Théories Du Roman Et Théories de L'essai
Théories Du Roman Et Théories de L'essai
Théories Du Roman Et Théories de L'essai
Irène Langlet
Référence :
Communication présentée au colloque « Roman et Essai. Ecritures narratives, écritures
argumentatives », Centre d’études du roman et du romanesque, Université de Picardie-
Jules Verne, Amiens, 23-24 mai 1997. Remaniée pour la publication. Dernière version
avant épreuves.
LANGLET Irène, « Théories du roman et théories de l’essai », in Gilles Philippe (dir.),
Récits de la pensée. Etudes sur le roman et l’essai, SEDES, 2000, p. 45-54.
Irène LANGLET
Université Rennes 2
Sur cette base, j'interrogerai un aspect particulier, et fort contrasté selon les
cas, du rapport de la théorie à son difficile objet, issu du caractère auto-
réflexif de l'essai comme du roman.
théorisation, s'il est fondé depuis Montaigne sur le geste d'un refus de
l'esprit de système.
Et pourtant : les théories de l'essai et du roman existent, et même
prolifèrent au XXème siècle . Passionnants exercices de la pensée littéraire
4
sur des objets qui paraissent la rejeter (essai) ou l'invalider (roman), ces
théories, à travers le foisonnement déroutant des textes, frayent leur
approche métatextuelle des deux genres (peut-être la seule approche
légitime de tout phénomène générique ) — et, d'une manière générale, font
5
J'en suis arrivé à penser aussi qu'une approche de l'essai comme forme
devait tendre à l'essayistique plutôt qu'au systématique ou au méthodique,
et, pour cette raison, j'ai conservé dans mes chapitres individuels un
minimum de citations d'autres critiques […]. Il est remarquable que les
principaux textes «théoriques» que je présente dans le chapitre 1 sont eux-
mêmes de forme essayistique. […] Si une «théorie» était exposée à grands
traits et ensuite «appliquée» à des textes variés, cela viserait à une sorte de
contrôle du texte qui irait par essence à l'encontre du processus d'écriture de
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l'essai . 6
[Au début du XXème siècle] l'essai devint un problème formel. Ceux qui
s'exprimaient surtout là-dessus étaient eux-mêmes, le plus souvent, des
essayistes, ou se tenaient pour tels. Aussi leurs définitions — conformément
au canon imaginaire de la forme — étaient-elles joueuses, superficielles et
non-scientifiques ; on croyait qu'on pouvait s'exprimer valablement sur
l'essai de manière essayistique .13
serait peu propre à réaliser ce but", mais il admet que les efforts qu'il a faits
pour adopter le protocole scientifique dans la considération de son objet ont
échoué : "Il est temps d'avouer qu'une telle entreprise est nécessairement
une gageure ." Il termine donc sur la conviction que "les critiques devront
18
grande chasse après un trop petit lièvre ." Opportuniste, Häny va jusqu'à
20
faveur :
Nul doute qu'entre pour une bonne part dans cet effet de résistance à
l'analyse la propension fondamentale de l'essai à l'auto-réflexivité ludique.
On connaît bien les redoutables "farcissures" d'un Montaigne , qui fondent 24
l'histoire de l'essai, évoquer Roland Barthes , qui associe dans son œuvre le
26
Je devrais sans doute m'interroger d'abord sur les raisons qui ont pu incliner
le Collège de France à recevoir un sujet incertain […] s'il est vrai que j'ai
voulu longtemps inscrire mon travail dans le champ de la science […] il me
faut bien reconnaître que je n'ai écrit que des essais, genre ambigu où
l'écriture le dispute à l'analyse. […] Aussi, soit par prudence, soit par cette
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disposition qui me porte souvent à sortir d'un embarras intellectuel par une
interrogation portée à mon plaisir, je me détournerai des raisons qui ont
amené le Collège de France à m'accueillir — car elles sont incertaines à mes
yeux — pour dire celles qui font pour moi […] une joie plus qu'un
honneur ; car l'honneur peut être immérité, la joie ne l'est jamais . 27
Un problème de "réflexion"
On peut revenir au postulat fondamental, pragmatique, de chacun
des deux "genres", pour tenter de comprendre ici comment il détermine la
manière dont la théorie peut s'accommoder de leur dimension auto-
réflexive. Car la liberté formelle du roman interdit peut-être de le définir
autrement que comme fiction narrative ; et ce noyau dur, tout en lui
33
réflexivité présente dans les deux formes dès leur apparition leur a sans
doute permis de devenir les genres par excellence du siècle de la modernité
critique, qui a poussé la littérature (ainsi que tous les arts) à s'interroger sur
elle-même et a transformé le statut de la poétique, passée de description
régulatrice à investigation philosophique sur la vérité ou les principes
fondamentaux de l'œuvre littéraire. Mais cette dimension métatextuelle est
aussi, je pense, ce qui a pu conduire l'essai et le roman à être en rapport
aussi problématique avec leur propre théorie.
En effet, si dire la vérité de la fiction (son principe fondamental)
revient à en éclairer la mystification fondatrice, acceptée par le lecteur
autant que rentabilisée par l'écrivain, l'explicitation théorique intégrée au
roman risque d'en désagréger le fonctionnement ; à moins, comme on peut
heureusement continuer de le vérifier (car le Nouveau Roman, en fin de
compte, n'a pas tué le roman), que cette explicitation critique redouble les
ressorts narratifs sans les détruire — c'est-à-dire qu'elle soit, à l'instar des
"actions" et des "personnages", représentée (mise en scène) par les moyens
propres de la fiction. Par exemple, les étagements énonciatifs dans un
roman par lettres, ou dans le fantastique ironique d'un Martin Amis , 36
1
Notamment ma thèse de nouveau doctorat : Les théories de l'essai
littéraire au XXème siècle. Domaines anglophone, francophone et
germanophone. Synthèses et enjeux, sous la direction de Jacques DUGAST,
Université Rennes 2, décembre 1995.
2
De fait, nombreuses sont les études consacrées à leurs échanges formels.
Pour ne citer que deux auteurs particulièrement représentatifs des domaines
culturels les plus engagés dans les recherches sur l'essai, cf. Gerhard HAAS,
Studien zur Form des Essays und zu seinem Vorformen im Roman,
Tübingen : Max Niemeyer Verlag, 1966, "Studien zur deutschen
Literatur" 1 ; Douglas HESSE, "A Boundary Zone : Firt Person Short
Stories and Narrative Essays", in LOHAFER Susan, CLAREY Jo
Ellyn(ed), Short Story Theory at a Crossroads, Bâton Rouge : Louisiana
State University Press, 1989 ; ou, du même auteur, "Stories in Essays,
Essays in Stories", in ANDERSON Chris (ed), Literary Nonfictions :
Theory, Criticism, Pedagogy, Carbondale : Southern Illinois University
Press, 1989.
3
Je prends ici ce terme au sens de "fondation comme genre" — cf. Pierre
CHARTIER, Introduction aux grandes théories du roman, Dunod, 1996
(1ère éd. 1990), p.3.
4
Les études sur l'essai en tant que genre apparaissent avec un décalage
d'environ un siècle sur le roman, objet d'études et de débats (en tant que
genre) depuis l fin du XVIIIème siècle (cf. Diderot).
5
C'est l'avis de J.-M. SCHAEFFER, clairement argumenté par exemple dans
"Du texte au genre. Notes sur la problématique générique", in GENETTE
Gérard, TODOROV Tzvetan (dir), Théorie des genres, Seuil, 1986, ou bien
sûr dans Qu'est-ce qu'un genre littéraire ?, Seuil, 1989.
6
Graham GOOD, The Observing Self : Rediscovery of the Essay, London :
Routhledge, 1988, p.XIII. Sauf indication contraire, les traductions de
textes étrangers sont de notre fait.
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7
Tout y est : les notices bibliographiques, l'introduction méthodologique,
les références théoriques (Benjamin, Adorno), le développement conduit
méthodiquement auteur par auteur.
8
Theodor W. ADORNO, "L'essai comme forme", in Notes sur la littérature,
trad. de l'allemand par S. Muller, Flammarion, 1984 ("Essay als Form", in
Noten zur Literatur, 1958.) La postérité a retenu sa violente critique néo-
marxiste tout autant que la paradoxale institutionnalisation de ses idées dans
"l'école de Francfort".
9
Gil DELANNOI, "Eloge de l'essai" in Esprit, 117-118, août-septembre
1986, p.185.
10
Jean-Marcel PAQUETTE,"Prolégomènes à une théorie de l'essai" in
Kwartalnik Neofilologiczny (Varsovie), XXXIII, 4, 1986, p.454.
11
Robert CHAMPIGNY, "Variables, concepts, allégories", in French
Literature Series (University of South Carolina), IX, 1982, "The French
Essay", p.114.
12
ibid., p.117.
13
Dieter BACHMAN, Zwischen Tradition und Krise. Essay und Essayismus
in der Deutschen Moderne. Abhandlung zur Erlangung der Doktorwürde
der Philosophischen Fakultät I der Universität Zürich, Stuttgart :
Kohlhammer Verlag, 1969 (thèse soutenue à Zürich en 1968. Directeur :
Emil Staiger), p.8.
14
ibid., p.12.
15
John Aloysius MAC CARTHY, Crossing Boundaries : A Theory and
History of Essay Writing in German, 1680/1815, Philadelphia : University
of Pennsylvania Press, 1989, p.XII.
16
ibid., p.314.
17
Jean TERRASSE, Rhétorique de l'essai littéraire, Presses de l'université
de Québec, 1977, "Genres et discours", p.139.
18
idem.
19
idem.
20
Arthur HÄNY, "Der Essay", in Schweizer Monatshefte (Zürich), 47,
1967-1968, p.399.
21
Plus précisément à Ludwig Rohner, dont Häny rend compte du
monumental travail de recherche sur les sources de l'essai littéraire
(Materialen zur Geschichte und Ästhetik einer literarischen Gattung, 1966,
927 p.).
22
ibid., p.401.
23
Rappelons quelques-unes de ses procédures favorites : non exhaustivité,
désinvolture méthodologique (et notamment arbitraire des interruptions),
caractère allusif, vagabondage thématique, recours à l'image saisissante
plutôt qu'à l'argumentation serrée.
24
Par exemple dans l'essai "De la vanité" (III, 9), particulièrement
remarquable parce que Montaigne y commente lui-même, au moins en
partie (mais cette non exhaustivité participe de la stratégie), les digressions
de son discours et les principes de sa composition thématique et rhétorique.
25
Sur les significations portées par la forme digressive, voir le très beau
livre de Randa SABRY, Stratégies discursives : digression, transition,
suspens, Paris : Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales,
1992 (notamment sur cet essai de Montaigne).
26
Pour certains, il est le seul essayiste français digne de l'héritage de
Montaigne (cf. Réda BENSMAÏA, Barthes à l'essai. Introduction au texte
réfléchissant, Tübingen : Günter Narr Verlag, 1986).
27
Roland BARTHES, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire
du Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977, Seuil, 1978, p.7-8.
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28
CHARTIER, op. cit., p.34.
29
Michel RAIMOND, Le Roman, Armand Colin, 1989, p.25.
30
CHARTIER, op. cit., p.199.
31
Ibid., p.195.
32
RAIMOND, op. cit., p.26.
33
Pierre-Louis REY ne conclut pas autrement son tour d'horizon des
problèmes du romanesque : "Certains finissent par renoncer à redorer le
genre et préfèrent écrire des «fictions». Mais du moment qu'ils continuent
de donner à voir le monde à travers une conscience fictive au moyen de ce
qui s'apparente plus ou moins à un récit, on considérera qu'au-delà des jeux
d'étiquettes, leurs œuvres relèvent toujours de l'histoire du roman." (Le
Roman, Hachette Supérieur, 1992, p.178.)
34
Pierre CHARTIER oppose très justement la "valeur de réalité" du roman à
une hypothétique "valeur de vérité" (op. cit., p. 85)
35
Fiction et diction, Seuil, 1991, chapitre 1.
36
Je pense au très étonnant D'autres gens, Bourgois, 1989.
37
Isabelle CASTA-HUSSON fait une belle lecture des romans policiers
dans le même sens ("Une mystérieuse affaire de styles : roman d'énigme,
énigme romanesque") [SVP RENVOYER ICI A L'ARTICLE CITÉ,
MÊME COLLOQUE]
38
Cf. Claire de OBALDIA, The Essayistic Spirit. Literature, Modern
Criticism, and the Essay, Oxford : Clarendon Press, 1995, chapitre "Novels
without Qualities".
39
Jean-Yves POUILLOUX, Lire "Les Essais" de Montaigne, Champion,
1995 (1ère édition 1969), pp.55 et 110-111.
40
Pierre CAMPION rappelle aussi combien la "Nouvelle Histoire" n'a pu se
construire que dans un tel rapport à l'écriture ("La poétique de l'histoire
selon Jacques Rancière", dans ce volume). [SVP RENVOYER ICI A
L'ARTICLE CITÉ, MÊME COLLOQUE]
41
GENETTE, op. cit., p.26. Genette lui-même, en contribuant à diffuser la
réflexion des théoriciens américains sur la question, invite à plus de rigueur
(cf. Esthétique et Poétique, Seuil, 1992).
42
Paraphrasé de Nelson Goodman (in Genette, Esthétique et poétique).
43
Voir dans ce même volume les contributions très éclairantes de
Dominique VAUGEOIS sur Aragon et Philippe ANTOINE sur
Chateaubriand. [SVP RENVOYER ICI AUX ARTICLES CITÉS,
MÊME COLLOQUE]
44
Cité par MAC CARTHY, op. cit., p.29.