont apporté la
nouvelle de Plymouth !
Le second d’Adam réussit
enfin à se frayer un chemin, la
coiffure en bataille.
— Ils sont tous sains et
saufs, commandant ! Un sacré
miracle, si vous me passez
l’expression !
Adam le conduisit dans
l’église. Zénoria était debout
dans l’allée avec l’une des
sœurs de Keen, sa silhouette
se détachant devant l’autel. Il
demanda lentement à son
second :
— Tous ceux qui étaient
avec mon oncle sont sains et
767
saufs ? Tous sans exception ?
Son second hocha
vigoureusement la tête.
— J’en étais sûr, je savais
bien que mon oncle en était
capable. Le plus noble des
hommes… Je vais annoncer
moi-même la nouvelle au
recteur. Attendez-moi un
instant, je vous prie. Venez
ensuite à la maison.
Le second dit alors à son
compagnon :
— Il a plutôt bien pris la
chose, tu ne trouves pas,
Aubrey ?
— Il y croyait dur comme
fer, bien plus que moi.
Adam alla rejoindre les
autres en leur tendant les
768
mains.
— Ils sont tous sains et
saufs !
Zénoria sanglotait dans les
bras de l’une des sœurs de
Keen.
Un peu plus loin, il aperçut
Belinda qui détonnait
désormais en ces lieux, avec sa
robe de deuil.
Au fond de l’église, Sir Paul
Sillitœ prit son chapeau et, en
se retournant, aperçut la
femme assise juste derrière
lui. Elle pleurait à chaudes
larmes, mais ce n’était plus de
tristesse. Il lui demanda
gentiment :
— Vous êtes là pour
quelqu’un qui vous est très
769
cher, n’est-ce pas ?
Elle lui fit la révérence en
s’épongeant les yeux :
— Juste un marin,
monsieur.
Sillitœ revoyait
l’expression d’Adam lorsqu’il
était revenu dans l’église, le
serrement de cœur que lui-
même avait éprouvé à
l’annonce de la nouvelle, une
annonce jaillie comme une
énorme vague.
Il fit un sourire à la
femme :
— Vous savez, ma chère,
nous ne sommes que de
pauvres hommes. Mieux vaut
ne pas trop l’oublier.
770
Il sortit sur la place
toujours encombrée où les
gens criaient et entendit dans
son dos les cloches sonner.
Il songeait à leur première
rencontre, lors de cette
réception ridicule chez
Godschale. Il n’avait encore
jamais vu une femme pareille.
Mais ici, à Falmouth, ce qu’il
lui avait dit alors lui revenait à
l’esprit. Elle s’était plainte de
ce que l’on renvoie Bolitho en
mission après tout ce qu’il
avait souffert. Très remontée,
elle avait suggéré d’envoyer un
autre amiral à sa place. Sillitœ
l’entendait encore. Des chefs
hors du commun – qui ont su
s’attirer la confiance de toute
771
la flotte. Mais Sir Richard
Bolitho, lui, a su s’attacher
leurs cœurs.
Il chercha sa voiture du
regard, puis s’arrêta sur ces
êtres simples, des gens
ordinaires, bien loin de ceux
qu’il fréquentait et dirigeait. Il
murmura : « Tout comme
vous, ma chère Catherine,
avez su conquérir le mien… »
Le brick de Sa Majesté
britannique Larne, quatorze
canons, roulait lourdement
dans la forte houle du large et
faisait route si serré qu’un
terrien peu averti de ces
choses aurait cru que ses
vergues étaient brassées dans
772
l’axe. L’île s’étendait par son
travers, une végétation fort
tentante tremblotait dans la
brume de chaleur. Les plages
les plus proches illuminées par
le soleil étaient d’une
blancheur immaculée. Cela
dit, une barrière de mauvais
aloi s’étendait entre l’île et le
brick solidement charpenté, le
récif que l’on distinguait
parfois entre de violentes
gerbes d’embruns.
À l’arrière, dans sa grand-
chambre, son commandant
était étendu de tout son long
sur le banc disposé sous les
fenêtres de poupe grandes
ouvertes. Le vent pouvait ainsi
renouveler un peu
773
l’atmosphère fétide et
apporter à son corps nu une
certaine sensation de
fraîcheur. Le capitaine de
frégate James Tyacke
contemplait les jeux de
lumière sur le plafond bas. Sa
chambre ressemblait, en
miniature, à celle d’une
frégate, mais, au goût de
Tyacke, elle était tout à fait
spacieuse. Il avait auparavant
commandé la Miranda, une
goélette armée, à bord de
laquelle il avait participé à la
reconquête du Cap. C’est à
cette occasion qu’il avait
rencontré pour la première
fois Richard Bolitho. Il n’avait
jamais tenu les officiers de
774
haut rang en grande estime,
mais Bolitho avait
révolutionné beaucoup de ses
opinions. Lorsque la Miranda
avait été coulée par une
frégate française, entraînant
avec elle tout son équipage
dans la mort, Tyacke, qui avait
déjà beaucoup perdu, s’était
dit qu’il n’avait désormais plus
aucune raison de vivre.
Bolitho lui avait fait un
autre cadeau pour lui rendre
sa dignité et sa fierté : il lui
avait demandé de prendre le
commandement de la Larne.
Envoyé en mission au sein
des patrouilles antinégrières
que l’on venait de constituer,
Tyacke se disait qu’il avait
775
trouvé enfin ce que la vie
pouvait lui offrir de mieux. Il
était indépendant, libéré des
contraintes de l’escadre et des
caprices du premier amiral
venu. Cette tâche lui allait
comme un gant.
La Larne était fort bien
conçue et son équipage, de
premier brin. Quant au carré,
si l’on osait l’appeler ainsi,
Tyacke avait trois enseignes,
un pilote et enfin, véritable
rareté, un médecin
parfaitement compétent qui
avait accepté d’endosser le
rôle ingrat de chirurgien de
marine afin de perfectionner
sa connaissance des maladies
tropicales. À se frotter ainsi
776
aux négriers et aux esclaves,
ladite connaissance
progressait à grands pas.
La Larne avait même
embarqué cinq seconds
maîtres, dont deux seulement
étaient présents à bord pour le
moment. Les autres avaient
pris le commandement de
prises faites par Tyacke.
Et puis, sans prévenir, la
nouvelle était arrivée, le
frappant comme un coup de
poing. Ils avaient croisé une
goélette-courrier et c’est ainsi
que Tyacke avait appris la
disparition de Bolitho en mer.
Il les connaissait tous :
Valentine Keen, Allday, qui
avait essayé de l’aider, et,
777
naturellement, Catherine
Somervell. La dernière fois
que Tyacke l’avait rencontrée,
c’était à l’occasion du mariage
de Keen, au début de l’année.
Il ne l’avait jamais plus
oubliée, ni cette façon très
directe qu’elle avait eue de lui
parler, de le regarder sans
détour. Tyacke se leva
brusquement et s’approcha du
miroir accroché au-dessus de
son coffre de mer. Il avait
trente et un ans, il était grand
et bien bâti. Son profil gauche
était avenant et propre à
attirer le regard des femmes.
Quant à l’autre… Seul l’œil
droit donnait encore signe de
vie. Un vrai miracle, comme
778
tout le monde le lui disait. Ça
aurait pu être bien pire.
Vraiment ? La moitié du
visage était brûlée, il n’avait
pas la moindre idée de ce qui
lui était arrivé. Le monde
s’était écroulé pour lui à la
bataille d’Aboukir, lorsque
tous ceux qui se trouvaient
avec lui s’étaient fait tuer. Ça
aurait pu être bien pire…
C’est Bolitho qui l’avait, en
quelque sorte, remis debout.
Un vice-amiral, un héros
admiré de toute l’Angleterre
même s’il scandalisait
beaucoup de gens de sa
génération. Il avait pris
passage à bord de l’humble
Miranda commandée par
779
Tyacke sans jamais se plaindre
de l’inconfort. Bolitho avait
considéré chez lui l’homme,
pas la victime, et il avait pris la
peine de s’occuper de lui.
Il fit demi-tour et revint se
placer devant les fenêtres
ouvertes. Dix jours plus tôt,
alors qu’il pourchassait un
négrier notoire qu’on disait
être dans les parages, ses
vigies avaient signalé une
chaloupe à la dérive, l’une des
embarcations du Pluvier Doré.
Ce jour-là, Andrew Livett, leur
chirurgien, avait bien gagné
ses émoluments. Les
survivants étaient à demi
morts, en grande partie à
cause de l’insuffisance d’eau
780
douce. Dans leur
précipitation, ils n’avaient pas
eu le temps de compléter les
pleins au moment
d’abandonner l’épave.
Tyacke s’était assis, le
visage dissimulé dans la
pénombre, et avait écouté le
plus ancien des survivants,
Luke Britton, lui narrer la
mutinerie, puis le
retournement de situation
amené par Bolitho lorsqu’il
avait réussi à mater ceux qui
avaient trahi leur capitaine.
Il lui avait raconté
comment le canot était passé
de l’autre côté du récif, tandis
que sa propre chaloupe,
chargée à ras bord de plus de
781
vingt hommes, était entraînée
de l’autre bord. Tyacke voyait
le spectacle que lui décrivait
par bribes cet homme encore
marqué par le drame : le canot
dans lequel avaient pris place
les mutins, réduit en miettes
par la chute des espars, la ruée
des requins sur les hommes
qui se débattaient en hurlant.
Tyacke avait aussitôt
renoncé à son plan de capture
du négrier, le fameux Corbeau
et, changeant de route, avait
commencé à explorer un vaste
triangle le long du récif, à la
recherche de quelque trace de
vie dans ces îles éparses, d’un
signal de fumée, qui sait ?
dans le cas où quelques-uns de
782
ceux qui se trouvaient à bord
du canot auraient survécu.
Mais ils n’avaient rien trouvé
et Tyacke avait dû se résoudre
à admettre que son second, le
dénommé Paul Ozanne,
originaire des îles anglo-
normandes, avait raison
depuis le début. Leurs efforts
étaient vains et, avec deux
femmes à bord, comment
garder le moindre espoir ?
À présent, la Larne se
trouvait elle-même dans une
situation délicate car les
réserves d’eau douce étaient
presque épuisées, comme les
réserves de fruits, dont tout
bâtiment du roi a besoin pour
783
prévenir le scorbut dans ces
eaux tropicales.
Il entendait sans l’écouter
la mélopée des deux hommes
de sonde postés à l’avant pour
surveiller le récif, tandis que
les meilleures vigies grimpées
dans les deux mâts assuraient
la veille, relevées toutes les
heures, avant que la lumière
aveuglante les eût rendues
inopérantes.
Que pourrais-je faire
d’autre ?
Ses hommes n’allaient pas
le laisser tomber, il en était
désormais convaincu. Au
début, il avait eu du mal à faire
connaissance avec son
nouveau commandement,
784
d’un équipage différent. Mais,
finalement, il avait réussi à les
conquérir, tout comme il avait
réussi à bord de sa chère
Miranda. Cela dit, si
quelqu’un découvrait qu’il
avait abandonné la chasse du
Corbeau, ils risquaient de se
montrer moins
compréhensifs.
Quelqu’un frappa à la
portière. Gallaway, l’un de ses
seconds maîtres, passa la tête
par l’ouverture.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda
Tyacke en essayant de ne pas
trop laisser voir la tristesse et
le dépit qu’il éprouvait.
— Le pilote vous présente
ses respects, commandant. Il
785
va falloir virer de bord d’ici
une demi-heure.
Le second maître ne
manifestait apparemment pas
la moindre surprise à voir son
commandant ainsi,
complètement nu. Il ne
détourna pas davantage les
yeux lorsque Tyacke le regarda
en face. Plus jamais ça.
Ainsi, c’était la fin. Dès que
la Larne aurait viré de bord, il
serait obligé de rallier
Freetown pour y prendre ses
ordres, pour avitailler et
refaire le plein d’eau douce.
Tout le reste ne serait plus que
souvenirs : des souvenirs qui
resteraient gravés à jamais,
786
comme cette blessure qui le
défigurait.
— Je monte.
Il enfila une chemise et un
pantalon puis jeta un bref
coup d’œil à l’équipet dans
lequel son garçon, un mousse
de treize ans, serrait son rhum
et son cognac. Il repoussa cette
idée. Ses hommes étaient
obligés de se rationner, il
devait en faire autant. Même
cela lui rappelait encore
Bolitho. Commander exige de
donner l’exemple, et la
confiance – il insistait souvent
sur ce point –, la confiance
devait être réciproque.
Il faisait une chaleur
accablante sur le pont, ses
787
chaussures collaient au
goudron des coutures. Mais le
vent, un vent brûlant qu’on
aurait cru arrivé directement
du désert, restait bien établi.
Un regard au compas, un
rapide examen des vergues et
des voiles faseyantes car ils
naviguaient au près serré.
Tyacke se tourna ensuite vers
le pont. Les deux bordées
étaient en train de se
rassembler en prévision du
virement de bord. Ses
hommes étaient plutôt jeunes,
mais vrais marins tout de
même, et bien contents
d’échapper à la rude discipline
de l’escadre, ou à la tyrannie
d’un commandant. Il sourit
788
tristement. Pas d’aspirant à
bord, pas un seul. Ces
missions de chasse aux
négriers n’étaient pas assez
bonnes pour ces garçons sans
expérience, mais amiraux en
puissance.
Son second l’observait,
visiblement troublé. Il
connaissait l’histoire de
Tyacke et de ce vice-amiral.
Des liens puissants les
unissaient, même si Tyacke ne
les évoquait que rarement.
Mais la Larne ne pouvait plus
rester loin de terre trop
longtemps, ils avaient dû déjà
réduire les rations par deux.
Cela dit, Ozanne savait
pertinemment que, si le
789
commandant l’exigeait, lui et
les autres navigueraient
encore pour l’éternité.
Ozanne, pour ne parler que de
lui, savait ce que c’était que le
danger et la ténacité. Dans le
temps, il commandait un
lougre dont le port d’attache
était Saint-Pierre, à
Guernesey. Mais les vaisseaux
ou corsaires français avaient
fini par rendre le commerce
impossible pour d’aussi
modestes navires et il avait
rejoint la marine de guerre,
comme pilote d’abord, puis
comme enseigne.
Tyacke ne voyait rien de
tout cela. Une main en visière,
il était occupé à observer l’île
790
la plus proche. Rien. Il essaya
de ne pas penser aux requins
que lui avait décrits le bosco
du Pluvier Doré. Finir ainsi
valait encore mieux, à tout
prendre, que de tomber aux
mains des marchands
d’esclaves arabes, et surtout
pour les deux femmes. Il se
demanda soudain qui était la
deuxième – sûrement pas la
jeune épouse de Keen. Il
ordonna :
— Faites relever les vigies.
Paul. Même si c’est risqué,
j’aurais bien aimé mouiller
sous l’île et envoyer un
détachement d’aiguade. Mais
cela exigerait davantage de
temps.
791
Ozanne en resta perplexe :
que signifiait ce « davantage
de temps » ? Le commandant
avait-il l’intention de
poursuivre les recherches ?
Quelques-uns des hommes
allaient bientôt en avoir assez.
Ils avaient vu dans quel état se
trouvaient les rescapés qu’ils
avaient recueillis dans cette
chaloupe. L’un d’eux avait déjà
succombé, un second était
mort après qu’ils l’eurent
arraché à la mer.
Ils étaient parfaitement
seuls, et avec les trois
équipages de prises chargés de
conduire des navires capturés
à Freetown, ils manquaient
sérieusement de monde. Il
792
faisait confiance à ses
hommes, mais se méfierait
toujours de ce que la mer
pourrait les pousser à faire.
Tyacke attendit que les
vigies fraîches fussent arrivées
en haut avant de dire à son
second :
— Les deux bordées sur le
pont, Paul, je vous prie. Nous
allons virer de bord et venir
sudet-quart-sud.
Ozanne encaissa sans rien
dire. Il était plus âgé que
Tyacke et il n’irait jamais plus
loin dans la marine. Mais cela
lui convenait. Il se dit qu’il
devait trouver un moyen de
consoler Tyacke, d’une
manière ou d’une autre.
793
— Vous avez fait tout votre
possible, commandant. C’est la
volonté de Dieu – j’en suis
convaincu.
— Oui, peut-être bien.
Le commandant songeait à
la jeune fille qu’il avait espéré
épouser. Il se répétait sur tous
les tons que personne ne
pouvait la blâmer de l’avoir
rejeté lorsqu’il était revenu au
pays avec ces horribles
cicatrices. Mais il en était
encore profondément blessé,
sans pouvoir clairement se
l’expliquer. Et cela, était-ce
aussi la volonté de Dieu ? Que
penseraient tous ces hommes
au visage tanné s’ils savaient
qu’il gardait toujours son
794
portrait dans son coffre, avec
la robe qu’il lui avait achetée
un jour, à Lisbonne ?
Il s’en voulut soudain.
— Parés sur le pont !
Pitcairn, le pilote,
s’approcha du second qui se
tenait près de la roue.
— Il le prend fort mal, pas
vrai ?
— Il a… il a perdu quelque
chose, je ne sais pas
exactement quoi.
— A choquer les écoutes ! À
larguer les voiles ! Du monde
aux bras, et vivement !
Courbés en deux,
accroupis, les hommes
s’attelèrent aux écoutes et aux
drisses. Mais ils se figèrent
795
soudain comme des statues
vivantes en entendant dans le
lointain un coup de canon
rouler en écho sur les récifs.
— Autant !
Tyacke s’empara d’une
lunette rangée dans son
râtelier.
— À envoyer les huniers !
— Du monde en haut !
Un second maître fut
même obligé de houspiller un
matelot pour l’expédier dans
les enfléchures.
Tyacke examina
attentivement la côte
verdoyante de l’île qui se
noyait dans une mer
étincelante.
796
Second coup de canon. Il
serra les mâchoires. Il se
passait quelque chose. Allez,
ma vieille, tu es capable de
voler quand ça te prend !
— Ohé du pont ! Voile
devant sous le vent ! C’est un
brigantin !
— Autre chose en vue ? cria
Tyacke d’une voix impatiente.
La vigie, même si haut
perchée, parut surprise.
— Non, rien,
commandant !
Tyacke mit les mains dans
son dos et les serra très fort,
jusqu’à ce que la douleur le
calme un peu.
— Bâbord en batterie !
Allez, dépêchez-vous, aux
797
pièces !
Les hommes quittèrent
précipitamment leurs postes
et coururent aux sept canons
qui formaient la batterie
bâbord.
La terre disparaissait déjà
dans le lointain. C’est alors
que Tyacke aperçut le
brigantin. Il dit dans un
souffle :
— Bon Dieu, mais c’est ce
salopard de Corbeau !
Ozanne s’en frottait déjà
les mains.
— On va massacrer ce
bougre avant qu’il ait
seulement eu le temps de s’en
rendre compte !
798
Il se retourna et ne vit pas
l’expression de Tyacke.
— Hissez les couleurs !
Monsieur Robyns, tirez-lui un
bon coup de canon sur le
museau, et un autre dans le
bide s’il ne se décide pas à
mettre en panne !
La pièce de chasse partit
au recul et, quelques secondes
plus tard, un boulet s’écrasa
dans l’eau à quelque cinquante
pieds du boute-hors du
Corbeau.
Mais Tyacke n’avait déjà
plus l’œil rivé à sa lunette.
Oublié le négrier, il avait
aperçu, basse sur l’eau, la
silhouette d’un canot.
799
— Le Corbeau réduit la
toile, commandant !
Tyacke fit pivoter son
instrument avec un soin très
étudié pour observer de plus
près le canot dont la voile
battait.
Ce sont eux. C’est
impossible, mais ce sont eux.
Et se tournant vers son
second, le regard brillant :
— Vous voyez, la volonté de
Dieu !
Ozanne hocha la tête.
— Ça doit faire trop
longtemps que je navigue. Je
n’arrive toujours pas à y
croire.
Tyacke essayait d’oublier le
spectacle qui s’offrait à ses
800
yeux dans sa puissante lunette.
— Mettez en panne et
envoyez un détachement de
prise à bord du Corbeau.
Il entendait déjà les palans
grincer, on mettait une
chaloupe à l’eau. Puis le
cliquetis des armes des
hommes qui se laissaient
descendre à bord.
— Ah, monsieur Robyns,
ne leur montrez pas que nous
sommes à court de monde.
Dites à ce vaurien de
marchand d’ébène que s’il
essaie de se débarrasser des
preuves, je n’attendrai pas
d’être à Freetown pour
l’envoyer gigoter en bout de
vergue !
801
Ozanne lâcha simplement :
— Ainsi donc, voilà le
fameux Bolitho.
Tyacke regardait les
nageurs empoigner les
avirons, le canot prendre de
l’erre, cap sur la Larne qui
était en panne.
— Il n’y a pas grand monde
à bord, commandant, lui dit
Ozanne.
Il jeta un coup d’œil à
Tyacke, on devinait sur son
profil intact à quel point il
était tendu. Que peut-il bien
ressentir ? se demanda-t-il.
Pur instinct ? Il savait plus ou
moins consciemment que
c’était autre chose, bien autre
802
chose. Il se protégea les yeux
de la main :
— Qui est donc ce jeune
officier à côté de lui,
commandant ?
Tyacke se tourna alors vers
lui, son profil défiguré éclairé
d’un grand sourire de
soulagement.
— Mon Dieu. Paul,
décidément, cela fait trop
longtemps que vous
naviguez ! – il lui tendit sa
lunette : Jetez donc un œil,
vous réussirez peut-être
même à voir une femme, après
tout ce temps ! – il lui prit le
bras : La dame de l’amiral… et
c’est à nous qu’en revient
l’honneur.
803
Quelqu’un cria :
— Ils ont hissé notre
pavillon sur le Corbeau,
commandant !
Mais Tyacke ne l’entendit
même pas.
— Rassemblez la garde,
Paul. Ce jour est un jour
mémorable.
804
XII
BIENVENUE
805
été changées pendant tout le
repas ; pas de fumée, pas de
dégoulinades de cire qui
eussent nui à l’esthétique.
Ils s’étaient tous retrouvés
dans l’église de Falmouth pour
un événement comme nul ne
l’eût cru possible, en y
repensant. C’était comme une
résurrection.
Balayant la table du regard,
Roxby aperçut d’abord
Bolitho, assis près de Nancy. Il
se demandait comment tout
s’était passé, comment tout
s’était vraiment passé. Adam
était installé au milieu de la
tablée, impassible, ailleurs,
aurait-on pu dire, et jouait
distraitement avec son verre
806
de madère. Il paraissait
changé, peut-être à cause de la
seconde épaulette qui brillait
sur sa vareuse. Il avait obtenu
le grade si convoité de
capitaine de vaisseau,
confirmé au moment même où
Bolitho et Lady Catherine
étaient arrivés, dans un
tumulte indescriptible. La
place, la grand-route, même le
chemin qui menait à la
demeure des Bolitho étaient
noirs de monde, les gens se
bousculaient en poussant des
vivats.
Roxby aperçut également
le lieutenant de vaisseau
Jenour qui causait
tranquillement avec ses
807
parents. Les Jenour se
montraient un peu timides, au
milieu de tous ces invités,
mais les mets délicieux et la
succession ininterrompue des
meilleurs crus avaient fini par
les mettre à l’aise.
Félicité, la sœur de Bolitho,
était là, elle aussi, de même
que son fils, Miles, dont Roxby
remarqua qu’il avait renversé
du vin rouge sur sa chemise.
Cela faisait comme une tache
de sang.
Il y avait également,
accompagné de son épouse, un
de ses collègues magistrats, Sir
James Hallyburton, gros
propriétaire terrien dont la
fortune venait immédiatement
808
après la sienne. Et le major
général de Plymouth, plus
quelques autres, relations
d’affaires plutôt qu’amis
véritables.
Roxby s’éclaircit la voix.
— Mesdames, messieurs,
mes amis, je suis heureux
d’accueillir ici un homme qui
nous est très cher à bien des
titres.
Il surprit Bolitho qui
regardait à l’autre bout de la
table, pas lui, non, mais celle
qui était assise à sa droite.
Lorsque Bolitho avait fait son
entrée avec elle dans le salon
où avait débuté la réception et
dont on avait laissé les hautes
fenêtres grandes ouvertes en
809
dépit de l’automne tout
proche, on avait entendu des
murmures de surprise. Vêtue
d’une robe longue vert
émeraude, les cheveux relevés
pour dégager les boucles
d’oreilles, cadeau de Bolitho,
elle avait un maintien qu’on
n’eût pas attendu au sortir
d’une épreuve pareille. Le cou
et les épaules nus, la peau
bronzée d’avoir séjourné si
longtemps sous un soleil
brûlant, elle avait l’air d’une
Sud-Américaine. Aussi sa
beauté paraissait-elle plus
exotique, moins
conventionnelle. Roxby lui jeta
un coup d’œil et aperçut une
trace de brûlure sur son
810
épaule, comme si elle avait été
marquée au fer rouge. Elle
croisa son regard. Il ajouta
tranquillement :
— Et nous vous souhaitons
la bienvenue, lady Catherine,
nous rendons grâce à Dieu de
vous avoir sauvée. J’ai pensé
que cette petite réunion
intime vous conviendrait
davantage qu’une grande
réception, après le voyage
éprouvant que vous avez dû
endurer pour arriver d’abord à
Portsmouth et enfin, chez
nous !
Elle pencha la tête, ses
pommettes saillantes luisaient
doucement à la lueur des
811
candélabres, et c’est d’une voix
étudiée qu’elle répondit :
— Nous sommes très
sensibles à toutes vos bontés.
Puis elle s’abandonna à ses
pensées, tandis que Roxby
débitait le reste de son
discours qu’il avait
soigneusement préparé.
Elle n’arrivait pas à croire
que tout était fini, que ces
péripéties étaient désormais
derrière eux. Quelques
incidents se rappelaient
encore à elle et parfois la
pensée de certains lui faisaient
peur. Son souvenir le plus vif
était peut-être celui du
moment où ils avaient vu la
Larne arriver, louvoyant au
812
milieu d’une couronne de
récifs.
Et ce pauvre Tyacke, qui
faisait son possible pour
l’accueillir comme il convient,
ses marins qui criaient de joie
pendant qu’on les hissait du
canot, cette embarcation qui
avait été à la fois leur salut et
leur prison, dans laquelle des
hommes étaient morts et
d’autres s’étaient accrochés à
l’idée que Bolitho, d’une
manière ou d’une autre, les
sauverait, même si tout
laissait présager le contraire.
Puis, soudain prise d’un
épuisement sans fond, elle
avait vu ses défenses céder à
cause du cadeau que lui avait
813
fait Tyacke : une robe, toute
froissée d’être restée dans un
coffre. Elle savait maintenant
qu’il la conservait toujours
avec lui depuis que celle qu’il
voulait faire sienne l’avait
rejeté.
Tout timide, il lui avait dit
très bas :
— Vous êtes un peu plus
grande qu’elle, milady, mais…
Elle l’avait serré dans ses
bras et lui avait murmuré :
— Elle m’ira parfaitement.
James Tyacke. Et je serai très
fière de la porter.
Ainsi fut fait. Cette robe
portugaise qu’il avait achetée
pour une autre l’avait habillée,
protégée de ses brûlures et de
814
ses plaies pendant toute la
traversée jusqu’à Freetown.
Arrivés là, ils avaient trouvé
une frégate qui s’apprêtait à
lever l’ancre pour l’Angleterre.
Et tant d’autres souvenirs
encore. Bolitho, son homme,
serrant la main des officiers de
la Larne, avant de s’entretenir
en tête à tête avec le
commandant, ce diable à
demi-figure. Encore ces vivats
de l’équipage lorsqu’ils avaient
embarqué à bord de la frégate,
puis, bien des semaines après,
à l’arrivée à Portsmouth,
poussés par une tempête de
suroît. Les remparts de
l’antique batterie qui
protégeait le port, luisants
815
comme de l’argent sous un
grain soudain, tandis que la
frégate courait jusqu’au
mouillage. Ensuite, les
voitures de poste au milieu de
foules enthousiastes, jusqu’à
Londres. Bolitho y avait
rencontré l’amiral Godschale,
la nouvelle de leur arrivée les
avait précédés grâce aux relais
du télégraphe qui assuraient la
transmission des messages
depuis Portsmouth.
Ils avaient fait halte dans
leur petite maison au bord du
fleuve, à Chelsea. Là, elle avait
abandonné la robe que lui
avait offerte Tyacke et revêtu
ses propres vêtements.
Sophie, en prenant la robe
816
qu’elle venait d’ôter, lui avait
demandé :
— Que dois-je en faire,
milady ?
— Prenez-en grand soin.
Un jour, je la lui rendrai et je
lui revaudrai sa gentillesse.
Sophie l’avait regardée
sans trop comprendre.
— Si j’excepte Richard,
c’est le seul homme qui m’ait
jamais fait verser des larmes.
Catherine tourna les yeux
vers la table et vit que Richard
la regardait. Elle prit l’alliance
qu’elle portait au doigt, rubis
et diamants étincelant à la
lumière des chandeliers,
comme pour envoyer un
message à lui seul destiné. En
817
réponse, elle le vit poser la
main sur sa chemise, à
l’endroit où il conservait son
médaillon, comme pendant
toutes ces nuits et tous ces
jours interminables passés
dans le canot non ponté.
Elle l’avait accompagné à
l’Amirauté, mais seulement
parce qu’il avait insisté.
« Nous ne faisons qu’un, Kate,
j’en ai vraiment assez de faire
semblant ! »
Godschale avait eu l’air
sincèrement heureux de la
voir et il avait certainement
remarqué son alliance, car elle
considérait que Richard l’avait
épousée dans la petite église
de Zennor. Puis, tandis que
818
Bolitho allait s’entretenir de
sujets et d’autres, elle avait
repris les grandes coursives de
l’Amirauté pour regagner la
voiture qui l’attendait au bas
des marches.
Elle se rendit compte que
la seconde sœur de Richard,
Félicité, lui jetait des regards
hostiles. C’était son ennemie,
et elle le serait à jamais.
Elle se replongea dans ses
souvenirs, Richard, lorsqu’il
s’adressait aux hommes dans
le canot, dissimulant sa
déception lorsqu’ils avaient
aperçu la terre, pour se rendre
compte ensuite qu’il s’agissait
de cette île inhospitalière et
déserte. Elle revoyait son
819
visage alors, trait pour trait,
lorsqu’il leur avait redonné de
l’espoir en leur faisant briller
l’existence d’une autre île,
d’eau, la possibilité du salut.
Non, elle n’oublierait jamais.
Elle se tourna alors vers
Adam et le trouva pensif. Elle
se demandait s’il avait vu
Zénoria, car elle était partie
dans le Hampshire avec les
deux sœurs de Keen pour aller
rejoindre son mari.
C’était étrange, les gens
paraissaient tellement
changés… même la maison, où
ils avaient été reçus avec
enthousiasme par Ferguson et
les autres. On avait versé
beaucoup de larmes. Richard,
820
au contraire, ne paraissait
guère atteint ; il était habitué à
prendre la mer pour des
durées bien plus longues.
Pourtant, ses retrouvailles
avec Adam avaient été très
émouvantes et c’est seulement
lorsqu’elle avait embrassé le
jeune homme qu’elle avait
discerné un désespoir
tranquille dans ses yeux.
Vulnérable. Comme Tyacke,
qui ne retrouverait jamais ce
qu’il avait perdu. Elle se
détourna quand Adam la
regarda à son tour. Mieux
valait sans doute ne pas trop
s’appesantir là-dessus.
Roxby mit un terme à ses
réflexions et considéra toute la
821
tablée. Il avait le front luisant,
effet de l’exaltation et du
porto.
— Mon seul regret est que
le capitaine de vaisseau
Valentine Keen et sa
ravissante jeune épouse ne
soient pas des nôtres ce soir.
Je parie qu’il y aura eu
quelques larmes lors de leurs
retrouvailles, car on aurait pu
croire que tout se liguait
contre eux.
Catherine vit qu’Adam
serrait convulsivement le
poing. Roxby poursuivit :
— Mais un marin doit avoir
quelqu’un qui l’attend lorsqu’il
rentre après avoir servi le roi.
822
Il jeta un regard plein de
tendresse à ses deux enfants,
James et Helen. Cette
dernière venait tout juste
d’épouser un jeune avocat fort
prospère ; pas de risque de
séparation de ce côté-là,
songea-t-il.
— J’espère donc que notre
valeureux commandant Keen
connaîtra bientôt la joie – il fit
un clin d’œil à sa femme : de
fonder une famille, cette
aventure exaltante !
Cette dernière tirade
souleva des rires et quelques
convives se mirent à taper sur
la table. Catherine savait que
Richard la regardait toujours.
Sans doute se trompait-elle au
823
sujet de Keen, c’était son
imagination… Et il ne fallait
pas que Richard le sût jamais.
Puis Roxby se fit plus
solennel.
— Je vous demande de
lever votre verre en l’honneur
du plus éminent des fils de
Falmouth, ainsi qu’à Lady
Catherine, dont la beauté ne le
dispute qu’au courage !
On porta le toast, puis tout
le monde se détendit, tandis
que les valets commençaient à
servir des coupes de fruits.
Bolitho poussa un soupir. Il
n’avait jamais eu grand
appétit, même lorsqu’il était
aspirant. Ce souvenir lui tira
un sourire. Il arrivait même
824
que l’ordinaire des jeunes
messieurs se composât de rats
engraissés par des miettes de
biscuit de mer… Il regarda
Catherine, il avait envie d’être
près d’elle, de la toucher :
cette distance entre eux et ces
rires qui n’en finissaient pas
lui rappelaient la nuit où ils
s’étaient retrouvés, à Port-
aux-Anglais, lorsque son
perfide époux avait donné un
souper du même genre. Il en
gardait le souvenir d’une
véritable torture, il avait bien
pressenti tous les périls, mais
sans en tenir le moindre
compte.
Il se pinça un peu la taille.
Après leur équipée dans ce
825
canot, il était revenu amaigri,
mais le plantureux dîner de
Roxby, poisson, volailles,
venaisons, sans compter une
procession d’autres mets,
allait rapidement y mettre bon
ordre.
Il songeait aux nouvelles
inouïes qu’il tenait de
Godschale. Il lui avait
demandé ce qu’il était advenu
de Gossage, capitaine de
pavillon de Herrick lors de
cette malheureuse affaire du
convoi.
Godschale, qui leur servait
du vin, s’était interrompu et,
pointant l’index :
— Le contre-amiral
Gossage, s’il vous plaît. Et
826
nous lui verserons une
pension exceptionnelle
lorsqu’il aura quitté
définitivement la marine…
Pour le moment, on lui a
confié la tâche de rechercher
des bois pour la construction
navale. Dieu sait qu’il ne reste
plus guère de forêts en
Angleterre ni de bois propres à
cet usage – puis, hochant la
tête : Cela n’a guère de sens.
Bolitho se rappelait la
conversation qu’il avait
surprise entre le procureur et
Sir Paul Sillitœ, lorsque
Herrick passait en cour
martiale. Faut-il que j’aie été
assez naïf pour ne pas voir
qu’il se laissait corrompre ? Ils
827
avaient convaincu Gossage de
fournir un témoignage propre
à innocenter Herrick, sans
parler des indemnités que
l’Amirauté se verrait
dispensée de verser.
Et il y avait eu encore
d’autres nouvelles. Lorsque la
perte du Pluvier Doré avait été
connue, Godschale avait
envoyé précipitamment
quelqu’un d’autre au cap de
Bonne-Espérance. Encore un
autre personnage : le contre-
amiral vicomte Ingestre, l’un
des trois officiers généraux
membres de la cour.
Godschale était d’humeur
bénigne ce jour-là.
828
— Bon sang de bois, sir
Richard, cela me fait plaisir de
vous voir sain et sauf, ainsi
que la ravissante créature qui
vous accompagne.
Réfléchissez, mon vieux, vous
seriez arrivé un mois plus
tard, vous auriez assisté au
magnifique service donné en
votre honneur à Londres !
Ainsi donc, la perte du
Pluvier Doré avait tout
bouleversé. Keen ne
deviendrait pas commodore,
et plus question de jouer le
moindre rôle pendant la
campagne du Portugal. Il avait
raconté l’essentiel de ce qu’il
avait appris à Catherine, dans
la voiture qui les ramenait par
829
les quais jusqu’à la paisible
maison de Chelsea. Lorsqu’il
plairait à Leurs Seigneuries, il
retournerait à bord du Prince
Noir, toujours mouillé à
Portsmouth. Le dernier
caprice de son vaisseau amiral
semblait à peine croyable.
Comment un bâtiment tout
neuf, sans souvenirs, pouvait-
il posséder l’espèce de volonté
propre qu’avait son vieil
Hypérion ? Une fois les
réparations achevées, il avait
quitté son mouillage avec un
nouveau commandant alors
que l’amiral restait à désigner.
Il était aussitôt entré en
collision avec un vieux deux-
ponts utilisé comme ponton.
830
Le deux-ponts avait chaviré
puis coulé, son flanc dépassait
encore de l’eau. Quant au
Prince Noir, il était rentré se
faire réparer. Son
commandant allait se
retrouver en cour martiale. Le
destin. Le destin, à n’en pas
douter.
Godschale l’avait regardé
avec un petit sourire.
— Ce sera encore une fois
les Antilles, sir Richard, si
vous acceptez. Je ne vous
blâmerai pas si vous refusez,
après tout ce que vous venez
d’endurer.
Bolitho connaissait assez
l’amiral pour comprendre qu’il
831
voulait lui signifier
exactement l’inverse.
Catherine l’avait écouté en
silence, le regard perdu dans
le paysage, le fleuve et les
barges, les chiens errants, les
soldats avec leurs femmes près
d’une taverne.
— Je n’essaierai pas de
discuter, mon amour. Je sais
qui tu es. Je t’ai vu mener ta
vie et je l’ai partagée, ce qui
n’est pas donné à tout le
monde – puis, le regardant
avec fierté : Je t’aime
tellement…
Bolitho leva la tête alors
que Nancy lui murmurait
quelque chose à l’oreille et
832
entendit sa sœur Félicité
déclarer :
— Se retrouver seule
femme à bord d’un bateau au
milieu de tous ces hommes,
lady Catherine. Cela a dû vous
poser un certain nombre de…
problèmes ?
Catherine se tourna vers
elle, le regard fulgurant.
— Nous ne servions pas le
thé tous les jours, madame
Vincent, et l’intimité à laquelle
nous avions droit était des
plus réduites. Mais nous
avions d’autres distractions.
— D’aucuns vantent votre
grande beauté, lady Catherine.
J’aurais cru…
833
Tout le monde s’était tu et
Roxby s’apprêtait à intervenir,
mais Catherine posa la main
sur son bras. Elle répondit :
— Je pense que chacun sait
ici ce que vous auriez cru,
madame Vincent – elle vit
Miles pouffer en silence : Si ce
n’étaient le respect que je dois
à nos hôtes et l’amour que je
porte au plus courageux, au
plus généreux des hommes, je
ne tiendrais pas ainsi ma
langue. Mais laissez-moi vous
dire que, si cela devait se
reproduire, je pourrais me
montrer beaucoup moins
agréable.
Félicité se leva, un valet de
pied se hâta pour retirer sa
834
chaise.
— J’ai la migraine. Miles,
donne-moi la main.
Nancy lâcha, excédée :
— Elle me dégoûte, elle me
fait honte !
Mais Bolitho ne regardait
que celle qui venait de
déclarer son amour pour lui,
ouvertement, sans hésitation.
Roxby rompit le silence :
— Je crois qu’un peu de
porto serait le bienvenu, non ?
Il fit un signe de tête à sa
femme en poussant un gros
soupir de soulagement.
— Je vous remercie, Lady
Catherine. Je n’aurais pas
voulu qu’elle gâche cet instant.
835
Elle posa sa main gantée
sur la sienne.
— Gâcher ?
Elle rejeta la tête en arrière
et éclata de rire, de ce rire en
cascade qui lui était
coutumier.
— Lorsque l’on a dû
partager l’océan avec des
requins assoiffés de sang, la
plus amère des femmes ne
vous paraît pas si mauvaise !
Un peu plus tard, alors que
le jeune Mathieu les
reconduisait en voiture dans
les chemins étroits, au milieu
des champs éclairés par une
lune qui brillait de tout son
éclat, Catherine ouvrit toutes
grandes les fenêtres, faisant
836
ainsi luire comme de l’argent
ses épaules nues.
— Je n’aurais jamais cru
revoir ce pays, ni sentir cette
odeur puissante de terre.
— Je suis désolé, ma
sœur…
Elle se tourna pour poser
ses doigts sur ses lèvres.
— Ne pense qu’à ce que
nous avons réussi ensemble.
Même lorsque nous sommes
séparés, et nous allons l’être
de nouveau, je suis avec toi,
comme je ne l’ai jamais été.
Désormais, ton bâtiment et tes
hommes sont comme une part
de moi-même.
Elle lui demanda
tendrement :
837
— Comment va ton œil ?
Bolitho regarda la lune. Il
la voyait entourée d’un halo
brumeux.
— Beaucoup mieux.
Elle se laissa aller contre
lui. Il sentait son parfum, son
corps.
— Je n’en suis pas si sûre.
Je vais écrire à ce médecin.
Elle le prit dans ses bras et
poussa un soupir lorsque, se
penchant, il déposa un baiser
sur son épaule.
— En attendant, aime-moi.
Cela fait si longtemps. Trop
longtemps…
Mathieu, qui somnolait à
moitié sur son siège, car les
chevaux connaissaient le
838
chemin aussi bien que leur
écurie, sursauta en les
entendant parler. Ce furent
ensuite des éclats de rire
suivis d’un silence. Cela fait
bien plaisir de les voir revenir,
se dit-il. Tout le monde était
là.
Allday lui avait raconté
comment, après s’être jeté
contre Sir Richard, elle avait
fait face aux mutins, sans
montrer la moindre crainte, et
que c’était cela qui les avait
sauvés.
Mathieu esquissa un
sourire ; il savait bien, à voir
comme Allday avait un peu
rougi, qu’il en rajoutait un
peu.
839
Avec une femme comme
celle-là, Sir Richard pourrait
conquérir la terre entière.
Bodmin, capitale de la
Cornouailles, regorge
d’auberges et de relais de
poste. On y trouve aussi de
modestes pensions pour les
voyageurs qui s’acheminent en
nombre vers l’est jusqu’à
Exeter, voire jusqu’à Londres,
ou encore au nord, vers
Barnstaple puis les ports
importants de la côte ouest, en
direction de Falmouth et de
Penzance. C’était alors une
ville ancienne, bâtie à la
bordure des marais. Elle avait
longtemps été un repaire de
840
brigands et de voleurs de
grand chemin. On pouvait en
voir pourrir aux carrefours, en
guise d’avertissement pour
leurs confrères.
L’arrière-salle de l’auberge
du Royal George, basse de
plafond, était assez agréable,
et peu différente de ce que l’on
trouvait dans les autres
auberges de l’endroit où les
voyageurs commandaient un
pot de bière ou quelque chose
de plus fort pour rincer le bon
fromage et les excellentes
viandes froides que l’on
servait pendant que l’on
changeait les chevaux pour la
dernière étape avant
Portsmouth.
841
Le capitaine de vaisseau
Adam Bolitho refusa l’aide
d’un valet qui se proposait de
prendre sa coiffure et son
manteau. Il trouva un siège à
haut dossier, loin du feu, sans
ôter ses vêtements de voyage
qui le protégeaient en quelque
sorte de la curiosité publique.
De toute manière, il ne faisait
pas particulièrement chaud, ni
en voiture malgré la chaleur
dégagée par les autres
passagers, ni à présent dans la
salle où brûlait une flambée. Il
avait quitté Falmouth aux
aurores par la première
diligence, le col remonté et son
manteau de mer bien fermé
pour cacher ses insignes de
842
grade. Ses compagnons étaient
des civils, des marchands pour
la plupart. Ceux qui avaient
réussi à se tenir éveillés
pendant le voyage avaient
discuté des nouvelles
perspectives que leur ouvrait
l’extension du conflit de
commercer avec le Portugal
d’abord, puis avec l’Espagne.
L’un d’eux avait remarqué la
coiffure d’Adam, qu’il avait
tenté de dissimuler plus ou
moins maladroitement sous
son manteau.
— Vous êtes commandant,
n’est-ce pas, monsieur ? Et si
jeune en plus !
Adam avait répondu
sobrement :
843
— Capitaine de vaisseau.
Il n’avait pas eu l’intention
d’être désagréable ni de
blesser, mais cette sorte de
gens le rendaient malade.
Pour eux, guerre rimait avec
pertes et profits, certainement
pas avec os brisés et
rugissement de canons.
L’homme avait insisté :
— Quand tout cela
prendra-t-il fin ? C’est à croire
que personne n’est capable de
mettre à genoux ce Bonaparte.
— Monsieur, nous faisons
de notre mieux, lui avait
répondu Adam. Mais si l’on
consacrait davantage d’or à
construire des vaisseaux, et
moins à remplir la panse des
844
marchands de la Cité, nous en
aurions plus vite fini.
Du coup, l’homme ne
l’avait plus importuné.
Il n’était pas paru dans la
salle et Adam en avait conclu,
rasséréné, que Bodmin
marquait le terme de son
voyage.
L’une des servantes était
venue et lui avait fait une
petite révérence.
— Un petit quelque chose
pour le commandant ?
Elle était jeune et
appétissante, il se dit qu’elle
n’était pas insensible aux
hôtes de passage lorsqu’ils
avaient l’air un peu
gourmands.
845
— Ma fille, as-tu du
cognac ?
Elle répondit dans un
gloussement :
— Bien sûrement que non,
m’sieur – mais pour vous, ce
sera oui.
Elle le quitta
précipitamment et revint
bientôt avec un grand verre
agrémenté d’un assortiment
de fromages frais.
— Ça arrive droit de la
ferme, m’sieur – et,
l’examinant avec une certaine
curiosité – ’z’êtes peut-être
commandant d’un bâtiment
d’guerre, m’sieur ?
Il se tourna vers elle, le
cognac lui réchauffait la
846
langue.
— Exact, l’Anémone, une
frégate.
Ce cognac était vraiment
excellent, du cognac de
contrebande sans aucun
doute.
Elle lui répondit avec un
grand sourire :
— C’est un honneur de
vous servir, m’sieur.
Adam hocha la tête. Après
tout, pourquoi pas ? Rien ne le
pressait d’arriver si tôt à
Plymouth comme il l’avait
affirmé. Et son second serait
tout content d’assurer plus
longtemps l’intérim en son
absence. La prochaine
diligence en partance ferait
847
l’affaire. Le voyant réfléchir
ainsi, elle devina ce qu’il
échafaudait et reprit :
— Bon, eh bien, si vous
repassez un jour par ici… –
elle lui prit son verre pour le
remplir : Je m’appelle Sarah.
Elle posa le verre près de
lui et s’enfuit en voyant arriver
le tenancier tout rouge qui lui
cria d’aller s’occuper des
autres voyageurs. Changer les
chevaux ne prenait pas très
longtemps, il n’en fallait guère
plus au garde et au cocher
pour avaler quelques pintes de
bière ou de cidre. Le temps,
c’est de l’argent.
Adam s’affala dans son
fauteuil et se laissa noyer dans
848
le brouhaha. Ce souper… la
vive algarade entre Lady
Catherine et tante Félicité qui
ne l’accepterait jamais comme
son neveu. Son oncle… Il
s’interrompit soudain dans ses
pensées. C’était comme s’il
avait retrouvé un frère, après
avoir tant craint de le perdre.
Il était content de
retourner à Plymouth pour y
recevoir ses ordres : des plis à
porter à l’Escadre de la
Manche, des croisières dans le
golfe de Gascogne pour jauger
les intentions de l’ennemi.
N’importe quoi, pourvu que
cela l’occupât et lui remplît
suffisamment la tête pour ne
plus penser à Zénoria. Mais il
849
se disait au même moment
qu’il ne pourrait pas l’oublier,
et encore moins cette nuit où
ils avaient fait l’amour, ce
corps svelte entre ses bras, sa
bouche brûlante pressée sur la
sienne. Il avait connu
plusieurs femmes, mais jamais
encore une femme comme
elle. Elle avait oublié avec lui
toute crainte, elle lui avait
rendu sa passion comme s’ils
étaient tous deux purs et
innocents, malgré les épreuves
qu’elle avait endurées.
Il jeta un regard à son
verre. Vide, et il s’en était à
peine rendu compte. Lorsqu’il
le regarda une seconde fois, il
était plein. Il allait peut-être
850
réussir à dormir le restant du
voyage et pria le Ciel de lui
épargner tous ces tourments.
À présent, elle avait
retrouvé son mari, elle s’offrait
à lui, par devoir, en se sentant
coupable, mais non sans
amour. Les imaginer
ensemble le rendait fou de
jalousie. Keen qui la touchait,
qui parvenait à vaincre sa
timidité, qui possédait ce qui
lui revenait de droit.
Haïr Valentine lui était
impossible. De fait, il avait
toujours ressenti une grande
affection pour lui, il savait que
Keen éprouvait pour son oncle
les mêmes sentiments
profonds que lui. C’était un
851
homme courageux et loyal, un
homme honnête dont
n’importe quelle femme serait
fière d’être amoureuse. Mais
pas Zénoria. Adam savoura
son cognac un peu plus
lentement. Il devait rester
doublement prudent, en actes
comme en paroles. Même si ce
n’était pas encore le cas, Keen
pourrait bien devenir un rival,
un ennemi.
Je n’ai aucun droit à faire
cela. Il ne s’agit pas seulement
d’honneur, mais aussi du
renom de ma famille.
Les chevaux s’ébrouaient
dans la cour, il entendit des
voix. On annonçait l’arrivée de
la diligence suivante. C’était
852
sans doute celle qui était
partie de Falmouth à la même
heure, mais elle passait par
Truro et des villages alentour.
Le visage du tenancier
s’éclaira d’un large sourire.
— Bonjour, messieurs. Et
qu’est-ce que je vous sers ?
La servante, Sarah, était
arrivée elle aussi et scrutait les
visages des arrivants.
Adam ne fit plus attention
à eux. Que se passerait-il s’il
revoyait Zénoria ? Et s’il faisait
le nécessaire pour l’éviter, cela
ne servirait-il pas à attiser les
soupçons ? Comment se
comporterait-elle ? Se tairait-
elle, avouerait-elle tout à son
mari ? C’était peu probable et
853
cela valait mieux pour tout le
monde.
Il décida de sortir prendre
l’air pour remettre de l’ordre
dans ses pensées en attendant
le départ. Il allait attraper son
chapeau lorsqu’il se figea,
avant entendu quelqu’un
mentionner le nom de Bolitho.
Deux hommes se tenaient
près de la cheminée. À voir
son habit, le premier était un
fermier – grosses bottes et
lourds gants d’équitation.
L’autre était un gaillard assez
replet, fort bien habillé, sans
doute un marchand qui se
rendait à Exeter. Ce dernier
disait à son compagnon :
854
— J’ai eu un tel choc, c’était
alors que je me trouvais à
Falmouth – et je me félicite de
ne pas avoir manqué
l’événement. Le retour de Sir
Richard Bolitho a mis la ville
en ébullition. Je n’aurais
jamais cru qu’un homme
pouvait susciter autant
d’affection.
— J’y étais également, je
me rends souvent là-bas pour
le marché. Un marché
intéressant dans certains cas,
et aussi bon que les autres
pour le reste – il remua son
pot et ajouta : La famille
Bolitho est très célèbre dans le
coin – ou je devrais peut-être
855
dire qu’elle jouit d’une grande
notoriété ?
— C’est à ce point ? J’ai lu
quelque chose au sujet de
leurs exploits dans la Gazette,
mais rien…
Son compagnon éclata d’un
gros rire.
— Ce qui vaut pour les uns
ne vaut pas forcément pour les
autres, voilà ce que j’en dis !
Leur voiture avait dû
s’arrêter devant d’autres
auberges plus longtemps qu’au
Royal George. Le dernier à
s’être exprimé parlait très fort
et se voulait insultant. Il
poursuivit, comme s’il
s’adressait à tous ceux qui
étaient là :
856
— Ça couche avec la femme
d’un autre, on raconte même
des histoires de viol et pis
encore. Bon, cher ami, vous
savez ce qu’on dit à propos du
viol… en général, faut être
deux !
Adam sentait le sang lui
monter à la tête, la voix de cet
homme lui perçait le crâne
comme un couteau brûlant.
Mais de qui parlait-il ? de
Catherine ? de Zénoria ? Ou
bien faisait-il allusion au père
d’Adam, à sa mère qui avait
vécu comme une putain pour
élever le fils dont Hugh
Bolitho ignorait l’existence et
ne l’avait apprise que trop
tard ?
857
Il se leva et la fille lui
demanda :
— Ça s’rait-y qu’vous
partez, m’sieur ?
— Sur-le-champ… euh,
Sarah…
Elle le regardait, sans
comprendre exactement ce
qui se passait. Il reprit :
— Un pot à bière, je te prie.
Et un grand.
Elle le lui apporta,
médusée. Adam sortit de la
pénombre et s’approcha du
passe-plat qui s’ouvrait sur la
cuisine. Un visage apparut :
— M’sieur ?
— Remplissez-moi ça avec
le liquide le plus infect que
vous ayez sous la main – il lui
858
montra une bassine dans
laquelle une fille vidait des
pots de chambre. Tiens, voilà
qui fera parfaitement l’affaire.
L’homme le regardait, les
yeux écarquillés.
— J’y comprends rien,
m’sieur…
Il n’hésita pas longtemps
en voyant l’expression d’Adam
et se hâta d’aller chercher la
bassine. Adam reprit son pot
et s’approcha de la cheminée.
Le tenancier, occupé à
essuyer un pichet, cria :
— La Flèche de Plymouth
est prête à embarquer,
messieurs !
Mais personne ne bougea
car Adam prenait la parole :
859
— Je crois comprendre que
vous parliez de la famille
Bolitho, les Bolitho de
Falmouth.
Il avait parlé très
calmement, lentement, mais
pourtant cette déclaration fit
l’effet du tonnerre au milieu
de ce grand silence.
— Et alors, même si c’est le
cas ? répondit l’homme en
faisant volte-face. Ah, je vois,
vous êtes l’un de ces messieurs
de la marine – j’imagine que
les gens de votre corporation
ne partagent pas mon avis !
— Sir Richard Bolitho est
un officier exceptionnel, lui dit
Adam, un gentilhomme au
sens le plus noble du terme, ce
860
que vous ne pourrez
évidemment jamais
comprendre.
L’individu commençait à
faire profil bas.
— Maintenant, j’en ai
assez !
Le tenancier cria :
— Je ne veux pas de
bagarre chez moi, messieurs !
Adam, sans quitter l’autre
des yeux, lui répondit :
— Mais non, pas ici. J’offre
à boire à ce porc qui a la
langue trop bien pendue.
L’homme n’y comprenait
rien :
— A boire ?
— Oui, lui dit doucement
Adam. C’est de la pisse,
861
comme ce qui sort de votre
clapet !
Il lui balança le liquide à la
figure puis jeta le pot. Tandis
que l’autre crachait et se
secouait, il se débarrassa de
son manteau et poursuivit :
— Permettez que je me
présente. Je m’appelle Bolitho,
capitaine de vaisseau Adam
Bolitho.
L’autre était furieux.
— Je vous briserai les
reins, allez au diable avec
votre arrogance
insupportable !
— Faudra-t-il que je vous
insulte un peu plus ? fit Adam
en le frappant au visage. Epées
ou pistolets, monsieur ? À
862
vous de choisir, et avant le
départ de la prochaine
diligence.
Le tenancier, affolé, dit au
civil :
— Retire ce que tu as dit,
Seth, le jeune commandant est
réputé.
L’autre parut hésiter :
— Je ne savais pas, ce
n’étaient que des paroles en
l’air, voyez-vous…
— Elles ne vous coûteront
jamais que votre existence
misérable – et, se tournant
vers l’aubergiste : Je vous
demande pardon pour toute
cette scène. Je vous
dédommagerai.
863
On entendit soudain des
murmures, Adam avait sorti
un pistolet qu’il examinait en
prenant tout son temps. Il
savait qu’il l’aurait tué. C’était
toujours la même chose –
mensonges sur le compte de
sa famille, tentatives répétées
de salir leur honneur, et les
menteurs se réfugiaient en
plus dans l’anonymat et la
lâcheté.
L’homme était presque en
larmes.
— Je vous en prie,
commandant, j’avais sans
doute trop bu !
Sans s’occuper de lui,
Adam se tourna vers un grand
chandelier en laiton que l’on
864
tenait allumé en permanence,
afin que les fumeurs puissent y
prendre du feu pour leur pipe.
Le fracas du coup souleva
des cris de terreur dans la
cuisine. La flamme était
éteinte, mais la bougie était
intacte. Avant de remettre le
pistolet sous son manteau,
Adam demanda
tranquillement :
— Qui vous a raconté tout
ça ?
Le garde de l’une des
diligences se tenait dans la
porte, une espingole dans les
mains, mais il recula lui aussi
en apercevant des épaulettes
de capitaine de vaisseau.
865
Le dénommé Seth fit un
signe de la tête.
— Un joyeux luron,
commandant. J’aurais dû
deviner qu’il mentait. Mais il
m’a dit qu’il avait des liens
avec votre famille.
Adam comprit
immédiatement.
— Un certain Miles
Vincent ? C’est cela ?
L’homme acquiesça de
mauvais gré.
— C’était au marché.
— Parfait. Nous allons
vérifier, n’est-ce pas ?
Il traversa la salle,
s’arrêtant juste pour déposer
quelques pièces dans la main
de l’aubergiste :
866
— Pardonnez-moi.
Le tenancier compta la
somme d’un seul coup d’œil, il
y en avait pour cher. La balle
était allée s’écraser dans le
lambris. Il sourit. Il allait la
laisser là où elle était et peut-
être même faire poser une
petite plaque au-dessus du
trou pour distraire la clientèle.
Sarah attendait près de la
voiture. Les voyageurs
détournaient la tête, de peur
de provoquer eux aussi
quelque violence.
Adam prit une pièce d’or et
dit à la fille :
— Vis ta vie, Sarah. Et ne te
vends pas pour une misère.
867
Il glissa la pièce entre ses
seins.
— Pour un endroit où on ne
sert pas de cognac, tu sais fort
bien comment faire pour
échauffer les sens d’un
homme !
La voiture était hors de vue
depuis longtemps et l’on
n’entendait plus le son de sa
corne à l’approche du pont
étroit et de la route de
Liskeard lorsque les gens
restés dans la salle osèrent
rompre le silence. La fumée du
coup de pistolet planait encore
légèrement au ras du plafond.
Seth commença à protester :
— Mais comment aurais-je
pu savoir ?
868
Personne ne tenait à
croiser son regard. Puis
l’aubergiste se décida :
— Bon sang, Seth, tu as
failli connaître ta dernière
heure !
La jeune Sarah tira la pièce
de son corset et la regarda
fixement. Elle se souvenait de
la douceur de ses doigts,
l’aisance avec laquelle il s’était
adressé à elle. Personne ne lui
avait encore jamais parlé
ainsi, et elle n’était pas près de
l’oublier. Elle remit
soigneusement la pièce à sa
place et, lorsqu’elle releva la
tête pour regarder la route
déserte, ses yeux étaient
remplis de larmes. Que Dieu
869
vous garde, mon jeune
commandant !
L’aubergiste qui était sorti
dans la cour lui passa le bras
autour des épaules.
— Tu sais, mon enfant, y a
pas beaucoup de gens par ici
qui se soucient de ce qu’ils
risquent chaque fois qu’ils
quittent le port – il la serra un
peu plus fort : Et j’aimerais
pas trop me mettre à dos ce
jeune monsieur-là !
Installé à bord de la Flèche
de Plymouth, Adam
contemplait le paysage à
travers les vitres salies par la
poussière. Lorsqu’il jetait un
coup d’œil à ses compagnons,
c’était pour les trouver
870
endormis ou faisant semblant
de dormir. Mais lui-même
n’arrivait pas à s’assoupir et il
avait l’impression de voir le
visage de Zénoria dans l’image
que lui renvoyait la vitre. La
fille aux longs cheveux, si
beaux ; la fille aux yeux
couleur de lune, comme disait
son oncle.
Il s’était conduit
stupidement au Royal George.
Capitaine de vaisseau ou pas,
sa carrière aurait été finie s’il
avait tué l’autre en duel. Et
cela aurait entraîné en outre la
disgrâce de son oncle. Fallait-il
qu’il en soit toujours ainsi ?
… Miles Vincent. Oui,
c’était certainement lui. Peut-
871
être avait-il agi à l’instigation
de sa mère ? Non, Adam ne le
pensait pas, la vraie raison
n’était que trop évidente : la
haine, la jalousie, le besoin de
vengeance… Ses doigts se
serrèrent sur son sabre et il vit
un éclair de peur passer dans
les yeux de son vis-à-vis.
Il songea soudain à son
père. Un vieux maître-pilote
qui avait connu Hugh lui avait
raconté qu’il était violent et
prenait facilement la mouche,
disposé à provoquer n’importe
qui lorsque l’envie lui en
prenait. La vieille demeure de
Falmouth était encore
imprégnée de son souvenir,
comme un lourd nuage
872
d’orage. Je ne ferai pas la
bêtise de suivre ses traces.
Pour la première fois de
tout le voyage, le soleil se mit à
briller d’une pâle lumière.
Il pensa à son Anémone, à
sa fille du vent. Elle serait son
seul et unique amour.
873
dorés, que Bolitho lui avait
donnée pour lui signifier qu’il
était son maître d’hôtel
personnel. Il avait complété sa
tenue par un pantalon de
nankin et des chaussures à
boucle, ce qui, pour un marin,
est l’image même du terrien
bien mis. Mais il paraissait
inquiet et le souci creusait des
rides dans son visage tanné
par le soleil.
— Encore heureux que
j’aye pas perdu ça à bord de ce
foutu Pluvier Doré – il tenta
un sourire : J’aurais dû voir
qu’y avait queq’chose qui
clochait sur cette saleté de
baille !
874
— Écoute, John, lui
conseilla Ferguson, va donc
voir cette dame. Si tu l’fais
pas, y en a d’autres qui s’en
chargeront. Si elle arrive à
remettre La Tête de Cerf en
état, ça sera un gibier de
choix.
— Et qu’est-ce que j’ai
donc à lui offrir ? répliqua
Allday, fort abattu. Qui veut
d’un marin ? À mon avis, elle
en a eu son content après avoir
perdu son homme avec
l’Hypérion.
Ferguson n’avait rien à
répondre à ça. Ou c’était du
vent, ou bien c’était du
sérieux. Quoiqu’il en fût, il
était en tout cas rudement
875
content de revoir Allday. Il ne
revenait toujours pas de
l’attitude de Grâce, qui n’avait
jamais perdu espoir. Elle avait
toujours cru dur comme fer
qu’ils allaient s’en tirer.
Mais Allday poursuivait
son discours tout seul :
— Je n’ai pas d’argent,
juste un peu que j’ai mis de
côté, mais pas assez pour
subvenir à ses besoins…
Ozzard passa la tête :
— Tu ferais mieux de te
décider. Le jeune Mathieu est
venu avec la voiture, il peut
t’emmener jusqu’à
Fallowfield.
Allday vérifia une dernière
fois sa tenue dans la glace
876
accrochée au mur de la cuisine
et grommela :
— Je ne sais pas, j’ai peur
de me rendre ridicule.
Ferguson, quant à lui, avait
arrêté sa position :
— Je m’en vais te dire une
bonne chose, John. Lorsqu’on
a annoncé que, Sir Richard et
toi, vous aviez disparu, je suis
allé faire un tour à La Tête de
Cerf.
— Pour l’amour du Ciel,
s’exclama Allday, j’espère que
tu ne lui as rien dit !
— Non, juste avalé une
lampée de bière – il insista :
Et de la fameuse, pour une
aussi petite auberge.
877
Allday ne pouvait détacher
ses yeux de lui.
— Alors, tu lui as dit ?
Ferguson hocha
négativement la tête.
— Mais je l’ai vue. Et elle a
fait des merveilles de cet
endroit.
Allday attendit la suite, car
il savait qu’il y avait une suite.
Ferguson poursuivit sans
se presser :
— Je vais te dire autre
chose. Elle a fait tout le
chemin jusqu’à la ville afin
d’assister au service funèbre –
il sourit, visiblement soulagé :
Tu sais bien, celui que tu as
manqué !
878
Allday ramassa son
chapeau.
— J’y vais.
Ferguson lui donna un
coup de poing dans le bras.
— Que diable, John, on
dirait que tu pars encaisser
une bordée !
— Tiens, fit Ozzard, voilà
Sa Seigneurie qui arrive.
Ferguson se précipita à la
porte.
— Elle vient sûrement pour
voir les livres. Ça vous remet
du cœur au ventre de la savoir
revenue.
Ozzard attendit que le
majordome fût parti puis,
discrètement, posa une
sacoche en cuir sur la table.
879
— Voilà ta part. J’ai le
sentiment que ça pourrait te
servir.
Allday défit le cordon et
découvrit, interloqué, ce qui
se trouvait dans le sac.
Ozzard lui dit, l’air
dédaigneux :
— Tu ne t’imagines tout de
même pas que j’allais jeter du
bon et bel or aux requins,
non ? Des fois, tu sais, je me
pose de sérieuses questions
sur ton compte – et, se
radoucissant : Du lest de
plomb, ça fait exactement le
même bruit quand ça tombe à
l’eau, c’est en tout cas ce que je
me suis dit sur le moment.
Allday était ému.
880
— S’il y a quelque chose
que je peux faire pour toi un
jour – mais tu le savions déjà,
Tom ?
Ferguson revint, tout
étonné.
— Lady Catherine n’était
pas là.
Ozzard leva ses chétives
épaules.
— Elle aura sans doute
changé d’avis. Les femmes
sont comme ça, tu sais bien.
Allday sortit, le soleil
brillait faiblement. Il gagna la
voiture qui était celle dont on
usait habituellement pour
aller chercher du vin ou du
poisson au port. Le jeune
Mathieu remarqua lui aussi
881
qu’Allday était fort élégant,
mais, tout comme Ferguson
avant lui, jugea qu’il était plus
prudent de ne pas risquer la
moindre plaisanterie.
Lorsqu’ils eurent atteint la
petite auberge, près de la
Helford qui coulait derrière
les arbres, Mathieu dit :
— Je viendrai vous
chercher plus tard.
Il le regardait avec chaleur,
se souvenant de ce qu’ils
avaient vu et fait ensemble,
toute cette « autre vie » que
Lady Catherine brûlait de
connaître et qu’elle avait
désormais partagée avec un
courage exemplaire.
882
— Je ne vous avais encore
jamais vu ainsi, John.
Allday descendit de
voiture.
— Et j’espère bien que ça
ne t’arrivera plus jamais.
Alors qu’il se dirigeait vers
l’auberge, il entendit la voiture
repartir – avant qu’Allday ait
eu le temps de changer d’avis.
L’endroit respirait un air
de fraîcheur, le mobilier tout
simple était briqué et orné de
fleurs. Un bon feu brûlait dans
l’âtre. Il devina que la
fraîcheur du soir devait
tomber assez tôt lorsque l’on
se trouvait comme ici tout
près de la mer et du fleuve.
883
Il pencha la tête comme un
vieux chien en humant l’arôme
d’un pain qui sortait du four et
l’odeur d’un plat qui mijotait
dans une marmite.
C’est à ce moment qu’elle
arriva. Elle passa une porte
basse, mais s’arrêta net en le
voyant. Elle essaya d’effacer
d’une main une traînée de
farine qu’elle avait sur la joue
tout en rejetant de Vautre la
mèche qui lui tombait sur les
yeux.
— Oh, monsieur Allday !
J’ai cru que c’était l’homme
qui vient me livrer les œufs !
Et vous me voyez dans cet
état – je dois être horrible !
884
Il s’avança lentement,
comme s’il marchait sur
quelque chose de fragile, avant
de poser son paquet sur une
table de service.
— Je vous ai apporté un
cadeau, madame Polin.
J’espère que vous l’aimerez.
Elle défit lentement le
paquet, il ne la quittait pas des
yeux. Horrible. C’était la
femme la plus adorable qu’il
eût jamais rencontrée.
Sans lever les yeux, elle lui
dit d’une voix timide :
— Je m’appelle Unis.
Puis, poussant un petit cri
de surprise, elle dégagea la
maquette sur laquelle Allday
avait commencé à travailler
885
avant de partir pour le cap de
Bonne-Espérance. Il ne lui dit
rien, mais elle savait bien qu’il
s’agissait du vieil Hypérion.
— C’est vraiment pour
moi ?
Elle le regardait, les yeux
brillants, puis elle se pencha et
prit sa grosse patte entre ses
mains.
— Merci, John Allday –
puis, avec un grand sourire :
Bienvenue à la maison.
886
XIII
ET ADIEU DONC
887
vibrait, tandis que dans les
hauts, de minuscules
silhouettes bondissaient
comme des singes au milieu
du lacis sombre que formaient
enfléchures et haubans,
drisses et bras.
Sedgemore pointa sa
lunette sur la darse et s’arrêta
sur le canot-major peint en
vert du Prince Noir qui
attendait devant les marches.
Les avirons faisaient avant ou
sciaient de manière à éviter
d’endommager l’embarcation
secouée par le clapot. Le
maître d’hôtel du
commandant, Tojohns,
remplissait les fonctions de
patron et il mettrait
888
certainement un point
d’honneur à ce que tout se
passe bien.
Le vaisseau bruissait de
conversations et de rumeurs
depuis que Tojohns était
monté à bord et avait raconté
un certain nombre de choses.
Le naufrage, la mutinerie, les
requins mangeurs d’hommes,
et, le plus beau de tout,
comment la dame de l’amiral
avait souffert et enduré toutes
ces épreuves avec eux.
Un matelot poussa un cri
de douleur en recevant le coup
de garcette que venait de lui
administrer un second maître
bosco.
889
Sedgemore se dit que cela
ferait du bien à tout le monde
de prendre la mer. Les
officiers étaient pour la
plupart aussi novices que le
gros de l’équipage et la moitié
de l’état-major n’avait encore
jamais mis le pied à bord d’un
vaisseau du roi. Ils vont vite
apprendre, se dit-il,
sarcastique. Il n’avait pas du
tout envie de laisser leur
ignorance et leur
incompétence mettre en péril
la suite de sa carrière. Il se
tourna vers le pont, là même
où son prédécesseur avait été
coupé en deux par un boulet
français. Ce genre
d’événement était la première
890
source de promotion, et nul ne
se posait de question, au cas
où une seconde chance ne se
présenterait pas.
Sedgemore pensait aussi à
son commandant, si changé
depuis qu’il avait quitté son
bâtiment pour cette vague
mission au Cap : à celui qui
l’avait remplacé pour être
aussitôt relevé de son
commandement après cet
abordage malheureux.
Sedgemore avait eu de la
chance : il était descendu à
terre porter des plis au major
général et on n’avait donc rien
à lui reprocher.
Il était content de savoir le
capitaine de vaisseau Keen de
891
retour, l’autre était si distant,
impossible de le percer à jour.
Keen était revenu, tout
heureux, plein d’allant,
apparemment guère troublé
par le grand nombre de
terriens et de gibiers de
potence qui constituaient son
équipage.
Ils avaient connu un
épisode délicat lorsque le
Prince Noir avait levé l’ancre
pour prendre la passe très
étroite de Portsmouth avant
d’aller mouiller sous Spithead.
Le vent était anormalement
fort, Sedgemore avait senti ses
cheveux se dresser sur sa tête
en voyant défiler le long du
bord les récifs de la pointe de
892
Portsmouth, il avait
l’impression que les maisons
du front de mer n’étaient qu’à
quelques brasses. Il s’était
alors tourné vers le
commandant : il souriait en
regardant les hommes
agrippés aux bras. Il avait fallu
doubler les timoniers à la
grande roue double. Quand il y
repensait, il se disait que Keen
avait acquis un regain de
jeunesse, d’enthousiasme, que
l’on n’avait pas senti chez lui
lorsqu’il attendait l’ouverture
de la cour martiale qui allait
juger le contre-amiral Herrick.
Etait-ce d’avoir survécu
aux épreuves dans ce canot, ou
d’avoir retrouvé sa jeune
893
femme ? Il y avait sans doute
un peu de tout cela.
D’autres marins arrivaient
pour s’assurer que les cabillots
étaient bien libres, avant de
défaire les drisses afin de ne
pas les retrouver coincés par
les embruns lorsque l’ancre
serait claire.
Sedgemore se mit à sourire
tout seul. Oui, cela allait faire
du bien de s’en aller d’ici.
Apparemment, leur
destination n’était pas le
Portugal, mais les Antilles. Un
coin perdu du bout du monde
qui le mettrait à l’abri de ses
créanciers, le temps de se
refaire. Sedgemore était d’une
ambition invraisemblable :
894
d’abord un commandement,
puis le grade de capitaine de
vaisseau confirmé. C’était
comme s’il avait couché son
destin noir sur blanc. Il avait
pourtant une faille, il aimait
jouer et un petit séjour aux
Antilles le mettrait à l’abri…
jusqu’à la prochaine fois. Et
puis, Sir Richard Bolitho allait
bientôt monter à bord. Avec
son expérience et son prestige,
la perspective d’un
avancement n’en était que
plus probable.
Il vit passer Jenour qui
montait sur le pont avec
Yovell, puis ils disparurent à
l’arrière. Jenour avait été
jusqu’alors un jeune officier
895
plein d’allant, toujours prêt à
raconter des histoires qui
captivaient le carré. À présent,
de tous ceux qui venaient
d’échapper à la mort, il
paraissait le plus atteint, le
plus taciturne. Cela dit,
Sedgemore savait que bien
peu de secrets résisteraient à
quelques semaines de mer.
Le troisième lieutenant.
Robert Whyham, qui était de
quart, annonça :
— Le canot pousse,
monsieur !
— Je vais prévenir le
commandant. Faites
rassembler la garde.
Il aimait bien Whyham,
seul rescapé de l’ancien carré
896
et qui en peu de mois avait été
promu de son rang d’officier
en cinquième. Il l’enviait
aussi, sans savoir trop
pourquoi, si ce n’est qu’il avait
servi sous les ordres du
commandant Keen à bord de
son ancien vaisseau amiral,
l’Argonaute, une prise qu’ils
avaient faite aux Français.
Encore un jour où ils s’étaient
couverts de gloire. Sedgemore
s’appesantissait rarement sur
le versant plus sombre de ce
genre de choses.
Il hésita, donna un dernier
coup d’œil pour s’assurer que
l’on ne puisse pas lui
reprocher de rien laisser à la
traîne.
897
— Et dites à cet aspirant de
se rendre à l’avant. Qu’il
vérifie que la marque de
l’amiral est parée, qu’on
l’envoie seulement au dernier
coup de sifflet.
Whyham porta la main à sa
coiffure dégoulinante d’eau.
— Bien, monsieur.
La bonne nouvelle, c’était
que cette cérémonie se
passerait aussi bien que
possible. Les deux officiers
fusiliers appartenaient à
l’équipage d’armement du
Prince Noir, équipage qui
comptait désormais huit cents
hommes et officiers.
Le lieutenant de vaisseau
Sedgemore vérifia rapidement
898
les parements de son manteau
et ôta sa coiffure en arrivant
près du fusilier de faction qui
se tenait, imperturbable,
devant la portière du
commandant.
Un jour, moi aussi, j’y
aurai droit. Pendant une
fraction de seconde, il eut peur
d’avoir parlé à voix haute,
mais lorsqu’il se tourna vers le
factionnaire, il remarqua avec
soulagement qu’il n’y avait
personne.
Il donna du poing contre la
portière.
— Commandant ?
Le commandant du Prince
Noir était debout sous la
899
claire-voie de sa chambre de
jour. Il leva les yeux vers les
vitres tachées par les
embruns. Le ciel était gris, de
gros nuages fuyaient et les
rafales frappaient de temps en
temps le haut tableau du
vaisseau. On avait l’impression
de se trouver dans les tréfonds
de la coque. Il jeta un coup
d’œil à Jenour, qui, l’air
maussade, examinait
distraitement quelques
papiers laissés là par Yovell à
la signature de Keen. Il avait
du mal à se l’imaginer à bord
du canot, les mains déchirées
à force de souquer ; et tout ce
sang dans les fonds, lorsque
Allday avait dû amputer la
900
jambe du capitaine du Pluvier
Doré. Et il avait tout autant de
mal à se revoir tel qu’il était
alors lui-même.
Il savait ce qui tourmentait
Jenour. Il lui dit :
— Il fallait bien que cela
arrive un jour. Vous êtes resté
aide de camp de Sir Richard
plus longtemps que
quiconque. Il vous apprécie, et
c’est sa façon à lui de vous
récompenser, la seule
d’ailleurs qui soit convenable.
Jenour émergea de ses
sombres pensées. Bolitho lui
avait dit lui-même que,
lorsqu’ils auraient rallié les
Antilles, et dès que l’occasion
se présenterait, il lui
901
trouverait un commandement
qui lui convienne. La chose
était habituelle et, au fond de
lui-même, Jenour était
conscient que c’était
inéluctable. Mais il n’avait
aucune envie de quitter
l’amiral. Il faisait désormais
partie de ce corps précieux
par-dessus tout, nous, les
« Heureux Elus », comme
disait ce pauvre Oliver
Browne. Et les heureux élus se
faisaient plus rares à présent,
mais cela ne l’arrêtait pas.
Keen prit son silence pour
la marque d’une hésitation
persistante et poursuivit :
— Nous n’avons pas le droit
de refuser nos responsabilités.
902
C’est un privilège qui nous est
accordé, non un droit. C’est
une chose que j’ai apprise
comme beaucoup. Au début,
vous étiez moins sûr de vous –
il lui sourit : Moins mature, si
vous préférez. Mais vous avez
acquis de l’expérience, et nous
en avons plus que jamais
besoin. Regardez par exemple
ce bâtiment, Stephen. Des
mousses et des vieux
briscards, des volontaires et
de la racaille. Ainsi va la vie.
Sir Richard a reçu ordre
d’appareiller pour les Antilles
à la tête de quatorze vaisseaux
de ligne – il lui montra la pile
de papiers : Et combien lui en
ont donné Leurs Seigneuries ?
903
Six au lieu de quatorze, une
seule frégate au lieu des trois
promises. C’est toujours la
même chose. Et voilà
pourquoi nous avons tant
besoin de vos talents, que cela
vous plaise ou non. Regardez,
par exemple, le neveu de
l’amiral. Lui aussi, il a été son
aide de camp. À présent, il est
capitaine de vaisseau confirmé
et il commande une jolie
frégate.
Jenour était incapable de
se comparer à Adam Bolitho.
Le neveu ressemblait
terriblement à son oncle, avec
en plus un feu intérieur qui lui
venait d’ailleurs, sans doute de
son père. Il soupira :
904
— Je vous remercie pour
votre compréhension,
commandant.
Keen le regarda se retirer
avant de se consacrer à la
routine, se préparer à prendre
la mer. Dès que l’ancre serait
haute et caponnée, il ne
quitterait pas la dunette tant
qu’ils n’auraient pas franchi la
passe et paré les aiguilles. Puis
cap au sud-ouest vers le large.
À ce stade, son équipage de
néophytes pourrait montrer
ses talents – ou son manque
de talent – tandis que le grand
vaisseau se laisserait porter le
long de la côte ouest.
On entendait de partout
des piétinements, des cris
905
aussi de temps à autre,
étouffés par la distance et
l’épaisseur du bois. Tous ces
bruits qui racontaient
l’activité et la tension qui
règnent lorsqu’un bâtiment de
guerre met à la voile. Les
hommes devaient avoir
d’autres pensées, en dehors de
la peur qu’ils éprouvaient à
devoir grimper dans la mâture
au-dessus d’une coque qui se
balance, ou d’avancer le long
des vergues pour apprendre à
larguer et à prendre des ris
dans la tempête. Ils devaient
songer à leur foyer qu’ils
laissaient derrière eux, et
qu’ils ne reverraient peut-être
jamais. Des hommes que les
906
détachements de presse, peu
portés à la pitié ou à la
commisération, avaient
arrachés aux rues de leur ville,
aux chemins de leur
campagne. C’était là un
caractère très particulier aux
marins. La plupart de ceux qui
servaient déjà le roi, même de
force, ne voyaient pas
pourquoi les autres ne
partageraient pas leur sort.
Keen passa à bâbord pour
jeter un coup d’œil par les
fenêtres ruisselantes qui
donnaient en abord sur le
balcon. Le paysage était
brouillé, comme une peinture
que l’on aurait laissée sous la
pluie : les fortifications d’un
907
gris lugubre, et les toits d’un
rouge chaleureux en arrière-
plan. Il se revoyait conduisant
son bâtiment dans le goulet, et
Julyan, son maître-pilote, qui
s’exclamait : « Bon Dieu, j’ai
bien cru pendant une seconde
ou deux qu’on allait arracher
la véranda du Vieux Québec ! »
Ai-je changé à ce point ?
Est-ce l’influence qu’elle a eue
sur moi ?
Après tout, que
demandait-il ? Il l’aimait ;
pourquoi avait-il été surpris
qu’elle finisse par trouver au
fond d’elle-même de quoi
l’aimer en retour ? Peut-être
s’agissait-il simplement de
gratitude.
908
Mais rien de tout cela ne
s’était produit. Pendant un
long, très long moment, elle
était restée dans ses bras à
sangloter doucement, à
murmurer contre sa poitrine.
Même maintenant, il n’en
était pas sûr.
Ils s’étaient assis au coin
du feu dans l’appartement
qu’on leur avait réservé dans
leur vaste demeure du
Hampshire. Ils auraient pu
croire qu’ils en étaient les
seuls occupants. Puis elle lui
avait pris la main pour le
conduire dans la pièce à côté.
Un feu y brûlait également et
transformait leurs ombres en
spectres qui dansaient la
909
gigue. Elle s’était tournée vers
lui, toujours à quelques pas,
ses yeux brillaient à la lueur
des flammes. Puis, d’un geste
délibéré, elle avait laissé
glisser sa robe sur le sol. Elle
s’était approchée de lui et ils
étaient tombés ensemble sur
le grand lit. Médusé, il l’avait
sentie attirer ses lèvres sur ses
seins érigés, elle lui maintenait
la bouche, un téton puis
l’autre, à le rendre fou. Mais ce
n’était pas fini. Elle était
étendue sur la couche, nue, si
bien que sa cicatrice était
exposée à la lueur des
flammes. Jamais encore elle
ne l’avait laissé la voir ainsi,
sans montrer la moindre
910
honte. Elle l’avait regardé par-
dessus son épaule nue et avait
murmuré : « Prends-moi
comme tu voudras. À présent,
j’en ai le courage. » Et sa voix
s’était brisée lorsqu’il avait
enlacé son corps. « Quand je
pense à tout cet amour dont tu
as été privé. »
Et les choses avaient
continué ainsi, jusqu’au jour
où Keen avait reçu ordre de
rallier Portsmouth : passion,
exploration, découverte. Leur
séparation avait été pénible, et
lui avait laissé au cœur une
souffrance comme il n’en avait
encore jamais connu.
Quelqu’un frappa, il
répondit :
911
— Entrez !
Non, il n’en était pas
encore à oublier son bâtiment
dans un moment d’extase.
Sedgemore regarda la
chambre, là même où ces
importants messieurs de la
cour martiale étaient venus
prendre quelques
rafraîchissements durant les
interruptions de séance.
— Le canot de Sir Richard
Bolitho vient de pousser de la
darse, commandant.
— Parfait.
Keen consulta sa montre.
Un nouvel appareillage, mais
avec, cette fois-ci, l’espoir au
cœur, la certitude qu’elle
l’attendrait. À présent, il savait
912
pourquoi ce qu’ils avaient
connu à bord du canot l’avait
laissé aussi calme : il ne se
souciait pas de vivre ou de
mourir, il n’avait rien à
perdre.
— Il y a beaucoup de
courant, commandant.
Keen hocha la tête, mais
revivait ces nuits et, parfois,
ces jours. Elle lui avait fait
découvrir un désir, des
tourments qu’il n’avait jamais
éprouvés, des jouissances qu’il
n’aurait jamais pu imaginer. Il
dit brusquement :
— Oui, c’est cela. Mettez
tous les hommes disponibles
au cabestan, je désire lever
l’ancre dès que possible.
913
— C’est déjà fait,
commandant.
Keen sourit : Vous y avez
intérêt. Avec le temps,
Sedgemore promettait de
devenir un bon second, il en
avait déjà apporté la preuve.
Et c’était mieux ainsi, avec cet
équipage de gens à dégrossir.
Il remarqua que
Sedgemore s’était mis sur son
trente et un pour accueillir
l’amiral. Sa vareuse
d’uniforme ne sortait pas de
chez quelque tailleur juif du
port, mais de chez un tailleur
de qualité. Son sabre était une
arme de prix, la lame de bon et
bel acier bleuté était ornée de
motifs décoratifs et estampée.
914
La solde d’un lieutenant de
vaisseau n’y eût pas suffi, et
Keen savait que le père de
Sedgemore n’était qu’un
modeste bourrelier.
Il revint à son vaisseau.
— Je vois que nous avons
bon nombre de bambins chez
nos jeunes messieurs.
— C’est exact,
commandant. Deux des
aspirants ont à peine douze
ans.
Keen ramassa son sabre.
— Bien, surveillez-les,
monsieur Sedgemore.
— Comme s’ils étaient mes
propres fils, commandant !
Keen se tourna vers lui :
915
— Ce n’est pas ce que je
voulais dire. À leur âge, ils
sont souvent les souffre-
douleur de tout le monde. Et
je ne veux pas qu’on leur en
fasse subir plus qu’il n’est
nécessaire.
Il sortit et, passant près du
factionnaire :
— Comment va votre
femme, Tully ?
Le fusilier claqua des
talons.
— Nous attendons un
troisième enfant, merci,
commandant !
Il rayonnait encore de
bonheur lorsque Keen et son
second arrivèrent sur le pont
916
où régnait une lumière
blafarde.
Sedgemore hocha la tête. Il
en avait appris un bout sur son
commandant, aujourd’hui. S’il
avait été plus futé, il aurait
même deviné où et quand
Keen avait appris à se
comporter ainsi.
Keen examinait le canot-
major vert qui tournait la
poupe en mourant sur son
erre. Il n’avait pas besoin de
lunette pour distinguer dans la
chambre Bolitho,
recroquevillé dans son
manteau de mer.
Allday était assis à ses côtés
et c’est son propre maître
d’hôtel qui tenait la barre. De
917
vieux souvenirs lui revenaient,
peut-être à lui plus qu’à
d’autres. Cette femme
adorable près de lui dont les
embruns révélaient les
combes, lorsqu’elle avait
embarqué avec eux dans ce
canot. Et les deux mutins qui
étaient morts, le premier de la
main d’Allday, l’autre, à
supposer qu’il eût vraiment
été l’un d’eux, d’avoir bu de
l’eau de mer, dans des
souffrances effroyables. Ils
avaient eu des nouvelles du
dernier mutin, celui qui avait
pris place dans la chaloupe du
bosco. On l’avait pendu à
Freetown quelques heures
après leur débarquement là-
918
bas. La justice se montrait
d’autant plus sévère et
expéditive que l’on était loin
des autorités.
Lady Catherine était
certainement à Portsmouth,
quoi qu’ait pu lui dire Bolitho.
Elle regardait sans doute le
canot bouchonner,
s’accrochant à cette image
pour la garder vivante dans
son esprit.
Keen fit un bref sourire au
plus ancien des officiers
fusiliers, le major Bourchier,
qui inspectait une dernière
fois la garde d’honneur.
— Alors, major, fâché de
partir ?
919
Bourchier gonfla les joues,
des joues presque aussi
écarlates que sa tunique.
— Non, commandant, je
suis prêt à aller jouer aux
petits soldats, pas vrai ?
Un être sans trop
d’imagination, mais soldat
digne de confiance, songea
Keen. La seule fois où il l’avait
vu manifester une certaine
émotion, c’était à bord du
Benbow de Herrick, après la
bataille. Tous les fusiliers dont
le poste de combat était sur la
dunette étaient étendus là,
bien allongés, dans une mare
de sang qui montrait assez
qu’ils avaient été de vrais
soldats. Peut-être s’était-il
920
imaginé là, gisant avec eux. Il
leur venait à tous cette pensée,
un jour ou l’autre.
— Fusiliers ! Garde à vous !
Il faisait un froid de gueux
à la pointe de Portsmouth,
balayée par un vent humide
qui soufflait en rafales.
L’équipage du canot qui luisait
comme du verre se démenait
pour l’amener au pied de la
coupée.
Bolitho se retourna pour
jeter un dernier regard à
l’entrée de la darse, par
laquelle tant d’autres étaient
passés avant lui. Mais cette
fois-ci, c’était bien différent. Il
passa le bras autour des
épaules de Catherine, il
921
détestait ces instants de
séparation. Il aperçut Allday
sur les marches, un sergent
fusilier qui surveillait ses
hommes. Leur mission
consistait à empêcher des
curieux de troubler les
derniers instants de Bolitho
sur le sol de l’Angleterre. Non
qu’ils fussent bien nombreux.
C’était sûrement un avant-
goût de l’hiver qui les
attendait, et des tempêtes
d’octobre.
Catherine essuya les
embruns qui lui trempaient le
visage et se tourna vers lui,
l’air anxieux.
— Tu feras attention à toi,
mon chéri ?
922
Il la serra plus fort.
— Tu le sais bien. J’ai une
raison de vivre, désormais.
Il l’avait suppliée de ne pas
rester et de rentrer
directement à Falmouth. Mais
il savait que cela lui était
impossible.
— Lorsque nous étions
dans ce canot… reprit-elle –
elle hésita, elle aurait voulu
être n’importe où, sauf dans
cette rue balayée par le vent :
Je savais que je pouvais
regarder la mort en face,
puisque tu étais avec moi.
Sans toi…
Elle se tut de nouveau.
— Tu le vois, je ne suis pas
si courageuse.
923
Pendant la route, avec
Mathieu qui menait la voiture
au milieu des ornières –
lesquelles, avec l’hiver,
deviendraient vite une vraie
bouillasse –, il lui avait parlé
de son escadre, six voiles au
lieu de quatorze, une seule
frégate au lieu de trois. Même
en y ajoutant le Prince Noir,
certainement l’un des plus
formidables vaisseaux en
service, cette Flotte ne
permettait pas de chasser les
Français de leurs possessions
aux Antilles. Et tout cela parce
que Bonaparte avait décidé de
s’emparer du Portugal et de
mettre son propre fils sur le
trône d’Espagne. Cette
924
initiative les avait contraints à
diviser leurs forces, si bien
que même le renfort de la
Flotte saisie aux Danois n’y
suffisait pas.
— Tu me manqueras, tu ne
peux pas savoir à quel point,
reprit-il.
Elle resta silencieuse, il
savait qu’elle éprouvait le
même sentiment. Il faut que je
lâche ses épaules, que je
descende ces marches et que
j’embarque dans le canot. Et
tout sera fini.
Il se souvenait de son air
de dédain lorsqu’il lui avait
appris que sa seule et unique
frégate serait le vieux Tybald,
un vaisseau qu’il connaissait
925
fort bien, sous le
commandement d’un homme
qui valait son pesant d’or
lorsqu’il s’agirait d’aller tâter
la puissance de l’ennemi aux
Antilles.
— Ce ne sera donc pas
Adam ?
Elle semblait si préoccupée
de sa sécurité qu’elle avait
envie de voir autour de lui
tous ceux qui lui étaient chers.
Il lui demanda :
— Que vas-tu faire ?
Elle le regardait avec une
rare intensité, comme
désespérée.
— J’aiderai Ferguson – et
puis, Zénoria sollicitera peut-
être mon avis pour lui trouver
926
une maison en Cornouailles.
Je sais que la famille de Keen
s’en méfie encore un peu…
Voilà qui ne surprenait
guère Bolitho : de belles
demeures à Londres et dans le
Hampshire, un frère avocat
richissime et un autre qui se
disait modestement
« fermier », alors qu’il
possédait davantage de terres
que Roxby.
— J’ai fait porter quelques
objets à bord. De quoi te
nourrir convenablement –
ainsi, tu te souviendras de
moi de temps en temps.
Il déposa un baiser dans
ses cheveux. Ils étaient tout
mouillés d’embruns, et peut-
927
être aussi par le crachin. Mais
cela aurait pu être des larmes.
— Prends soin de ton œil.
Elle n’en dit pas plus. Au
début, on aurait pu garder
espoir, c’était ce que lui avait
redit le médecin. Il pouvait
encore se passer quelque
chose. Mais il ne lui avait
guère laissé de doute, le temps
déciderait.
Bolitho entendit les
chevaux piaffer sur les pavés,
pressés de s’en aller, comme
s’ils savaient que, cette fois-ci,
ils prenaient le chemin de
Falmouth et de leurs écuries
bien tièdes.
— Kate, je me suis arrangé
pour que tu sois accompagnée
928
par quelques cavaliers
pendant ton voyage.
Elle ôta son gant et posa la
main sur sa joue.
— Tu as déjà oublié ta
tigresse ? Ne crains rien,
Richard. Souviens-toi
seulement que la maison
t’attend… Tu te le rappelles,
c’est ce que tu me disais toi-
même après la perte du
Pluvier Doré, alors que nous
avions si peu de chances de
survivre.
Il détourna les yeux.
— Je n’oublierai jamais… il
se tut : Si seulement nous
avions plus de temps.
— Tous les marins s’en
plaignent, mon amour.
929
— Et puis, ton anniversaire
est dans trois jours… J’aurais
tant aimé être avec toi.
Il se disait qu’elle devait
éprouver le même sentiment :
l’âge, le temps qui passe. Tout
cela lui paraissait si précieux à
présent.
Il la mena contre le mur, à
l’abri. Il voyait déjà en
imagination son vaisseau
amiral aux Antilles. Un gros
bâtiment, qui naviguait seul,
mais une poussière sur ce
vaste océan hostile.
— Je lèverai mon verre en
ton honneur, Kate.
Sans se retourner, Allday
lui cria :
930
— Je crois qu’il est l’heure,
sir Richard. C’est la renverse
et Tojohns a du mal à ne pas
bouger.
— Très bien. Faites-lui
signe d’accoster.
Puis il fit volte-face et la
serra très fort contre son
manteau constellé d’embruns.
— Je t’aime tant, Kate.
Mon cœur se déchire à l’idée
de te quitter.
Ils échangèrent un long
baiser, essayant de graver cet
instant dans leur mémoire,
revivant tous les souvenirs,
leur triomphe sur tous les
dangers et même la mort.
Lorsqu’elle se tourna vers lui,
elle avait les larmes aux yeux.
931
— Je ne supporte pas l’idée
de te savoir à Port-aux-Anglais
sans moi. Ce jour où tu es
arrivé, où notre amour a pu se
donner libre cours, à jamais.
Cette pensée avait déjà
traversé l’esprit de Bolitho,
mais il avait espéré qu’elle ne
lui reviendrait pas.
Il entendit les avirons que
l’on rentrait et vit qu’elle
regardait Allday, debout près
du canot qui dansait. Un jeune
enseigne était assis dans la
chambre qui le fixait comme si
c’était la première fois qu’il
commandait une embarcation.
Catherine héla Allday :
— Cela est déjà arrivé,
Allday. Mais faites-le pour
932
moi, prenez soin de lui !
Allday eut un sourire
contraint.
— On a tous les deux de
quoi nous donner envie de
revenir, milady – du moins,
c’est le cas pour moi !
Il les regarda s’embrasser,
il savait ce que coûtait cette
séparation à l’homme qu’il
servait et qu’il aimait plus que
nul autre. Puis il se laissa
descendre à bord et se
concentra sur l’enseigne qui
restait bouche bée.
— Il est de coutume que
l’officier descende à terre
lorsqu’un amiral monte à
bord, monsieur !
933
Tojohns se retint de
sourire. L’enseigne sauta sur
le quai et le vent manqua
emporter sa coiffure. Allday
lâcha entre ses dents :
— Sacré nom, çui-ci, c’est
sans espoir !
Bolitho ne s’était rendu
compte de rien.
— Vas-y, dit-il à Catherine.
N’attends pas ici. Tu vas
prendre froid.
Elle se détacha de lui, à
regret, elle lui tendit les bras,
leurs doigts se frôlaient
encore.
— J’ai mon médaillon, dit-
il.
Elle lui lit la réponse
traditionnelle :
934
— C’est moi qui te
l’enlèverai lorsque nous serons
allongés l’un contre l’autre,
mon chéri.
Puis, son vieux sabre
battant contre la hanche,
Bolitho descendit les marches,
salua l’enseigne et son maître
d’hôtel.
— Je suis prêt.
Il s’assit près d’Allday,
remonta le col de son manteau
sur ses oreilles et abrita sa
coiffure.
— Poussez ! Avant
partout !
Les avirons montaient,
redescendaient, on mit la
barre dessous et le joli petit
935
canot se dégagea des marches
glissantes, pleines d’algues.
Sa tête lui faisait mal.
Bolitho avait l’impression que
les avirons battaient un
rythme en cadence, en haut,
en bas, en haut, en bas,
montant et redescendant
comme des ailes à chaque
effort. Le canot s’éloigna du
rivage.
Il allait retrouver la vie à
laquelle il s’était attendu
lorsque, âgé de douze ans, il
avait pris la mer pour la
première fois. Dans trois
jours, ce sera ton
anniversaire. Il entendait
encore sa voix emportée par le
vent. Plus tard, dans la
936
solitude de sa chambre, il
revivrait chacune des heures
qu’ils avaient passées
ensemble. Leurs promenades,
le bonheur que leur
procuraient le silence et le fait
de se comprendre sans dire un
mot, cet élan soudain et
impétueux qui les poussait à
s’aimer, assoiffés l’un de
l’autre, d’une avidité qui les
laissait haletants et, parfois,
un peu honteux.
Il se retourna pour
regarder la terre qui
s’éloignait. On voyait les
coques noir et blanc de
plusieurs bâtiments de guerre
qui tiraient sur leurs câbles.
Voilà mon univers. Pourtant,
937
il avait beau essayer, il ne
pouvait admettre qu’il n’y eût
pas quelque chose d’autre. Ils
avaient appris des privations
qu’ils avaient subies à bord du
canot du Pluvier Doré, même
lui. Leurs souffrances avaient
fait naître une étrange
camaraderie entre les
naufragés, sans notion de titre
ou de grade. Et puis, les
hommes avaient respecté
Catherine et sa servante, en
dépit des dangers trop réels
qui les menaçaient.
Ne m’abandonne pas.
Le capitaine, Samuel
Bezant, abreuvant d’injures
ceux qui l’avaient trahi ;
Tasker, le second maître, qui
938
avait participé au complot. Il
se demanda si elle s’était
jamais autorisée à repenser à
son peigne espagnol, et au
coup porté à Jeff Lincoln, ce
traître. Elle avait dû prévoir ce
geste permettant d’éviter à
Jenour de se faire repérer,
alors que Lincoln s’était
emparé d’elle. Et Tyacke, avec
son visage atroce, débordant
de bonheur et de fierté de les
avoir retrouvés et sauvés avec
son bâtiment.
Il regarda autour de lui,
s’imaginant entendre la voix
de Catherine sur la mer agitée,
s’attendant presque à la voir.
Mais les murailles étaient
invisibles ou presque, au
939
milieu des embruns qui
faisaient comme un voile de
brume au-dessus du rivage.
Il se retourna vers l’avant.
Les nageurs essayaient
visiblement d’éviter son
regard. La plupart d’entre eux
avaient à tout le moins
entendu parler de lui. Mais
quid des autres et de la petite
escadre qui allait connaître la
chaleur, les cyclones capables
de vous réduire en miettes
n’importe quel bâtiment ? Ils
allaient devoir apprendre.
Comme tous ceux qui étaient
restés derrière, la part de
l’Amirauté en quelque sorte.
Keen serait certainement
soulagé de naviguer sans
940
conserves, sans les
responsabilités que cela
impliquait. Il aurait ainsi le
temps d’entraîner ses gens, de
les exercer à la manœuvre, de
pratiquer l’école à feu, jusqu’à
ce qu’ils atteignent le niveau
d’un vaisseau amariné. Quel
plaisir de revoir le Keen
d’autrefois, à Dieu vat ! Ses
retrouvailles avec sa femme
aux yeux d’or avaient dû être
merveilleuses. Le marin et sa
sirène.
Il sentit Allday qui s’agitait.
— Nous y voilà, sir
Richard.
Il n’y avait dans sa voix ni
enthousiasme ni regret. C’était
son bâtiment. C’était sa vie.
941
Bolitho s’abrita les yeux et
vit qu’Allday lui jetait un
regard furtif, un peu inquiet.
Le Prince Noir semblait
dominer de toute sa hauteur le
soixante-quatorze le plus
proche. On apercevait de
minuscules silhouettes qui
s’activaient le long des vergues
et dans les hauts ; d’autres
encore parcouraient les
passavants ou attendaient par
petits groupes de recevoir
leurs ordres des officiers et
officiers mariniers.
Un vaisseau dont on
pouvait être fier, certes, mais
qui n’avait encore aucun
souvenir, aucune tradition.
942
Afin d’apaiser les pensées
qui le préoccupaient, Bolitho
lui dit calmement :
— Je suis content que vous
ayez retrouvé cette femme.
J’espère que tout se passera
bien.
Rappeler à Allday qu’il
pouvait mettre sac à terre
quand bon lui semblerait était
inutile. Il l’avait amplement
mérité, et bien plus que
beaucoup d’autres. Et
maintenant, condamné à des
souffrances perpétuelles par
ce coup de sabre espagnol, il
avait bien le droit de profiter
un peu de la vie. Mais c’était
peine perdue. Il avait déjà fait
plusieurs tentatives. Cela ne
943
servait qu’à mettre Allday en
fureur, ou à le blesser, et dans
les deux cas, quand on avait sa
carrure, c’était même encore
pire. Allday lui répondit :
— C’est une bien jolie
p’tit’chaloupe, sir Richard.
Peux pas m’imaginer qu’elle a
connu ce pauv’ Jonas Polin – il
émit un petit rire : Dieux
garde son âme.
Ils ne virent pas les regards
curieux que leur jetaient les
marins du canot. Un maître
d’hôtel qui taillait la bavette
avec son amiral, voilà qui
n’était pas chose courante
dans la marine royale. Allday
ajouta :
944
— On se comprend, nous
deux, comme qui dirait. Faut
que je chauffe ma place, mais
elle ira pas s’en chercher un
autre – il fronça les sourcils :
Ouais, enfin quelque chose
comme ça.
Il lança à Bolitho un coup
d’œil suspicieux. Sous peu,
l’amiral aurait tant de choses à
faire, tant de visages à
reconnaître et de noms à
retrouver. Il n’en reste pas
beaucoup du coup d’avant,
songea-t-il.
Il reprit :
— S’il devait arriver quoi
que ce soit, sir Richard…
Il avait parlé si bas que sa
voix se perdait dans le
945
grincement des avirons et le
bruit des vagues.
Bolitho posa sa main sur la
manche de ce grand gaillard.
— N’en dites pas plus, mon
vieux. Cela vaut pour nous
deux – il tenta un sourire : Ce
sont les meilleurs qui partent
les premiers, tout a une fin,
pas vrai ?
Lorsqu’il releva la tête,
Bolitho aperçut le boute-hors
qui défilait au-dessus d’eux.
Tojohns essayait de passer
aussi près que possible des
bossoirs. La figure de proue
furibonde se dressait.
Edouard, prince de Galles, fils
d’Edouard III, vêtu de sa cotte
de mailles et de son armure
946
toute noire soulignée d’une
tache de couleur, son surcot
blasonné de fleurs de lys et des
lions d’Angleterre. Il était
menaçant à souhait, capable
d’effaroucher l’ennemi,
comme il l’avait fait en cette
terrible matinée lorsqu’il était
venu disperser les vaisseaux
français qui avaient réduit le
Benbow de Herrick à l’état
d’épave.
Bolitho se sentait la gorge
sèche, comme chaque fois
qu’il voyait la garde
rassemblée pour l’accueillir à
la coupée, les officiers en
uniforme bleu et blanc, les
tuniques écarlates des
fusiliers.
947
Lorsqu’il repensait à cette
réaction, la chose l’amusait.
Qui aurait deviné que lui aussi
se sentait nerveux, aussi peu
sûr de lui ? Mais en ce
moment, cela ne le faisait pas
rire du tout.
— Brigadier !
Bolitho sortit son couvre-
chef et l’enfonça sur sa tête. Il
revoyait le visage de
Catherine, après qu’il eut fait
couper son catogan pour
adopter une coupe plus à la
mode. Allday, qui avait gardé
le catogan le plus long qu’il eût
jamais vu, appelait cette
coiffure « les coquetteries de
ces jeunes blancs-becs du
carré ». Mais Kate n’avait pas
948
grondé Bolitho, pas plus
qu’elle ne riait quand il
montrait son appréhension
d’être plus âgé qu’elle.
Allday laissa passer entre
ses dents :
— Paré à virer, sir
Richard ?
Le vaisseau les dominait de
toute sa masse, le canot
bouchonnait et plongeait
comme pour empêcher le
brigadier de crocher dans les
porte-haubans.
Leurs yeux se croisèrent.
— Paré, vous l’avez dit.
Bolitho écarta son sabre
pour dégager la jambe et
empoigna les deux mains
courantes.
949
Il suffisait d’un faux pas. Et
puis, la seconde d’après, ou
c’est du moins ce qui lui parut,
il passa la coupée et se
retrouva en sécurité sur le
pont principal.
Trilles des sifflets,
claquements des mousquets,
baïonnettes au canon, l’éclair
du sabre de l’officier fusilier :
ce cérémonial ne manquait
jamais de l’impressionner. Et
puis Keen qui accourait pour
le saluer, tout sourire.
— Bienvenue à bord, sir
Richard.
Ils se serrèrent
vigoureusement la main et
Bolitho lui dit avec un léger
sourire :
950
— Je suis désolé que vous
n’ayez pu arborer votre
marque. Val. Cette fois, le sort
a joué contre nous.
— Cela n’a pas
d’importance, lui répondit
Keen en faisant la moue. Je
suis comme ce malheureux
Stephen Jenour, ce n’est pas
un moment que j’appelle de
mes vœux !
Bolitho salua ensuite les
officiers et remarqua leur
expression : curiosité, espoir
peut-être. Leur sort reposait
sur lui ; pour eux, il était leur
avenir, pour le meilleur et
pour le pire.
— Je descends tout de suite
à l’arrière, Val. Je sais que
951
vous avez hâte de lever l’ancre.
Il s’éloigna en observant un
groupe d’hommes que
rassemblait l’un des
lieutenants de vaisseau.
— Cet homme, Val…
— Oui, amiral, de
nouveaux embarqués. Mais
celui que vous avez remarqué
n’est autre que William Owen
soi-même, celui qui était de
vigie à bord du Pluvier Doré
en ce triste jour.
— Faites-le redescendre à
terre. Il bénéficie d’une
protection. Et après ce qu’il a
fait…
Sans le respect qu’il devait
à son amiral, Keen aurait
éclaté de rire.
952
— Il s’est porté volontaire,
amiral. « J’crois qu’on doit
rester ensemble », ce furent
ses propres mots.
Bolitho parut tout surpris.
Vous ne comprenez rien, n’est-
ce pas ? Même à présent. Peut-
être ne comprendrez-vous
jamais.
Il le précéda jusqu’à
l’arrière, sachant que Bolitho
se souvenait sans doute de la
cour martiale qui s’était tenue
là. Sombre souvenir.
Ozzard et Jenour les
attendaient dans la grand-
chambre. Bolitho examina les
lieux. Sa cave à vins et le seau
à rafraîchir étaient déjà à leur
place. On les avait débarqués
953
lorsqu’il avait été porté
disparu.
Ozzard lui dit, comme en
s’excusant :
— Nous n’avons pas encore
tout rangé, sir Richard, mais je
vous ai préparé du café.
Et il jeta un regard
alentour, visiblement très fier
de ce qu’il avait réalisé en si
peu de temps. Bolitho nota
qu’il ne manifestait pas le
moindre regret de partir.
Après leur naufrage, il lui
aurait volontiers pardonné de
vouloir rester sur de la bonne
terre bien ferme et bien sèche.
Il y avait un coffre grand
ouvert sur la toile noir et blanc
qui recouvrait le pont. Il y
954
aperçut quelques livres
soigneusement empaquetés.
Des ouvrages tout neufs, reliés
d’un cuir vert magnifique et
finement dorés au fer, des
dorures si belles qu’on les
aurait cru faites à la plume.
— Qu’est-ce que cela ?
Ozzard cacha ses mains
sous son tablier.
— De la part de Sa
Seigneurie, sir Richard. Le
canot de rade les a déposés à
bord.
Voyant la tête qu’il faisait,
Keen dit précipitamment :
— Venez avec moi,
Stephen – et à Ozzard : Servez
donc du café à Sir Richard.
955
Les portes se refermèrent,
Bolitho entendit le
factionnaire qui reposait son
mousquet.
Il s’agenouilla pour
examiner l’assortiment de
livres : toutes les pièces de
théâtre qu’il avait perdues
lorsque le Pluvier Doré était
parti par le fond. Il prit un
volume que l’on avait rangé à
part. Un choix de sonnets de
Shakespeare, imprimés en
gros caractères. Elle l’avait
visiblement sélectionné avec
grand soin, de façon qu’il pût
le lire aisément.
Il sentit son cœur s’arrêter
en voyant un signet en tissu
coincé entre deux pages : il
956
ouvrit délicatement le volume
et le déplaça pour avoir
davantage de lumière, en cette
grise journée.
C’était son message à elle,
pour le consoler lorsque la
pensée de la séparation et de
l’âge se ferait trop cruelle.
957
Dans la fourche inclinée du
compas se font voir ;
Amour point ne se fane en
ces heures, ces semaines si
brèves…
Il se releva, il n’entendait
plus les ordres que l’on criait
sur le pont, le grincement des
palans, le tremblement du
cabestan qui se répercutait
dans chaque couple.
Il s’approcha des fenêtres
de poupe, en ouvrit une. La
pluie et les embruns lui
trempèrent immédiatement le
visage et la poitrine.
Il cria son nom, juste une
fois, et l’entendit pleurer par-
delà les eaux tumultueuses.
958
Ne me laisse pas.
959
XIV
MAUVAIS SANG
960
contraint de lever l’ancre alors
qu’il lui manquait encore la
moitié de son équipage et,
avec tous ces incapables à
bord, il n’était pas surprenant
qu’il y ait eu tant de blessés,
voire pire.
Un homme avait disparu
au milieu de la nuit pendant la
tempête. Personne ne l’avait
entendu crier lorsqu’une
grosse lame dentelée de blanc
l’avait entraîné par-dessus
bord. D’autres souffraient de
fractures ou d’entorses aux
mains, si bien que Coutts, leur
chirurgien, était intervenu
personnellement auprès de
Keen pour lui demander de
réduire la toile et de prendre
961
des ris chaque fois que la
tempête soufflait.
Mais, jour après jour, sale
temps ou pas, les exercices
continuaient : on faisait la
course entre mâts à qui aurait
réduit le premier, on mettait
en place les filets de protection
au-dessus du pont principal
jusqu’à être capable de le faire
même par nuit noire, pour
éviter aux servants des douze-
livres de se faire écraser par
des espars tombés pendant le
combat.
À tous les ponts, depuis le
niveau des énormes caronades
à l’avant, jusque dans les deux
entreponts où se trouvait
l’artillerie principale, les
962
puissants trente-deux-livres,
ou les « grands neuf », comme
on les surnommait, les
hommes vivaient derrière des
sabords fermés car la mer
bouillonnait contre la muraille
au vent et faisait jaillir de
véritables murs d’embruns
bien au-dessus des filets.
Keen avait montré aux
officiers mariniers et aux gens
de métier qui constituent
l’épine dorsale d’un vaisseau
qu’il leur faisait confiance. Il
avait très vite manifesté qu’il
se reposait sur eux pour ce qui
touchait à la discipline. Avec
un équipage aussi mélangé,
avec autant de gens sans
expérience, les hommes
963
s’échauffaient vite et les coups
de poing n’avaient pas tardé à
pleuvoir. Cela se concluait
inévitablement par le
spectacle pénible et dégradant
des séances de punition, le
fouet qui lacérait le dos et le
mettait en lambeaux, la pluie
lavant le sang autour du
caillebotis, le jeune tambour
des fusiliers donnant le
rythme entre deux coups.
Plus que tout autre, Bolitho
savait à quel point Keen
détestait devoir faire usage du
fouet. Mais il fallait maintenir
la discipline, surtout à bord
d’un vaisseau en navigation
isolée qui s’enfonçait chaque
964
jour un peu plus loin dans
l’Atlantique.
Keen se montrait
également très débonnaire
avec ses officiers et aspirants.
Il prenait souvent à part les
premiers pour converser avec
eux à sa façon, calme et
réservée. Si un officier était
assez stupide pour ne pas tenir
compte de ses conseils, le
second entretien se passait de
manière beaucoup moins
conviviale. James Cross,
cinquième lieutenant,
l’enseigne qui commandait le
canot de Bolitho à Plymouth,
était un cas à lui tout seul. Il
paraissait plein de bonne
volonté, mais avait montré
965
dans la plupart de ses tâches
une incompétence qui faisait
grogner même les plus
endurcis des officiers
mariniers.
Allday n’avait pas mâché
ses mots :
— S’il continue comme ça,
il va nous tuer quelqu’un. On
aurait dû l’étouffer au
berceau !
Les aspirants venaient
pour la plupart de familles à la
tradition maritime bien
établie. Embarquer à bord du
vaisseau amiral d’un officier
aussi renommé, ou aussi
connu, comme disaient
certains, constituait une
promesse d’avancement et de
966
promotion qu’il ne fallait pas
sous-estimer. Il était assez
étrange de constater le
nombre impressionnant de
ceux qui croyaient que la
guerre serait bientôt terminée,
maintenant que les soldats
anglais avaient posé le pied
sur le sol de l’ennemi, après
tant d’années, de victoires et
de défaites, de combats
sanglants, de croisières de
blocus à la rigueur austère.
Pour de jeunes officiers qui
espéraient mener une carrière
avantageuse au service du roi,
c’était peut-être leur dernière
chance de se faire un nom
avant que Leurs Seigneuries
décident de réduire la marine
967
à la portion congrue et de jeter
les marins sur le rivage
comme des épaves. Telle était
la gratitude de la patrie.
Ozzard ouvrit la portière et
Keen pénétra dans la
chambre. Le vent glacé qui
souillait du nord lui avait rougi
les joues.
— Un peu de café, Val ?
Keen s’assit, mais garda la
tête penchée, comme s’il
tendait encore l’oreille pour
écouter ce qui se passait sur le
pont. Il prit ensuite son café et
commença à le déguster avec
délices. Bolitho le regardait,
songeant à la vieille boutique
de Joseph Browne, dans Saint
James, là où Catherine l’avait
968
emmené lors de leurs passages
à Londres. C’est là qu’elle se
fournissait en vins, en
fromages et en cafés de choix,
qu’elle faisait porter à bord.
Une autre échoppe se trouvait
non loin de là, Lock le
chapelier. Bolitho s’était
montré réservé à l’idée qu’elle
lui achète une coiffure
galonnée toute neuve, achat
qu’il considérait comme une
extravagance. Elle voulait
remplacer celle dont il avait
fait cadeau à Julyan, le maître-
pilote, lorsqu’ils s’avançaient à
la rencontre du gros San
Mateo. Mais elle avait insisté :
« C’est ici que ton héros
s’achetait ses coiffures. À ton
969
avis, privait-il Emma du
plaisir de les lui offrir ? »
Bolitho sourit à ce
souvenir. Ils avaient trouvé et
apprécié tant de bonnes
choses dans cet autre Londres,
celui qui lui était inconnu
avant qu’elle ne le lui fît
découvrir.
Keen lui dit, l’air absent :
— Le pilote me dit que
nous avons franchi quelque
huit cent soixante milles, vrai
ou faux. Si le vent mollit, je
renverrai de la toile. J’en ai
vraiment assez !
Bolitho contemplait la mer
à travers les vitres constellées
de sel. Six jours. Il avait
l’impression que cela faisait un
970
mois et plus. Il n’avait pas tenu
la promesse faite à Catherine
de lever son verre le soir de
son anniversaire. Une grosse
tempête faisait rage, celle au
cours de laquelle ils avaient
perdu un homme par-dessus
bord. Bolitho était sur le pont
pour ne pas se torturer à épier
ce qui se passait en bas.
Comme le lui avait fait
remarquer ce vieux chirurgien
à la silhouette de héron, Sir
Piers Blachford : « Au fond de
vous-même, vous êtes resté le
commandant que vous étiez,
et vous avez du mal à déléguer
vos fonctions à d’autres. »
Keen dit pensivement :
971
— Je me demande ce que
fait Zénoria en ce moment.
Avoir cru que son mari était
mort, et le retrouver
uniquement pour le perdre à
nouveau, voilà un traitement
qui n’est guère fameux.
J’aurais préféré le lui
épargner.
Bolitho regardait ses livres,
l’un des volumes était ouvert,
tel qu’il l’avait laissé. Cela lui
tenait compagnie. C’était
comme s’il lui avait fait la
lecture, pendant le dernier
quart de nuit, et non comme
s’il lisait seul. En fermant les
yeux, il la voyait si nettement,
la lueur de la bougie jouait sur
son cou et ses hautes
972
pommettes. Il imaginait le
soyeux de sa peau sous ses
mains, sa réaction immédiate.
Que ressentirait-il lorsqu’ils
auraient jeté l’ancre à Port-
aux-Anglais ? Elle devait y
songer de son côté, se souvenir
de ce qui avait été inévitable.
Le destin.
Le factionnaire fît claquer
la crosse de son mousquet sur
le pont et cria :
— Le second, amiral !
Keen fît la grimace.
— Pourquoi se sentent-ils
obligés de hurler ainsi ? On se
croirait au champ de
manœuvre.
Ozzard ouvrit au lieutenant
de vaisseau Sedgemore qui se
973
faufila prestement par la
portière.
— Je vous demande
pardon, sir Richard.
Bolitho entendait des affûts
gémir, quelque part. Sans
doute dans l’entrepont, où des
marins haletants dérapaient
en poussant sur les trente-
deux-livres. La manœuvre
était d’autant plus périlleuse
que le pont, qui était à la gîte,
était glissant.
Mais Keen savait ce qu’il
voulait et ne se résoudrait pas
à l’imperfection. Bolitho lui
dit :
— Si les affaires du
vaisseau ne peuvent attendre,
974
monsieur Sedgemore, ma
chambre est à vous.
L’officier le regarda,
visiblement mal à son aise,
comme s’il s’attendait à
entendre une autre raison, ou
à subir un nouveau sarcasme.
— Euh… merci, sir
Richard.
Bolitho dut se retenir de
sourire. Apparemment, j’ai
réussi l’examen.
Le second expliqua à
Keen :
— La vigie a aperçu une
voile dans le nordet pendant le
quart du matin.
Keen attendit avant de
répondre.
975
— Je sais. J’ai ordonné à
l’aspirant de quart de le porter
au journal de bord.
Sedgemore sursauta sous
le coup, comme s’il ne
s’attendait pas à voir son
commandant se préoccuper
du journal de bord.
Bolitho, qui contemplait sa
chambre spacieuse, intervint :
— Nous ne sommes pas à
bord de l’Hypérion, Val. Dans
ce temps-là, j’entendais tout
ce qui se passait depuis chez
moi !
Ils échangèrent un sourire
complice à l’évocation de ce
souvenir. Mais Sedgemore
reprit :
976
— Nous l’avons aperçue
une seconde fois,
commandant. Dans le même
relèvement.
Keen se frottait le menton.
— Avec ce vent, elle n’a
guère le choix – et, se tournant
vers Bolitho : Ce n’est pas la
même chose qu’avec le Pluvier
Doré, amiral ?
— Si cet inconnu est
ennemi, répondit Bolitho, il
restera à bonne distance et
nous sommes certainement
trop lents pour le semer.
Quant à notre mission,
j’imagine que toute
l’Angleterre est dans le secret
et sait fort bien où nous allons.
977
Keen réfléchissait à haute
voix :
— Mr. Julyan nous
annonce du ciel clair cette
après-midi – tout comme
Allday. J’imagine qu’il a
l’oreille du Tout-Puissant. Je
vais envoyer notre nouveau
« volontaire » en haut, avec
une lunette si nécessaire. Il y a
des yeux à qui l’on ne peut
faire confiance – il hésita
soudain : Je suis un imbécile,
sir Richard, je ne voulais pas
faire de comparaison.
Bolitho lui prit vivement le
bras.
— Vous n’êtes pas un
imbécile et vous avez
parfaitement raison.
978
Keen ordonna à son
second :
— Faites rassembler les
canonniers, monsieur
Sedgemore. Nous ferons un
exercice d’abordage à six
heures.
Sedgemore se retira en
regardant ailleurs, puis la
portière se referma.
— Fait-il des progrès, Val ?
Keen l’observa, inquiet, car
Bolitho effleurait du bout des
doigts son œil gauche. Il savait
que ce geste était inconscient
et que l’irritation ne cessait
presque jamais. Comme une
menace.
— Il n’est pas encore tout à
fait prêt à exercer un
979
commandement, amiral, mais
cela ne lui fait pas de mal de
continuer à y croire !
Ils éclatèrent de rire tous
les deux, la menace oubliée.
Cette après-midi-là, le vent
faiblit légèrement. La mer
reprenait des couleurs, les
nuages se raréfiaient. Mais
lorsque le soleil finit par se
découvrir, il n’apporta aucune
chaleur. Les voiles, raidies par
le sel, luisaient, mais sans
dégager la moindre vapeur.
Bolitho monta sur le pont
et alla rejoindre Jenour à la
lisse de dunette afin de rester
à l’écart des deux bordées que
l’on avait rassemblées pour
renvoyer de la toile, comme
980
Keen l’avait espéré. Keen se
trouvait de l’autre bord et
regardait ce qui se passait
dans les hauts, les gabiers qui
grimpaient dans les
enfléchures vibrantes. Le
commandant voyait tout son
monde qui tournait autour de
lui. Bolitho sentait sa vieille
envie le reprendre, il se
demandait ce qu’aurait dit
Zénoria si elle avait vu son
mari à ce moment-là. Le soleil
lui faisait cligner les yeux, des
mèches de cheveux volaient
sous sa coiffure de mer sans
insignes, il commandait et
faisait mille choses à la fois.
L’aspirant le plus ancien du
bord, un jeune homme
981
hautain nommé Houston,
faisait signe au matelot Owen.
Sur le point de passer son
brevet d’enseigne, Houston
avait pleinement conscience
de la présence de Bolitho. Il
s’adressa à Owen en prenant
l’air important :
— Attendez !
Allday, qui se trouvait à
l’arrière en compagnie de
Tojohns, lui dit, plein de
mépris :
— Regarde-moi çui-ci, qui
bombe le torse comme un
amiral en retraite ! Quand il
aura son déguisement, ça va
nous faire une jolie petite
terreur.
982
— Du moins, fit Tojohns
avec une grimace, si personne
ne lui rabat son caquet avant !
Keen se retourna en
souriant.
— Ah, Owen ! Alors,
comment trouvez-vous la vie à
bord ? Un peu plus de place
que la dernière fois, hein ?
Owen se mit à rire sans
plus se soucier de l’aspirant.
— Ça me convient,
commandant. J’aurais juste
aimé que la dame soye là pour
donner quelques conseils au
coq !
Bolitho approuvait : Keen
venait de montrer à cet
arrogant « jeune monsieur »
983
qu’Owen était un homme, pas
un chien.
Keen se tourna vers lui :
— Lui dirai-je d’aller en
haut, sir Richard ? Je ne
larguerai pas plus de toile tant
qu’il n’aura pas jeté un coup
d’œil à notre compagnon.
— Owen, lui dit Bolitho,
prenez donc la lunette de
l’aspirant des signaux. Vous
tenez peut-être cet instrument
pour peu de chose, mais je
crois qu’il pourra vous être
utile.
Encore un vieux souvenir.
Dans une boutique élégante de
Londres qui vendait des
instruments de navigation, il
revoyait Catherine examiner
984
une lunette, il entendait
encore le propriétaire lui
expliquer qu’il s’agissait d’un
appareil dernier cri, des plus
perfectionnés. Il avait deviné
son combat intérieur tandis
qu’elle caressait le verre
brillant. Puis elle avait hoché
la tête, et Bolitho avait cru en
deviner la raison. Elle se
rappelait Herrick, la
magnifique lunette qui avait
été l’ultime cadeau de Dulcie.
Elle ne voulait pas en faire
autant, elle rejetait toute
espèce de comparaison.
— Ohé du pont !
Bolitho sortit de ses
pensées. Owen avait atteint le
985
grand croisillon de hune alors
qu’il rêvait tout éveillé.
— Voile dans le nordet,
commandant !
Bolitho se tourna vers les
crêtes blanches qui avançaient
en rangs serrés. Le vent
mollissait toujours et il
entendait Owen sans peine.
Hier, et ce matin encore, son
appel se serait perdu dans la
violence de la mer et du vent.
— Keen, faites-le
redescendre, lui dit Bolitho.
J’imagine que vous avez hâte
de gonfler les jupons de cette
belle enfant !
Owen atterrit sur le pont
au moment où la grand-voile
et la misaine se gonflaient
986
dans un énorme claquement,
avant de battre en faisant un
bruit de tonnerre. Puis on
brassa les vergues qui prirent
le vent et les voiles se
tendirent comme des
cuirasses de fer.
— Eh bien, Owen, qui est-
ce ?
Ceux des hommes qui
n’étaient pas occupés aux
drisses et aux bras ou qui
n’étaient pas montés dans les
hauts le long des grandes
vergues pour larguer de la
toile s’approchèrent pour
écouter.
— Une frégate, sir Richard,
répondit Owen. Elle n’est pas
987
très grosse – vingt-huit canons
ou à peu près.
Et il rendit la lunette à
l’aspirant Houston.
— Merci, monsieur.
Houston la lui arracha
presque, avec tant de
mauvaise grâce que Keen dit à
son second :
— Monsieur Sedgemore, je
crois qu’un petit mot de votre
part pendant le dernier quart
du soir serait bienvenu.
Le second, qui courait
partout pour envoyer les
hommes à leurs postes, et
pour en reprendre un qui avait
laissé filer une manœuvre par
mégarde, s’arrêta et regarda
l’aspirant. Ses prunelles
988
lançaient des éclairs et il lui
dit :
— Vous viendrez me voir,
monsieur Houston !
Owen poursuivit d’une voix
égale :
— Elle n’arbore aucun
pavillon, sir Richard, mais je
dirais que c’est un hollandais.
J’en ai déjà vu d’assez près et,
je dirais même, parfois de trop
près.
— Donc, ennemie,
commenta Jenour – il avait
l’air surpris : sir Richard,
j’aurais cru que c’était un
français.
Bolitho restait impassible.
Dans le temps, Jenour, il
aurait jamais osé donner ainsi
989
son sentiment. Il était si
confiant, il laissait jugement et
appréciation des choses à ceux
qu’il estimait plus compétents.
Désormais, il était prêt, assez
mûr pour donner son avis avec
ce qu’il avait appris des autres.
Bolitho savait qu’il allait
cruellement lui manquer.
— En route sud-quart-
suroît, commandant ! annonça
Julyan, le maître-pilote.
Il gratifia ses acolytes d’un
large sourire en se frottant
vigoureusement ses gros
battoirs. Cette fois encore, il
ne s’était pas trompé.
Keen cria d’une voix forte :
— Faites rompre, monsieur
Sedgemore ! – et, assez fort
990
pour que tous ceux qui étaient
là l’entendent parfaitement :
Belle manœuvre. Nous avons
gagné deux minutes !
Vrai ou faux, songea
Bolitho, peu importe. Les
marins, encore haletants, se
regardaient et échangeaient de
légers sourires. C’était un
début. Il dit à Keen :
— Ce gaillard est peut-être
aux ordres des Français. C’est
une chose que l’on a vue bien
souvent.
Cela dit, il songeait à
l’escadre rachitique qui
l’attendait aux Antilles. Ils
manquaient de frégates, et les
Français le savaient
pertinemment. Ici, on n’était
991
pas sur les côtes bretonnes, on
ne jouait pas au chat et à la
souris comme en mer du
Nord. Les îles pullulaient, il
allait falloir les inspecter et les
fouiller les unes après les
autres pour dénicher une
escadre ennemie qui s’y
cacherait. En outre, les eaux
regorgeaient de navires de
toute sorte : hollandais et
espagnols, bâtiments sud-
américains, tous prêts à
renseigner les Français
installés à la Martinique et à la
Guadeloupe. Et puis il y avait
aussi les Américains, qui
n’avaient pas oublié la guerre
d’Indépendance. Il fallait les
traiter avec le plus grand soin
992
car ils supportaient mal de se
faire arraisonner connue
suspects de vouloir rompre le
blocus. Plusieurs plaintes
sérieuses en ce sens avaient
déjà été déposées à Londres
par cette jeune mais fort
ambitieuse nation.
Bolitho sourit en se
rappelant la mise en garde de
Lord Godschale : « Nous
devons faire preuve de tact et
d’initiative, et avons besoin de
quelqu’un de connu. » Bolitho
ne savait pas très bien ce qu’il
entendait par connu, mais ne
s’était jamais considéré lui-
même comme un parangon de
tact.
Il dit à Owen :
993
— Merci. Je vais encore
avoir besoin de vous.
Keen vit le marin saluer
avant de rejoindre sa division.
Il dit à Bolitho :
— Voilà un homme de
valeur, amiral, je compte le
nommer officier marinier sous
peu. À côté de lui, nos terriens
ont l’air de rustauds.
Le vent recommença à
forcir avec la tombée de
l’obscurité, mais les
mouvements étaient moins
violents désormais ; l’équipage
bénéficia d’un repas chaud
ainsi que d’une double ration
de rhum pour lui faire oublier
cette longue et pénible
journée.
994
À l’extérieur du carré qui
faisait toute la largeur du
Prince Noir et qui se trouvait
directement sous les
appartements de l’amiral, le
lieutenant de vaisseau James
Sedgemore était
confortablement assis sur un
coffre, un verre de madère à la
main. Il était en train de
passer un savon maison au
plus ancien des aspirants.
Lequel se tenait debout, raide
comme un piquet, se
contentant de suivre les
mouvements du gros bâtiment
qui montait et redescendait
périodiquement, entraînant
avec lui les hommes, les vivres
et les armes entassés dans sa
995
coque. Sedgemore lui montra
les portières de toile que l’on
avait ouvertes. Houston
pouvait apercevoir les officiers
qu’il côtoyait régulièrement au
cours de ses quarts : certains
buvaient, d’autres écrivaient,
d’autres encore jouaient aux
cartes en attendant le dernier
repas de la journée. Quelques-
uns d’entre eux,
particulièrement redoutés
pour leur rigueur et leur
sévérité, étaient assis ou
même affalés dans leurs
sièges ; un garçon de carré
s’activait avec une carafe de
vin. Le chirurgien, d’habitude
si austère, riait aux éclats en
écoutant quelque plaisanterie
996
que venait de lui raconter le
major des fusiliers. Il y avait
aussi le commis, Julyan, le
pilote, toute cette compagnie à
laquelle Houston rêvait
d’appartenir un jour, à bord
d’un autre bâtiment si ce
n’était pas celui-ci. Il se voyait
assez bien dans la peau de
Sedgemore à l’avenir, mais,
pour l’instant, Sedgemore
n’était gère d’humeur à
plaisanter.
— Je ne vous laisserai pas
semer le désordre à bord,
simplement parce qu’un
homme a osé ne pas vous
répondre – est-ce bien clair ?
Houston se mordit la lèvre.
Il avait essayé de se faire
997
remarquer du commandant,
mais il avait certainement pas
voulu se ramasser cette
avalanche sur la tête.
— Et n’essayez pas de
trouver des excuses, monsieur
Houston, sans quoi toutes les
horreurs de l’enfer tomberont
sur vos misérables épaules !
Lors de notre dernière
croisière, après l’affaire de
Copenhague – tiens, une
chose dont vous aurez peut-
être entendu parler par les
plus anciens à bord –, nous
avions un aspirant dans votre
genre, un véritable tyranneau.
Il adorait voir souffrir les gens,
comme s’ils n’en avaient pas
déjà assez à supporter comme
998
ça. On le craignait, malgré sa
position assez mineure, car il
était le neveu de Sir Richard –
il eut un sourire féroce : Sir
Richard l’a fait débarquer et le
commandant Keen lui a donné
le choix entre démissionner ou
passer en cour martiale. Alors,
vous, vous croyez avoir une
chance ?
— Je… je suis désolé,
monsieur, vraiment.
Sedgemore lui donna une
grande tape sur l’épaule
comme il l’avait vu faire à
Bolitho en certaines occasions.
— Non, monsieur Houston,
vous n’êtes pas désolé du tout.
Mais, par Dieu, vous le
deviendrez si cela devait se
999
reproduire. On vous connaîtra
comme le plus vieil aspirant
de toute la Flotte ! À présent,
disposez. J’en ai terminé.
Le chirurgien qui passait
lui dit :
— Alors, monsieur
Sedgemore, des affaires à
régler ?
— On en a tous, lui
répondit le second en faisant
la moue.
— Pas moi, monsieur,
répondit le chirurgien en
s’engageant dans la descente.
Houston, qui avait regagné
la dunette, encore blême de
rage, alla se présenter à
l’officier de quart pour
exécuter les tâches
1000
supplémentaires que lui avait
prescrites Sedgemore. Le chef
de quart était Thomas Joyce.
Ce lieutenant de vaisseau était
le troisième plus ancien
officier du bord et avait
participé à son premier
combat à l’âge tendre, dès son
premier embarquement : il
n’avait alors que onze ans.
Il faisait un froid mordant,
la pluie et les embruns
tombaient en ruisselant des
voiles tendues et du gréement,
on se serait cru dans les mers
glaciales. Joyce ordonna
sèchement :
— En haut, monsieur
Houston. Une bonne vigie, je
vous prie.
1001
Houston surprit dans la
lueur du compas le sourire de
l’un des timoniers.
— Mais, monsieur, il n’y a
rien en vue !
— Cela ne vous en sera que
plus facile, n’est-ce pas ?
Maintenant, en haut, ou je
demande au bosco de vous
faire gigoter !
Le lieutenant de vaisseau
Joyce n’était jamais
inutilement sévère. Il poussa
un soupir, jeta un coup d’œil à
la rose qui dansait, et
s’empressa d’oublier le
malchanceux qui se trouvait
maintenant très haut, loin au-
dessus du pont qui roulait.
1002
Nous en sommes tous
passés par là.
Un peu plus loin, à
l’arrière, Allday était assis
dans l’office d’Ozzard et
regardait le petit homme,
occupé à découper du fromage
pour le carré de l’amiral.
Ozzard, après avoir un peu
hésité, lui demanda :
— Mais pourquoi es-tu
donc allé commettre cette
bêtise, John ? J’ai toujours
pensé que tu étais un peu fêlé.
Allday se mit à sourire.
Après tout, qu’en avait-il à
faire ? Il avait dit à Ozzard
qu’il avait laissé sa part d’or
chez Unis Polin, à La Tête de
Cerf. Mais Ozzard insista,
1003
faisant briller son couteau
sous le coup de la colère.
— Elle pourrait très bien se
sauver avec son pactole ! Tu
vois, John, je te connais – je te
connais même depuis un bout
de temps. Une jolie frimousse,
la hanche bien marquée, et te
voilà qui chavire ! Peu
importe, tu aurais pu au moins
le mettre à l’abri dans le coffre
de la maison.
Allday bourrait sa pipe
avec grand soin.
— Mais enfin, John qu’est-
ce qui t’arrive ? T’aimes pas
les femmes ou quoi ?
Ozzard fit volte-face, ses
yeux lançaient des éclairs.
1004
Quand il était ainsi, il avait
l’air plus fragile.
— Ne t’avise pas de me dire
ça une seconde fois !
Ils s’aperçurent que la
portière était ouverte. Un
jeune matelot occupé à faire le
ménage de la grand-chambre
se tenait là et les regardait l’un
après l’autre, visiblement mal
à son aise. Allday gronda :
— Eh bien ! Qu’est-ce que
tu veux ?
— Le… l’amiral vous
demande, bosco !
— Fiche-moi le camp, lança
Ozzard.
Le garçon s’enfuit
précipitamment.
1005
Ozzard reposa son couteau
et baissa les yeux sur sa main.
Il s’attendait à la voir
trembler. Il reprit
timidement :
— Excuse-moi. John. C’est
pas ta faute.
Il n’osait pas lever les yeux.
— Tu me raconteras, si t’en
as envie, lui répondit Allday.
Un jour. L’affaire est close.
Il referma la portière
derrière lui et, courbé sous les
énormes barrots, s’approcha
du fusilier de faction devant la
portière de la grand-chambre.
Peu importe de quoi il
s’agissait, Ozzard était
visiblement sens dessus
dessous. Il était comme ça
1006
depuis… ? Il ne s’en souvenait
pas.
Resté seul dans son office,
Ozzard alla s’asseoir, la tête
dans les mains. À bord du
Pluvier Doré, à la fin, alors
qu’il se trouvait au pied de la
descente, il avait vu sa
silhouette à elle qui se
découpait devant les fenêtres
de poupe. Il aurait pu se
détourner, de se dissimuler
dans l’ombre. Mais non, il n’en
avait rien fait. Il l’avait vue se
défaire de ses vêtements
souillés de sang, elle était
complètement nue devant
l’immense panorama offert
par les ouvertures. Il y avait
tant de sel sur les vitres
1007
qu’elles renvoyaient son image
connue un miroir, rien de ce
corps superbe ne lui avait
échappé.
Ce n’était pourtant pas
Catherine qu’il avait vue,
jusqu’au moment où elle avait
enfilé un pantalon et une
chemise d’emprunt. Non, ce
qu’il avait vu, c’était sa jeune
femme, telle qu’elle était sans
doute lorsque son amant était
venu la retrouver.
Il se tordait les mains de
désespoir. Pourquoi aucun de
ses amis, aucun de ses voisins
ne lui avait-il dit ce qui se
passait ? Il aurait pu
intervenir, la convaincre de
recommencer à l’aimer
1008
comme il avait toujours cru
qu’elle faisait. Pourquoi ? Le
mot resta en suspens, comme
un serpent.
Et cette façon qu’elle avait
eue de le regarder, en cet
horrible jour, à Wapping.
Surprise, mépris sans doute,
puis sa terreur lorsqu’elle
avait vu la hache qu’il tenait à
la main. Il dit brusquement
tout haut :
— Mais je t’aimais ! Tu ne
le savais donc pas ?
Personne n’était là pour lui
répondre.
1009
avant qu’on l’emmenât à
l’écurie. Il faisait un froid de
gueux et le brouillard avait
envahi les collines
environnantes comme une
nappe de fumée. Il remarqua
que quelqu’un avait brisé la
glace dans l’abreuvoir, signe
évident que l’hiver s’annonçait
rude. Le portier, planté là,
laissait échapper de la vapeur
chaque fois qu’il respirait.
Roxby lui dit :
— Plus personne ne bouge
sur les terres, Tom. On ne peut
même pas envoyer les ouvriers
réparer les murs. Il gèle à
pierre fendre.
Le portier hocha la tête.
1010
— Un bon grog comme sait
en faire le cuisinier vous
remettra d’aplomb, monsieur.
Roxby se moucha
bruyamment, le bruit lui
revint en écho des murs de la
cour, comme un reproche.
— Tom, il me faudrait
quelque chose de nettement
plus fort !
Il songeait à ces deux
voleurs qu’il avait expédiés au
gibet, quelques jours plus tôt.
Ces gens-là n’apprendraient
donc jamais rien ?
L’Angleterre était en guerre,
les gens n’avaient déjà pas
grand-chose, et ces porcs
venaient en plus leur dérober
le peu qu’ils possédaient. L’un
1011
des voleurs avait fondu en
larmes puis, voyant que cela
laissait Roxby indifférent,
l’avait couvert d’injures
jusqu’à ce qu’un dragon le
remmène dans sa cellule. Il
fallait protéger le petit peuple.
D’aucuns prétendaient que
pendre un homme ne faisait
pas diminuer le nombre de
crimes. Mais cela empêcherait
au moins celui-là de
recommencer.
Sortant de ses pensées,
Roxby se tourna vers le
portail. Une voiture attelée à
un poney tout fringant faisait
claquer ses roues sur les
pavés.
1012
C’était Bryan Ferguson, le
majordome de Bolitho. Ses
visites étaient pourtant fort
rares. Roxby en fut vaguement
irrité, la perspective d’un bon
verre de cognac bien tiède
s’éloignait.
Ferguson descendit de sa
voiture. Peu de gens se
rendaient compte qu’il lui
manquait un bras, tant qu’il ne
les regardait pas de face.
— Je vous demande
pardon, monsieur, d’arriver
ainsi sans m’être fait
annoncer.
Roxby craignit soudain une
mauvaise nouvelle.
— Rien de grave ? Ce n’est
pas Sir Richard, au moins ?
1013
— Non, monsieur – il jeta
un regard ennuyé au portier :
J’ai un petit souci, si vous
voyez.
Son coup d’œil n’avait pas
échappé à Roxby.
— Mon vieux, vous feriez
mieux de rentrer. Il n’y a
aucune raison de rester à se
geler dehors.
Ferguson le suivit à
l’intérieur de l’imposante
demeure, admirant au passage
les grands tableaux qui
décoraient les murs, les tapis
épais, les flambées que l’on
apercevait par chaque porte
ouverte. Que voilà une belle
maison, et toutes les terres qui
vont avec, songea-t-il. Une
1014
propriété qui convenait
parfaitement au roi de
Cornouailles.
Il se sentait nerveux et se
demanda une fois de plus s’il
agissait comme il convenait.
La seule chose à faire, en
réalité. Il n’avait personne
d’autre à qui parler. Lady
Catherine était partie à l’autre
bout des terres pour rendre
visite à un ouvrier qui s’était
blessé et à sa famille. Elle ne
devait rien savoir de cette
dernière et fâcheuse affaire. Il
jeta un coup d’œil au mobilier
élégant, à l’immense portrait
du père de Roxby, le vieux
seigneur, qui avait en son
temps semé des enfants un
1015
peu partout dans le pays.
Roxby, lui, restait au moins
fidèle à son épouse et
s’intéressait davantage au
gibier qu’aux femmes.
Le maître des lieux
s’approcha du feu pour se
réchauffer les mains.
— Vous souhaitez
m’entretenir en particulier,
j’imagine ?
Ferguson était toujours
aussi mal à son aise.
— Je ne savais trop à qui
m’adresser, monsieur. C’est
un sujet dont je ne peux même
pas parler à ma femme Grâce.
De toute manière, il est
probable qu’elle ne me croirait
1016
pas. Elle ne pense guère de
bien de la plupart des gens.
Roxby hocha la tête, l’air
entendu. Ainsi donc, l’affaire
était sérieuse. Ferguson avait
sa fierté, dans son travail
comme pour tout ce qui
touchait à la famille qu’il
servait. Il avait dû lui en
coûter de venir le voir. D’un
ton assez magnanime, il lui
demanda :
— Un verre de madère,
peut-être ?
— Sauf vot’respect,
monsieur, je préférerais du
rhum.
Roxby, tout sourire, tira
sur un cordon de soie.
1017
— J’oubliais que vous avez
été marin, dans le temps !
Il lui proposa un siège près
de la cheminée.
Ferguson ne regarda même
pas le valet de pied qui entra
et sortit aussitôt, comme une
ombre. Il gardait les yeux rivés
sur les flammes.
— Oui, monsieur, c’était il
y a vingt-cinq ans. Je suis
rentré au pays après avoir
perdu un bras aux Saintes.
Roxby lui tendit un grand
verre de rhum. La seule odeur
du breuvage lui faisait tourner
la tête.
— Je ne comprendrai
jamais comment vous
réussissez à avaler ce poison.
1018
Il lui jeta un regard en coin
par-dessus le bord de son
verre de cognac. C’était du
meilleur. Mieux valait parfois
ne pas savoir d’où ça venait,
surtout lorsque l’on était
magistrat.
— Bon, dites-moi ce qui
vous amène. Si vous venez
chercher conseil…
Il se sentait plutôt flatté
que Ferguson fût venu
solliciter son avis.
— On raconte des choses,
monsieur, des commérages, si
vous préférez. Mais ça peut
devenir dangereux, surtout si
ce qu’on dit touillait dans des
oreilles malintentionnées.
Quelqu’un a commencé à
1019
répandre des histoires au sujet
de Lady Catherine et de la
famille de Sir Richard
pareillement. Un tissu
d’ordures, des mensonges
éhontés !
Roxby attendit
patiemment la suite : le rhum
commençait à faire son effet.
Ferguson poursuivit :
— J’en ai entendu parler
chez un marchand de grain. Il
avait assisté à une algarade
entre le commandant Adam et
un fermier, à Bodmin. Le
commandant Adam l’a
provoqué en duel, mais l’autre
s’est défilé.
Roxby avait déjà entendu
parler d’Adam, de sa fougue. Il
1020
répondit :
— Voilà qui est assez sensé,
j’aurais fait de même !
— Et puis – Ferguson
hésita : J’ai entendu quelqu’un
d’autre raconter des choses
sur le compte de Madame…
qu’elle entretenait des
hommes chez nous, ce genre
de choses.
Roxby le regardait, les veux
écarquillés.
— C’est vrai ?
Ferguson se retrouva
debout sans même s’en rendre
compte.
— Ce ne sont que
d’horribles mensonges,
monsieur.
1021
— Calmez-vous-je voulais
juste savoir. J’ai beaucoup
d’admiration pour elle. Le
courage dont elle a fait montre
est un exemple pour nous tous
et l’amour qu’elle porte à mon
beau-frère témoigne assez en
sa faveur.
Ferguson était retombé
dans son siège et contemplait
son verre vide. Il avait échoué,
tout partait en quenouille.
Tout ce qu’il avait récolté en
perdant ainsi son sang-froid,
c’était d’empirer encore les
choses.
Roxby reprit :
— En réalité, ce que vous
êtes venu me dire, c’est que
vous savez qui se trouve
1022
derrière ces ragots ? Suis-je
dans le vrai ?
Ferguson leva les yeux, l’air
désespéré. Quand je le lui
aurai dit, il ne voudra plus rien
entendre. Un étranger, bon,
cela pouvait passer. Mais un
membre de sa propre famille,
c’était une autre paire de
manches.
— De toute manière, reprit
Roxby, je découvrirai le
coupable, vous savez. Mais je
préférerais l’apprendre de
votre bouche. Et tout de suite.
Ferguson lui fît un léger
sourire.
— Il s’agit de Miles
Vincent, monsieur. Je le jure.
1023
Il ne savait trop comment
Roxby allait réagir : un doute
poli, ou une bouffée de colère
destinée à protéger la mère de
Vincent, sa belle-sœur.
Tout étonné, il vit Roxby
s’arrêter de respirer, devenir
tout rouge, avant d’exploser :
— Bon sang de bois, je
savais bien que ce misérable
ver de terre était dans le
coup !
Ferguson avait du mal à
déglutir :
— Vous le saviez,
monsieur ?
— Il fallait que je l’entende
de la bouche de quelqu’un en
qui j’ai confiance – il
continuait à attiser tout seul sa
1024
rage : Dieu de Dieu, quand je
pense à tout ce que sa famille a
tenté de faire pour aider cette
ingrate, ce poids mort et son
fils ! Il fit un effort pour
reprendre son sang-froid : Ne
dites rien à personne. Ceci est
notre affaire, il ne faut pas
qu’elle aille plus loin.
— Vous avez ma parole,
monsieur.
Roxby le fixa, pensif.
— Si d’aventure Sir
Richard devait quitter
Falmouth, je pourrais vous
procurer une bonne place à
mon service.
Ferguson réussit à sourire,
mais à grand-peine :
1025
— Je crois que je risque
d’attendre longtemps,
monsieur.
— Bonne réponse – il lui
montra une porte : Ma femme
arrive, j’entends sa voiture.
Rentrez chez vous, je
m’occupe de cette fâcheuse
affaire.
Comme Ferguson gagnait
cette porte. Roxby le rappela :
— Et n’ayez pas de regret.
Vous avez fait exactement ce
qui convenait en venant me
voir.
Quelques instants plus
tard, Nancy entra dans la
pièce, emmitouflée jusqu’aux
oreilles. Le froid lui avait
rendu la peau toute brillante.
1026
— A qui appartiennent
cette jolie petite voilure et ce
poney, Lewis ?
— À Bryan Ferguson, ma
chère. Des histoires de terre,
rien qui mérite que vous
mettiez votre jolie tête en
quatre.
Il tira à nouveau sur le
cordon et, lorsque le valet
arriva, il lui dit d’un ton très
calme :
— Trouvez Beere et
amenez-le-moi.
C’était le garde en chef de
Roxby, un homme secret, peu
avenant, qui vivait seul dans
une petite chaumière en limite
de la propriété.
1027
Lorsque la porte se fut
refermée, Nancy demanda à
son mari :
— Que lui voulez-vous ?
Cet homme est répugnant, il
me donne la chair de poule.
— Je suis entièrement de
votre avis, ma chère – il se
servit un autre verre de
cognac, songeant au désespoir
de Ferguson : Cela dit, il a son
utilité.
1028
coupante qui venait de la mer,
la chaleur de la salle était
bienvenue. Il avait si chaud
qu’il se débarrassa
immédiatement de son
manteau.
L’établissement était
désert, à l’exception d’un
vieillard qui somnolait près du
feu, un pichet posé à côté de
lui sur un tabouret. Un chien
de berger noir et blanc
dormait à ses pieds,
parfaitement immobile.
L’animal se contenta d’ouvrir
un œil pour surveiller
Ferguson lorsqu’il traversa la
pièce au sol dallé. Et il le
referma derechef.
1029
Elle sortit de la cuisine et
lui fit un grand sourire. Allday
avait raison : c’était une jolie
petite chaloupe, et encore plus
jolie depuis sa dernière visite,
lorsqu’il était venu se
présenter.
— C’est bien calme ce soir,
monsieur Ferguson. Je vous
sers quelque chose de chaud,
ou bien quelque chose de
fort ?
Il lui rendit son sourire. Il
n’arrivait pas à chasser le
souvenir de Roxby. Comment
allait-il s’y prendre ? La mère
de Vincent Miles vivait dans
une maison qui lui
appartenait, Roxby pouvait
attiser les flammes en la
1030
chassant. À ce qu’on disait, elle
était très liée avec l’épouse de
Bolitho. De ce côté-là, le
scandale risquait fort de
perdurer. Allday lui avait parlé
de son fils et de sa carrière
d’aspirant très vite avortée :
un vrai petit tyran, et cruel
avec ça.
— Vous êtes bien loin de
chez vous, lui dit-elle.
Il essayait de se détendre.
Il avait eu envie de sortir, de
se cacher, de ne plus voir la
maison, les visages familiers,
tous ceux qui comptaient sur
lui. Il avait croisé Lady
Catherine alors qu’elle rentrait
de sa visite chez cet ouvrier
blessé. Au cours de la
1031
conversation, elle avait
mentionné le nom du
commandant Adam. L’espace
d’une seconde, il avait cru
qu’elle avait entendu parler de
l’incident fie Bodmin. Mais
comment eût-ce été possible ?
Au lieu de cela, Catherine
lui avait demandé si Adam
avait fait de fréquentes visites
pendant leur absence. Il lui
avait dit la vérité, pourquoi ne
l’aurait-il pas fait ? Il voyait le
mal partout, là où il n’y avait
rien.
Il finit par répondre à Unis
Polin :
— Je veux bien de votre
pâté, et puis aussi une chope
de bière, s’il vous plaît.
1032
En la regardant s’activer, il
se demandait si Allday allait se
décider un jour à s’établir.
C’est alors qu’il aperçut la
maquette, dans la pièce
voisine : l’Hypérion d’Allday.
Dans ce cas, c’était du sérieux.
Cette découverte le rendit
étrangement heureux.
Elle posa la chope sur la
table.
— Ouais, c’est bien calme,
très calme même – elle se
tortilla un peu : J’ai entendu
dire qu’il y avait une réunion,
ce soir.
Ferguson hocha la tête.
Sans doute un combat de coqs,
chose qu’il détestait. Mais
nombreux étaient ceux qui
1033
aimaient bien ça ; de grosses
sommes changeaient de main
pendant ces soirées-là.
Il se retourna pour
observer le chien. Il ne
dormait plus du tout, mais,
babines retroussées,
menaçant, s’était mis à
grogner sourdement.
— Peut-être les renards, fît
Unis Polin.
Ferguson était pourtant
debout, son cœur battait à tout
rompre.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Il se retint à la table pour
s’empêcher de tomber. Voilà,
tout recommençait, le
souvenir lui revenait : ce
moment où il avait entendu un
1034
martèlement de bottes. Si ce
n’est qu’il ne s’agissait pas
d’un souvenir. C’était ce qui
était en train de se produire.
Le vieillard se pencha et
caressa son chien pour le
calmer. Il déclara d’une voix
rauque :
— Il y a un vaisseau du roi
dans la passe de Carrick.
Les pas se rapprochaient
toujours, des hommes qui
marchaient au pas cadencé en
traînant les pieds. Ferguson
regarda tout autour de lui,
comme s’ils étaient pris au
piège.
— Mon Dieu, la presse.
Il avait envie de s’enfuir en
courant. De partir d’ici, de
1035
retrouver Grâce et cette vie
qu’il avait appris à apprécier
et à aimer.
La porte s’ouvrit
brutalement et un officier de
marine de haute taille
émergea de la nuit. Il portait
un grand manteau de mer qui
luisait de gouttes de pluie
glacées ou de flocons de neige.
Apercevant la femme
debout près de la table, il se
découvrit avec un sourire
charmant. On était surpris de
trouver des cheveux gris chez
quelqu’un de si jeune, vingt-
cinq ans à peu près.
— Je vous demande pardon
d’arriver ainsi à l’improviste,
madame.
1036
Il examina tranquillement
la salle, sans rien omettre.
Cette femme avenante, le
chien couché près du feu qui
l’éclairait de face et, enfin, le
vieux fermier. Chou blanc.
— Il n’y a personne d’autre
ici, monsieur, lui dit Unis
Polin.
Ferguson se rassit.
— Elle dit vrai – il hésita :
De quel bâtiment êtes-vous ?
L’autre eut un petit rire
amer.
— L’Ipswich, trente-huit
canons.
Il se débarrassa de son
manteau, découvrant ainsi une
manche vide épinglée sur sa
vareuse.
1037
— J’ai l’impression que
nous avons tous deux fait la
guerre. Mais plus question
d’embarquement pour moi,
mon ami – juste ce travail
répugnant, pourchasser des
hommes qui ne serviront pas
leur roi !
Et s’adressant à la femme,
il lui dit plus doucement :
— Je crois qu’il y a un
endroit qui s’appelle La
Grange de Rose, pas loin
d’ici ?
Le vieil homme se pencha
en avant :
— C’est environ à un mille
en continuant la route.
L’officier remit sa coiffure
et ouvrit la porte. Ferguson
1038
aperçut alors des fanaux qui
faisaient luire les uniformes,
les armes. L’officier dit par-
dessus son épaule :
— Il serait peu convenable
de donner l’alerte – puis,
souriant tristement : Mais,
naturellement, vous savez très
bien pourquoi nous sommes
ici, hein ?
La porte se referma et le
silence retomba comme un
couvercle.
Ferguson regarda Unis
Polin ôter le pâté de la table et
le remplacer par un plat
brûlant. Il lui dit :
— Le détachement de
presse se rend sans doute à
1039
l’endroit de ce combat de coqs
dont vous parliez.
Le vieux fermier se mit à
glousser.
— Ils trouveront rien là-
bas, ma chère. Rien que des
hommes qu’ont des certificats
et des soldats de la garnison.
Ferguson se tourna vers
lui, il se sentait soudain glacé.
Ainsi donc, c’était cela, les
façons d’agir de Roxby. Il
connaissait sans doute tous les
officiers qui commandaient les
détachements de presse si
haïs, il savait précisément où
et quand avaient lieu les
combats de coqs et autres
manifestations sportives.
Ferguson fut pris d’un
1040
immense écœurement. Ils
pouvaient bien n’en attraper
que fort peu, comme disait le
vieux fermier, exactement
comme ils avaient pris Allday
et lui lorsque la Phalarope
avait mis son détachement de
presse à terre. Une chose était
pourtant sûre pour lui : Miles
Vincent ferait partie du lot.
— Je dois m’en aller. Je… je
suis désolé, pour le pâté…
Elle le regarda, soudain
inquiète.
— Alors, ce sera pour une
autre fois. J’aimerais que vous
me parliez de John Allday.
Le fait d’entendre ce nom
sembla lui redonner des
forces. Il se rassit, prit sa
1041
fourchette. Finalement, il
allait rester là.
Il jeta un coup d’œil au
chien qui s’était à nouveau
endormi. Dehors, tout était
redevenu calme.
Et pourquoi pas ? se dit-il,
pris soudain de rage. Nous
protégeons les nôtres et tous
ceux qui nous sont chers. Ou
alors, nous sombrons avec le
bâtiment.
Qu’aurait-il bien pu faire
d’autre ?
Le lendemain matin, il
neigeait. Lorsque Lewis Roxby
sortit dans la cour, il aperçut
son garde en chef, Beere.
L’homme s’arrêta, juste le
temps de lui faire un signe de
1042
tête, puis il disparut dans un
tourbillon de neige.
La frégate Ipswich avait
appareillé avant le jour,
comme il est d’usage dans la
marine. Il fallut un certain
temps avant de s’apercevoir
que le lit de Miles Vincent
n’avait pas été défait.
1043
XV
DE LA PART DES
MORTS
Le lieutenant de vaisseau
Stephen Jenour tendit sa
coiffure à Ozzard avant de
gagner la grand-chambre de
jour où Bolitho était assis à
une petite table. Le Prince
Noir était une fois encore sur
le point de changer d’amure
et, au fur et à mesure que le
soleil tournait derrière les
fenêtres de poupe, Jenour
sentait sa chaleur brûlante à
1044
travers les vitres encroûtées,
comme si on ouvrait la porte
d’un four.
Bolitho leva les yeux de la
lettre qu’il rédigeait pour
Catherine. Il ne se souvenait
plus du nombre de pages qu’il
avait écrites, mais il n’avait
jamais de difficulté à se livrer
à elle, même si la distance qui
les séparait augmentait à
chaque tour de sablier.
Jenour lui dit :
— Le commandant vous
présente ses respects, sir
Richard, et me prie de vous
informer qu’Antigua est en
vue dans le suroît.
Bolitho laissa tomber sa
plume. Sept semaines pour
1045
traverser l’océan et atteindre
les îles Sous-le-Vent.
Etonnamment, son vieil
Hypérion, à la même époque
de l’année, avait fait cette
route en un mois. Keen devait
être à la fois soulagé d’arriver
enfin, et déçu du temps qu’il
avait mis comme des
nombreuses faiblesses que
présentait encore l’équipage.
Le calme trompeur
qu’allaient leur apporter les
rayons du soleil et la chaleur
allait peut-être améliorer l’état
de ces corps épuisés par la
besogne. L’Atlantique s’était
montré sous son plus mauvais
jour, du moins Bolitho ne
l’avait jamais vu ainsi. De
1046
violents grains s’étaient
succédé, les hommes transis
alignés sur les vergues avaient
dû se battre contre la toile
raidie par la glace à s’en tordre
les mains et à s’en mettre les
doigts à vif. Les vents violents
leur avaient été contraires, le
vaisseau avait été entraîné à
une centaine de milles hors de
sa route lorsque le vent avait
tourné, si brusquement que
même Julyan, le maître-pilote,
s’était laissé surprendre.
Pendant la dernière partie
de la traversée, il avait donc
été impossible de faire de
l’école à feu. C’était là tout ce
que Keen avait pu
entreprendre pour permettre
1047
à ses hommes de se nourrir et
de se reposer avant que
l’océan ne fasse nouvel assaut
de férocité.
Voilà qui en disait plus sur
le compte de Keen et de ses
marins les plus amarinés : ils
n’avaient pas perdu un seul
espar, pas un seul homme
tombé à la mer.
— Je monte, Stephen.
Bolitho jeta un dernier
regard à la lettre inachevée, il
se figurait Falmouth à cette
époque de l’année. Le paysage
devait ressembler à
l’Atlantique : tempêtes, pluie,
neige peut-être.
Catherine, elle, devait
penser au bâtiment, se
1048
demander où il se trouvait, s’il
était arrivé à bon port. À quel
moment il devrait combattre.
Tant de questions auxquelles
seul le temps apporterait la
réponse.
Jenour examina la grand-
chambre, cet endroit qu’il
avait fini par connaître par
cœur. La traversée lui avait
permis d’oublier qu’il allait
devoir bientôt quitter Bolitho.
Les tempêtes, le grondement
assourdissant de la mer qui se
fracassait sur la coque el le
pont supérieur, faisant de
chaque pas un nouveau péril,
les traits émaciés des hommes,
bousculés, obligés de passer
sans cesse d’une tâche à une
1049
autre, tout cela lui épargnait
d’y penser. À présent, les
choses étaient différentes.
Droit devant, devant le boute-
hors, c’était Port-aux-Anglais :
synonyme d’ordre et
d’autorité, où il pouvait d’un
jour à l’autre se retrouver
promu. Il songeait au second,
Sedgemore, à quelques autres
aussi. Ils se seraient fait
couper la tête pour profiter de
pareille chance. Un petit
commandement, avec la
bénédiction d’un amiral
réputé – que pouvait-on
souhaiter de mieux ? Il avait
entendu Bolitho dire à ce
propos : le plus recherché de
tous les cadeaux.
1050
Il pensait aussi à ses
parents, lors de ce souper chez
Roxby, lorsque Bolitho avait
fait personnellement en sorte
qu’ils se sentent à l’aise, au
milieu de cette foule de
personnages illustres.
Il voyait toujours l’amiral
effleurer sa paupière, cela
arrivait désormais de plus en
plus fréquemment. Encore un
autre secret qui lui avait été
confié. Il le garderait pour lui
jusqu’à ce que Bolitho en
décidât autrement. Mais
lorsque, promu, il aurait
débarqué, qui d’autre serait en
mesure de le comprendre, de
comprendre ses méthodes ?
1051
Il avait été mis dans une
autre confidence, lors des
retrouvailles de Bolitho et de
Lady Catherine. Cela se
passait ici même, à Antigua.
— Vous me paraissez bien
pensif, Stephen ?
Jenour se retourna et
répondit calmement :
— Il me semble que vous
savez pourquoi, sir Richard.
Bolitho effleura une
nouvelle fois son œil. Il avait
déjà remarqué que Jenour ne
rougissait plus que rarement
lorsque l’on perçait à jour ses
pensées intimes. Ce
changement datait du Pluvier
Doré, de l’épisode du canot. Il
était devenu un homme, mais
1052
un homme encore capable de
remarquer les détresses,
d’éprouver de la compassion
pour autrui.
Bolitho sortit sur le balcon
de poupe pour contempler les
rouleaux qui arrivaient en
rangs incessants, les uns après
les autres, comme pour
retarder encore leur
progression.
— Il le faut bien, dit-il
enfin. Cela ne signifie pas que
je n’y prête aucune attention.
C’est même exactement
l’inverse, et je croyais que
vous le saviez !
Ils arrivèrent sur le pont où
Keen et quelques-uns de ses
officiers observaient l’île qui
1053
se rapprochait. Elle s’étendait
des deux bords, vert pâle. Les
rondeurs du mont Monk se
perdaient dans la brume.
Bolitho se dit que même
cela était suspect. On passait
ici du calme plat à la pire
tempête, et tout commandant
expérimenté savait qu’il fallait
se méfier de ces eaux à cette
époque de l’année.
Keen traversa le pont pour
venir le rejoindre. Les
semelles collaient au goudron
des coutures lorsqu’on
marchait.
— Nous n’avançons guère,
sir Richard.
Ils levèrent les yeux vers
les immenses voiles qui
1054
faseyaient mollement dans la
brise, sans parvenir
réellement à prendre le vent
pour tirer le bâtiment. On
faisait monter des bailles d’eau
de mer dans les hauts pour
permettre aux gabiers
disposés sur les vergues de
mouiller la toile et la rendre
ainsi plus rigide, afin de tirer
parti du moindre souffle. Les
hommes de quart sur le pont
étaient occupés à lover les
écoutes en glènes et à tourner
les drisses, après le dernier
virement de bord. Mais avec
cette chaleur, les mouvements
étaient ralentis, les hommes
ne réagissaient plus aussi vite
1055
que ce qu’attend tout
commandant.
Bolitho prit une lunette au
râtelier à l’arrière et la pointa
à travers le fouillis du
gréement jusqu’à trouver la
pointe la plus proche. À sa
dernière escale, c’est ici qu’il
avait eu affaire à ce fou, le
capitaine de vaisseau Haven.
Un homme si maladivement
jaloux de sa jeune femme qu’il
avait tenté de tuer son second,
le rendant responsable de la
grossesse de son épouse. La
suite avait prouvé qu’il avait
tort, il n’en avait pas moins été
inculpé de tentative
d’assassinat.
1056
Cette île évoquait pour lui
une multitude de souvenirs.
C’est ici qu’il avait obtenu son
premier commandement,
l’Hirondelle, puis la frégate
Phalarope. Il aperçut Allday
sur le passavant bâbord, qui
l’observait. Ils échangèrent un
rapide regard, signe du lien
indéfectible qui les unissait.
La bataille des Saintes ; son
premier maître d’hôtel,
Stockdale, tombé en essayant
de le protéger de tireurs
ennemis qui l’avaient visé
dans le dos. Bryan Ferguson,
qui y avait laissé un bras et
finalement, Allday, devenu son
maître d’hôtel. Oui, que de
souvenirs dans ces parages.
1057
— Nous devrions jeter
l’ancre dans l’après-midi,
amiral, lui annonça Keen.
Il fronça les sourcils en
voyant la flamme en tête du
grand mât tomber doucement,
comme si elle défaillait.
— Je pourrais mettre la
drome à l’eau et le prendre en
remorque.
Il examinait toutes les
possibilités mais elles n’en
finissaient pas de se révéler
décevantes.
— Je laisserai les hommes
tranquilles, Val. Une heure de
plus ou de moins ne fera guère
de différence – il regardait les
marins qui se trouvaient près
1058
d’eux : On dirait des
vieillards !
Keen lui sourit.
— Il va falloir qu’ils
apprennent ! Si nous devons
combattre… – il haussa les
épaules : Mais la vue de la
terre agit parfois comme un
aiguillon, amiral.
Puis il le pria de l’excuser
et alla rejoindre le pilote à la
table à cartes.
Bolitho reprit sa lunette. Ils
étaient encore trop loin pour
distinguer clairement les
amers et encore moins les
maisons construites derrière
le chantier. Il la voyait
pourtant, elle, comme si c’était
hier. Ebloui par les brillantes
1059
lumières de la réception, il
avait manqué tomber à ses
pieds. Mais elle avait deviné sa
blessure, c’était inévitable, elle
avait insisté pour qu’il fit
appel aux meilleurs médecins
de Londres afin de recueillir
leur avis et se faire soigner.
Il frôla sa paupière, une
fois de plus, et sentit ce
picotement douloureux qui
semblait venir du globe
oculaire. Pourtant, parfois, il
voyait parfaitement. D’autres
fois, il se désespérait, comme
Nelson avait dû le faire après
avoir perdu un œil.
Et pourtant, les
circonstances présentes
réclamaient les compétences
1060
d’un officier parfaitement
expérimenté, ainsi qu’il l’avait
expliqué à Keen et à Jenour.
Sans l’échec de sa mission au
Cap et le retard causé par le
naufrage du Pluvier Doré, où
serait-il aujourd’hui ? Keen,
lui, serait commodore, paré à
accéder au rang d’amiral. Et
sans la malheureuse collision
dont avait été victime le
Prince Noir à sa sortie de
carénage, ce vaisseau aurait
fort bien pu se retrouver
comme la plus grande partie
de la Flotte devant les côtes du
Portugal ou plus loin encore
en soutien de l’armée de terre.
C’était le destin. Il était là où le
sort en avait décidé. Mais y
1061
serait-il aussi utile que
Godschale et ses supérieurs
semblaient le croire ?
Une chose pourtant
comptait plus que tout le
reste. Bonaparte essayait de
diviser les forces de ses
adversaires, à n’importe quel
prix. Son échec lors qu’il avait
tenté de s’emparer de la Flotte
danoise avait renforcé encore
sa détermination. On avait
signalé que des bâtiments
s’étaient glissés par petits
groupes hors de la Manche, en
dépit du blocus anglais.
Nombre d’entre eux s’étaient
dirigés vers les Antilles, peut-
être pour attaquer la
Jamaïque ou d’autres
1062
possessions britanniques.
Voilà qui allait contraindre
Leurs Seigneuries à prélever
sur les forces de blocus et sur
les escortes des convois, ô
combien nécessaires,
davantage de vaisseaux.
Le vaisseau aperçu par
Owen et décrit par lui comme
de construction hollandaise
n’était peut-être pas non plus
simple coïncidence. Dans son
for intérieur, Bolitho jugeait
que cela signifiait bien plus.
Une modeste frégate,
naviguant isolément, était très
probablement chargée de
porter des dépêches à quelque
officier général. Les renforts,
dans le sillage du Prince Noir,
1063
étaient déjà en route. Mais de
frégates, point. S’il en avait eu,
elles seraient parties sur la
trace du vaisseau inconnu
pour aller le flairer, comme
des terriers. Et puis il y avait la
question de Thomas Herrick,
l’homme dont il avait toujours
cru qu’il était son plus cher
ami. Chose étrange, Godschale
avait mis un point d’honneur à
ne pas mentionner une seule
fois son nom au cours de leur
dentier entretien ; et l’amiral
n’avait pas non plus montré le
moindre intérêt pour ce que
Bolitho pouvait penser de
leurs retrouvailles. Car, à
moins qu’un autre vaisseau
n’eût précédé le Prince Noir,
1064
Herrick était en droit de
penser que Bolitho avait péri
dans le naufrage du Pluvier
Doré.
Il essaya de s’abriter de la
lumière aveuglante et
contempla l’île dans le
lointain. Apparemment, elle
ne s’était pas rapprochée d’un
pouce.
Il y avait tant de si et de
peut-être. Et si ce projet de
débarquer pour reprendre les
îles françaises de la
Martinique et de la
Guadeloupe échouait ? S’ils ne
reconquéraient pas la
supériorité en mer, l’échec
était assuré. Attirer toutes les
forces ennemies au même
1065
endroit pour leur livrer
bataille était la seule voie
envisageable. Il s’efforça de
rester impassible, sachant très
bien que Jenour l’observait.
Six bâtiments de ligne et une
seule frégate, cela ne vous
faisait pas une bien forte
escadre.
Il entendit le second
demander :
— Autorisation d’exécuter
la séance de punition,
commandant ? Matelot
Wiltshire, deux douzaines de
coups de fouet.
Keen eut soudain l’air
profondément abattu.
— Faites, monsieur
Sedgemore.
1066
Puis, levant les yeux vers
les voiles qui pendaient
lamentablement :
— Il me semble que nous
n’avons rien de mieux à faire.
Bolitho se tourna vers la
descente. Il avait surpris
l’expression de quelques
marins : ressentiment,
hostilité.
Ce n’étaient pas là mines
de gens qui allaient devoir se
concentrer pour combattre
jusqu’à la mort si on leur en
donnait l’ordre, il s’en fallait
de beaucoup. Bolitho dit à
Keen :
— Je descends, tenez-moi
informé.
1067
Keen resta debout près de
Jenour tandis que l’on
procédait au rituel. Le bosco
et ses aides installaient un
caillebotis à bâbord. Jenour
lui dit, d’un ton préoccupé :
— Sir Richard me semble
bien soucieux, commandant.
Keen détourna son regard
du bosco qui inspectait le sac
rouge dans lequel il serrait le
chat à neuf queues.
— Il s’inquiète pour sa
dame, Stephen. Et pourtant, le
marin qu’il est ressasse son
problème de commandement
sur place.
Il jeta un coup d’œil à la
marque qui restait presque
immobile en tête de misaine.
1068
— Je me demande
parfois…
Il s’interrompit car
Sedgemore l’appelait :
— Je rassemble l’équipage,
commandant ?
Keen répondit
affirmativement d’un bref
signe de tête, non sans avoir
noté que son second paraissait
parfaitement indifférent. Pour
quelqu’un qui n’aspire qu’à
une chose, son avancement, et
qui avait déjà montré sa valeur
au combat, il était surprenant
de voir qu’il ne se souciait
guère des gens qu’il aurait
bientôt à mener au feu.
Les trilles des sifflets se
firent entendre à tous les
1069
niveaux.
— L’équipage sur le pont !
L’équipage sur le pont, aux
postes de punition !
Bolitho regagnait ses
appartements à barrière. Il
comprenait parfaitement
l’aspect déplaisant, mais
nécessaire de ce châtiment,
comme s’il était à la place de
Keen. Maintenir la cohésion
de son bâtiment, administrer
les punitions avec la même
équité qui lui permettait de
promouvoir un marin
prometteur. Il trouva en bas
Yovell qui l’attendait avec une
pile de papiers à signer et lui
dit d’un ton las :
1070
— Plus tard, mon ami. Je
suis à marée basse et ferais
une bien piètre compagnie.
Comme son secrétaire
replet se retirait, Allday fit son
apparition.
— Et moi, amiral ?
Bolitho lui fit un grand
sourire.
— Vous n’êtes qu’un
impertinent ! Mais, bon,
prenez un siège et partagez
donc un petit coup avec moi.
Allday sourit à son tour, à
moitié rassuré. Finalement,
les choses allaient s’arranger.
Mais, cette fois-ci, cela
prendrait un peu plus de
temps.
1071
Le premier claquement du
fouet résonna dans la
chambre.
Allday réfléchissait : une
femme ravissante, sa marque
à l’avant, un titre de noblesse.
Deuxième claquement de
fouet. Il y avait pourtant des
choses immuables. Ozzard
apparut à son tour avec son
plateau sur lequel il avait posé
un grand verre de vin du Rhin
et un quart de rhum. Comme
d’habitude.
Lorsque Bolitho se pencha
pour prendre son verre,
Ozzard aperçut le médaillon
qu’il portait autour du cou. Il
avait eu plusieurs occasions de
l’examiner, pendant que
1072
l’amiral était à sa toilette ou se
faisait raser. Ces épaules
ravissantes, la naissance des
seins que l’on devinait, elle
était exactement telle qu’il
l’avait vue dans la cabine du
brigantin. Il entendait bien les
claquements de fouet, mais
n’éprouvait que dégoût. Celui
qui subissait cette punition
l’avait bien cherchée, il avait
donné un coup de couteau à
un autre marin. Sous un mois
d’ici, il fanfaronnerait en
montrant les cicatrices laissées
par le fouet sur son dos.
Mes blessures à moi ne
guériront jamais.
Vers la fin du quart du soir,
tandis que le soleil finissant
1073
rougissait comme jamais en
s’enfonçant derrière l’île, le
Prince Noir gagnait lentement
le mouillage.
Keen vit Bolitho prendre
une lunette, la pointer sur la
baie, sur les navires à l’ancre.
Espars et gréements luisaient
doucement comme du cuivre
aux dernières lueurs. Il fut
soulagé de constater que
l’amiral semblait plus calme.
Toute trace d’anxiété avait
disparu de ce visage qu’il
connaissait parfaitement.
Bolitho examina les
vaisseaux de guerre les plus
proches, des soixante-
quatorze et aucun qu’il ne
connût déjà. Ils appartenaient
1074
à son escadre, mais
s’attendaient visiblement à
être placés sous les ordres de
quelqu’un d’autre que lui. Un
revenant.
— Val, je vais aller faire
visite à Lord Sutcliffe dès que
nous serons à l’ancre.
Il se retourna en entendant
le premier des coups de salut
qui roulait en écho dans le
port jusqu’alors tout
tranquille.
— Ils ont tiré les premiers,
sir Richard ! Voilà qui ne va
pas trop plaire à l’amiral Lord
Sutcliffe.
Il claqua dans ses mains et
une pièce du Prince Noir tira à
son tour. La volute de fumée
1075
s’éleva, avant de rester
immobile, comme si elle était
faite de pierre.
— A carguer les voiles !
Envoyez d’autres gabiers en
haut, monsieur Sedgemore !
Il se dirigea vers le compas
pour surveiller le regain
d’activité qui succédait à la
torpeur qui avait marqué leur
lente approche.
Bolitho réussit à identifier
le soixante-quatorze le plus
proche : le vieux Glorieux qui,
comme la plupart des autres,
se trouvait avec lui à
Copenhague, lorsqu’il avait
appris que le convoi de
Herrick se trouvait en grand
danger. Son commandant,
1076
John Crowfoot, n’était pas plus
âgé que Keen, mais il était
déjà si grisonnant, si voûté,
qu’on l’aurait pris non pas
pour un officier de marine,
mais pour quelque pasteur de
village.
Le canot de rade était déjà
là. Son pavillon pendait le long
du mâtereau, mais on le voyait
suffisamment pour
reconnaître le point de
mouillage qu’il marquait. Le
vaisseau amiral aurait assez
d’eau pour éviter sur son câble
sans risquer de heurter les
autres vaisseaux présents.
Un ultime coup de canon
roula en écho sur l’eau, de
1077
dernier de treize. Keen
ordonna de cesser le tir.
— On dirait que Lord
Sutcliffe n’est pas ici, sir
Richard. C’est vous qu’ils ont
salué, en tant qu’amiral le plus
ancien sur rade.
Bolitho attendit, très calme
en apparence, mais incapable
de maîtriser l’excitation que
lui causait chaque atterrissage.
— Paré à mettre en panne !
Attention, derrière ! – une
brève pause puis : La barre
dessous !
Lentement, très lentement,
le Prince Noir mourut sur son
erre dans le dernier souffle de
vent, et ses huniers étaient
1078
déjà ferlés lorsque retentit le
dernier ordre : « Mouillez ! »
L’ancre chuta dans une
énorme gerbe et tomba dans
les eaux claires, couleur de
cuivre. Les embruns jaillirent
jusqu’au-dessus de la guibre
comme pour saluer le
bâtiment.
— A mettre les tauds en
place, monsieur Sedgemore !
Tout le monde nous regarde,
j’ai l’impression !
Les tauds permettraient en
tout cas de faire baisser la
température et de donner un
peu de confort dans les
entreponts. Keen avait appris
cela lorsque, jeune enseigne, il
1079
servait sous les ordres de Sir
Richard.
Bolitho tendit sa lunette à
un aspirant haut comme trois
pommes.
— Tenez, monsieur
Thornborough, vous
préviendrez l’officier de quart
si vous voyez quelque chose
d’intéressant.
Le jeune garçon n’en
croyait pas ses oreilles. Faire
preuve de pareille marque
d’intérêt, c’était comme si
l’Éternel en personne était
descendu pour s’adresser à lui.
Il faisait partie des aspirants
de douze ans mais il n’est
jamais trop tôt pour
apprendre que ceux qui
1080
portent des épaulettes d’or
sont, eux aussi, des êtres
humains.
— Écoutez !
Keen fit volte-face, tout
sourire.
— Ce vieux Glorieux a mis
aux postes de bande, regardez
tout ce monde sur les vergues !
Il ne parvenait pas à cacher
son émotion en entendant de
grands cris s’élever du
soixante-quatorze le plus
proche. Des marins étaient
montés dans les enfléchures et
sur les vergues ; d’autres,
marins ou fusiliers, alignés sur
les passavants, manifestaient
leur enthousiasme.
1081
— La nouvelle de notre
arrivée nous aura précédés, sir
Richard. Ils savent que vous
êtes là – écoutez-les !
Bolitho voyait quelques
marins, en bas de la dunette
du Glorieux et des autres
vaisseaux à l’ancre, ils
regardaient l’homme dont la
marque flottait en tête de
misaine. Un homme dont ils
avaient entendu parler, dont
ils savaient la réputation, mais
rien de plus.
Bolitho s’approcha des
filets et commença à agiter sa
coiffure au-dessus de lui, à la
plus grande joie de ceux du
Glorieux.
1082
Keen, qui observait le
spectacle en silence, fit de
même à son tour. Comment
l’amiral pouvait-il encore
douter des hommes qu’il avait
commandés et entraînés
derrière lui, de son talent à
leur insuffler sa force ? Un
second bâtiment avait joint ses
vivats aux cris
d’enthousiasme. Keen, qui
voyait Bolitho de profil, se
sentit tout heureux. Pour cette
fois-ci, il comprenait. Ça ne
serait peut-être pas le cas la
prochaine fois.
Sedgemore s’approcha et
salua :
— Tout est en ordre,
commandant.
1083
— Faites disposer l’ancre
de détroit, lui ordonna Keen –
et, voyant que le second ne
comprenait pas, il ajouta assez
sèchement : Souvenez-vous,
monsieur Sedgemore, nous
sommes mouillés au vent de la
côte et c’est la saison des
ouragans.
L’aspirant Thornborough,
totalement déboussolé par la
chaleur de l’accueil, cria :
— Canot vers nous,
monsieur Daubeny !
Bolitho remit son bicorne
en place et gagna la coupée
tandis que les fusiliers
s’alignaient pour accueillir
leur premier visiteur. La nuit
n’allait pas tarder ; dans ces
1084
parages, l’obscurité tombait
d’un coup, comme un rideau.
Mais, lorsque les lumières du
rivage apparurent, il finit par
reconnaître la demeure dans
laquelle il avait soupé à côté
d’elle. Leurs mains posées sur
la table se touchaient presque
tandis qu’elle échangeait
quelques sourires polis avec
son mari, le vicomte
Somervell, qui occupait l’autre
bout.
La garde était à son poste,
les boscos avaient le sifflet aux
lèvres, les fusiliers serraient
leurs mousquets, baïonnette
au canon.
Keen lâcha sa lunette et
annonça tranquillement :
1085
— C’est le contre-amiral
Herrick, sir Richard.
L’enthousiasme qu’il avait
ressenti l’abandonna soudain.
— Je vais être franc,
amiral. J’ai un peu de mal à lui
souhaiter la bienvenue de bon
cœur.
Bolitho regardait le canot à
l’approche, les avirons qui
plongeaient dans l’eau
ressemblaient dans l’obscurité
à des os blanchâtres.
— Ne craignez rien, Val,
cela doit lui coûter beaucoup à
lui aussi.
Le canot disparut à leurs
yeux et, après ce qui leur parut
une éternité, la tête et les
épaules de Herrick
1086
émergèrent devant la porte de
coupée. Tandis que la garde
présentait les armes, que les
sifflets faisaient entendre leurs
trilles, il se découvrit et resta
planté là, immobile, comme
s’il était seul avec Bolitho.
Pendant ces quelques
secondes, Bolitho eut le temps
de voir que ses cheveux
étaient devenus complètement
gris. Il avait la démarche assez
raide, comme si sa blessure
continuait de le gêner.
Bolitho s’avança et, lui
tendant les deux mains :
— Vous êtes le bienvenu,
Thomas.
Herrick lui prit les mains
et, le regardant droit dans les
1087
yeux, ces yeux bleus qui
accrochaient les dernières
lueurs du soleil couchant :
— Ainsi, c’est bien vrai…
vous êtes vivant.
Puis, baissant la tête, il lui
dit, assez fort pour être
entendu de Keen et de
Jenour :
— Pardonnez-moi.
Jenour s’apprêtait à suivre
les deux amiraux à l’arrière,
mais Keen lui prit le bras.
— Non, Stephen. Un peu
plus tard, peut-être – il
hésita : Je viens d’assister à
quelque chose que je pensais
définitivement révolu. Et
pourtant, non… la petite
flamme résiste encore.
1088
Il avait l’impression que
ces mots resteraient à jamais
gravés dans sa mémoire :
Pardonnez-moi.
Jenour n’était pas sûr
d’avoir tout compris, il n’avait
jamais été très proche de
Herrick. Pour ce qu’il en
savait, il était souvent
question de jalousie lorsque
son nom était mentionné, à
cause des relations qu’il
entretenait avec Bolitho et de
tout ce qu’ils avaient vécu
ensemble. Mais, comme Keen,
il savait pourtant qu’il venait
d’assister à un événement rare
et se demandait déjà comment
il allait le relater dans sa
prochaine lettre.
1089
Allday se tenait sous la
poupe, bien à l’ombre, lorsque
Bolitho apparut dans la
descente. Le bâtiment prenait
ses dispositions pour la nuit,
leur première nuit au
mouillage. Le maître d’hôtel
humait les odeurs de terre,
ragaillardi comme d’habitude
par cette sensation.
Mais il ne pensait qu’à
Herrick. Comme il était
difficile de se dire qu’il
s’agissait bien du même
homme. Pendant ces quelques
instants, quand ils étaient
passés près de lui, tous ses
souvenirs lui étaient revenus :
Bolitho, jeune commandant, et
Herrick, lieutenant de
1090
vaisseau, qui tous deux lui
avaient fait si passionnément
confiance.
Allday se secoua. Une
première escouade de fusiliers
passait pour aller prendre la
faction aux endroits
stratégiques : la poupe, le
gaillard d’avant, les passavants
qui les reliaient et où on allait
disposer des munitions un peu
plus sérieuses pour le cas où
un indigène ou le canot d’un
marchand s’approcherait de
trop près pendant la nuit. Un
seul petit boulet dans la coque,
voilà qui permettrait de
décourager les autres. Les
factionnaires étaient là pour
empêcher ceux qui auraient
1091
été tentés de déserter par la
proximité de la terre. Mais la
peur du fouet ou même pis,
songeait Allday, ne suffirait
pas à en dissuader certains.
Il se massa la poitrine, sa
blessure se réveillait. Elle était
comme la mer, elle se
rappelait toujours à son bon
souvenir.
Toujours souffrir.
1092
visiteur. Il s’attendait au
meilleur comme au pire, le
sort en déciderait.
— Un verre, Thomas ? Pour
le moment, nous avons ce qu’il
nous faut en soute, choisissez
ce que vous voulez.
Bolitho s’aperçut aussitôt
qu’il hésitait.
Herrick s’assit
précautionneusement, on le
sentait tout raide.
— Je prendrais bien une
bière. J’en ai presque oublié le
goût.
Bolitho attendit qu’Ozzard
fût sorti avant de se
débarrasser de sa grosse
vareuse et la poser sur un
banc.
1093
— Depuis combien de
temps êtes-vous au courant,
Thomas ?
Herrick observait
méthodiquement la chambre,
il se souvenait d’autres visites,
qui sait ? ou peut-être de
l’époque où lui-même arborait
sa marque à bord du Benbow.
— Cela fait deux jours – un
paquebot rapide arrivé
d’Angleterre. J’ai eu du mal à y
croire et, même lorsque l’on
m’a annoncé l’arrivée de votre
bâtiment, j’ai cru que j’avais
affaire à un imbécile qui
n’avait rien compris.
Il baissa la tête et la prit
dans ses mains.
1094
— Lorsque je pense à tout
ce que nous avons traversé… –
sa voix se brisa : J’ai encore
l’impression de vivre un
cauchemar.
Bolitho s’approcha de sa
chaise et lui mit la main sur
l’épaule, autant pour le calmer
que pour masquer à Ozzard
qui était revenu l’émotion qu’il
éprouvait.
Herrick fit un nouvel effort
afin de prendre le verre
présenté par Ozzard et le leva
pour l’examiner à la lumière
d’un fanal.
— De la bière rousse – il
étudia les bulles qui
pétillaient : Pas besoin de se
demander pourquoi ils
1095
donnent à ces parages le nom
d’îles de la Mort. Ils font
semblant de croire qu’on est
ici comme en Angleterre, et
s’ils ne se tuent pas de boisson
tout seuls, ils succombent à
des fièvres devant lesquelles la
plupart de nos médecins se
révèlent impuissants.
Il vida son verre à grands
traits et ne protesta pas
lorsque Ozzard refit le plein.
Bolitho retourna s’asseoir
et se servit de ce vin du Rhin
que Catherine avait fait porter
à bord. Ozzard avait un secret
à lui pour garder ces vins au
frais dans les cales. Ce qu’il
réussissait à faire dans ce
domaine relevait du miracle.
1096
Son vin sortait d’un torrent
glacé des Highlands.
— Et Lord Sutcliffe ?
Il avait posé cette question
prudemment et vit Herrick se
tortiller, tant elle le mettait
mal à l’aise.
Herrick eut un haussement
d’épaules.
— La fièvre. On l’a évacué à
Saint John – il paraît que l’air
est meilleur là-bas, mais je
crains tout de même pour sa
vie. Il m’a délégué le
commandement sur place
jusqu’à ce que la nouvelle
escadre soit constituée… après
quoi je devrai me placer sous
les ordres de son chef.
1097
Il tourna alors la tête et fixa
de ses yeux bleus Bolitho.
C’était la première fois qu’il le
regardait ainsi, en face, depuis
qu’il était monté à bord.
— En fait, il s’agit de vous,
sir Richard.
— Dites simplement
Richard, je préfère.
Difficile d’avoir prise sur ce
nouvel Herrick, si lointain,
difficile de l’imaginer comme
il était dans le temps : le
lieutenant de vaisseau si
fougueux, ou l’amiral méfiant,
qui était passé à deux doigts
de laisser sa tête en cour
martiale. On retrouvait chez
lui un peu de tout ce qu’il avait
été, mais sans parvenir à
1098
reconstituer le personnage
dans son intégralité.
Herrick détourna enfin les
yeux et laissa errer son regard
sur la chambre noyée dans la
pénombre. On entendait au
loin, quelque part dans le
bord, des appels, des
piétinements, sans doute des
hommes de quart occupés à
reprendre on ne sait quoi sur
le pont ou en bas.
— Je n’ai jamais cru que
j’allais tout laisser en l’état
après ce qui s’est passé. J’avais
des transports à ne savoir
qu’en faire – des navires
réquisitionnés aux ordres des
capitaines auxquels je n’aurais
1099
même pas confié le soin de
nettoyer les poulaines !
— Et vous avez dû prendre
ce poids sur vos épaules, en
sus de tout ce que vous aviez
déjà à faire ici ?
Herrick paraissait ne pas
avoir entendu.
— Votre œil, Richard. Va-t-
il toujours aussi mal ?
— Vous n’en avez parlé à
personne. Thomas ?
Herrick hocha
négativement la tête,
retrouvant un geste qui lui
était si familier. Bolitho en eut
le cœur transpercé.
— C’est un secret entre
amis – non, je n’ai rien dit. Et
je ne répéterai rien.
1100
Il hésita. Une autre pensée
lui venait, une pensée qui le
tracassait depuis l’arrivée du
Prince Noir.
— Le Pluvier Doré – il se
troubla : Je viens d’apercevoir
Keen et Jenour. Votre… votre
dame est-elle saine et sauve ?
Pardonnez-moi, mais il fallait
que je vous pose la question.
— Oui.
Un mot de trop, l’évocation
mal à propos de vieux
souvenirs aurait pu briser le
charme à jamais.
— En vérité, Thomas, je
crois que sans elle nous
serions tous morts – il se força
à sourire : Depuis l’aventure
du Pluvier Doré, j’abonde dans
1101
votre sens, je me méfie des
transports réquisitionnés !
— J’ai fait ce que j’ai pu.
Sans en avoir le pouvoir, j’ai
récupéré une vingtaine de
goélettes, ici et à Saint Kitts.
Toujours sans en avoir le
pouvoir, j’ai écumé l’arsenal et
les quartiers à terre pour y
récupérer des officiers et
d’anciens marins, et je les ai
expédiés faire des patrouilles
que nous n’aurions jamais pu
conduire sans cela.
On eût dit quelqu’un qui
revenait à la vie. Bolitho
répondit doucement :
— Mais vous disposez de
mon autorité, Thomas.
1102
Herrick, un peu rassuré,
parla du dispositif qu’il avait
élaboré pour être alerté de la
présence de bâtiments de
guerre ennemis, briseurs de
blocus ou tous navires
suspects, qu’il s’agisse de
négriers ou de bâtiments de
commerce ordinaires.
— Je leur ai prescrit de ne
pas plaisanter avec ça. Si un
capitaine s’amuse à défier
notre pavillon, qu’il n’espère
pas continuer à naviguer
tranquillement dans les
parages !
Et il se mit à sourire,
redevenant soudain un tout
autre homme.
1103
— Vous savez bien,
Richard. Entre deux
campagnes, j’ai servi moi-
même dans la marine
marchande. Je connais
quelques-unes de leurs
ficelles !
— Notre frégate est-elle au
port ?
— Je l’ai envoyée à Port-
Royal avec un détachement de
soldats – encore une révolte
d’esclaves. Il valait mieux faire
vite.
— Nous disposons donc de
sept bâtiments de ligne. Plus
votre flottille en éclairage.
Herrick fronça les sourcils.
— Non, six, en tout cas
pour le moment. L’un des
1104
soixante-quatorze, Le Sans-
Pareil, a dû passer en cale
sèche. Il s’est fait prendre dans
la tempête voilà deux
semaines, et y a laissé son mât
de misaine. C’est miracle qu’il
n’ait pas été drossé à la côte.
Il avait l’air irrité. Bolitho
lui demanda :
— Capitaine de vaisseau
Mackbeath, c’est bien cela ?
— Non, il a été remplacé
après Copenhague.
Son regard s’assombrit.
Cette évocation lui rappelait le
Benbow, tous ceux qui avaient
péri ce jour-là.
— Il y a un nouveau
commandant, assez navrant –
Lord Rathcullen,
1105
apparemment incapable de
tenir compte du moindre
conseil. Mais vous savez bien
ce qu’on dit des Irlandais,
pairs ou pas !
Bolitho sourit.
— Et aussi des
Cornouaillais, de temps en
temps !
Herrick plissa les yeux et
éclata d’un petit rire.
— Ah, nom d’une pipe,
celle-là, je l’ai cherchée !
— Accepteriez-vous de
souper avec moi ce soir,
Thomas ?
Il vit Herrick se raidir
immédiatement.
— Je veux dire, en tête à
tête. Je considérerais cela
1106
comme une faveur… Ce qui se
passe à terre peut attendre.
Nous voilà de nouveau entre
marins.
Herrick s’agita sur son
siège.
— J’avais tout fait
préparer…
Il était de nouveau gêné,
mal à son aise.
— Affaire conclue. Je ne
saurais dire tout ce que cela
représente pour moi. Nous
avons tous deux rencontré
bien des récifs, mais les autres
nous observent et se moquent
assez de nos petits soucis.
Herrick garda d’abord le
silence avant de répondre en
hésitant un peu :
1107
— Je vais vous dire ce que
j’en pense, si j’y parviens.
Lorsque j’aurai regagné ma
résidence… – il sourit, comme
si cela lui rappelait quelque
chose – … en fait, la maison du
maître de chantier – c’est
assez rustique et sans
prétention aucune –, je vais
continuer à travailler à ce que
je comptais présenter à notre
nouvel amiral.
— Vous arrive-t-il de
dormir ? lui demanda
doucement Bolitho.
— Suffisamment.
— Avez-vous eu d’autres
nouvelles par le paquebot ?
Il fallut plusieurs secondes
à Herrick pour redescendre
1108
sur terre.
— On nous promet une
seconde frégate. L’Ipswich, un
trente-huit, capitaine de
vaisseau Pym.
— Je crains de ne pas
connaître ce bâtiment.
Herrick avait le regard
perdu, cela le reprenait.
— Non. Il vient de ma
partie du monde à moi, du
Nord – et changeant soudain
d’amure : Je suppose que vous
savez ce qu’est devenu
Gossage – il pinça les lèvres :
Le contre-amiral Gossage,
plus exactement. Je me
demande combien il aura fallu
de pièces d’argent…
1109
Il était tout à son nouveau
commandement, aussi
inattendu que provisoire, ce
qui ne lui laissait guère le
temps de ruminer sur le passé
ou sur la perte de son
bâtiment, car le Benbow
n’était plus qu’une épave et ne
ressortirait sans doute jamais
de l’arsenal. Quelle triste fin,
après tout ce qu’ils avaient fait
ensemble.
— Calmez-vous, Thomas.
Oubliez tout ça.
Herrick le regarda, un peu
perplexe. Comme s’il se posait
une question.
— Vous parviendriez à
oublier, vous ?
1110
— La vie a toujours
quelque chose à vous offrir,
insista Bolitho.
— Possible.
Il restait assis là,
impassible, serrant dans ses
grosses mains carrées son
verre, comme si c’était un
talisman.
— En réalité, je suis bien
content de pouvoir être à
nouveau utile. Lorsque j’ai
appris ce qui vous était
arrivé… – il hocha la tête : J’ai
cru que c’était un nouveau
coup du destin. Dame
Fortune.
Il leva les yeux, l’air
désespéré.
1111
— Mais tout ceci n’a pas été
facile.
— Qui sait ce que nous
arriverons à faire cette fois-
ci ?
Herrick semblait bien
amer.
— Il n’y a ici que des
imbéciles. Ils ne comprennent
rien à rien et n’imaginent pas
davantage ce à quoi ils doivent
s’attendre. Des soldats aux
joues bien roses, plus familiers
des tourbières irlandaises que
de ces parages oubliés des
dieux et des officiers qui n’ont
jamais entendu une balle
siffler !
Bolitho commença à
réciter lentement :
1112
Jamais n’a commandé
d’escadron sur le champ de
bataille.
Rien ne sait de l’art de la
bataille.
Bien moins qu’un
damoiseau.
1113
— Ça va mieux comme ça,
pas vrai ?
Mais il pensait toujours à
l’humble auberge de
Cornouailles et décida d’en
venir prudemment à ce qui
l’occupait :
— Tu m’écrirais pas une
lettre, Tom ?
Ozzard lui jeta un regard
sombre.
— Je t’aurai prévenu, c’est
tout ce que j’ai à te dire – et
voyant la tête que faisait
Allday, il soupira : Sûr que je
vais te la faire, ta lettre.
N’importe quoi pourvu que
j’aie la paix !
Le gros trois-ponts tirait
sur son câble, les sabords
1114
grands ouverts se
réfléchissaient dans les eaux
tranquilles du port. Les
factionnaires arpentaient le
pont au poste qu’on leur avait
assigné, les notes plaintives
d’un crincrin s’échappaient de
l’entrepont. L’officier de quart
interrompit sa conversation
avec un second maître en
voyant le commandant
apparaître près de la grande
roue double désarmée. À
l’endroit même où les hommes
s’étaient battus contre le vent
et la mer, moins d’une
semaine plus tôt, avant de
gagner enfin des eaux plus
calmes.
1115
Keen tourna le dos aux
veilleurs perdus dans
l’obscurité et commença à
faire les cent pas jusqu’à la
poupe, perdu dans ses
pensées.
Son bâtiment, son
équipage, des marins de
premier brin mais aussi des
brigands, des couards et
d’honnêtes gens, tous ceux
dont le sort allait bientôt
dépendre de lui. Depuis son
second, si ambitieux, jusqu’à
ces bébés d’aspirants, depuis
le chirurgien jusqu’au
commis, tous étaient sous ses
ordres. C’était un honneur,
certes, mais qui pouvait lui
être ôté à tout instant. Il
1116
regarda le canot de rade qui
patrouillait lentement entre
les vaisseaux au mouillage. Un
fanal jetait de temps à autre
un éclair sur une baïonnette
nue. Il essayait d’imaginer ce
qui se passait en bas, entre Sir
Richard Bolitho et son vieil
ami qui était arrivé si las. La
chose devait être aussi difficile
pour eux deux. L’un avait
trouvé tout ce qu’il pouvait
désirer chez une femme ; et
l’autre qui avait tout perdu,
sauf la vie mais tout juste.
Des oiseaux de mer qui
passaient dans les lumières du
carré lui firent penser à cette
nuit, dans le canot non ponté.
1117
Ce soir, ils nicheront en
Afrique.
Alors, cela valait-il la peine
d’avoir survécu ?
Il essaya de se remémorer
le visage de Zénoria, de se
rappeler cette explosion de
passion, si inattendue, qui les
avait laissés tous deux comme
hébétés. Pour la première fois
de sa vie, quelqu’un
l’attendait.
Il se rappelait sa dernière
étreinte, la tiédeur de son
corps contre le sien.
— Commandant ?
Un lieutenant de vaisseau
apparut en haut de l’échelle de
poupe.
— Oui ?
1118
— Mr. Julyan vous
présente ses respects,
commandant, il pense que le
vent est en train de forcir par
l’ouest.
— Très bien, monsieur
Daubeny. Prévenez le second
et rappelez la bordée bâbord.
L’officier redescendit en
hâte et Keen s’efforça de
chasser toutes ses rêveries.
Comme il l’avait entendu dire
à Bolitho bien des fois : c’est le
passé, pensons au présent.
Il était redevenu le
commandant.
1119
XVI
LES
PRÉROGATIVES
DU
COMMANDEMEN
T
1120
d’une heure, les traces de
roues de la voiture de Lewis
Roxby avaient presque
disparu. Nancy, agenouillée
sur le tapis devant une
flambée, achevait de raconter
la disparition de Miles
Vincent, puis comment on
avait découvert un peu plus
tard qu’il s’était fait
embarquer par la presse et
conduire à bord d’un vaisseau
mouillé dans la passe de
Carrick.
Catherine continuait de
regarder la neige tomber à
gros flocons et songeait au
Prince Noir. Elle l’avait vu
prendre la mer, emportant son
cœur même à son bord.
1121
Elle avait parlé à quelques
vieux marins qui travaillaient
dans la propriété, des hommes
qui avaient servi avec Richard
par le passé, avant d’être
blessés. Elle était jalouse
d’eux, lorsqu’ils lui narraient
des jours qu’elle n’avait pas
connus, et qu’elle ne
connaîtrait jamais. L’un d’eux
avait calculé devant elle que, à
cette époque de l’année et
compte tenu de l’inexpérience
de l’équipage, le Prince Noir
devait tout de même avoir
rallié les Antilles à ce jour.
L’autre bout du monde. Et son
homme, se pliant aux ordres
reçus, qui cachait à ceux qui
l’entouraient ses inquiétudes
1122
pour ne leur laisser voir que sa
confiance.
Elle abandonna la neige et,
se retournant, demanda, toute
honteuse :
— Pardonnez-moi, Nancy,
que disiez-vous ?
— Je ne veux pas vous
assommer avec tout cela, mais
c’est ma sœur, un membre de
la famille… En dépit de ses
défauts, je me sens
responsable d’elle, surtout
depuis son veuvage.
Elle leva les yeux, hésitant
à poursuivre.
— Je me demandais, chère
Catherine, si vous pouviez en
parler à Richard lorsque vous
lui écrirez. Lewis fait
1123
naturellement tout son
possible, car il s’agit
visiblement d’une erreur.
Catherine se tourna vers
elle, pensive. La mère de
Richard avait dû lui
ressembler. Blonde, la peau
diaphane. Elle avait une jolie
bouche, peut-être tout ce qu’il
restait de la jeune fille
autrefois amoureuse de l’ami
de Richard.
Nancy prit son silence pour
de la désapprobation.
— Je sais que Miles ne fait
pas très bonne impression,
cependant…
Catherine s’approcha du
feu et vint s’asseoir sur un
tabouret. Elle sentait la
1124
chaleur sur son visage et
s’imagina qu’il était là, près
d’elle.
— La première fois que je
l’ai rencontré, commença-t-
elle, je l’ai trouvé bien
désinvolte, avec une haute
opinion de lui-même que je
jugeais peu saine. Et ce que
j’ai entendu dire sur son
compte depuis n’a pas
amélioré cette impression.
Voyant que Nancy se
renfrognait, elle lui sourit.
— Mais j’en parlerai à
Richard dans ma prochaine
lettre. Je lui écris presque tous
les jours, dans l’espoir que
mes missives arriveront,
même dans le désordre.
1125
Dans son for intérieur, elle
pensait que le jeune Miles
Vincent n’avait eu que ce qu’il
méritait. Apparemment, il
s’était rendu à un combat de
coqs quelque part sur le bord
de la Helford, et la presse avait
fait irruption. Ils n’avaient
trouvé que trois hommes ne
bénéficiant pas d’une
protection légale – et parmi
eux, Vincent. Elle se souvenait
de son arrogance, de la façon
dont il l’avait regardée lors de
ce souper chez les Roxby, ce
petit air narquois d’enfant
insolent. Elle songeait à
Allday, à ceux qui travaillaient
sur la propriété, que la presse
avait embarqués un jour sans
1126
la moindre pitié, sans la
moindre hésitation. La marine
avait besoin de recrues et il en
serait ainsi tant que cette
guerre se poursuivrait. Et on
continuerait donc d’arracher
des hommes à leurs fermes,
dans les tavernes, aux bras de
leurs bien-aimées, et ils se
retrouveraient avec des
gibiers de potence embarqués
pour échapper à la corde.
Nancy reprit :
— Lewis a déjà écrit à son
ami, le major général de
Plymouth… mais cela risque
d’être long.
Catherine tira un peu sur
sa robe et Nancy s’exclama :
1127
— Ma pauvre, on voit
l’endroit où vous avez été
brûlée par le soleil !
— Et j’espère que cette
marque me restera. Ainsi je
m’en souviendrai toujours.
— Viendrez-vous à Noël,
Catherine ? Je serais si
malheureuse de vous savoir
seule ici. S’il vous plaît, dites
oui. Sinon, je ne me le
pardonnerai jamais.
Catherine s’approcha pour
la serrer dans ses bras.
— Que vous êtes bonne,
Nancy. Décidément,
aujourd’hui, tout vous tombe
sur le dos ! Je vais y réfléchir…
Elle se retourna en
entendant quelqu’un entrer
1128
dans la pièce.
— Qu’y a-t-il, Sophie ?
— Une lettre, madame. Le
garçon de poste vient de
l’apporter.
Nancy la vit s’emparer du
pli. Catherine examina
rapidement l’écriture de la
suscription et ses yeux
s’embuèrent soudain.
— Je vais vous laisser,
Catherine, vous avez besoin
d’être seule.
Catherine ouvrit
l’enveloppe en hochant
négativement la tête.
— Non, non, c’est une lettre
d’Adam.
Elle avait du mal à
reconnaître son écriture. La
1129
lettre était brève, rédigée en
coup de vent, mais c’était bien
lui. Elle l’imaginait, concentré
pendant qu’il écrivait,
apparemment à Portsmouth,
l’Anémone devait reprendre
vie tandis que l’on complétait
à son bord les vivres et les
réserves avant de prendre la
mer.
Il disait : « Cela fait
longtemps que je pense à vous.
J’aimerais tellement pouvoir
vous parler librement comme
nous l’avons fait tant de fois
par le passé. Je ne connais
personne d’autre à qui je
puisse ainsi me livrer. Et
lorsque je songe à ce que vous
avez fait pour mon oncle bien-
1130
aimé, je ne ressens pour vous
qu’affection et gratitude. »
La suite de la lettre était
plus banale, écrite dans le style
d’un rapport destiné à
l’amiral. Mais il concluait
comme un jeune homme ayant
grandi en faisant la guerre :
« Auriez-vous l’obligeance de
me rappeler au souvenir de
mes amis de Falmouth, ainsi
qu’à l’épouse du commandant
Keen si vous la voyez ? Bien
affectueusement vôtre,
Adam. »
Catherine replia le feuillet
comme s’il s’agissait d’un bien
précieux.
— Que se passe-t-il ? lui
demanda Nancy.
1131
— On dirait que les
Français sont sortis. Ce temps
exécrable est leur allié, pas le
nôtre… Adam a reçu l’ordre
d’appareiller pour les Antilles
sans délai.
— Comment peuvent-ils
être aussi certains que les
Français partent là-bas ?
— Ils le savent.
Catherine se leva et
retourna près de la fenêtre.
Deux palefreniers
harnachaient une paire de
jolis chevaux pour les atteler
au phaéton. La neige fouettait
les montures qui agitaient les
oreilles, visiblement agacées.
Nancy s’approcha d’elle et
passa le bras autour de sa
1132
taille. Plus tard, Catherine se
dit qu’elle avait eu le geste
d’une sœur.
— Ainsi, ils vont se
retrouver ?
— Je savais au fond de
moi-même que cela arriverait.
Nous croyons tous qu’il y a
une Providence. Sans elle,
comment donc aurions-nous
pu nous perdre avant de nous
retrouver ? C’était la
Providence.
Elle se retourna pour lui
faire un sourire.
— Vous devez être bien
heureuse que votre mari reste
sur la terre ferme.
Nancy la regarda droit
dans les yeux. Ses yeux à elle,
1133
songeait Catherine, étaient
bleu lavande, grands ouverts.
Nancy ne cilla pas en
déclarant :
— Il fut un temps où
j’aurais pu devenir femme de
marin – puis, jetant ses bras
autour d’elle : Je suis si
égoïste !
— Oh non.
Catherine suivit Nancy
dans la pièce voisine et prit le
vieux manteau qu’elle
endossait parfois pour monter
à cheval. Richard l’avait une
fois emporté en mer, dans cet
autre monde.
Ferguson, tout emmitouflé
pour se protéger du mauvais
temps, était en train de
1134
discuter avec les palefreniers.
Il aida la visiteuse à monter en
voiture et remarqua au
passage qu’elle avait les larmes
aux yeux.
Les chevaux piaffaient
dans l’épaisse couche de neige.
Catherine lui demanda :
— Vous souhaitez me voir ?
Ferguson la suivit dans la
maison.
— Je me demandais s’il y
avait quelque chose que je
pouvais faire pour vous,
milady ?
— Venez donc prendre un
verre en ma compagnie.
Il jeta un coup d’œil
ennuyé à ses souliers boueux,
mais elle l’appela d’un geste :
1135
— Asseyez-vous. J’ai
besoin de parler.
Il la regarda prendre deux
verres dans une armoire. À la
lueur des flammes, sa
chevelure était aussi brillante
qu’un miroir. Impossible de
l’imaginer dans ce canot, avec
pour compagnie des naufragés
en haillons.
Il se raidit en l’entendant
lui demander flans son dos :
— Avez-vous entendu
parler du jeune Miles Vincent,
si je puis me permettre ?
Etait-elle au courant de sa
visite chez Roxby ? Etait-ce
pour cette raison que la
femme du seigneur était venue
la voir ?
1136
— Oui, j’ai entendu des
bruits. Je ne voulais pas vous
ennuyer avec ça.
Il prit le verre qu’elle lui
tendait.
— D’après l’un des gardes-
côtes, il a été enrôlé à bord de
l’Ipswich. Il a appareillé peu
de temps après pour les
Antilles, apparemment. Mais
n’ayez crainte, milady, je suis
sûr que le commandant fera ce
qu’il convient.
Il espérait avoir été
convaincant. Catherine
l’écoutait à peine.
— Les Antilles, dites-vous ?
On dirait que tout le monde se
rend là-bas, nous exceptés.
J’ai eu des nouvelles du
1137
commandant Adam, savez-
vous ? Il doit passer le travers
du cap Lizard à l’heure qu’il
est.
C’est alors que Ferguson se
rendit compte qu’il buvait du
cognac. Il tenta de sourire.
— Bon, eh bien, à la santé
de Sir Richard et de tous ses
braves compagnons !
Elle laissa le cognac
descendre dans sa gorge, une
traînée de feu.
Les Français sont dehors.
Combien de fois avaient-ils
entendu cela ? Elle leva les
yeux vers l’escalier. À la lueur
tremblotante d’un chandelier,
elle voyait les visages sévères
de tous ceux qui avaient quitté
1138
cette demeure pour relever le
même défi. Les Français sont
dehors.
— Oh, mon Dieu, si je
pouvais être avec lui en ce
moment !
Comme le raconta plus
tard Ferguson à sa femme, il
avait senti que c’était le cri du
cœur.
— Terre devant !
Le capitaine de vaisseau
Adam Bolitho posa les mains à
plat sur la carte et consulta les
calculs bien propres qui
jalonnaient leur route. Il savait
que tous ceux qui se
trouvaient à l’extérieur de la
minuscule chambre des cartes
1139
seraient gagnés par
l’excitation au cri de la vigie.
Josiah Partridge, le solide
maître-pilote de l’Anémone,
regardait son jeune
commandant. Celui-ci était
visiblement très fier de son
bâtiment et d’avoir réalisé
cette très courte traversée. Ils
avaient rencontré des vents
violents au milieu de
l’Atlantique, mais on aurait dit
que la frégate possédait un
talisman. Une fois le soleil
revenu, ils n’avaient pas perdu
une seconde pour se défaire de
leurs lourdes voiles de gros
temps et gréer de la toile plus
légère. L’Anémone paraissait
voler.
1140
— Bien joué, monsieur
Partridge, lui dit Adam. Je
n’aurais jamais cru que nous y
arriverions. Quatre mille
milles en dix-sept jours, qu’en
dites-vous ?
Le vieux Partridge, comme
on l’appelait derrière son dos,
rayonnait de bonheur. Adam
Bolitho était sans conteste
quelqu’un de très exigeant,
peut-être à cause de son
célèbre oncle, mais il ne
ménageait pas sa peine,
contrairement à d’autres. Il
était sur le pont jour et nuit et
plus souvent qu’à son tour,
alors que les deux bordées se
relevaient. Le vent rugissait,
dominé seulement par le
1141
vacarme insensé du gréement
et les claquements de la toile.
Puis ils s’étaient laissé
déhaler par des alizés
favorables de nordet,
parcourant ainsi tout
l’Atlantique Ouest. Le soleil les
avait accueillis comme des
héros. La navigation avait été
rude, dangereuse parfois, mais
l’équipage de l’Anémone
vouait désormais toute
confiance à son jeune
commandant. Il aurait fallu
être idiot pour tenter de les
faire changer d’avis.
Adam donna un coup de
pointes sèches sur un petit
groupe d’îles, dans le sud
d’Anguilla. Des îles françaises,
1142
espagnoles et hollandaises, où
faisaient relâche de temps à
autre des bâtiments isolés,
mais que l’on ne se disputait
guère. Ces nations, tout
comme les Anglais, avaient
d’autres possessions de plus
grande importance
stratégique, qui leur
permettaient de protéger leurs
routes commerciales et de
faire prospérer leur
commerce.
— Que pensez-vous de
cette île, monsieur Partridge ?
Elle est assez proche du
détroit que nous devons
emprunter, cela ne fera guère
de différence.
1143
Le pilote se pencha sur la
table, son nez rubicond près
de toucher Adam qui sentait
s’en échapper des relents de
rhum, mais qui décida de ne
pas relever. Partridge était le
meilleur maître-pilote qu’il
eût jamais connu. Il avait fait
deux guerres dans la marine
royale et, dans l’intervalle,
avait navigué à bord de tous
les navires imaginables,
depuis des bricks
charbonniers jusqu’à des
transports de déportés. Si le
gros temps menaçait,
invariablement, il prévenait
son commandant alors même
que le baromètre n’avait pas
bronché. Les bancs non
1144
signalés sur les cartes, les
récifs plus étendus que ce
qu’avaient estimé les premiers
navigateurs, il connaissait
tout. Il hésitait rarement et,
cette fois encore, il n’avait pas
déçu Adam.
— Ça, commandant ? L’île
aux Oiseaux. On l’a rebaptisée
d’un nom bizarre, mais pour
moi, ça restera toujours l’île
aux Oiseaux.
Son fort accent du Devon
faisait penser au pays et
rappelait Yovell à Adam.
— Tracez-moi donc une
route, je vais prévenir le
second. De toute façon, Lord
Sutcliffe ne doit pas s’attendre
à nous voir et, même dans le
1145
cas contraire, je doute que Sa
Seigneurie aurait imaginé que
l’on arrive si vite !
Partridge le regarda
s’éloigner et poussa un soupir.
Ah, ce que c’est que d’être
jeune ! Et jeune qu’il
paraissait, le capitaine de
vaisseau Bolitho, avec ses
cheveux noirs coiffés
n’importe comment, sa
chemise d’une propreté
douteuse déboutonnée jusqu’à
la taille. Il ressemblait à un
acteur jouant le rôle d’un
pirate bien plus qu’au
commandant d’une frégate.
Arrivé sur la dunette,
Adam s’arrêta un instant pour
contempler la haute pyramide
1146
de toile. Les voiles étaient
d’une blancheur éblouissante,
ce qui changeait du ciel noir et
des voiles rapiécées qu’ils
avaient dû établir au début.
La plupart des hommes
présents sur le pont, en le
voyant mener son bâtiment à
un tel train, devaient penser
qu’ils transportaient des
dépêches secrètes de la plus
haute importance destinées au
commandant en chef. Un jour
que la grand-vergue se ployait
comme un arc sous la pression
du vent, le vieux Partridge
avait même craint d’y laisser
quelques espars ou de voir
tomber le mât.
1147
Mais personne à bord ne
savait quel diable le poussait à
agir ainsi. Chaque fois qu’il
s’accordait un bref instant de
repos ou qu’il se donnait le
temps d’avaler un morceau,
ses tourments resurgissaient
de plus belle. Les crises
n’étaient jamais loin, encore
maintenant. Lorsqu’il
dormait, c’était bien pis. Il la
voyait, nue, se tortiller pour
essayer de se soustraire à son
étreinte, le regard furieux et
plein de reproche, puis elle lui
échappait. Ces cauchemars le
laissaient haletant dans sa
couchette qui roulait et, en
une occasion, le fusilier de
faction devant la portière
1148
s’était précipité pour lui
porter secours.
Il escalada le pont qui gîtait
fortement et observa la mer
qu’on aurait cru faite de
millions de petits miroirs. Les
mouettes avaient déjà quitté
leur île pour reconnaître la
frégate.
S’il éprouvait ces
sentiments, c’était peut-être
parce qu’il avait toujours su et
cru dur comme fer que son
oncle s’en sortirait. Et qu’il
sauverait ceux qui se
trouvaient avec lui. Elle
pensait sans doute qu’il était
déçu de voir que son mari
avait survécu, alors qu’il avait
1149
explosé de joie en apprenant
que son oncle était vivant.
Et pourtant, sachant tout
cela, il l’avait prise, il l’avait
aimée, il l’avait contrainte à
l’aimer elle aussi, jusqu’à
l’épuisement. Elle considérait
peut-être maintenant que
c’était une trahison et que ses
déclarations passionnées
n’avaient été qu’un mensonge
de la pire espèce, destiné
seulement à le repousser au
moment où elle était la plus
vulnérable.
Il serra convulsivement les
poings. Je t’aime tant,
Zénoria. Je n’ai pas voulu te
déshonorer en te forçant à te
soumettre à ma volonté…
1150
Il se retourna brusquement
en voyant arriver Peter
Sargeant, son second, celui qui
était venu à bride abattue de
Plymouth jusqu’à l’église de
Falmouth pour lui apprendre
que les naufragés étaient
saufs.
— L’île aux Oiseaux,
commandant ?
Il revenait de loin. Sa
chemise lui collait à la peau, et
pas uniquement à cause du
soleil.
— Oui, un caprice, si vous
voulez. Mais il arrive que des
vaisseaux viennent y faire
aiguade. Lord Sutcliffe peut
bien attendre un peu, et nous
allons même lui donner
1151
quelques nouvelles… – son
visage s’éclaira : Et puis, on
pourrait en profiter pour faire
une ou deux prises – il leva les
yeux vers la flamme bien
tendue : Nous allons changer
de cap immédiatement et
venir suroît-quart-sud. Avec
ce vent dans les culottes, nous
pourrions y être avant midi.
Ils échangèrent un grand
sourire. Deux jeunes gens, le
monde et les océans leur
appartenaient.
— Ohé du pont !
Ils se tournèrent d’un seul
mouvement vers le ciel clair :
— Voile par tribord avant !
Plusieurs des hommes
s’emparèrent de lunettes et le
1152
lieutenant de vaisseau
annonça enfin :
— Une grosse goélette,
commandant.
Adam leva son instrument
et attendit que la guibre de
l’Anémone se fût un peu
stabilisée au sommet d’une
lame.
— Un marchand d’ébène, si
vous voulez mon avis.
Il referma sèchement sa
lunette, estimant aussitôt
relèvement et distance.
— La goélette est peut-être
bourrés d’esclaves à ras bord.
La nouvelle loi sur l’esclavage
tombe à pic !
Sargeant mit ses mains en
porte-voix :
1153
— Les deux bordées sur le
pont, monsieur Bond ! La
dunette, soyez parés !
Le maître-pilote aperçut à
son tour les voiles argentées
qui se détachaient sur
quelques îlots.
— On va le perdre, çui-ci,
commandant, si on le laisse se
faufiler entre ces petits tas de
crottin !
Adam lui sourit de toutes
ses dents.
— J’adore votre
expression, monsieur
Partridge. Eh bien non, nous
n’allons pas le perdre – il se
retourna : À établir les
cacatois ! Et dites au
canonnier de venir me voir !
1154
Le bâtiment avait beau
avoir renvoyé lui aussi de la
toile et changé légèrement de
route pour échapper à son
poursuivant, il n’était pas de
taille à lutter de vitesse avec
l’Anémone. Dans moins d’une
heure, tous ceux qui
n’auraient rien à faire sur le
pont l’auraient à la vue ; dans
deux heures, il serait à portée
des pièces de chasse. Le
maître canonnier en armait
une en personne et guidait du
pouce les servants occupés à
pointer le neuf-livres avec
leurs anspects, jusqu’à ce qu’il
fût enfin satisfait.
— Quand vous voudrez,
monsieur Ayres, lui cria
1155
Adam. Visez aussi près que
vous pouvez !
Plusieurs marins, assez
proches pour entendre,
échangèrent entre eux des
sourires de connivence. Adam
les aperçut et en fut tout
remué. Ils étaient devenus le
meilleur équipage qu’il eût
jamais pu rêver. Il y avait peu
d’engagés, beaucoup avaient
été transférés d’autres
bâtiments lorsque l’Anémone
avait pris armement. On ne les
avait même pas laissés
descendre à terre et revoir les
leurs. Pourtant, mois après
mois, ils étaient devenus
partie intégrante et autonome
de la Flotte. Ils armaient un
1156
bâtiment tout neuf, c’était leur
premier commandant, de
même que l’Anémone était
pour Adam sa première
frégate. Il l’avait tant souhaité
suivre les traces de son oncle.
Il exigeait énormément de lui-
même et comptait sur la
coopération de ses hommes et
de ses officiers. On ne sait trop
comment, la magie s’était
produite.
Juste avant de quitter
Spithead pour descendre la
Manche par gros temps, ils
avaient mis la main sur douze
marins d’un navire marchand.
Ils étaient descendus à terre,
sans autorisation
vraisemblablement, pour
1157
passer la nuit dans quelque
taverne. Adam avait envoyé un
détachement commandé par
le second lieutenant et ils
avaient embarqué les
malheureux fêtards avant
qu’ils aient pu seulement
comprendre ce qui leur
arrivait. La chose n’était pas
parfaitement légale, mais il
leur avait soutenu qu’ils
auraient dû rester à leur bord
tant que leur capitaine ne les
avait pas libérés. Douze
marins compétents, c’était une
vraie trouvaille, quand on
songeait à tous les rebuts de
port ou gibiers de potence
dont devaient généralement se
contenter les commandants. Il
1158
en apercevait justement un. Il
avait non seulement accepté
son nouveau sort, mais était
même occupé à enseigner à un
jeune terrien à se servir de son
épieu ou à tirer parti de
quelque cordage. Les marins
sont faits ainsi.
Une pièce de chasse jaillit
au recul dans un grondement.
Un petit nuage de fumée
blanche dériva lentement vers
le foc et l’étai avant.
On entendit des cris
d’approbation lorsque le
boulet vint s’écraser le long de
la muraille, soulevant une
grande gerbe qui s’éleva plus
haut que le pont. Adam
empoigna un porte-voix :
1159
— Près, j’ai dit, monsieur
Ayres ! J’ai eu peur que vous
ne lui arrachiez quelques
cheveux !
— Commandant, il met en
panne !
— Parfait. Venez droit
dessus et envoyez une équipe
de prise. Et ne vous faites pas
avoir.
Le vieux Partridge laissa
tomber la lunette et lui dit :
— Ça ressemble assez à un
négrier, commandant.
Mais il n’avait pas l’air trop
sûr de lui.
— Crachez le morceau. Je
ne suis pas devin.
— Y a trop de bâtiments de
guerre dans les parages,
1160
commandant. La plupart de
ceux qui transportent de
l’ébène donnent du tour, et
bien. Pour ce que j’en sais, ils
courent bien plus à l’ouest
jusqu’à ce foutu trou de Haïti,
ou ils descendent en mer
d’Espagne, ils savent que les
Dons ont toujours besoin
d’esclaves.
Il ne s’en laissait pas
imposer par son jeune
commandant, sachant bien
que nombre de marins
auraient considéré comme
contraire à leur dignité de
solliciter l’avis d’un officier
marinier.
Adam regardait l’autre
bâtiment qui était maintenant
1161
vent de travers, toutes voiles
battantes.
Partridge se frotta le
menton en essayant de ne pas
rire. Le capitaine de vaisseau
Bolitho avait beau être tout
feu tout flammes, comment
vouliez-vous ne pas l’aimer ?
— Parés, commandant !
— Vous y allez, monsieur
Sargeant – et, le regardant
attentivement : Ne prenez pas
de risques.
Quelques instants après, la
chaloupe poussa, quittant
l’ombre de la frégate qui
roulait. L’équipe
d’arraisonnement s’était
entassée vaille que vaille entre
1162
les nageurs et le pierrier
monté à l’avant.
Les voiles de l’Anémone se
gonflèrent et commencèrent à
battre sous l’effet d’un vent
fort rabattant venu de l’île.
Adam jeta un coup d’œil à la
flamme.
— Le hunier à contre,
monsieur Martin !
Le premier lieutenant
s’arracha à la contemplation
de la chaloupe qui tanguait et
dansait sur les eaux bleutées,
toujours cap sur la goélette.
Adam dit à son maître-
pilote :
— On a plus d’eau qu’il n’en
faut, non ?
1163
— Ouais, et au-delà. Et y a
du fond en plus – il lui désigna
la terre d’un geste vague : Mais
des récifs aussi, par là.
Adam, se détendant un
peu, reprit sa lunette. On
courait toujours un danger à
se trouver si près de terre :
trop d’eau pour mouiller, pas
assez pour remettre en route
si les choses tournaient mal. Il
pointa l’instrument sur la
goélette. On apercevait
quelques silhouettes sur le
pont, mais pas trace
d’affolement. S’il s’agissait
bien d’un négrier, son patron
n’avait apparemment rien à
cacher. Peut-être allaient-ils
trouver quelques indices de
1164
son petit commerce ou, du
moins, suffisamment pour
avoir motif à l’interroger. Ils
avaient déjà arraisonné et
fouillé une foule de bâtiments,
et n’étaient pratiquement
jamais revenus les mains
vides – des renseignements, la
vague mention de quelque
mouvement chez l’ennemi. Il
sourit. Mieux que tout encore,
ils pouvaient avoir la chance
de faire une prise. Il savait
qu’il avait déjà connu cette
chance, et ses hommes le
savaient aussi.
Pendant leur dernier
carénage, Adam avait fait
repeindre les sculptures de
poupe et la guibre, le « pain
1165
d’épice », comme on disait. Il
avait commandé de la dorure
véritable, en lieu et place de la
peinture jaune ordinaire
fournie par l’arsenal. Cela
pour afficher les succès d’un
commandant assez habile
pour engranger des parts de
prise, à son profit et à celui de
son équipage.
On annonça :
— Tiens, voilà quelqu’un !
Le lieutenant de vaisseau
Sargeant se tenait debout à
l’avant, un porte-voix devant
la bouche. Il hélait les gens
que l’on apercevait sur le pont
de la goélette. C’était un
officier de valeur, qui était
devenu un ami ou, du moins,
1166
qui se rapprochait assez de ce
qu’Adam désignait par ce
terme.
Celui-ci contemplait le
pont. Pour l’Anémone,
n’importe quel jeune officier
se serait fait hacher menu.
Vingt-huit pièces de dix-huit
livres et dix de neuf livres,
dont deux en chasse. En se
retournant, il s’aperçut que
Partridge le regardait par-
dessus l’habitacle.
— Oui, commandant ?
Adam remit sa chemise en
place, il avait froid soudain en
dépit du soleil. Comme s’il
avait de la fièvre.
— J’ai des doutes.
1167
Partridge se frotta le
menton. Il n’avait encore
jamais vu le commandant
montrer la moindre
hésitation. Qu’il ait tort ou
raison, il avait toujours une
réponse toute prête.
Le premier lieutenant
cria :
— La chaloupe s’apprête à
accoster, commandant !
Adam répliqua aussitôt :
— Rappelez-la, monsieur
Martin ! Immédiatement !
Et, à Partridge qui n’y
comprenait plus rien :
— Préparez-vous à
remettre en route !
Le maître-pilote le
regardait, toujours aussi
1168
éberlué.
— Mais… mais,
commandant, nous pourrions
facilement en venir à bout !
Les hommes se laissaient
déjà glisser le long des
haubans ou descendaient des
passavants où ils s’étaient
installés pour admirer le
spectacle.
Le cotre avait aperçu le
signal de rappel et le
lieutenant de vaisseau
Sargeant éprouvait sans nul
doute les mêmes sentiments
que le vieux Partridge. Ce doit
être le soleil.
— Il s’éloigne,
commandant !
1169
On entendit quelques cris
de dérision sur le pont, mais
les hommes manifestaient
plutôt ainsi leur déception. La
chaloupe faisait maintenant
cap sur la frégate, les avirons
s’activaient. Sargeant jugeait
que les vigies avaient
probablement vu une autre
voile, plus prometteuse.
— Ohé du pont ! Fumée sur
la pointe !
Adam se précipita de
l’autre bord et pointa sa
lunette sur le liane verdoyant,
noyé dans la brume. Il
entendit un marin crier à son
tour :
— Je crois que je vois un
campement ou quelque chose
1170
de ce genre.
— Du monde en haut,
monsieur Martin ! hurla
Adam. À larguer les huniers !
Les hommes aux bras !
Partridge jeta un rapide
coup d’œil au rivage tandis
que les gabiers se
précipitaient dans les
enfléchures avant de s’avancer
sur les marchepieds. Il
grommela à ses timoniers :
— Soyez parés, les gars !
Sans ça, nous sommes foutus !
Cela faisait longtemps qu’il
naviguait, il était le plus vieux
du bord. Il savait bien qu’un
matelot un peu nigaud avait
pris pour un feu de camp ce
qui était en réalité la fumée
1171
d’un four à chauffer les
boulets, un four que l’on avait
ouvert à toute volée lorsque la
chaloupe avait fait demi-tour
pour regagner l’Anémone.
— Larguez la grand-voile !
Il y eut des cris de terreur
et de stupeur lorsque le canon
tonna et, quelques secondes
après, un boulet creva le petit
hunier que l’on était en train
de border. Adam essayait de
déglutir, mais il avait la
bouche sèche. Là où le boulet
était passé, il y avait un rond
noirâtre, preuve qu’il s’agissait
d’un boulet rouge. Si le suivant
percutait la coque, le vaisseau
allait se transformer en
fournaise. Avec tout le
1172
gréement imbibé de goudron,
les voiles desséchées au soleil,
la coque bourrée de poudre,
de peinture, de solvants et de
cordages, le feu était la terreur
de tout marin, bien davantage
que la plus violente des
tempêtes. Son pire ennemi.
Mais le sens de la
discipline reprit vite ses
droits. Les hommes se
précipitèrent vers les
passavants armés de bailles et
d’écouvillons pour les pièces.
Un deuxième coup de
canon : le boulet survola la
mer comme s’il était animé.
— Virez ! cria Adam,
passez à raser la pointe si
nécessaire, mais je
1173
n’abandonnerai pas Peter
Sargeant !
Redevenue manœuvrante,
misaine et huniers gonflés par
la brise tiède, l’Anémone prit
de la gîte, dévoilant sa
doublure de cuivre en pleine
lumière.
À bord de la chaloupe, les
hommes commençaient à
comprendre les intentions de
leur commandant. Lorsque
l’embarcation donna contre la
muraille, ils s’emparèrent des
filins et des échelles de
cordages disposées par le
bosco à leur intention. L’un
d’eux glissa, tomba à la mer, et
le temps de ressortir la tête de
1174
l’eau, il était déjà sur l’arrière
de l’Anémone.
Adam serrait les filets
goudronnés à s’en cisailler les
doigts.
J’ai manqué perdre ma
frégate. Cette pensée
lancinante lui tournait dans la
tête. J’ai manqué la perdre.
— Paré à remettre en
route, commandant !
Le lieutenant de vaisseau
Sargeant arriva en courant à
l’arrière puis se retourna pour
regarder la chaloupe à la
dérive, l’homme en train de se
noyer qui se débattait encore
désespérément.
— Que s’est-il donc passé,
commandant ?
1175
Adam le regardait sans le
voir.
— Un appât, Peter, voilà ce
que c’était.
Il se retourna pour
observer la terre en entendant
un nouveau départ qui roulait
en écho sur les eaux calmes.
Quelques minutes de plus et
son bâtiment – sa précieuse
Anémone – aurait été, soit
frappé par l’un de ces boulets
rouges, soit contraint d’aller
s’échouer sur les bancs comme
une vulgaire baleine. Il sentait
la colère le prendre, une
fureur comme il n’aurait
jamais cru pouvoir en
éprouver. Il avait l’impression
de devenir fou.
1176
— Batterie bâbord parée,
monsieur Martin ! Chargez et
mettez en batterie ! Et double
charge, je vous prie !
Il ne prêta aucune
attention aux visages médusés,
aux rescapés de la chaloupe
qui riaient et échangeaient de
solides poignées de main avec
leurs camarades.
— Je désire la longer à une
demi-encablure.
Les chefs de pièce
couraient dans tous les sens,
on était occupé à charger les
longs dix-huit-livres à bâbord.
Les pousse-bourre
plongeaient dans les gueules,
puis on poussait les affûts qui,
dans de lourds grincements,
1177
allaient se mettre en batterie
devant leurs sabords grands
ouverts.
Tous les chefs de pièce se
tournèrent vers barrière.
Adam reprit sa lunette. Sur la
goélette, restée où nulle
réaction ne s’était fait sentir
jusque-là, la panique gagnait.
La frégate avait changé
d’amure et venait droit dessus.
Les canons luisaient au soleil
comme des dents noires.
— La coque, monsieur
Martin. Ne visez pas le
gréement, cette fois-ci.
Il regardait intensément ce
qui se passait. Un groupe de
marins essayait de mettre un
canot à l’eau, des uniformes
1178
surgissaient à présent des
descentes et des panneaux de
cale. Des soldats français,
certains en armes, d’autres
qui, fous de terreur, couraient
dans tous les sens comme des
aveugles.
— Allez à l’avant, Peter, dit
Adam à son second sans le
regarder. Si besoin, pointez
vous-même chaque pièce. Je
ne veux pas un seul boulet de
perdu.
Sargeant remonta le
passavant au pas de course, ne
s’arrêtant qu’un bref instant
auprès des chefs de pièce pour
leur passer la consigne.
Un aspirant s’exclama :
1179
— Il y en a qui sautent par-
dessus bord !
Mais personne ne releva.
Tous les yeux étaient rivés sur
la goélette ou sur les chefs de
pièce.
Sargeant dégaina avant de
se tourner vers l’arrière
comme s’il espérait encore
l’ordre d’en rester là, puis
cria :
— Sur la crête, pièce après
pièce, feu !
Les canonniers étaient
bien entraînés et
connaissaient leur affaire par
cœur. Tout le long du pont
incliné, les pièces
commencèrent à cracher leurs
langues de feu orangées avant
1180
de reculer dans leurs bragues.
À cent yards, impossible de
manquer son coup. Des trous
apparurent dans le flanc de la
goélette, un boulet ricocha,
traversa le pavois et fit tomber
un amas de cordages et de
poulies.
Au quatrième départ, la
mer se fendit en deux, comme
soulevée par une gigantesque
explosion. Des hommes se
bouchaient les oreilles,
d’autres se courbaient en deux
pour éviter les éclis, quand ce
n’étaient pas des pièces de
bois entières. Des espars
descendaient dans un
craquement sec, transformant
la surface en un fouillis de
1181
gerbes où surnageaient des
planches calcinées. Lorsque la
fumée se dissipa enfin, il ne
restait plus rien de la goélette.
Adam fît claquer sa lunette
pour la refermer.
— Inscrivez ceci au livre de
bord, monsieur Martin : « Ce
bâtiment avait embarqué des
soldats, de la poudre et des
munitions. Il n’y a pas de
survivants. »
Il tendit la lunette à
l’aspirant des signaux et lui dit
d’un ton égal :
— À quoi vous attendiez-
vous donc, monsieur
Dunwoody ? La guerre est
parfois un sale boulot.
1182
Sargeant arrivait et vint le
saluer.
— Je n’ai rien vu,
commandant, je n’ai pas
compris davantage pourquoi
vous nous rappeliez.
— Eh bien, souvenez-vous-
en à l’avenir.
Adam posa la main sur
l’épaule de son second. Il
tremblait tellement qu’il avait
besoin de trouver un appui.
— J’aurais dû le savoir –
comprendre ce qui se passait.
Mais cela ne se reproduira
pas.
Le commandant Bolitho
regardait ses marins à demi
nus qui s’étaient jetés sur les
bras et qui, dans leurs efforts,
1183
étaient presque couchés sur le
pont. Plus loin, on devinait des
mouettes qui, après avoir
surmonté la frayeur de
l’explosion, effectuaient des
cercles au-dessus des débris, à
la recherche de nourriture.
J’ai manqué la perdre.
C’est en voyant l’air tendu
de son second qu’il découvrit
qu’il avait parlé à voix haute.
Il haussa les épaules avec
lassitude.
— Allons rendre compte à
Lord Sutcliffe, lui apprendre
que l’armée française campe à
ses portes.
1184
l’ancre. Bolitho était assis dans
un fauteuil, Allday lui faisait la
barbe avec son talent habituel.
Il était très tôt, l’heure idéale
pour se faire raser en
dégustant le café délicieux de
Catherine, et pour méditer.
Les fenêtres de poupe et celles
qui donnaient sur le balcon
étaient grandes ouvertes pour
laisser pénétrer la brise. Il
entendait les hommes au
travail qui essartaient les
ponts et astiquaient le
vaisseau à l’aube d’un nouveau
jour. Les visites n’avaient pas
arrêté. Bolitho n’avait ménagé
ni Jenour ni Yovell, tant il était
avide d’obtenir des
renseignements.
1185
Il avait reçu tous les
commandants, y compris le
nouvel ennemi de Herrick, le
capitaine de vaisseau Lord
Rathcullen, du Sans-Pareil.
Un homme nonchalant, assez
dédaigneux, mais réputé pour
son tempérament fougueux.
Cet élément, ajouté à l’antique
noblesse de la famille, c’était
plus qu’il n’en fallait pour faire
enrager Herrick.
Bolitho était cependant
surpris de constater le
changement qui s’était opéré
chez son ami depuis ces
terribles journées de la cour
martiale. Herrick n’épargnait
pas sa peine. Les inspections
auxquelles il s’était livré à
1186
bord des bâtiments et à
l’arsenal, ponctuées de coups
de colère dus à la découverte
de quelque défaillance, avaient
laissé les officiers en cause
tout tremblants.
Il avait l’impression d’être
enfermé dans une pièce bien
close, en dépit du ciel radieux
et de la mer chatoyante. Dans
l’attente que le Tybald rentre
de la Jamaïque et que
l’Ipswich arrive d’Angleterre,
il se retrouvait sans frégate.
Les autres escadres étaient
dispersées un peu partout, à la
Jamaïque ou à Saint Kitts,
d’autres encore fort loin,
jusqu’aux Bermudes. Tout
navire arborant un pavillon
1187
étranger était suspect. Privé
de nouvelles fraîches. Bolitho
ignorait tout de la situation en
Europe. Dans ces conditions,
un vaisseau espagnol ou
hollandais pouvait désormais
être ami ; un portugais,
ennemi. Si vous aviez raison,
d’autres en tiraient toute la
gloire ; et si vous vous
trompiez, vous en supportiez
les conséquences.
Yovell laissa échapper un
soupir.
— Je dois avoir recopié
tous ces ordres et les avoir
soumis à votre signature avant
midi, sir Richard.
Bolitho se tourna vers son
secrétaire qui était suant et
1188
rubicond.
— Plus tôt même,
monsieur Yovell. Ce serait
préférable.
Jenour termina son café et
s’assit, contemplant la
chambre d’un air songeur. Il
savait que c’était l’un des
meilleurs moments de la
journée, un moment que nul
ne pouvait lui disputer. La
procession allait bientôt
débuter : les commandants de
l’escadre, les marchands qui
venaient solliciter une escorte
jusqu’au large, des
responsables de l’arsenal ou
des avitaillements. En règle
générale, ils souhaitaient
surtout parler argent et savoir
1189
combien Sir Richard était prêt
à leur offrir. Ozzard ouvrit la
portière :
— Le commandant, amiral.
Keen entra dans la
chambre.
— Je vous prie de
m’excuser si je viens vous
déranger, amiral.
Il jeta un coup d’œil à
Allday qui avait interrompu
son geste et restait le rasoir en
l’air. Comment un être doté de
poings aussi énormes pouvait-
il manier son coupe-chou avec
une telle dextérité ? Voilà qui
dépassait l’entendement. Et
ses maquettes : pas un espar,
pas une poulie qui ne fût
exactement à l’échelle. La
1190
perfection même… Ce qui
évoquait chez Keen un autre
souvenir : Allday lançant son
couteau entre les épaules de
cet homme, à bord du canot,
tandis que lui-même
entraînait la malheureuse
Sophie dans la chambre.
— Qu’y a-t-il, Val ?
— Le canot de l’amiral
Herrick vient de pousser du
ponton, amiral.
Bolitho remarqua
l’animosité avec laquelle il
prononçait ces mots et en fut
peiné. C’était une blessure qui
ne cicatriserait jamais depuis
ce jour où, présidant une
commission d’enquête,
Herrick avait interrogé Keen
1191
sur la légitimité de ses actes
lorsqu’il avait arraché Zénoria
à son transport de déportés.
La même chose avait failli
arriver à Catherine, si bien
que Bolitho ne pouvait guère
blâmer le commandant.
— Je le trouve bien lève-
tôt, Val.
Et il attendit la suite, qui
n’allait pas manquer.
— Le pilote de quart m’a
indiqué que la marque de
l’amiral avait été hissée sur la
batterie, amiral.
— Lord Sutcliffe ?
Il entendait encore Allday
respirer péniblement. Après
ce que Herrick lui en avait dit,
il ne s’attendait pas à ce que
1192
Sutcliffe reprenne ses
activités.
— Prévenez l’escadre, Val.
Je ne veux pas que l’amiral
croie que nous lui faisons le
coup du mépris.
Le temps que Herrick
arrive à bord, Bolitho avait
enfilé une chemise propre et
des bas que Catherine lui avait
achetés. Ils se dirent bonjour
sans façon dans la grand-
chambre, et Herrick lui
expliqua clairement ce qui se
passait.
— Apparemment, il est
arrivé de Saint John pendant
la nuit – il refusa la tasse de
café que lui offrait Ozzard : On
croirait que je ne suis pas
1193
assez compétent pour gérer
convenablement les affaires.
— Du calme, Thomas. Je
devrais peut-être en parler au
chirurgien-chef ? – il se tourna
vers Jenour : Mon canot, je
vous prie, Stephen.
Cela lui laissait de temps
de réfléchir au peu qu’il savait.
Il était vrai que Lord Sutcliffe
exerçait toujours son
commandement. On ne
pouvait pas le démettre sous
prétexte que l’un de ses
subordonnés désapprouvait sa
stratégie.
Herrick était debout,
jambes écartées, et
contemplait la mer.
1194
— Il va falloir se méfier des
grains, si vous voulez mon
avis.
Bolitho entendait de faibles
grincements de palans, son
canot que l’on mettait à l’eau.
Peut-être Sutcliffe détenait-il
des renseignements connus de
lui seul et souhaitait-il les lui
communiquer ? Ou savait-il
quelque chose des
mouvements de l’ennemi ?
Cela semblait peu probable. Si
les Français possédaient des
vaisseaux de quelque
importance aux Antilles, ils les
avaient bien cachés.
Bolitho vit que Jenour lui
faisait signe de venir à l’autre
portière.
1195
Herrick lui dit d’une voix
lasse :
— Je vous accompagne.
— Voilà au moins une
bonne nouvelle, Thomas.
Herrick ramassa sa
coiffure avant de le suivre. Au
passage, son manteau
s’accrocha dans la cave à vins
que Catherine avait fait
réaliser. Un joli travail de bois
sculpté, dont le fronton, orné
des armes des Bolitho, était
composé de trois essences
différentes.
Sir Richard hésita, posa
une main sur le fronton.
— J’avais oublié.
Mais il omit d’expliquer ce
qu’il voulait dire par là.
1196
Les sifflets retentirent. Ils
restèrent silencieux tandis que
le canot, conduit avec adresse,
quittait l’ombre du vaisseau.
La première chaleur du jour
montait.
Tous les commandants
allaient vite savoir que Bolitho
se rendait à terre pour un
motif officiel. On voyait des
éclats de lumière se réfléchir
sur les lunettes pointées. Le
Sunderland et Le Glorieux, le
vieux Tenace, lancé l’année où
Bolitho, âgé de douze ans,
était entré dans la marine. Il
eut un sourire nostalgique : Et
nous sommes encore tous là.
Allday poussa très
légèrement sur la barre. La
1197
terre commença à tourner en
obéissant à son ordre. Il fut
ébloui par le soleil qui se
réfléchissait sur les
baïonnettes ; une section de
fusiliers escaladait la pente en
direction de la grande
demeure blanche. Le
détachement se préparait à
rendre les honneurs à Sir
Richard Bolitho, mais non, il y
avait autre chose. Allday jeta
un coup d’œil à l’amiral qui lui
tournait le dos. Ses cheveux
étaient d’un noir sombre, alors
que les siens étaient tout gris.
Mais Bolitho n’avait rien
remarqué. Pas encore. Lord
Sutcliffe n’aurait pu choisir
pire endroit à Port-aux-
1198
Anglais pour y établir sa
résidence.
Mais Allday, lui, s’en
souvenait, comme si c’était
hier. C’est ici que Sir Richard
avait retrouvé sa dame après
des années de séparation.
C’est ici qu’une nuit, il avait
attendu dehors en fumant la
pipe et en dégustant son
rhum, sachant pertinemment
que Sir Richard était avec elle.
Avec elle, au sens le plus fort
de l’expression. L’épouse d’un
autre. Pas mal d’eau avait
coulé sous les ponts depuis
lors, mais le scandale n’en
faisait pas moins de bruit pour
autant.
1199
Il vit Bolitho porter la main
à sa paupière et le regard
inquiet de Jenour.
Toujours cette souffrance.
On aurait dit qu’ils ne
pourraient jamais
l’abandonner. Leurs
existences étaient entre ses
mains, non dans celles de cet
amiral pitoyable qui n’avait
apparemment rien entrepris.
Allday cria :
— Brigadier, paré !
Rentrez !
Il plissa les yeux pour
mieux voir le détachement qui
les attendait à l’appontement.
Bolitho avait senti son
énervement et se tourna
légèrement vers lui.
1200
— Je sais, mon vieux, je
sais. On ne peut rien faire
contre les souvenirs.
Le canot accosta
adroitement, si adroitement
qu’on aurait pu coincer un œuf
entre la coque et les pilotis
sans le briser.
Bolitho, après avoir
débarqué, s’arrêta un instant
pour regarder la maison. Je
suis là, Kate. Et tu es avec
moi.
Après avoir fini par
comprendre où il devait
rencontrer l’amiral, Bolitho
s’était préparé
intérieurement, comme s’il
allait être confronté à
quelqu’un qu’il avait fréquenté
1201
par le passé. Il fut troublé de
voir que tout se présentait
exactement comme dans son
souvenir : il reconnut la
grande terrasse dallée qui
dominait le mouillage, là où
Catherine avait vu l’Hypérion,
là où elle avait appris qui était
celui dont la marque flottait en
tête de mât.
Quelques jardiniers noirs
flânaient entre des arbustes
couverts de fleurs, mais
Bolitho avait le sentiment que
cette maison, tout comme la
section de fusiliers qui
l’attendait, était là pour
décourager les visiteurs et non
pour les accueillir.
1202
Herrick lui avait présenté
rapidement le chirurgien-chef,
homme à la triste mine qui
répondait au nom de Ruel. Ils
avancèrent vers la maison,
toujours en compagnie de ce
dernier. Bolitho remarqua
qu’il traînait un peu, comme si
l’idée de revoir son patient lui
répugnait. Il lui demanda :
— Comment va l’amiral ?
J’avais cru comprendre qu’il
était trop souffrant pour
revenir ici.
Buel jeta un coup d’œil aux
autres : il y avait là Jenour et
Herrick, deux officiers d’état-
major, et un capitaine des
fusiliers. Il répondit
prudemment :
1203
— L’amiral se meurt, sir
Richard. Je suis même surpris
qu’il ait survécu si
longtemps – et, voyant que
Bolitho restait perplexe : Cela
fait dix ans que j’exerce dans
les îles, j’ai fini par connaître
les diverses formes que peut y
prendre la mort.
— La fièvre, donc.
Herrick glissait quelques
mots à Jenour. Bolitho se
demanda s’il ne pensait pas à
sa femme, Dulcie, morte du
typhus dans d’atroces
souffrances, dans le Kent. Et
s’il finirait par comprendre
que Catherine aurait pu très
facilement mourir elle aussi
après avoir refusé
1204
d’abandonner son amie
pendant les dernières heures
qu’elle avait passées sur cette
terre.
— Je pensais que vous étiez
au courant, sir Richard.
Ruel avait du mal à
aborder un sujet aussi délicat
ici, en plein soleil, au milieu de
tous ces gens qui parlaient
nonchalamment de
l’Angleterre, de la guerre et du
temps qu’il faisait.
— Dites-moi tout. Je ne
suis pas tombé de la dernière
pluie et la mort m’est quelque
chose de familier.
Le chirurgien mit le doigt
sur ses lèvres.
1205
— Ce n’est pas la fièvre, sir
Richard. Lord Sutcliffe souffre
d’une maladie qui dépasse les
pouvoirs de la médecine. Et
ceux des réconforts de la
religion, j’imagine.
— Je comprends.
Bolitho leva les yeux vers
l’élégante demeure,
certainement la plus belle de
tout Port-aux-Anglais. C’est ici
qu’ils s’étaient retrouvés,
qu’ils s’étaient aimés avec
passion, sans tenir compte du
risque que couraient leur
honneur et leur réputation, ni
des périls que leur liaison
pourrait provoquer. Il conclut
d’une phrase brève :
1206
— La syphilis – le
chirurgien fit un signe de tête :
Je connais la réputation de
l’amiral, mais je ne pensais
pas…
Il se tut. À quoi servait-il
de mêler le médecin à tout
cela ? Les matelots
contractaient des maladies de
leurs rares contacts avec des
femmes dans les ports ; on
n’en parlait jamais lorsqu’il
s’agissait d’officiers. Le
chirurgien hésita avant de
répondre :
— Je crains que vous ayez
beaucoup de peine à vous faire
entendre de Sa Seigneurie. Il
n’a plus sa tête, il souffre
d’iritis et ne supporte pas la
1207
lumière du jour – il haussa les
épaules, l’air découragé : Je
suis désolé, sir Richard. Je sais
combien vous vous souciez de
vos marins, on m’a informé de
l’aide que vous avez bien voulu
apporter à Sir Piers Blachford,
sous la houlette de qui j’ai eu
l’honneur d’apprendre ce
pénible métier.
Blachford. Cela lui
paraissait si loin. Il répondit :
— Je vous remercie de
votre franchise, docteur. Votre
métier n’est pas aussi
décourageant que vous le
dites – et je suis bien plus
confiant maintenant que je
vous connais.
1208
Il fit un signe de tête aux
autres :
— J’y vais. Stephen, venez
avec moi.
Deux fusiliers leur
ouvrirent les portes. Ils
pénétrèrent dans une vaste
entrée. C’était hier, et c’était
comme si ça avait été
aujourd’hui : ces sourires
contraints, ces femmes aux
robes impudiques, couvertes
de bijoux, ces lumières
aveuglantes. Puis cette marche
sur laquelle il avait trébuché et
Catherine qui accourait à son
secours. Un contact qui, après
une aussi longue absence,
l’avait brûlé comme un fer
rouge.
1209
Le jour était déjà bien levé,
le port brillait au soleil, mais la
maison était plongée dans
l’obscurité.
Un domestique noir, un
peu nerveux, s’inclina et leur
désigna la porte la plus
proche. Bolitho murmura à
Stephen :
— L’amiral n’y voit plus
très bien – la moindre lueur
lui est insupportable.
Comprenez-vous ?
— Il n’en a plus pour
longtemps, sir Richard, lui
répondit Jenour, l’air grave.
C’est une syphilis au dernier
stade.
En dépit de son
inquiétude, Bolitho accueillit
1210
avec une certaine surprise le
commentaire pertinent du
jeune officier. Mais il est vrai
que son père était apothicaire,
et son oncle, un médecin assez
réputé à Southampton. Ils
avaient certainement
désapprouvé sa décision de
renoncer à une carrière
médicale pour les risques et
les vicissitudes d’une vie de
marin. Il lui demanda :
— Aidez-moi, Stephen.
Il n’eut pas besoin d’en
dire plus.
On ouvrit la porte et il se
trouva dans l’obscurité totale.
Pourtant, en examinant les
lieux de plus près, il finit par
repérer un rai de lumière qui
1211
pénétrait entre deux rideaux.
Il comprit qu’il se trouvait
dans la pièce où elle avait
découvert sa blessure, ce jour
où il avait été incapable de
déterminer la couleur du
ruban qui lui retenait les
cheveux. Comme si c’était
hier.
— Asseyez-vous, sir
Richard, dit une voix venue de
nulle part.
Une voix étonnamment
forte, pétulante même. Bolitho
n’en ressentit que plus
vivement sa propre
impuissance.
— Je suis désolé de vous
accueillir ainsi.
1212
Mais, au ton qu’il
employait, on devinait qu’il
n’en pensait rien.
Bolitho finit par trouver
une chaise et alla prudemment
s’asseoir. À la lueur de cet
unique trait de lumière, il finit
par distinguer la silhouette
d’un être humain appuyé
contre le mur. Pis encore, on
voyait ses yeux, comme deux
cailloux blancs.
— Et quant à moi, je suis
bien désolé de vous voir
indisposé, milord.
Il y eut un moment de
silence, Bolitho finit par
prendre conscience de la
puanteur qui régnait, l’odeur
de linges souillés.
1213
— Je connais
naturellement la réputation de
votre famille, ainsi que la
vôtre. Je suis très honoré que
l’on vous ait choisi pour me
remplacer.
— Je n’étais au courant de
rien, milord. Personne en
Angleterre ne connaissait
votre…
— … infortune ? Est-ce
bien le mot que vous alliez
employer ?
— Je ne voulais pas vous
manquer de respect, milord.
— Mais non, bien sûr, vous
ne le vouliez point. C’est moi
qui commande ici, mes ordres
continuent de s’appliquer tant
que…
1214
Il s’interrompit, secoué par
une quinte de toux,
crachotant.
Bolitho attendit que ce fût
terminé et reprit :
— Les Français savent
certainement que nous avons
l’intention de les affronter et
de nous emparer de la
Martinique. Sans cette
possession, ils seraient dans
l’incapacité de faire quoi que
ce soit aux Antilles. Mes
ordres sont de trouver
l’ennemi avant qu’il ait eu le
temps d’attaquer nos
vaisseaux et de nous affaiblir.
Nous allons avoir besoin de
toutes nos ressources.
1215
Il se tut, la chose était sans
espoir. Autant s’adresser à une
ombre. Pourtant, Sutcliffe
avait raison sur un point. Il
commandait toujours, qu’il fût
malade, fou ou tout ce que l’on
voulait. Bolitho reprit :
— Puis-je vous suggérer,
lorsque le Tybald sera rentré
de la Jamaïque, d’y envoyer
une goélette pour solliciter le
soutien de l’amiral ?
Sutcliffe se racla
bruyamment la gorge.
— Le contre-amiral
Herrick a autorisé la
réquisition de ces goélettes,
mais c’est un homme qui s’y
connaît en matière
d’insubordination. J’ai la
1216
ferme intention d’informer
Leurs Seigneuries s’il fait
encore preuve de déloyauté.
Suis-je bien clair ?
— Voilà qui ressemble à
une menace, milord, répondit
calmement Bolitho.
— Non. Mais à une
promesse, certainement !
Jenour fit du bruit en
déplaçant ses pieds et,
instantanément, des yeux
vides d’expression se
tournèrent vers lui.
— Qu’est-ce ? Vous avez
fait venir un témoin ?
— Mon aide de camp.
— Je vois.
Il se mit à rire doucement,
la chose étant assez incongrue
1217
dans cette pièce où l’on
étouffait.
— J’ai connu le vicomte
Somervell, naturellement, à
l’époque où il était inspecteur
général de Sa Majesté aux
Antilles. Je me trouvais alors à
la Barbade. Un homme
d’honneur, c’est ce que je
croyais… mais vous serez sans
doute d’un autre avis, sir
Richard…
Bolitho effleura son œil. Il
réfléchissait à toute vitesse.
Cet homme était fou, mais pas
suffisamment pour avoir
perdu son pouvoir de
nuisance.
— Vous avez raison,
milord, je ne partage pas ce
1218
point de vue.
Il était décidé, dans ces
conditions, à aller jusqu’au
bout.
— A mon sens c’est un
fripon, un menteur, un
homme qui tuait par plaisir.
Il entendit l’amiral vomir
dans son bassin et serra les
poings, rempli de dégoût. Mon
Dieu, assistait-il ici à la
punition promise aux
pécheurs par le vieux recteur
de Falmouth, alors qu’il n’était
encore qu’un enfant facile à
effrayer ? Était-ce la juste
vengeance du destin ?
Lorsque Sutcliffe reprit la
parole, ce fut d’une voix calme,
mais menaçante.
1219
— On m’a informé du
compte-rendu que vous avez
rédigé au sujet de cette
supposée frégate hollandaise,
votre conviction inébranlable
que l’ennemi tente de
disperser nos forces. Ici, c’est
à moi que vous devez obéir.
Continuez à patrouiller,
entraînez vos gens, voilà qui
est pertinent. Mais essayez de
me discréditer et je vous
expédierai en enfer !
— Vous réussirez fort
probablement, milord.
Il se leva et attendit que
Jenour lui prenne le bras pour
le guider.
— Je ne vous ai pas
autorisé à disposer, amiral.
1220
Bolitho se retourna à
regret. Tout ceci n’avait aucun
sens, c’était dérisoire. Le plus
gros de la Flotte était
concentré autour de la
Jamaïque pour repousser une
attaque éventuelle, ce qui
laissait la porte ouverte aux
Français pour contre-attaquer
ailleurs. Et je ne dispose en
tout et pour tout que de six
vaisseaux.
La Jamaïque se trouvait à
près de treize cents milles
dans l’ouest. Même avec des
vents favorables, les bâtiments
qui s’y trouvaient mettraient
trop longtemps pour rallier les
îles Sous-le-Vent. Il reprit :
1221
— Je pense que l’ennemi a
l’intention de nous attaquer ici
même, milord.
— Ici ? À Antigua ? Et Saint
Kitts peut-être ? Et quoi
encore ? Qu’iriez-vous
imaginer ?
Il éclata d’un rire aigu, qui
se termina en nouveau renvoi.
Cette fois-ci, il n’y avait rien à
faire pour l’arrêter.
Bolitho vit que la porte
était ouverte. Jenour avait l’air
affolé. Ils arrivèrent enfin dans
l’entrée moins obscure.
Le chirurgien l’attendait là.
Il était resté à l’écart des
autres comme s’il se doutait de
ce qui allait se passer.
1222
— Il en a pour combien de
temps, docteur ?
Il entendit Sutcliffe agiter
sa sonnette. Visiblement, les
domestiques rechignaient à
obtempérer.
— Pouvez-vous me
répondre ?
Le médecin haussa les
épaules.
— À deux pas d’ici, des
hommes et des femmes
meurent tous les jours,
tranquillement, sans se
plaindre. C’est la volonté de
Dieu, voilà ce qu’ils disent. J’ai
fini par m’y habituer, même si
cela me révolte toujours
autant – il réfléchit à la
question posée : Impossible à
1223
dire, sir Richard. Il peut
passer demain, comme il peut
encore vivre un mois et même
davantage. Mais à ce moment-
là, il ne se souviendra même
plus de son nom.
— Dans ce cas, nous
sommes fichus.
Il sentait la colère le
submerger. Des milliers
d’hommes dépendaient de
leurs supérieurs. Qui s’en
souciait ? L’amiral allait
mourir, dévoré par la maladie.
Mais pour tout le monde, si
l’on avalait ce gros mensonge,
il périssait, victime de son
sens du devoir.
Le chirurgien s’approcha
d’une fenêtre perdue dans la
1224
pénombre et lui montra
l’horizon qui brillait dans le
lointain.
— L’ennemi se trouve par-
là, sir Richard. Et s’il y est, ce
n’est pas pour rien.
Il se tourna vers Bolitho,
qui gardait l’air grave.
— Mais, pour vous, « la
volonté de Dieu » ne suffit pas,
n’est-ce pas ?
Bolitho descendit avec
Jenour sur le ponton chauffé
par le soleil et y resta un long
moment en attendant que le
canot vienne le reprendre au
pied des escaliers. La lumière
était aveuglante, les officiers
venus l’accueillir restaient
discrètement à l’écart. Peut-
1225
être étaient-ils contents de le
voir repartir après avoir
troublé leur petit monde bien
clos. Ils devaient penser que
cette routine allait les sauver.
Sutcliffe mourrait et, après
une digne cérémonie de
funérailles, un autre viendrait
le remplacer. La vie suivait
son cours.
— Eh bien, Stephen, que
pensez-vous de tout ceci ?
Jenour contemplait la mer.
— Je crois que Lord
Sutcliffe est très jaloux de son
autorité, sir Richard.
Bolitho attendait la suite.
— J’ai besoin de connaître
votre avis. S’en tenir à son seul
1226
point de vue peut ressembler à
un piège.
Jenour se mordit la lèvre.
— Aucun des officiers ici
présents n’oserait le défier.
Qu’il ait tort ou raison, Lord
Sutcliffe tient leur destin entre
ses mains. Exprimer un avis
différent serait considéré
comme un acte de trahison, de
mutinerie au mieux.
Son visage, d’habitude si
ouvert, se contractait
d’inquiétude.
— Personne ne vous
soutiendra, sir Richard – il
hésita : Sauf l’escadre et vos
commandants, qui comptent
sur vous pour agir à leur place.
1227
— Oui, répondit Bolitho,
amer, et ils leur demandent de
mourir pour moi.
Il se détourna, la gaffe du
canot crochait.
— Et l’amiral Herrick ?
Allez, Stephen, exprimez-
vous, c’est à l’ami que je
m’adresse !
— Il ne bougera pas. Il a
déjà tout risqué devant la cour
martiale. Il ne recommencera
pas.
Il vit l’effet que faisaient
ses paroles : Bolitho avait l’air
sombre.
Allday monta sur
l’appontement, se découvrit,
et comprit immédiatement à
l’expression de Bolitho et de
1228
son aide de camp ce qui se
passait.
Bolitho descendit derrière
Jenour et prit place dans la
chambre.
Jenour venait de le
surprendre, pour la deuxième
fois de la journée. Mais, cette
fois encore, il savait qu’il avait
raison.
1229
XVII
DES VAISSEAUX
DE PASSAGE
1230
vêtu très simplement, en
pantalon et en chemise.
Bolitho était satisfait, Keen
avait convaincu ses officiers
d’en faire autant. Si cela ne les
rendait pas plus proches, du
moins ressemblaient-ils
davantage à des êtres
humains.
Keen lui fit un sourire.
— Voile en vue, amiral.
Loin au vent.
Il essayait de le distraire,
de rompre la routine.
Le Prince Noir faisait cap
plein sud, à quelque deux cent
cinquante milles d’Antigua.
Par le travers, les vigies
distinguaient tout juste l’île de
Sainte-Lucie, le volcan éteint
1231
de la Soufrière, amer bien
visible qui avait sauvé au fil
des ans nombre de
navigateurs.
Sur leur arrière, les deux
soixante-quatorze, la
Walkyrie et L’Implacable, se
traînaient comme des
escargots. Leur reflet bougeait
à peine sur la mer bleu foncé.
La surface paraissait solide
comme du verre, on aurait cru
pouvoir marcher dessus.
Bolitho avait placé tous les
autres sous les ordres de
Crowfoot et les avait envoyés
croiser dans le détroit de la
Guadeloupe, plus au nord.
Tout cela était aussi
décourageant que possible.
1232
Les vaisseaux étaient trop
lents, ils avaient aperçu à
plusieurs reprises des navires
non identifiés qui s’étaient vite
enfuis pour éviter de se faire
arraisonner et fouiller par des
bâtiments de guerre. Il leur
aurait fallu quelques vaisseaux
de tonnage plus modeste.
Godschale, qui avait lui-même
commandé une frégate
pendant la guerre précédente,
aurait dû remuer ciel et terre
pour leur en procurer.
Qui était donc ce nouveau
venu ? Visiblement, pas un
ennemi. Si tel avait été le cas,
il aurait détalé comme un
lapin qui se retrouve nez à nez
avec des chiens de chasse.
1233
Sedgemore cria au
lieutenant de vaisseau
Whyham :
— Remettez les hommes au
travail ! Je veux voir ces
douze-livres parés d’ici dix
minutes, et moins si le cœur
leur en dit !
Bolitho examina un instant
les servants. Ils étaient dos nu,
certains couverts de coups de
soleil, d’autres noirs comme
du charbon. Mais il savait
bien, de par sa propre
expérience de commandant,
qu’ils étaient encore loin de
satisfaire aux exigences de
Sedgemore.
— Ohé du pont ! C’est une
frégate !
1234
Bolitho vit Keen se tourner
vers lui. De quoi s’agissait-il
cette fois-ci ? Etait-ce
l’annonce de la mort de
Sutcliffe ? Des nouvelles du
pays ? Ou encore, la guerre
était-elle finie, et ils étaient les
derniers à l’apprendre ?
— Mettez en panne,
commandant. Laissez-la venir
sur nous – et, se tournant vers
les équipes de pièce : Je vous
suggère de ne pas interrompre
l’exercice, monsieur
Sedgemore. On a déjà vu des
vaisseaux continuer à
combattre alors même qu’ils
étaient sans erre.
— Monsieur Houston, en
haut avec une lunette !
1235
Keen se détourna pour
échapper aux hurlements de
Sedgemore.
— Monsieur Julyan, paré à
mettre en panne, je vous prie !
Tandis que le gros trois-
ponts remontait péniblement
dans le lit du vent et que ses
deux conserves s’efforçaient
de suivre dans les eaux, voiles
pendantes, les vingt-huit
pièces du pont supérieur se
mirent en batterie.
— Ohé du pont,
commandant ! Elle montre son
indicatif !
L’aspirant grimpé à ces
hauteurs vertigineuses criait
d’une voix suraiguë, Bolitho
1236
devina qu’il ne devait pas se
sentir à l’aise.
— Tybald, frégate de
trente-six, capitaine de
vaisseau Esse !
Bolitho essaya de ne pas
trop céder à l’espoir. Le
dernier vaisseau de l’escadre
et une frégate, qui mieux est.
C’était comme si ses prières
avaient été exaucées.
Il sortit une lunette du
râtelier et la pointa sur le
vaisseau qui se rapprochait.
Où Adam était-il en ce
moment ? Comme le temps
passait vite : on était déjà à la
mi-janvier de l’an 1809. Une
nouvelle année, sans rien qui
le montrât. Il songeait à
1237
l’Angleterre, au vent mordant
de l’Atlantique qui se faufilait
dans les jardins autour de la
vieille demeure. Et
Catherine ? Etait-elle
vraiment heureuse de mener
cette existence, seule au
milieu de gens qui pour la
plupart lui resteraient à jamais
étrangers ? Et si elle allait se
lasser, rechercher ailleurs
d’autres distractions ?
Deux heures plus tard, le
Tybald s’était rapproché
presque à portée de canon.
Bolitho dit à Keen :
— Le commandant à bord
dès que possible, Val.
Il sursauta en voyant une
équipe de pièce s’affoler au
1238
moment où son douze-livres,
mal saisi, commença à partir
tout seul.
Sedgemore se mit à
hurler :
— Mais bon sang, Blake,
vous n’avez que des bras
cassés, aujourd’hui !
Bolitho sourit et effleura le
médaillon qu’il portait sous sa
chemise trempée. Qu’allait-il
penser là ? Ils étaient amants,
rien ne pourrait les séparer.
Il attendit que la frégate
eût mis en panne à son tour et
affalé un canot pour descendre
dans sa chambre. Nous allons
enfin avoir des nouvelles
fraîches.
1239
Le capitaine de vaisseau
William Esse était un homme
souriant, de haute taille, vêtu à
l’ancienne mode, ce qui était
surprenant chez un officier
âgé de vingt-cinq ans. Il posa
un sac de toile sur la table et
s’assit précautionneusement,
comme s’il avait peur de
s’emmêler les jambes, qu’il
avait immenses.
— Quelles nouvelles,
commandant ? Je suis
impatient de vous entendre.
Esse sourit et prit le verre
que lui tendait Ozzard.
— Il faisait chaud à la
Jamaïque, sir Richard, et cette
révolte d’esclaves n’était guère
plus qu’une petite émeute.
1240
Nous aurions pu nous passer
des troupes embarquées – il
haussa les épaules : Je les ai
donc ramenées à Antigua.
— Comment va Lord
Sutcliffe ?
Esse se raidit.
— Il est toujours vivant, sir
Richard, encore qu’il n’ait pas
demandé à me voir – voyant la
tête que faisait Bolitho, il
ajouta vivement : Un transport
de passagers à fait relâche à
Antigua. Vous avez là des
lettres d’Angleterre.
Bolitho tendit la main vers
la lourde sacoche. Des lettres
de Catherine, au moins une,
en tout cas. Il en avait pour
ainsi dire faim, un violent
1241
désir. Tout le reste ne lui
apportait que déception.
Aucune nouvelle de l’ennemi.
La menace qu’il craignait
n’était-elle que le fruit de son
imagination ? Ou peut-être les
épreuves qu’il avait subies
dans le canot avaient-elles
affecté son jugement ?
Voilà plus de trois mois
qu’ils avaient quitté Spithead,
une éternité. Et Sutcliffe qui
ne consentait toujours pas à
mourir. Il se demandait
comment Herrick arrivait à
s’en sortir.
— Ah, sir Richard,
s’exclama Esse, j’oubliais une
chose ! l’Anémone est entrée
au port au moment où je levais
1242
l’ancre ! Je n’ai guère eu le
temps de converser avec le
commandant Bolitho, mais j’ai
cru comprendre qu’il
apportait des dépêches à Lord
Sutcliffe. Il m’a crié d’un bord
à l’autre qu’il s’agissait de
choses importantes, mais je
n’ai pas réussi à savoir quoi.
— C’est étrange, je pensais
justement à mon neveu
lorsque le Tybald est arrivé.
Mais pourquoi est-il ici ?
L’affaire doit être sérieuse.
Toutes ces questions
restaient sans réponse. Des
dépêches pour l’amiral, mais
l’Amirauté devait ignorer l’état
dans lequel se trouvait
Sutcliffe. Il décida d’insister :
1243
— Ne vous souvenez-vous
vraiment de rien d’autre ?
Esse fronça les sourcils,
voilant ainsi ses yeux clairs.
— Je n’y ai guère prêté
attention, sir Richard, dans la
mesure où cela ne concernait
pas l’escadre.
— Que vous a-t-il dit ?
— C’est au sujet des
Français. Il m’a raconté
quelque chose à propos de
vaisseaux ennemis… Je
suppose qu’il voulait parler de
l’Angleterre.
— Mon Dieu.
Bolitho aperçut Ozzard qui
passait la tête à travers le
passe-plat.
1244
— Allez chercher le
commandant et mon aide de
camp.
Esse était médusé.
— Je vais vous remettre
des ordres écrits. Vous allez
retourner à Port-aux-Anglais
le plus rapidement possible.
Vous vous rendrez auprès de
l’amiral Herrick et vous vous
assurerez que copie de mes
dépêches est transmise
immédiatement à Saint Kitts
et à Londres.
Il se détourna pour ne pas
laisser Esse le voir aussi
désespéré. Londres ? Autant
essayer d’envoyer un colis sur
la Lune.
1245
Keen et Jenour arrivèrent.
Bolitho leur dit seulement :
— Adam est arrivé
d’Angleterre. Il apporte à n’en
pas douter des dépêches de
l’Amirauté – sans quoi ils ne
se seraient jamais séparés
d’une frégate.
— Mais ce n’est pas sûr,
amiral, lui répondit
doucement Keen.
— C’est ma responsabilité,
Val.
Il essayait de sourire, mais
en vain. Depuis des mois, on
rapportait que les Français
renforçaient en secret leurs
escadres des Antilles. D’ici
quelques semaines, une armée
navale et des forces terrestres
1246
s’attaqueraient à la
Martinique. Et ces escadres
anglaises coincées à la
Jamaïque… Il en avait des
sueurs froides. L’histoire du
convoi de Herrick, massacré,
qui recommençait.
Il reprit plus sereinement :
— Assurez-vous que le
contre-amiral Herrick
comprend bien. Tous les
bâtiments, toutes les unités de
terre doivent être prêts. Car,
dès que l’ennemi aura réussi à
fractionner nos forces
d’invasion, il s’en prendra
immanquablement à Antigua.
— Je ferai de mon mieux,
acquiesça Esse, très calme.
1247
— Laissez-moi à présent, je
dois rédiger mes ordres.
Il resta seul avec Keen et
Jenour, tandis que le vaisseau
se balançait doucement sur la
longue houle, et que le pont
principal résonnait de
grincements de palans de tous
les bruits causés par l’exercice
dérisoire auquel se livrait
Sedgemore. Il leur demanda :
— Pensez-vous que j’aie
perdu la tête ?
— Pas le moins du monde,
amiral – Keen hésita : Mais il
faut que les choses soient
dites. Ce n’est qu’une
hypothèse.
— Possible. Mais, depuis
une semaine que nous
1248
sommes ici, nous savons au
moins que nous n’avons vu
aucun mouvement de
l’ennemi. Leurs vaisseaux
doivent donc se trouver
ailleurs. Exact ?
— S’ils ont l’intention
d’arriver par-là, amiral.
Bolitho se leva et
commença à arpenter la
chambre. Il n’avait aucune
nouvelle. Dans ce cas,
pourquoi devrait-il se faire du
souci, avec en plus un
supérieur hiérarchique
complètement fou, qui
considérerait la moindre
initiative, même venant de lui,
comme un acte de grave
insubordination ? Par un
1249
retour amer du destin, ce
serait peut-être Herrick qui
viendrait témoigner lors de
son propre passage en conseil
de guerre ! Il finit par dire à
haute voix :
— Mais oui, je me fais du
souci. C’est bien pour cela que
nous sommes venus !
Il se calma un peu.
— Remettez en route, Val,
et signalez aux autres de rester
à poste. Nous franchirons le
détroit de Sainte-Lucie, c’est
plus long, mais les vents nous
seront plus favorables. Avec
un peu de chance, nous
retrouverons les vaisseaux de
Crowfoot et nous pourrons
alors remonter dans le vent. À
1250
ce moment, le Tybald aura
sans doute rallié. Dans le cas
contraire…
Il n’avait pas besoin d’en
dire plus.
— Je suis prêt, amiral, lui
répondit Keen.
Bolitho lui sourit.
— Jusqu’à la bataille
décisive, jusqu’aux portes de
l’enfer si besoin, hein, Val ?
C’est sérieusement que
Keen conclut :
— Certes. Toujours.
Le contre-amiral Thomas
Herrick se tenait près de la
fenêtre ouverte. Il s’épongea le
visage de son mouchoir. À
midi, avec ce soleil, on avait
1251
du mal à réfléchir. Les assauts
incessants de hordes de
moustiques et autres insectes
étaient une gêne constante.
Assis à la table, le capitaine
de vaisseau John Pearse,
devenu son adjoint avec la
maladie répugnante dont
souffrait l’amiral – mais qui
était en temps normal
directeur de l’arsenal, et un
directeur fort occupé –, le
regardait, l’air méfiant. Pearse
était assez satisfait de son
poste, même sachant qu’il
n’accéderait jamais à un grade
plus élevé. Cela faisait
longtemps qu’il était dans les
îles et il était habitué aux
variations brusques de leur
1252
climat. Assez longtemps aussi
pour avoir surmonté les
nombreuses fièvres et autres
affections qui apportaient à
chaque semaine son compte
d’immersions ou
d’enterrements dans le petit
cimetière militaire. On
pouvait y voir, spectacle
pathétique, des stèles aux
armes des régiments, ou des
inscriptions qui
mentionnaient les noms de
villes et de villages de la mère
patrie, des noms dont Pearse
se souvenait à peine. Il se
demandait ce qui troublait
Herrick à ce point. Sutcliffe
était à l’agonie ; il fallait qu’il
meure, sans quoi tout son
1253
état-major sombrerait comme
lui dans la folie. Il était dans
un état horrible – la chair à
vif, crachant des vomissures
noires, presque aveugle –,
toute la résidence en était
contaminée et l’humeur de
Herrick s’assombrissait
chaque jour qui passait.
Il avait eu précisément l’un
de ses accès de colère
inexplicables lorsqu’un
planton était venu lui
annoncer que la frégate
Tybald était dans les passes et
en partance pour rallier
l’escadre de Bolitho. Puis
qu’une seconde frégate avait
été vue s’approchant de terre.
1254
— Il s’agit de l’Anémone,
amiral, frégate de trente-huit,
sous les ordres de…
Herrick l’avait violemment
interrompu :
— Je connais le nom du
commandant – le neveu de Sir
Richard ! Cessez de me faire
perdre mon temps !
Avec toutes les précautions
possibles, Pearse avait
proposé :
— Je pense qu’il serait plus
prudent de rappeler le Tybald,
amiral. L’Anémone apporte
peut-être des nouvelles qui
méritent d’être prises en
considération.
Herrick avait vu les deux
frégates se rapprocher en
1255
route de collision, les tuniques
rouges qui montaient à la
batterie pour rendre le salut.
— Je ne suis pas de cet
avis.
Les deux frégates
s’éloignaient lentement l’une
de l’autre à présent. Pourquoi
Adam était-il ici ? Il y avait
sûrement des nouvelles
fraîches depuis l’arrivée du
Prince Noir à Port-aux-
Anglais. Puis il entendit des
bruits de pas, des domestiques
qui se rendaient au chevet de
l’amiral, à n’en pas douter.
Malade physiquement, malade
dans sa tête. Mieux vaudrait
qu’il meure.
1256
Pearse ramassa quelques
papiers épars et leva les yeux,
sur Herrick, résigné.
— Les Français se sont
peut-être rendus.
Il regretta immédiatement
sa phrase.
— Rendus ? Jamais de la
vie, mon vieux ! Ce sont des
sauvages, ils se battront
jusqu’à la dernière cartouche !
Il fit la grimace en
entendant le premier coup de
canon rouler en écho dans le
port. Il s’approcha de l’appui
et regarda la frégate qui
s’approchait du canot de rade.
Le vent avait un peu fraîchi,
cela dégagerait peut-être
l’atmosphère. Il vit de la fumée
1257
dériver sur l’eau et se souvint
de l’époque où lui-même
servait à bord d’une frégate.
Mais il n’en avait jamais
commandé.
C’était Adam qui lui avait
annoncé la mort horrible de
Dulcie. Eût-ce été un autre, il
aurait peut-être réussi à se
maîtriser, au moins pour un
temps, vis-à-vis du public.
Mais Adam était un Bolitho,
même s’il ne devait son
patronyme qu’à la
bienveillance de son oncle.
C’était un bâtard, son père
avait déserté la marine royale
pour rallier les rebelles
américains… Et pourtant,
jamais l’opprobre ne l’avait
1258
atteint, pas plus qu’il n’avait
ralenti son avancement.
C’était trop injuste. Dulcie
lui avait tout apporté, la
stabilité, la fierté et, plus que
tout, l’amour. Mais ils
n’avaient jamais eu d’enfant. Il
vit l’éclair du dernier coup de
canon, aperçut l’Anémone
dont l’ancre tombait en
projetant une gerbe
d’embruns. Richard et sa
femme, le Ciel avait béni leur
union en leur accordant la joie
de mettre au monde une petite
fille. Comment avait-il pu la
délaisser ? Tout à coup, il
pensa à Catherine. Elle était
restée près de Dulcie jusqu’à
la fin, courant un réel péril.
1259
Pourquoi ne puis-je toujours
pas me résoudre à l’admettre.
Il reprit brusquement :
— Faites donner la
consigne au sémaphore,
commandant. Je veux recevoir
le commandant de l’Anémone
avant tout autre.
Le capitaine de vaisseau
Pearse acquiesça, mais il était
gêné. Il était peu probable que
Lord Sutcliffe apprît ou se
souciât seulement de ce qui se
passait.
Adam arriva une heure
plus tard, sa coiffure sous le
bras et un sabre court battant
sur la hanche. Herrick lui
serra la main.
1260
— Ne me faites pas languir,
Adam ! Quelle surprise !
Combien de temps avez-vous
mis ?
Adam inspecta la pièce :
l’officier de garde lui avait
bien crié depuis le canot que
Lord Sutcliffe était souffrant,
mais il s’était tout de même
attendu à le trouver là.
— Dix-huit jours, amiral,
répondit-il avec un grand
sourire, ce qui eut pour effet
d’adoucir un peu ses traits
burinés, marqués par les
soucis du commandement.
Herrick lui montra un
siège et vint s’asseoir en face
de lui.
— Pourquoi cette hâte ?
1261
— J’apporte de l’Amirauté
des dépêches de la plus haute
importance, amiral. Il
semblerait que le mauvais
temps qui sévit dans
l’Atlantique a permis à
quelques vaisseaux français
d’échapper aux escadres de
blocus.
Il se tut, s’attendant à une
réaction.
— J’ai reçu ordre de
remettre ces dépêches sans
retard à Lord Sutcliffe.
— Impossible. Il est trop
malade. Je ne puis rien lui
dire.
— Mais – Adam était
encore sous le coup de sa
réponse abrupte : C’est peut-
1262
être vital. On dit que les
vaisseaux ennemis font route
vers ici, encore que, je pense
que certains sont déjà là. J’ai
été engagé hier par un canon
installé à terre, à boulets
rouges, j’ai bien failli y rester,
mais j’ai réussi à me dégager.
Et il y avait également des
soldats français…
— Vous avez donc eu le
temps de vous occuper de
l’ennemi ? L’espoir d’une prise
petit-être ?
Adam le regarda avec
surprise.
— Oui, il y avait là une
goélette, amiral. Elle
transportait de la poudre et
1263
des soldats. Je l’ai coulée avant
de repartir.
— Très louable.
Herrick baissa les yeux sur
ses mains, posées sur ses
cuisses.
— Votre oncle se trouve
dans le Sud. Il a fractionné son
escadre. Voyez-vous, nous ne
disposons d’aucune frégate
tant que le Tybald n’est pas
rentré de Port-Royal. Et nous
avons la vôtre désormais.
Il releva la tête, ses yeux
bleus étincelaient.
— Et j’imagine qu’il en
arrive une autre. Une vraie
flotte !
Adam avait du mal à se
maîtriser et à cacher sa
1264
déception.
— Que se passe-t-il,
amiral ? Quelque chose ne va
pas ? Puis-je vous aider ?
— Quelque chose n’irait
pas ? Et pourquoi donc ?
Herrick s’était levé et avait
gagné la fenêtre sans même
s’en rendre compte.
— Apparemment, les gens
de votre famille croient qu’ils
ont un remède à tous les
maux, pas vrai ?
Adam se leva lentement.
— Puis-je vous parler à
cœur ouvert, amiral ?
— Je n’en attends pas
moins de vous.
— Je vous connais depuis
que je suis aspirant. Je vous ai
1265
toujours considéré comme un
ami, et comme un marin
expérimenté.
— Avez-vous changé
d’avis ?
Herrick cligna des yeux
sous la lumière. Il voyait au
loin l’activité qui régnait à
bord du bâtiment de ce jeune
homme.
— Plus tard, j’ai eu le
sentiment que j’étais un
obstacle entre votre véritable
ami et vous-même – il lui
montra la mer : Lequel ami est
en mer, et ignore tout des
renforts acheminés par les
Français.
Il parlait plus fort, sans
pouvoir se retenir.
1266
— Je ne suis plus aspirant,
amiral. Je commande l’une
des plus belles frégates de Sa
Majesté et je crois bien faire
mon métier.
— Vous n’avez pas besoin
de crier.
Herrick fit volte-face.
— Je ne suis pas autorisé à
ouvrir les plis destinés à Lord
Sutcliffe – même vous, vous
êtes capable de le
comprendre. Votre oncle
commande l’escadre, tous nos
autres bâtiments sont
concentrés, soit à la Barbade,
soit à la Jamaïque. Ici, nous
n’effectuons que des
patrouilles, entre Antigua et
Saint Kitts, mais vous le savez
1267
déjà, naturellement – il
s’énervait : J’aimerais
simplement que le contre-
amiral Gossage fût ici pour
partager les lauriers de cette
folie !
Adam était de plus en plus
mal à l’aise.
— Ce serait difficile. Il est
mort quelques semaines après
avoir pris son poste.
— Mon Dieu, fit Herrick,
les yeux ronds. Je n’étais pas
au courant !
Adam détourna son regard.
— Si c’est ainsi, je vais faire
voile immédiatement et rallier
l’escadre de mon oncle. Je dois
l’alerter – il hésita, il détestait
être contraint de supplier
1268
ainsi : Je vous le demande,
amiral, pour l’affection qu’il
vous porte, si ce n’est pour
autre chose, ouvrez ces
dépêches.
— Il y a du rebelle chez
vous, lui dit Herrick d’un ton
glacial, en êtes-vous
conscient ?
— Si vous faites allusion à
mon défunt père, amiral,
souvenez-vous de cette
histoire : « qu’il lui jette la
première pierre ».
— Merci de me le rappeler.
Vous pouvez regagner votre
bord et vous préparer à
reprendre la mer. Je vais vous
envoyer des allèges d’eau
douce immédiatement –
1269
voyant que le visage du jeune
homme s’éclairait, il ajouta
aussitôt : Non, non, je ne vous
envoie pas chercher la gloire
sur le vaste océan ! Je vous
envoie à Port-Royal, l’amiral
qui commande là-bas décidera
de ce que vous aurez à faire. Il
est chargé de l’invasion de la
Martinique avec le général
Beckwith.
— Dans ces conditions,
répondit Adam, abattu, il sera
trop tard.
— Ne me faites pas la
leçon, mon garçon. Nous
sommes à la guerre, pas en
classe.
— J’attendrai votre bon
vouloir, amiral.
1270
Il était devenu un étranger,
il n’y avait plus rien à dire,
plus rien à faire.
— Je ne parviens pas à
croire ce qui arrive, ce qu’est
devenu ce qui était si cher à
mon oncle – il lui fit face :
Mais qui ne m’est plus du tout
aussi cher à moi, amiral !
1271
lorsque Gossage avait apporté
le témoignage qui
l’innocentait, au dernier jour
du conseil de guerre.
Ce jeunot pouvait bien
aller au diable, avec son
insolence – son arrogance,
même. Herrick avala son
cognac et manqua hoqueter. Il
était décidé à ne plus prendre
aucun risque, quoi qu’on pût
lui reprocher par la suite.
Ceux qui l’avaient critiqué s’en
étaient sortis. Lui ne serait
jamais plus en sûreté. De toute
façon, le Prince Noir était un
grand vaisseau, bien plus gros
que son pauvre Benbow l’avait
été pendant cette terrible
1272
journée. Il était capable de se
défendre.
La porte s’ouvrit, le
capitaine de vaisseau Pearse
pénétra dans la pièce
silencieuse. Il aperçut le verre
vide et les dépêches toujours
cachetées, posées près du
coffre-fort.
— J’ai dit que je ne voulais
pas être dérangé, jeta l’amiral
d’une voix pâteuse. J’ai besoin
de réfléchir ! Et s’il s’agit du
capitaine de vaisseau Bolitho,
je vous prie de ne pas vous en
mêler !
— Le chirurgien sort de
chez moi, répondit
placidement Pearse. Lord
Sutcliffe vient de mourir.
1273
À la lumière du chandelier,
ses yeux brillaient dans
l’obscurité. Il vit Herrick se
retenir d’une main au rebord
de la fenêtre.
— Par voie de
conséquence, vous prenez le
commandement jusqu’à ce
que l’on vous relève, amiral.
Herrick sentait le sang lui
battre aux tempes, des coups
de marteau. Il avait envoyé
Adam au diable, il était trop
tard à présent. À l’aube, même
une goélette serait incapable
de le retrouver.
Il s’approcha de la table
d’un pas décidé, défit
l’enveloppe de toile et en sortit
le pli scellé du grand sceau de
1274
l’Amirauté. Il n’osait pas
encore l’ouvrir. Ce que
contenait ce courrier était sans
doute déjà périmé et destiné
uniquement à l’homme qui
gisait dans ses excréments.
Avec les distances, les
difficultés de communication,
le temps, la stratégie n’était
plus qu’un jeu de devinettes,
on la laissait à la discrétion de
celui qui devait la mettre en
œuvre. Il avait reconnu
Bolitho dans le visage de son
jeune neveu. Il n’avait jamais
montré la moindre hésitation,
pas même lorsqu’il avait été
pris en faute. Il avait… un
charme. Comment disait-on
déjà ? Un charisme. Tout
1275
comme Nelson, qui l’avait
payé de sa vie.
Le capitaine de vaisseau vit
qu’il hésitait.
— Personne ne vous le
reprochera, amiral.
Il resta là sans rien dire,
tandis que Herrick,
s’emparant d’un couteau,
brisait le sceau. Les jours
précédents, il avait redouté de
le voir lui demander de l’aider
à contourner l’autorité de
Sutcliffe.
Il s’était même demandé
comment il s’y prendrait pour
refuser. Voilà qui n’était plus
nécessaire.
Herrick leva les yeux,
comme s’il essayait de le
1276
distinguer dans la pénombre.
— Ceci indique que cinq
bâtiments de ligne ont forcé le
blocus. Le contre-amiral
André Baratte – il n’arrivait
pas à dire son grade en
français – s’est échappé de
Brest à bord d’une frégate
hollandaise, le Triton.
Il se tut, comme pour en
prendre acte, silencieusement.
— Ainsi donc, pour cela
aussi, il avait raison.
Le capitaine de vaisseau
Pearse demanda :
— Connaissez-vous cet
amiral français, amiral ?
— J’en ai entendu parler.
Son père était un grand
homme, mais il a été guillotiné
1277
avec tous les autres pendant la
Terreur – il n’essayait pas de
dissimuler son écœurement :
Mais son fils lui a survécu. Il
s’est distingué dans plusieurs
opérations secrètes et autres
coups tordus – il regardait
Pearse sans le voir : Ce que
l’on appelle la stratégie, en
haut lieu.
— Qu’allons-nous faire,
amiral ?
Herrick ne releva pas.
— Pourquoi ce sac de
furoncles n’est-il pas mort
avant l’arrivée d’Adam ? Dans
ce cas, j’aurais pu faire
quelque chose. À présent, il est
foutrement trop tard.
1278
— Cinq vaisseaux de ligne,
amiral. Plus ceux qui se
trouvent déjà aux Antilles…
Baratte constitue une menace
formidable.
Herrick ramassa sa
coiffure.
— Occupez-vous de la
cérémonie des funérailles. Et
dites au major commandant la
grande batterie que la
première fois qu’il tirera le
canon de salut, ce sera pour
accueillir la Flotte française !
Il laissa Pearse qui
parcourait les dépêches,
totalement interloqué. Tout
était allé si vite, il avait suffi de
quelques traits de plume. Il
s’écria :
1279
— Mais ce n’est la faute de
personne !
Seul le bourdonnement des
insectes lui répondit.
Loin de là, en pleine mer,
huniers et vergues hautes
colorés d’argent par la lune, la
frégate Anémone taillait sa
route, poussée par une brise
fraîche de nordet. Les
lieutenants de vaisseau
Sargeant et Martin
pénétrèrent dans la minuscule
chambre des cartes où ils
trouvèrent leur commandant,
absorbé dans leur étude. Le
second lui dit :
— Vous nous avez fait
demander, commandant ?
1280
Adam lui prit le bras en
souriant.
— Je me suis montré
désagréable en revenant à
bord.
Sargeant eut l’air soulagé.
— J’ai mis du temps à
comprendre, commandant.
Nous étions – tous ceux
d’entre nous qui étaient au
courant – fort attristés de ce
que vous nous avez raconté,
l’ordre qui vous avait été
donné de ne pas rallier le
vaisseau amiral.
— Merci.
Adam prit une paire de
pointes sèches.
— Nelson a dit un jour que
les ordres écrits ne
1281
remplaceront jamais le sens de
l’initiative d’un commandant.
Les deux officiers le
regardaient sans rien dire. Au-
dessus d’eux, le second
lieutenant arpentait la
dunette, se demandant sans
doute ce qui se passait.
Adam reprit lentement :
— Il y a certes quelques
risques à courir, mais pas pour
vous, dans le cas où j’aurais
tort.
Il voyait tout son bâtiment
comme s’il en avait les plans
sous les yeux.
— Cela dit, je dois courir
ces risques.
Sargeant fixait les pointes
sèches et les calculs gribouillés
1282
sur la carte.
— Ainsi, commandant,
vous n’avez aucunement
l’intention de gagner Port-
Royal. Vous voulez partir à la
recherche des vaisseaux de Sir
Richard.
Il avait parlé d’un ton très
posé et pourtant, lorsque l’on
songeait à tout ce que cela
impliquait, on aurait cru un
claquement de tonnerre.
— Commandant, vous
risquez de tout perdre !
s’exclama Martin.
— Oui. J’y ai bien réfléchi –
il se pencha sur la carte : Mon
oncle ne peut m’être d’aucune
aide. Pas cette fois-ci.
1283
Il leva la tête, les yeux
brillants.
— Me suivez-vous ? Je ne
vous en voudrai pas si…
Sargeant posa sa main sur
la sienne, puis Martin en fit
autant.
— Je vais prévenir le vieux
Partridge. De toute manière, il
n’a jamais trop aimé la
Jamaïque.
Ils le laissèrent seul et,
pendant un long moment,
Adam resta planté là, suivant
les mouvements de la frégate.
Il songeait à son oncle, perdu
dans la nuit avec Keen. Le
mari de sa maîtresse. Quel
étrange rendez-vous…
1284
Il reposa les pointes sèches
en souriant. Les dés en sont
jetés. En tout cas, il ne
regretterait rien.
1285
— J’ai du mal à le croire,
Adam. Vous avez
délibérément désobéi aux
ordres pour partir à ma
recherche ?
Le jour se levait à peine
lorsque la vigie avait signalé
les huniers de l’Anémone.
L’espace d’un instant, Bolitho
avait cru que c’était le Tybald
qui revenait après avoir porté
ses courriers à Herrick.
— Vous savez où ça peut
vous mener. Je savais que
vous étiez un chien fou, mais
je n’aurais jamais cru…
Il se tut, ce qu’il était en
train de faire le dégoûtait.
— Assez de ce sujet.
Comment avez-vous pu me
1286
retrouver et arriver avant le
Tybald ?
Adam posa sa tasse.
— Je savais ce que vous
feriez dans ces parages,
amiral.
Bolitho s’approcha de lui et
lui mit les mains sur les
épaules.
— Quoi qu’il en soit, je suis
diablement content de vous
voir. Si vous repartez
immédiatement, vous n’aurez
qu’un jour de retard pour
remettre vos plis au vice-
amiral Sir Alexander
Cochrane. Mais vous me dites
que vous n’avez pas vu l’autre
moitié de mon escadre ? Voilà
qui est étrange.
1287
Adam se leva en regardant
Ozzard. Celui-là, il n’était
jamais très loin.
— Demandez que l’on
rappelle mon canot.
Puis, se tournant vers
Bolitho :
— Je ne pouvais vraiment
pas me contenter de partir et
de vous laisser sans nouvelles,
mon oncle. J’ai essayé de
prendre contact avec le
Tybald, mais il était trop
rapide.
— Il m’avait prévenu,
Adam. Mais ce que vous
m’avez appris, cette goélette,
ce canon débarqué à terre,
voilà qui est sérieux. Je
n’arrive pas à comprendre
1288
pourquoi Thomas Herrick n’a
pas voulu passer outre les
ordres de Lord Sutcliffe. Il
n’avait plus sa tête lorsque je
l’ai vu. Thomas a certes de
bonnes raisons, mais je ne
comprends toujours pas.
Adam se mordit la lèvre.
— J’aurais aimé pouvoir
rester avec vous. Sans vous, je
ne serais rien, mais je
recommencerais si le cas se
représentait.
Bolitho l’accompagna
jusqu’à la coupée. Le fait que
Herrick n’ait même pas ouvert
les plis avant l’appareillage
d’Adam était étrange. Des
vaisseaux français, mais
1289
lesquels et combien ? Et qui
les commandait ?
Les ponts étaient remplis
de monde car on avait rappelé
les deux bordées pour
remettre en route. Les deux
soixante-quatorze tombaient
sous le vent. Leurs
commandants devaient se
demander ce qui se passait.
Keen observait ses
hommes. Les exercices de
manœuvre montraient certes
leurs effets, mais il restait
encore des progrès à faire. Il
fit un signe amical à Adam et
lui dit :
— Décidément, avec vous,
on n’a que des surprises !
1290
Il les avait volontairement
laissés s’entretenir seul dans la
grand-chambre. Ils avaient
tant de choses à se raconter, et
si peu de temps devant eux.
Comme tous les marins, ils
savaient que c’était peut-être
la dernière fois.
— J’ai remis un croquis de
l’île à votre aide de camp, dit
Adam à Bolitho – il poussa un
soupir : Mais je doute que les
Français s’éternisent là-bas.
Ils savent que je venais
apporter des dépêches à
Antigua – il ajouta, pris d’une
immense amertume : Et
quand on voit pour quel
résultat !
Bolitho lui prit le bras.
1291
— Il faut plus longtemps
que vous ne croyez pour faire
bouger une armée, Adam.
Mon instinct me dit qu’ils vont
quitter leur base là-bas, peut-
être même dans d’autres îles,
lorsqu’ils sauront que nous
avons attaqué la Martinique.
Dans ces parages, ils disposent
de bien plus de
renseignements que moi –
puis, baissant le ton : Nous
nous retrouverons bientôt,
Adam. Cochrane n’est pas du
genre à me priver d’un
cinquième rang en renfort
alors que j’en ai si
désespérément besoin !
Adam tenta de sourire. Le
fait d’être près de Keen
1292
ravivait des souvenirs qui le
torturaient. Il se revoyait avec
Zénoria, et Zénoria avec son
mari, se donnant à Keen
comme elle s’était donnée à
lui.
Il salua rapidement et se
laissa descendre dans son
canot qui bouchonnait.
Bolitho dit avec gravité :
— Il est encore tout fou,
Val. Il a risqué gros pour nous
communiquer les dernières
nouvelles.
Keen se tourna vers lui,
l’amiral était visiblement
soucieux.
— Il a son bâtiment à lui, et
des perspectives plus
1293
exaltantes que tout ce qu’il
aurait pu rêver.
Il vit que son second le
regardait attentivement,
comme un chien de berger.
— Ce qu’il lui faut, c’est une
bonne épouse pour l’accueillir
chaque fois qu’il rentre de
mer.
Puis, s’adressant à
Sedgemore :
— Vous m’avez l’air bien
impatient de remettre en
route. Eh bien, faites, je vous
prie.
Les marins et les fusiliers
s’activèrent immédiatement.
Keen voyait des îlots bleus, ses
officiers et officiers mariniers
qui pressaient leurs hommes
1294
de déhaler aux bras et aux
drisses.
Bolitho se tourna vers
Jenour.
— Je vais demander à
Yovell de m’écrire deux
lettres, Stephen. Nous n’allons
pas perdre de temps à
convoquer une conférence des
commandants. Nous mettrons
un canot à la mer et il portera
mes ordres à la Walkyrie et à
L’Implacable.
— Comptez-vous attaquer
l’île sans le soutien du Tybald,
amiral ?
Jenour semblait inquiet, il
pensait sans doute au jour où
il serait affecté ailleurs.
1295
— Le Tybald nous
retrouvera. À l’heure qu’il est,
Herrick doit avoir ouvert les
dépêches. Après ça, mystère.
Peut-être, se dit Jenour.
Mais ce sera toujours de votre
responsabilité.
Un homme annonça par-
dessus le fracas des voiles qui
prenaient le vent et le vacarme
des poulies :
— L’Anémone remet sous
voiles !
Quelques-uns de ceux qui
se trouvaient là poussèrent des
cris d’encouragement à la
frégate qui s’éloignait,
enveloppée de toile. Bolitho
s’arrêta un instant pour
admirer le spectacle, une
1296
frégate qui s’en allait, comme
le pur-sang qu’elle était. Il dit
enfin : « Dieu vous garde,
Adam. » Mais ses mots se
perdirent dans le brouhaha.
Un peu plus tard, sous une
brise de nordet forcissante qui
faisait gîter le vaisseau amiral
jusqu’aux sabords, Bolitho
redescendit dans sa chambre,
seul. Il s’assit à sa table,
couvrit d’une main son œil
malade et lissa de l’autre la
lettre posée devant lui.
« Mon cher Richard, le
plus chéri des hommes, je me
demande si fort où tu es
aujourd’hui, ce que tu fais en
ce moment… »
1297
Avec précaution, il sortit la
feuille de lierre, devenue
cassante avec l’hiver, qu’elle
avait glissée dans l’enveloppe.
« Elle vient de la maison… »
Bolitho la remit à sa place
et, incrédule, vit qu’il avait
laissé choir une larme sur le
dos de sa main.
C’était comme si elle lui
avait envoyé l’une des siennes.
1298
XVIII
FANTÔMES
Le capitaine de vaisseau
Valentine Keen attendit que
Bolitho eût achevé quelques
calculs sur sa carte
personnelle, près de la fenêtre.
Keen lui dit enfin :
— Rien à signaler, amiral.
Bolitho étudiait l’are que
formaient les archipels des îles
du Vent et des îles Sous-le-
Vent. Des lieux qu’il
n’oublierait jamais : l’île de
[2]
Mola , les Saintes, le détroit
1299
[3]
de Mona , des eaux étroites
et des lambeaux de terre, dont
les noms s’inscrivaient en
lettres de sang. De grandes
batailles navales, certaines
gagnées, d’autres perdues, et
la rébellion qui leur avait
coûté la perte de l’Amérique.
Comment un pays aussi
minuscule que l’Angleterre
avait-il pu supporter de tels
fardeaux, lutter seul contre la
France, l’Espagne, la Hollande
puis l’Amérique réunies ? Et
l’Angleterre se battait
toujours, même si on avait
l’impression que le cours de la
guerre se renversait enfin en
Europe. Mais ici, dans les
1300
Antilles, la situation était
toujours aussi incertaine et les
chances de mettre l’ennemi à
terre relevaient davantage du
hasard que de la réflexion.
Keen risqua :
— Nous pourrions courir
un nouveau bord dans le
noroît, amiral. Le
commandant Crowfoot est
peut-être remonté plus au
nord avec ses bâtiments, vers
Nevis, dans l’espoir d’y
trouver l’ennemi.
— Je m’étais fait cette
réflexion, c’est un homme de
ressource – il se redressa pour
reposer son dos et regarda de
nouveau la carte : C’est sans
doute ce que j’aurais fait moi-
1301
même. Dans ces îles, on peut
dissimuler une escadre
entière – ses doutes le
reprenaient pourtant : Mais il
ignore ce qu’Adam a
découvert à l’île aux Oiseaux.
Si seulement Thomas Herrick
avait ouvert ces dépêches…
Elles ne contenaient peut-être
rien d’intéressant, mais…
— Leurs Seigneuries ne se
seraient pas privées de
l’Anémone sans raison
sérieuse, lui répondit Keen.
Il semblait aussi amer
qu’Adam.
— Stephen, signalez à la
Walkyrie et à l’Implacable :
« Se former en ligne de front
sur l’amiral. Tant qu’il fait
1302
jour, espacement cinq
milles. » Cela nous permettra
de balayer plus large.
Il tendit l’oreille pour
écouter le sifflement du vent
dans le gréement. Il était
encore bien établi, ils
pouvaient espérer filer
quelques nœuds de mieux
avant qu’il retombe. Il attendit
que Jenour eût fini de noter
les signaux dans son carnet
pour le porter aux timoniers.
— Ce sont tous deux des
commandants expérimentés,
reprit Bolitho, ce qui n’est pas
rien, Val. Je ne connais pas le
commandant de L’Implacable,
ce Kirby, il était commandé
par Tabart devant
1303
Copenhague. Mais il a bonne
réputation. Quant à Flippance,
cela fait des années que je le
connais – il esquissa un
sourire, l’air un peu ailleurs :
En voilà un qui dirige son
bâtiment une main sur la Bible
et l’autre sur les instructions
de l’Amirauté pour la guerre.
Mais, dans son cas, il semble
que ce mélange marche assez
bien.
Keen s’apprêtait à gagner
la porte.
— Je fais réduire la toile
pour donner aux autres le
temps de prendre leurs postes.
Et je vais dire au second de
choisir nos meilleures vigies.
1304
Bolitho, qui était revenu à
sa carte, recommençait à se
frotter l’œil. Il lui demanda :
— Notre as de la veille,
lorsque nous étions dans le
canot, ce William Owen –
pourquoi pas lui ?
Keen en resta interloqué :
comment pouvait-il encore
trouver le temps de se
souvenir d’un simple marin,
noyé au milieu de tout un
équipage ?
— Je ne veux pas trop le
mettre en avant. J’envisage de
le nommer officier marinier à
bref délai… dit Keen.
Il s’arrêta en voyant que
Bolitho le regardait
1305
bizarrement, comme si
quelqu’un bavait appelé.
— Nommez-le tout de
suite, Val. Vous n’en aurez
peut-être plus guère le temps,
et nous avons besoin de gens
expérimentés.
Keen referma très
doucement la porte et grimpa
l’échelle quatre à quatre.
— A réduire la toile,
monsieur Sedgemore !
La lumière aveuglante le
forçait à plisser les yeux. Les
pavillons de signaux de Jenour
flottaient au vent et la lunette
de l’aspirant occupé à vérifier
les aperçus renvoyait des
éclairs.
1306
— On garde le même cap,
commandant ? lui cria Julyan,
le maître-pilote.
Keen fit signe que oui,
mais il avait l’esprit ailleurs.
— Lorsque nous aurons
renvoyé la toile, nous
reprendrons notre route, cap
noroît. Il va falloir soigner
votre méridienne, monsieur
Julyan, car nous virerons de
bord dans l’après-midi pour
nous diriger vers les îles, l’île
aux Oiseaux tout
particulièrement.
Leurs regards se
croisèrent, puis Julyan lui dit :
— Ainsi, c’est pour
demain ?
1307
Keen se retourna en
entendant résonner les sifflets.
On rappelait du monde sur le
pont pour réduire la toile.
— Quartier-maître,
trouvez-moi le matelot Owen.
Nommez-le tout de suite,
Val, lui avait intimé Bolitho.
C’était peut-être là une preuve
de cet instinct que Keen avait
toujours admiré chez lui.
Comment pouvait-il ainsi
sentir les choses ? Ce qui était
sûr, c’était qu’il devinait, et
que Julyan ne mettait jamais
ses prévisions en doute.
Il vit Owen arriver par le
passavant bâbord, très
détendu, aussi détendu qu’à
bord du Pluvier Doré.
1308
— Oui, commandant ?
— Tout le monde me dit du
bien de vous. Owen, encore
que j’ai pu me rendre compte
par moi-même de vos
capacités – il essaya de
sourire : Je vais faire porter
immédiatement au journal de
bord que vous êtes promu,
avec les gages et le traitement
de table correspondants.
Owen le regardait
fixement. Il avait un bon
regard, le visage ouvert. En le
voyant. Keen pensait à Allday,
la première fois qu’il l’avait vu
à bord de la frégate Ondine,
voilà bien des années. Lui-
même était alors jeune
aspirant, comme celui qui
1309
était de quart en ce moment :
de Courcy, qui faisait mine de
ne pas écouter.
— Bon, eh bien, grand
merci, commandant !
Owen avait l’air ravi.
— Ça fait quinze ans que je
navigue, l’un dans l’autre.
J’aurais jamais cru que ça
m’arriverait un jour – et il
répéta en souriant de toutes
ses dents : Grand merci,
commandant !
Keen songeait à l’occupant
de la grand-chambre, sous ses
pieds. Comment avait-il
deviné ?
— Mr. Sedgemore vous
expliquera ce que vous aurez à
faire quand il en aura le
1310
temps. Mais pour le moment,
je vous désigne adjoint de mon
maître d’hôtel. Tous deux,
vous aiderez le bosco, Mr.
Gilpin, au cas où j’aurais
besoin d’affaler les
embarcations.
Keen le vit ciller
imperceptiblement.
— Mais, pour l’instant,
gardez tout ça pour vous – et,
se tournant vers Sedgemore
qui accourait : Quelque chose
qui ne va pas ?
— Je vous ai entendu
parler d’embarcations,
commandant.
— Vous saurez bientôt
pourquoi.
1311
Sedgemore se retourna en
entendant Masterman, sergent
d’armes, s’exclamer :
— Dieu de Dieu, mais
regardez donc ce vieil
Implacable. C’est un vrai
bazar, c’est moi qui vous le
dis !
Sedgemore insista
pourtant :
— Mais la mer est déserte,
commandant.
— Nous avons été informés
de ce que notre assaut
combiné contre la
Martinique – vice-amiral
Cochrane pour la marine et
général Beckwith pour l’armée
de terre – peut se déclencher à
n’importe quel moment. Le
1312
temps étant favorable, c’est
une question de jours. Si
j’étais à la place du contre-
amiral français, avec les
vaisseaux et les troupes dont il
dispose, je m’attaquerais à des
bases d’importance vitale pour
nous. Antigua, par exemple.
Si Antigua est prise, nos
bâtiments seront comme des
poulets décapités.
Sedgemore se surprit à
regarder l’endroit de la
dunette où avait péri Cazalet,
son prédécesseur. Cordages
impeccablement lovés en
glènes, pont immaculé, les
hommes de barre qui
surveillaient le compas et les
voiles comme ils faisaient
1313
depuis toujours. Difficile
d’imaginer l’enfer qui avait
régné là. Il reprit
prudemment :
— Mais que se passera-t-il
si nous nous retrouvons face à
face, commandant ? Je veux
dire : sans aucun renfort.
On n’était pas accoutumé à
le voir ainsi chercher ses mots.
— Eh bien, les hommes se
battront comme ils ne l’ont
encore jamais fait. Par ici, la
mer est comme une caverne
sans fond, un endroit où règne
l’obscurité la plus totale,
j’imagine. Voilà le second
terme de l’alternative.
Sedgemore déguerpit, il
fallait qu’il trouve quelque
1314
chose à faire pour reprendre
ses esprits.
— L’Implacable a pris
poste, commandant !
Keen passa du bord au vent
pour observer la Walkyrie.
Elle avait envoyé le dernier
bout de toile et s’éloignait vers
l’horizon à l’extrémité de la
ligne de front. C’est alors qu’il
aperçut le maître d’hôtel de
l’amiral qui regagnait l’arrière.
Il l’appela :
— Voilà qui nous rappelle
de vieux souvenirs, Allday !
Le bosco lui répondit d’un
clin d’œil, assorti de son
célèbre sourire en coin.
— Et on risque d’en avoir
d’autres dans pas longtemps
1315
d’ici que ça m’étonnerait pas,
commandant !
Il disparut sous la dunette
pour gagner la grand-
chambre. Avec cet instinct qui
n’appartenait qu’à lui, il savait
qu’on allait avoir besoin de ses
services.
Keen se tourna vers le
second lieutenant qui était de
quart.
— Je regagne mes
appartements, monsieur
Joyce. Faites-moi prévenir à
midi, je viendrai voir les
méridiennes – et, après un
silence : Ou plus tôt si vous le
jugez nécessaire.
Joyce ne put s’empêcher
de sourire. Il avait pratiqué
1316
bien des commandants, qu’il
n’aurait jamais osé aller
prévenir, même dans les pires
situations. Les mêmes
n’auraient d’ailleurs pas hésité
à lui reprocher violemment
son intrusion. Il dit à son
aspirant :
— Souvenez-vous bien de
tout ce que vous voyez et de ce
que vous entendez, monsieur
de Courcy. Cela pourra vous
être utile, le jour fort peu
probable, si vous vivez assez
longtemps, où vous
commanderez à votre tour !
L’aspirant, il n’avait que
quinze ans, ne se formalisait
pas trop des façons de Joyce.
1317
Son père était contre-amiral,
de même que son grand-père.
— Bien, monsieur ! Je note
tout !
Joyce se détourna pour
dissimuler un sourire. Sacré
petit chenapan.
Peu après le rituel des
hauteurs de soleil au sextant,
tandis que les observateurs
comparaient leurs mesures à
voix basse autour de la table à
cartes, le Prince Noir franchit
le dix-huitième parallèle et
vira, cap plein ouest.
Le lieutenant de vaisseau
Stephen Jenour remarqua la
tête que faisait Ozzard en
entrant dans la chambre : le
1318
petit homme venait reprendre
le plateau du petit déjeuner de
l’amiral, dont tout le monde
savait que c’était son repas
préféré. Une tranche de porc
bien gras, juste doré, avec des
miettes de biscuit et, sur un
biscuit de mer, de la mélasse.
L’amiral n’avait touché à rien,
sauf à son café.
Il aperçut Allday qui
astiquait machinalement le
vieux sabre de Bolitho comme
il l’avait fait des centaines de
fois, les yeux perdus dans le
vaste panorama qu’offraient
les fenêtres de poupe. Les
vitres avaient beau être
couvertes de sel, la lueur de
l’aube encore bien faible, le
1319
spectacle n’en était pas moins
à vous couper le souffle. À
l’est, l’horizon s’animait, le
vent faisait lever des moutons
sur la surface. Des oiseaux
effectuaient des allées et
venues dans le sillage, à la
recherche d’une épluchure, ou
poussaient des cris de temps à
autre en voyant un poisson
s’approcher de la surface.
Bolitho était assis sur le
banc de poupe, un pied sur le
pont recouvert de toile à
damiers, l’autre pied, jambe
repliée, le menton appuyé sur
le genou. Sa coiffure et son
épaisse vareuse étaient jetées
sur une chaise, comme le
costume d’un acteur qui
1320
attend dans les coulisses.
Jenour aurait bien aimé le
croquer ainsi, mais il n’en
avait pas le temps et il se disait
en outre qu’il ne parviendrait
jamais à saisir la tension de cet
être, cet instant précieux
arraché à son intimité.
Bolitho tourna la tête en le
voyant.
— Regardez ces oiseaux,
Stephen. Si seulement nous
savions ce qu’ils ont vu en
survolant les îles. Mais, qui
sait ? Ils n’ont peut-être rien
vu du tout.
Il reprit sa position
première, admirant les lames
qui avançaient en rangs serrés,
poussées par le vent.
1321
— Si je me trompe cette
fois-ci, et avec ce vent qui
forcit, il nous faudra des jours
pour rebrousser chemin avant
d’aller chercher ailleurs.
— L’Implacable est en vue
par le travers, sir Richard, lui
dit Jenour. Apparemment, il
tient parfaitement son poste.
Les îles se trouvaient par-
là, quelque part sur l’avant du
boute-hors effilé. Elles étaient
encore noyées dans
l’obscurité, mais quand le jour
se lèverait sur elles, on les
verrait très nettement.
— Comment va le
commandant ?
— Il était debout aux
aurores, sir Richard. Et moi
1322
non plus, je n’ai guère fermé
l’œil.
Bolitho eut un léger
sourire.
— Vous au moins, Stephen,
vous ne faites pas le quart
comme les autres. Je ne vous
ai peut-être pas mené la vie
assez rude.
Il se laissa aller à rêvasser,
regardant les embruns qui
frappaient les vitres, écoutant
les chocs de la tête de safran
soumise aux efforts de la mer
et du vent.
Je ne puis rien faire
d’autre. Je suis dans le noir. Je
ne peux même pas espérer
tirer parti des circonstances,
puisque je ne les connais pas.
1323
Et si l’ennemi attaquait
Antigua ? Que ferait Herrick ?
Mener un combat désespéré,
comme la dernière fois ? Ou
bien battre en retraite en
attendant des secours ? Non, il
lutterait. Pour se punir lui-
même, ou pour jeter
l’opprobre sur ceux qui
avaient essayé de le faire
condamner.
Il songeait à la fureur
d’Adam, à son sentiment
d’avoir été trahi. Il essayait
d’imaginer la scène entre lui et
son vieil ami.
Mais il y avait autre chose,
Adam avait d’autres soucis. Il
les lui confierait peut-être un
jour, le moment venu.
1324
— Tiens, lui dit Jenour, la
vigie appelle, sir Richard.
Il était troublé et tout
exalté à la fois.
Allday s’était arrêté de
briquer la vieille lame effilée.
Lui non plus n’avait rien
entendu.
— Du calme, fit Bolitho,
nous saurons bien assez tôt de
quoi il retourne.
Le factionnaire aboya :
— Aspirant de quart,
amiral !
L’aspirant M’Innés arriva,
tout timide ; il essaya d’y voir
quelque chose dans la
pénombre.
— Le commandant vous
présente ses respects, amiral,
1325
il… il…
Bolitho essaya gentiment
de le mettre à l’aise :
— Nous sommes
impatients de vous entendre,
monsieur M’Innés, ne nous
faites pas languir.
Le jeune garçon piqua un
fard, tout bronzé qu’il fût.
— Voile en vue dans
l’ouest. La vigie pense que
c’est une frégate.
Bolitho lui sourit, mais
cette nouvelle le glaçait. Une
frégate…
Elle devait donc voir le
Prince Noir et sans doute les
autres vaisseaux se détacher
sur l’horizon. Donc, une
frégate amie ? Alors, ce devait
1326
être le Tybald. Il ne fallait pas
espérer trop vite. Même avec
une frégate en renfort, il leur
faudrait des jours pour
explorer toutes ces îles.
— Mes compliments au
commandant, je monte.
Il prit sa tasse vide et la
contempla un moment.
— Des petits garçons et des
vieillards. Des gens
merveilleux et des misérables.
Allday fit la moue.
— C’est toujours la même
chanson, sir Richard.
Il prit son sabre et le
replaça dans son fourreau de
cuir. Toi, tu as dû en user plus
d’un comme moi depuis que tu
1327
existes. Mais c’était un beau
sabre.
— Non, mon vieux, pas
encore, lui dit Bolitho.
Il se tourna vers son aide
de camp, il y avait comme de
la tristesse dans ses yeux.
— Êtes-vous paré,
Stephen ?
Jenour n’était pas sûr
d’avoir compris, mais répondit
tout de même avec assurance :
— Je suis prêt, sir Richard.
— Alors venez, montons.
Il lui prit impulsivement le
bras.
— Rien n’est jamais pareil !
Allday attendit qu’ils s’en
fussent allés puis s’installa
dans le fauteuil de Bolitho. Sa
1328
blessure le faisait énormément
souffrir. Un signe qui ne
trompait pas. Il partit d’un rire
nerveux : Tu te fais du souci ?
Un vieux marin comme toi ?
Pauvre imbécile !
Ozzard était arrivé sans
faire de bruit.
— Qu’est-ce qui t’arrive,
John ?
— Tiens, rends-moi un
service. Va me chercher ma
vareuse et mon coutelas dans
le poste, tu veux ?
La réaction d’Ozzard fut
tout sauf surprenante :
— Je ne suis pas ton
domestique !
Allday se sentait plus
calme, c’était toujours ainsi
1329
lorsqu’on savait enfin.
— On va avoir besoin de
moi d’une minute à l’autre,
Tom.
Voyant qu’Ozzard
s’inquiétait, il ajouta
gentiment :
— On va combattre,
aujourd’hui. Bon, tu veux bien
disparaître, mat’lot ?
Il le rattrapa pourtant par
le bras au moment où il s’en
allait.
— Je vais te dire
franchement ce que j’en
pense, après, tu iras fermer les
panneaux – on voyait bien que
le petit homme était terrorisé :
Si le pire arrive… – il attendit
pour bien se faire
1330
comprendre : Je ne veux pas
revoir ce bazar qu’on a eu à
bord de ce vieil Hypérion. Que
ça te plaise ou pas, on est à la
vie à la mort. On restera
ensemble.
Ozzard était visiblement
rasséréné.
— Et va donc me chercher
un verre, tiens, pendant qu’t’y
es.
Ignorant tout du petit
drame qui se jouait en bas,
Bolitho se tenait les bras
croisés entre Keen et Jenour à
la lisse de dunette. Il
contemplait la mer qui
s’épanouissait des deux bords
dans les premières lueurs du
jour. Il finit par apercevoir
1331
l’Implacable plein travers,
peut-être à un mille. Dans peu
de temps, ils pourraient
échanger des signaux. Plus
loin, on voyait une pyramide
de voiles blanches, la
Walkyrie. Bolitho se demanda
si Flippance avait lui aussi
aperçu la frégate.
De nombreuses silhouettes
s’activaient autour de lui sur le
pont et dans la mâture. Il y
avait toujours quelque chose à
faire. Reprendre une épissure,
réparer ceci ou cela, passer
une couche de goudron ou
bourrer un joint d’étoupe. Et
puis, par-dessus tout, les
canons, ces canons qui
occupaient l’essentiel de leurs
1332
journées. Dans les entreponts
bondés, les marins vivaient en
permanence en compagnie des
pièces. Lorsque l’on sonnait le
branlebas, quand on sortait les
tables, aidé de quelques coups
de garcette, pour les plus
flemmards, lorsque les
hommes avalaient leur repas,
en général assez spartiate, et
ingurgitaient leur quart de
rhum réglementaire, ou une
pinte de bière s’il en restait.
Les canons les séparaient
comme des gardiens
taciturnes. Lorsqu’ils étaient
de repos et s’occupaient à
ravauder leurs effets, « repos
et sac », comme disent les
marins, ou encore lorsqu’ils
1333
fabriquaient des modèles
réduits de navires ou de lieux
par où ils étaient passés, les
canons étaient là, encore et
toujours.
Et puis, résultat d’exercices
inlassablement répétés, de la
discipline, les canons
attendaient là que l’on ouvrît
les sabords, qu’on les mît en
batterie, avant de transformer
ces postes d’équipage en un
enfer enfumé.
— Une lunette, je vous
prie.
Bolitho prit celle que lui
tendait l’aspirant M’Innes et la
pointa sur le travers. On
distinguait mieux désormais le
soixante-quatorze le plus
1334
proche, il réussit même à
apercevoir quelques
minuscules silhouettes sur les
passavants. Des hommes
occupés à plier les hamacs et à
les ranger dans leurs filets
pour la journée.
L’aspirant Houston se
tenait à côté de ses timoniers,
mais un peu à l’écart. Il avait
levé lui aussi sa lunette, l’air
passablement dédaigneux. Il
songeait sans doute à sa
promotion, le premier échelon
à gravir d’une longue échelle.
— C’est le Tybald,
commandant !
Tandis que les hommes
s’interrogeaient pour savoir ce
que cela signifiait, Bolitho
1335
reprit sa lunette et, essaya de
couvrir d’une main son œil
malade, mais l’instrument
pesait trop lourd. En outre,
ceux qui se trouvaient près de
lui risquaient de deviner ce
qui lui arrivait.
Tout paraissait
uniformément grisâtre devant
le boute-hors, mais ça allait
bientôt changer. Il finit par
trouver les voiles claires de la
frégate, puis les pavillons de
signaux, seules taches de
couleur visibles sur l’horizon.
Puis les pavillons disparurent.
— Un nouveau signal,
monsieur Houston ?
Keen était
particulièrement sec,
1336
contrairement à son habitude.
— Oui, commandant !
Il avait répondu d’une voix
suraiguë, comme le jour où on
l’avait envoyé dans les hauts
pour s’en être pris à Owen.
C’est Jenour qui déchiffra
le premier :
— Signal, sir Richard.
Ennemi en vue dans le nord-
ouest !
Il se fit un silence soudain.
Le Tybald avait dû partir à sa
recherche et, ce faisant, était
tombé sur la formation
ennemie sans savoir de quoi il
s’agissait. Ils avaient de la
chance d’être encore en vie.
— Faites l’aperçu. Dites au
Tybald de venir prendre poste
1337
au vent à nous.
Il ne voyait même pas les
pavillons qui s’envolaient,
ceux qui faisaient de gros tas
autour de l’aspirant et de ses
timoniers, les étamines étalées
comme des étendards sur un
champ de bataille.
Jenour attendait, son livre
à la main.
— Signal général. Se
préparer au combat.
De nouvelles volées de
pavillons partirent aux
drisses ; les bâtiments firent
l’aperçu, puis Bolitho ordonna
encore :
— Stephen : « Se former en
ligne de bataille sur l’avant de
l’amiral. »
1338
Keen avait compris ce qu’il
comptait faire. Bolitho voulait
réserver la grosse artillerie du
trois-ponts jusqu’au moment
où il pourrait apprécier la
puissance et les intentions de
l’ennemi.
Bolitho, en se retournant,
vit Allday arriver avec sa
vareuse et son chapeau, le tout
posé en travers sur son vieux
sabre.
Il enfila les manches
offertes et laissa Allday fixer le
sabre. Celui-ci avait mis sa
plus belle vareuse, la vareuse à
boutons dorés qu’il lui avait
offerte. Leurs regards se
croisèrent. Bolitho lui dit :
1339
— C’est ainsi, mon vieux.
Je crois que la journée va être
chaude.
Keen surprit cet échange,
mais il pensait à Zénoria. S’il
devait sortir de là mutilé ou
défiguré, jamais il ne
retournerait chez lui. Jamais.
Lorsqu’il releva la tête, il
fut étonné de l’intensité du
regard de Bolitho. On aurait
cru qu’il avait lu dans ses
pensées. L’amiral lui sourit :
— Etes-vous paré ? – puis,
après un silence : Très bien,
commandant.
Il souriait toujours, sans
tenir aucun compte de ceux
qui se trouvaient là.
1340
— Vous pouvez rappeler
aux postes de combat.
Les battements de
tambour des fusiliers, les
appels lointains dans les
entreponts, tout cela passait
presque inaperçu au milieu du
fracas des voiles. Il fallait en
effet réduire la toile une fois
de plus pour permettre aux
autres vaisseaux de se
reformer en ligne de file. Des
marins se regardaient,
d’autres couraient comme des
fous pour rejoindre leurs
postes aux pièces, pour gagner
tout là-haut les hunes de
combat. On avait l’impression
que la rigueur laissait à désirer
1341
chez ces hommes qui n’avaient
encore jamais vu le feu.
Les officiers mariniers et
les boscos s’employaient de
leur côté à rameuter les
traînards à grands coups de
garcette agrémentés de
copieuses injures. Sur le pont
principal, les chefs de pièce
avaient pris position près de
leurs affûts et commençaient à
choisir les premiers boulets
dans les paniers disposés à cet
effet.
Sedgemore, tendu, se
tourna enfin vers la dunette :
— Paré, commandant !
Keen se détourna à regret
de la frégate, dont la silhouette
1342
se dessinait plus nettement, et
lui cria :
— Il va falloir aller un peu
plus vite, cette fois-ci,
monsieur Sedgemore !
Il fit face à Bolitho,
attendant l’ordre final.
— Aux postes de combat !
Il y eut moins de désordre
alors, c’est toutefois
l’impression que l’on avait, vu
de la dunette. Cela tenait
principalement à ce que
l’équipage était désormais
organisé en petits groupes de
marins qui se connaissaient, et
à qui leurs postes de combat
étaient familiers.
Jenour essaya de voir ce
qui se passait par-dessus la
1343
tête de ses timoniers et
sursauta en entendant
Houston crier :
— Signal du Tybald,
commandant ! Répété par la
Walkyrie et L’Implacable !
Estimé, six bâtiments de ligne
dans le nord-ouest !
— Venez de deux quarts
sur la droite, ordonna Keen.
Cap ouest-quart-nord-ouest.
Bolitho n’avait pas besoin
de vérifier ce que faisait Keen,
il avait montré à maintes
reprises de quoi il était
capable. Mais les regards
inquiets qu’avaient échangés
les hommes présents sur le
pont, comme pour se
réconforter mutuellement, ne
1344
lui avaient pas échappé. Les
forces relatives étaient
toujours les mêmes : deux
contre un. Il avait déjà connu
des situations de ce genre,
mais le plus gros de
l’équipage, non.
— Faites l’aperçu !
Les pavillons
recommencèrent à monter et à
descendre tout le long de la
ligne, tandis que les autres
bâtiments brassaient les
vergues pour exécuter le signal
de Keen et serrer davantage le
vent.
Bolitho appela Jenour :
— Stephen, vous ne
monteriez pas avec une
lunette ?
1345
Jenour se dirigeait déjà
vers les enfléchures lorsque
Bolitho ajouta :
— Il faut que je sache.
Inconsciemment, il s’était
frotté l’œil. Son visage
respirait la détermination,
mais aussi l’amertume.
Allday croisa les bras et fit
un signe de tête à Tojohns qui
courait rejoindre les boscos
aux chantiers. Nous y voilà,
songea-t-il. Il se massa la
poitrine et vit bien que Bolitho
le regardait. Il lui sourit.
— C’est juste une habitude,
sir Richard.
Bolitho se retourna en
entendant Jenour crier depuis
les croisillons de hune :
1346
— Du Tybald, amiral ! Une
frégate en escorte !
Tout compte fait, il ferait
bientôt assez clair pour
observer l’ennemi depuis le
pont. Mais ce n’était pas
encore le cas. Il s’abrita les
yeux pour observer la flamme
du grand mât. Il était midi.
Julyan envoyait des renforts à
la roue, les fusiliers se
rassemblaient à l’arrière et sur
le gaillard d’avant. D’autres se
hissaient le long des faux
haubans de hunier jusqu’aux
hunes de combat. De là-haut,
ils pouvaient repérer les
officiers ou balayer le pont par
des tirs de pierriers si les deux
bâtiments venaient au contact.
1347
On voyait d’autres taches
rouges près des panneaux et
des descentes : les
factionnaires placés là pour
empêcher des marins terrifiés
d’aller se réfugier en bas – et
même les abattre
immédiatement si nécessaire,
afin d’encourager les autres à
se battre.
Bolitho entendit Julyan
murmurer :
— A moins que le vent
n’adonne un brin, ces
salopards vont prendre
l’avantage, commandant.
Keen lui fit un signe de
tête, mais il s’en était aperçu
tout seul.
1348
La brise était fraîche et
n’était apparemment pas
décidée à faiblir. Si l’ennemi
prenait l’avantage du vent, il
risquait de ne pouvoir utiliser
les pièces de la batterie basse,
car les sabords seraient
presque dans l’eau. De son
côté, le Prince Noir garderait
son artillerie principale
battante car il pourrait gîter à
la demande.
Ce n’était pas grand-chose.
Bolitho se dirigea vers les filets
bourrés de hamacs et pointa
sa lunette comme un
mousquet. Il vit d’abord le
tableau orné de L’Implacable,
dont les dorures
réfléchissaient la pâle lueur du
1349
soleil. La Walkyrie était en
tête de ligne et cela le
soulageait. Il connaissait bien
son Flippance ; c’était comme
un prolongement de lui-
même, il serait sans doute le
premier à engager l’ennemi.
Lequel disposait donc d’une
frégate. Il était profondément
convaincu qu’il s’agissait de
celle qu’Owen lui avait décrite,
construction hollandaise. Les
autres, quels qu’ils fussent,
avaient dû s’échapper entre les
mailles du blocus en profitant
du mauvais temps ou même
un peu avant. Lors de la
seconde affaire de
Copenhague, plusieurs avaient
réussi à s’enfuir, mais tous
1350
n’avaient pu être réparés.
Ceux-ci devaient venir
d’autres ports, leurs
commandants n’avaient peut-
être jamais combattu côte à
côte. Celui qui commandait
cette escadre un peu
hétéroclite allait donc devoir
s’activer pour les faire agir de
façon coordonnée.
Cette réflexion lui fit l’effet
d’un coup de poing : Comment
n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Un officier de marine français
dépassait les autres de la tête
et des épaules. Ils étaient tous
deux capitaines de frégate et
s’étaient affrontés voilà bien
longtemps, ici même.
1351
Un souvenir qui le
narguait : Nous étions
capitaines de frégate, mon
cher Bolitho…
Il était amiral maintenant,
après avoir échappé aux
horribles bains de sang de la
Terreur. Un homme brillant,
un homme qui saurait se
servir d’une frégate, quel que
fût l’arsenal dont elle sortait,
pour venger les humiliations
d’Aboukir et de Trafalgar.
— André Baratte, Val. C’est
lui que nous avons en face de
nous.
Puis il lui revint à l’esprit
qu’aucun de ceux qui se
trouvaient à ses côtés n’avait
participé à cette guerre-là. À
1352
l’exception d’Allday, mais il
n’avait pas connu
personnellement Baratte.
Nous, les Heureux Elus. Tous
disparus, fauchés au fil du
temps sauf dans ses souvenirs.
Keen, qui ne comprenait
pas exactement où il voulait en
venir, lui demanda :
— Qu’y a-t-il, amiral ?
— Baratte, lorsqu’il
commandait une frégate, était
un homme qui n’hésitait
devant rien. Je suis sûr qu’il
est toujours ainsi, même
devenu amiral.
Il baissa les yeux pour
observer les lames qui
déferlaient.
1353
— Hissez un signal pour la
Walkyrie, L’Implacable
relaiera. Et détaillez bien. Cela
sera peut-être inutile à
Flippance, mais mieux vaut
qu’il soit prévenu.
Il s’écarta pour laisser
passer l’aspirant des signaux
et les timoniers.
Ce nom semblait fait pour
le narguer. Il aurait fallu que
Thomas Herrick fût au
courant, lui aussi, ce
renseignement figurait
certainement dans les
dépêches qu’il avait refusé
d’ouvrir. L’Amirauté n’hésitait
pas à envoyer une frégate pour
des choses de cette
importance. Savoir que
1354
Herrick n’avait pas voulu
bouger le rendait malade. Il ne
pourrait plus jamais penser à
lui comme avant. Ou peut-être
était-il le seul à attacher
encore du prix à leur vieille
amitié ?
Loin dans les hauts, à
califourchon sur un croisillon
et sous l’œil amusé d’un marin
coiffé en catogan, le lieutenant
de vaisseau Stephen Jenour
observait la mer qui scintillait.
Les premières chaleurs du
jour commençaient à se faire
sentir. Il orienta sa lunette
avec grand soin et attendit que
le gros vaisseau se fût stabilisé
en sortant d’un creux. Les
mâts et tout le gréement
1355
vibraient, il entendait le vent
mugir dans les manœuvres et
les voiles gonflées à bloc.
Contrairement à Bolitho, il
n’était pas sujet au vertige et
ne se fatiguait jamais de
grimper dans les hauts – loin
au-dessus de tout.
— Oh, mon Dieu !
Ses doigts se crispèrent sur
la lunette. Il distinguait à
peine les vaisseaux signalés
par le Tybald, dont l’un, une
frégate, se trouvait à l’écart du
gros. Elle réussissait même à
suivre une route différente. La
vigie lui demanda :
— Ça sentirait-y mauvais,
capitaine ?
1356
Jenour se tourna vers lui.
Un vieux marin. L’un des rares
encore en vie.
— Prenez la lunette, lui dit-
il, et dites-moi ce que vous
voyez.
L’homme ferma un l’œil,
plaça l’autre sur l’oculaire,
accentuant les pattes-d’oie qui
striaient sa peau tannée.
— Derrière ceusses
vaisseaux, m’sieur ?
Il hocha la tête, encore tout
surpris.
— Mais c’est une vraie
flotte, m’sieur !
Jenour se laissa glisser
adroitement sous la hune où
se trouvaient les fusiliers, bien
calés contre la barricade, qui
1357
le regardèrent descendre d’un
œil intéressé.
Bolitho écouta son rapport
sans dire un mot, puis :
— C’est une année
d’invasion. Adam n’en a
aperçu qu’une partie, mais
voilà le gros.
— Amiral, lui demanda
Keen, pouvons-nous les
arrêter ?
— Le temps que des
renforts arrivent, Val, la
réponse est oui.
Sur ce, il se tourna vers la
brume qui brouillait l’horizon
et faisait songer aux fumées
d’une bataille muette.
— Larguez la drome. Le
vainqueur la récupérera.
1358
Sans prêter attention aux
appels des sifflets ni aux
hommes qui déhalaient aux
palans, il dit à Jenour :
— Eh bien, Stephen, nous y
sommes. Merci de m’avoir
prêté vos yeux.
D’autres marins
s’employaient à frapper des
chaînes sur les vergues, pour
les empêcher de tomber sur
les servants de pièce, que rien
ne protégeait.
— Quant à ce que nous
allons faire, je cherche.
— Si… – Jenour frissonna
au souvenir de ce qu’il venait
de voir : S’il s’agit bien de cet
amiral français, et si, comme
vous le supposez, il
1359
commandait cette frégate à
l’époque…
Bolitho essaya de sourire,
sans succès.
— Cela fait beaucoup de si,
Stephen.
— Il doit savoir que vous
êtes en face de lui, sir Richard.
Il sait aussi que vous n’avez
jamais fui devant l’ennemi.
Bolitho lui prit le bras.
— Dans ce cas, je suis privé
de l’une de mes ruses avant
même le commencement.
Mais je pense que vous êtes
dans le vrai.
Il regarda le premier canot
que l’on affalait avant de le
larguer, muni d’une simple
ancre flottante. Il songea
1360
soudain au Pluvier Doré.
Après tout, les décrets du sort
étaient-ils si sûrs ? Peut-être
sa propre mort avait-elle été
simplement reportée, jusqu’à
ce jour ?
Il avait l’impression
pourtant d’entendre encore la
voix de Catherine : Ne me
laisse pas. Il lui répondit en
pensée : Jamais.
Keen inspectait du regard
les ponts impeccablement
dégagés. Les hommes se
tenaient selon le cas debout ou
accroupis, attendant les
ordres. Peut-être calculait-il
déjà mentalement le volume
des pertes, peut-être
imaginait-il ces mêmes ponts,
1361
jonchés de morts et de
mourants, comme le Benbow
de Herrick.
Bolitho lui dit
brusquement :
— Si nous faisions un peu
de musique pour passer le
temps, commandant ?
Il avait adopté ce ton
officiel à l’intention de ceux
qui se trouvaient près d’eux.
Cela leur ferait un souvenir.
Keen esquissa un sourire
triste :
— La fille de Portsmouth,
amiral ?
Leurs regards se
croisèrent, encore des
souvenirs.
1362
— Je n’en voudrais pas
d’autre.
Et, tandis que les vaisseaux
s’avançaient lentement vers un
ennemi inconnu, les petits
joueurs de fifre des fusiliers
s’ébranlèrent au pas, faisant
des allers-retours sur le pont.
Ils jouaient cette chanson de
marins que Keen et Bolitho
n’oublieraient jamais.
Bolitho effleura le
médaillon pendu sous sa
chemise et le serra avec force.
Je suis là, Kate, et tu es
avec moi.
Le lieutenant de vaisseau
Sedgemore avait assisté aux
échanges entre l’amiral et son
capitaine de pavillon, sans
1363
prendre conscience de
l’escadre formidable qu’ils
avaient en face d’eux. Mais,
une fois l’affaire terminée…
Ses yeux se posèrent sur cet
endroit du pont où son
prédécesseur était tombé et
mort de la manière la plus
atroce. Comme s’il se voyait là
lui-même, le corps écartelé.
Il sentit un frisson glacé le
parcourir, en dépit du soleil
qui tapait. Il venait d’éprouver
un sentiment dont il n’avait
fait qu’entendre parler jusque-
là. La peur.
1364
XIX
NOUS, LES
HEUREUX ÉLUS
1365
Bolitho savait pertinemment
que, en dépit de leur
supériorité numérique, la
situation était probablement
pire pour les Français.
Vergues dans l’axe, le Prince
Noir serrait le vent d’aussi
près que pouvait le faire un
gros vaisseau de sa taille.
Mais, au moins, ils étaient en
formation et tenaient bien
leurs postes, espacés d’un
demi-mille seulement.
L’ennemi recevait le vent sur
l’avant du travers bâbord, si
bien que les bâtiments
donnaient l’impression de
zigzaguer. On voyait leurs
voiles, rigides comme des
cuirasses, puis, l’instant
1366
d’après, elles faseyaient dans
la confusion la plus totale.
Bolitho s’abrita les yeux
pour observer ce qui se passait
à travers l’enchevêtrement des
manœuvres. On avait établi les
filets destinés à empêcher les
poulies ou les espars brisés de
tomber sur le pont. Un seul de
ces débris vous tuait un
homme tout aussi bien qu’un
boulet. Ils étaient comme pris
au piège. Des hommes, des
armes, tout ce qui faisait leur
existence quotidienne.
Il essaya de repérer le
Tybald et finit par le trouver,
luttant contre le vent avec
autant de difficulté que
l’ennemi. Mais dès que ses
1367
adversaires seraient assez
proches, Esse pourrait quitter
sa position actuelle au vent,
chèrement acquise, pour
s’attaquer aux transports et
aux ravitailleurs. Il espérait les
disperser ou couler tous ceux
qui tomberaient sous ses
bordées. Il avait peu de
chances de s’en sortir, mais
tout commandant de frégate
savait les risques qu’il courait
en agissant indépendamment.
Le Tybald avait été
précisément conçu et
construit en vue d’actions de
ce genre, néanmoins ses
bordés n’avaient pas
l’épaisseur qui leur aurait
permis de résister à la
1368
puissance écrasante de gros
bâtiments de ligne. Bolitho
emprunta sa lunette à
l’aspirant de Courcy et balaya
lentement l’horizon, jusqu’à
trouver la formation
désordonnée qui se trouvait
très loin par tribord avant.
Quelle lenteur désespérante.
Ses prévisions étaient exactes :
on ne tirerait pas les premiers
coups de réglage avant midi.
Et tout ça pour quoi ? Pour
avoir droit à un entrefilet dans
la Gazette, comme lors du
dernier combat de
l’Hypérion ? La nouvelle était
passée presque inaperçue, on
ne parlait alors que de
1369
Trafalgar et de la mort du
héros national.
Ferguson serait le premier
à apprendre la nouvelle, en
ville ou par le petit postier. Et
puis ce serait Catherine. Il jeta
un coup d’œil à Keen dont il
voyait le profil racé. Pas
besoin d’être sorcier pour
deviner à quoi il pouvait
penser au fur et à mesure que
le temps s’écoulait. Les
hommes étaient penchés sur
les fûts de leurs pièces et
retenaient leur souffle. Cette
attente les épuisait, on aurait
dit qu’ils étaient les survivants
d’une bataille qui avait déjà eu
lieu.
1370
Après tout, la Martinique
avait-elle tant d’importance ?
Ils l’avaient prise aux Français
par la force en 1794, mais
l’avaient bien entendu rendue
au moment de la paix
d’Amiens. C’était toujours la
même chanson. Bolitho s’était
longtemps répété le mot d’un
sergent fusilier qui lui avait
dit, plein d’amertume : « Sûr
que si ça valait la peine de
mourir pour elle, ça valait bien
la peine de la garder. » Il y
avait des années de cela, mais
sa question n’avait pas trouvé
de réponse.
Désormais, avec la guerre
qui changeait de tournure en
Europe, l’idée d’aller sacrifier
1371
au loin des vies et des
bâtiments, sans motif réel,
allait contre ce qu’il jugeait
important.
Une fois encore, ils allaient
être contraints de combattre,
pas parce qu’il s’agissait de
quelque chose de rationnel ou
d’inévitable, mais parce que la
guerre commençait à faire
divaguer ceux qui, très loin
d’ici, étaient chargés de définir
une stratégie.
Keen s’était approché de
lui.
— Si le reste de l’escadre
nous retrouve, amiral, nous
pouvons encore gagner. Mais
si le commandant Crowfoot
1372
manque un peu
d’imagination…
Il détourna les yeux pour
regarder le Tybald qui, dans
une lumière éblouissante,
allait changer encore une fois
d’amure.
— Je ne peux pas envoyer
le Tybald à sa recherche, Val.
Aujourd’hui, il constitue notre
seul espoir.
Keen regardait les hommes
de barre, Julyan et deux de ses
adjoints qui discutaient
tranquillement.
— Je sais.
Bolitho demanda un quart
d’eau fraîche à l’un des
mousses. Et puis, Thomas
Herrick ? Avait-il rassemblé
1373
quelques-uns de ses
patrouilleurs et faisait-il route
pour se porter à leur secours ?
Il paraissait bien plus
probable qu’il eût pris sous sa
coupe ce soixante-quatorze,
Le Sans-Pareil, que
commandait son dernier
ennemi en date, le capitaine
de vaisseau Lord Rathcullen. Il
devait avoir achevé de réparer
et, de toute manière, la seule
vue d’un bâtiment de ligne
supplémentaire pouvait faire
la différence pour une force
d’invasion désireuse d’éviter à
tout prix l’affrontement.
C’était agaçant : il rapprochait
sans arrêt ce qui se passait des
événements qui avaient
1374
conduit Herrick en conseil de
guerre. Dans sa lettre,
Catherine avait fait une brève
allusion à la mort de Hector
Gossage, capitaine de pavillon
de Herrick lors de cette
sanglante journée. Il ne s’était
jamais vraiment remis de
l’amputation d’un bras et
même sa promotion
inattendue au rang de contre-
amiral n’avait pu empêcher les
ravages de la gangrène. S’il
avait su ce jour-là, dans la
grand-chambre, qu’il était
condamné, sa version des faits
aurait pu être fort différente.
Bolitho conservait quelques
soupçons, mais ne pouvait s’en
ouvrir, faute de preuves. De
1375
toute manière, Gossage avait
sauvé la carrière de Herrick, et
peut-être même sa vie.
Le seul point commun
dans tout cela, c’était la
présence de Sir Paul Sillitœ.
— Ils se forment sur deux
lignes, amiral, lui dit Keen.
Bolitho reprit sa lunette et
nota que l’aspirant de Courcy
ne le quittait pas des yeux.
Encore un amiral en
puissance. Sa marine à lui
serait si différente…
Il arrêta l’instrument sur
les deux vaisseaux ennemis de
tête. Leurs voiles étaient en
désordre car ils viraient de
bord. La frégate passa entre
1376
eux, comme un chien entre
deux taureaux.
Mâts et vergues étaient
parsemés de taches de
couleur, signaux, pavillons
tricolores. Les Anglais avaient
également montré leurs
couleurs en signe de défi. Ou
n’était-ce qu’une marque
d’obstination et de désespoir ?
Le major Bourchier hurla :
— Fusiliers, inspection !
Il fit signe à son adjoint, le
lieutenant Courtenay, un
vétéran en dépit de son jeune
âge. Quels hommes sinon les
fusiliers étaient capables de
procéder à une inspection
devant l’ennemi et, peut-être,
juste avant de mourir ?
1377
Bolitho effleura son œil qui
le picotait. Le soleil le faisait
pleurer.
— À combien estimez-vous
la distance, Val ?
— Deux milles, amiral, pas
plus.
Le souvenir du canot lui
revenait, Bolitho essayant
désespérément de cacher son
mal à ceux qui comptaient sur
lui.
Allday jouait avec son
coutelas ; Jenour les yeux
levés vers ses signaux, donnait
ses ordres à Houston.
Et il y avait encore le
cinquième lieutenant, James
Cross, tout jeune lui aussi et
en grand uniforme. Il était
1378
chargé de l’arrière et du mât
d’artimon, car c’était celui qui
avait le gréement et la voilure
les plus simples. Il ne
regardait ni à gauche ni à
droite, pas plus que les
Français qui s’approchaient
lentement. Puis le lieutenant
de vaisseau Whyham,
quatrième par ordre
d’ancienneté, qui avait servi
sous son commandement
comme aspirant six ans plus
tôt à bord de son vieil
Argonaute. Un jeune homme
plein d’entrain. Il avait l’air
très résolu et inspectait sa
division ainsi que les marins
que l’on gardait en réserve
pour donner éventuellement
1379
du renfort au grand mât, celui
qui fait la véritable force de
tout bâtiment de ligne.
En bas, dans les entreponts
obscurs, tous les autres
attendaient en tendant
l’oreille, songeant à leur foyer,
à des êtres aimés, en vain.
— Sergent-major, disait le
lieutenant des fusiliers à son
adjoint, je n’ai jamais vu
pareilles tenues de toute ma
vie !
Les fusiliers se mirent à
ricaner. Ils étaient à bord
depuis un certain temps et, à
l’exception de quelques
nouvelles recrues, savaient
qu’ils appartenaient à la même
unité : les tuniques rouges, qui
1380
faisaient comme un barrage
entre barrière et l’avant. Les
entreponts avaient beau être
exigus et bondés, ils
parvenaient toujours à se
ménager un espace à eux, leur
« caserne », comme ils
disaient.
On entendit un
grondement sourd et,
quelques secondes plus tard,
une petite gerbe s’éleva sur la
mer en laissant un petit nuage
de fumée à l’endroit où le
boulet était tombé.
Le second réussit à
sourire :
— Il va falloir qu’ils
s’améliorent un peu !
1381
Mais il avait les yeux
vitreux.
Keen dit à Bolitho :
— Je ne vois pas pourquoi
ils divisent ainsi leurs forces,
amiral.
— Je crois deviner ce qu’ils
veulent faire. Val. Ils vont
d’abord attaquer nos deux
conserves – Keen comprit
soudain où il voulait en venir :
Les autres s’en prendront à
nous.
La chose lui paraissait du
coup extrêmement simple, il
avait tout le schéma devant les
yeux.
— Puis-je charger et mettre
en batterie, amiral ?
1382
Bolitho répondit à côté de
la question :
— Faites passer la consigne
au maître canonnier et au
lieutenant de vaisseau Joyce,
en bas. Nous avons encore le
temps, la Walkyrie sera la
première engagée – puis,
réfléchissant un instant : Oui,
nous avons largement le
temps. L’ennemi va viser
notre gréement pour nous
empêcher de nous porter au
secours des autres. Mais s’il le
prend ainsi, avec nos trente-
deux-livres, nous allons le
battre. Combien avons-nous
de boulets ramés et autres ?
Oui, nous allons le battre à son
propre jeu.
1383
Il n’était guère difficile de
comprendre la tactique des
Français. Ils avaient coutume
de viser d’abord les
gréements, afin de
désemparer l’adversaire, alors
que les Anglais préféraient
tirer des bordées massives
pour détruire la coque.
— Je ne pense pas, lui
répondit Keen, que nous en
ayons suffisamment pour en
tirer plus de quelques
bordées. Mais je fais passer
vos ordres au canonnier. Mr.
Joyce connaît son métier – je
vais lui dire de s’occuper
personnellement du pointage.
Le vent a l’air de se maintenir,
1384
nous devrions leur causer pas
mal de dégâts.
— Lorsque tout ceci sera
fait, Val, chargez et mettez en
batterie.
Il y eut encore quelques
coups de canon, mais
personne ne vit les boulets
tomber, sans doute sur l’avant
de la Walkyrie.
Les trois autres français
avaient réduit la toile et se
préparaient à engager le trois-
ponts qui arborait une marque
de vice-amiral en tête de
misaine. Ce premier assaut
allait être capital. Le vent,
toujours stable, écarterait les
adversaires les uns des autres
après le premier échange, et il
1385
ne serait plus possible à
personne de reprendre
l’avantage.
Les coups de sifflet
résonnèrent à tous les ponts,
les mantelets se levèrent. Tout
le vaisseau semblait retenir
son souffle. Puis les planchers
se mirent à trembler sous le
poids énorme des affûts. Les
servants, arc-boutés sur leurs
anspects, essayaient de voir ce
qui se passait par l’ouverture
des sabords. Les sifflets
résonnaient toujours. Tous les
canons étaient chargés,
l’immense batterie basse
remplie de ces boulets ramés
si meurtriers. Certains avaient
la forme de deux demi-boulets
1386
reliés par une barre de métal,
d’autres de pelles qui, une fois
tirés, tournoyaient comme les
ailes d’un moulin.
— Abattre de deux quarts,
ordonna Keen. Je veux les
attirer plus loin.
C’est alors que la Walkyrie,
suivie de L’Implacable, ouvrit
le feu. Un panache de fumée
blanche s’envola entre les
voiles et dans le gréement,
faisant comme un nuage bas.
Le plus gros des boulets tomba
trop court, soulevant des
geysers, mais quelques-uns
frappèrent les vaisseaux
ennemis. L’air trembla lorsque
les Français répliquèrent, de
longues flammes orangées
1387
jaillirent des sabords. Comme
Bolitho l’avait prévu, la
réponse resta modérée. Les
pièces de la batterie basse
étaient au ras de l’eau et,
apparemment, les officiers
n’arrivaient pas à régler la
hausse suffisamment pour
atteindre les deux soixante-
quatorze.
— Dès que parés !
Keen passa de l’autre bord
sur la dunette. Il avait l’œil à
tout et continuait d’observer
les voiles de la formation
ennemie. Les bâtiments
étaient maintenant tout
proches, en route de collision,
mais on apercevait plus loin
dans l’intervalle la silhouette
1388
élégante de la frégate. Il se
retourna pour l’indiquer à
Bolitho, mais l’amiral souriait.
— Je l’ai vue. Elle porte une
marque de contre-amiral.
Baratte fait exactement ce que
j’avais prévu. De cette
manière, il peut diriger la
manœuvre et se déplacer
rapidement entre ses deux
formations.
Keen réussit à lui rendre
son sourire.
— C’est plutôt ce que vous
auriez fait, amiral, si je ne
m’abuse !
Sedgemore faisait des
allées et venues sur le pont
principal, le sabre sur l’épaule,
et passait chaque pièce en
1389
revue. Les chefs de pièce
tenaient le boute-feu à la
main, les servants avaient pris
place de chaque côté des
affûts, parés à écouvillonner
après le départ du coup puis à
recharger, comme ils l’avaient
fait des centaines de fois au
cours des exercices ordonnés
sans relâche par Keen. Les
mousses avaient sablé le pont,
d’autres attendaient, prêts à
aller chercher de la poudre
dans la Sainte-Barbe si
nécessaire. C’étaient des
enfants nés dans le caniveau
ou les rejetons non désirés de
familles qu’une nouvelle
naissance jetait dans la
misère. La plupart avaient le
1390
même âge que les aspirants. Et
pourtant, leur univers était à
des milliers de milles du leur.
Keen dégaina et passa son
fourreau à Tojohns, son maître
d’hôtel. Il n’y replacerait pas
sa lame avant que l’ennemi se
fût rendu – à moins que la
mort ne la lui eût arrachée.
Le français de tête avait
légèrement changé de route.
Bolitho imaginait Joyce et ses
adjoints, dans la batterie
basse, qui observaient par les
sabords. Sous leurs yeux,
l’immensité de la mer, puis,
comme venus de nulle part, les
boute-hors et les guibres des
vaisseaux ennemis.
1391
Bolitho leva les yeux vers la
flamme. Elle était bien raide,
tendue comme une lance ; il
sentait le pont gîter plus
fortement.
Les coups de sifflet de
Joyce se perdirent dans le
grondement des deux
premières pièces, puis ce fut le
tour de la troisième et des
autres. Puis l’air s’emplit de
fumée suffocante. Dans
l’entrepont, ce devait être bien
pis.
Le français de tête parut
tout d’abord se figer, ses voiles
se déchirèrent comme prises
dans de gigantesques pinces.
Puis, dans un énorme fracas
que Bolitho entendit
1392
distinctement, le mât de
misaine bascula par-dessus
bord avec tout son gréement,
emportant avec lui
enfléchures, haubans et des
marins qui hurlaient.
Le deuxième, un soixante-
quatorze également, avait
exécuté l’ordre de l’amiral et
s’était rapproché de lui.
Maintenant que sa conserve
sortait de la ligne, le gaillard
étrangement nu depuis qu’il
avait perdu son mât, ils étaient
en danger de s’aborder.
— Feu à volonté ! cria
Keen.
Nouveaux coups de sifflet,
les deux premiers ponts
crachèrent leurs bordées.
1393
Bolitho vit des débris jaillir du
second vaisseau, ses voiles
constellées de trous après le
déluge de fer qui l’avait pris en
enfilade.
— Tiens, fit Allday en riant
de toutes ses dents, c’est une
avance pour ce que nous nous
préparons à recevoir…
Des langues de feu
jaillirent du Français par tous
les sabords et Bolitho dut
s’accrocher à la lisse en
sentant les boulets s’enfoncer
dans la coque comme de gros
coups de masse. Mais aucun
espar ne tomba des hauts ; les
chefs de pièce tenaient leurs
hommes bien en main et
1394
étaient parés à reprendre le
feu.
Keen hurla :
— Sur la crête, monsieur
Sedgemore !
— Feu !
Les longs douze-livres
reculèrent dans leurs bragues,
crachant de la fumée par la
gueule et gémissant comme
des êtres vivants lorsqu’on
leur enfourna les refouloirs.
— En batterie ! –
Sedgemore épongea son
visage ruisselant de sueur : À
volonté, les gars ! Feu !
Le troisième vaisseau
s’était laissé tomber sous le
vent pour éviter ses deux
conserves de tête. Il tituba
1395
sous la force de la bordée qu’il
tira sur le Prince Noir, plein
par le travers.
— La barre dessous !
ordonna Keen.
Il voyait bien que le
vaisseau de tête venait sur
eux, désemparé car le mât
qu’il traînait toujours derrière
lui agissait comme une ancre
flottante. Il leva sa lunette. On
distinguait les éclairs sur les
lames des haches, des hommes
essayaient de dégager le mât
abattu, tandis que d’autres
restaient plantés là,
apparemment incapables de
bouger. Le boute-hors du
Prince Noir allait passer
devant le leur.
1396
À cette distance, les gros
trente-deux de Joyce ne
pouvaient manquer leur cible.
L’ennemi se trouvait
maintenant à moins de trente
yards lorsque les canons
rugirent. Un nouveau déluge
de métal hurlant balaya ce
qu’il restait de mâture ainsi
que le pont.
Le major Bourchier
regarda, l’air détaché, son
adjoint qui ordonnait :
— Fusiliers ! Baïonnettes
au canon !
Ses hommes s’avancèrent
d’un air martial, s’arrêtèrent
devant les filets et posèrent
leurs mousquets sur les
hamacs qui y étaient serrés.
1397
Des volutes de fumée
s’élevaient au-dessus des
ponts. Bolitho sentit Allday
tressaillir à côté de lui
lorsqu’un boulet passa par un
sabord pour aller frapper le fût
d’une pièce que l’on mettait en
batterie.
Les servants volèrent dans
toutes les directions. Certains
étaient découpés en
morceaux, les canonniers de la
pièce suivante étaient couverts
de sang. D’autres encore
avaient été écrasés sur place,
figés dans l’attitude qu’ils
avaient au moment de mourir.
Hilditch, l’un de ces
aspirants de douze ans qui
avaient embarqué sur le
1398
Prince Noir à Spithead, était
chargé d’assurer les liaisons
avec l’entrepont. Il tomba dans
l’écoutille, mais Bolitho eut le
temps de voir : il avait eu la
moitié de la figure emportée.
Comme Tyacke.
— Val, il essaie de passer
sur notre arrière !
Les hommes couraient en
tous sens pour exécuter les
ordres de Keen, il fallait
choquer les bras et s’activer
aux drisses pour permettre au
bâtiment d’abattre. Le danger
le plus immédiat venait du
troisième bâtiment de ligne
français. S’il parvenait à
passer sur l’arrière, et à si
faible distance, il allait
1399
prendre tous les ponts du
Prince Noir en enfilade.
Lorsqu’on était aux postes de
combat, les ponts des
vaisseaux étaient entièrement
dégagés, du tableau arrière à
l’étrave. Un coup bien placé
transformait alors les ponts en
carnage. Mais l’ennemi s’y
était pris trop tard. Il virait de
bord pour tenter de revenir
par le travers tribord du
bâtiment amiral.
— Fusiliers ! Feu !
Comme des pétoires
dérisoires au milieu du
tonnerre des pièces de gros
calibre, les mousquets
obéirent, mais cette bataille-là
n’avait rien à voir avec celle
1400
qui continuait à faire rage sans
relâche. Bolitho prit sa lunette
et constata avec désespoir que
L’Implacable ne gouvernait
plus. Le gouvernail avait
apparemment été emporté, le
grand mât et l’artimon étaient
tombés, on aurait dit des
arbres brisés. Mais il tirait
toujours au milieu d’une
épaisse fumée. La mâture de la
Walkyrie était toujours intacte
et ses couleurs flottaient au-
dessus des nuages, comme
détachées du reste du navire.
Les boulets frappaient
toujours les œuvres vives. Des
hommes se mirent à hurler
avant de mourir, frappés par
deux boulets passés à travers
1401
les filets. Ceux-ci tuèrent
également quelques
canonniers de l’autre bord.
Un aspirant fou de terreur
commença à courir sur la
dunette, les yeux hagards : il
avait probablement vu le corps
de Hilditch dans la descente
qu’un éclat de métal avait
miséricordieusement tué.
— Marchez normalement,
monsieur Stuart ! lui cria
Keen, les hommes vous
regardent !
Bolitho ferma les yeux en
entendant une autre volée de
métal passer par-dessus le
pont. Ce que venait de dire
Keen, il aurait pu le dire lui-
1402
même. Il entendit le jeune
aspirant lâcher, haletant :
— Il n’y a plus de boulets
ramés, commandant !
— Redescendez. Dites à
Mr. Joyce de reprendre le tir
sur celui qui se trouve par le
travers.
Le garçon descendit de la
dunette, sans courir. Pauvre
petite silhouette perdue qui
n’osait pas regarder ce qui se
passait…
Quelques marins, affectés à
l’avant, filèrent à l’abri. Un
boulet venait de renverser un
affût.
Sedgemore intervint
immédiatement :
1403
— Retournez à votre
poste ! Reprenez-moi votre
pièce, bande d’incapables, ou
vous aurez affaire à moi !
Ils se remirent aux palans
sous l’œil de leurs chefs de
pièce, honteux de ce qui venait
de se passer.
Au-dessus du pont, les
filets de protection étaient
remplis de manœuvres
arrachées, il y avait même un
mousquet qu’un tireur posé
dans le mât avait laissé choir.
Dans les haubans sous le vent,
quelques gabiers, sous les
ordres d’un quartier-maître
bosco, s’activaient à saisir un
espar qui pendouillait. L’un
d’eux tomba, victime d’un
1404
tireur qui l’avait utilisé pour
ajuster son tir avant de s’en
prendre aux officiers.
— Le deuxième vaisseau se
rapproche, amiral !
Keen porta une main à sa
tête, sa coiffure venait de
tomber sur le pont. La balle
n’était passée qu’à quelques
pouces.
Pendant une brève
accalmie, Bolitho entendit des
départs plus secs, l’artillerie
du Tybald. La frégate devait se
trouver au milieu des
transports.
— Val, concentrez-vous sur
celui qui vient d’arriver !
Il manqua tomber
lorsqu’un boulet passa,
1405
fauchant deux des timoniers.
Deux autres accoururent pour
les relever, mais le quartier-
maître cria :
— Notre navire ne répond
plus, commandant !
Son pantalon blanc était
souillé du sang de ses deux
compagnons, mais lui ne
pensait qu’à une chose, la
barre. Le vaisseau partait déjà
en embardée.
Les boulets frappaient
maintenant la coque à coups
redoublés. Bolitho croyait
revivre le dernier combat de
l’Hypérion. Soumis à pareil
bombardement, son vieux
vaisseau n’aurait pas résisté.
Une grosse explosion fut
1406
suivie d’une pause, mais les
tirs croisés reprirent bientôt
de plus belle.
C’était sans doute un
transport qui venait
d’exploser, comme celui
qu’Adam avait coulé.
Bolitho leva sa lunette et
observa les marins qui
couraient sur le gaillard du
vaisseau français. Quelques-
uns échangeaient des coups de
feu avec les fusiliers, d’autres
brandissaient haches et sabres
d’abordage et se préparaient à
sauter à bord du Prince Noir
qui tombait inexorablement
sous le vent.
Keen lui jeta un regard
misérable.
1407
— Si seulement on nous
avait envoyé des renforts,
amiral !
Il semblait désespéré.
Le major Bourchier cria
d’une voix rauque :
— Monsieur Courtenay,
faites descendre des renforts
et envoyez-les à barrière !
Mais le lieutenant gisait à
côté de son sergent, il était
mort. Bolitho revivait l’instant
terrible où ils étaient montés à
bord du vaisseau amiral de
Herrick. Herrick qui donnait
encore des ordres à ses
fusiliers, mais ils étaient tous
étendus sur le pont comme
des soldats de plomb.
Allday sortit son coutelas.
1408
— On y va ensemble, une
fois de plus, hein, sir Richard ?
Il vit du coin de l’œil
Tojohns qui courait rendre sa
coiffure à Keen. Le bord en
était percé d’un gros trou.
Keen se sentit soudain plus
gaillard. Sans doute le début
de la folie. Il avait bien vu
quelques-uns de ses nouveaux
embarqués quitter leurs
postes et se sauver lorsque la
mort avait fauché leurs rangs.
Mais pas moi. C’est mon
bâtiment. S’ils veulent me le
prendre, ils devront me tuer.
Des balles s’écrasaient sur
le pont, tout près, il comprit
que les tireurs d’élite français
les alignaient depuis les hunes.
1409
Puis il entendit Tojohns
pousser un cri et le vit tomber
contre une pièce laissée à
l’abandon. Du sang lui coulait
de la bouche. Jenour
s’agenouilla près de lui et,
hochant la tête :
— Il est mort,
commandant.
— Venez ici, Stephen ! lui
cria Bolitho.
Il avait vu des éclis
énormes jaillir du pont.
Malgré toute cette fumée, les
tireurs ennemis avaient dû
repérer l’uniforme de Jenour.
Lequel Jenour sombrait
dans la folie tout comme les
autres. Il leva sa coiffure pour
saluer les hunes de leur
1410
adversaire avant de partir
comme un dératé pour
rejoindre Bolitho.
Allday regardait le maître
d’hôtel de Keen. Mort, il était
devenu laid. Il fendit l’air de sa
lame dans un geste de défi :
« T’aurais jamais dû t’engager,
mat’lot ! »
Dans un grand choc, le
boute-hors de l’ennemi vint
percuter le gréement
d’artimon où il s’enfonça
comme une défense. Des
Français se laissèrent alors
tomber sur les porte-haubans
et les passavants du Prince
Noir, ou sautèrent à bord.
Dans les hurlements, ils furent
immédiatement repoussés à
1411
coups de pique par des marins
anglais qui les acculèrent dans
les filets puis les firent
basculer à la mer.
Le lieutenant de vaisseau
Sedgemore cria :
— Deux hommes ! Vite,
ici ! Aidez-moi à déhaler ce
canon…
Une balle de fort calibre le
frappa en pleine poitrine, il
tomba lentement sur les
genoux, l’air hagard. Avant
même de s’être écroulé sur le
pont couvert de sang, il était
mort.
— Je ne me rendrai pas !
hurla Keen.
Bolitho brandit son sabre,
vit au-dessus de lui la grande
1412
ombre d’Allday.
— Moi non plus !
Au milieu des tirs
sporadiques qui se
poursuivaient, on entendait
une sonnerie de trompette. Le
bâtiment se fit soudain
étrangement silencieux,
comme si chacun était devenu
sourd ; puis les cris et les
plaintes des blessés rendirent
à la bataille sa cruelle réalité.
Keen s’essuya la bouche
d’un revers de manche.
— Mais que se passe-t-il ?
Il aperçut l’aspirant
Houston, l’os de la pommette à
vif, un éclis.
— Grimpez là-haut !
1413
Bolitho entendit le
lieutenant de vaisseau
Whyham annoncer qu’il
prenait le commandement sur
le pont supérieur. Il ne savait
pas celui-ci voyait dans la
mort du second l’espoir d’une
promotion, comme
Sedgemore l’avait fait avant
lui.
Puis Houston se mit à crier
de sa voix suraiguë, dominant
tout le reste. La vue de ces
corps déchiquetés par la
mitraille, accrochés dans les
hunes, le rendait peut-être
hystérique.
— De la Walkyrie,
commandant ! Voiles dans le
noroît !
1414
Bolitho saisit Keen par le
bras, le serra à lui faire mal.
— Eh bien, Val, il a fini par
arriver !
Les ponts étaient tachés de
sang, il y avait des morts
étendus partout, des blessés
sanglotaient, essayaient de se
traîner.
— Si seulement il était
arrivé plus tôt !
Les Français remettaient à
la voile. Lorsque les volutes de
fumée commencèrent à se
dissiper sous le vent, Bolitho
aperçut la frégate isolée, la
marque de contre-amiral qui
flottait en tête d’artimon. Puis
le Tybald émergea un peu plus
loin. Ses voiles étaient criblées
1415
de trous, sa coque marquée de
longues estafilades. Pourtant,
Bolitho ne pouvait détacher
ses yeux de la frégate ennemie,
immobile. Il frotta son œil
malade, à en crier de douleur.
— Son pavillon, Val !
Regardez et dites-moi si je
rêve !
Keen essaya de sourire, il
retrouvait lentement son état
normal. Après, cela serait plus
dur. Mais, pour l’heure…
— Ce sont nos couleurs,
amiral – puis, encore tout
étonné : Décidément, ce
commandant du Tybald vaut
mieux que je ne pensais !
Houston les interrompit :
1416
— Le plus proche est Le
Sans-Pareil, soixante-
quatorze, commandant ! Il
arbore la marque de contre-
amiral ! un silence, comme s’il
était enroué, puis : Les autres
sont aussi des nôtres !
Le reste se perdit dans un
concert d’acclamations. Des
hommes jaillissaient par les
panneaux, quittaient leurs
affûts. D’autres montaient
dans les enfléchures et
poussaient des hurlements,
connue si le reste de l’escadre
pouvait les entendre. Keen
demanda à Bolitho :
— Allons-nous nous lancer
à leur poursuite, amiral ?
1417
Bolitho s’était appuyé
contre le pavois que le soleil
rendait brûlant. Il y avait du
sang encore frais sur sa
manche, mais comment était-
ce arrivé ? il n’en savait rien.
— Non, pas de chasse.
Assez de boucherie pour
aujourd’hui, et leurs projets
aux Antilles sont par terre.
Il s’essuya le visage.
Herrick n’avait pas oublié.
Sans lui, le Prince Noir et les
autres auraient été battus.
D’aucuns penseraient sans
doute que le prix payé était
dérisoire. Et pourtant, s’ils
s’étaient rendus pour épargner
des vies, ils se seraient
déshonorés, et ces mêmes
1418
ministres qui finiraient par
leur accorder le crédit de la
victoire les auraient couverts
de boue.
Il avait devant lui les
visages tirés, souillés par la
poudre, de tous ces êtres qu’il
connaissait si bien et qu’il
aimait – c’étaient les mots qui
convenaient.
Allday, massif et indemne,
qui se retournait pour prendre
un quart d’on ne savait quoi
tendu par Ozzard – et qui
essayait de se frayer un
chemin au milieu des débris et
des cadavres allongés, la
bouche béante. Keen, qui
s’inquiétait déjà de ses
hommes, de la nécessité de
1419
remettre le bâtiment en ordre
pour affronter le prochain
défi, celui que lui jetterait
l’ennemi ou l’océan.
Et, encore, tous ceux dont
il ne connaissait que les noms
et les visages. Comme ces deux
aspirants, là, qui sanglotaient
doucement, sans se soucier de
ceux qui assistaient à leur
soulagement. Julyan, le
maître-pilote, en train de
bander le poignet à l’un de ses
adjoints avec son célèbre
mouchoir rouge.
Tous ceux qui poussaient
toujours des vivats, ceux qui
lui étaient personnellement
destinés, ceux qu’ils
s’adressaient pour se
1420
congratuler. William Coutts, le
chirurgien, arriva à son tour. Il
ressemblait à un équarisseur
avec son tablier couvert de
sang. Il venait porter à son
commandant la liste, le prix
qu’il allait falloir payer en
cette journée de février. Les
noms de ceux qui ne
reverraient jamais
l’Angleterre, qui n’auraient
même pas la fierté de savoir ce
qu’ils avaient accompli.
— Quels sont vos ordres,
sir Richard ? lui demanda
Jenour.
Bolitho se pencha, lui prit
le bras, et lui dit doucement :
— Là-bas… cette frégate
que nous avons capturée, le
1421
Triton.
Jenour était bouleversé,
plus même que par la brutalité
de ce qu’il venait de vivre.
— Je… non, je ne veux pas,
sir Richard…
— Vous porterez en
personne mes dépêches à
Londres, commandant. Leurs
Seigneuries décideront très
probablement de la confier à
quelqu’un d’autre, quelqu’un
qui aura davantage de
relations et d’entregent, mais
qui ne le méritera
certainement pas plus que
vous. Il est également possible
qu’ils vous accordent un autre
commandement.
1422
Jenour était incapable de
parler, Allday se détourna
pour ne pas assister à la scène.
Bolitho insistait :
— Vous allez me manquer,
Stephen, plus que vous ne
pouvez imaginer. Mais à la
guerre comme à la guerre. J’ai
le devoir de faire bénéficier de
votre expérience ceux que
vous allez désormais
commander.
Jenour baissa les yeux et
hocha lentement la tête.
— Je n’oublierai jamais…
— Et encore autre chose,
Stephen… Je veux que vous
rendiez visite à Lady
Catherine, vous lui remettrez
1423
vous-même ma lettre. Voulez-
vous faire cela pour moi ?
Jenour était toujours aussi
incapable de prononcer une
phrase complète. Son visage
était blême, impénétrable.
— Vous lui ferez le récit de
ce qui s’est passé, vous lui
direz la vérité – vous seul
pouvez le faire.
Il avait lui-même du mal à
poursuivre, il regarda ailleurs,
il imaginait Catherine sur la
pointe, ce paysage hivernal.
Une voix cria :
— Le Sans-Pareil met en
panne, commandant !
Son commandant de
nationalité irlandaise, Lord
Rathcullen, avait dû faire force
1424
de voiles, comme un dément,
comme ce jour où il avait
manqué démâter. Le reste de
l’escadre était encore loin
derrière.
— Amiral, dit Keen, je
n’arrive pas à y croire. Ils ont
amené la marque de contre-
amiral – puis, brusquement :
Rassemblez la garde, Le Sans-
Pareil vient d’affaler son
canot !
Mais lorsque le canot
accosta, Herrick n’était pas à
son bord.
Bolitho vint accueillir le
grand Irlandais à la coupée et
lui dit :
— Vous êtes arrivé juste à
temps, commandant !
1425
Rathcullen examinait le
gréement en désordre, les
traînées de sang, là où étaient
tombés les cadavres que l’on
avait tirés à l’écart, la fumée
qui persistait, tout le chaos de
ce qui s’était passé avant son
arrivée.
— Je croyais que j’arrivais
trop tard, sir Richard. Lorsque
j’ai découvert ce que…
— Mais où se trouve donc
l’amiral Herrick ? Il n’est pas
souffrant ?
Rathcullen, qui serrait la
main de Keen, répondit à
Bolitho :
— C’était une ruse, sir
Richard. Je me suis dit que si
l’ennemi voyait une marque
1426
de contre-amiral, il allait
penser que cela annonçait
l’arrivée d’une escadre.
— Et votre ruse a réussi, fit
sobrement Keen. Sans cela,
nous étions perdus et, pour
faire bonne mesure, nous
avons fait prisonnier ce
contre-amiral français.
Mais sa voix était triste. Il
n’arrivait pas à y croire,
l’expression de Bolitho le
bouleversait.
Ses oreilles résonnaient
encore du fracas du combat.
Des hommes étaient morts,
d’autres suppliaient,
demandaient qu’on les achevât
plutôt que de leur faire subir
les tourments du bistouri.
1427
Mais il était obnubilé par une
seule chose, l’absence de
Herrick.
Rathcullen devina sa
déception. Il continua
tranquillement :
— J’ai rappelé à l’amiral
Herrick que l’on m’avait placé
sous votre commandement,
amiral. Je lui ai proposé de
hisser sa marque à mon bord
un peu plus tard – et c’est ce
qui m’a donné l’idée de cette
ruse.
— Et qu’a-t-il répondu ?
Rathcullen lança un regard
un peu ennuyé à Keen.
— Il a dit : « Je ne veux pas
que l’on me blâme deux fois ».
— Je vois.
1428
— Commandant, lui
demanda Keen, je vous serais
obligé de passer une
remorque, le temps de mettre
en place un appareil à
gouverner de fortune.
Et il se tourna vers
l’arrière, mais Bolitho
l’interrompit d’un geste.
— Merci, Val.
Ozzard revenait, un grand
verre à la main. Allday le lui
prit, le tendit à Bolitho. Dans
son énorme patte, on aurait
dit un verre à liqueur.
— Il y a des blessures qui
ne saignent pas, sir Richard.
Il le regarda porter le verre
à ses lèvres, il hésitait.
1429
— Lady Catherine vous le
dirait. Parfois, les gens
changent, mais ce n’est pas
toujours leur faute…
Bolitho vida son verre. Il se
demandait si l’alcool venait de
cette boutique de Saint James.
— Et moi, mon vieil ami, je
vous remercie de ne pas avoir
changé.
Jenour les vit s’éloigner
côte à côte, puis s’arrêter pour
parler à quelques marins. Leur
monde à eux. Leur monde qui
avait aussi été le sien. Il se
tourna vers la frégate
capturée, il croyait entendre
Bolitho : le trésor le plus
convoité.
1430
Mais le lieutenant de
vaisseau Stephen Jenour,
désormais commandant à titre
provisoire, originaire de
Southampton en Angleterre,
savait qu’il venait de faire une
perte irrémédiable.
Fin du Tome 19
[1]
Surnom affectueux de
l’amiral Horatio Lord Nelson
dans la marine britannique
(NdT).
[2]
L’une des 365 îles de
l’archipel des San Blas, le long
de la côte du Panama (NdT).
1431
[3]
Entre l’actuelle
République dominicaine et
Porto Rico (NdT)
1432
Table des Matières
I UNE VRAIE FRATRIE 5
II COMME DEUX
83
ÉTRANGERS
III L’ACCUSÉ 151
IV LA VENGEANCE 230
V LA MAIN D’UNE FEMME 310
VI « LE PLUVIER DORÉ » 375
VII CAS DE CONSCIENCE 431
VIII LES BRISANTS 491
IX ÉVACUATION 580
X « PAUV’MAT’LOT » 653
XI UNE JOURNÉE
723
MÉMORABLE
XII BIENVENUE 805
XIII ET ADIEU DONC 887
XIV MAUVAIS SANG 960
1433
XV DE LA PART DES 1044
MORTS
XVI LES PRÉROGATIVES
1120
DU COMMANDEMENT
XVII DES VAISSEAUX DE
1230
PASSAGE
XVIII FANTÔMES 1299
XIX NOUS, LES HEUREUX
1365
ÉLUS
1434