Chiang, Ted - La Tour de Babylone

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Si on pouvait coucher la tour dans la plaine de Shinar, il faudrait deux

jours de trajet pour la longer d’une extrémité à l’autre. Dans sa position


normale, l’escalader de la base au sommet demande un mois et demi, à
condition d’aller sans fardeau. Toutefois, rares sont ceux qui effectuent
l’ascension les mains vides. Pour la plupart, le chariot de briques qu’ils
traînent derrière eux ralentit la marche. Il s’écoule quatre mois entre le jour
où l’on charge une brique sur un chariot et celui où on la décharge pour
l’incorporer à l’édifice.
TED CHIANG

LA TOUR DE BABYLONE
NOUVELLES TRADUITES DE L’AMÉRICAIN
PAR PIERRE-PAUL DURASTANTI & JEAN-PIERRE PUGI
Collection LUNES D’ENCRE
Sous la direction de Gilles Dumay

Titre original :
Stories of your life and others
© 2002, by Ted Chiang

Et pour la traduction française


© Éditions Denoël, 2006
Les « Notes sur les textes » et les « Remerciements » ont été traduits par
Pierre-Paul Durastanti
LA TOUR DE BABYLONE

NOUVELLE TRADUITE PAR PIERRE-PAUL DURASTANTI


Si on pouvait coucher la tour dans la plaine de Shinar, il faudrait deux
jours de trajet pour la longer d’une extrémité à l’autre. Dans sa position
normale, l’escalader de la base au sommet demande un mois et demi, à
condition d’aller sans fardeau. Toutefois, rares sont ceux qui effectuent
l’ascension les mains vides. Pour la plupart, le chariot de briques qu’ils
traînent derrière eux ralentit la marche. Il s’écoule quatre mois entre le jour
où l’on charge une brique sur un chariot et celui où on la décharge pour
l’incorporer à l’édifice.

Hillalum avait toujours vécu en Élam et tout ce qu’il savait de


Babylone, c’est qu’elle achetait le cuivre de son pays natal. On transportait
les lingots sur des bateaux qui descendaient le Karun jusqu’à la mer
Inférieure, à destination de l’Euphrate. Hillalum et les autres mineurs
partirent par voie de terre avec une caravane d’onagres de bât. Ils suivirent
une route poussiéreuse qui plongeait du plateau pour traverser la plaine et
rejoindre les champs verdoyants quadrillés par les canaux et les levées.
Aucun d’entre eux n’avait jamais vu la tour. Celle-ci leur apparut alors
qu’ils se trouvaient à des lieues de distance : le trait, aussi fin qu’un fil de
lin, vacillait dans l’air miroitant, planté dans la croûte de boue qui était
Babylone. À mesure qu’ils s’en approchaient, la croûte devint les murs de
la ville, de formidables murs, mais ils n’avaient d’yeux que pour la tour.
Lorsqu’ils les baissèrent sur la plaine alluviale, ils virent les empreintes que
l’édifice avait laissées hors de la cité : l’Euphrate coulait désormais au fond
d’un large et profond lit excavé pour fournir l’argile des briques. Au sud de
la ville, on discernait d’innombrables rangées successives de fours à présent
éteints.
Alors qu’ils approchaient des portes de la cité, la tour leur sembla plus
massive que tout ce qu’Hillalum avait imaginé, colonne singulière aussi
large qu’un temple, mais dressée si haut qu’elle s’effilait jusqu’à devenir
invisible. Tous allaient la tête renversée en arrière, les yeux plissés face à
l’éclat du soleil.
Stupéfait, Nanni, l’ami d’Hillalum, lui donna un coup de coude. « On
doit escalader ça ? Jusqu’au sommet ?
— Oui, on monte pour creuser. Voilà qui paraît… surnaturel. »
Les mineurs gagnèrent le portail médian du mur occidental d’où sortait
une autre caravane. Tandis qu’ils s’agglutinaient dans le ruban d’ombre
offert par le rempart, le contremaître, Béli, héla les gardes debout sur les
tours flanquant le portail. « Nous sommes les mineurs venus du pays
d’Élam en réponse à la convocation. »
Les gardes prirent un air réjoui. « C’est vous qui allez creuser la voûte
du ciel ? rétorqua l’un d’eux.
— En effet. »

La célébration embrasait la cité entière. Entamé huit jours plus tôt pour
l’envoi des dernières briques vers le sommet, le festival en durerait encore
deux. Du matin au soir et du soir au matin, la population se réjouissait,
festoyait, dansait.
Aux côtés des briquetiers se trouvaient les haleurs de chariot, dont les
jambes, à force de gravir la tour, n’étaient que nœuds de muscles. Chaque
matin, une équipe débutait son ascension ; quatre jours durant elle montait,
puis confiait sa cargaison à l’équipe suivante et, le cinquième, regagnait la
ville avec ses chariots vides. Une chaîne humaine reliait ainsi le sol au
sommet de l’édifice, mais seules les équipes basses faisaient bombance
avec la population. L’on avait expédié assez de vin et de viande à
destination des habitants de la tour pour permettre un festin sur toute la
hauteur du pilier.
Au soir, Hillalum et les autres mineurs d’Élam s’assirent sur des
tabourets d’argile autour d’une longue table chargée de nourriture, une
parmi tant d’autres sur la place centrale, et lièrent conversation avec les
haleurs pour se renseigner sur l’édifice.
« À ce qu’on m’a raconté, dit Nanni, les maçons qui travaillent en haut
de la tour fondent en larmes et s’arrachent les cheveux si une brique vient à
tomber, parce qu’il faudra quatre mois pour la remplacer, mais nul ne se
soucie de ce qu’un homme trouve la mort dans une chute. C’est vrai ? »
Lugatum, un des haleurs les plus loquaces, secoua la tête. « Oh ! non, ce
n’est qu’une histoire. Un défilé ininterrompu de briques gravit la tour ; des
milliers atteignent chaque jour le sommet. » Il se pencha vers ses
compagnons de tablée. « Pourtant, il est une chose à laquelle chacun
accorde plus de valeur qu’à une vie humaine : sa truelle.
— Sa truelle ? Pourquoi ?
— Si un maçon la fait tomber, il doit, pour travailler, attendre qu’on lui
en apporte une autre. Des mois durant, il n’a aucun moyen de mériter sa
nourriture, de sorte qu’il contracte des dettes. La perte d’une truelle cause
bien du chagrin. Si par contre il tombe et que sa truelle demeure, chacun
pousse un soupir de soulagement par-devers soi. Le suivant à perdre la
sienne prendra l’outil supplémentaire et poursuivra sa tâche sans encourir
de dettes. »
Hillalum, écœuré, se hâta de récapituler le nombre de pics que les
mineurs avaient emporté. Et puis il comprit. « Cela ne peut être vrai.
Pourquoi ne pas expédier des truelles de rechange jusqu’au sommet ? Leur
poids ne compterait guère, en sus des masses de briques, alors que la perte
d’un maçon représenterait un retard non négligeable. Faute de remplaçant à
demeure, il faudrait attendre qu’un autre gravisse la tour. »
Tous les haleurs s’esclaffèrent. « En voilà un qui ne s’en laisse pas
conter ! » Lugatum, souriant, se tourna vers lui. « Alors, vous montez sitôt
le festival terminé ? »
Hillalum but une gorgée de son bol de bière. « Oui. J’ai entendu dire
que d’autres mineurs d’une contrée occidentale doivent nous rejoindre,
mais je ne les ai pas vus. Vous les connaissez ?
— Oui, ils viennent du pays dit d’Égypte. Ils n’extraient pas du minerai,
eux, mais de la pierre.
— On en extrait aussi, nous, en Élam », dit Nanni, la bouche pleine de
porc rôti.
« Eux taillent le granit.
— Le granit ? » Il y avait en Élam des carrières de calcaire et d’albâtre,
mais pas de granit. « Tu en es sûr ?
— Des marchands, revenus d’Égypte, racontent y avoir vu des
ziggourats et des temples faits d’énormes blocs de calcaire et de granit. Et
on y sculpte des statues géantes dans le granit.
— Pourtant, il s’agit d’un matériau difficile. »
Lugatum haussa les épaules. « Pas pour eux, semble-t-il. Les architectes
royaux estiment que de tels tailleurs de pierre se révéleront utiles quand
vous atteindrez la voûte du ciel. »
Hillalum hocha la tête. C’était bien possible. Qui savait avec certitude
de quoi on aurait besoin ? « Tu les as vus ?
— Ils ne sont pas encore là, bien qu’on les attende d’ici à quelques
jours. Cependant, ils n’arriveront qu’après la fin du festival. Donc, vous, les
gens d’Élam, vous effectuerez seuls l’ascension.
— Vous nous accompagnerez, n’est-ce pas ?
— Oui, mais pendant les quatre premiers jours seulement. Ensuite, il
nous faudra rebrousser chemin, pendant que vous, les chanceux, vous
continuerez.
— Pourquoi nous considères-tu comme chanceux ?
— Je rêve de grimper jusqu’au sommet. J’ai eu la chance de haler parmi
les équipes hautes, et j’ai atteint l’altitude de douze jours, mais je n’ai
jamais poussé plus loin. Vous, vous irez beaucoup plus haut. » Un sourire
contrit étira les lèvres de Lugatum. « Je vous envie, vous tous qui allez
toucher la voûte du ciel. »
Toucher la voûte du ciel. La crever à coups de pic. L’idée même
emplissait Hillalum d’un vif malaise. « Inutile de nous envier…
— Non, dit Nanni. Quand on aura terminé, tous pourront toucher la
voûte du ciel. »

Le lendemain matin, Hillalum alla se camper sur l’immense parvis pour


regarder la tour. Même le temple impressionnant bâti sur le côté passait
inaperçu près du gigantesque édifice.
Sa solidité en imposait. À ce qu’on racontait, elle était construite de
manière à posséder une résistance dont aucune ziggourat ne pouvait se
prévaloir ; ses briques étaient d’argile cuite, là où une ziggourat ordinaire, à
part pour les façades, comportait surtout des briques de boue séchées au
soleil. Un mortier bitumé les cimentait, qui s’amalgamait à l’argile afin de
former un liant aussi solide que les briques mêmes.
La base de la tour ressemblait aux deux premiers étages d’une ziggourat
ordinaire. Une plate-forme colossale dont les côtés mesuraient deux cents
coudées pour quarante coudées de hauteur, desservie par une triple volée de
marches sur sa façade méridionale, soutenait un niveau plus petit auquel
seul menait l’escalier central. La tour proprement dite se dressait sur cette
seconde plate-forme.
Son pilier carré, de soixante coudées d’arête, paraissait supporter le
fardeau des cieux. Une rampe inclinée en pente douce creusée dans les
flancs l’entourait tel un ruban de cuir la poignée d’un fouet. Non… En
regardant mieux, Hillalum vit qu’il y en avait deux d’entrelacées. De larges
colonnes en bordaient l’extérieur pour offrir de l’ombre. Le long de la
hampe de l’édifice, les bandes alternaient, rampe, briques, rampe, briques,
jusqu’à se fondre. Et la tour s’élevait encore et toujours, jusqu’à disparaître
dans le néant. Hillalum cilla, loucha, recula de deux pas en titubant, pris de
vertige, et se détourna avec un frisson.
Il lui revenait en mémoire un récit qu’il avait entendu tout petit : le
Déluge passé, les hommes avaient repeuplé tous les coins du monde.
Peuplant alors plus de contrées qu’ils n’en avaient jamais occupées, ils
avaient vogué jusqu’aux confins de la terre et vu l’océan s’abîmer dans la
brume et rejoindre les flots noirs des lointains Abysses. Ils avaient
considéré l’étendue terrestre dans ses limites et souhaité connaître ce qui se
trouvait au-delà : le restant de la Création voulue par Jéhovah. Le regard
tourné vers le ciel, ils s’étaient interrogés sur le lieu de résidence de
Jéhovah, au-dessus des citernes contenant les eaux du firmament. En ces
siècles d’antan, ils avaient entamé la construction de la tour, ce pilier du
ciel, cet escalier que leurs semblables graviraient pour contempler les
œuvres de Jéhovah et que Jéhovah descendrait pour contempler les œuvres
des hommes.
Il trouvait stimulant qu’une multitude effectue cette tâche épuisante,
mais joyeuse : on s’échinait pour mieux connaître Jéhovah. Que les
Babyloniens viennent en Élam chercher des mineurs l’avait ravi.
Maintenant qu’il se tenait à la base de la tour, cependant, ses sens se
révoltaient. Rien n’aurait dû être aussi haut. Il lui semblait ne plus se
trouver sur Terre quand il laissait son regard se perdre le long de cette
flèche.
Devait-il escalader une chose pareille ?

Le matin de l’ascension, les rangées de chariots à deux roues


recouvraient toute la seconde plate-forme. La plupart transportaient des
provisions diverses : sacs d’orge, de blé, de lentilles, d’oignons, de dattes,
de concombres, de miches de pain, de poisson séché. On ne comptait plus
les grandes jarres en terre cuite pleines d’eau, de vin de datte, de bière, de
lait de chèvre, d’huile de palme. D’autres ployaient sous les marchandises
du bazar : vases en bronze, paniers d’osier, rouleaux de toile, tabourets,
tables. Des prêtres encagoulaient un veau gras et un bouc, afin qu’ils ne
voient rien de la montée, qui les aurait terrifiés. On les sacrifierait au
sommet.
Certains véhicules emportaient les pics et les marteaux des mineurs et
les pièces d’une petite forge. Béli, le contremaître, avait aussi commandé du
bois et des fagots de roseaux.
Lugatum resserrait les sangles d’un chariot pour assujettir une telle
cargaison. Hillalum le rejoignit. « D’où provient ce bois ? Je n’ai vu aucune
forêt après qu’on a quitté l’Élam.
— Il y en a une au nord, que l’on a plantée sitôt l’édifice commencé. Le
bois coupé descend l’Euphrate par flottage.
— On a planté une forêt entière ?
— Les architectes savaient dès le début qu’il faudrait plus de bois pour
les fours que la plaine n’en possédait. Certaines équipes ont comme unique
tâche de l’irriguer, et de replanter un arbre pour chaque arbre abattu. »
Hillalum en resta stupéfait. « Et cela suffit à fournir tout le bois
nécessaire ?
— Presque. On a coupé bien d’autres forêts dans le nord et livré leur
bois par le fleuve. » Lugatum inspecta les roues du véhicule, produisit un
flacon en cuir, le déboucha et versa quelques gouttes d’huile entre la roue et
l’axe.
Nanni s’approcha, le regard fixé sur les rues de Babylone étalées devant
eux. « Je n’étais jamais monté si haut que j’aie pu baisser les yeux sur une
ville.
— Moi non plus », dit Hillalum.
Pour toute réponse, Lugatum s’esclaffa, avant d’ajouter : « Suivez-moi.
Les chariots sont prêts. »
Tous les hommes se trouvèrent bientôt appariés, et attelés. Chaque paire
se tenait entre les bras du véhicule, auxquels on avait fixé des boucles de
corde qui permettaient la traction. Entre ceux des haleurs habituels, on
répartit les chariots des mineurs, afin qu’ils avancent au bon rythme.
Lugatum et un de ses collègues suivraient ainsi Hillalum et Nanni.
« Rappelez-vous, leur dit le haleur, de laisser dix coudées entre vous et
le chariot précédent. L’homme de droite fournit tous les efforts quand on
tourne un coin, et vous inversez les rôles toutes les heures. »
Les haleurs entreprenaient de gravir la rampe. Hillalum et Nanni se
baissèrent pour passer chacun sa corde à l’épaule opposée au bras de
traction. Ils se redressèrent ensemble, et l’avant du véhicule se souleva de la
chaussée.
« Maintenant, tirez ! » lança Lugatum.
Ils s’arc-boutèrent. Le chariot s’ébranla. Suivre le contour de la plate-
forme parut aisé, mais, à l’abord de la pente, il fallut de nouveau bander ses
muscles.
« Et c’est une charge légère ? » marmonna Hillalum.
La rampe, assez large pour laisser un marcheur croiser ou longer un
chariot, présentait un revêtement de briques creusé de deux profondes
ornières par le passage des convois au fil des siècles. Le plafond de grosses
briques carrées, posées en couches superposées, formait une ogive qui
s’appuyait d’une part contre la façade et d’autre part sur les piliers du bord,
dont la largeur donnait presque à la voie l’aspect d’un tunnel. Sauf à jeter
un regard sur la droite, on n’avait guère l’impression de gravir le flanc
d’une tour.
« Vous chantez en creusant ? demanda Lugatum.
— Si la pierre est tendre, répondit Nanni.
— Chantez un de vos chants de mine, alors. »
Le signal courut les rangs des mineurs, et bientôt toute l’équipe chantait.

Les ombres raccourcissaient ; ils continuaient de monter. À l’abri du


jour, il faisait bien plus frais que dans le dédale d’une ville, où la chaleur de
midi tuait parfois les lézards qui traversaient la rue. Les mineurs, plongeant
leurs regards dans l’air transparent, apercevaient la ligne sombre de
l’Euphrate et le vert des champs étalés sur des lieues, quadrillés par des
canaux qui brillaient au soleil. La cité de Babylone traçait un réseau
complexe d’artères serrées et d’édifices éblouissants chaulés au gypse ; à
mesure qu’elle paraissait se rapprocher de la base de la tour, on la voyait
rétrécir.
Hillalum halait à nouveau la corde de droite, près du bord, quand il
entendit des cris sur la rampe montante, un niveau plus bas. Il voulut
s’arrêter et regarder par-dessus le bord, mais il hésitait à interrompre leur
progression et doutait de bien distinguer le niveau inférieur. « Qu’est-ce qui
se passe, en bas ? lança-t-il à Lugatum derrière lui.
— L’un de tes collègues mineurs souffre de vertige. Cela se produit
parfois à la première montée. L’homme concerné se jette au sol pour
l’étreindre et ne peut plus poursuivre son ascension. Rares sont ceux qui
subissent pareil malaise aussi tôt, cependant. »
Hillalum comprit. « Il existe une crainte similaire parmi les candidats au
métier de mineur. Certains ne supportent pas d’entrer dans la mine, de peur
de s’y retrouver enterrés.
— Vraiment ? Je n’en avais jamais entendu parler. Et toi, qu’éprouves-tu
à l’égard de la hauteur ?
— Rien. » Mais Hillalum dévisagea Nanni qui lui retourna un regard
entendu.
« Tu ressens la nervosité au creux des paumes, pas vrai ? » murmura ce
dernier.
Hillalum s’essuya les mains sur la corde rugueuse et hocha la tête.
« Je l’ai ressentie moi aussi quand je me trouvais tout près du bord,
poursuivit Nanni.
— Nous devrions peut-être aller cagoulés, comme le bœuf et le bouc,
plaisanta son compagnon à mi-voix.
— Tu crois que nous aurons le vertige, plus haut ? »
Hillalum s’accorda un instant de réflexion. L’angoisse si précoce d’un
de leurs camarades augurait mal de la suite des événements. Il se secoua ;
des milliers d’hommes montaient sans crainte et il aurait été ridicule de
laisser la peur d’un seul affecter l’équipe entière. « On manque d’habitude,
voilà tout. On a des mois pour s’accoutumer. Le temps d’atteindre le
sommet, on regrettera que la tour ne soit pas plus haute.
— Non, riposta Nanni. Je doute fort d’avoir envie de tirer ce fardeau
plus avant. » Ils rirent de concert.

Le soir venu, ils dînèrent d’orge, d’oignons et de lentilles, et dormirent


dans d’étroits passages qui pénétraient le corps de la tour. Au réveil, le
matin, les mineurs avaient du mal à marcher tant ils avaient les jambes
percluses de crampes. Les haleurs, riant, leur donnèrent du baume pour
leurs muscles et modifièrent la répartition des charges afin de soulager
encore leurs chariots.
Désormais, jeter un regard par-dessus le bord liquéfiait les genoux
d’Hillalum. Le vent, qui soufflait sans cesse à cette altitude, devait forcir au
fil de l’ascension – au point, peut-être, de balayer un imprudent ? Quant à
imaginer la chute… On aurait tout le temps de dire ses prières avant de
s’écraser. Il frissonna.
Hormis la raideur de la démarche des mineurs, le deuxième jour passa
comme le premier. On voyait beaucoup plus loin à présent : l’étendue avait
de quoi stupéfier. Les déserts bordant les cultures se dessinaient ; les
caravanes semblaient des colonnes d’insectes, ou peu s’en fallait. Aucun
autre membre de l’équipe ne se ressentit de l’altitude au point de devoir
renoncer à monter et, toute la journée, l’ascension se poursuivit sans
incident.
Le troisième jour, leurs jambes les torturaient toujours. Hillalum se
faisait l’effet d’être un vieillard infirme. Le lendemain, leur état s’améliora
enfin ; ils purent tirer une charge normale. Ils grimpèrent jusqu’au soir, où
ils rencontrèrent un convoi vide qui dévalait sa voie à bonne allure. Les
rampes montante et descendante s’enroulaient sans se toucher, mais, à
travers la tour, des tunnels les reliaient que les deux trains de haleurs, après
s’être déharnachés, empruntèrent afin d’échanger leurs chariots.
On présenta les mineurs aux haleurs de la deuxième équipe ; tout le
monde causa et dîna ensemble ce soir-là. Au matin, la première équipe
s’attela aux véhicules vides pour regagner Babylone, et Lugatum salua
Hillalum et Nanni.
« Prenez soin de votre chariot. Il a gravi toute la hauteur de cette tour
plus souvent qu’aucun homme.
— Tu l’envies, lui aussi ? demanda Nanni.
— Non. Chaque fois qu’il parvient au sommet, il doit tout redescendre.
Je ne le supporterais pas. »

Quand la seconde équipe fit halte en fin de journée, un des haleurs du


chariot qui suivait Hillalum et Nanni les aborda. Il s’appelait Kudda.
« Vous n’avez jamais observé le soleil à cette altitude. » Il alla s’asseoir,
jambes dans le vide. « Venez. Allongez-vous et regardez par-dessus le bord
si vous voulez », dit-il en les voyant hésiter. Hillalum n’aimait guère passer
pour un enfant terrifié, mais ne put se résoudre à s’asseoir en haut d’un mur
qui s’abîmait des milliers de coudées plus bas. Il s’étendit à plat ventre, ne
laissant saillir que sa tête. Nanni l’imita.
« À l’approche du coucher de soleil, contemplez la façade de la tour. »
Hillalum baissa les yeux, et ramena aussitôt son regard sur l’horizon.
« Qu’y a-t-il de différent dans la manière dont le soleil se couche, ici ?
— Réfléchis. Quand le soleil descend derrière les pics des montagnes à
l’ouest, l’obscurité s’étend sur la plaine de Shinar. Mais ici, nous sommes
plus haut que les montagnes, et nous le voyons toujours. Il doit plonger plus
profond pour qu’on voie venir la nuit. »
Hillalum en resta bouche bée lorsqu’il comprit. « L’ombre des
montagnes marque le début de la nuit. La nuit tombe sur terre avant de
tomber ici. »
Kudda hocha la tête. « On peut la regarder gravir la tour, du sol jusqu’au
ciel. Elle va vite, mais vous devriez pouvoir observer le phénomène. »
Il observa le globe rouge durant une minute, puis il baissa les yeux et
pointa son doigt. « Maintenant ! »
Hillalum et Nanni baissèrent eux aussi les yeux. À la base de l’immense
pilier, la minuscule Babylone se trouvait dans l’ombre. L’obscurité escalada
la tour tel un dais qui se serait déroulé vers le haut. D’abord assez lente
pour qu’Hillalum se croie capable de mesurer le passage du temps, elle
accéléra à leur approche et glissa sur eux en un clin d’œil, avant de les
laisser dans le crépuscule.
Hillalum roula sur lui-même et leva les yeux, juste à temps pour voir les
ténèbres gravir le reste de la paroi. Peu à peu, le ciel s’assombrit tandis que
le soleil s’enfonçait derrière le bord du monde, au loin.
« Beau spectacle, n’est-ce pas ? » dit Kudda.
Hillalum ne répondit rien. Pour la première fois, il savait ce qu’était la
nuit : l’ombre de la terre même, projetée contre le ciel.

Deux jours plus tard, Hillalum s’était un peu accoutumé à l’altitude.


Bien qu’ils se trouvent désormais près d’une lieue au-dessus du sol, il
parvenait, debout au bord de la rampe, à baisser les yeux vers la base de la
tour. Il prit appui contre l’un des piliers, se pencha avec prudence pour
tourner la tête vers le sommet et constata que l’édifice ne ressemblait plus à
une colonne lisse.
Il s’adressa à Kudda : « La tour paraît s’élargir plus haut. Comment cela
se peut-il ?
— Regarde mieux. Il y a des balcons fixés sur ses flancs. En cyprès, et
suspendus à des cordes de lin. »
Hillalum plissa les paupières. « Des balcons ? Mais à quoi servent-ils ?
— On y épand de la terre afin de cultiver des légumes. À cette altitude,
l’eau est rare ; on plante surtout des oignons. Plus haut, il pleut davantage,
et tu verras des haricots.
— Comment se fait-il que cette pluie, plus haut, ne tombe pas
jusqu’ici ? » demanda Nanni.
Kudda parut surpris par son ignorance. « Elle s’évapore au long de sa
chute, bien sûr.
— Oh ! bien sûr. » Nanni haussa les épaules.
Le lendemain, en fin de journée, ils atteignirent le niveau des premiers
balcons plantés de rangs d’oignons et soutenus par de grosses cordes fixées
au mur, juste au-dessous des balcons supérieurs. À chaque niveau,
l’intérieur de l’édifice comportait des logis étroits pour les familles des
haleurs. Les femmes, assises dans les encadrements de porte, cousaient des
tuniques ou, accroupies dans les jardins, déterraient des bulbes. Les enfants
se poursuivaient le long des rampes, en serpentant parmi les chariots, et
couraient sans peur sur les balcons qu’aucune rambarde ne bordait. Les
habitants de la tour n’eurent aucun mal à reconnaître les mineurs dans le
convoi, et ils les saluèrent de la voix et du geste, en souriant.
À l’heure du dîner, on parqua les chariots et on déchargea la nourriture
et autres marchandises destinées aux habitants. Les haleurs saluèrent les
leurs et proposèrent aux mineurs de partager leur repas. Hillalum et Nanni
dînèrent en compagnie de la famille de Kudda et firent honneur au riche
menu de poisson séché, de pain, de vin de datte, et de fruits.
Hillalum s’avisa que cette section de l’édifice formait un minuscule
quartier disposé en ligne entre deux rues, la rampe ascendante et la rampe
descendante. Il y avait là un temple où s’organisaient les rituels des
festivals, des magistrats qui arbitraient les litiges, des boutiques
approvisionnées par le convoi. Bien sûr, la petite localité restait
indissociable de la caravane, chacune devant son existence à l’autre.
Pourtant, chaque convoi constituait un trajet, un événement qui reliait deux
endroits distincts. Ce bourg, au lieu d’un établissement permanent, n’était
qu’une étape d’un voyage séculaire.
Après dîner, il demanda à Kudda et aux siens : « L’un de vous a-t-il
jamais visité Babylone ?
— Non, pourquoi donc ? » répondit Alitum, la femme de Kudda. « C’est
un long trajet, et on a tout ce qu’il faut ici.
— Vous n’avez aucun désir de fouler le sol ? »
Kudda haussa les épaules. « Nous vivons sur la route des cieux ; tout le
travail qu’on effectue vise à l’allonger encore. Quand nous quitterons la
tour, ce sera pour prendre la rampe ascendante, et non la descendante. »

Vint le jour, au fil de la montée, où la tour parut semblable qu’on


regarde vers le haut ou vers le bas depuis le bord de la rampe. Au-dessous,
la hampe de l’édifice devenait invisible bien avant sa base. Au-dessus, on
n’en discernait toujours pas le sommet. Bref, on ne voyait qu’une longueur
de tour. Lever ou baisser les yeux était pareillement terrifiant, car le
réconfort qu’offrait la solution de continuité s’était évanoui ; on n’avait plus
d’assise. L’édifice évoquait un fil en suspens dans les airs, séparé de la terre
comme du ciel.
Par instants, durant cette partie de l’ascension, Hillalum se laissait aller
au désespoir, car il se sentait loin du monde, et étranger à celui-ci ; il lui
semblait que la terre le rejetait pour sa déloyauté tandis que le ciel le
dédaignait. Il aurait aimé que Jéhovah, d’un signe, montre qu’il approuvait
l’entreprise ; autrement, pouvait-on supporter d’habiter un endroit qui
offrait si peu de réconfort à l’âme ?
Les habitants, à cette altitude, considéraient leur situation sans gêne
aucune ; ils continuaient d’accueillir les mineurs avec chaleur, de leur
souhaiter bonne chance pour leur tâche sous la voûte du ciel. Ils vivaient
dans la brume des nuées, voyaient des orages au-dessus et en dessous,
tiraient leurs récoltes de l’air même, et il ne leur serait jamais venu à l’idée
que l’homme, peut-être, n’avait nulle place en un tel lieu. Ils ne recevaient
aucune assurance sacrée, aucun encouragement divin, pourtant ils
ignoraient le doute.
Au fil des semaines, l’apogée du soleil et de la lune dans leur course
quotidienne s’abaissa. L’astre nocturne baignait le flanc sud de la tour de sa
lueur argentée, comme si l’œil de Jéhovah se fixait sur les grimpeurs.
Bientôt, ils se trouvèrent au niveau de la lune dans sa trajectoire. Ils avaient
atteint l’altitude du premier corps céleste. Plissant les paupières afin de
contempler son visage grêlé, ils s’émerveillèrent de son mouvement
majestueux qui méprisait le moindre support.
Ensuite, ils s’approchèrent du soleil. En cette saison d’été, l’astre du
jour passait presque à la verticale de Babylone et, à pareille hauteur, près de
l’édifice. Aucune famille n’habitait cette section de la tour, qui ne supportait
par ailleurs aucun balcon, car la chaleur aurait suffi à rôtir l’orge sur pied.
Le mortier des briques n’était plus du bitume, qui aurait fondu et dégouliné,
mais de l’argile cuite et recuite par la fournaise. En guise de protection face
à la température diurne, on avait élargi les piliers jusqu’à ce qu’ils forment
un mur presque ininterrompu qui changeait la rampe en tunnel et dont les
rares interstices admettaient le vent sifflant et des lames de lumière dorée.
Il fallut ajuster l’étagement des équipes de haleurs, jusque-là régulier.
On partait un peu plus tôt chaque matin, afin de bénéficier de davantage
d’obscurité. Au niveau du soleil, on ne grimpa plus que de nuit. Le jour, on
tâchait de s’assoupir, nu dans le vent brûlant. Les mineurs suants
redoutaient, s’ils parvenaient à dormir, de mourir étouffés avant de pouvoir
se réveiller. Toutefois les haleurs, qui avaient effectué le trajet à maintes et
maintes reprises, n’avaient jamais perdu un seul homme. On dépassa enfin
l’altitude du soleil et la situation revint à la normale.
À ceci près que la clarté montait, ce qui paraissait anormal au possible.
Les balcons présentaient des planchers ajourés, afin que la lumière les
éclaire ; l’humus ne recouvrait que les passerelles restantes, et les plantes se
courbaient pour capter les rayons du soleil.
Ensuite la caravane atteignit le niveau des étoiles, vaste champ de
petites sphères flamboyantes. Hillalum les aurait crues plus denses : même
compte tenu des orbes minuscules invisibles du sol, elles semblaient
éparpillées de loin en loin. En outre, au lieu de se trouver toutes à la même
hauteur, elles s’élevaient sur plusieurs lieues. On avait peine à estimer leur
éloignement, car rien ne permettait d’évaluer leur taille, mais, parfois, l’une
d’elles devait frôler l’édifice, à en juger par sa vitesse ahurissante. Hillalum
s’avisa alors que tous les objets célestes filaient à la même allure afin de
survoler le monde d’un bord à l’autre en une seule journée.
De jour, le ciel était d’un bleu plus pâle qu’il n’y paraissait du sol, signe
qu’ils approchaient de la voûte. En étudiant ce ciel diurne, Hillalum,
stupéfait, constata qu’on distinguait les étoiles. On ne les voyait pas de la
terre, dans l’éclat du soleil, mais, de cette altitude, elles se révélaient
distinctement.
Un soir, Nanni vint le retrouver en toute hâte et lui déclara : « Une étoile
a heurté la tour !
— Quoi !? » Hillalum jeta un regard paniqué à la ronde. Il lui semblait
avoir reçu un coup sur la tête.
« Pas maintenant, mais il y a longtemps, plus d’un siècle. Un des
habitants de la tour le raconte ; son grand-père se trouvait là. »
Ils longèrent le passage jusqu’à trouver des mineurs assis autour d’un
vieillard ratatiné. «… logée dans les briques une demi-lieue plus haut. On
observe encore l’empreinte qu’elle a laissée ; on dirait une cicatrice géante.
— Qu’est-il advenu de l’étoile ?
— Elle brûlait, elle grésillait, et elle brillait si fort qu’on ne pouvait la
regarder. Certains voulaient la dégager, afin qu’elle reprenne sa course,
mais elle était trop chaude pour qu’on l’approche et nul n’osait l’arroser.
Elle a refroidi en plusieurs semaines pour devenir une masse noueuse de
métal céleste noir qu’un homme aurait à peine cerclée de ses bras.
— Si grosse ? » demanda Nanni d’une voix empreinte de respect.
Quand les étoiles tombaient d’elles-mêmes sur terre, on retrouvait parfois
de petits morceaux de métal céleste, un matériau plus dur que le meilleur
bronze. On ne pouvait pas le fondre pour le couler, aussi le martelait-on une
fois porté au rouge ; on en faisait des amulettes.
« De fait, personne n’avait jamais entendu parler d’une telle masse
retrouvée sur terre. Vous imaginez les outils que l’on aurait pu en tirer !
— Vous avez essayé de la travailler afin d’en tirer des outils ? demanda
Hillalum, horrifié.
— Non ! Chacun craignait d’y toucher. Tous les habitants sont
descendus pour attendre que Jéhovah les châtie d’avoir dérangé les œuvres
de la Création. Ils ont patienté des mois, mais aucun signe n’est apparu.
Enfin, ils sont remontés et ils ont extrait l’étoile. Elle se trouve dans un
temple, en ville. »
Après un silence, un des mineurs déclara : « Je ne savais rien de cette
étoile, même si je connais bien des récits qu’on raconte à propos de la tour.
— Il s’agissait d’un tabou. On préférait le taire. »

À mesure qu’ils poursuivirent leur ascension, la couleur du ciel


s’éclaircit, jusqu’à ce qu’un matin Hillalum s’éveille, gagne le bord de la
rampe et pousse un cri surpris : ce qu’il considérait jusque-là comme un ciel
pâle se révélait être un plafond blanc, loin au-dessus d’eux. Ils avaient
grimpé assez haut pour découvrir la voûte, voir la carapace du ciel entier.
Tous les mineurs murmuraient en levant la tête, le regard fixe tels des idiots,
alors que les habitants de la tour riaient d’eux.
En continuant, constater à quel point ils étaient proches de leur but les
stupéfia. Par son uniformité, la voûte les avait bernés, indétectable jusqu’au
moment où elle avait soudain surgi juste au-dessus d’eux. À présent, ils
montaient non pas vers le ciel, mais vers une plaine monotone qui s’étendait
à l’infini dans toutes les directions.
Sa vue désorientait Hillalum. Parfois, devant la voûte, il lui semblait que
le monde s’était en quelque sorte inversé, et que trébucher signifierait
tomber vers le haut à sa rencontre. Lorsque la voûte paraissait bel et bien
reposer au-dessus de sa tête, elle constituait un énorme fardeau qui
l’oppressait. Strate aussi lourde que le monde, mais démunie du moindre
étai, elle lui inspirait une peur qu’il n’avait jamais ressentie dans les mines :
il craignait qu’elle ne s’écroule sur lui.
Par moments, elle lui paraissait une falaise d’une hauteur inimaginable,
la plaine floue une autre falaise, et la tour un câble tendu entre les deux. Ou,
pis, il se sentait incapable de discerner le haut du bas et son corps ne savait
plus dans quel sens il était attiré : le vertige, en bien pire. Ou il s’éveillait
d’un sommeil agité, en sueur, les doigts perclus de crampes à force
d’essayer de se cramponner au sol en briques.
Si Nanni et les autres avaient eux aussi les yeux caves, ils taisaient ce
qui troublait leurs nuits. Au lieu d’accélérer ainsi que l’espérait leur
contremaître, l’ascension ralentit ; loin de les motiver, la vue de la voûte les
angoissait. Les haleurs s’impatientaient. Hillalum s’interrogea. Quelle sorte
de gens cette existence forgeait-elle ? Comment échapper à la folie ?
Finissait-on par accepter de telles conditions ? Les enfants nés sous un ciel
solide hurleraient-ils de terreur s’ils foulaient la terre ferme ?
Peut-être les hommes n’étaient-ils pas censés vivre en un tel lieu. Si leur
nature les empêchait d’approcher les cieux de trop près, alors ils devaient
rester sur terre.
Quand ils parvinrent au sommet de la tour, le sentiment de
désorientation se dissipa ; ou peut-être étaient-ils immunisés à présent. Là,
debout sur la plate-forme carrée, les mineurs contemplèrent la scène la plus
formidable jamais offerte aux hommes : loin au-dessous d’eux, à perte de
vue dans toutes les directions, se déployait une tapisserie de terre et d’eau,
voilée de brume. Juste au-dessus d’eux pesait le toit du monde, la limite
absolue du ciel, garantissant leur position avantageuse comme la plus haute
possible. Devant eux gisait la Création dans toute la mesure où l’esprit
humain pouvait la concevoir.
Les prêtres conduisirent une prière à Jéhovah, pour le remercier de leur
permettre d’en voir autant et implorer son pardon de vouloir en voir
davantage.

Là, au sommet, on posa les briques, dans la bonne odeur piquante du


goudron qui montait des chaudrons bouillants où fondaient les morceaux de
bitume. Il s’agissait du parfum le plus terrestre que les mineurs aient humé
en quatre mois et leurs narines frémissaient désespérément pour en capter
une vague fragrance avant que le vent l’emporte. Là, au sommet, le limon
qui, jadis, fuyait des interstices du sol se solidifiait pour tenir les briques en
place et la terre se faisait pousser un nouveau membre pour toucher le ciel.
Là travaillaient les maçons qui, barbouillés de bitume, mélangeaient le
mortier et posaient les lourdes briques avec une précision absolue. Plus que
quiconque ils devaient s’interdire le vertige face à la voûte, car la tour ne
pouvait dévier d’un pouce de la verticale. Leur tâche se terminerait bientôt,
enfin, et, après quatre mois d’ascension, les mineurs étaient prêts à entamer
la leur.
Les Égyptiens arrivèrent peu après. Frêles de stature, noirs de peau, ils
arboraient des barbes clairsemées et tiraient des chariots chargés de
marteaux en dolérite, d’outils en bronze, de coins en bois. Leur
contremaître, Senmut, conféra avec Béli, le contremaître des Élamites, sur
la manière de percer la voûte. Les Égyptiens, de même que les Élamites,
bâtirent une forge avec les éléments qu’ils avaient apportés, pour pouvoir
refondre les outils en bronze que le travail émousserait.
Tendre la main ne suffisait pas à toucher la voûte. Il fallait sauter. Lisse,
fraîche, elle paraissait d’un granit blanc à grain fin qui ne présentait aucune
marque, aucun signe distinctif. Là résidait le problème.
Longtemps auparavant, Jéhovah avait envoyé le Déluge, et libéré les
eaux d’en bas comme celles d’en haut ; les flots des Abysses avaient jailli
des sources de la terre, les flots des cieux cascadé par les vannes de la
voûte. Mais, de près, on ne discernait aucune vanne. C’est en vain qu’on la
scruta sous tous les angles : nulle ouverture, nulle fenêtre, nul joint
n’interrompait la plaine de granit.
Il semblait que leur tour ait rencontré la voûte en un point situé entre les
réservoirs, heureux hasard. Confrontés à une vanne, ils auraient dû se
risquer à l’ouvrir et à vider le réservoir. La pluie serait tombée sur le Shinar,
hors saison, plus abondante que les précipitations hivernales ; l’Euphrate
n’aurait pas manqué de déborder. Elle aurait sans doute pris fin une fois le
réservoir vide, mais la possibilité subsistait que Jéhovah, pour les châtier,
laisse la pluie durer jusqu’à ce que la tour s’effondre, que Babylone se
dissolve en torrents de boue.

Le risque subsistait. Soit que les vannes échappent aux regards des
mortels, soit qu’elles se trouvent à des lieues de là, il pouvait tout de même
y avoir un immense réservoir juste au-dessus d’eux.
Décider de la meilleure façon d’opérer causa un vif débat.
« Jéhovah ne balayerait pas la tour dans une inondation », argua
Qurdusa, un maçon. « Si elle constituait un sacrilège, Jéhovah l’aurait
détruite bien plus tôt. Nous avons œuvré des siècles durant sans que
Jéhovah montre le moindre signe de déplaisir. Jéhovah videra le réservoir
avant que nous ne le crevions.
— Si Jéhovah voyait cette entreprise d’un si bon œil, il y aurait là un
escalier tout prêt, pour atteindre la voûte », riposta Éluti, un Élamite.
« Jéhovah n’aidera pas plus ce projet qu’il ne l’entravera ; si on crève un
réservoir, il nous faudra faire face à un torrent d’eau. »
En un instant pareil, Hillalum ne put taire ses doutes plus longtemps.
« Et si les eaux n’avaient pas de fin ? lança-t-il. Jéhovah ne nous punira
peut-être pas, mais Jéhovah pourrait nous laisser devenir l’instrument de
notre propre châtiment.
— Élamite, dit Qurdusa, même en tant que nouveau venu sur la tour, tu
devrais te rendre compte de ce que tes paroles ont d’insensé. Nous œuvrons
par amour pour Jéhovah, ainsi que nous l’avons fait toute notre vie et ainsi
que nos ancêtres l’ont fait durant des générations entières. Des hommes
aussi vertueux ne sauraient encourir un jugement bien sévère.
— C’est vrai, notre labeur vise un objectif des plus pur, mais cela ne
signifie pas que nous ayons travaillé sagement. Les hommes ont-ils
vraiment pris le bon chemin quand ils ont choisi de vivre leur vie loin du sol
sur lequel ils ont été façonnés ? Jéhovah n’a pas dit non plus que ce choix
était judicieux. À présent, nous voici prêts à crever le ciel, alors que nous
ignorons s’il s’y trouve de l’eau. Si nous nous leurrons, comment être sûrs
que Jéhovah nous protégera des conséquences de nos propres erreurs ?
— Hillalum conseille la prudence, dit Béli. Je l’approuve. Veillons à
éviter de causer un second Déluge sur le monde, voire des pluies
dangereuses sur le Shinar. J’ai devisé avec Senmut, le contremaître des
Égyptiens, et il m’a montré les plans utilisés dans son pays pour sceller les
tombes des rois. Je crois que leurs méthodes nous offriront toute la sécurité
nécessaire quand nous commencerons à creuser. »

Les prêtres sacrifièrent bœuf et bouc à l’occasion d’une cérémonie où


on prononça maintes paroles sacrées et où on brûla beaucoup d’encens, puis
les mineurs s’attelèrent à leur tâche.
Bien avant d’atteindre la voûte, ils avaient jugé fort peu pratique
d’utiliser marteaux et pics : même en creusant à l’horizontale, ils n’auraient
avancé que de deux doigts dans le granit par jour, et creuser vers le haut se
révélerait encore bien plus lent. À la place, ils employaient donc l’abattage
au feu.
Avec le bois qu’ils avaient apporté, ils édifiaient sous le point de la
voûte choisi un bûcher, qu’ils alimentaient toute une journée. À la chaleur
des flammes, la pierre se fendait et éclatait. Le lendemain, après avoir laissé
le feu mourir, ils jetaient de l’eau sur la voûte afin d’en élargir les fissures.
On pouvait alors briser la roche en gros morceaux qui tombaient
lourdement sur la tour. Ils progressaient ainsi de près d’une coudée pour
chaque jour pendant lequel le feu brûlait.
Le tunnel ne s’élevait pas à la verticale mais en rampe, afin qu’une
volée de marches puisse le rejoindre du sommet de la tour. Comme
l’abattage au feu laissait derrière lui des parois et un sol lisses, on bâtissait
un escalier en bois pour éviter de glisser vers le bas. Au bout du tunnel, on
utilisait une plate-forme de briques cuites en guise de fondation au bûcher
qui permettait de continuer le creusement.
Lorsque le tunnel eut pénétré de dix coudées dans la voûte du ciel, on le
poursuivit à l’horizontale et on l’élargit afin d’y excaver une salle. Après
que les mineurs eurent fini d’ôter la roche affaiblie par le feu, les Égyptiens
se mirent au travail. Eux n’utilisaient pas de bûcher. Armés de leurs billes et
de leurs marteaux en dolérite, ils entreprirent de bâtir une porte coulissante
en granit.
Ils taillèrent un immense bloc de granit à même l’une des parois de la
salle. Hillalum et les autres mineurs s’efforcèrent de les aider, mais la tâche
était difficile : au lieu de broyer la pierre, il fallait en ôter des éclats à coups
de marteau bien réguliers ; taper trop fort, ou pas assez, ne servait à rien.
Au bout de plusieurs semaines, ils obtinrent un bloc plus haut qu’un
homme et plus large encore. Pour le dissocier du sol, on creusa autour de sa
base des incises dans lesquelles on enfonça au marteau des coins en bois
qu’on cliva en y plantant de plus petits coins avant de verser de l’eau par les
fentes, afin que le bois gonfle. Au bout de quelques heures, une fissure
parcourait toute la longueur et la largeur de la base du bloc, qui se trouva
libéré.
Les mineurs eurent de nouveau recours à l’abattage par le feu pour
ouvrir un passage ascendant à l’arrière de la salle, du côté droit, et creuser
devant l’arrivée du tunnel une rigole en pente de même largeur et d’une
coudée de profondeur à son extrémité. Ainsi, une rampe ininterrompue
traversait la salle devant l’entrée, jusqu’à sa gauche. Les Égyptiens y
chargèrent le bloc de granit et le poussèrent dans le passage latéral, où il
tenait juste, avant de le caler à l’aide d’un rang de briques de boue appuyé
au bas du mur de gauche tel un fin pilier couché sur la rampe.
La porte coulissante placée, les mineurs purent poursuivre le tunnel.
S’ils crevaient un réservoir, plus haut, et que le flot du firmament se
déversait, il suffirait de casser les briques une par une, de sorte que le bloc
glisse le long de la rampe jusqu’à buter au bout de la rigole, bloquant
l’entrée. Si l’eau jaillissait assez fort pour balayer les hommes jusqu’en
dehors de la salle, elle dissoudrait peu à peu les briques de boue et le bloc
glisserait. Dans les deux cas, le barrage remplirait son office. Les mineurs
n’auraient alors qu’à percer la voûte dans une direction différente afin
d’éviter le réservoir.
Le creusement reprit à l’avant de la salle. Pour faciliter la circulation de
l’air vers le front de taille, on tendit des peaux de bœuf sur de hauts cadres
en bois qu’on disposa en oblique de part et d’autre de la gueule du tunnel
au-dessus de la tour. Guidé dans le conduit, le vent qui soufflait sans cesse
sous la voûte céleste attisait le feu et dissipait la fumée sitôt celui-ci éteint,
permettant de creuser sans s’asphyxier.
Tandis que les mineurs maniaient le pic au bout du tunnel, les
Égyptiens, loin de se tourner les pouces une fois la porte coulissante
installée, taillaient des degrés dans le sol pentu pour remplacer l’escalier en
bois. Les blocs qu’ils retiraient à l’aide de leurs coins laissaient derrière eux
des marches de pierre.

Les mineurs creusaient, et leur ouvrage, s’il s’élevait sans cesse,


obliquait à intervalles réguliers tel le fil d’une couture géante. Ils bâtirent de
nouvelles salles fermées par une porte coulissante ; crever un réservoir
n’inonderait que la dernière section de l’ouvrage. Taillant des canaux dans
la voûte, ils y suspendirent passerelles et plateformes ; de ces dernières, loin
de la tour, ils forèrent des galeries latérales rejoignant le tunnel principal
beaucoup plus haut. On y guidait le vent afin de permettre l’aération et
d’évacuer la fumée sur le front de coupe.
Des années durant, le labeur continua. Au lieu de briques, les haleurs
montaient le bois et l’eau nécessaires à l’abattage au feu. On s’installait
dans les galeries juste sous la surface de la voûte et, sur les plateformes, on
cultivait des légumes qui pendaient dans le vide. Les mineurs vivaient aux
confins du paradis ; certains se marièrent et eurent des enfants. Rares étaient
ceux qui retournaient dans la plaine.

Un linge humide noué sur le visage, Hillalum prit pied sur les marches
en pierre après avoir descendu l’escalier en bois au sommet duquel il venait
de nourrir le bûcher, sur le front de coupe. Il attendrait des heures dans les
tunnels inférieurs, où le vent ne charriait guère de fumée.
Soudain un craquement retentit, le bruit d’une montagne fendue en
deux, puis un rugissement s’éleva, de plus en plus fort. Et un torrent dévala
la pente.
Un instant, Hillalum resta figé d’horreur. L’eau glacée lui balaya les
jambes et le renversa. Il se releva, cherchant son souffle, et, agrippé aux
marches, s’arc-bouta pour résister au courant. Ils avaient crevé un réservoir.
Il devait rejoindre la porte coulissante la plus proche avant qu’elle se
referme. Il sentait ses jambes, impatientes de l’emmener à grands bonds,
frémir, mais il perdrait l’équilibre s’il courait et les flots déchaînés, en
l’entraînant, le battraient à mort contre les parois. D’un pas aussi soutenu
qu’il l’osa, il descendit les degrés un par un.
Il arrivait de glisser, dévalant jusqu’à douze marches à la fois ; elles lui
raclaient le dos, mais il ne ressentait aucune douleur. La peur le tenaillait :
la galerie allait s’effondrer, et il périrait écrasé, ou la voûte s’ouvrir sur le
ciel béant, et il tomberait avec la pluie céleste. Le châtiment de Jéhovah
était sur eux, un second Déluge.
Quelle distance lui restait-il à parcourir pour atteindre la porte ? Le
tunnel paraissait s’étendre à l’infini, et l’eau se déversait toujours plus vite.
Il courait pour de bon, à présent.
Soudain il trébucha, s’étala dans une eau peu profonde. Il avait atteint le
bas de l’escalier et était tombé dans la salle de la porte coulissante où l’eau
montait à hauteur des genoux.
Il se releva, et vit Damqiya et Ahuni, deux autres mineurs. Ils le
remarquèrent au même instant. Ils se tenaient devant la pierre qui bloquait
déjà la sortie.
« Non ! s’exclama Hillalum.
— Ils ont fermé la porte ! s’époumona Damqiya. Ils n’ont pas attendu !
— Il y en a d’autres qui descendent ? hurla Ahuni d’un ton désespéré. À
nous tous, on déplacerait peut-être le bloc.
— Non, j’étais le dernier, répondit Hillalum. Ils peuvent le pousser, de
l’autre côté ?
— Ils ne nous entendront pas. » Ahuni tapa sur le granit à coups de
marteau, mais le bruit se perdit dans le fracas de la chute d’eau.
Jetant un regard alentour dans la pièce, Hillalum n’avisa qu’à ce
moment-là l’Égyptien qui flottait à plat ventre.
« Il s’est brisé la nuque dans l’escalier ! cria Damqiya.
— On ne peut vraiment rien faire ? »
Ahuni leva les yeux au ciel. « Jéhovah, épargne-nous ! »
Tous trois, debout dans l’eau qui montait, se mirent à prier avec ferveur
– mais ce serait en vain, Hillalum le savait. Le sort en était jeté. Jéhovah
n’avait pas demandé aux hommes de bâtir la tour, ni de percer la voûte. Ils
l’avaient décidé par eux-mêmes et périraient ici comme ils auraient péri sur
terre. Leur vertu ne les préserverait pas des conséquences de leurs actes.
L’eau atteignit leur poitrine. « Montons ! » cria Hillalum.
Ils gravirent les marches laborieusement, à contre-courant, tandis que
l’eau s’élevait sur leurs talons. L’inondation avait éteint les quelques
torches qui éclairaient le tunnel ; ils firent donc l’ascension dans le noir,
murmurant des prières qu’ils n’entendaient pas. Au sommet, le flot avait
délogé l’escalier en bois qui s’était coincé un peu plus bas dans la galerie.
Après l’avoir enjambé, ils prirent pied sur la pente de pierre lisse et, là, ils
attendirent que l’eau les porte plus haut.
Ils patientèrent sans un mot, à bout de prières. Hillalum se figura qu’il
se trouvait dans le gosier de Jéhovah qui, buvant l’eau du ciel, s’apprêtait à
avaler les pécheurs.
L’eau les souleva jusqu’à ce qu’Hillalum, tendant la main, touche le
plafond. L’énorme fissure par laquelle se déversait le flot béait, toute
proche. Seule une minuscule poche d’air subsistait.
« Lorsque le tunnel aura fini de se remplir, on nagera vers le haut ! »
hurla-t-il.
Ses compagnons avaient-ils entendu ? Il prit une dernière inspiration
quand l’eau atteignit le plafond, puis s’engouffra dans la fissure. Il mourrait
plus près du ciel qu’aucun homme avant lui.
La fissure s’étendait sur de nombreuses coudées. Lorsqu’il en sortit,
laissant derrière lui la paroi irrégulière sur laquelle il se guidait du plat de la
main, il se retrouva à flotter dans un néant aqueux. Un instant, il lui sembla
qu’un courant l’emportait, mais l’impression se dissipa. Perdu dans un noir
complet, il éprouva de nouveau l’horrible vertige qui l’avait saisi la
première fois qu’il avait approché la voûte : aucune direction ne lui
apparaissait, pas même le haut ni le bas. Il battit des bras et des jambes,
sans savoir s’il se déplaçait.
Impuissant, il flottait dans une eau étale ou filait dans un courant
furieux. Il ne sentait que le froid qui l’engourdissait, ne voyait aucune
lumière. N’y avait-il pas, dans ce réservoir, de surface qu’il puisse
atteindre ?
Soudain il heurta de nouveau la pierre. À tâtons, il trouva une fissure.
Était-il revenu à son point de départ ? L’eau le poussait par la brèche et il
n’avait plus la force de résister. Il rebondit contre les parois, entraîné dans
un vaste passage qui paraissait aussi étendu qu’un puits de mine. Sa poitrine
allait éclater dans ce tunnel interminable. Son souffle échappa à ses lèvres.
Il se noyait. L’obscurité alentour lui envahissait les poumons.
Les parois s’écartèrent autour de lui. Un fort courant le poussa vers le
haut. De l’air baigna son visage ! Et soudain, toute sensation l’abandonna.

Hillalum reprit connaissance la joue pressée contre de la pierre humide.


S’il ne voyait rien, il sentait l’eau au bout de ses doigts. Il roula sur lui-
même en gémissant. Les membres endoloris, il gisait nu, la peau écorchée
par les parois ou ridée par son séjour dans l’eau, mais il respirait de l’air.
Au bout d’un certain temps, il parvint à se relever. De l’eau coulait
autour de ses chevilles. Dans une direction, elle devenait plus profonde ;
dans la direction opposée, il y avait de la pierre sèche – de l’ardoise, lui
sembla-t-il au toucher.
Il régnait une obscurité totale, comme au fond d’une mine dépourvue de
torches. Du bout de ses doigts à vif, il se guida sur le sol jusqu’à ce que ce
dernier s’élève pour former une paroi. Telle une créature aveugle, il explora
les environs, peu à peu, en rampant. Il découvrit la source de l’eau, une
grande ouverture dans le sol. La mémoire lui revenait ! Le réservoir l’avait
recraché par ce trou. Il continua de ramper pendant ce qui lui sembla des
heures. S’il se trouvait dans une caverne, elle était immense.
Il découvrit un endroit où le sol s’élevait en pente douce. S’agissait-il
d’un passage menant plus haut jusqu’à rejoindre le paradis ?
Hillalum rampa sans aucune idée du temps qui passait. Il ne retrouverait
pas son point de départ s’il devait rebrousser chemin, mais il n’en avait
cure. Quand il le pouvait, il suivait des tunnels ascendants, et d’autres,
descendants, quand il le devait. Même si, plus tôt, il avait avalé davantage
d’eau qu’il ne s’en serait cru capable, il souffrit de la soif, et de la faim.
Enfin il vit de la lumière, et il courut dehors.
La clarté lui ferma les yeux. Il tomba à genoux, les poings pressés
contre ses paupières. Était-ce là l’éclat de Jéhovah ? Ses yeux y
résisteraient-ils ? Un instant plus tard, il parvint à les ouvrir et contempla un
désert. Derrière lui béait la grotte d’où il avait émergé, au pied d’une chaîne
de montagnes, et les rochers et les sables s’étendaient jusqu’à l’horizon.
Le ciel ressemblerait à la terre ? Jéhovah demeurerait en un tel endroit ?
À moins qu’il s’agisse d’un autre royaume de la Création, d’une autre terre
au-dessus de la sienne, tandis que Jéhovah résidait plus haut encore ?
Un soleil effleurait le sommet des montagnes. Se levait-il, se couchait-
il ? Y avait-il des jours et des nuits, en ce lieu ?
Hillalum plissa les yeux pour mieux discerner le paysage de dunes. Une
ligne se déplaçait à l’horizon. Une caravane ?
Il s’élança en hurlant du fond de sa gorge parcheminée, jusqu’à ce que
le souffle lui manque. À l’extrémité du convoi, quelqu’un l’aperçut et arrêta
le train de bêtes et de gens. Hillalum continua à courir.
Celui qui l’avait aperçu paraissait un homme, et non un esprit. Vêtu
pour le désert, il tenait prête une gourde d’eau. Hillalum, pantelant, but de
son mieux.
Enfin, il rendit le récipient à l’autre. « Où sommes-nous ? demanda-t-il
d’une voix haletante.
— Des bandits t’ont attaqué ? Nous allons à Erech. »
Hillalum le regarda. « Tu te moques de moi ! » hurla-t-il. L’homme se
recula, aux aguets ; il paraissait le croire fou de chaleur. Hillalum vit un
autre membre de la caravane venir aux nouvelles. « Erech est en Shinar !
— En effet. Tu n’allais pas en Shinar ? » Le nouveau venu tenait ferme
un grand bâton.
« Je viens de… j’étais à…» Hillalum marqua une pause. « Vous
connaissez Babylone ?
— Oh ! c’est donc ta destination ? Elle se trouve au nord d’Erech, à peu
de distance. Le voyage n’est pas difficile.
— La tour… vous en avez entendu parler ?
— Bien sûr, le pilier du paradis. On dit qu’au sommet, des hommes
creusent un tunnel dans la voûte du ciel. »
Il tomba assis dans le sable.
« Tu es malade ? » Les deux conducteurs échangèrent des murmures,
puis allèrent conférer avec les autres. Hillalum ne leur prêta plus la moindre
attention.
Il se trouvait en Shinar. Il avait regagné la terre. Quoique monté au-
dessus des réservoirs du ciel, il était retourné sur terre. Jéhovah l’aurait
amené ici pour l’empêcher de monter plus haut ? Hillalum n’avait pourtant
vu aucun signe, aucun indice prouvant que Jéhovah l’avait remarqué. Il
n’avait pas assisté à un miracle accompli par Jéhovah pour le placer ici. De
son point de vue, il avait nagé depuis les profondeurs du réservoir qui
dominait la voûte céleste et pénétré dans la caverne par en dessous.
D’une façon ou d’une autre, la voûte céleste se trouvait sous la terre.
Elles gisaient l’une contre l’autre, alors que maintes lieues les séparaient.
Comment cela se pouvait-il ? Comment des endroits si éloignés pouvaient-
ils se toucher ? Il avait mal à la tête rien que d’y penser.
Soudain, l’inspiration lui vint : un cylindre sigillaire ! Si on le roulait sur
une tablette d’argile molle, le cylindre gravé laissait une empreinte. Deux
signes pouvaient apparaître aux extrémités opposées d’une tablette alors
qu’ils se situaient côte à côte sur le cylindre. Le monde entier ressemblait à
cet objet. Les hommes se représentaient le paradis et la terre aux deux bouts
d’une tablette, et le ciel et les étoiles entre eux ; mais le monde s’enroulait
de telle sorte que, fantastiquement, le paradis et la terre se touchaient.
Il semblait que Jéhovah n’ait pas jeté bas la tour, ni puni les hommes
d’avoir voulu dépasser leurs limites imposées, car le plus long des trajets les
ramenait au point de départ. Si des siècles de labeur ne leur révélaient rien
de la Création qu’ils ne sachent déjà, l’entreprise leur permettrait pourtant
d’entrevoir l’inimaginable complexité, l’incroyable élégance de l’œuvre de
Jéhovah en contemplant la structure du monde dans toute son ingéniosité.
Cette structure désignait l’œuvre de Jéhovah, et dissimulait l’œuvre de
Jéhovah.
Les hommes, de la sorte, connaîtraient leur place dans la Création.
Hillalum se remit debout, ébloui, les jambes molles, et se dirigea vers
les conducteurs de la caravane. Il allait regagner Babylone et peut-être
retrouver Lugatum. Il donnerait de ses nouvelles aux habitants de la tour. Il
leur dirait la forme du monde.
COMPRENDS

NOUVELLE TRADUITE PAR JEAN-PIERRE PUGI


Je sens la glace contre mon visage ; je ne la trouve pas froide mais
râpeuse. Mes gants glissent ; je ne découvre aucune prise. Je discerne des
silhouettes, tout là-haut. Des gens qui vont et viennent, impuissants. Je
voudrais marteler avec mes poings la dalle transparente qui me sépare de
ces personnes, mais mes bras se déplacent au ralenti, mes poumons ont dû
éclater et j’ai des vertiges. J’ai l’impression de me dissoudre…
Je me réveille, en hurlant. Mon cœur s’est emballé. Seigneur ! Je
repousse les couvertures et m’assieds au bord du lit.
Il s’agit d’un souvenir que je viens de recouvrer. Je me rappelais
seulement ma chute à travers la glace. D’après le médecin, mon esprit avait
effacé le reste. À présent, je me souviens de tout, et c’est le pire de tous mes
cauchemars.
Mes mains se crispent sur le couvre-lit et je me mets à trembler. J’essaie
de me détendre, de respirer plus lentement, mais je sens des sanglots
grimper dans ma gorge. Le réalisme était tel que j’ai connu une nouvelle
agonie, j’ai ressenti une deuxième fois ce qu’on éprouve en mourant.
J’ai séjourné près d’une heure dans l’eau glacée. J’avais plus de points
communs avec un légume qu’avec toute autre chose, lorsqu’ils m’ont
remonté à la surface. Suis-je rétabli ? C’est la première fois qu’ils testent ce
produit sur un patient dont le cerveau a été dégradé à ce point. A-t-il été
efficace ?
Le même cauchemar, encore et encore. À mon troisième réveil, je sais
que je ne me rendormirai pas. Je consacre les heures qui me séparent de
l’aube à me ronger les sangs. Est-ce dû à ce qu’ils m’ont fait ? Est-ce que je
sombre dans la folie ?
Demain, je me rendrai à l’hôpital pour mon examen hebdomadaire.
J’espère que l’interne fournira des réponses aux questions que je me pose.

Je m’engage dans le centre de Boston, et le Dr Hooper me reçoit une


demi-heure plus tard. Me voici assis sur une civière, dans une salle
d’auscultation, derrière un rideau jaune. L’écran plat du moniteur fixé au
mur à hauteur de ma taille est orienté de façon à me dissimuler ce qui s’y
affiche. Le médecin s’affaire sur un clavier, sans doute pour ouvrir mon
dossier, puis il m’examine. Pendant qu’il braque sa petite lampe sur mes
pupilles, je lui résume mes cauchemars.
« En faisiez-vous, avant votre accident ? »
Il prend un maillet et tapote mes coudes, mes genoux et mes chevilles.
« Jamais. C’est un effet secondaire du traitement ?
— Pas secondaire. L’hormone K régénère de nombreux neurones. Les
changements sont importants et il faut s’y adapter. C’est certainement la
cause de tous ces mauvais rêves.
— L’effet est-il permanent ?
— J’en doute. Il est probable que vous vous en débarrasserez dès que
votre cerveau se sera habitué aux connexions qui viennent de se
reconstituer. Levez l’index pour effleurer le bout de votre nez puis de ce
doigt. »
Je m’exécute. Il me demande de mettre successivement en contact tous
mes doigts avec mon pouce, le plus rapidement possible. Je dois ensuite
marcher le long d’une ligne droite, comme lors d’un test de dépistage
d’alcoolémie. Pour terminer, il me pose des questions.
« Énumérez les différentes parties d’une chaussure.
— Il y a la semelle, le talon, les lacets. Heu, les trous dans lesquels on
passe les lacets s’appellent des œillets… Oh, j’allais oublier la languette,
sous les lacets !
— Parfait. Maintenant, répétez ces chiffres : Trois neuf un sept quatre…
— … six deux. »
Il est évident qu’il ne s’y attendait pas.
« Quoi ?
— Trois neuf un sept quatre six deux. C’est le nombre que vous avez
fourni lors du premier test, celui que vous m’avez fait passer pendant mon
hospitalisation. Compte tenu du début, j’ai présumé qu’il s’agissait du
même.
— Vous n’étiez pas censé l’apprendre par cœur. C’est votre mémoire à
court terme que nous essayons d’évaluer.
— Je ne l’ai pas mémorisé intentionnellement. Il m’est revenu à l’esprit,
c’est tout.
— Vous rappelez-vous le nombre du deuxième test ? »
Je fais une pause, puis lui débite :
« Quatre zéro huit un cinq neuf deux. »
Ce qui le surprend.
« Peu de gens se souviennent d’autant de chiffres entendus une seule
fois. Utilisez-vous une méthode mnémotechnique particulière ?
— Non. J’ai d’ailleurs pour principe de noter tous les indicatifs dans la
mémoire de mon téléphone. »
Il se dirige vers l’ordinateur et pianote sur le pavé numérique.
« Essayez avec ça. »
Il me lit quatorze chiffres, que je lui répète.
« Pensez-vous pouvoir les réciter à l’envers ? »
Je le fais. Il fronce les sourcils et ajoute un commentaire dans mon
fichier.

Je suis assis devant le terminal d’une salle de tests de la section


psychiatrique, le seul endroit où le Dr Hooper peut poursuivre l’évaluation
de mes capacités. Je souris au miroir mural et le salue de la main, car je
présume qu’il dissimule une caméra vidéo. J’ai toujours eu de telles
attentions pour les caméras cachées des distributeurs de billets.
Le Dr Hooper vient me retrouver. Il tient un listing des résultats.
« Dites donc, Léon, vous vous en êtes… très bien tiré ! Votre score est
de quatre-vingt-dix-neuf pour cent aux deux tests. »
J’en reste bouche bée.
« Vous voulez rire ?
— Non. » Il a, lui aussi, d’évidentes difficultés à le croire. « Notez que
ce n’est pas le nombre de réponses exactes mais un coefficient établi par
rapport à l’ensemble de la population…
— Je sais. J’étais dans la tranche des soixante-dix pour cent, au lycée. »
Quatre-vingt-dix-neuf ! J’en cherche la confirmation au tréfonds de mon
être. Que devrait-on ressentir, en pareil cas ?
Il s’assied sur la table, sans lever les yeux des feuilles en accordéon.
« Vous n’avez pas fait d’études supérieures, n’est-ce pas ? »
Je redresse la tête.
« Je les ai entamées, pour les interrompre presque aussitôt. Mes profs
n’avaient pas la même conception que moi de l’éducation.
— Je vois. » Il doit imaginer que je me suis fait virer. « Eh bien, vous
avez réalisé de nets progrès ! Ils peuvent en partie s’expliquer par une plus
grande maturité, mais ils sont principalement dus à l’hormone K.
— Ses résultats sont spectaculaires.
— Ne vous emballez pas. Ces tests ne révèlent pas de quoi vous êtes
capable dans la vie de tous les jours. »
Il regarde ailleurs et j’en profite pour lever les yeux au ciel. Il s’est
produit un miracle et son seul commentaire est un truisme.
« J’aimerais approfondir la question en effectuant des tests
complémentaires. Êtes-vous libre demain ? »
Je retouche un hologramme, quand le téléphone se met à sonner. J’hésite
entre le clavier et le combiné, que je finis par décrocher à contrecœur. Je
laisse généralement au répondeur le soin de prendre les messages, lorsque
je travaille, mais je dois confirmer de vive voix que j’ai repris mes activités.
Mon hospitalisation m’a fait perdre des clients. C’est un problème auquel
sont confrontés la plupart des travailleurs indépendants. J’effleure la touche
et annonce :
« Holographies Greco, Léon Greco à l’appareil.
— Hé, Léon, c’est Jerry !
— Salut, Jerry. Quoi de neuf ? »
Je n’ai pas détaché les yeux de l’image qui s’affiche sur le moniteur :
deux engrenages hélicoïdaux imbriqués. Je trouve ce symbole de
coopération éculé, mais le client est roi.
« Se faire une toile, ça te tente ? Ce soir, je compte aller voir Les Yeux
d’acier avec Sue et Tori.
— Ce soir ? Impossible, c’est la dernière représentation de ce one-
woman show, au théâtre Hanning. »
Les dents des engrenages sont érodées et huileuses. Je clique
successivement sur chaque surface et modifie des paramètres.
« C’est quoi ?
— Ça s’appelle Symplectique. Un monologue en vers. » Je modifie
l’éclairage, pour atténuer les ombres aux points de jonction. « Ça te tente ?
— Un soliloque façon Shakespeare ? »
Le résultat est bien trop clair. Sur la bordure extérieure, la luminosité est
excessive. Je réduis l’intensité maximale de la lumière réfléchie.
« Non, une exploration du flux mouvant et insaisissable de la
conscience, sous quatre formes de versification différentes. Dont des
iambes. La critique parle d’un véritable tour de force.
— Je ne te savais pas amateur de poésie. »
Après avoir vérifié les données, je charge l’ordinateur de recalculer tout
ça.
« Je ne le suis pas, d’habitude, mais ce spectacle sort vraiment de
l’ordinaire. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Merci, je préfère le ciné.
— Alors, amusez-vous bien ! On pourrait peut-être se voir la semaine
prochaine ? »
Nous échangeons les banalités d’usage, puis je raccroche et laisse la
machine terminer ses calculs.
Et je prends brusquement conscience d’un détail. Je n’ai jamais pu
effectuer un travail digne de ce nom et répondre en même temps au
téléphone. Or, je viens de le faire, sans la moindre difficulté.
Dois-je m’attendre à d’autres surprises ? Ne plus avoir de cauchemars
m’a permis de me détendre, ce qui s’est accompagné d’un accroissement de
ma vitesse de lecture et de mes facultés d’assimilation. Je peux enfin lire les
livres que je n’ai jamais eu le temps de consulter et qui se sont entassés
dans ma bibliothèque. Ce qui s’applique aussi aux manuels techniques les
plus ardus. À l’université, je m’étais résigné à ne pas pouvoir étudier tout ce
qui m’intéressait. En avoir la possibilité est enivrant. J’étais aux anges
quand j’ai rapporté une brassée de nouveaux bouquins à mon domicile,
l’autre jour.
Et je viens de découvrir que je peux me concentrer simultanément sur
deux tâches, ce que je n’aurais jamais osé espérer. Ma joie est si intense que
je me lève de mon bureau pour pousser un cri de triomphe, comme si mon
équipe de base-ball préférée venait de remporter un match.

Le responsable du service de neurologie, le Dr Shea, a décidé de


s’occuper personnellement de mon cas. Sans doute espère-t-il s’approprier
le mérite de mes progrès. Nous nous connaissons à peine, mais il me traite
comme un patient de vieille date.
Il m’a convoqué à son cabinet, pour un entretien. Accoudé sur le plateau
de son bureau, il garde les doigts croisés.
« Que pensez-vous du développement de votre intelligence ? »
Sa question est stupide.
« Je m’en félicite.
— Voilà qui est parfait. Nous n’avons pour l’instant découvert aucune
contre-indication à ce traitement, et votre état ne justifie pas de nouvelles
injections d’hormone K. » Ce que je confirme d’un hochement de tête.
« Nous poursuivons néanmoins cette étude pour mieux connaître ses effets
sur l’intellect et nous aimerions – si vous êtes d’accord, bien entendu – vous
en administrer une dose supplémentaire pour voir ce qui en résulte. »
Il a su retenir mon attention. Il me tient finalement des propos dignes
d’intérêt.
« Bien volontiers.
— J’insiste sur le fait que c’est dans un but scientifique et non
thérapeutique. S’il est possible que vos facultés intellectuelles en soient
encore accrues, cela n’aura absolument aucune incidence sur un plan
médical.
— J’en suis conscient. Je présume que vous allez me demander de
signer une décharge ?
— En effet. Nous pouvons vous proposer un dédommagement
financier. »
Il cite un chiffre, mais je pense à autre chose.
« Ce sera parfait. »
Je tente d’imaginer ce qui en résultera peut-être et j’en frémis.
« Vous devrez par ailleurs accepter une clause de confidentialité. Ce
produit est très prometteur, mais nous ne voudrions pas d’un battage
prématuré.
— C’est compréhensible, docteur Shea. Y a-t-il d’autres personnes qui
ont reçu des injections supplémentaires ?
— Absolument. Vous ne serez pas un cas unique. Et je peux vous
assurer qu’il n’y a eu aucun effet secondaire préjudiciable.
— Qu’avez-vous constaté sur les autres cobayes ?
— Vous le dire vous influencerait. Vous imagineriez ressentir la même
chose. »
Il a l’habitude d’esquiver les questions de ce genre, mais j’insiste.
« Pourriez-vous au moins m’apprendre dans quelle mesure leur
intelligence s’est développée ?
— Les résultats varient en fonction des sujets. J’insiste sur le fait que
vous ne devez en aucun cas penser aux autres. »
Je dissimule ma frustration.
« Je comprends, docteur. »

Si Shea refuse de me fournir ces renseignements, je peux les obtenir par


des voies détournées. De chez moi, je me connecte via Internet à la banque
de données publique de la FDA(1) afin de consulter la liste des produits en
attente d’homologation pour des tests sur des humains.
La demande concernant l’hormone K a été déposée par Sorensen
Pharmaceutical, une société qui procède à des recherches sur les hormones
de synthèse favorisant la régénération des neurones du système nerveux
central. Je prends rapidement connaissance des résultats des expériences
effectuées sur des chiens et des babouins privés d’oxygène. Tous ces
animaux se sont rétablis. La toxicité est négligeable et aucun effet
secondaire n’est apparu à long terme.
Les analyses des échantillons corticaux ont cependant de quoi
surprendre. Les dendrites des neurones de substitution sont plus
nombreuses dans les cerveaux qui ont été gravement endommagés, alors
que leur nombre est normal chez les sujets sains. Les chercheurs en ont
conclu que l’hormone K ne remplace que les cellules détruites ou malades,
sans toucher aux autres. Quant aux dendrites en surnombre, elles sont à
première vue inoffensives. Les tomoscintigraphies ne révèlent aucune
modification du métabolisme cérébral et les scores obtenus aux tests
d’intelligence sont inchangés.
Dans la demande où ils sollicitent l’autorisation de procéder à des essais
cliniques sur des humains, les chercheurs de Sorensen proposent de tester le
produit sur des sujets sains puis sur des patients victimes de congestion
cérébrale, de la maladie d’Alzheimer ou – comme dans mon cas – sortis
d’un coma dépassé. Malgré l’anonymat des cobayes en question, les
résultats de ces expériences restent inaccessibles. Seuls les médecins qui
participent directement au projet peuvent consulter leurs dossiers.
Les expériences sur des animaux ne m’apprennent rien sur l’extension
de l’intelligence chez les humains. On peut raisonnablement penser que les
effets sont proportionnels au nombre de neurones remplacés, ce qui dépend
des dégâts subis au préalable. J’en déduis que les cobayes sortis d’un coma
dépassé font les progrès les plus spectaculaires. En obtenir la confirmation
devra cependant attendre.
Une question se pose : existe-t-il un plafond qu’on ne peut dépasser ou
l’intelligence continue-t-elle de se développer à chaque injection
additionnelle ? Cela, je le saurai avant les médecins.

Je n’éprouve aucune appréhension. Je me sens même détendu. Allongé


sur le ventre, je respire très lentement. Mon dos est engourdi. Ils m’ont
administré un anesthésique local avant de procéder à l’injection
intraspinale. Une intraveineuse n’aurait pas permis à l’hormone K de
franchir la barrière sang-cerveau. Je ne garde aucun souvenir des
précédentes interventions de ce type, mais je sais qu’on m’a déjà administré
ce produit à deux reprises : quand j’étais dans le coma puis à mon réveil,
avant que je recouvre mes facultés cognitives.

Je fais de nouveaux cauchemars. Sans être nécessairement violents, ils


sont bien plus déconcertants et traumatisants que les précédents. Souvent,
ils sont privés de tout élément auquel je pourrais attribuer un sens. Je
m’éveille en sursaut. Je hurle et me débats. Mais je sais qu’ils finiront à leur
tour par disparaître.

Plusieurs psychologues se penchent sur mon cas. Leur façon d’analyser


mon intelligence ne manque pas d’intérêt. Tel médecin considère mes
capacités en termes d’acquisition, de rétention, d’exécution et de transfert.
Un autre les évalue sous l’angle des mathématiques, de la logique, de la
communication verbale et de la visualisation spatiale.
Ces spécialistes me rappellent les profs que j’ai eus à l’université. Tous
se raccrochent à leur théorie préférée et ils n’hésitent pas à fausser les
résultats afin de la corroborer. Je les trouve encore moins crédibles que ces
enseignants. Ils n’ont rien à m’apprendre. Cette subdivision en catégories
ne permet pas d’évaluer mes progrès, étant donné que j’excelle – et le nier
serait stupide – dans tous les domaines.
Que j’étudie une nouvelle classe d’équation, la grammaire d’une langue
étrangère ou le fonctionnement d’un moteur, tout s’assemble et s’imbrique à
la perfection. Dans un cas comme dans l’autre, je n’ai pas à mémoriser des
règles puis à les appliquer. Je perçois ces choses comme un tout, une entité.
J’ai naturellement conscience des stades intermédiaires, mais les
appréhender réclame si peu de concentration que c’est devenu quasiment
intuitif.

Faire sauter les verrous d’un système informatique est sans intérêt. Je
comprends que cela fascine ceux qui ne peuvent s’empêcher de relever tous
les défis, mais ça manque intellectuellement d’attraits. Je compare cela à
exercer une pression sur toutes les portes d’un immeuble pour en trouver
une dont le verrou est branlant. C’est utile, mais lassant.
Accéder à la banque de données privée de la FDA a été facile. J’ai fait
afficher le plan du bâtiment et la liste des services mis à la disposition des
visiteurs sur un des terminaux muraux de l’hôpital, puis j’ai pénétré au cœur
du système d’exploitation pour y placer un leurre, un programme qui
reproduisait la page d’accueil. Je n’ai eu ensuite qu’à m’éloigner pour
attendre qu’un des médecins qui s’occupent de mon cas souhaite consulter
un fichier. Mon logiciel a rejeté son mot de passe et rétabli la véritable page
d’accueil. Un nouvel essai lui a permis d’arriver à ses fins, mais j’avais
entre-temps enregistré son code.
Ce qui m’a permis de prendre connaissance des dossiers de tous les
patients. L’hormone K n’a eu aucun effet sur les volontaires de la phase I,
ceux qui étaient bien portants. Il en va autrement pour les tests cliniques de
la phase II, qui se poursuit toujours. Quatre-vingt-deux individus traités à
l’hormone K et identifiés par un matricule – des congestions cérébrales, des
maladies d’Alzheimer et quelques rescapés de comas dépassés – font l’objet
de rapports hebdomadaires. Ils confirment ma supposition : plus le cerveau
a subi des dégâts importants, plus ce produit développe l’intelligence. Les
scanners révèlent en outre une forte accélération du métabolisme cérébral.
Pourquoi en va-t-il autrement avec les animaux ? Je pense que
l’explication relève du même principe que celui de la masse critique. Ils
n’ont pas au départ suffisamment de neurones pour concevoir de véritables
abstractions et ce ne sont pas quelques synapses supplémentaires qui y
changeront quoi que ce soit. Les humains dépassent ce seuil. Disposant
d’une conscience déjà étendue, ils utilisent les nouvelles connexions au
mieux de leurs possibilités.
Les rapports les plus intéressants concernent les études menées sur un
petit nombre de volontaires. Les injections d’hormones additionnelles
accroissent encore leurs capacités, mais tout dépend également des dégâts
initiaux. Les victimes de congestions cérébrales bénignes ne sont pas
devenues des génies, contrairement aux malades dont le cerveau a été
gravement endommagé.
De tous les patients qui ont été en coma dépassé, je suis le seul à avoir
reçu une troisième injection. Personne n’a autant de synapses que moi. On
peut se demander jusqu’où se développera mon intellect. Il me suffit d’y
penser pour que mon cœur s’emballe.

Satisfaire les caprices des médecins devient au fil des semaines une
corvée de plus en plus pesante. Ils voient en moi un âne savant, un
phénomène de foire. Pour les neurologues, je ne suis qu’une source de
tomoscintigraphies et, à l’occasion, un flacon de liquide céphalorachidien.
Les psychologues ont la possibilité d’explorer mon psychisme mais ils ont
tant d’idées préconçues qu’ils me considèrent comme un individu ordinaire
incapable d’apprécier le don qu’il a reçu.
Ils n’ont absolument pas conscience de l’importance de ce qui se
produit. Ils croient qu’un médicament ne peut améliorer les performances
d’un individu que dans le cadre de leurs expériences de laboratoire, que
seuls leurs tests ridicules permettent de mesurer mes progrès. C’est pour
cette raison qu’ils y consacrent tout leur temps. Or, un tel système a ses
limites. Mes parcours sans faute incessants ne leur apprendront rien parce
qu’ils ne disposent d’aucun point de référence, aussi loin de la courbe de la
normalité.
Ces résultats ne sont naturellement que de pâles reflets des
métamorphoses qui s’opèrent en moi. Les médecins ignorent ce qui se passe
à l’intérieur de ma tête, la prise de conscience de tout ce que j’ai raté et de
toutes les possibilités qui me sont révélées. Il existe à mon intelligence des
applications bien plus utiles que leurs expériences ridicules. Ma mémoire
presque infaillible et mes capacités de corrélation me permettent d’avoir un
jugement sûr en toutes circonstances et d’opter aussitôt pour le meilleur
moyen d’arriver à mes fins. Je ne suis plus tiraillé par l’indécision. Seules
les extrapolations purement théoriques représentent encore un défi pour
quelqu’un tel que moi.
Quelle que soit la matière étudiée, j’y découvre des formes, une
structure, la mélodie que représente l’ensemble des notes. Dans tous les
domaines : mathématiques et sciences, art et musique, psychologie et
sociologie. Lorsque je lis, je vois les auteurs cheminer péniblement d’un
point au suivant en cherchant à tâtons des liens qui leur échappent. Je les
compare à une foule d’individus qui ne connaissent pas la musique et qui
regardent la partition d’une sonate de Bach en espérant déterminer en
fonction de quels principes le compositeur a enchaîné les notes.
La beauté de ces formes ne me suffit plus, elles ne font qu’aiguiser mon
appétit. D’autres voies attendent d’être défrichées, des structures situées à
un niveau supérieur. Elles m’échappent encore ; par comparaison, mes
sonates ne sont constituées que de quelques notes isolées. J’ignore à quoi
ressemblent ces ensembles mais je finirai par le découvrir. Je souhaite
explorer et appréhender tout cela. Je n’ai jamais rien désiré avec autant
d’ardeur.
Ce médecin, ce Clausen, a une attitude radicalement différente de celle
de ses confrères. Tout en lui me révèle qu’il s’affuble d’un masque pour
dissimuler son malaise. Il s’exprime de façon amicale, mais sans l’aisance
qui caractérise le babil ininterrompu de ses collègues.
« Je vais vous expliquer ce test, Léon. Vous allez lire la description de
diverses situations. Chacune d’elles pose un problème et vous me direz ce
que vous feriez pour le résoudre.
— J’ai déjà répondu à des questions de ce genre.
— Parfait, parfait. »
Il pianote sur le clavier et un texte s’affiche sur le moniteur installé
devant moi. Je lis l’énoncé : un imbroglio d’horaires et de priorités. Son
réalisme m’étonne. Noter les réponses serait dans la plupart des cas bien
trop arbitraire. J’attends un peu avant de fournir ma solution, mais ma
rapidité le surprend malgré tout.
« Voilà qui est très bien, Léon. » Il enfonce une touche. « Essayons ça. »
Les problèmes se succèdent. Pendant que je lis le quatrième, Clausen se
concentre pour ne laisser filtrer qu’un intérêt strictement professionnel. J’en
déduis qu’il accorde une importance particulière à ma réponse. Il est ici
question d’intrigues politiques et de compétition farouche pour obtenir de
l’avancement.
Je comprends qui est cet homme. Il travaille pour le gouvernement,
peut-être pour l’armée. Il dépend probablement des services de recherche de
la CIA et il a été chargé d’évaluer la possibilité de créer de grands stratèges
grâce à l’hormone K. C’est la raison de son embarras. S’il a l’habitude
d’interroger des gens, ce sont des militaires ou des fonctionnaires, des
individus conditionnés à obéir aux ordres.
Il est probable que ceux de la CIA voudront me soumettre à des tests
supplémentaires, et qu’ils en feront autant avec d’autres cobayes, en
fonction de leurs résultats. Après quoi, ils demanderont à des agents de se
porter volontaires, des hommes qui seront privés d’oxygène puis traités à
l’hormone K. Je n’ai aucun désir qu’ils mettent le grappin sur moi, mais je
leur ai déjà révélé trop de choses sur mon compte pour espérer qu’ils me
ficheront la paix. La seule possibilité qui s’offre encore à moi, c’est de
réduire mon score en fournissant une réponse insatisfaisante à cette
question.
Ma proposition laisse à désirer, ce qui déçoit visiblement mon
interlocuteur. Il ne renonce pas pour autant. Je consacre à présent plus de
temps à lire les scénarios et mes solutions manquent de brio. Disséminé au
sein du reste, je repère ce qui a vraiment de l’importance : comment se
soustraire à l’OPA d’une société concurrente, comment mobiliser des
manifestants pour s’opposer à la construction d’une centrale
thermoélectrique. Je veille à fournir des réponses qui ne résolvent pas tout.
À la fin de ces tests, Clausen me renvoie et s’interroge sur la teneur du
rapport qu’il doit rédiger. Si je lui avais révélé mes véritables capacités, il
m’aurait déjà fait une offre au nom de ses employeurs. L’irrégularité de mes
scores l’incite à prendre du recul, mais c’est insuffisant pour changer quoi
que ce soit au résultat final. Les possibilités sont trop intéressantes pour que
la CIA y renonce.
Ma situation s’est modifiée de façon radicale. Quand le gouvernement
décidera de faire de moi un de ses cobayes, mon consentement sera
superflu. Trouver une solution devient urgent.

Quatre jours se sont écoulés et Shea est surpris.


« Vous ne voulez plus participer à cette étude ?
— Non, et j’arrête aujourd’hui. J’ai repris mes activités
professionnelles.
— Si c’est pour des raisons financières, je suis…
— Non, l’argent n’est pas en cause. J’en ai par-dessus la tête de tous ces
tests.
— Il est normal qu’ils finissent par lasser, au bout d’un certain temps.
Vous nous permettez d’apprendre énormément de choses. Nous apprécions
votre collaboration, Léon. Ce n’est pas…
— Je sais tout ce qu’ils vous révèlent, mais ça ne change rien à ma
décision. J’en reste là. »
Shea ouvre la bouche pour protester et je le prends de vitesse.
« J’ai conscience d’être toujours lié par la clause de confidentialité, et
vous n’aurez qu’à m’adresser un formulaire si vous voulez que je vous le
confirme par écrit. » Je me lève et me dirige vers la porte. « Adieu, docteur
Shea ! »

Il me téléphone seulement deux jours plus tard.


« Il faut absolument que vous passiez pour un examen, Léon. On vient
de m’informer de certains effets secondaires préoccupants chez des patients
traités à l’hormone K dans un autre hôpital. »
Il ment. Ce n’est pas le genre de choses qu’il me dirait au téléphone.
« Quels effets secondaires ?
— Des troubles de la vision. Un étirement du nerf optique, suivi par sa
détérioration. »
Ceux de la CIA lui ont dit de me débiter cette fable lorsqu’il leur a
appris que je laissais tomber. Dès que je serai à l’hôpital, cet homme me
fera interner pour incapacité mentale. Il ne lui restera qu’à me livrer aux
agents du gouvernement qui me transféreront dans un de leurs centres de
recherche.
Je joue au type affolé.
« J’arrive.
— Parfait ! » Shea est soulagé d’avoir su me convaincre. « Nous vous
examinerons immédiatement. »
Je raccroche et me tourne vers mon ordinateur pour consulter les
dernières entrées dans la banque de données de la FDA. Je n’y trouve
aucune référence à des effets secondaires, que ce soit sur le nerf optique ou
ailleurs. S’il est possible que je perde la vue, j’en serai le premier informé.
Le moment de changer d’air est venu. Je prépare aussitôt mes bagages.
Je solderai mon compte bancaire en quittant Boston. Vendre mon matériel
professionnel me permettrait de grossir mon pécule, mais la plupart de mes
appareils sont bien trop encombrants. Je ne récupère que ce qui est aisément
transportable. Deux heures plus tard, le téléphone sonne de nouveau, ce qui
m’indique que Shea se demande où je suis. Je laisse le répondeur prendre la
communication.
« Léon, êtes-vous encore chez vous ? C’est le Dr Shea. Nous vous
attendons. »
Il fera un nouvel essai puis enverra une équipe d’infirmiers – ou de
policiers – me cueillir.
Dix-neuf heures trente. Shea est toujours à son poste, à m’attendre. Je
mets le contact et quitte ma place de stationnement, en face de l’hôpital. Il
ne va pas tarder à voir l’enveloppe que j’ai glissée sous la porte de son
bureau. Il saura qui lui adresse ce message sitôt qu’il l’ouvrira.

Bonsoir, docteur Shea.


Je suppose que vous me cherchez.

Un sursaut de surprise, extrêmement bref. Il se ressaisit et joint les


services de sécurité pour demander que les agents fouillent le bâtiment et
les véhicules. Puis il reprend sa lecture.

Inutile de faire perdre leur temps aux infirmiers que vous avez envoyés à
mon domicile ; ils pourront sans doute se rendre plus utiles ailleurs.
Comme vous allez réclamer un mandat d’amener contre moi, sachez que
j’ai pris la liberté d’implanter dans l’ordinateur du DMV(2) un virus qui
fournira des réponses fantaisistes chaque fois que quelqu’un souhaitera
connaître le numéro minéralogique de mon véhicule. Vous aurez encore la
possibilité de le décrire, mais ai-je raison de penser que vous ne lui avez
jamais prêté attention ?
Léon.

Il avertira la police, afin que des spécialistes tentent d’éradiquer le virus


en question. Tout dans ce message doit le convaincre de mon complexe de
supériorité : le ton plein de suffisance, les risques que j’ai pris pour le lui
apporter et la révélation de l’implantation de ce virus dont nul n’aurait
autrement suspecté l’existence avant longtemps.
Shea tombera dans le panneau. Je fais tout mon possible pour que la
police et la CIA me sous-estiment, afin que les autorités négligent certaines
précautions. Après avoir détruit mon petit programme, les informaticiens
me catalogueront comme un hacker doué mais sans plus. Ils réinstalleront le
logiciel d’origine sans suspecter la présence d’un second virus, bien plus
élaboré, qui entrera alors en action. Il altérera tant les programmes de
consultation que le contenu de la banque de données, et les policiers
perdront leur temps à rechercher un véhicule inexistant.
Je me suis fixé comme autre objectif de me procurer une ampoule
d’hormone K. Sans ce message adressé au Dr Shea, les spécialistes
n’auraient découvert mon premier virus que bien plus tard et – informés de
mes véritables capacités – ils auraient probablement remarqué celui qui
modifiera mon numéro minéralogique.
En attendant de passer aux actes, je m’installe dans un hôtel et je me
connecte à Internet.
J’ai pénétré dans la banque de données interne de la FDA et j’y ai trouvé
les adresses des cobayes traités à l’hormone K, ainsi que la totalité des
notes confidentielles. L’utilisation de ce produit a été suspendue ; les essais
sont interdits jusqu’à abrogation de cette mesure. La CIA veut me capturer
et évaluer la menace potentielle que je représente avant de donner son feu
vert à de nouvelles expériences.
La FDA a exigé de tous les services hospitaliers qu’ils lui expédient les
ampoules restantes par un service de messagerie. Je dois m’en procurer
avant qu’elles ne deviennent inaccessibles. Le patient le plus proche habite
Pittsburgh et je réserve une place sur le premier avion en partance pour
cette ville. Après avoir consulté le plan de l’agglomération, je demande à la
Pennsylvania Courier de passer prendre un colis dans le centre. Finalement,
je loue quelques heures d’utilisation sur un super-ordinateur.
Ma voiture de location est garée à l’angle d’un gratte-ciel. J’ai dans la
poche un circuit intégré doté d’un pavé numérique. Je surveille la rue. La
moitié des passants portent des masques filtrants, mais la visibilité est
bonne.
La camionnette apparaît à deux intersections de là, arrivant en droite
ligne de l’hôpital. Les mots PENNSYLVANIA COURIER sont peints sur ses flancs
mais ce n’est pas un modèle blindé ; je n’inquiète pas les autorités à ce
point. Je quitte ma voiture et me dirige vers l’immeuble. Le véhicule du
service de messagerie arrive juste après moi et se gare. Le conducteur en
descend puis entre dans le bâtiment. Dès qu’il y a disparu, je grimpe dans
son véhicule.
Monter chercher le colis qui est censé l’attendre au quarantième étage
lui prendra au moins quatre minutes.
Un coffre est soudé au plancher, un modèle renforcé à double paroi.
Pour l’ouvrir, le conducteur applique sa paume sur une plaque de métal poli
encastrée dans la porte. Juste à côté se trouve le port utilisé pour
programmer ce verrou palmaire.
Au cours de la nuit précédente j’ai accédé à la banque de données de la
Lucas Security Systems, la société qui commercialise les logiciels utilisés
par la Pennsylvania Courier. J’ai découvert dans un fichier crypté les codes
d’ouverture.
Je maintiens que forcer de telles protections n’a absolument rien
d’exaltant ; néanmoins, résoudre les aspects mathématiques de la question
ne manque pas totalement d’intérêt. Il faut par exemple des années de
calculs à un super-ordinateur pour tomber sur le bon code, mais lorsque je
me suis intéressé à la théorie des nombres j’ai élaboré une nouvelle
technique de factorisation. Cette méthode m’a permis de découvrir la clé de
cryptage en quelques heures seulement.
Je sors le circuit intégré de ma poche et le connecte au port. Je saisis
douze chiffres et la porte s’ouvre aussitôt.
Le temps de regagner Boston avec l’ampoule, la FDA a réagi et effacé
tous les fichiers importants de ses ordinateurs reliés à Internet. Je l’avais
prévu.
Je pars pour New York, avec l’hormone K dans mes bagages.

Détail intéressant, le jeu est pour moi le moyen le plus rapide de gagner
de l’argent. Trouver le bon cheval dans une course à handicap est
relativement simple. Sans trop attirer l’attention, je peux ainsi amasser un
modeste pécule qui, une fois placé en Bourse, me permettra de vivoter.
Je loue dans la banlieue un appartement doté d’un accès à Internet, le
moins cher de tous. Je me suis forgé plusieurs identités dont je compte
changer régulièrement pour procéder à mes investissements. Je vais me
rendre à Wall Street pour apprendre à interpréter le langage gestuel des
courtiers, et découvrir ainsi quels sont les meilleurs placements à court
terme. Pas plus d’une fois par semaine, car j’ai des affaires bien plus
importantes à régler, des gestalts qui réclament toute mon attention.

Je ne développe pas que la maîtrise de mon esprit mais aussi celle de


mon corps. On a tort de croire qu’en évoluant l’homme a sacrifié ses
capacités physiques au profit de son intelligence. Contrôler ses muscles est
une activité principalement mentale. Ma force est restée inchangée, mais
mes facultés de coordination sont bien supérieures à la moyenne. Au point
que me voici devenu ambidextre. De plus, ma puissance de concentration
optimise les techniques de biofeedback. Un entraînement réduit au strict
minimum m’a suffi pour optimiser mon rythme cardiaque et ma tension
artérielle.

J’écris un programme chargé de reconnaître mes photos signalétiques et


mon nom. Je l’incorporerai dans un virus qui passera au crible tous les avis
de recherche qui circuleront sur le Net. La CIA va diffuser mon portrait et
mon signalement dans tout le pays, en prétendant que je suis un fou
dangereux ou un meurtrier en cavale. Mon virus me rendra méconnaissable.
Je compte implanter dans les systèmes de la FDA et de la CIA des virus
similaires qui effaceront les clichés adressés aux services de police
régionaux. Je pense pouvoir les immuniser contre toutes les parades que les
spécialistes du gouvernement réussiront à mettre au point.
Il est certain que Shea et ses confrères restent en contact constant avec
les psychologues de la CIA pour tenter de déterminer où j’ai pu me rendre.
Mes parents étant décédés, les autorités s’intéressent à mes amis. Des
agents leur ont demandé si je les avais joints et tous ont été placés sous
étroite surveillance, au cas où je commettrais une pareille imprudence.
Cette intrusion dans leur vie privée est regrettable mais pas catastrophique.
Je doute que la CIA administre des hormones K à certains de ses agents
pour leur permettre de me localiser. Je suis la preuve incontestable qu’il est
impossible d’imposer ses volontés à un génie. Mais je garde la trace des
autres patients, au cas où le gouvernement déciderait de les recruter.

Analyser les structures de la société ne réclame aucun effort. Lorsque je


me promène, il me suffit de regarder autour de moi pour voir tout ce qui est
sous-entendu. Un jeune couple passe et je lis de l’adoration dans les yeux
de l’un, de la tolérance dans les yeux de l’autre. L’appréhension naît et
s’installe dans l’esprit d’un cadre qui commence à douter du bien-fondé
d’une décision prise quelques heures plus tôt. Un profond malaise assaille
une femme qui sent son manteau de pseudo-dignité glisser de ses épaules
chaque fois qu’elle croise une personne qui a beaucoup plus de classe.
Seule la maturité nous permet d’être conscients que nous jouons tel ou
tel rôle, et je constate que les gens qui m’entourent sont encore des enfants.
Qu’ils puissent se prendre à ce point au sérieux m’amuse, et savoir que j’ai
été comme eux me gêne. De telles activités leur conviennent, mais je ne
pourrais plus y participer. En devenant adulte j’ai tiré un trait sur tout ce qui
est puéril. Je décide par conséquent de réduire mes rapports avec les
normaux ; je les limiterai à l’avenir aux contacts strictement indispensables
pour assurer mes besoins matériels.

J’acquiers chaque semaine un savoir équivalent à plusieurs années


d’études et je reconstitue un puzzle de plus en plus grand. Nul n’a avant
moi regardé la tapisserie des connaissances humaines avec autant de recul.
Je comble les vides laissés par les chercheurs et j’enrichis la texture partout
où ils croyaient l’œuvre achevée.
C’est dans le domaine scientifique que les choses sont les plus
évidentes. Il est possible d’unifier la physique, tant au niveau de ses règles
fondamentales que de son étendue et de ses implications. Les classifications
en disciplines telles que l’« optique » ou la « thermodynamique » sont des
œillères qui dissimulent les innombrables interactions. Sans seulement tenir
compte du côté purement esthétique de la question, les applications
pratiques négligées sont légion. Il y a des années que les ingénieurs auraient
pu engendrer des champs gravitationnels par une distribution à symétrie
sphérique.
Je le sais, mais je ne construirai pas pour autant de tels appareils. Il me
faudrait pour cela des composants qu’il est difficile de se procurer. Sans
compter que de telles activités ne me procureraient aucune satisfaction,
puisque je sais déjà que les essais pratiques valideraient mes théories.

J’ai entamé à titre expérimental l’écriture d’un long poème. Après avoir
terminé un chant, je déterminerai quelle approche il convient d’adopter pour
intégrer ces principes à toutes les autres formes d’expression artistique.
J’utilise six langues modernes et quatre langues mortes. Elles englobent les
principales visions du monde des grandes civilisations. Chacune d’elles
apporte des nuances au niveau du sens et des effets poétiques, et certaines
juxtapositions sont sublimes. Chaque vers contient des néologismes, que je
crée en extrudant les mots par déclinaison d’un autre langage. Si cette
œuvre ne reste pas inachevée, ce sera le Finnegans Wake de Joyce factorisé
par les Cantos d’Ezra Pound.

Je dois interrompre ce que j’ai entrepris car la CIA m’a tendu un piège.
Après deux mois d’échecs, les agents du gouvernement ont compris qu’ils
ne pourraient pas me retrouver en utilisant des méthodes conventionnelles
et ils ont pris des mesures plus radicales. J’ai entendu aux informations
qu’un tueur fou a pris la fuite et que son amie a été inculpée de complicité
d’évasion. Ils ont cité son nom : Connie Perritt, une fille avec laquelle je
suis sorti il y a un an. S’ils vont jusqu’au procès, il ne fait aucun doute
qu’elle sera condamnée à une lourde peine. Mes adversaires espèrent que
l’indignation me fera sortir de ma cachette.
L’audience préliminaire se tiendra demain. Connie sera libérée sous
caution, afin de m’offrir une opportunité de la contacter. Ils posteront autour
de chez elle des agents en civil chargés de procéder à mon arrestation.

J’affiche la première image sur le moniteur. Ces photos digitales


contiennent bien moins d’informations que celles holographiques, mais je
devrai m’en contenter. Hier, j’ai pris des clichés de l’immeuble où habite
Connie, de la rue et des intersections les plus proches. Je déplace la souris
pour déposer des réticules en certains points de ces vues. Sur la fenêtre d’un
appartement aux rideaux tirés dans un bâtiment situé presque en face, sur un
vendeur ambulant installé deux pâtés de maisons plus loin.
Je marque ainsi les six emplacements où des agents de la CIA se sont
postés pour m’attendre, la nuit dernière, quand Connie est rentrée chez elle.
Tous ont visionné des vidéos prises pendant mon séjour à l’hôpital et ils
espéraient me reconnaître parmi les passants à ma démarche régulière et
assurée. Changer de tenue vestimentaire, allonger mes enjambées, dodeliner
de la tête et restreindre les balancements de mes bras a suffi pour qu’ils ne
me prêtent aucune attention.
J’inscris au bas d’une photo la fréquence radio qu’ils utilisent pour
garder le contact ainsi qu’une équation de leur algorithme de cryptage.
Lorsque j’ai terminé, j’expédie les clichés au directeur de la CIA. Préciser
le sens de ce message serait superflu : s’ils s’obstinent, ces hommes
risqueront leur vie.
Mais je sais que je devrai passer au stade supérieur pour les contraindre
à lever leurs accusations contre Connie et nous laisser tranquilles.

Je découvre une nouvelle structure, à un niveau cette fois plus terre à


terre. Des milliers de pages de rapports, mémos, correspondance : les
myriades de petites taches colorées qui composent un tableau pointilliste. Je
prends du recul pour en avoir une vue d’ensemble. Les mégaoctets que j’ai
passés au crible ne couvrent qu’une infime partie de la période qui
m’intéresse, mais cela me suffit.
L’intrigue est banale, plus simple que le fil conducteur d’un roman
d’espionnage. Informé que des terroristes organisaient un attentat à la
bombe dans le métro de Washington, le directeur de la CIA s’est abstenu
d’intervenir afin que le Congrès lui donne ensuite pleins pouvoirs pour
éliminer la menace. Il a eu d’autant plus facilement carte blanche que le fils
d’un membre du Congrès figurait sur la liste des victimes. Si les intentions
de cet homme ne sont proclamées nulle part, elles sont sous-entendues de
partout. Elles apparaissent sous forme d’allusions dans un monceau de
mémos et de documents à première vue sans intérêt. Ce serait insuffisant
pour convaincre les membres d’un comité d’enquête, mais cela devrait
intéresser les médias.
J’en dresse une liste que j’expédie au directeur de la CIA, accompagnée
du message suivant : Fichez-moi la paix et j’en ferai autant. Il comprendra
qu’il n’a pas le choix.
Cette brève parenthèse dans mes activités a renforcé mes convictions. Il
me suffirait de me tenir informé de tout ce qui se passe dans le monde pour
mettre au jour d’innombrables complots. Ce serait toutefois sans grand
intérêt. J’ai l’intention de reprendre mes recherches.

Le contrôle que j’exerce sur mon corps est de plus en plus grand. Je
pourrais marcher sur des charbons ardents et cribler mes bras d’aiguilles, si
je le souhaitais. Mais l’intérêt que je porte à la méditation orientale se limite
à ses applications physiques ; aucune transe ne peut à mes yeux égaler l’état
mental où je plonge quand j’utilise des données pour reconstituer diverses
structures.

J’ai entrepris de créer un nouveau langage. J’ai atteint les limites des
modes d’expression conventionnels, et ils entravent désormais ma
progression. Ils ne permettent pas d’exprimer les concepts que je dois
manier et, même dans le domaine d’application qui leur est propre, ils
manquent autant de précision que de souplesse. À peine adaptés à la parole,
ils sont totalement inadéquats au niveau de la pensée.
La linguistique classique est inutilisable. Il me faut tout reprendre à la
base pour déterminer les composants de mon langage. Il devra être en
coexpression totale avec les mathématiques, afin que toute équation ait son
pendant linguistique. Mais les mathématiques n’en seront qu’un infime
composant. Contrairement à Leibniz, j’ai conscience des limites de la
logique symbolique. Je compte mettre au point d’autres modes dialectiques
coexpressifs avec mon système de notation de l’esthétique et de la
cognition. Il s’agit là d’un projet à long terme, mais ce qui en résultera
clarifiera ma pensée. Quand j’aurai traduit tout mon savoir dans ce langage,
les structures que je recherche réapparaîtront clairement.
J’interromps ce que j’ai entrepris. Avant de développer un système de
notation esthétique, je dois établir un vocabulaire de tout ce que je peux
imaginer.
Je perçois de nombreuses émotions que les gens normaux ne
connaissent pas ; je constate les limitations de leur champ de perception
affective. Je ne conteste pas la validité de l’amour et de la colère, que j’ai
moi aussi connus autrefois, mais je les vois à présent sous leur jour
véritable : ce sont les engouements et les emportements de l’enfance, un
simple avant-goût de ce que je ressens désormais. Mes passions ont de plus
en plus de facettes ; la complexité de mes émotions est proportionnelle à
l’étendue de mon savoir. Je dois me doter des moyens de les décrire avec
précision avant d’aller plus loin.
Il va de soi que je ne suis sensible qu’à une infime partie de ce qui me
parvient ; mon potentiel est limité par les capacités restreintes des membres
de mon entourage et nos relations nécessairement réduites. Cela me rappelle
le concept confucéen du ren, si mal traduit par « bienveillance », cette
qualité par essence humaine qui ne peut être développée qu’au contact
d’autrui et reste étrangère à l’individu solitaire. Une qualité parmi tant
d’autres. Et je me retrouve là, isolé au cœur de la foule, une multitude de
gens avec lesquels je n’échange aucune pensée. Je ne suis que l’embryon de
ce que pourrait être un individu possédant mon intelligence.
Je ne m’apitoie pas sur mon sort, et je ne pèche pas par orgueil. J’évalue
mon état psychologique avec objectivité et cohérence. Je sais avec précision
ce que je possède et ce qui me fait défaut, et quelle valeur il convient
d’accorder à ces choses. Je n’ai aucun regret.

Mon nouveau langage s’étoffe. Gestaltiste, il convient parfaitement à la


pensée mais pas à l’expression écrite ou orale. Il serait impossible de le
transcrire sous forme d’écriture linéaire, seulement en tant qu’idéogramme
géant. Perçu comme un tout, il exprimerait avec bien plus de précision
qu’une image ce qu’un millier de mots ne permettraient pas de traduire. Sa
complexité serait fonction du nombre d’informations qu’il contiendrait. Je
me surprends à tenter d’imaginer un idéogramme démesuré qui décrirait
tout l’univers.
Le papier est trop statique et rigide pour servir de support à un tel
métalangage. Les seuls médias envisageables seraient la vidéo ou
l’holographie, avec un graphisme en évolution constante. Il serait
naturellement impossible de l’utiliser oralement, car la plage de fréquences
des sons émis par le larynx est bien trop restreinte.

Des jurons de langues mortes et vivantes envahissent mon esprit pour


me rappeler, sans aucun tact, que seul mon langage idéal serait assez
corrosif pour me permettre d’exprimer ma frustration.
Une entreprise que je dois renoncer à mener à terme ; c’est un projet
trop important, compte tenu des outils dont je dispose. Je lui ai consacré des
semaines de travail intense sans rien obtenir d’exploitable. J’ai essayé de
développer ce nouveau mode d’expression en établissant des boucles, en
reprenant le langage rudimentaire déjà défini pour cette réécriture afin de
disposer de versions plus élaborées. Mais chaque nouvelle tentative met ses
imperfections en relief, m’oblige à élargir le champ d’application, le
condamne au statut de Saint-Graal objet d’une quête divergente, régressive
et infinie. Autant essayer de le créer ex nihilo.

Et ma quatrième ampoule ? Je ne puis la chasser de mes pensées :


chaque nouvelle frustration subie à ce niveau me rappelle que j’ai la
possibilité de passer à celui supérieur.
Les dangers sont indéniables. Une injection supplémentaire risque
d’endommager mon cerveau, de me faire basculer dans la démence. Que ce
soit le Diable qui m’induit en tentation ne change rien au désir qu’elle
m’inspire, et je ne trouve aucune raison valable d’y résister.
L’expérience serait bien plus sûre en milieu hospitalier ou, dans une
moindre mesure, si j’avais quelqu’un auprès de moi. Mais comme tout
laisse supposer que mon esprit sera irrémédiablement détruit en cas
d’échec, prendre des précautions est superflu.
Je commande le matériel médical nécessaire et j’assemble l’appareil qui
m’administrera l’injection intraspinale. Peut-être faudra-t-il patienter
plusieurs jours avant que ses effets se fassent sentir, et c’est pourquoi j’ai
l’intention de m’enfermer dans ma chambre. La réaction risquant d’être
violente, j’emporte tout ce qui est fragile puis je me sangle aux montants du
lit. Les voisins attribueront mes cris au mauvais trip d’un camé.
J’ai procédé à l’injection. Il ne me reste qu’à attendre.

Mon cerveau est en feu, ma moelle épinière se consume. Je me retrouve


au bord de l’apoplexie, aveugle, sourd et dément.
J’ai des hallucinations. Je vois avec une netteté et des contrastes
surréalistes d’indicibles horreurs se dresser autour de moi, des visions de
mutilations non physiques mais psychiques.
Agonie et orgasme de l’esprit. Terreur et rires hystériques.
Un court instant, je perçois de nouveau la réalité. Je suis accroupi, les
mains crispées dans mes cheveux dont des touffes jonchent désormais le
sol. Mes vêtements sont imbibés de sueur. Je me suis mordu la langue et ma
gorge est à vif… Tant j’ai hurlé, sans doute. Je suis couvert d’ecchymoses
dues à mes convulsions et j’ai une bosse importante sur la nuque, mais je ne
souffre pas. Combien de temps s’est écoulé ? Des heures ou des minutes ?
Ce que je vois se brouille et j’entends un grondement.

Masse critique.

Révélation.
Le processus de formation de mes pensées m’apparaît. Je sais avec
précision comment je sais, et ma compréhension est récursive. Je découvre
la régression infinie de cette connaissance de soi non en progressant pas à
pas mais en appréhendant ses limites. Sa nature est pour moi évidente. Une
nouvelle acception de ce qu’on appelle la « prise de conscience de soi »
m’est révélée.
Fiat logos. Je m’informe sur mon esprit dans un langage plus expressif
que ceux que j’ai imaginés. Tel Dieu qui utilise le Verbe pour forger l’ordre
à partir du chaos, je me régénère grâce à ce métalangage. À la fois
autodescriptif et automodifiable, il décrit non seulement la pensée mais
aussi ses propres mécanismes qu’il peut remanier à différents niveaux. Que
n’aurait donné Gödel pour connaître une langue dont toute la grammaire
s’adapte à la moindre modification d’une déclaration ?
Il me révèle le fonctionnement de mon esprit. Je ne prétendrai pas voir
les décharges de mes neurones, comme le déclarait John Lilly lorsqu’il
racontait ses trips au LSD dans les années soixante. Ce que je perçois, ce
sont des gestalts ; j’assiste à la matérialisation et à l’interaction des
structures mentales ; je me vois penser et je vois les équations des pensées
en question ; je découvre comment ces équations décrivent le processus de
leur assimilation.
Je sais par quel moyen elles façonnent mes pensées.
Ces pensées.
Tout d’abord submergé par l’afflux de données, je reste paralysé par la
perception de mon être. Des heures s’écoulent avant qu’il me soit possible
de contrôler ce déferlement d’informations descriptives. Je ne les filtre pas,
je ne les relègue pas à l’arrière-plan. Je les intègre à mon processus mental
pour les employer dans le cadre de mes activités. Du temps me sera
nécessaire pour en tirer parti, instinctivement et efficacement, tel un danseur
qui utilise ce qu’il sait de la kinesthésie de façon purement subconsciente.
Mes connaissances théoriques globales concernant mon esprit me sont
confirmées. Conditionnés pendant mon enfance, les courants sous-jacents
du sexe, de l’agressivité et de l’instinct de survie entrent en collision avec
mes pensées rationnelles lorsqu’il n’y a pas osmose entre les deux. Je
découvre les causes de mes mouvements d’humeur, ce qui motive chacune
de mes décisions.
Quelles sont les applications de cette découverte ? Je puis pratiquement
remodeler à ma guise ce qu’on appelle par convention ma « personnalité »,
les aspects extérieurs du psychisme qui me définissent aux yeux des tiers. Je
choisis mes états mentaux ou émotionnels, en conservant la possibilité de
revenir à mon point de départ. À présent que j’ai compris les mécanismes
qui sont à l’œuvre quand je m’attelle simultanément à deux tâches, je divise
mon conscient et utilise ma force de concentration et mes capacités de
reconnaissance gestaltistes pour traiter plusieurs problèmes à la fois, en
ayant une métaconscience du tout. Que reste-t-il qui me soit encore
inaccessible ?

Je découvre mon corps, que je compare à un moignon auquel on a greffé


une main d’horloger. Contrôler chaque muscle est facile, car mes capacités
de coordination sont surhumaines. Quelques secondes me suffisent pour
reproduire ce qu’un être normal doit faire des milliers de fois pour en
acquérir la maîtrise. Je n’ai eu qu’à regarder la cassette vidéo d’un grand
pianiste pour reconstituer tous ses doigtés, sans seulement avoir un clavier
devant moi. De simples contractions musculaires développent ma force et
ma souplesse. Mon temps de réaction est de trente-cinq millièmes de
seconde, que le geste soit volontaire ou instinctif. Devenir un acrobate ou
un maître des arts martiaux serait pour moi un jeu d’enfant.
J’ai une conscience somatique du fonctionnement de mes reins, de mon
processus digestif, de mes sécrétions glandulaires. Je perçois même le rôle
que les neurotransmetteurs jouent dans mes pensées. Un tel état de
conscience réclame une activité mentale plus intense que dans une situation
de stress entretenue par des décharges d’adrénaline, et un être normal ne
pourrait résister plus de quelques minutes. Pendant que je reprogramme
mon esprit, je sens le flux et le reflux des substances qui catalysent mes
émotions, éveillent mon attention ou façonnent subtilement mes réactions.

Pour terminer, je m’intéresse au monde extérieur.


Je suis cerné par une symétrie aveuglante, à la fois agréable et
inquiétante. Tout ou presque est incorporé dans des structures, à présent que
l’univers se fond en une image unique. Je verrai bientôt le gestalt suprême,
le contexte dans lequel toute la connaissance s’imbrique et s’illumine, un
mandala, la musique des sphères, le kosmos.
Je cherche l’illumination, non spirituelle mais rationnelle. Il me faudra
pour cela aller encore plus loin, mais cette fois le but ne reculera pas devant
moi. Mon langage mental me permet de calculer avec précision la distance
qui m’en sépare. Je suis en vue de ma destination finale.

Le moment est venu de prendre des mesures. Je dois en premier lieu


garantir ma sécurité en apprenant les arts martiaux. J’assisterai à quelques
tournois pour étudier toutes les techniques, même si je me cantonne à des
actions purement défensives. Je suis assez vif pour esquiver les coups les
plus rapides et désarmer n’importe quel assaillant. Une alimentation plus
riche subviendra aux besoins de mon cerveau et rendra mon métabolisme
plus efficace. Je devrai par ailleurs me raser le crâne, pour améliorer la
dissipation de la chaleur du sang qui y circule.
Reste mon but principal : décrypter tout ceci. Pour que mon esprit soit à
la hauteur de cette tâche, développer artificiellement ses capacités s’impose.
Je pense à une interface cerveau-ordinateur pour un transfert direct de
données, mais il me faudra pour cela jeter les bases d’une technologie
nouvelle. L’assimilation d’un flot d’informations binaires n’étant pas
envisageable, je songe à des structures nanoscopiques identiques copiées
sur des réseaux neuraux.
Après avoir établi les principes, je charge mon esprit de traiter
simultanément tous les aspects de la question. Il faut créer des
mathématiques applicables aux fonctions d’un tel réseau, mettre au point un
processus permettant de dupliquer dans la biocéramique des circuits à
l’échelle moléculaire, chercher comment inciter un groupe industriel à se
lancer dans la fabrication des composants qui me seront nécessaires. Pour
ne pas perdre de temps, je communiquerai à cette entreprise des
découvertes théoriques et techniques révolutionnaires, afin de donner un
coup de pouce à cette nouvelle industrie.

J’ai fait une incursion dans le monde extérieur, afin d’observer la


société. Une matrice d’équations corrélatives s’est substituée au langage
gestuel de l’émotion que je pratiquais autrefois. Des lignes de force se
vrillent et s’étirent entre les gens, les objets, les institutions et les idées. Les
individus sont des marionnettes pathétiques animées par des fils qu’ils
refusent de voir. Ils pourraient rompre cet asservissement, s’ils le
souhaitaient, mais rares sont ceux qui en ressentent le besoin.
Je suis assis dans un bar, à trois tabourets sur la gauche d’un habitué de
ce genre d’établissements. Il regarde autour de lui et remarque un couple
dans un box obscur. Il sourit, fait signe au barman d’approcher et se penche
pour lui parler à l’oreille. Je n’ai pas à me concentrer pour connaître la
teneur de ses propos.
Il ment, c’est dans sa nature. Il ne peut s’empêcher de débiter des
contre-vérités non pour pimenter son existence mais pour se démontrer
qu’il sait berner son entourage. Il a conscience que son interlocuteur feint
seulement d’être attentif, mais aussi qu’il ne met aucune de ses affirmations
en doute.
Ma sensibilité au langage corporel est si développée que je perçois tout
cela sans rien voir ni entendre. Je hume les phéromones que sécrète la peau
et sais les interpréter. Dans une certaine mesure, mes muscles perçoivent la
tension des siens, peut-être leur champ électrique. De telles informations
manquent de précision, mais elles permettent de déduire un grand nombre
de choses, de compléter la texture de tout ce qui m’entoure.
Les gens normaux détectent ces émanations de façon subliminale. Je
procède à un réglage plus fin, ce qui m’apportera peut-être la possibilité de
contrôler consciemment les signaux diffusés par mon propre corps.

J’ai développé des techniques qui me font penser à ces méthodes


d’asservissement de l’esprit dont les publicités foisonnent dans certains
magazines à sensation. La maîtrise de mes émanations somatiques me
permet de provoquer les réactions que je souhaite déclencher. Phéromones
et tension musculaire engendrent chez les tiers de la colère, de la peur, de la
sympathie ou du désir sexuel. De quoi s’attirer des amis et influencer tout
son entourage.
Je peux même faire en sorte que l’effet se prolonge sans intervention
extérieure. Il me suffit d’associer une sensation de satisfaction à telle ou
telle réaction pour former une boucle, un biofeedback que le corps du sujet
se charge alors d’entretenir. Je compte utiliser cette technique pour
persuader les décideurs d’apporter leur soutien aux industries dont le
développement est indispensable à la réalisation de mes projets.
Je ne rêve plus. Pas selon le sens conventionnel du terme. J’ai perdu ce
qu’on pourrait appeler mon subconscient et j’exerce un contrôle absolu sur
toutes les fonctions courantes de mon cerveau. Les tâches qu’il exécute en
sommeil paradoxal sont devenues superflues. S’il arrive à mon esprit de se
soustraire à mon emprise, ce à quoi j’assiste n’est pas un songe. Je parlerais
plutôt d’une méta-hallucination qui s’accompagne d’une véritable torture.
Je prends parfois du recul. Je sais comment mon esprit engendre ces
étranges visions, mais je suis paralysé et incapable de réagir. Ce que je vois
est difficilement identifiable : bizarres références transfinies à moi-même et
altérations auxquelles je ne puis trouver un sens malgré mon esprit pourtant
si développé.
Un esprit supérieur qui prélève un lourd tribut sur mon cerveau. Une
masse nerveuse ayant cette taille et cette complexité convient mal à un
psychisme aussi étendu que le mien. Mais il sait s’autoréguler. Je lui laisse
le libre usage de l’espace disponible et je lui interdis de s’étendre au-delà.
C’est toutefois difficile. Je suis dans une cage en bambou trop exiguë pour
qu’il me soit possible de m’asseoir ou me mettre debout. Essayer de me
détendre ou cesser de brider mes capacités me soumet aussitôt à une
épouvantable souffrance et me plonge dans la folie.

J’ai des hallucinations. Mon esprit imagine les configurations qu’il a la


possibilité d’adopter pour s’effondrer sitôt après. Je subis des illusions, des
visions de ce qu’il sera peut-être lorsque j’aurai appréhendé les structures
suprêmes.
Atteindrai-je une conscience de soi absolue ? Découvrirai-je les divers
composants de mon mental ? Aurai-je accès à la mémoire raciale ?
Trouverai-je la connaissance innée de la moralité ? Je pourrai déterminer si
la matière engendre spontanément l’esprit et quel lien rattache la conscience
au reste de l’univers. Je verrai fusionner le sujet et l’objet : l’expérience
zéro.
Si je ne découvre pas qu’un esprit gestaltiste ne peut exister sans
intervention extérieure. Peut-être apercevrai-je l’âme, cet ingrédient de la
conscience qui transcende ce qui est physique. La preuve de l’existence de
Dieu ? Le sens de la vie me sera révélé, sa véritable nature.
Je connaîtrai l’illumination. Une expérience euphorisante…
Je recouvre ma santé mentale. Serrer la bride à mon esprit est devenu
une nécessité. Quand je le contrôle au niveau de la métaprogrammation, il
se reconstitue et me guide hors de contrées qui paraissent gouvernées par
l’illusion et l’oubli. Mais si je m’aventure un peu trop loin dans cette voie,
il menace de devenir instable et de basculer dans un état qui se situe bien
au-delà de la simple démence. Pour cette raison, je décide de limiter sa
plage de reprogrammation.
De telles hallucinations renforcent mon désir de créer un cerveau
artificiel. Lui seul me permettra de percevoir ces structures autrement que
de façon onirique. Pour atteindre l’illumination, il me faudra franchir un
autre seuil critique concernant cette fois les équivalents neuronaux.

Je rouvre les yeux. Deux heures vingt-huit minutes et dix secondes se


sont écoulées depuis que j’ai fermé les paupières, pour prendre du repos et
non pour dormir. Je me lève.
Je gagne le terminal et consulte mon portefeuille d’actions. Je baisse le
regard sur le moniteur et me fige aussitôt.
Ce que j’y lis m’a ébranlé. Je ne suis pas le seul à avoir un esprit
développé.
Cinq de mes investissements ont enregistré des pertes. Elles ne sont pas
vertigineuses, mais le langage corporel des courtiers aurait dû me
l’annoncer. Je lis dans l’ordre alphabétique les initiales des sociétés dont les
actions ont chuté : C, E, G, O et R. Dans un autre ordre : GRECO.
C’est un message qui m’est adressé.
Je ne suis pas un cas unique. Après avoir reçu une troisième injection
d’hormone K, cet autre patient sorti d’un coma dépassé a effacé son dossier
de la banque de données de la FDA avant que je n’y accède. Il a trafiqué les
rapports des médecins pour rester dans l’ombre et volé des ampoules de ce
produit, contribué au retrait des fichiers du système informatique et
dissimulé aux autorités qu’il a atteint le même niveau que moi.
C’est la stratégie d’investissements de mes identités d’emprunt qui lui a
révélé mon existence. Il lui fallait pour cela avoir un sens critique très
développé. Son esprit supérieur lui a permis de procéder à des opérations
boursières inopinées et savamment calculées pour attirer mon attention en
me faisant subir ces pertes.
Je consulte divers services de cotation et j’obtiens la confirmation de ces
chiffres. Mon alter ego ne s’est donc pas contenté de trafiquer le relevé de
mon portefeuille. Il a fait fluctuer la valeur des actions de cinq sociétés que
rien ne relie entre elles, si ce n’est des initiales grâce auxquelles on peut
reconstituer mon nom. La démonstration est convaincante. Je reconnais
qu’il a réalisé un exploit.
Il a dû bénéficier du traitement avant moi, ce qui signifie qu’il a une
longueur d’avance. Quel est mon handicap ? Je me penche sur la question et
cherche une réponse dans les informations qui me parviennent.
Il convient avant tout d’établir si je suis en présence d’un allié ou d’un
adversaire. A-t-il voulu me faire une démonstration bon enfant de sa
puissance ou m’avertir qu’il souhaite m’anéantir ? Mes pertes sont
modérées. Qui veut-il ménager, moi ou les sociétés dont je détiens des
actions ? Compte tenu du fait qu’il aurait pu capter mon attention par
d’autres moyens, partir du principe qu’il m’est hostile paraît logique.
Je suis donc en danger, vulnérable à ses initiatives… que ce soit un
simple mauvais tour ou une attaque en bonne et due forme. À titre de
précaution, je décide de déménager au plus vite. Je sais néanmoins que je
serais déjà mort, s’il s’était fixé pour but de m’éliminer. L’envoi de ce
message signifie qu’il veut jouer au chat et à la souris avec moi. Je dois me
placer sur un pied d’égalité : lui faire perdre ma trace, l’identifier et, pour
finir, lui rendre la monnaie de sa pièce.
Je laisse au hasard le soin de déterminer ma destination : Memphis.
J’éteins le moniteur, m’habille, prépare un sac de voyage et me munis de
tout l’argent liquide que j’ai mis de côté en prévision de cette éventualité.

Me voici dans un hôtel de Memphis et je me connecte à Internet. Je


commence par assurer mon anonymat en reroutant la connexion par divers
nœuds. Si la police s’y intéresse, les liaisons sembleront avoir été établies à
partir de l’Utah ; les services de renseignement de l’armée pourront quant à
eux remonter jusqu’à Houston. Suivre ma trace jusqu’au Tennessee serait
difficile même pour mon alter ego, et un programme m’avertira aussitôt si
quelqu’un va plus loin que le Texas.
Quels indices révélateurs de son identité mon jumeau a-t-il fait
disparaître ? Comme les fichiers de la FDA sont désormais inaccessibles, je
consulte ceux des services de messagerie des grandes villes. Je répertorie
les livraisons d’hormone K aux hôpitaux locaux pendant la période d’étude
de ce produit. La liste des patients de ces établissements plongés dans un
coma dépassé à la même époque me fournira de quoi entamer mes
recherches.
Mais, même si ces informations sont toujours disponibles, seule une
étude de sa stratégie d’investissements me permettra de retrouver sa trace.
Ce qui risque de prendre énormément de temps.

Il s’appelle Reynolds. Originaire de Phoenix, il a suivi un parcours


identique au mien. Il a reçu sa troisième injection il y a quatre mois et
quatre jours, ce qui lui donne deux semaines d’avance sur moi. Il aurait
effacé tous les fichiers le concernant s’il n’avait pas souhaité que je retrouve
sa trace. Il est resté douze jours entre la vie et la mort, soit deux fois plus
longtemps que moi.
Je reconnais sa griffe dans diverses techniques d’investissements, mais
le localiser est un travail de Titan. J’étudie les accès à Internet pour
identifier ses comptes. Mon terminal est connecté à douze lignes
téléphoniques. J’utilise deux claviers et un laryngophone pour remonter
simultanément trois pistes. Je demeure autrement immobile ; je régule ma
circulation sanguine et mes contractions musculaires, je me détends et
j’élimine l’acide lactique afin de réduire ma fatigue. Pendant que
j’enregistre les données qui défilent sur le moniteur et que j’étudie la
mélodie que composent les notes, que je cherche l’épicentre du séisme qui
ébranle le réseau.
Des heures s’écoulent. Nous passons tous deux au crible des gigaoctets
d’informations, au cours de ce round d’observation.

Il vit à Philadelphie. Il m’attend.

Un taxi maculé de boue me conduit à son appartement.


À en juger par les banques de données et les organismes qu’il a
consultés ces derniers mois, il s’intéresse aux micro-organismes créés par
ingénierie génétique pour éliminer les déchets toxiques, à la fusion par
confinement inertiel et à la diffusion subliminale de l’information par divers
médias. Il s’est apparemment fixé pour but de sauver le monde, de le
protéger contre lui-même. Qu’il ait de moi une opinion déplorable est
logique.
Je n’ai en effet manifesté aucun intérêt pour les problèmes de notre
planète, et de l’humanité. Nous convertir serait impossible. Je considère
tout ce qui m’entoure comme un simple moyen d’arriver à mes fins, alors
qu’il ne peut admettre qu’un individu possédant une intelligence supérieure
ne songe qu’à ses intérêts personnels. Mon interface cerveau-ordinateur
aura de sérieuses répercussions sur notre société, elle provoquera des
réactions populaires et gouvernementales qui nuiront probablement à ses
projets. Comme je ne fais pas partie de sa solution, je suis un élément du
problème.
Si tous les humains avaient un esprit développé, la nature de leurs
rapports serait différente. Mais au sein de cette société nous sommes des
géants et les êtres normaux de simples fourmis. Nous ne pourrions pas nous
ignorer même si nous vivions à quinze mille kilomètres de distance l’un de
l’autre. Régler la question s’impose.
Nous avons brûlé les étapes. Nous avions à notre disposition un millier
de moyens pour éliminer notre rival : du bouton de porte enduit de
neurotoxines au satellite militaire capable d’effectuer une frappe
chirurgicale. Nous aurions pu nous tendre des pièges tant matériels
qu’informatifs, mais nous nous en sommes abstenus. Nous n’en avons ni
l’un ni l’autre ressenti le besoin. Un enchaînement de prises de conscience à
retardement et de raisonnements contradictoires nous a conduits à rejeter
ces possibilités. Pour être décisive, toute initiative doit être imprévisible.
Le taxi s’arrête. Je règle la course et me dirige vers l’immeuble. Le
verrou électrique se déclenche à mon approche. Je me dépouille de mon
manteau et gravis quatre volées de marches.
La porte de l’appartement est ouverte. Je traverse le vestibule en
direction du séjour d’où s’élève la polyphonie au tempo vertigineux d’un
synthétiseur. Une de ses œuvres, sans doute, car ces modulations seraient
inaudibles pour quelqu’un possédant une ouïe normale. En outre, même
mon esprit supérieur ne peut analyser leur structure. Peut-être s’agit-il d’une
forme de musique expérimentale dans laquelle toutes les informations sont
fortement compressées.
Il y a un grand fauteuil dans cette pièce. Le dossier est orienté vers moi
et je ne peux voir Reynolds. Il prend soin de réduire ses émanations
somatiques. Je confirme que je suis présent et que je connais son identité.
< Reynolds. >
Une réponse. < Greco. >
Le siège pivote en douceur, très lentement. Il me sourit et arrête le
synthétiseur. De la satisfaction. < Vous rencontrer est une joie. >
Nous utilisons pour communiquer des bribes du langage somatique des
normaux, une version abrégée de leur mode d’expression. Chaque échange
d’informations ne dure qu’un dixième de seconde. Je me ceins d’un halo de
regret.
< Il est dommage que ce soit en tant qu’adversaires. >
Il m’adresse une onde d’approbation mélancolique puis une supposition.
< En effet. Nous pourrions changer le monde, en unissant nos efforts. Deux
esprits développés, une opportunité fantastique perdue. >
Il est exact que nous réaliserions des choses bien supérieures à tout ce
que nous obtiendrions à titre individuel. L’interaction serait très profitable.
J’aimerais m’entretenir avec un être qui possède un esprit aussi vif que le
mien, capable d’avancer des idées que je n’ai pas déjà eues et d’entendre les
mêmes mélodies que moi. Il partage ce désir. Penser qu’un seul d’entre
nous ressortira vivant de cette pièce nous afflige.
Une proposition. < Voulez-vous que nous partagions ce que nous avons
appris au cours de ces six derniers mois ? >
Il connaît ma réponse.
Nous utiliserons pour cela la parole, car le langage somatique est privé
de termes techniques. Reynolds prononce rapidement et posément cinq
mots. Ils ont une signification plus grande que la strophe de n’importe quel
poème. Chacun d’eux m’offre des prises logiques que je puis saisir après
avoir extrait l’essence de tout ce qu’implique le précédent. Ensemble, ils
résument une vision révolutionnaire de la sociologie. Par le langage
somatique, il précise que c’est un des premiers buts qu’il a atteints. J’arrive
à la même conclusion, en la formulant différemment. Je contre
immédiatement avec sept mots, quatre qui récapitulent nos divergences et
trois qui soulignent ce qui en découle. Un résultat qui n’est pas évident. Il
réplique.
Nous poursuivons cette joute, tels deux bardes qui se défient
d’improviser les nouvelles strophes d’un poème épique de connaissance.
Notre débit est de plus en plus rapide, nous empiétons sur les déclarations
de l’autre sans pour autant en perdre la moindre nuance, pour en assimiler
le sens, parvenir à une conclusion et riposter. Sans interruption, à l’unisson,
en synergie.

Les minutes s’enchaînent. J’apprends beaucoup de lui, et lui de moi.


Être submergé de concepts aux implications si nombreuses qu’il me faudrait
des jours pour les assimiler totalement est enivrant. Mais nous récoltons
aussi des informations stratégiques. Je déduis l’étendue de ce qu’il sait et
n’exprime pas, pour comparer ses connaissances aux miennes, et je stimule
ses propres déductions. Car nous sommes conscients que tout cela doit
prendre fin et l’énoncer clarifie nos différences idéologiques.
Reynolds est aveugle à ce qui m’a été révélé. Il a sous les yeux des
choses magnifiques dont il ne fait pas cas. Il puise son inspiration dans
l’unique structure que je n’ai pas jugée digne d’intérêt : la société
planétaire, la biosphère. J’aime la beauté et lui l’humanité. Nous estimons
tous deux que notre alter ego a laissé échapper des opportunités inouïes.
Il l’a passé sous silence, mais il veut implanter un réseau mondial
d’influences chargé d’assurer la prospérité de notre planète. Il devra pour
arriver à ses fins utiliser des gens normaux. Il accordera aux uns une
intelligence légèrement accrue, aux autres une métaconscience de soi ;
quelques-uns représenteront pour lui une menace.
< Pourquoi prendre de tels risques pour eux ? >
< L’indifférence qu’ils vous inspirent se justifierait si vous aviez atteint
l’illumination, car vous évolueriez sur un plan totalement coupé du leur.
Mais aussi longtemps que nous serons affectés par les mêmes
préoccupations qu’eux, nous ne pourrons pas nous désintéresser de leur
sort. >
Je mesure avec une précision accrue tout ce qui sépare nos principes
moraux, je relève leur incompatibilité. Ce qui le motive n’est pas la
compassion ou l’altruisme mais une synthèse des deux. Pour ma part, je me
suis fixé pour unique but l’assimilation de ce qui est sublime. < Et la beauté
que révèle l’illumination ? Ne vous attire-t-elle pas ? >
< Vous savez quelles structures sont nécessaires pour contenir une
conscience illuminée. Je n’ai aucune raison d’attendre que les industriels
mettent au point les technologies qui permettent cela. >
Pour lui, l’intelligence n’est qu’un outil alors que je la considère comme
une fin en soi. Un intellect encore plus développé ne lui serait guère utile.
Au stade qu’il a atteint, il trouve les meilleures solutions à tous les
problèmes qui se posent aux hommes, et bien d’autres choses encore. Tout
ce dont il a besoin, c’est de temps pour les mettre en pratique.
Poursuivre la discussion serait sans objet. Par consentement mutuel,
nous entamons l’affrontement.
Parler d’élément de surprise serait absurde, car une mise en garde
n’accroîtrait pas notre vigilance. Ce n’est pas par courtoisie que nous
convenons d’engager le combat, nous ne faisons qu’actualiser ce qui est
inéluctable.
Nos évaluations des capacités de l’autre comportent des blancs, de
nombreuses lacunes : les transformations psychologiques internes et les
découvertes personnelles de chacun de nous. Nul écho ne s’est élevé de ces
espaces insondables, aucun fil conducteur ne les a jamais reliés avant cet
instant.
Je donne le coup d’envoi.
Je me concentre et projette en lui deux boucles autoalimentées. La
première, d’une extrême simplicité, augmente rapidement et fortement sa
tension artérielle. Non contrôlée, elle atteindra dans une seconde de tels
niveaux qu’elle s’accompagnera d’une hémorragie cérébrale et d’une
attaque d’apoplexie.
Reynolds la détecte. Si j’ai compris à ses propos qu’il ne s’est jamais
intéressé à de tels phénomènes, il a immédiatement diagnostiqué ce qui se
passe en lui. Sitôt après, il ralentit son rythme cardiaque et dilate les
vaisseaux sanguins dans la totalité de son corps.
Ce n’est cependant qu’une diversion. La seconde boucle, plus
insidieuse, est mon arme véritable. Je l’ai mise au point juste après avoir
appris l’existence de mon rival. Conçue pour entraîner une surproduction
vertigineuse de neuromédiateurs inhibiteurs, elle empêchera les impulsions
de traverser les synapses et interrompra toutes les activités cérébrales. J’ai
donné à cette boucle une intensité bien plus grande qu’à la précédente.
Reynolds pare cette attaque que j’ai voulue évidente, ce qui le
déconcentre un peu, un effet en partie dissimulé par l’augmentation de sa
tension artérielle. Une seconde plus tard, la boucle est autoalimentée.
Découvrir que ses pensées s’embrouillent est pour lui un choc. Il cherche
les mécanismes mis en œuvre. Il les identifiera sans peine, mais il n’aura
pas le loisir de les disséquer.
Dès que ses fonctions cérébrales équivaudront à celles d’un normal,
manipuler son esprit sera pour moi un jeu d’enfant. Mes techniques
d’hypnose lui feront régurgiter la plupart des informations stockées dans
son cerveau développé.
Je surveille son langage corporel qui trahit une nette diminution de son
intelligence. La régression est évidente.
Puis elle s’interrompt.
Il a recouvré son équilibre. Je suis sidéré. Il a su rompre la boucle, parer
l’offensive la plus élaborée que je pouvais lancer.
Il répare déjà les dommages. Malgré son handicap initial, il rétablit
l’équilibre des neurotransmetteurs. En seulement quelques secondes, le
revoici en pleine possession de ses moyens.
Il a lu en moi, lui aussi. Il a compris au cours de notre entretien que
j’avais étudié ces phénomènes et il a imaginé une parade générique tout en
poursuivant notre conversation. Il n’a eu qu’à disséquer l’assaut qu’il
subissait et déterminer comment inverser ses effets. Sa vivacité d’esprit me
sidère au même titre que ses capacités de dissimulation.
Il reconnaît lui aussi mes talents.
< Voilà une technique très intéressante, parfaite pour un individu aussi
égocentrique que vous. Je n’ai rien remarqué quand… >
Ses attitudes corporelles se sont modifiées et je reconnais l’une d’elles.
Elle m’apprend qu’il m’a pris en filature, trois jours plus tôt. Nous étions
dans une épicerie bondée de monde. J’avais près de moi une vieille dame à
la respiration sifflante derrière son masque filtrant et un jeune drogué
maigrichon en plein trip à l’acide qui portait une chemise à cristaux liquides
aux motifs psychédéliques en changement constant. Reynolds s’était glissé
derrière moi et concentrait ses pensées sur le présentoir des revues
pornographiques. Me surveiller ne lui a pas révélé ma maîtrise des boucles
mais lui a permis de brosser un tableau détaillé de mon esprit.
J’ai prévu cette possibilité et je reprogramme mon psychisme en y
incorporant des éléments pris au hasard, afin que le résultat soit
imprévisible. Les équations de mon esprit ont désormais peu de points
communs avec les précédentes, ce qui sape ses présuppositions et rend
inefficaces toutes les armes psychologiques qu’il a pu forger pour lutter
contre moi.
Je lui accorde l’équivalent d’un sourire.
Il me le retourne.
< N’avez-vous jamais pensé à… > Il n’y a plus que le silence. Je
m’interroge sur ce qu’il va me dire lorsque je perçois sous la forme d’un
murmure : < … des ordres d’autodestruction, Greco ? >
Il n’a pas terminé cette phrase qu’un vide dans ma représentation de cet
homme se comble et déborde ; les implications faussent tout ce que je sais
sur lui. Il veut parler du Verbe, du mot capable de détruire l’esprit de celui à
qui il est adressé. Pour mon adversaire, ce serait une réalité. Chaque
individu aurait en lui un tel détonateur, une clé qui pourrait le transformer
en débile profond, en fou, en catatonique. Et il laisse entendre qu’il sait ce
qui aurait sur moi un tel effet.
Je m’isole aussitôt de mes capteurs sensoriels et je dévie leurs données
vers un tampon de ma mémoire à court terme, avant de créer une simulation
de mon conscient qui les absorbera en les filtrant lentement. J’étudierai tout
cela avec le recul d’un métaprogrammeur et ne prendrai connaissance de
ces informations qu’après m’être assuré de leur innocuité. Si le tampon est
détruit, mon esprit resté intact remontera pas à pas vers le point d’impact
pour jeter les bases d’une reprogrammation de mon psychisme.
Le temps que Reynolds prononce mon nom, tout est en place. Sa phrase
suivante sera peut-être l’ordre de destruction. Je reçois désormais tout ce
qui me parvient avec un retard de cent vingt millièmes de seconde. Je
reprends mon analyse de son esprit, pour y chercher des preuves de son
affirmation.
Pendant que je lui rétorque, avec désinvolture :
< Utilisez la plus puissante de vos armes. >
< Ne vous inquiétez pas, je ne l’ai pas sur le bout de la langue. >
J’obtiens un résultat, et me maudis. Mon cerveau possède une porte de
service que mon état d’esprit m’a empêché de remarquer. Mon arsenal est le
fruit de l’introspection alors que seul un manipulateur avait la possibilité de
concevoir le sien.
Reynolds sait que j’ai érigé des défenses. A-t-il conçu son détonateur de
telle façon qu’il sache les contourner ? J’essaie toujours de déterminer
quelle peut être la nature d’un tel catalyseur.
< Qu’attendez-vous ? >
Il est convaincu que le répit qu’il m’accorde ne me permettra pas de
trouver une parade.
< Devinez. >
Que de suffisance ! Croit-il pouvoir m’éliminer aussi facilement ?
J’établis une description théorique des effets d’un tel déclencheur. Il
ferait table rase d’un esprit normal mais il faudrait nécessairement le
personnaliser pour l’utiliser contre un être supérieur. Mon simulateur
m’informera des premiers symptômes d’un effacement, et je peux concevoir
la nature d’un tel processus. Par définition, l’ordre de destruction doit être
une équation qui me dépasse… mon métaprogrammeur s’effondrera-t-il
pendant le diagnostic ?
< Avez-vous déjà employé cette technique sur des normaux ? >
J’ai entrepris de dresser la liste des conditions nécessaires pour façonner
un ordre de destruction individualisé.
< Une fois, à titre expérimental, sur un dealer. J’ai ensuite brouillé les
pistes en lui défonçant le crâne. >
Il saute aux yeux que c’est une tâche colossale. Pour façonner une telle
instruction, il faut avoir une connaissance approfondie de l’esprit de la
future victime. J’essaie de déterminer ce qu’il a pu apprendre sur moi. C’est
de toute évidence insuffisant, compte tenu de ma reprogrammation, mais
peut-être a-t-il mis au point des techniques de surveillance dont j’ignore
tout. Je prends conscience des avantages que procure l’étude du monde
extérieur.
< Vous devrez remettre ça souvent. >
Une manifestation de regret. Il sait qu’il ne mènera pas à bien ses projets
sans faire d’autres victimes. Il tuera des normaux par pure nécessité
stratégique, ainsi que certains de ses assistants grisés par les pouvoirs qu’il
leur aura accordés. Ensuite, il pourra reprogrammer ces hommes – et moi
également – pour les transformer en bêtes savantes à la liberté d’action
restreinte. Tel est le prix à payer pour que ses projets aboutissent.
< Je n’ai à aucun moment prétendu être un saint. >
Seulement un messie.
Les normaux verront sans doute en lui un tyran, parce qu’ils le
prendront pour un de leurs semblables et qu’ils n’ont jamais pu se fier à leur
discernement. Ils n’admettront pas qu’il est à la hauteur de cette tâche. Il est
infaillible dans tous les domaines et leur définition de l’avidité et de
l’ambition ne peut s’appliquer à un être tel que lui.
Il lève les mains en un geste théâtral, index tendus pour indiquer que ce
qu’il va dire est très important. Je ne dispose pas d’informations suffisantes
pour déterminer quel est son ordre de destruction et je dois pour l’instant
me contenter de rester sur la défensive. Si je survis à son attaque, peut-être
aurai-je le temps de riposter.
Les doigts toujours dressés, il me dit :
< Comprends. >
Tout d’abord perplexe, je finis par saisir le sens de ses propos et j’en
suis horrifié.
Car le détonateur qu’il a conçu n’est pas oral ; ce n’est pas un catalyseur
sensoriel mais mémoriel ; la clé est constituée d’une suite de perceptions, en
soi inoffensives, qu’il a enfouies dans mon cerveau comme autant de
bombes à retardement. Les associations d’idées qui résultent de ce chapelet
de souvenirs fusionnent pour former un tout, une structure qui donne le
signal de ma dissolution. Il m’a laissé le soin de reconstituer l’élément
destructeur.
Mon esprit s’emballe. Contre ma volonté, une prise de conscience fatale
s’impose à moi. Je tente d’interrompre ces associations d’idées, mais les
souvenirs ne peuvent être effacés. Le processus se poursuit inexorablement,
conséquence de ma promptitude d’esprit, et j’assiste à ma mort tel un
homme qui entame une très longue chute.
Des millièmes de seconde s’écoulent. Mon assassinat est reconstitué
devant mes yeux.
Dans cette épicerie, quand Reynolds est passé près de moi. Il a
programmé les motifs de la chemise psychédélique de l’adolescent afin
qu’ils implantent en moi une suggestion, pour que – même altéré de façon
« aléatoire » – mon psychisme reste réceptif.
Faute de temps, je peux seulement me métaprogrammer au hasard, le
plus vite possible. Un acte de désespoir qui risque de faire de moi un
malade mental.
Les étranges sons modulés entendus à mon entrée dans cet appartement.
J’ai enregistré les instructions qui causeraient ma perte avant d’avoir dressé
mes boucliers mentaux.
Je lacère mon esprit, je le réduis en lambeaux, mais la conclusion est
évidente, l’image devient de plus en plus nette.
Moi, pendant la phase d’élaboration du simulateur. Concevoir ce
système de protection m’a apporté le recul nécessaire pour voir le gestalt
dans sa totalité.
Je rends hommage à son ingéniosité. C’est pour lui de bon augure. Le
pragmatisme sied mieux à un sauveur que le sens de l’esthétique.
Je me demande ce qu’il a l’intention de faire, après avoir sauvé le
monde.
Je comprends le Verbe, et par quel processus il opère, et c’est pourquoi
je me dissous.
DIVISION PAR ZÉRO

NOUVELLE TRADUITE PAR JEAN-PIERRE PUGI


1

Diviser un nombre par zéro ne donne pas pour résultat un nombre infini.
La raison est la suivante : une division est, par définition, l’inverse d’une
multiplication ; par conséquent, multiplier par zéro après avoir divisé par
zéro devrait ramener au nombre initial. Néanmoins, multiplier l’infini par le
néant ne donne rien. Il n’existe aucun nombre qui fournisse un résultat autre
que zéro une fois multiplié par zéro, et il en découle que le résultat d’une
division par zéro est littéralement « indéfini ».

1a

Renée regardait par la fenêtre, quand Mme Rivas vint l’aborder.


« Vous allez donc nous quitter après seulement une semaine ? Ce n’est
pas un séjour digne de ce nom. Dieu sait que je compte m’incruster bien
plus longtemps ! »
Renée dut prendre sur elle-même pour lui adresser un sourire de
politesse.
« Je suis convaincue que vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer. »
Mme Rivas était l’experte en manipulations du service ; nul n’ignorait
que ses tentatives de suicide avaient pour seul but d’attirer l’attention sur
elle, mais les aides-soignants étaient malgré tout très attentifs, au cas où un
de ses essais serait par un pur effet du hasard couronné de succès.
« Ah ! Me voir partir de cet établissement les rendrait fous de joie !
Savez-vous quels ennuis les attendent, chaque fois qu’une personne placée
sous leur responsabilité vient à décéder ?
— Oui, je m’en doute.
— C’est la seule chose qui les inquiète, croyez-moi. Leur foutue
responsabilité…»
Renée reporta son attention sur la fenêtre et s’intéressa à la traînée de
condensation qu’un avion extrudait dans le ciel.
« Madame Norwood ? appela une infirmière. Votre mari est là. »
Renée adressa un autre sourire de pure forme à Mme Rivas et la laissa.

1b

Carl gribouilla une dernière signature et l’infirmière récupéra les


formulaires, afin de les enregistrer.
Il se remémorait le jour où il avait amené Renée dans cet établissement,
pour son admission. Il songea au monceau de questions qu’on lui avait
posées lors du premier entretien. Il s’était fait un devoir de répondre à
chacune d’elles avec stoïcisme.
« En effet, elle est professeur de mathématiques. Vous trouverez son
nom dans le Who’s Who. »
« Non, je fais de la biologie. »
Et :
« J’avais oublié un panier de diapos à la maison. »
« Non, elle ne pouvait pas savoir que je ferais demi-tour. »
Et, ce qui était à prévoir :
« Oui, c’est exact. Il y a une vingtaine d’années, quand je terminais mes
études. »
« Non, en me jetant dans le vide. »
« Je ne connaissais pas Renée, à l’époque. »
Et ainsi de suite.
Désormais convaincus de sa compétence et certains qu’il saurait lui
apporter un soutien indéfectible, ils avaient accepté de la laisser sortir pour
suivre un traitement à domicile.
Ce qu’il trouvait surprenant, lorsqu’il y songeait. Tout au long de cette
interminable épreuve, il n’avait ressenti une impression de déjà-vu qu’à une
seule occasion. Les interminables tractations avec le personnel administratif
de l’hôpital, les médecins et les infirmières, ne s’étaient accompagnées que
d’une sorte d’engourdissement, comme s’il exécutait un travail routinier
épouvantablement ennuyeux.
2

Il existe une célèbre « preuve » permettant de démontrer que un égale


deux. Elle débute par les définitions : « Considérons que a = 1 et que
b = 1. » Elle a pour conclusion que « a = 2a », autrement dit que un égale
deux. Discrètement tapie au cœur de ce raisonnement se dissimule une
division par zéro, et à ce stade la démonstration dégénère et rend tout
principe établi nul et non avenu. Accepter une division par zéro permet non
seulement de démontrer que un et deux sont égaux, mais que n’importe
quels autres nombres – réels ou imaginaires, rationnels ou irrationnels –
sont également égaux.

2a

Dès qu’ils furent de retour à leur domicile, Renée alla dans son cabinet
de travail et retourna tous les papiers posés sur le plateau de son bureau, de
façon à avoir le côté vierge des feuilles sur le dessus. Elle les réunissait en
pile sans les regarder et tressaillait chaque fois que l’angle d’une page lui
apparaissait au cours de ce brassage. Elle avait envisagé de tout brûler, mais
un tel geste eût été purement symbolique. Se contenter de ne plus y jeter ne
serait-ce qu’un coup d’œil permettait d’obtenir le même résultat.
Les médecins auraient certainement employé le terme de conduite
compulsive. Renée grimaça en se remémorant les indignités subies
lorsqu’elle était une patiente soumise à tous les caprices de cette bande
d’imbéciles. Ils lui avaient attribué un statut de suicidaire, dans la section
des internés, ce qui la plaçait sous la surveillance théoriquement
ininterrompue des aides-soignants. Elle n’avait pas non plus oublié les
entretiens avec ces psys si condescendants, aux arrière-pensées si évidentes.
Elle n’était pas une manipulatrice comme Mme Rivas, mais leur faire gober
n’importe quoi était vraiment facile. Il suffisait de dire : « J’ai conscience
de ne pas être entièrement rétablie, mais je sens que ça va bien mieux »,
pour qu’ils envisagent de vous laisser partir.
2b

Carl la surveilla longuement depuis le seuil, avant de repartir dans le


couloir. Il songeait à sa propre sortie d’hôpital, une vingtaine d’années plus
tôt. Ses parents étaient venus le chercher et sa mère avait lancé au cours du
trajet un commentaire inepte sur la joie que tous éprouveraient en le
revoyant. Il avait dû puiser dans sa volonté pour ne pas repousser le bras
qu’elle venait de passer autour de ses épaules.
Il s’était conduit envers Renée comme il aurait aimé que ses proches se
conduisent envers lui pendant la période où il avait été lui-même en
observation. Il s’était rendu chaque jour à l’hôpital, en dépit du fait qu’elle
refusait au tout début de le voir, afin d’être là lorsqu’elle ressentirait
finalement le besoin de bénéficier de sa présence. Ensuite, ils avaient
bavardé ou s’étaient contentés de se promener à l’intérieur de
l’établissement. Il ne trouvait rien de déplacé dans son comportement, et il
était convaincu qu’elle en était consciente.
Néanmoins, et malgré toute sa bonne volonté, elle ne lui inspirait pas
d’autres sentiments que les obligations imposées par son sens du devoir.

Dans Principia Mathematica, Bertrand Russell et Alfred Whitehead ont


tenté de fournir des assises rigoureuses aux mathématiques en utilisant
comme base la logique formelle. Ils ont débuté avec ce qu’ils considéraient
être des axiomes, dont ils se sont servis pour établir des théorèmes à la
complexité croissante. Arrivés page 362, ils ont démontré suffisamment de
choses pour pouvoir avancer que « 1 + 1 = 2 ».

3a
C’est à l’âge de sept ans, au cours de l’exploration de la maison d’un
parent éloigné, que Renée fut envoûtée par un carrelage de marbre poli. Un
carreau unique, deux rangées de deux, trois rangées de trois, quatre rangées
de quatre : tous s’assemblaient pour constituer des carrés. Naturellement.
Quel que soit l’angle d’observation, le résultat restait le même. Et ce n’était
pas sa seule constatation : chaque carré était plus grand que le précédent
d’un nombre impair de carreaux. Cela avait été pour elle une révélation. La
conclusion était essentielle, elle possédait une justesse intrinsèque
confirmée par la fraîche douceur du marbre lorsqu’elle le caressait. Et la
juxtaposition des carreaux, séparés par des joints d’une extrême finesse,
était si précise qu’elle en frissonnait.
Elle avait par la suite eu d’autres révélations, fait de nouvelles
découvertes. Une thèse de doctorat révolutionnaire soutenue à vingt-trois
ans, des séries d’articles encensés… les spécialistes la comparaient à Von
Neumann, les universités voulaient s’attirer ses faveurs. Elle n’avait jamais
véritablement accordé de l’importance à ces choses. Ce qui l’intéressait,
c’était la justesse qu’on retrouvait dans chaque théorème mémorisé, aussi
incontestable que la matérialité du marbre ; il s’agissait d’un jeu de
construction dont tous les éléments s’emboîtaient à la perfection.

3b

Carl estimait que sa personnalité actuelle était apparue après sa tentative


de suicide et sa rencontre avec Laura. À sa sortie de l’hôpital, il n’était pas
d’humeur à fréquenter qui que ce soit, mais un de ses amis n’avait pas
ménagé ses efforts pour la lui présenter. S’il avait au tout début refusé ces
contacts, Laura s’était montrée perspicace. Elle lui avait offert le soutien de
son amour jusqu’à la fin de ses souffrances, pour lui rendre sa liberté sitôt
après sa guérison. Elle lui avait permis de découvrir l’empathie, ce qui
l’avait régénéré.
Laura s’était éclipsée après avoir obtenu son doctorat, le laissant
terminer seul ses études de biologie à l’université. Il avait par la suite connu
diverses crises et eu à plusieurs reprises le cœur brisé, mais sans plus jamais
sombrer dans une telle dépression.
Lorsqu’il pensait à elle, Carl ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Ils
n’avaient plus eu le moindre contact ; quelle vie avait-elle menée pendant
toutes ces années ? Qui avait-elle aimé ? Désormais conscient de la
véritable nature de l’amour qu’ils s’étaient porté, il lui accordait encore plus
de valeur.

Au début du XIXe siècle, des mathématiciens ont défriché les voies


conduisant aux géométries non euclidiennes et obtenu des résultats qui
paraissaient totalement absurdes sans que des contradictions logiques
n’apparaissent pour autant. Il a été par la suite démontré qu’il n’y avait pas
incompatibilité entre les géométries euclidienne et non euclidiennes,
qu’elles n’avaient rien d’illogique dès l’instant où on considérait la
géométrie euclidienne logique.
Ce qui restait toutefois difficile à démontrer. À la fin du XIXe siècle, les
mathématiciens pouvaient simplement affirmer que la géométrie
euclidienne était aussi logique que l’arithmétique.

4a

Au début, Renée considéra tout cela comme une simple contrariété. Elle
suivit le couloir jusqu’au cabinet de travail de Peter Fabrisi et frappa à la
porte ouverte.
« Vous auriez une minute, Pete ? »
Il recula du bureau en repoussant son fauteuil.
« Bien sûr, Renée ! C’est pour quoi ? »
Elle entra, certaine de savoir quelle serait sa réaction. Elle n’avait
encore jamais sollicité l’avis de quiconque ; c’était toujours l’inverse qui
s’était produit. Un détail sans importance.
« J’aurais besoin que vous me rendiez un petit service. Vous rappelez-
vous ce que j’ai dit sur la formalisation que je mettais au point, il y a
environ deux semaines ? »
Il le confirma de la tête.
« Ce que vous comptiez utiliser pour réécrire les systèmes d’axiomes.
— Tout juste. Voici quelques jours, j’ai commencé à obtenir des
conclusions totalement ridicules, et à présent ma formalisation est en
contradiction avec elle-même. Pourriez-vous y jeter un œil ? »
L’expression de Fabrisi fut conforme à ce qu’elle avait prévu.
« Vous voudriez… Bien sûr, j’en serais ravi !
— Super ! Le problème se tapit dans les toutes premières pages, le reste
ne sert qu’à étoffer le sujet. »
Elle lui remit une petite liasse de feuilles.
« Je préfère ne pas vous préciser ce que j’ai relevé, pour vous éviter de
sauter sur les mêmes conclusions que moi.
— C’est effectivement préférable. » Il parcourut des yeux les deux
premières pages. « Je ne sais pas combien de temps ça me prendra.
— Rien ne presse. À l’occasion, cherchez simplement si certaines de
mes suppositions ne sont pas contestables, ce genre de vérifications. Je vais
continuer d’éplucher tout ça, et je vous contacterai immédiatement si je
découvre quelque chose. D’accord ? »
Il sourit. « Je m’attends à vous revoir dans l’après-midi, quand vous
viendrez m’annoncer que vous avez trouvé la solution.
— J’en doute. Il faut considérer tout cela avec un œil nouveau. »
Il écarta les mains.
« Je vais essayer.
— Merci. »
Elle ne pensait pas que Fabrisi assimilerait pleinement sa formalisation,
mais elle avait besoin qu’un tiers vérifie ses aspects purement mécaniques.

4b

Carl rencontra Renée à une soirée organisée par un de ses collègues et il


fut aussitôt fasciné par son visage. Bien qu’elle eût la plupart du temps une
expression banale et boudeuse, il eut ce soir-là l’occasion de la voir sourire
à deux reprises et se renfrogner une seule fois. Il constata ainsi que tout son
être entrait alors en totale harmonie, comme s’il retrouvait son état naturel.
Carl en fut surpris ; il savait reconnaître les visages habituellement rieurs ou
maussades, même en l’absence de toute ride. Qu’elle pût avoir de telles
expressions sans que rien ne le révèle entre-temps l’intriguait.
Du temps lui fut nécessaire pour la comprendre, pour apprendre à
interpréter ses mimiques. Mais ses efforts furent finalement récompensés.
Carré dans le fauteuil capitonné de son bureau, avec le dernier numéro
de Marine Biology sur son giron, il écoutait Renée rouler des feuilles en
boule dans son cabinet de travail, de l’autre côté du couloir. Elle avait
travaillé toute la soirée et sa frustration s’était amplifiée au point d’en
devenir audible, même si elle s’était affublée de son masque de joueuse de
poker quand il avait décidé d’aller jeter un coup d’œil.
Il posa le journal, se leva et se dirigea vers la porte de l’autre pièce. Il vit
sur le bureau un livre ouvert sur des pages couvertes d’équations
hiéroglyphiques entrecoupées de commentaires en russe.
Elle parcourut attentivement ce texte du regard, fronça
imperceptiblement les sourcils pour repousser l’ouvrage puis le refermer
avec bruit. Carl l’entendit marmonner le mot « inutile » avant de la voir se
lever et aller remettre le livre sur une étagère.
« Tu finiras par péter une durit, si tu ne réduis pas la pression, plaisanta-
t-il.
— Ne me traite pas avec condescendance ! »
Sa réaction le sidéra.
« Loin de moi cette pensée. »
Elle se tourna pour le foudroyer du regard.
« Je suis encore capable de déterminer si je peux ou non travailler de
façon efficace. »
Une douche froide.
« Alors, je te laisse. »
Il battit en retraite.
« Merci. »
Elle reporta son attention sur la bibliothèque. Ce fut en essayant de
déterminer les significations possibles de son regard que Carl ressortit le
plus discrètement possible.
5

En 1900, à l’occasion du deuxième Congrès international de


mathématiques, David Hilbert dressa la liste de ce qu’il considérait être les
vingt-trois problèmes mathématiques non résolus. L’absence d’une preuve
de la cohérence de l’arithmétique venait en deuxième position. Son
obtention établirait la validité d’un grand nombre de choses relevant d’une
branche supérieure de ces sciences. Une telle preuve garantirait, en
substance, qu’il ne serait jamais possible de démontrer que « un égale
deux ». Il convient de préciser que peu de mathématiciens y ont
véritablement accordé de l’importance.

5a

Renée sut ce que Fabrisi lui dirait avant même qu’il n’ouvre la bouche.
« Je n’ai jamais vu un truc aussi tordu. Vous connaissez ce jouet pour
enfants en bas âge, ces blocs de formes diverses qu’il faut emboîter dans les
alvéoles correspondants ? Découvrir votre système de formalisation, c’est
comme voir un bambin prendre un de ces blocs et l’insérer dans tous les
trous de la plaque, dans lesquels il s’imbriquerait parfaitement à chaque
fois.
— Vous n’avez donc pas relevé mon erreur ? »
Il secoua la tête.
« Pas moi. Je me suis engagé dans la même ornière que vous. Je ne peux
plus voir tout ceci que sous un angle donné. »
Renée était entre-temps ressortie de ce cul-de-sac et elle avait trouvé
une approche diamétralement opposée… Ce qui ne faisait d’ailleurs que
confirmer la contradiction.
« Eh bien, merci d’avoir essayé !
— Vous comptez vous adresser à quelqu’un d’autre ?
— Oui. Je vais envoyer tout ça à Callahan, là-bas à Berkeley. Nous
restons en contact régulier, depuis cette conférence qui a eu lieu au
printemps. »
Fabrisi hocha la tête.
« Son dernier article m’a fortement impressionné. Faites-le-moi savoir,
s’il met le doigt sur quelque chose ; j’avoue que tout ceci m’intrigue. »
Renée eût employé un terme bien plus fort qu’intriguer, en ce qui la
concernait.

5b

Sa frustration avait-elle des causes professionnelles ? Carl savait qu’elle


ne trouvait pas les maths véritablement difficiles, qu’elle les assimilait à un
simple défi intellectuel. Était-il concevable qu’elle soit, pour la première
fois de sa vie, confrontée à des problèmes pour elle insurmontables ?
Abordait-elle les mathématiques de cette façon ? Carl était un
expérimentateur au sens le plus strict du terme, et il ignorait comment elle
s’y prenait pour façonner de nouveaux concepts en ce domaine. Un tel
raisonnement paraissait à première vue stupide, mais n’était-elle pas en
panne d’inspiration ?
Renée était trop âgée pour subir le choc des enfants prodiges qui
devenaient un jour des adultes normaux. Par ailleurs, c’était avant trente ans
que la plupart des mathématiciens se faisaient remarquer et peut-être
paniquait-elle en craignant d’être à son tour victime de cette constante, avec
plusieurs années de retard.
Ce qui paraissait improbable. Il envisagea d’autres possibilités, pour la
forme. La communauté académique lui inspirait-elle du cynisme ? Était-elle
déçue de constater que ses recherches s’étaient trop spécialisées ? Se
lassait-elle de son travail ?
Carl n’attribuait pas sa conduite à de telles causes ; il savait quelles
auraient été ses réactions en pareil cas et elles ne correspondaient pas aux
signaux qu’il captait. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui la tracassait et en
était troublé.
6

En 1931, Kurt Gödel a fait la démonstration de deux théorèmes. Le


premier prouve que les mathématiques contiennent des affirmations
pouvant être exactes mais impossibles à démontrer. Même un système
formel aussi simple que l’arithmétique autorise des formulations à la fois
précises, sensées et paraissant exactes, mais dont rien ne permet de prouver
l’exactitude.
Le second théorème démontre qu’affirmer la logique de l’arithmétique
n’est rien d’autre que cela : une simple affirmation ; il est impossible de le
démontrer en utilisant le système d’axiomes de l’arithmétique. Autrement
dit, que rien ne garantit que l’arithmétique ne fournira pas des résultats tels
que « 1 = 2 » ; que de telles contradictions n’apparaîtront sans doute jamais,
mais qu’en apporter la preuve est irréalisable.

6a

Carl se rendit une fois de plus dans son bureau et attendit qu’elle lève
les yeux de son travail pour lui lancer sur un ton décidé : « Renée, il est
évident que…
— Tu veux savoir ce qui me turlupine ? D’accord, je vais te le dire. »
Elle prit une feuille blanche et se rassit. « Ne bouge pas, ça ne prendra
qu’une minute. »
Il ouvrit la bouche et la referma dès qu’elle lui fit signe de se taire. Elle
inhala à pleins poumons et se mit à écrire.
Elle traça une ligne verticale au centre de la page, pour la scinder en
deux colonnes. Elle écrivit « 1 » au sommet de la première et « 2 » au
sommet de la seconde. Puis elle griffonna rapidement quelques symboles,
qu’elle développa au-dessous en chapelets d’autres symboles. Ses dents
crissaient et on aurait pu croire qu’elle notait tout cela sur un tableau noir,
avec ses ongles.
Arrivée aux deux tiers de la page, elle entreprit de réduire ses équations.
Et maintenant, le coup de maître ! pensa-t-elle. Elle prit conscience
d’exercer une pression trop forte sur le papier et veilla à la réduire. Sur la
ligne qu’elle écrivit ensuite, les chaînes devenaient identiques. Pour
terminer, elle traça énergiquement un « = » au bas de la feuille.
Puis elle la tendit à Carl, qui ne put dissimuler son incompréhension.
« Regarde en haut. »
Il s’exécuta.
« Maintenant, regarde en bas. »
Il fronça les sourcils.
« Je ne comprends pas.
— J’ai découvert une formalisation qui permet de mettre en équation
n’importe quel nombre avec n’importe quel autre nombre. Prends-en deux,
au hasard, et je te démontrerai qu’ils sont égaux. »
Carl parut explorer ses souvenirs.
« Tu as inséré quelque part une division par zéro, c’est ça ?
— Non. Je ne me sers d’aucune opération interdite, ni de termes aux
définitions vagues ou d’axiomes indépendants implicites. On ne trouve dans
ma démonstration absolument rien de contestable. »
Carl secoua la tête.
« Attends une minute. Nous savons tous que un et deux ne sont pas
égaux.
— Ils le sont, et tu en tiens la preuve dans ta main. Il n’y a rien dans
cette démonstration qui ne soit pas indiscutable.
— Il y a nécessairement une contradiction quelque part.
— C’est exact. En tant que système formel, l’arithmétique est pleine de
contradictions. »

6b

« Tu veux dire que tu n’as pas réussi à déterminer quelle est ton erreur ?
— Non, tu ne m’as pas écoutée. Tu crois que c’est ce qui m’irrite ? Il
n’y a pas la moindre faille dans ma démonstration.
— Tu serais en train de m’expliquer que c’est ce qui est incontesté qui
cloche ?
— Absolument.
— En es-tu…»
Il s’interrompit… un peu trop tard. Elle le foudroya du regard.
Évidemment, qu’elle en était certaine ! Il réfléchit à ce que cela impliquait.
« Est-ce que tu as saisi ? demanda-t-elle. Je viens de démontrer la
fausseté des mathématiques. Je les ai privées de sens. »
Elle était dans tous ses états, au bord de la panique, et ce fut avec soin
qu’il choisit ses mots.
« Comment peux-tu dire une chose pareille ? Les maths ne sont pas pour
autant bonnes à jeter au panier. Les milieux scientifiques et économiques ne
risquent pas de s’effondrer pour ça !
— Parce que les règles mathématiques qu’ils utilisent ne sont que des
gadgets. Leurs méthodes relèvent des trucs mnémotechniques, comme
utiliser ses jointures pour se rappeler quels mois ont trente et un jours.
— Ce n’est pas tout à fait la même chose.
— Tiens donc ? Les maths n’ont absolument rien à voir avec la réalité.
Oublie les concepts tels que l’imaginaire ou l’infinitésimal. Il n’existe
aucun rapport entre une putain d’addition de nombres entiers et compter sur
ses doigts, mais je peux te fournir sur le papier un nombre infini de
réponses qui seront toutes aussi valables les unes que les autres, ce qui
signifie qu’elles sont également erronées. J’ai la possibilité d’écrire le plus
élégant de tous les théorèmes sans qu’il n’ait plus de sens qu’un
raisonnement par l’absurde. » Elle s’autorisa un rire amer. « Les positivistes
avaient coutume de dire que les mathématiques sont tautologiques. Ils
étaient dans l’erreur, elles sont contradictoires. »
Carl tenta une autre approche.
« Attends. Tu viens de mentionner des nombres imaginaires. Pourquoi
serait-ce pire qu’avec eux ? Après les avoir considérés sans signification,
les mathématiciens les disent désormais fondamentaux. C’est exactement la
même situation.
— Absolument pas. Pour régler la question, il leur suffisait d’élargir le
contexte, ce qui ne servirait strictement à rien dans notre cas. Les nombres
imaginaires ont apporté quelque chose de nouveau aux mathématiques,
alors que ma formalisation redéfinit ce qui existe déjà.
— En modifiant le contexte, en plaçant tout cela sous un jour
différent…»
Elle leva les yeux au ciel.
« Non ! Tout découle des axiomes aussi sûrement que le résultat d’une
addition. Le problème est incontournable. Tu peux me croire sur parole. »

En 1936, Gerhard Gentzen a fourni une preuve de la cohérence de


l’arithmétique, mais il a dû pour y parvenir utiliser une technique
controversée connue sous le nom d’induction transfinie. Cette technique ne
faisait pas partie des méthodes de démonstration habituelles, et elle
paraissait inappropriée pour arriver à un tel résultat. Ce qu’a fait Gentzen,
c’est démontrer une évidence en admettant ce qui est discutable.

7a

Callahan appela de Berkeley et ne lui fut d’aucun secours. Il lui promit


de continuer d’étudier la question, en affirmant qu’elle avait mis le doigt sur
une chose aussi fondamentale que troublante. Il tenait absolument à être
tenu informé de ses projets de publication, car si sa formalisation contenait
une erreur leur ayant échappé d’autres mathématiciens la relèveraient sans
doute.
Avec d’évidentes difficultés à suivre ses propos, Renée lui marmonna
qu’elle le rappellerait. Communiquer devenait pour elle de plus en plus
difficile, ces derniers temps, surtout depuis son accrochage avec Carl. Ses
collègues avaient tendance à l’éviter. Elle n’arrivait plus à se concentrer et
elle avait fait la nuit précédente un cauchemar où elle découvrait une
formalisation lui permettant de traduire des concepts arbitraires sous forme
d’expressions mathématiques… et par conséquent de prouver que la vie
équivalait à la mort.
Ce qui l’avait terrifiée, c’était cette possibilité de perdre la raison. Que
tout s’embrouille dans son esprit était incontestable et seule une fragile
barrière la séparait encore de la folie.
Tu es stupide, se reprocha-t-elle. Gödel a-t-il eu des pulsions suicidaires
après avoir démontré son théorème d’incomplétude ?
Mais il était magnifique, lumineux… Il n’existait rien de plus élégant à
ses yeux.
Alors que sa propre preuve la harcelait, la tournait en ridicule. Telle une
énigme insérée dans une revue de jeux de l’esprit, elle lui proclamait : Tu
t’es laissé avoir, tu viens de sauter à pieds joints par-dessus ton erreur,
cherche ce que tu as raté ! Pour finir par lui lancer : Essaie encore !
Il était probable que Callahan réfléchissait aux conséquences de sa
découverte. Il y avait tant de secteurs des mathématiques privés de toute
application pratique ; de simples théories formelles, étudiées pour leur
beauté intellectuelle. Mais cela ne pouvait pas durer ; une théorie qui
s’autodétruisait était à tel point inutile que la plupart des mathématiciens la
rejetteraient avec dégoût.
Ce qui la mettait en rage, c’était la trahison ourdie par son intuition. Ce
maudit théorème était valable ; avec perversité, il était d’une logique à toute
épreuve. Elle le comprenait, elle savait pourquoi il était exact, et refuser de
le croire eût été impossible.

7b

Carl sourit en pensant à son anniversaire.


« Je n’en reviens pas ! Comment as-tu pu deviner ? »
Elle avait dévalé l’escalier, avec le sweater.
L’été précédent, ils avaient passé leurs vacances en Écosse et, pendant
leur séjour à Édimbourg, elle avait longuement admiré un tel gilet sans
l’acheter pour autant. Il l’avait commandé et rangé dans le tiroir de la
commode, pour qu’elle le découvre ce matin-là.
« Tes pensées sont évidentes », se moqua-t-il.
Ils savaient tous deux que c’était faux, mais il prenait un malin plaisir à
lui tenir de tels propos.
Deux mois s’étaient écoulés depuis. Seulement deux mois.
Se changer les idées était devenu une nécessité. Carl entra dans son
cabinet de travail et la trouva assise dans son fauteuil, le regard rivé sur la
fenêtre.
« Devine ce que je nous ai déniché. »
Elle leva les yeux.
« Quoi ?
— Des réservations pour le week-end. Une suite au Biltmore. Nous
pourrons nous détendre et ne rien faire…
— Arrête, je t’en prie ! Je devine tes intentions, Carl. Tu veux que je me
détende, que je cesse de penser à cette formalisation. Mais tes efforts sont
voués à l’échec. Tu n’as pas conscience de l’emprise qu’elle exerce sur moi.
— Allons, allons…»
Il voulut prendre ses mains pour l’inciter à se lever, mais elle le
repoussa. Il restait figé sur place lorsqu’elle se tourna brusquement pour le
regarder droit dans les yeux.
« Tu sais que j’ai été tentée de prendre des barbituriques ? J’aimerais
presque être complètement débile, ne plus penser constamment à tout ça. »
Il en fut déstabilisé. Pris de court, il déclara : « Pourquoi ne pas partir
quelque temps ? Ça ne peut nuire à personne, seulement te changer les
idées.
— Ce n’est pas une chose qu’il est possible de chasser aussi facilement
de son esprit. Tu ne comprends pas.
— Alors, fournis-moi des explications. »
Elle laissa échapper un soupir et se détourna pour réfléchir.
« C’est comme si tout ce que je voyais me rappelait cette contradiction.
Je passe mon temps à mettre des nombres en équation. »
Il resta muet jusqu’au moment où il crut avoir saisi le fond de sa pensée.
« On peut te comparer à un physicien du passé qui découvre la
mécanique quantique. Comme si une théorie à laquelle tu croyais depuis
toujours venait d’être reléguée aux oubliettes, pour être remplacée par des
idées complètement absurdes mais dont tout démontre la validité.
— Non, tu fais fausse route ! rétorqua-t-elle, presque avec mépris. Il n’y
a aucun rapport avec une démonstration, tout relève des a priori.
— En quoi est-ce différent ? La preuve de ton raisonnement n’est donc
pas seule en cause ?
— Tu plaisantes ou quoi ? Il y a d’un côté ma façon de démontrer que
un égale deux et de l’autre ce que me hurle mon bon sens. Je ne trouve plus
la moindre différence entre deux choses, tout est égal à mes yeux.
— Ne dis pas ça ! Personne ne pourrait ressentir une chose pareille ; ce
serait comme admettre six trucs complètement impossibles avant l’heure du
petit déjeuner.
— Comment sais-tu ce que je ressens ?
— J’essaie de comprendre.
— Ne te donne pas cette peine. »
Carl était à bout.
« Comme tu voudras. »
Il ressortit et alla annuler leurs réservations.
Ils n’échangèrent ensuite qu’un minimum de paroles, et uniquement
lorsqu’ils y étaient contraints. Trois jours s’étaient écoulés quand Carl
oublia le panier de diapositives dont il avait besoin, revint à la maison et vit
la lettre sur la table.
Il fit deux découvertes en très peu de temps. Il courait vers la chambre
en se demandant si Renée n’avait pas pu se procurer du cyanure au
département de chimie quand il prit conscience de ne plus éprouver quoi
que ce soit pour elle, parce qu’il lui était impossible de comprendre ce qui
l’avait poussée à commettre un tel acte.
La seconde révélation eut lieu pendant qu’il hurlait et martelait la porte
de la chambre avec ses poings ; il ressentit une sensation de déjà-vu. Cette
situation lui était familière, mais les rôles étaient grotesquement inversés. Il
se rappelait s’être trouvé sur le toit d’un immeuble, de l’autre côté d’une
porte verrouillée qu’un ami tentait vainement de forcer en l’implorant de ne
pas faire de bêtise. Et, pendant qu’il restait là devant cet autre battant, il
entendait Renée sangloter, prostrée sur le sol et paralysée par la honte,
exactement comme il l’avait fait autrefois.

Hilbert a dit un jour : « Si la pensée mathématique laisse à désirer, où


trouverons-nous des vérités et des certitudes ? »
8a

Tout en alignant les angles des feuilles de papier posées sur son bureau,
Renée se demandait si sa tentative de suicide l’avait marquée de façon
indélébile. Tous la considéreraient-ils à l’avenir, peut-être inconsciemment,
inconstante ou instable ? Elle n’avait jamais interrogé Carl pour savoir s’il
avait eu des craintes de ce genre, peut-être parce qu’elle considérait qu’il
avait fait cela dans l’équivalent d’une vie antérieure. Tant d’années s’étaient
écoulées depuis qu’il suffisait de le regarder pour être convaincu qu’il
n’avait plus de pulsions suicidaires.
Mais Renée ne pouvait en dire autant. Elle était pour l’instant incapable
de débattre de mathématiques de façon intelligible, et elle doutait d’en avoir
de nouveau la possibilité. Si ses collègues l’avaient rencontrée à présent,
tous auraient estimé qu’il ne subsistait plus rien de son talent.
Après avoir terminé de ranger son bureau, elle ressortit du cabinet de
travail et se rendit dans le séjour. Quand sa formalisation aurait circulé au
sein de la communauté académique, remanier les bases des mathématiques
deviendrait une nécessité, mais peu de gens en seraient affectés autant
qu’elle. La plupart réagiraient comme l’avait fait Fabrisi ; ils suivraient la
démonstration avec détachement, se laisseraient convaincre et en resteraient
là. Pour en être bouleversé, il fallait assimiler pleinement cette
contradiction, de façon viscérale. C’était certainement le cas de Callahan et
elle se demandait comment il surmonterait cette crise, au fil du temps.
Elle dessina une courbe dans la poussière déposée en bout de table.
Avant, elle aurait machinalement calculé ses paramètres, étudié bon nombre
de ses caractéristiques. De telles occupations lui paraissaient désormais
futiles. Tout ce qu’elle visualisait s’effondrait.
Comme bien d’autres avant elle, elle avait toujours considéré que les
mathématiques ne puisaient pas leur signification dans l’univers, mais
imposaient un sens à ce dernier. Les entités physiques n’étaient pas plus ou
moins grandes l’une que l’autre, ni semblables ni dissemblables ; elles
existaient, tout simplement. Bien qu’indépendantes, les mathématiques leur
apportaient virtuellement une signification sémantique en établissant des
catégories et des rapports. Elles ne décrivaient aucune qualité intrinsèque,
elles se contentaient de fournir une interprétation.
Rien de plus. Séparées de toute entité physique, les mathématiques
perdaient leur cohérence… une cohérence indispensable à toute théorie
formelle. Devenues empiriques, les maths n’avaient plus le moindre intérêt.
Vers quoi se tournerait-elle, à présent ? Renée connaissait quelqu’un qui
avait quitté l’université pour vendre des objets en cuir artisanaux. Elle
devait s’accorder du temps, trouver d’autres repères. C’était exactement ce
que Carl avait tenté de l’aider à réaliser, depuis le début.

8b

Carl comptait parmi ses connaissances deux femmes qui étaient les
meilleures amies du monde, Marlène et Anne. Des années plus tôt, quand
Marlène avait envisagé de se suicider, elle ne s’était pas adressée à Anne
pour trouver du réconfort ; c’était à lui qu’elle en avait parlé. Il leur était
arrivé de passer des nuits entières à partager leurs pensées ou leurs silences.
Carl n’ignorait pas qu’Anne en avait pris ombrage, qu’elle s’était toujours
interrogée sur ce qui les avait à ce point rapprochés. La réponse était
simple. Il s’agissait de la différence qui existe entre la sympathie et
l’empathie.
Carl avait su réconforter des gens de cette manière à plusieurs reprises,
tout au long de sa vie. Aider son prochain le rendait heureux, c’était
incontestable, mais il n’y avait pas que cela. Il estimait de son devoir
d’occuper à présent l’autre siège, de tenir l’autre rôle.
Il avait toujours eu d’excellentes raisons de considérer la compassion
comme un élément fondamental de son être. C’était positif, il sentait croître
en lui de l’empathie. Mais il était confronté à une nouveauté qui privait son
instinct de toute utilité.
Si quelqu’un lui avait annoncé le jour de l’anniversaire de Renée qu’il
aurait de telles pensées seulement deux mois plus tard, il eût certainement
jugé ces propos ridicules. Il n’aurait pas exclu cette possibilité, car il était
conscient des ravages du temps, mais il ne les aurait jamais crus si rapides.
Il avait cessé de l’aimer au bout de six ans de mariage. Il se le
reprochait, mais qu’elle eût profondément changé était incontestable et il ne
la comprenait plus, il n’aurait pu dire quels sentiments elle lui inspirait. La
vie émotionnelle de Renée était étroitement liée à sa vie intellectuelle, et il
se sentait complètement dépassé.
La tentation de se dégager de toute responsabilité était grande, car nul
ne pouvait avoir une attitude positive en toutes circonstances. Quand son
épouse sombrait soudain dans la folie, l’abandonner était condamnable mais
compréhensible. Rester à ses côtés imposait d’accepter des rapports dont la
nature s’était radicalement modifiée, et tous n’avaient pas la force de
caractère réclamée par de tels bouleversements. Carl n’aurait en aucun cas
blâmé un tiers qui se serait ainsi comporté. Mais une question accompagnait
toujours de telles situations : Que ferais-je, si j’étais à sa place ? Et la
réponse avait systématiquement été : Je resterais.
Pure hypocrisie.
Pire que tout, il s’était trouvé de l’autre côté de la barrière. Obnubilé par
ses tourments, il avait mis la patience de son entourage à rude épreuve, et
quelqu’un avait alors veillé sur lui. Quitter Renée était devenu inéluctable,
mais c’était une faute dont il ne réussirait jamais à s’absoudre.

Albert Einstein a déclaré : « Pour autant que les propositions


mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour
autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. »

9a = 9b

Carl écossait des pois dans la cuisine, quand Renée vint lui demander :
« Je peux te parler une minute ?
— Bien sûr. »
Ils s’assirent à la table. Elle gardait les yeux orientés vers la fenêtre,
comme toujours lorsqu’elle souhaitait aborder un sujet important. Il
s’inquiéta soudain de ce qu’elle lui dirait. Il n’avait pas eu l’intention de lui
annoncer qu’il comptait la quitter avant son rétablissement complet, pas
avant deux bons mois. Il était encore trop tôt pour cela.
« Je sais que ça n’a pas été facile…»
Non, implora-t-il en pensée. Ne dis pas ça ! Non !
«… mais je suis vraiment heureuse que tu sois ici, près de moi. »
Il ferma les yeux, atteint en plein cœur. Heureusement qu’elle ne le
regardait pas. Même ainsi, ce serait difficile, très difficile.
« Ce qui me venait à l’esprit… continuait-elle. Ce n’était pas
comparable à quoi que ce soit de connu. Si je m’étais payé une banale
dépression, je sais que tu aurais compris et que nous aurions surmonté tout
ça. »
Il hocha la tête.
« Mais ce qui s’est passé, c’est presque comme si un théologien obtenait
la preuve que Dieu n’existe pas. Que cela cesse d’être une simple crainte
pour devenir un fait irréfutable. Est-ce que tu trouves ça ridicule ?
— Non.
— C’est un sentiment que je ne peux pas te communiquer. J’avais des
convictions, des choses que je croyais sincèrement, implicitement. Or, tout
cela est faux et c’est moi qui en ai apporté la démonstration. »
Il ouvrit la bouche pour lui déclarer qu’il savait ce qu’elle voulait dire,
qu’il partageait ses sentiments. Mais il s’en abstint, car c’eût été exprimer
une empathie qui les éloignait l’un de l’autre au lieu de les rapprocher, et il
n’aurait pu lui tenir de tels propos.
L’HISTOIRE DE TA VIE

NOUVELLE TRADUITE PAR PIERRE-PAUL DURASTANTI


Ton père s’apprête à me poser la question. C’est l’instant crucial de nos
vies : je veux faire attention, noter le moindre détail. Lui et moi rentrons
d’un dîner et d’un spectacle ; il est minuit passé. On est sortis sur le patio
pour contempler la pleine lune, puis j’ai dit à ton père que j’avais envie de
danser, il s’est prêté au jeu et nous voilà en train de valser, deux trentenaires
qui oscillent dans le clair de lune, tels des gamins. Je ne sens pas du tout la
fraîcheur nocturne. Alors il demande : « Tu veux faire un bébé ? »
Pour l’heure, ton père et moi, on est mariés depuis deux ans. On habite
Ellis Avenue ; quand on déménagera, tu seras encore trop petite pour te
souvenir de la maison, mais plus tard on te montrera des photos, on te
racontera des histoires. Je voudrais te décrire cette soirée, la nuit de ta
conception, mais pour ça, je préférerais attendre le moment propice où tu
t’apprêteras à avoir tes propres enfants, et on n’aura jamais cette chance.
En parler plus tôt ne servirait à rien ; durant la plus grande partie de ta
vie, tu n’accepteras pas d’écouter sans broncher une anecdote aussi fleur
bleue – tu dirais « gnangnan ». Je me rappelle le scénario de tes origines
que tu proposeras quand tu auras douze ans.
« Tu m’as eue pour te trouver une bonne que tu n’aurais pas à payer »,
déclareras-tu, amère, en sortant l’aspirateur du placard.
« Tout juste. Il y a treize ans, je savais qu’il faudrait aspirer le tapis
aujourd’hui, et avoir un enfant m’a semblé la façon la plus simple et la plus
économique de faire faire le boulot. Je te prierai de t’y mettre, maintenant.
— Si tu n’étais pas ma mère, ce serait illégal », diras-tu en fulminant
tandis que tu dérouleras le cordon et que tu le brancheras dans la prise.
Ça se passera dans la maison de Belmont Street. Je verrai des inconnus
occuper les deux maisons, celle où tu seras conçue et celle où tu grandiras.
Avec ton père, on vendra la première deux ans après ton arrivée. Je vendrai
la seconde peu après ton départ. D’ici là, avec Nelson, on sera installés à la
ferme, et ton père vivra avec Trucmuchette.
Je sais comment finit cette histoire ; j’y pense souvent, tout comme je
pense à son commencement, il y a quelques années, quand les vaisseaux ont
surgi en orbite et les objets dans les clairières. Le gouvernement n’en a
presque pas parlé, tandis que les journaux à sensation s’en sont donnés à
cœur joie.
Et puis j’ai reçu un coup de téléphone, une demande de rendez-vous.
Je les ai vus qui m’attendaient à la porte de mon bureau. Ils formaient
un drôle de couple. L’un arborait un uniforme militaire, une coupe au carré,
tenait une mallette en aluminium et semblait observer le décor d’un œil
critique ; l’autre, qui portait les signes distinctifs de l’universitaire, avec sa
barbe, ses moustaches, et son costume en velours côtelé, feuilletait une
liasse de bulletins punaisée sur le panneau du couloir.
« Colonel Weber, j’imagine ? » J’ai serré la main du soldat. « Louise
Banks.
— Professeur Banks, merci de prendre le temps de nous accorder un
entretien.
— Pas du tout. Excellent prétexte pour éviter la réunion du conseil
d’université. »
Le colonel Weber a désigné son compagnon. « Et voici le docteur Gary
Donnelly, le physicien dont je vous ai parlé au téléphone.
— Appelez-moi Gary. » On a échangé une poignée de main. « J’ai hâte
de savoir ce que vous pourrez nous dire. »
Une fois dans mon bureau, j’ai ôté des piles de livres de la seconde
chaise destinée aux visiteurs et on s’est tous assis. « Vous avez dit vouloir
me faire entendre un enregistrement. Je suppose que cela concerne les
extraterrestres ?
— Je ne peux vous offrir que ce document sonore, a dit le colonel.
— Bon, écoutons voir, alors. »
Il a sorti un magnétophone de sa mallette et appuyé sur la touche PLAY.
L’enregistrement évoquait vaguement un chien mouillé en train de
s’ébrouer.
« Qu’est-ce que vous en pensez ? » m’a-t-il demandé.
J’ai ravalé ma comparaison avec un chien mouillé. « Dans quel contexte
l’a-t-on effectué ?
— Je n’ai pas le loisir de vous le dire.
— Cela m’aiderait à interpréter ces sons. Vous voyiez l’extraterrestre
qui s’exprimait ? Il faisait quoi que ce soit d’autre en même temps ?
— Je dois me cantonner à l’enregistrement.
— Vous ne trahiriez aucun secret en confirmant avoir vu les
extraterrestres ; tout le monde part de cette hypothèse. »
Le colonel Weber campait sur ses positions. « Avez-vous la moindre
opinion sur ses propriétés linguistiques ?
— Il me paraît clair que leur appareil phonatoire diffère du nôtre. Je
suppose qu’ils ne ressemblent pas aux humains ? »
Le colonel s’apprêtait à donner une réponse évasive quand Gary
Donnelly m’a lancé : « Pouvez-vous émettre la moindre hypothèse en vous
basant sur cette bande ?
— Pas vraiment. Je n’ai pas l’impression qu’ils utilisent un larynx pour
produire ces sons, mais cela ne me dit pas à quoi ils ressemblent.
— Y a-t-il quoi que ce soit, quoi que ce soit que vous puissiez nous
apprendre ? » a demandé le colonel Weber.
De toute évidence, il n’avait pas l’habitude de consulter un civil. « Juste
qu’il va être difficile de communiquer avec eux du fait même de la
différence anatomique. Ils utilisent presque certainement des sons que
l’appareil phonatoire humain ne peut pas reproduire, voire des sons que
l’oreille humaine ne peut pas discerner.
— Dans les infrasons ou les ultrasons ? a suggéré Gary Donnelly.
— Pas nécessairement. Le système auditif humain n’a rien d’un
dispositif acoustique absolu, puisqu’il est optimisé pour reconnaître les sons
issus d’un larynx humain. En présence d’un système vocal extraterrestre,
les paris sont ouverts. » J’ai haussé les épaules. « Peut-être qu’on
distinguera les différents phonèmes extraterrestres avec de l’entraînement,
mais il se pourrait que nos oreilles échouent à identifier les distinctions
qu’ils considèrent comme significatives. Dans ce cas, il nous faudra un
spectrographe sonore pour savoir ce que dit un extraterrestre.
— Supposons, a dit le colonel, que je vous confie une heure
d’enregistrement. Combien de temps vous faudrait-il pour déterminer s’il
nous faut ou non ce spectrographe ?
— Je ne peux pas en décider à partir d’une archive sonore, quel que soit
le temps dont je dispose. J’aurai besoin de parler avec cet extraterrestre face
à face. »
Il a secoué la tête. « Impossible. »
J’ai tâché de l’avertir. « C’est à vous de voir, bien sûr. Mais la seule
façon d’apprendre une langue inconnue, c’est de nouer une relation avec un
locuteur natif, autrement dit poser des questions, tenir une conversation, et
ainsi de suite. Si vous souhaitez maîtriser la langue des extraterrestres, un
linguiste, moi ou quelqu’un d’autre, devra donc discuter avec l’un d’eux.
Les enregistrements n’y suffiront pas. »
Le colonel Weber a froncé les sourcils. « Vous paraissez sous-entendre
qu’aucun extraterrestre n’a pu apprendre les langues humaines en captant
nos transmissions.
— J’en doute fort. Il leur faudrait disposer d’un matériau pédagogique
conçu pour enseigner les langues humaines à un non humain. Ou entrer en
relation avec un humain. Dans ce cas, ils apprendraient beaucoup de nos
émissions télévisées ; sinon, ils n’auraient pas de point de départ. »
Il a paru intéressé ; apparemment, moins les extraterrestres en savaient
sur nous, mieux cela valait, de son point de vue. Gary Donnelly a déchiffré
son expression et levé les yeux au ciel. J’ai réprimé un sourire.
« Imaginez que vous apprenez une langue de ses locuteurs, a repris le
colonel. Vous y parviendriez sans leur apprendre l’anglais ?
— Tout dépend de leur coopération. Ils vont en capter des bribes, mais,
s’ils veulent m’instruire, cela ne reviendra pas à grand-chose. En revanche,
s’ils préfèrent apprendre l’anglais que nous enseigner leur langue, cela
complique tout. »
Il a hoché la tête. « Nous en reparlerons. »

Cette demande de rendez-vous a dû être le deuxième coup de téléphone


le plus important de toute ma vie. Bien sûr, le plus important sera celui que
je recevrai du Secours en montagne. À cette époque-là, ton père et moi, on
se parlera peut-être une fois l’an, au maximum. Pourtant, aussitôt ce coup
de fil reçu, la première chose que je ferai sera de l’appeler.
On ira en voiture – un long trajet silencieux – identifier le corps. Je me
souviens de la morgue, céramique blanche et acier inoxydable,
bourdonnement des réfrigérateurs, odeur d’antiseptique. Un infirmier tirera
sur le drap pour dévoiler ton visage. Celui-ci me paraîtra bizarre, sans que
je puisse m’expliquer en quoi, mais je saurai que c’est toi.
« Oui, c’est elle, dirai-je. C’est ma fille. »
Tu auras alors vingt-cinq ans.

Le planton de la police militaire a vérifié mon badge, porté une


annotation sur son bloc-notes et ouvert le portail ; après un court trajet, j’ai
garé le tout-terrain dans le village de tentes que l’armée avait dressé dans le
pré écrasé de soleil de la ferme voisine. Au milieu du campement se
trouvait un des dispositifs extraterrestres baptisés « miroirs ».
Selon les réunions d’information auxquelles j’avais assisté, il y en avait
neuf aux États-Unis, et cent douze dans le monde. Ils servaient à
communiquer, sans doute avec les vaisseaux en orbite. Nul ne savait
pourquoi les extraterrestres évitaient de nous rencontrer en chair et en os ;
ils avaient peut-être peur d’attraper des poux. Chaque miroir se voyait
assigner une équipe scientifique comprenant un physicien et un linguiste ;
Gary Donnelly et moi composions celle-ci.
Il m’attendait sur l’aire de stationnement. On a négocié un dédale
circulaire de barrières en béton pour atteindre la grande tente coiffant le
miroir. Devant la tente se trouvait un chariot chargé d’appareils empruntés
au labo de phonologie de la fac ; j’avais envoyé l’équipement à l’avance
afin que l’armée puisse l’inspecter.
Trois caméras vidéo sur trépied filmaient l’intérieur de la tente par des
jours pratiqués dans la toile. De nombreux scrutateurs, dont des agents des
services secrets militaires, passaient notre travail en revue. En outre, on
envoyait des rapports journaliers ; les miens devaient inclure une estimation
de la maîtrise de la langue anglaise atteinte par les extraterrestres.
Gary a soulevé le rabat de la tente avec un geste d’invite. « Entrez,
entrez donc, a-t-il dit tel un rabatteur dans une fête foraine. Contemplez des
créatures dont on n’a jamais vu les pareilles au sein de la Création.
— Et tout ça pour une petite pièce », ai-je murmuré en franchissant le
seuil. Pour le moment, le dispositif, inactif, évoquait une glace ovale de
trois mètres de haut sur six de large. Sur l’herbe brunie devant le miroir, un
arc de cercle blanc tracé à la bombe de peinture délimitait l’aire d’activation
qui contenait une table, deux chaises pliantes et une prise multiple reliée à
un générateur dehors. Le bourdonnement des tubes fluorescents accrochés à
des poteaux tout le long de la paroi se mêlait au zonzon des mouches dans
la chaleur torride.
On a échangé un regard, Gary et moi, puis on a poussé le chariot de
matériel vers la table. Quand on a traversé la ligne de démarcation, le miroir
a paru devenir transparent ; on aurait cru voir quelqu’un augmenter
l’éclairage derrière une vitre teintée. La perspective était incroyable ; j’avais
l’impression de pouvoir pénétrer dans l’image. Le miroir, une fois allumé
pour de bon, ressemblait au diorama à taille réelle d’une pièce semi-
circulaire où se trouvaient quelques objets volumineux assimilables à des
meubles, mais aucun extraterrestre. Une porte se découpait dans le mur du
fond, incurvé.
On a branché l’appareillage : micro, spectrographe sonore, ordinateur
portable, enceinte. Tout en m’affairant, je jetais des regards au miroir dans
l’attente des extraterrestres, mais j’ai quand même sursauté lorsque l’un
d’eux est entré.
Il évoquait un tonneau suspendu à l’intersection de sept membres. Son
organisme répondait à une symétrie radiale ; chacun de ses membres
pouvait servir de bras ou de jambe. La créature se déplaçait sur quatre
jambes et gardait trois bras non adjacents repliés sur eux-mêmes à ses côtés.
Un « heptapode » – tel était le nom de baptême dont Gary avait affublé les
extraterrestres.
On m’avait montré des vidéos, mais je suis restée bouche bée. Les
anatomistes supposaient que les membres, démunis d’articulations visibles,
contenaient une colonne vertébrale. Quelle que soit leur structure sous-
jacente, ils donnaient à l’extraterrestre une démarche fluide des plus
déconcertante. Son « torse » trônait sur ses jambes ondoyantes avec la
majesté d’un aéroglisseur sur son coussin d’air.
Sept yeux dépourvus de paupières cerclaient le sommet de son corps. Il
a regagné la porte qu’il avait franchie, émis un crachotement et rejoint le
centre de la pièce suivi d’un autre heptapode, le tout sans pivoter. Bizarre,
mais logique : quand on possède des yeux de tous les côtés, n’importe
quelle direction équivaut à « devant ».
Gary observait ma réaction. « Prête ? »
J’ai pris une profonde inspiration. « Autant que faire se peut. » J’avais
effectué, en Amazonie, diverses enquêtes de terrain, mais j’avais toujours
usé d’une procédure bilingue : soit mes informateurs parlaient un peu
portugais, une langue dans laquelle je me débrouillais, soit les
missionnaires de la région m’avaient présentée dans leur langage. Ce serait
ma première tentative de procédure de découverte monolingue. En théorie,
je ne prévoyais cependant aucune difficulté.
Je me suis approchée du miroir et, de l’autre côté, un des heptapodes
m’a imitée. L’image était si réaliste que j’en ai eu la chair de poule. Je
discernais la texture de sa peau grise, semblable aux côtes d’un velours,
disposées en boucles et en spires. Aucune odeur ne me parvenait, ce qui, en
quelque sorte, rendait la situation d’autant plus étrange.
Je me suis désignée et j’ai énoncé : « Humain. » Puis j’ai pointé mon
doigt vers Gary. « Humain. » Enfin, j’ai indiqué les deux heptapodes tour à
tour et j’ai demandé : « Qu’est-ce que vous êtes ? »
Aucune réaction. J’ai réessayé, à deux reprises.
Un des heptapodes s’est désigné d’un membre, les quatre extrémités
réunies. J’avais eu de la chance. Dans certaines cultures, on pointe du
menton ; si l’extraterrestre n’avait pas utilisé un de ses membres, je n’aurais
pas su quel geste il me fallait identifier. J’ai entendu un bref friselis et vu
vibrer un orifice au sommet de son corps ; l’être parlait. Ensuite, il a
indiqué son compagnon et émis un nouveau friselis.
Je suis retournée à mon ordinateur ; son écran affichait deux
sonagrammes presque identiques qui représentaient les friselis. J’en ai
échantillonné un pour le repasser. Je me suis désignée, j’ai répété :
« Humain », j’en ai fait autant pour Gary, puis j’ai indiqué l’heptapode et
repassé le friselis sur le haut-parleur.
L’heptapode a encore émis un friselis. La seconde moitié du
sonagramme le représentant évoquait une répétition : si on appelait les
énoncés précédents [friselis1], alors celui-ci était [friselis2friselis1].
J’ai désigné un objet qui pouvait être un siège heptapode. « Qu’est-ce
que c’est ? »
L’extraterrestre a marqué une pause, puis il a indiqué la « chaise » et
produit un son dont le sonagramme différait nettement de ceux des sons
qu’il avait émis un peu plus tôt : [friselis3]. De nouveau, j’ai désigné la
« chaise » et repassé [friselis3].
Il a répondu ; selon le sonagramme, il pouvait s’agir de
[friselis3friselis2]. Interprétation optimiste : il confirmait mes énoncés, ce
qui impliquait une compatibilité entre les schémas discursifs heptapode et
humain. Interprétation pessimiste : il souffrait d’une toux persistante.
Sur mon ordinateur, j’ai délimité trois sections du sonagramme et entré
une glose provisoire en regard de chacune, soit « heptapode » pour
[friselis1], « oui » pour [friselis2] et « chaise » pour [friselis3]. Puis j’ai
entré « Langue : heptapode A » comme titre des énoncés.
Gary me regardait taper. « À quoi sert ce “A” ?
— À distinguer ce langage parmi tous ceux que les heptapodes
pourraient utiliser. »
Il a hoché la tête.
« Bon, essayons ça, pour rire. » J’ai désigné tour à tour les deux
créatures et essayé de reproduire le son de [friselis1], « heptapode ».
Après un silence, le premier heptapode a émis un son, le second un
autre, et aucun des deux sonagrammes ne ressemblait à ceux des énoncés
précédents. Faute d’un visage tourné dans ma direction, j’ignorais s’ils se
parlaient ou s’ils s’adressaient à moi. J’ai encore tâché de prononcer
[friselis1] sans obtenir plus de succès.
J’ai grommelé : « Raté, et bien raté.
— Le simple fait que vous arriviez à produire ce genre de sons
m’impressionne, a dit Gary.
— Vous devriez entendre mon brame d’élan. Ils accourent dans la
seconde qui suit. »
J’ai eu beau m’obstiner, aucun heptapode n’a répondu par un son que je
puisse reconnaître. J’ai dû repasser l’énoncé heptapode pour obtenir comme
réponse [friselis1], « oui ».
« On est donc forcés d’utiliser ces enregistrements ? » a demandé Gary.
J’ai hoché la tête. « Temporairement, du moins.
— Et maintenant ?
— Maintenant, on s’assure qu’il ne disait pas “Qu’ils sont mignons” ou
“Vise un peu ce qu’ils font”. Puis on regarde si on arrive à identifier un de
ces mots quand c’est l’autre qui les prononce. » Je lui ai indiqué une chaise.
« Mettez-vous à l’aise. Cela risque de prendre un certain temps. »

En 1770, l’Endeavour, du capitaine Cook, s’échoua sur la côte du


Queensland, en Australie. Tandis que certains de ses hommes
entreprenaient de réparer le navire, Cook prit la tête d’un groupe
d’exploration et rencontra des aborigènes. Un des marins désigna les
animaux qui sautillaient, portant leurs petits dans des poches ventrales, et
demanda à un aborigène comment on les appelait. L’autre répondit :
« Kangourou ». Dès lors, Cook et ses hommes firent référence à ces
animaux sous ce nom. Ils n’apprirent que plus tard que cela signifiait :
« Qu’est-ce que vous avez dit ? »
Je raconte cette histoire chaque année durant mon cours d’introduction.
Même si elle est sans doute apocryphe, ce que je signale ensuite, il s’agit
d’une anecdote classique. Bien sûr, mes étudiants de licence préfèrent les
anecdotes sur les heptapodes ; durant tout le reste de ma carrière
d’enseignante, ce sera la raison pour laquelle nombre d’entre eux
s’inscriront à mes cours. Alors je leur montrerai les vieilles vidéos de mes
sessions devant le miroir et des sessions conduites par d’autres linguistes ;
elles sont instructives et elles s’avéreront utiles si d’autres extraterrestres
nous rendent visite, mais elles ne génèrent pas beaucoup de bonnes
anecdotes.
Pour les anecdotes sur l’apprentissage du langage, je me réfère à
l’acquisition du langage chez l’enfant. Je me souviens d’un après-midi où tu
auras cinq ans. De retour de la maternelle, tu seras en train de colorier avec
tes crayons pendant que je corrige des copies.
« Maman, diras-tu sur le ton soigneusement dégagé que tu emploieras
quand tu voudras demander une faveur, je peux te poser une question ?
— Bien sûr, ma chérie. Je t’écoute.
— Est-ce que je peux, heu, donner ? »
Je lèverai les yeux de ma copie. « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— À l’école, Sharon a dit qu’elle avait donné.
— Vraiment ? Mais donné quoi, et où ?
— Quand sa grande sœur s’est mariée. Une seule personne pouvait, heu,
donner, et c’était Sharon.
— Ah, je vois. Tu veux dire que Sharon était demoiselle d’honneur.
— Oui, c’est ça. Je pourrai être demoiselle donneuse, moi aussi ? »

Gary et moi, on est entrés dans le préfabriqué renfermant le centre


opérationnel du site du miroir. J’aurais cru qu’on y planifiait une invasion,
ou une évacuation : des soldats aux cheveux en brosse s’affairaient autour
d’une grande carte de la région ou, assis devant de gros appareils
électroniques, parlaient dans le micro de leur casque. On nous a conduits
dans le bureau du colonel Weber, une pièce en retrait, plus fraîche grâce à
l’air conditionné.
Une fois le colonel informé des résultats de notre première journée, il a
dit : « Vous n’avez pas l’air d’avoir beaucoup progressé.
— Je crois savoir comment aller plus vite, ai-je répondu, mais vous
devrez approuver un supplément d’appareillage.
— Qu’est-ce qu’il vous faut d’autre ?
— Une caméra numérique et un grand écran vidéo. » Je lui ai montré un
croquis du montage que j’imaginais. « Je veux essayer de conduire la
procédure par écrit ; j’afficherai des mots à l’écran et j’utiliserai la caméra
pour filmer les mots que les heptapodes écriront. J’espère bien qu’ils nous
imiteront. »
Il a regardé mon schéma d’un air dubitatif. « Quel serait l’avantage ?
— Pour l’instant, j’ai travaillé comme je le ferais avec des locuteurs
d’une langue non écrite. Puis il m’est venu à l’idée que les heptapodes
doivent avoir une écriture, aussi.
— Et alors ?
— S’ils ont une façon mécanique de produire de l’écriture, celle-ci doit
être très régulière, très cohérente. Cela nous permettrait d’identifier des
graphèmes au lieu de phonèmes, de même qu’on reconnaît les lettres dans
une phrase plutôt que d’essayer de les entendre quand on prononce la
phrase en question.
— Je vois. Comment répondriez-vous ? En leur montrant les mots qu’ils
ont affichés pour vous ?
— C’est l’idée. Et s’ils mettent des espaces entre les mots, les phrases
que, nous, on écrirait seraient beaucoup plus intelligibles que tout ce qu’on
pourrait échafauder à partir d’enregistrements. »
Il s’est adossé à sa chaise. « Vous savez que nous tenons à leur révéler le
moins possible de notre technologie.
— Je comprends, mais nous utilisons déjà des machines en guise
d’intermédiaires. Si nous pouvons amener ces êtres à recourir à l’écriture, je
pense que nos progrès seront bien plus rapides que si on se limite aux
sonagrammes. »
Le colonel s’est tourné vers Gary. « Votre opinion ?
— Ça me paraît une bonne idée. J’aimerais découvrir si les heptapodes
ont du mal à lire nos moniteurs. Par rapport à nos écrans vidéo, leurs
miroirs emploient une technologie toute différente. Pour ce qu’on en sait, ils
ne se servent pas de pixels ni de lignes de balayage, et ils ne rafraîchissent
pas l’affichage image par image.
— Vous croyez que nos lignes de balayage peuvent rendre nos écrans
vidéo illisibles aux heptapodes ?
— Simple hypothèse. Il nous faut la mettre à l’épreuve. »
Weber a pris le temps de la réflexion. Si, pour moi, la question ne se
posait même pas, de son point de vue, il allait prendre une décision
difficile ; mais, en soldat, il n’a pas hésité. « Requête accordée. Adressez-
vous au sergent dehors pour vous faire livrer ce dont vous avez besoin. Que
tout soit prêt demain. »

Je me souviens d’un jour d’été quand tu auras seize ans. Pour une fois,
celle qui attendra l’arrivée du type qui la sort, ce sera moi. Bien entendu, tu
attendras aussi, pour savoir à quoi il ressemble. Tu auras une copine avec
toi, une blonde au prénom improbable, Roxie, et vous passerez votre temps
à glousser.
« Vous aurez peut-être envie d’émettre des commentaires à son sujet,
dirai-je en me mirant dans la glace du vestibule. Je vous demande juste de
vous retenir jusqu’à ce qu’on soit partis.
— Ne t’en fais pas, maman. On s’arrangera pour qu’il ne se doute de
rien. Roxie, tu me demanderas mon avis sur le temps qu’il devrait faire dans
la soirée. Comme ça, je dirai ce que je pense du mec de maman.
— D’accord.
— Non, pas question.
— Du calme, maman. Il ne se rendra compte de rien. On a l’habitude de
faire comme ça.
— Tu ne peux pas savoir ce que ça me rassure. »
Un peu plus tard, il arrivera. Les présentations effectuées, on bavardera
sur la terrasse. Nelson est un gars d’une beauté rude, ce qui, visiblement,
rencontre ton approbation. Alors qu’on s’apprêtera à partir, Roxie te
demandera, l’air de rien : « Tu penses qu’il va faire quel temps, ce soir ?
— Chaud, très chaud », répondras-tu.
Roxie hochera la tête pour marquer son accord. Nelson dira :
« Vraiment ? J’avais cru entendre la météo annoncer de la fraîcheur.
— J’ai un sixième sens pour ces trucs-là. » Ton visage ne laissera rien
paraître. « J’ai bien l’impression que ça va être infernal. Heureusement que
tu t’es habillée léger, maman. »
Je te fusillerai du regard et je te souhaiterai bonne nuit.
Tandis que je précéderai Nelson jusqu’à sa voiture, il me demandera,
amusé : « Il y a quelque chose qui m’échappe, pas vrai ? »
Et je marmonnerai : « Une petite plaisanterie pour initiés. Ne me
demande pas de te l’expliquer. »

Durant notre session suivante face au miroir, on a répété la procédure,


mais en affichant un mot sur l’écran en même temps qu’on le prononçait :
montrant HUMAIN tout en disant « Humain », et ainsi de suite. Les
heptapodes ont compris où on voulait en venir, au bout du compte, et ils ont
installé un écran plat circulaire monté sur un petit piédestal. L’un d’eux a
parlé, avant d’insérer un de ses membres au fond d’une grande alvéole dans
le piédestal ; un gribouillis vaguement cursif est apparu sur l’écran.
On a bientôt trouvé un rythme et j’ai compilé deux corpus parallèles : un
d’énoncés, l’autre de scripts. À première vue, leur écriture paraissait
logographique, ce qui était décevant ; j’avais espéré un alphabet qui nous
aiderait à apprendre leur langue parlée. Leurs logogrammes incluaient peut-
être des informations phonétiques, mais les découvrir s’avérerait bien plus
difficile qu’avec une écriture alphabétique.
En me plaçant tout près du miroir, j’ai pu désigner divers organes –
yeux, membres, extrémités – et obtenir les termes appropriés. Il s’est avéré
que les heptapodes disposaient d’un orifice cerclé d’arêtes osseuses
articulées au bas de leur corps qui leur servait sans doute à s’alimenter,
tandis que celui du sommet leur permettait de respirer et de parler. Ils ne
possédaient pas d’autre orifice visible ; peut-être la bouche leur tenait-elle
lieu d’anus. Ces questions-là devraient attendre.
J’ai aussi essayé de demander à nos deux informateurs les termes dont
ils usaient pour se désigner, leurs dénominations respectives, s’ils en
avaient. Leurs réponses se sont révélées imprononçables, bien entendu,
aussi les ai-je baptisés à notre bénéfice « Flipper » et « Framboise » en
espérant pouvoir les différencier.

Le lendemain, j’ai pris Gary à part avant d’entrer dans la tente. « J’aurai
besoin de votre aide pour cette session.
— À votre disposition. Que voulez-vous que je fasse ?
— Il nous faut obtenir quelques verbes et c’est plus facile à la troisième
personne. Vous voulez bien mimer quelques actions pendant que je tape le
verbe correspondant ? Si on a de la chance, les heptapodes comprendront ce
qu’on fait et nous imiteront. J’ai amené divers accessoires que vous pourrez
utiliser.
— Aucun problème. » Il a fait craquer ses jointures. « Je suis prêt, et
vous ? »
On a commencé par des verbes intransitifs simples : marcher, sauter,
parler, écrire. Gary les a illustrés avec une charmante absence de timidité :
la présence des caméras ne l’inhibait en rien. Au début, à chaque action
qu’il mimait, je demandais aux heptapodes : « Comment dites-vous cela ? »
Avant peu, ils ont saisi la procédure ; Framboise s’est mis à imiter Gary, ou
du moins à effectuer l’action correspondante pour un heptapode, tandis que
Flipper affichait un terme sur leur ordinateur et le prononçait tout haut.
Sur les sonagrammes de leurs énoncés, je reconnaissais le mot que
j’avais interprété comme signifiant « heptapode ». Le reste de chaque
énoncé devait être la forme verbale ; il semblait bien qu’ils possédaient des
analogues des noms et des verbes, Dieu merci.
Par écrit, cependant, les choses se compliquaient. Pour chaque action, ils
avaient affiché un logogramme unique au lieu de deux. J’ai d’abord cru
qu’ils écrivaient l’équivalent de « marche » avec le sujet sous-entendu.
Mais pourquoi Flipper dirait-il « l’heptapode marche » et écrirait-il
« marche » au lieu de maintenir le parallélisme ? Ensuite, j’ai remarqué que
certains logogrammes ressemblaient à celui d’« heptapode » avec des traits
ajoutés d’un côté ou de l’autre. Peut-être leurs verbes pouvaient-ils s’écrire
en tant que suffixes d’un nom. Dans ce cas, pourquoi Flipper écrivait-il le
nom dans certains cas et pas dans d’autres ?
J’ai décidé d’essayer un verbe transitif ; des substitutions de
complément d’objet pourraient clarifier la situation. Parmi les accessoires
que j’avais apportés, il y avait une pomme et une tranche de pain. « Allons-
y. Gary, montrez-leur la nourriture et mangez-en un peu. D’abord la
pomme, puis le pain. »
Il a désigné la golden et il en a pris une bouchée pendant que j’affichais
l’expression : COMMENT APPELEZ-VOUS ÇA ? On a ensuite répété la procédure
avec le pain complet.
Framboise a quitté la pièce pour aller chercher une sorte de calebasse et
un ellipsoïde gélatineux. Il a désigné la calebasse tandis que Flipper
énonçait un mot et affichait un logogramme, puis il l’a placée entre ses
jambes. Un bruit de concassage a retenti et, quand la calebasse est ressortie,
il en manquait une bouchée. Il y avait des grains semblables à du maïs sous
la coque. Flipper a repris la parole et affiché un grand logogramme sur son
écran. Le sonagramme « calebasse » changeait quand il figurait dans la
phrase – peut-être à cause d’une marque casuelle. Le logogramme m’a paru
bizarre : après l’avoir étudié, j’ai identifié des éléments graphiques qui
ressemblaient aux logogrammes individuels « heptapode » et « gourde ». Ils
semblaient concaténés, et les traits supplémentaires devaient signifier
« manger ». S’agissait-il d’un multiterme créé par ligature ?
Ensuite, on a obtenu les formes écrite et orale du nom de l’œuf
gélatineux et les descriptions de l’acte de le manger. Le sonagramme
« heptapode mange œuf gélatineux » était analysable ; « œuf gélatineux »
portait une marque casuelle, comme prévu, mais l’ordre des mots dans la
phrase différait des énoncés précédents. La forme écrite, encore un grand
logogramme, posait un tout autre problème. Cette fois-ci, il m’a fallu
beaucoup plus de temps pour y reconnaître quoi que ce soit ; non seulement
les logogrammes individuels y étaient concaténés, mais « heptapode »
apparaissait inversé et « œuf gélatineux » retourné.
« Tiens, tiens…» J’ai réexaminé les formes écrites des phrases simples –
un nom, un verbe – qui, jusque-là, me semblaient contradictoires, et
constaté qu’elles contenaient les logogrammes « heptapode » ; certains
apparaissaient pivotés et distordus du fait de leur combinaison avec les
verbes, ce qui expliquait que je ne les avais pas reconnus auparavant. J’ai
murmuré : « Vous rigolez, les mecs.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? a demandé Gary.
— Leur script ne se divise pas en mots. La phrase s’écrit en joignant les
logogrammes des mots utilisés. Ils joignent les logogrammes en les faisant
pivoter et en les modifiant. Regardez. » Je lui ai montré divers exemples de
rotation de logogramme.
« Donc ils lisent un mot avec autant de facilité quelle que soit sa
rotation », a-t-il conclu. Impressionné, il s’est tourné vers les heptapodes.
« Je me demande si ça vient de la symétrie radiale de leur corps. Comme
leur corps n’a pas de direction fixe dans laquelle se déplacer, leur écriture
n’en a peut-être pas non plus. Complètement génial. »
J’avais du mal à en croire mes oreilles : je travaillais avec quelqu’un qui
accolait « génial » et « complètement ».
« C’est intéressant, aucun doute, mais cela signifie par la même
occasion qu’on va avoir du mal à rédiger nos phrases dans leur langue. On
ne peut pas simplement découper les leurs en mots et les recombiner. Il va
nous falloir apprendre les règles de leur script pour pouvoir écrire quoi que
ce soit de lisible. On se retrouve face au problème de continuité qui nous
enquiquinait déjà quand il s’agissait de combiner des fragments d’énoncé à
l’oral. »
J’ai jeté un coup d’œil à Flipper et Framboise qui, dans le miroir,
attendaient qu’on poursuive, et j’ai soupiré. « Vous ne comptez pas nous
faciliter la tâche, hein ? »

En réalité, les heptapodes coopéraient sans réserve. Les jours suivants,


ils nous ont enseigné leur langue sans exiger de nous la moindre réciprocité
en anglais. Le colonel Weber et ses sbires réfléchissaient à ce que cela
impliquait pendant que je discutais par téléconférence avec les linguistes
assignés aux autres miroirs afin de mettre nos découvertes respectives en
commun. La vidéoconférence m’a paru un environnement de travail
incongru : sur nos écrans vidéo – primitifs, comparés aux miroirs –, mes
collègues semblaient plus éloignés que les extraterrestres. Le familier était
loin, le bizarre nous côtoyait.
Il se passerait du temps avant qu’on puisse demander aux heptapodes
pourquoi ils étaient venus ou les entretenir de physique avec assez
d’assurance pour les interroger sur leur technologie. Dans l’immédiat, on
travaillait sur les bases linguistiques : phonèmes/graphèmes, lexique,
syntaxe. Les extraterrestres de chaque miroir parlaient tous la même langue,
ce qui nous laissait le loisir de réunir nos données et de coordonner nos
efforts.
Notre première source de confusion concernait l’« écriture » des
heptapodes. On n’aurait pas du tout dit une écriture, mais plutôt un
ensemble de dessins complexes. Au lieu de disposer les logogrammes en
rang, en spirale ou d’une façon linéaire quelconque, Flipper ou Framboise
écrivait une phrase en accolant tous les logogrammes requis en une sorte de
conglomérat géant.
Cette forme d’écriture rappelait les langues des signes primitives qui
exigeaient du lecteur qu’il sache le contexte du message pour le
comprendre. On considérait ces systèmes comme trop limités pour archiver
l’information. Pourtant, il paraissait peu probable que les heptapodes aient
atteint leur niveau de technologie sur la base d’une tradition orale. Cela
impliquait trois éventualités, la première étant qu’ils avaient un vrai
système d’écriture qu’ils refusaient d’utiliser devant nous (le colonel optait
pour cette théorie), la deuxième, qu’ils n’avaient pas inventé la technologie
dont ils se servaient (c’étaient des illettrés qui recouraient à la technologie
d’autres créatures), et la troisième, et la plus intéressante selon moi, qu’ils
disposaient d’un système orthographique non linéaire équivalant à une
véritable écriture.

Je me souviens d’une conversation que nous aurons quand tu seras en


seconde. Ce dimanche matin-là, je ferai cuire des œufs brouillés pendant
que tu mettras la table pour un petit déjeuner tardif. Tu riras en me
racontant la soirée où tu seras allée la veille.
« Oh ! là, là !, diras-tu, ils ne plaisantent pas quand ils disent que la
masse corporelle change tout. Je n’ai pas bu plus que les mecs, mais je me
suis retrouvée beaucoup plus soûle. »
J’essaierai de garder une expression neutre et agréable. J’essaierai
vraiment. Puis tu diras : « Oh, maman, arrête.
— Quoi ?
— Tu sais bien que tu as fait exactement les mêmes trucs quand tu avais
mon âge. »
Je n’ai rien fait de tel, mais je sais que, si je me risquais à l’admettre, tu
perdrais tout respect pour moi. « Tu as bien conscience que tu ne dois pas
conduire, ni monter dans une voiture dont le…
— Seigneur ! Bien sûr. Tu me prends pour une débile ?
— Non, bien sûr que non. »
Ce que je me dirai, c’est que, de toute évidence et de façon alarmante, tu
n’es pas moi. Cela me rappellera de nouveau que tu ne seras pas mon
clone ; tu pourras être merveilleuse, un plaisir quotidien sans cesse
renouvelé, mais tu ne seras pas quelqu’un que j’aurais pu créer par moi-
même.

Les militaires avaient installé une caravane contenant nos bureaux sur le
site du miroir. Voyant Gary se diriger vers elle, j’ai couru pour le rattraper.
« C’est un système d’écriture sémasiographique !
— Pardon ?
— Venez, je vais vous montrer. » Je l’ai précédé dans mon bureau. Une
fois à l’intérieur, je suis allée au tableau noir et j’ai dessiné un cercle que
barrait une diagonale. « Qu’est-ce que cela signifie ?
— Heu… “Non autorisé” ?
— Exact. » Ensuite, j’ai écrit les mots NON AUTORISÉ au tableau. « Et
ceci aussi. Mais seul celui-ci représente un énoncé. »
Gary a hoché la tête. « D’accord.
— Les linguistes qualifient cette écriture…», j’ai désigné les mots, «…
de “glottographique”, car elle représente un énoncé. Mais ce symbole…»,
j’ai désigné le cercle barré en diagonale, «… appartient à l’écriture
“sémasiographique”, car il véhicule une signification sans la moindre
référence à un énoncé. Il n’y a aucune correspondance entre ses éléments
constitutifs et des sons.
— Vous croyez que toute l’écriture heptapode ressemble à ça ?
— De ce que j’ai pu voir jusqu’à présent, oui. Il ne s’agit pas de simples
pictogrammes ; c’est un système beaucoup plus complexe. Il possède ses
propres règles de construction des phrases, une sorte de syntaxe visuelle
sans rapport avec la syntaxe de leur langue parlée.
— Une syntaxe visuelle ? J’aimerais bien un exemple.
— Tout de suite. » Je me suis assise à ma table, j’ai lancé l’ordinateur,
j’ai extrait une image de la conversation de la veille avec Framboise, et j’ai
tourné le moniteur vers Gary. « Dans leur langue parlée, un nom possède
une marque casuelle pour spécifier qu’il s’agit d’un sujet ou d’un
complément. Mais, dans leur langue écrite, un nom est identifié comme
sujet ou complément selon l’orientation de son logogramme par rapport à
celui du verbe. Regardez. » J’ai indiqué un des schémas. « Si on combine
“heptapode” et “entend” de cette façon-ci, avec ces traits parallèles, cela
signifie que c’est l’heptapode qui entend. » Je lui ai montré un autre
schéma. « Si on les combine de cette façon-là, avec ces traits
perpendiculaires, cela signifie que c’est l’heptapode qu’on entend. Cette
morphologie s’applique à plusieurs verbes. »
J’ai appelé une autre image de l’enregistrement vidéo. « Un autre
exemple, c’est leur système flexionnel. Dans leur langue écrite, ce
logogramme signifie “bien entendre” ou “entendre clairement”. Vous voyez
les éléments qu’il a en commun avec le logogramme d’“entendre” ? On
peut encore le combiner avec “heptapode” de la même manière
qu’auparavant, pour indiquer soit que l’heptapode entend clairement, soit
qu’il se fait entendre clairement. Mais le plus intéressant, c’est que le
glissement d’“entendre” vers “entendre clairement” n’a rien de particulier ;
vous voyez la transformation qu’ils ont opérée ? »
Gary a hoché la tête et pointé son doigt. « On dirait qu’ils expriment
l’idée de “clairement” en changeant la courbure de ces traits au milieu.
— Tout juste. Cette modulation peut s’appliquer à plein de verbes. Le
logogramme de “voir” peut être modulé de la même façon pour donner
“voir clairement”, tout comme celui de “lire” et bien d’autres. Et changer la
courbure de ces traits n’a aucun équivalent dans leur énonciation ; dans la
langue parlée, ils ajoutent un préfixe au verbe afin d’exprimer la facilité et
les préfixes utilisés pour “voir” et “entendre” sont différents. Il y a d’autres
exemples, mais cela vous donne une idée. Essentiellement, il s’agit d’une
grammaire en deux dimensions. »
Il a entrepris de faire les cent pas, l’air pensif. « Y a-t-il quoi que ce soit
de comparable dans les systèmes d’écriture humains ?
— Les équations mathématiques, ou les notations qui servent à la
musique et à la danse. Ce sont des systèmes très spécialisés, toutefois ; nous
ne pourrions pas les utiliser pour enregistrer cette conversation. Mais il me
semble que, si nous le maîtrisions assez bien, nous pourrions enregistrer
cette conversation dans le système d’écriture heptapode. Je crois qu’il s’agit
d’un langage graphique complet, général. »
Gary a froncé les sourcils. « Donc, leur écriture constitue une entité
séparée de leur langue parlée, non ?
— Oui. D’ailleurs, il serait plus précis d’appeler leur système d’écriture
“heptapode B” et de réserver “heptapode A” à leur langue parlée.
— Une petite seconde… Pourquoi utiliser deux langues là où une seule
suffirait ? Ça paraît inutilement difficile à apprendre.
— Comme l’orthographe anglaise ? La facilité d’apprentissage n’est pas
le moteur principal de l’évolution d’une langue. Pour les heptapodes, l’écrit
et l’oral jouent peut-être des rôles culturel et cognitif si disparates
qu’utiliser des langues séparées serait plus logique qu’utiliser des formes
distinctes de la même langue. »
Il a réfléchi. « Je vois ce que vous voulez dire. Ils jugent peut-être notre
écriture redondante, comme si on gaspillait un second canal de
communication.
— C’est très possible. Découvrir pourquoi ils utilisent une autre langue
quand ils écrivent nous en apprendra beaucoup à leur sujet.
— J’en conclus qu’on ne pourra pas s’appuyer sur leur langue écrite
pour apprendre leur langue parlée. »
J’ai soupiré. « C’est le problème. Mais plutôt qu’ignorer l’heptapode
A ou B, effectuons une approche double. » J’ai désigné l’écran. « Je vous
parie que maîtriser leur grammaire bidimensionnelle vous aidera quand le
moment sera venu d’apprendre leur notation mathématique.
— Vous avez peut-être bien raison. Quand sera-t-on en mesure de les
questionner sur leurs mathématiques ?
— Pas tout de suite. Il nous faut une meilleure appréhension de ce
système d’écriture avant de passer au reste. » J’ai souri en le voyant mimer
la frustration. « Patience, mon bon monsieur. La patience est une vertu
cardinale. »
Tu auras six ans quand ton père devra assister à une conférence à
Hawaï, et on l’accompagnera. Tu seras si ravie que tu prépareras ce voyage
des semaines à l’avance. Tu me poseras des questions sur les noix de coco,
les volcans et le surf, et tu t’entraîneras à danser le hula devant la glace. Tu
bourreras une valise des vêtements et des jouets que tu voudras emporter et
tu la traîneras dans la maison pour voir combien de temps tu peux la porter.
Tu me demanderas de mettre ton ardoise magique dans ma valise, puisque
tu n’auras plus de place dans la tienne et que tu ne pourras pas t’en passer.
« Tu n’auras pas besoin de tout ça, dirai-je. Il y aura tant de choses à
faire que tu n’auras pas le temps de jouer avec tous ces jouets. »
Tu y réfléchiras ; des fossettes apparaîtront au-dessus de tes sourcils
quand tu te concentreras. En fin de compte, tu accepteras d’emporter moins
de jouets, mais tes attentes ne feront qu’augmenter.
« Je voudrais être à Hawaii tout de suite ! diras-tu d’une voix geignarde.
— Parfois, c’est agréable de patienter. L’attente rend tout plus agréable à
l’arrivée. »
Tu te contenteras de faire la moue.

Dans mon rapport suivant, j’ai suggéré que le terme « logogramme »


était mal approprié car il impliquait que chaque graphe représentait un
énoncé, alors qu’en réalité les graphes n’équivalaient en rien à des énoncés
quelconques. Je ne voulais pas non plus utiliser le terme « idéogramme », à
cause de la manière dont on l’avait utilisé par le passé ; j’ai donc proposé le
terme « sémagramme ».
Un sémagramme correspondait plus ou moins à un mot écrit dans les
langues humaines ; il avait un sens propre, et, combiné à d’autres
sémagrammes, il pouvait composer des infinités de phrases déclaratives.
Nous ne pouvions pas le définir avec précision – mais, après tout, personne
n’avait jamais défini avec précision ce qu’était un « mot » dans les langues
humaines. Quand on en venait aux phrases en heptapode B, par contre, tout
se compliquait. Cette langue ne connaissait pas la ponctuation écrite : la
manière dont les sémagrammes se combinaient en indiquait la syntaxe, sans
qu’il soit besoin d’indiquer la cadence du discours. On n’avait aucun moyen
de découper les appariements sujet-prédicat pour former des phrases. Une
« phrase » semblait se composer de n’importe quel nombre de
sémagrammes qu’un heptapode combinait ; la seule différence entre une
phrase et un paragraphe ou une page tenait à sa longueur.
Quand une phrase en heptapode B atteignait une taille respectable, son
impact visuel était remarquable. Si je ne m’efforçais pas de la déchiffrer,
son aspect m’évoquait des mantes religieuses, chacune dans une position
légèrement différente, dessinées dans un style cursif, et accrochées les unes
aux autres pour composer une dentelle digne d’Escher. Et les phrases les
plus longues induisaient un effet similaire à celui d’une affiche
psychédélique : tantôt fatigant, tantôt hypnotique.

Je me rappelle une photo de toi lors de la remise de ton diplôme. Tu y


prends la pose, mortier crânement incliné sur le front, une main effleurant
tes lunettes, l’autre posée sur ta hanche pour ouvrir ta robe afin de dévoiler
le short et le boléro que tu portes dessous.
Je me souviens de la cérémonie. La présence simultanée de Nelson, de
ton père et de Trucmuchette me posera problème, mais à peine. Durant tout
le week-end, pendant que tu me présenteras à tes camarades de classe et que
tu serreras tout le monde dans tes bras, je resterai muette de stupéfaction. Je
n’arriverai pas à croire que toi, cette adulte plus grande que moi et assez
belle pour me serrer le cœur, tu seras la petite fille que je soulevais de terre
pour qu’elle atteigne le jet d’eau de la borne-fontaine, la petite fille qui
avait l’habitude de sortir à grands pas de ma chambre, attifée d’une robe,
d’un chapeau et de quatre foulards pris dans mon placard.
Après l’obtention de ce diplôme, tu choisiras une carrière d’analyste
financière. Je ne comprendrai jamais ton métier, je ne comprendrai même
pas ta fascination pour l’argent, la prééminence que tu donnes au salaire
dans tes entretiens d’embauche. Je préférerais que tu mènes ta carrière sans
te soucier des retombées monétaires, mais je ne me plaindrai pas. Ma
propre mère n’a jamais compris pourquoi je ne me contentais pas
d’enseigner l’anglais à des lycéens. Tu feras ce qui te rendra heureuse, et je
n’en demanderai pas plus.

Avec le temps, les équipes assignées à chaque miroir se sont plongées


dans le lexique heptapode de la physique et des mathématiques
élémentaires. Ensemble, on a élaboré des exposés, les linguistes se
focalisant sur la procédure et les physiciens sur le sujet. Ces derniers nous
ont proposé des systèmes préexistants (basés sur les mathématiques) de
communication avec des extraterrestres, élaborés à l’usage des
radiotélescopes, toutefois. Nous les avons modifiés pour une relation
directe.
Nos échanges ont réussi pour le calcul, mais achoppé sur la géométrie et
l’algèbre. On a essayé d’utiliser un système de coordonnées sphérique au
lieu de rectangulaire, dans l’idée qu’il paraîtrait plus naturel aux créatures
étant donné leur anatomie, mais cette approche est restée lettre morte. Les
heptapodes ne semblaient pas comprendre ce dont nous parlions.
De même, les discussions dans le domaine de la physique se passaient
mal. On n’a guère établi que les termes les plus concrets, comme les noms
des éléments ; après qu’on a essayé plusieurs fois de représenter le tableau
périodique, les heptapodes ont fini par saisir. Pour tout ce qui relevait dans
la moindre mesure de l’abstrait, on aurait aussi bien pu babiller. On a tenté
de démontrer des attributs physiques de base comme la masse et
l’accélération afin d’obtenir les termes correspondants, mais les heptapodes
répondaient par des demandes de clarification. Pour éviter les problèmes
perceptuels souvent associés à un médium spécifique, on a recréé des
expériences de laboratoire en plus de proposer dessins, photos et
animations, le tout en vain. Les journées infructueuses devenaient des
semaines infructueuses, et le désenchantement grandissait chez les
physiciens.
Par contre, les linguistes progressaient. On décryptait la grammaire de la
langue parlée, l’heptapode A. Elle ne suivait en rien le schéma des langues
humaines, comme on pouvait s’y attendre, mais elle restait compréhensible,
jusque-là : les mots figuraient dans la phrase sans ordre préétabli ; même les
clauses d’un énoncé conditionnel apparaissaient sans ordre de préférence,
au mépris de toutes les « constantes » des langues humaines. Il semblait
aussi que les heptapodes ne voient aucun inconvénient à utiliser l’auto-
enchâssement à niveaux multiples qui ne tardait pas à égarer les humains.
Particulier, mais pas impénétrable.
Les processus morphologiques et grammaticaux nouvellement
découverts dans l’heptapode B s’avéraient beaucoup plus intéressants, de
par leur bidimensionnalité unique. Selon la déclinaison d’un sémagramme,
on pouvait indiquer des flexions, des tensions nominales, en variant la
courbe d’un trait, son épaisseur, le dessin de son ondulation, ou les tailles
respectives de deux radicaux, leurs distances à un autre radical, leurs
orientations, et d’autres facteurs. On ne pouvait isoler ces graphèmes non
segmentaux du reste du sémagramme et, malgré le comportement de ces
mêmes caractéristiques dans l’écriture humaine, ils n’avaient rien à voir
avec un style de calligraphie : leur sens se définissait selon une grammaire
logique, dépourvue d’ambiguïté.
Nous demandions régulièrement aux heptapodes le motif de leur venue.
À chaque fois, ils répondaient « pour voir » ou « pour observer ». Et il leur
arrivait de nous regarder en silence au lieu de nous répondre. C’étaient
peut-être des scientifiques, ou des touristes. Le Département d’État nous
avait donné pour instruction d’en révéler le moins possible sur l’humanité,
au cas où de telles informations auraient pu servir de monnaie d’échange
dans des négociations futures. On a obéi, mais cela n’exigeait aucun effort :
les heptapodes ne nous posaient jamais la moindre question sur quoi que ce
soit. Scientifiques ou touristes, ils manquaient drôlement de curiosité.

Je me rappelle qu’un jour on ira au centre commercial pour t’acheter des


vêtements neufs. Tu auras treize ans. D’un moment à l’autre, tu changeras
du tout au tout : tantôt à rester avachie dans ton siège, sans la moindre gêne,
comme une fillette, tantôt à rejeter tes cheveux en arrière avec la
désinvolture étudiée d’une apprentie mannequin.
Tu me donneras tes instructions pendant que je garerai la voiture. « Bon,
maman, file-moi une de tes cartes de crédit et on se retrouve à l’entrée dans
deux heures. »
Je m’esclafferai. « Pas question. Je garde mes cartes.
— Tu délires ! » Tu deviendras l’exaspération incarnée. On descendra
de voiture et je me dirigerai vers l’entrée du centre commercial. Après avoir
constaté que je compte bien camper sur mes positions, tu modifieras tes
plans.
« Bon, d’accord, maman. Tu peux venir avec moi, mais marche un peu
en arrière, pour qu’on n’ait pas l’air d’être ensemble. Si je vois des copines,
je m’arrête et je leur parle, mais toi, tu continues, d’accord ? Je te
retrouverai ensuite. »
Je m’arrêterai net. « Pardon ? Je ne suis pas ta bonne, ni une cousine
mutante dont tu devrais avoir honte.
— Enfin, maman, je ne peux pas laisser mes copines te voir avec moi.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je connais tes amies, elles sont
venues à la maison.
— Ça n’avait rien à voir », diras-tu, incrédule face à la nécessité de
t’expliquer. « Aujourd’hui, je fais du shopping.
— Dommage. »
Alors, l’explosion : « Tu ne veux jamais me faire plaisir ! Tu te fiches
bien de ta fille ! »
Il n’y aura pas si longtemps que tu appréciais de faire les courses en ma
compagnie ; voir à quelle vitesse tu franchis les étapes de ta croissance ne
cessera de me stupéfier. Vivre avec toi, ce sera comme viser une cible
mouvante ; tu seras toujours plus loin que je ne m’y attendrai.

J’ai contemplé la phrase en heptapode B que je venais d’écrire


simplement, au stylo sur du papier. De même que toutes les phrases que je
générais moi-même, elle paraissait déformée, comme si, rédigée par un
heptapode, elle avait été brisée au marteau et recollée malhabilement avec
de l’adhésif. J’avais des pages de sémagrammes inélégants sur ma table de
travail, des pages qui palpitaient quand le ventilateur pivotait dans ma
direction.
Apprendre une langue dépourvue de forme orale avait un côté bizarre.
Au lieu de m’entraîner à la prononciation, je m’étais mise à fermer les yeux
et à m’efforcer de peindre des sémagrammes sur l’intérieur de mes
paupières.
On a frappé à la porte et, avant que j’aie pu répondre, Gary est entré,
jubilant. « L’Illinois a obtenu une répétition en physique.
— C’est vrai ? Excellent. Ça s’est passé quand ?
— Il y a quelques heures. Je sors de la vidéoconférence. Je te montre. »
Il a commencé à effacer mon tableau noir.
« Ne t’en fais pas, je n’avais pas besoin de ces trucs-là.
— Parfait. » Il a pris un moignon de craie et dessiné un diagramme.
« Bon, voilà la trajectoire d’un rayon lumineux qui passe de l’air à l’eau.
La lumière voyage en ligne droite jusqu’à ce qu’elle touche l’eau. Comme
l’eau a un indice de réfraction différent, la lumière change de direction. Tu
en as déjà entendu parler, hein ? »
J’ai hoché la tête. « Bien sûr.
— Cette trajectoire possède une propriété intéressante : il s’agit du
chemin le plus court entre ces deux points.
— Répète un peu ?
— Imagine pour rire que ce rayon suive cette trajectoire-ci. » Il a ajouté
une ligne pointillée à son diagramme :
« Cette trajectoire hypothétique est plus courte que celle suivie par la
lumière en réalité. Mais la lumière voyage plus lentement dans l’eau que
dans l’air et une plus grande partie de cette trajectoire se trouve sous l’eau.
Donc, il faudrait à la lumière plus de temps pour suivre cette trajectoire que
sa véritable trajectoire.
— Entendu.
— Maintenant, imagine que la lumière suive cette autre trajectoire. » Il a
dessiné une seconde ligne pointillée :
« Cette trajectoire réduit la partie du trajet sous l’eau, mais sa longueur
totale est supérieure. Il faudrait aussi plus longtemps à la lumière pour
suivre cette trajectoire-ci que la véritable. »
Il a posé sa craie et pointé un index maculé de poussière blanche sur le
tableau noir. « Toute trajectoire hypothétique demande plus de temps que la
véritable. Autrement dit, le parcours suivi par le rayon lumineux est dans
tous les cas le plus bref possible. C’est le principe du temps minimal de
Fermat.
— Intéressant. Et c’est à ça que les heptapodes ont réagi ?
— En effet. Moorehead a passé une animation illustrant ce principe
devant le miroir de l’Illinois, et les heptapodes l’ont répétée. Maintenant, il
essaie d’obtenir une description symbolique. » Un large sourire.
« Complètement génial, ou quoi ?
— Génial, d’accord, mais comment se fait-il que je n’aie jamais entendu
parler du principe de Fermat ? » J’ai saisi un classeur et je l’ai brandi à son
intention ; il s’agissait d’un manuel élémentaire de physique sur les sujets
qu’on nous suggérait d’aborder dans nos communications avec les
extraterrestres. « Ce truc-là nous assène des laïus sur les masses de Planck
et le retournement de spin de l’hydrogène atomique, et je n’y ai pas trouvé
un mot sur la réfraction de la lumière.
— On a mal évalué ce qu’il vous serait le plus utile de savoir, a répondu
Gary avec candeur. En fait, c’est curieux que ce soit le principe de Fermat
qui nous ouvre la porte. Même s’il est facile à expliquer, il faut un calcul
complexe pour le décrire mathématiquement. Complexe et pas ordinaire,
par-dessus le marché : du calcul différentiel et intégral. On croyait qu’un
théorème simple d’algèbre ou de géométrie nous servirait mieux.
— Curieux, oui. Tu crois que les heptapodes se font une autre idée que
nous de ce qui est simple ?
— Absolument. D’ailleurs, je meurs d’impatience de voir à quoi
ressemble leur description mathématique du principe de Fermat. » Il s’est
mis à arpenter mon bureau. « Si jamais ils ont un calcul différentiel plus
simple que leur algèbre, ça pourrait expliquer pourquoi on a eu tant de mal
à discuter physique avec eux ; leurs mathématiques vont peut-être à
l’opposé des nôtres. » Il a désigné le manuel de physique. « Tu peux parier
qu’on va modifier ce truc.
— Et vous pourrez partir de Fermat pour aborder d’autres domaines de
la physique ?
— Sans doute. Il y a beaucoup de principes de physique bâtis sur le
même modèle que celui de Fermat.
— Lesquels ? Le principe du volume minimal du placard de Louise ? La
physique est donc devenue minimaliste ?
— Bon, le terme “minimal” a quelque chose de trompeur. Tu vois, le
principe de Fermat est incomplet ; dans certaines situations, la lumière suit
une trajectoire qui prend plus de temps que toutes les autres possibilités. Il
serait plus juste de dire que la lumière suit toujours un parcours optimum
qui soit minimise, soit maximise le temps nécessaire. Minimum et
maximum ont en commun certaines propriétés mathématiques, de sorte
qu’une même équation peut décrire les deux situations. Pour être précis, le
principe de Fermat n’a rien d’un principe minimaliste ; on le qualifie de
“variationnel”.
— Il en existe d’autres, de ces principes variationnels ? »
Gary a hoché la tête. « Dans toutes les branches de la physique. Chaque
loi physique ou presque peut s’énoncer par un principe variationnel. La
seule différence réside dans l’attribut minimisé ou maximisé. » Il a fait un
grand geste, comme s’il voyait les branches de la physique disposées en
éventail devant lui sur une table. « En optique, là où le principe de Fermat
s’applique, c’est le temps, l’attribut qui doit être un optimum. En
mécanique, c’en est un autre. En électromagnétisme, encore un autre. Mais
tous ces principes présentent des similitudes mathématiques.
— Donc, une fois que vous aurez la description dans les mathématiques
heptapodes du principe de Fermat, vous devriez pouvoir déchiffrer les
autres ?
— Seigneur ! J’espère. Je crois que c’est le pied-de-biche que nous
cherchions, celui qui forcera leur physique. Et ça se fête ! » Il s’est arrêté de
déambuler pour se tourner vers moi. « Dis, Louise, et si on allait au
restaurant ? C’est moi qui offre. »
J’ai éprouvé une vague surprise. « Volontiers. »

Quand tu apprendras à marcher, je redécouvrirai tous les jours


l’asymétrie de notre relation. Tu passeras ton temps à courir partout et,
chaque fois que tu te cogneras contre un montant de porte ou que tu te
couronneras le genou, il me semblera éprouver ta souffrance, posséder un
nouveau membre, une extension mobile de moi-même dont les nerfs
sensoriels me transmettront les signaux de douleur, mais dont les nerfs
moteurs ne répondront pas à mes impulsions. Cela me paraîtra injuste :
j’aurai engendré une poupée vaudou animée à mon image. Je n’avais pas lu
ça dans le contrat. Cela faisait donc partie du marché ?
Et il y aura les jours où je te verrai rire. Comme la fois où tu joueras
avec le chiot du voisin, en passant tes mains à travers le grillage qui sépare
nos jardins, et où tu riras si fort que tu en auras le hoquet. Le chiot courra
dans la maison du voisin et ton hilarité s’apaisera, pour te laisser reprendre
ta respiration. Puis il reviendra au grillage te lécher le bout des doigts, et tu
te remettras à hurler de plaisir et à rire. Ce sera le son le plus merveilleux
que j’aurai jamais pu imaginer. Il me donnera l’impression d’être une
fontaine, ou une source.
J’espérerai me rappeler ce son lorsque la manifestation suivante de ton
mépris béat pour un quelconque instinct de conservation me donnera une
nouvelle crise cardiaque.

Après la percée offerte par Fermat, on a tiré davantage de résultats des


discussions de concepts scientifiques. Toute la physique heptapode n’a pas
surgi d’un seul coup, mais on progressait. Selon Gary, leur formulation était
l’inverse de la nôtre. Les attributs physiques définis par les humains à l’aide
du calcul intégral leur paraissaient fondamentaux. À titre d’exemple, il m’a
décrit un attribut qui portait dans son jargon le nom trompeusement simple
de « travail », lequel représentait « l’intégrale de la différence entre
l’énergie cinétique et l’énergie potentielle », quoi que cela signifie. Du
calcul différentiel pour nous ; de l’algèbre élémentaire pour eux.
De même, pour définir des attributs, comme la vélocité, que les humains
jugeaient fondamentaux, les heptapodes se servaient de mathématiques
« complètement bizarres » ainsi que Gary me l’a assuré. Les physiciens ont
fini par réussir à prouver l’équivalence entre les mathématiques heptapodes
et les mathématiques humaines ; bien que leurs approches respectives se
situent presque à l’opposé l’une de l’autre, toutes deux constituaient des
systèmes visant à décrire le même univers matériel.
J’ai essayé de suivre quelques-unes des équations que les physiciens
démontraient, en vain. Je n’arrivais pas vraiment à saisir le sens d’attributs
physiques comme le « travail ». Si je ne pouvais pas, en confiance,
envisager ce que signifiait de tenir un tel attribut pour fondamental, je
m’efforçais de réfléchir à diverses questions dans des termes qui m’étaient
plus familiers : quelle vision du monde possédaient donc les heptapodes
pour considérer le principe de Fermat comme l’explication la plus simple de
la réfraction de la lumière ? Quel type de perception leur rendait minimum
ou maximum immédiatement apparent ?

Tu auras les yeux bleus comme ceux de ton père, et non pas marron
comme les miens. Les garçons se perdront dans ces yeux comme je me
perdais et comme je me perds dans ceux de ton père, surpris et enchantés,
comme je l’étais et comme je le suis, de les découvrir combinés à des
cheveux noirs. Tu auras beaucoup de soupirants.
Je me rappelle quand tu auras quinze ans. De retour à la maison après un
week-end chez ton père, tu n’éprouveras qu’incrédulité face à
l’interrogatoire qu’il t’aura fait subir à propos de ton petit ami. Tu t’étaleras
sur le sofa pour me raconter sa dernière lubie. « Tu sais ce qu’il m’a sorti ?
“Je sais comment sont les adolescents.” » Tu lèveras les yeux au ciel. « Et
moi, je n’en sais rien, peut-être ?
— Ne lui en veux pas pour ça. C’est un père ; il ne peut pas s’en
empêcher. » En te voyant avec tes amis, je ne me soucierai pas trop de
l’éventualité qu’un garçon profite de toi ; le contraire me paraîtra beaucoup
plus probable. Et, de ça, je m’inquiéterai.
« Il voudrait que je reste une petite fille. Depuis que j’ai des seins, il ne
sait plus comment se comporter avec moi.
— Ma foi, cette évolution l’a pris au dépourvu. Laisse-lui le temps de
l’accepter.
— Ça fait des années, maman. Ça va prendre combien de temps ?
— Je t’avertirai quand mon père acceptera la mienne. »

À l’occasion d’une des vidéoconférences réunissant les linguistes,


Cisneros, du miroir du Massachusetts, a soulevé un problème intéressant :
les sémagrammes d’une phrase en heptapode B s’écrivaient-ils dans un
ordre donné ? De toute évidence, l’ordre des mots ne signifiait presque rien
en heptapode A, la langue parlée ; quand on lui demandait de répéter ce
qu’il venait de dire, un heptapode avait toutes les chances d’utiliser un ordre
des mots différent, à moins qu’on ne l’ait spécifiquement prié de s’en
abstenir. L’ordre des mots avait-il aussi peu d’importance dans l’écriture de
l’heptapode B ?
Jusque-là, nous n’avions concentré notre attention sur les phrases en
heptapode B qu’une fois celles-ci terminées. De l’avis de chacun, aucun
ordre de lecture des sémagrammes d’une phrase ne prévalait. On pouvait
commencer n’importe où dans l’écheveau, et suivre les fils jusqu’à avoir lu
le tout. Mais il s’agissait du processus de lecture ; qu’en était-il du
processus d’écriture ?
Durant ma dernière session avec Flipper et Framboise, je leur avais
demandé si, au lieu d’afficher un sémagramme fini, ils pouvaient nous le
montrer en cours de rédaction. Ils avaient accepté. J’ai inséré la cassette
vidéo de la session dans le magnétoscope et consulté sa transcription sur
mon ordinateur.
J’ai choisi l’un des plus longs énoncés, dû à Flipper : la planète des
heptapodes possédait deux lunes, de taille très différente ; les trois éléments
principaux de son atmosphère étaient l’azote, l’argon et l’oxygène ; et les
15/28 de sa surface étaient recouverts d’eau. Traduits littéralement, les
premiers mots de l’énoncé signifiaient « inégalité-de-taille orbiteur-rocheux
orbiteurs-rocheux reliés-en-tant-que-primaire-par-rapport-à-secondaire ».
J’ai rembobiné la cassette jusqu’à ce que l’heure affichée duplique
l’heure portée sur la transcription, réenclenché la lecture, et regardé l’encre
noire tisser la toile d’araignée des sémagrammes. J’ai repassé la séquence à
plusieurs reprises. Enfin j’ai arrêté l’image après la complétion du premier
trait et avant le début du second ; une ligne continue, sinueuse, apparaissait
à l’écran.
En comparant ce trait initial à la phrase achevée, je me suis rendu
compte qu’il participait de plusieurs propositions du message. Il débutait
dans le sémagramme d’« oxygène », comme déterminant qui le distinguait
d’autres éléments ; il plongeait pour devenir le morphème comparatif des
tailles respectives des deux lunes ; enfin, il remontait pour servir d’arête
centrale au sémagramme d’« océan ». Pourtant, il ne formait qu’une ligne
continue, la première que l’heptapode ait tracée. Bref, Flipper devait
connaître l’organisation de la phrase entière avant de commencer à l’écrire.
Les autres traits traversaient aussi plusieurs propositions en les
interconnectant, de sorte qu’on ne pouvait en retirer aucun sans redessiner
la phrase entière. Les heptapodes n’écrivaient pas une phrase sémagramme
à sémagramme ; ils la bâtissaient à l’aide de traits, indépendamment des
sémagrammes individuels. J’avais vu un degré aussi élevé d’intégration
dans certaines calligraphies, notamment celles qui utilisaient l’alphabet
arabe. Mais ces dessins exigeaient une planification soigneuse effectuée par
des calligraphes expérimentés. Personne ne pouvait composer une structure
aussi complexe à la vitesse nécessaire pour soutenir une conversation.
Aucun humain, du moins.

Il y a une plaisanterie que je me rappelle avoir entendu une comique


raconter. La voici : Je ne suis pas sûre d’être prête à avoir des enfants. J’ai
demandé à une amie à moi qui en a : « Supposons que j’aie des enfants. Et
si, une fois grands, ils me reprochent tout ce qui cloche dans leur vie ? »
Elle a rigolé. « Comment ça, “et si” ? »
C’est ma blague préférée.

Je dînais avec Gary dans un petit restaurant chinois qu’on avait pris
l’habitude de fréquenter pour nous échapper du campement. On mangeait
les hors-d’œuvre, des dumplings qui embaumaient le porc et l’huile de
sésame. Miam.
J’en ai trempé un dans la sauce au soja et au vinaigre et j’ai demandé :
« Alors, tes études d’heptapode B avancent bien ? » Il a levé les yeux vers
le plafond. J’ai essayé de croiser son regard, mais il évitait le mien. « Tu as
laissé tomber, pas vrai ? Tu n’essaies même plus. »
Il a pris sa belle expression de chien battu. « Je ne vaux rien en langues
étrangères. Je croyais que ça ressemblerait davantage à apprendre les
mathématiques qu’à maîtriser une autre langue, mais c’est vraiment du
chinois pour moi.
— Ça t’aiderait à parler physique avec eux.
— Sans doute, mais, depuis notre percée, il me suffit de quelques
phrases pour me débrouiller. »
J’ai soupiré. « Entendu. Je dois bien reconnaître que j’ai renoncé à
apprendre les mathématiques.
— Alors, on est quitte ?
— On est quitte. » J’ai bu une gorgée de thé. « Je voulais quand même
te parler du principe de Fermat. Il y a quelque chose qui me paraît bizarre,
mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. On ne dirait pas une loi
physique. »
Une lueur malicieuse est apparue dans son regard. « Je crois que je
vois. » Il a coupé un dumpling en deux à l’aide de ses baguettes. « Tu as
l’habitude de penser à la réfraction en termes de cause et d’effet : atteindre
la surface de l’eau est la cause, le changement de direction l’effet. Mais le
principe de Fermat paraît bizarre parce qu’il décrit le comportement de la
lumière en termes d’objectifs. On dirait un ordre : “Tu devras minimiser ou
maximiser le temps mis à atteindre ta destination.” »
J’ai pris le temps de la réflexion. « Continue.
— Il s’agit d’un vieux problème de philosophie de la physique. On le
discute depuis que Fermat l’a formulé au XVIIe siècle. Planck a écrit des
livres entiers à son sujet. L’idée, c’est que, même si la formulation générale
des lois physiques est causale, un principe variationnel comme celui de
Fermat est presque téléologique.
— Hum, intéressant. Une petite minute, je te prie. » J’ai sorti un stylo-
feutre et reproduit sur ma serviette en papier le diagramme que Gary avait
dessiné au tableau, puis je me suis mise à réfléchir à voix haute. « Bon,
disons que le but du rayon lumineux est d’emprunter le parcours le plus
rapide. Comment s’y prend-il ?
— Si je peux me permettre une projection anthropomorphique, la
lumière doit étudier les trajectoires possibles et calculer combien chacune
lui demanderait. » Il a piqué le dernier dumpling dans le plat.
J’ai repris la balle au bond. « Et pour ce faire, le rayon doit savoir où se
situe sa destination. Si elle se situait ailleurs, le parcours le plus rapide
différerait. »
Gary a hoché la tête. « Exact. La notion de “parcours le plus rapide” ne
se conçoit qu’avec une destination précise. Et calculer combien de temps
exige un parcours donné requiert des informations sur les étapes de ce
parcours, par exemple l’emplacement de la surface de l’eau. »
Je fixais du regard le diagramme sur la serviette. « Et le rayon lumineux
doit le savoir à l’avance, avant d’entamer son parcours, non ?
— Pour ainsi dire. Il ne peut pas choisir une direction quelconque et
corriger ensuite : la trajectoire ainsi obtenue ne serait pas la plus rapide
possible. Il doit effectuer tous ses calculs dès le départ. »
J’ai pensé : le rayon lumineux doit savoir où il aboutira avant de
pouvoir choisir la direction qu’il devra emprunter. Je savais ce que cela me
rappelait. J’ai levé les yeux vers Gary. « C’est ça qui m’embêtait. »

Je me rappelle quand tu auras quatorze ans. Tu sortiras de ta chambre,


un ordinateur de poche couvert de graffiti dans les mains parce que tu
travailles à un exposé scolaire.
« Maman, comment on dit, quand les deux côtés peuvent l’emporter ? »
Je lèverai les yeux de mon ordinateur et de mon article. « Une situation
où tout le monde a tout à gagner ?
— Il y a un terme technique pour ça, un truc de matheux. Tu te souviens
de la dernière fois que papa était là et qu’il parlait de la Bourse ? Il l’a
utilisé.
— Hum, oui, ça m’évoque quelque chose, mais je ne me rappelle pas le
terme exact qu’il a employé.
— Il faut que je sache. Je veux l’utiliser dans mon exposé de science
sociale. Je ne peux même pas chercher l’information si je ne sais pas
comment ça s’appelle.
— Je regrette, je ne le connais pas non plus. Pourquoi tu n’appelles pas
ton père ? »
À en juger par ton expression, ce sera plus d’effort que tu ne voudras en
consentir. Vers cette époque, ton père et toi ne vous entendrez guère. « Tu
pourrais l’appeler et lui poser la question ? Mais ne lui dis pas que c’est
pour moi.
— Je pense que tu peux t’en charger.
— Merde, maman, personne ne m’aide pour mes devoirs depuis que
vous avez rompu, papa et toi. »
Je resterai toujours stupéfaite du nombre d’occasions où tu remettras le
divorce sur le tapis. « Je t’ai aidée à faire tes devoirs.
— Oui, maman, il y a un million d’années. »
Je te laisserai dire. « Je t’aiderais si je pouvais, mais je ne me souviens
pas de ce terme. »
Tu repartiras vexée vers ta chambre.

Je me suis exercée à l’heptapode B autant que possible, avec les autres


linguistes et par moi-même. La lecture d’une langue sémasiographique était
une nouveauté qui rendait la tâche plus excitante que pour l’heptapode A et
les progrès que j’effectuais dans sa rédaction m’excitaient. Peu à peu, les
phrases que j’écrivais devenaient mieux formées, plus cohérentes. J’avais
atteint le point où il valait mieux que je ne réfléchisse pas trop. Au lieu
d’essayer prudemment de concevoir une phrase avant de la coucher sur le
papier, je commençais simplement à tracer des traits, et les premiers se
révélaient presque toujours compatibles avec une interprétation élégante de
ce que j’essayais de dire. J’acquérais une faculté comparable à celle des
heptapodes.
Plus intéressant encore, l’heptapode B altérait mon mode de pensée.
Pour moi, penser signifiait en règle générale parler d’une voix interne ;
comme on dit dans le métier, j’avais des pensées codées phonologiquement.
D’habitude, ma voix interne s’exprimait en anglais, mais cela n’avait rien
d’une obligation. L’été d’après la Seconde, j’ai suivi un programme
d’immersion totale pour apprendre le russe ; à la fin de l’été, je pensais en
russe, je rêvais en russe. Mais il s’agissait toujours de russe parlé. Une
langue différente, un mode similaire : une voix qui parlait tout haut en
silence.
L’idée de penser dans un mode linguistique, quoique non phonologique,
m’avait toujours intriguée. J’avais un ami né de parents sourds ; il avait
grandi en utilisant la langue des signes et il me disait qu’il pensait souvent
dans cette langue plutôt qu’en anglais. Je me demandais quel effet cela
faisait de former des pensées codées manuellement et de raisonner avec une
paire de mains interne au lieu d’une voix interne.
Avec l’heptapode B, je vivais l’expérience exotique de pensées codées
graphiquement. Je passais des moments de transe où mes pensées ne
s’exprimaient plus par le biais de ma voix interne ; à la place, je me
représentais des sémagrammes qui s’épanouissaient telles des fleurs de
givre sur un carreau de fenêtre.
Mieux je maîtrisais la langue et plus je voyais des dessins
sémagraphiques complets susceptibles d’exprimer des idées complexes.
Mes processus mentaux n’accéléraient pas. Mon esprit campait sur la
symétrie inhérente des sémagrammes, lesquels me semblaient plus qu’un
langage : des mandalas. Ainsi je méditais sur le caractère interchangeable
des prémisses et des conclusions. Il n’y avait pas de direction implicite à
l’articulation des propositions, de « cheminement » précis ; tous les
éléments d’un raisonnement étaient aussi puissants, tous possédant la même
importance.

Un représentant du Département d’État nommé Hossner avait pour


tâche de briefer les scientifiques américains sur les intentions du
gouvernement à l’égard des extraterrestres. Installés dans la salle de
vidéoconférence, Gary et moi l’écoutions déblatérer. Comme notre micro
était coupé, nous pouvions échanger des commentaires sans l’interrompre.
Je redoutais de plus en plus que Gary se fasse mal aux yeux à force de les
lever au ciel.
« Ils devaient avoir une raison de venir jusqu’ici, disait le diplomate
d’une voix métallique dans nos enceintes. Il ne semble pas que ce soit la
conquête, Dieu merci. Mais alors, que sont-ils ? Des prospecteurs ? Des
anthropologues ? Des missionnaires ? Quoi qu’il en soit, nous devons
pouvoir leur offrir quelque chose, peut-être une concession minière sur le
système solaire. Peut-être des informations à notre sujet. Peut-être la
permission d’évangéliser nos populations. Mais nous pouvons être sûrs
qu’il y a quelque chose.
« L’idée, pour moi, c’est que, même si leur motivation n’a rien à voir
avec le commerce, cela ne nous empêche pas de commercer. Il nous faut
juste découvrir pourquoi ils sont là et ce que nous pouvons leur proposer
dont ils ont besoin. Une fois cette information en notre possession, on
pourra entamer des négociations commerciales.
« Je voudrais souligner que nos relations avec les heptapodes n’ont pas à
se révéler antagonistes. Il ne s’agit pas ici d’un modèle où tout gain qu’ils
obtiendraient équivaudrait à une perte de notre part. Si nous savons nous
comporter de la manière adéquate, nous pourrons profiter de la situation, les
heptapodes et nous.
— Vous voulez parler d’un jeu à somme non nulle ? a dit Gary avec une
incrédulité feinte. Nom de nom ! »

« Un jeu à somme non nulle.


— Quoi ? » Tu reviendras sur tes pas.
« Quand les deux camps peuvent l’emporter. Je viens de m’en souvenir :
ça s’appelle un jeu à somme non nulle.
— C’est ça ! diras-tu en le notant sur ton ordinateur de poche. Merci,
maman !
— Apparemment, je le savais, en fin de compte. Ton père a dû un peu
déteindre sur moi au fil des ans.
— Je savais que tu savais. » Soudain, tu me serreras dans tes bras, vite,
et tes cheveux sentiront la pomme. « Tu es la meilleure. »

« Louise ?
— Hein ? Excuse-moi, j’étais distraite. Qu’est-ce que tu disais ?
— Je disais : qu’est-ce que tu penses de notre monsieur Hossner ?
— Je préfère ne pas y penser.
— J’ai essayé, moi aussi : ignorer le gouvernement, voir s’il
disparaîtrait. Mais non. »
Comme pour prouver l’assertion de Gary, Hossner continuait de
déblatérer. « Votre tâche la plus immédiate est de réfléchir à ce que vous
avez appris. Cherchez tout ce qui pourrait nous aider. A-t-on la moindre
indication de ce que veulent les heptapodes ? Ou de ce à quoi ils attachent
de la valeur ?
— Ça alors ! Il ne nous serait jamais venu à l’esprit de chercher des
trucs pareils. On s’y met tout de suite, m’sieur.
— Le plus triste, c’est qu’il va bien falloir le faire, a dit Gary.
— Y a-t-il des questions ? » a demandé Hossner.
Burghart, le linguiste du miroir de Fort Worth, a pris la parole. « Nous
avons abordé ce sujet avec les heptapodes à maintes reprises. Ils
soutiennent qu’ils sont là pour observer et que les informations ne sont pas
sujettes à des échanges.
— C’est ce qu’ils souhaitent nous faire croire, a dit Hossner. Mais
réfléchissez : comment cela pourrait-il être vrai ? Je sais qu’il leur est arrivé
de cesser de nous parler pendant de brèves périodes. Ce pourrait être une
tactique de leur part. Si nous cessions de leur parler demain…
— Réveille-moi si jamais il raconte quoi que ce soit d’intéressant, a dit
Gary.
— J’allais justement te demander la même chose. »
Le jour où Gary m’a expliqué le principe de Fermat, il a fait remarquer
que chaque loi physique ou presque pouvait s’énoncer sous la forme d’un
principe variationnel. Quand les humains envisageaient une loi physique,
pourtant, ils préféraient user de sa formulation causale. Je le comprenais.
Les attributs physiques que les humains considèrent comme intuitifs, par
exemple l’énergie cinétique et l’accélération, étaient des propriétés d’un
objet à un moment donné. Et ces propriétés conduisaient à une
interprétation chronologique, causale, des événements : un moment
succédait à un autre, causes et effets créant une réaction en chaîne qui allait
du passé vers le futur.
En revanche, les attributs physiques que les heptapodes considéraient
comme intuitifs, par exemple le « travail » et les autres propriétés définies
par des intégrales, n’étaient significatifs que sur une période de temps, et
conduisaient à une interprétation téléologique des événements : en voyant
les événements sur une période de temps, on constatait qu’il existait une
exigence à satisfaire, un objectif de minimisation ou de maximisation. Et on
devait connaître l’état initial et l’état final pour accomplir cet objectif ; on
devait connaître les effets avant de pouvoir initier les causes.
Je commençais à le comprendre, moi aussi.

« Pourquoi ? » demanderas-tu une fois de plus. Tu auras trois ans.


« Parce que c’est l’heure d’aller au lit », répéterai-je. On t’aura
persuadée de te baigner et d’enfiler ton pyjama, mais on en restera là pour
l’instant.
« J’ai pas sommeil. » Campée devant la bibliothèque, tu en retireras une
cassette vidéo, la dernière en date de tes stratégies de diversion pour rester
loin de ta chambre.
« Peu importe : il faut quand même que tu ailles au lit.
— Mais pourquoi ?
— Parce que je suis ta mère et que je te l’ordonne. »
Je dirai vraiment un truc pareil, hein ? Seigneur, qu’on m’abatte !
Je t’attraperai et je te porterai sous mon bras jusqu’à ton lit dans un
concert de sanglots pitoyables, mais, durant tout ce temps, je ne me
préoccuperai que de ma propre détresse. Tous ces serments faits dans
l’enfance selon lesquels je donnerais des réponses raisonnables à mes
enfants, que je les traiterais en individus logiques et intelligents… Tout cela
pour rien : je vais me changer en ma propre mère. Je pourrai me battre
autant que je voudrai, je n’arrêterai pas ma longue glissade sur cette pente
épouvantable.

Pouvait-on vraiment connaître l’avenir ? Pas seulement le deviner :


savoir ce qui se produirait, dans le détail, avec une certitude absolue ? Gary
m’a dit un jour que les lois fondamentales de la physique épousaient une
symétrie temporelle et qu’il n’y avait pas de différence physique entre passé
et futur. Étant donné cette caractéristique, certains pourraient dire : « Oui,
en théorie. » Mais, concrètement, la plupart des gens répondraient non, à
cause du libre arbitre.
Je me plaisais à imaginer l’objection sous la forme d’une fable à la
Borges : voici une femme debout devant le Livre des âges, chronique de
tous les événements passés et futurs. Quoiqu’il s’agisse d’une reproduction
à échelle réduite du volume original, l’ouvrage est énorme. Loupe en main,
la femme feuillette les pages fines comme du papier de soie jusqu’à ce
qu’elle localise l’histoire de sa vie. Elle trouve le passage qui la décrit en
train de feuilleter le Livre des âges, et elle passe à la colonne voisine qui
détaille ce qu’elle fera plus tard dans la journée : en utilisant une
information lue dans le Livre, elle pariera cent dollars sur un cheval appelé
Je-m’en-foutiste et empochera vingt fois sa mise.
Cette idée lui était venue à l’esprit, mais, étant de nature contrariante,
elle décide de s’abstenir de jouer aux courses.
C’est là la difficulté. Le Livre des âges ne peut pas se tromper ; ce
scénario se fonde sur la prémisse selon laquelle une personne se voit
impartir une connaissance de l’avenir véritable, pas d’un futur éventuel.
Dans un mythe grec, les circonstances conspireraient à lui faire subir son
sort malgré ses efforts, mais les prophéties des mythes sont d’un flou
notoire ; le Livre des âges, lui, est très précis, et il n’y a rien qui puisse la
forcer à parier sur un cheval comme spécifié. Résultat ? Une contradiction :
le Livre des âges a raison, par définition, mais, quoi qu’il dise de ce qu’elle
va faire, elle peut décider de l’ignorer. Comment concilier ces deux faits ?
On ne peut pas, telle est la réponse habituelle. Un volume comme le
Livre des âges est une impossibilité logique, pour le motif même que son
existence amènerait la contradiction ci-dessus. Certains, plus généreux,
diraient que le Livre des âges peut exister, du moment qu’il reste
inaccessible aux lecteurs : cet ouvrage figure dans une collection spéciale et
nul n’a le droit de le consulter.
L’existence du libre arbitre signifiait qu’on ne pouvait pas connaître le
futur. Et on savait que le libre arbitre existait parce qu’on en faisait
l’expérience. La volition était une part intégrante de la conscience.
L’était-elle ? Et si la connaissance du futur changeait la personne
concernée, provoquant un sentiment d’urgence, et l’obligation à agir
précisément comme on savait qu’on allait le faire ?

Je suis passée par le bureau de Gary sur le chemin de la sortie après ma


journée. « Je rends mon tablier. Tu voulais manger un morceau ?
— Oui. Juste une seconde. » Il a éteint son ordinateur et rassemblé
quelques papiers, puis il a levé les yeux vers moi. « Hé ! Tu viens dîner
chez moi ce soir ? Je ferai la cuisine. »
Je l’ai toisé, dubitative. « Tu sais cuisiner ?
— Un seul plat. Mais je le réussis bien.
— D’accord, je suis partante.
— Génial. Il faut juste qu’on aille acheter les ingrédients.
— Ne te donne pas de mal pour…
— Il y a une épicerie entre ici et ma maison. L’affaire d’une minute. »
On a pris nos deux voitures ; je le suivais. J’ai failli le perdre quand il a
viré sec dans le parking de la petite épicerie fine ; de gros bocaux bourrés
d’aliments importés côtoyaient des ustensiles ménagers sur des étagères en
acier inoxydable.
J’ai accompagné Gary pendant qu’il réunissait du basilic frais, des
tomates, de l’ail et des linguini. « On trouvera des palourdes fraîches dans
la poissonnerie d’à côté, a-t-il dit.
— Parfait. » On a longé un rayon d’ustensiles de cuisine. Mon regard a
suivi les étagères – moulins à poivre, presses à légumes, pinces à salade – et
s’est arrêté sur un saladier en bois.
Quand tu auras trois ans, en tirant un torchon posé sur le comptoir de la
cuisine, tu te feras tomber ce saladier dessus. J’essaierai de le rattraper à la
sauvette, mais je le raterai. Le bord t’infligera une coupure au sommet du
front qui exigera un unique point de suture. On te gardera, en pleurs et
tachée de sauce, dans nos bras, ton père et moi, durant des heures dans la
salle d’attente des urgences.
J’ai tendu la main et pris le saladier sur l’étagère. L’acte ne m’a pas paru
imposé par quoi que ce soit, mais aussi nécessaire que l’impulsion
d’attraper le bol quand il te tombera dessus – un instinct auquel je trouve
normal d’obéir.
« Ce saladier pourrait m’être utile. »
Gary l’a regardé, puis il a hoché la tête. « Tu vois, c’était une bonne
chose que je doive m’arrêter ici, non ?
— Oui. » On a rejoint la file d’attente à la caisse pour payer nos achats.

Soit la phrase : « Le lapin est prêt à manger. » Si on interprétait « le


lapin » comme l’objet de « manger », elle signifiait que le dîner serait
bientôt servi. Si on interprétait « le lapin » comme le sujet de « manger »,
c’était un signal, tel celui qu’une fille donnerait à sa mère afin que celle-ci
ouvre le sac de nourriture pour lapins. Deux énoncés distincts, voire
mutuellement exclusifs sous le même toit. Pourtant, chacun constituait une
interprétation valide ; seul le contexte permettait de déterminer le sens de la
phrase.
Soit le phénomène de la lumière qui frappe l’eau sous un certain angle
et qui la traverse sous un autre angle. Si on expliquait qu’un indice de
réfraction différent causait son changement de direction, on voyait le monde
avec des yeux humains. Si on l’expliquait en disant qu’elle minimisait le
temps nécessaire pour atteindre sa destination, on voyait le monde avec des
yeux heptapodes. Deux interprétations très différentes.
L’univers physique pouvait être considéré comme une langue à la
grammaire des plus ambiguë, chaque événement physique impliquant un
énoncé analysable de deux manières totalement différentes, causale et
téléologique, toutes deux valables. Quel que soit le contexte disponible, on
ne pouvait en disqualifier aucune.
Lorsque les ancêtres des humains et des heptapodes avaient acquis la
première étincelle de conscience, ils avaient perçu le même monde
physique, mais ils avaient effectué des analyses grammaticales différentes
de leurs perceptions ; les visions du monde qu’ils avaient fini par adopter
résultaient de cette divergence. Les humains avaient acquis un mode de
conscience séquentiel, les heptapodes un mode de conscience simultané.
Nous faisions l’expérience des événements dans un certain ordre, et nous
percevions leur relation comme une relation de cause à effet. Ils faisaient
l’expérience de tous les événements à la fois, et ils percevaient un objectif
sous-jacent au tout. Un objectif de minimisation et de maximisation.

Je fais un cauchemar récurrent à propos de ta mort. Dans le rêve, c’est


moi qui escalade la paroi rocheuse – moi, tu imagines ? – et tu as trois ans ;
tu te trouves dans l’espèce de sac à dos que je porte. On n’est que deux ou
trois mètres sous la corniche où on pourra se reposer et tu ne veux pas
attendre que je l’atteigne. Tu commences à t’extirper du sac. Je t’ordonne
de t’arrêter, mais, bien sûr, tu n’en tiens aucun compte. Je sens ton poids qui
alterne, d’un côté à l’autre du sac, pendant que tu en sors, puis je sens ton
pied gauche sur mon épaule, puis le droit. Je te crie dessus, mais je n’arrive
pas à me libérer une main pour t’attraper. Je vois les dessins sinueux de la
semelle de tes chaussures quand tu montes, et puis je vois un fragment de
roche céder sous l’une d’elles. Tu glisses juste à côté de moi, et je ne peux
pas bouger un muscle. Je baisse les yeux et je te vois diminuer au loin sous
moi.
Puis, soudain, je suis à la morgue. Un infirmier soulève le drap qui voile
ton visage et je constate que tu as vingt-cinq ans.
« Ça va ? »
Je me dressais sur mon séant dans le lit ; en me débattant, j’avais
réveillé Gary. « Oui. J’étais surprise, c’est tout. Je n’ai pas reconnu l’endroit
où j’étais, l’espace d’un instant. »
Il a dit, d’une voix tout ensommeillée : « On n’aura qu’à dormir chez
toi, la prochaine fois. »
Je l’ai embrassé. « Ne t’en fais pas. C’est très bien, chez toi. » On s’est
recroquevillés, mon dos contre sa poitrine, et on s’est rendormis.

Quand tu auras trois ans et qu’on gravira un escalier en spirale bien


pentu, je te tiendrai la main, très fort, mais tu te dégageras. « J’y arriverai
toute seule. » Et pour le prouver, tu t’écarteras de moi et je me rappellerai
mon cauchemar. Cette scène se répétera sans cesse durant ton enfance. J’en
viendrais presque à croire que, vu ta nature contrariante, ce sera ma volonté
de te protéger qui engendrera ton amour de la varappe : la cage aux
écureuils de la cour de récréation, les arbres de la ceinture de verdure autour
de notre quartier, les façades du club d’escalade, et enfin les falaises des
parcs nationaux.

J’ai terminé le dernier radical de la phrase, j’ai reposé la craie et je me


suis rassise dans mon fauteuil de bureau. En m’adossant, je contemplais la
phrase géante en heptapode B dont j’avais couvert l’intégralité de mon
tableau noir. Elle comprenait plusieurs propositions complexes ; j’avais
réussi à les intégrer toutes, avec une certaine élégance.
En l’examinant, je comprenais que les heptapodes aient créé un système
d’écriture sémasiographique ; il convenait mieux à une espèce au mode de
conscience simultané pour laquelle le discours tenait lieu de goulet
d’étranglement, à exiger que chaque mot suive le précédent,
séquentiellement. Avec l’écriture, par contre, tous les signes portés sur une
page étaient visibles en même temps. Pourquoi enfermer l’écriture dans une
camisole glottographique, requérir d’elle le caractère séquentiel du
discours ? Cela ne serait jamais venu à l’esprit de ces extraterrestres.
L’heptapode B tirait parti des deux dimensions ; au lieu de filer les
morphèmes un par un, il en proposait une pleine page à la fois.
Maintenant que l’heptapode B m’avait offert un mode de conscience
simultané, je voyais en quoi la grammaire de l’heptapode A se justifiait : ce
que mon esprit séquentiel percevait jusque-là comme inutilement complexe
se révélait une tentative d’introduire une certaine flexibilité dans les confins
du discours séquentiel. Par voie de conséquence, je pouvais plus facilement
utiliser l’heptapode A, mais il me paraissait toujours un méchant substitut
de l’heptapode B.
On a frappé, et la tête de Gary a surgi par l’entrebâillement de la porte.
« Le colonel Weber sera là d’une minute à l’autre. »
J’ai grimacé. « Oui. » Il venait participer à une session avec Flipper et
Framboise ; je devais servir de traductrice, une tâche à laquelle je n’étais
pas formée et que je détestais.
Gary est entré, il a fermé la porte, puis il m’a tirée hors de mon fauteuil
et m’a embrassée.
Je lui ai souri. « Tu essaies de me réconforter avant son arrivée ?
— Non, j’essaie de me réconforter, moi.
— Parler avec les heptapodes ne t’intéressait pas, hein ? Tu n’as bossé
sur ce projet que pour m’attirer dans ton lit.
— Ah ! Tu m’as percé à jour. »
Je l’ai regardé dans les yeux. « Tu ne crois pas si bien dire. »

Je me rappelle quand tu auras un mois ; je sortirai du lit tant bien que


mal pour ton lait de deux heures du matin. Ta chambre d’enfant « sentira le
bébé » : un mélange de talc et de pommade, et un relent ammoniaqué issu
de la poubelle à couches-culottes. Je me pencherai sur ton berceau pour te
soulever dans un concert de braillements et je m’assiérai dans le fauteuil à
bascule pour t’allaiter.
« Enfant » dérive d’un mot latin qui signifie « incapable de parler »,
mais tu seras parfaitement capable de dire une chose sans la moindre
lassitude, sans la moindre hésitation : « Je souffre. » J’admirerai ta
détermination à effectuer cette déclaration. En sanglots, tu deviendras
l’outrage incarné ; chaque fibre de ton corps servira à exprimer cette
émotion. C’est curieux : calme, tu paraîtras irradier de la lumière. Si on te
dessinait dans ces moments-là, j’insisterais pour qu’on te coiffe d’un halo.
Malheureuse, tu deviendras un klaxon, conçu pour émettre du bruit ; une
sirène d’incendie pourrait alors te tenir lieu de portrait.
À ce stade de ta vie, il n’y aura pour toi ni passé ni futur. Jusqu’à ce que
je te donne le sein, tu ne te souviendras pas d’avoir été repue et tu
n’attendras pas de soulagement. Quand tu téteras, la situation s’inversera, et
tout ira bien. Tu ne percevras que le MAINTENANT. Tu vivras au présent.
Sous bien des aspects, c’est un état enviable.

La liberté et la prédétermination, telles que nous entendons ces idées, ne


s’appliquent pas aux heptapodes. Ils n’agissent pas selon leur volonté et ne
sont pas non plus des automates impuissants. Ce qui caractérise leur mode
de conscience, c’est non seulement que leurs actions coïncident avec les
événements de l’histoire, mais aussi que leurs motivations coïncident avec
les objectifs de l’histoire. Ils agissent pour créer le futur, pour promulguer la
chronologie.
La liberté n’est pas une illusion ; elle existe bel et bien dans le contexte
de la conscience séquentielle. Dans celui de la conscience simultanée, la
liberté n’a pas de sens, mais la coercition pas davantage. Les contextes
diffèrent et l’un n’est pas plus valide que l’autre. On peut penser à cette
fameuse illusion, le dessin soit d’une élégante jeune femme, le visage
détourné, soit d’une sorcière au nez verruqueux, le menton rabattu sur la
poitrine. Il n’y a pas d’interprétation « juste », chacune étant correcte. Mais
on ne peut pas voir les deux dessins en même temps.
De façon similaire, la connaissance de l’avenir est incompatible avec le
libre arbitre. Ce qui me permettait d’user de ma liberté de choix
m’empêchait aussi de connaître l’avenir. Inversement, à présent que je
connais l’avenir, jamais je ne tenterais d’agir à son encontre, ni je ne dirais
à d’autres ce que je sais : ceux qui connaissent l’avenir n’en parlent pas, et
ceux qui ont lu le Livre des âges n’admettent pas l’avoir fait.

J’ai allumé le magnétoscope et j’y ai inséré la cassette d’une session de


Fort Worth. Un diplomate qui agissait en qualité de négociateur conversait
avec les heptapodes que leur montrait ce miroir-là ; Burghart servait de
traducteur.
Le négociateur décrivait la morale humaine pour amener le concept
d’altruisme dans la discussion. Les heptapodes avaient beau en connaître le
dénouement, ils y participaient avec enthousiasme.
Si j’avais pu décrire la situation à une personne qui en ignore les tenants
et les aboutissants, celle-ci aurait pu me demander pourquoi les heptapodes,
en sachant déjà tout ce qu’ils allaient dire ou entendre, se donnaient la peine
de prendre part à la discussion. Une question raisonnable. Mais le langage
ne sert pas qu’à communiquer : il s’agit aussi d’une forme d’action. Selon
la théorie des actes de langage, « Vous êtes en état d’arrestation », « Je
baptise ce navire » ou « Je vous le promets » était un énoncé performatif : le
locuteur n’effectuait l’action qu’à condition de prononcer les mots. Pour ces
actes, savoir ce qui serait dit ne changeait rien. Au cours d’un mariage,
chacun s’attendait à entendre la phrase « Je vous déclare unis par les liens
du mariage », mais, jusqu’à ce que l’officiant les prononce, la cérémonie ne
comptait pas. Dans un langage performatif, dire égalait faire.
Pour les heptapodes, toute langue était performative. Au lieu d’utiliser le
langage pour informer, ils s’en servaient pour réaliser. Bien sûr, ils savaient
déjà ce qui allait se dire durant une conversation ; mais, afin que ce savoir
s’avère, la conversation devait avoir lieu.

« Boucle d’Or a pris le bol de gruau du papa ours, mais il était plein de
choux de Bruxelles, et elle détestait ça. »
Tu éclateras de rire. « Non, c’est faux ! » On sera assises côte à côte sur
le divan, l’album, mince et hors de prix, étalé sur nos genoux.
Je continuerai. « Puis Boucle d’Or a pris le bol de gruau de la maman
ours, mais il était plein d’épinards, et elle les détestait aussi. »
Tu poseras ta main sur la page pour m’arrêter. « Tu dois le lire comme il
faut.
— Mais je lis juste ce qu’il y a de marqué », répondrai-je, l’innocence
incarnée.
« Non, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas la vraie histoire.
— Si tu connais déjà la vraie histoire, pourquoi veux-tu que je te la
lise ?
— Parce que je veux l’entendre ! »
La climatisation du bureau de Weber compensait presque la nécessité de
parler au bonhomme.
« Ils acceptent une sorte d’échange, mais il ne s’agit ni de commerce ni
de troc. » J’ai poursuivi l’explication. « Nous leur donnons quelque chose
et, à leur tour, ils nous donnent quelque chose. Nul ne dit à l’autre ce qu’il
va lui donner. »
Le colonel a plissé le front, à peine. « Bref, ils acceptent d’échanger des
cadeaux ? »
Je savais ce qu’il me fallait répondre. « On ne devrait pas y voir un
“échange de cadeaux”. Nous ne savons pas si cette transaction véhicule les
mêmes associations pour eux.
— Peut-on…», il a cherché les termes adéquats, «… leur donner une
idée du type de cadeaux que nous aimerions ?
— Eux ne le font pas pour ce type de transaction. J’ai demandé si nous
pouvions émettre une requête et ils m’ont dit que oui, mais que cela ne les
poussera pas à nous révéler ce qu’ils donnent. » Je me suis alors rappelé que
parmi les parents morphologiques de « performatif » figurait le terme
« performance » qui décrivait, entre autres, la sensation de converser quand
on savait ce qui allait se dire, comme dans une performance d’acteur.
« Est-ce que ça les pousserait à nous donner ce que nous demandons ? »
Le colonel Weber n’avait aucune idée du scénario, mais ses énoncés
correspondaient exactement aux répliques que la situation lui assignait.
« Impossible de le savoir. J’en doute, puisqu’il ne s’agit pas d’une
coutume qu’ils pratiquent ordinairement.
— Si nous donnons notre cadeau en premier, sa valeur influera-t-elle sur
celle du leur ? » Il improvisait, alors que j’avais soigneusement répété pour
l’unique représentation.
« Non. Pour ce que nous en savons, la valeur des cadeaux respectifs
importe peu.
— Si seulement on pouvait prendre exemple là-dessus, dans ma
famille », a dit Gary d’un ton pince-sans-rire.
J’ai regardé le colonel, comme en réponse à un signal, se tourner vers
lui. « Avez-vous découvert du nouveau au cours des discussions sur la
physique ?
— Si vous parlez d’informations inédites pour nous, non. Le mode
opératoire des heptapodes n’a pas varié. Si nous effectuons une
démonstration, ils la reproduisent dans leurs propres termes, mais ils ne
proposent rien de leur propre initiative et ne répondent pas sur ce qu’ils
savent. »
Un énoncé spontané et signifiant dans le contexte du discours humain
devenait une récitation rituelle à la lueur de l’hexapode B.
Weber a froncé les sourcils. « Voyons ce qu’en pense le Département
d’État, mais nous devrions pouvoir organiser une cérémonie d’échange de
cadeaux. »
De même que tout événement physique possède ses deux
interprétations, causale et téléologique, tout événement linguistique peut
s’interpréter de deux manières : comme transmission d’une information et
comme réalisation d’un plan.
« Je pense que c’est une bonne idée, colonel. »
L’ambiguïté de mon énoncé restait invisible à la plupart. Une
plaisanterie à usage privé ; ne me demandez pas de vous l’expliquer.

Même si je lis et que j’écris couramment l’heptapode B, je sais que je ne


fais pas l’expérience de la réalité à la façon d’un heptapode. Mon esprit a
été moulé à l’humaine, pour les langues séquentielles : aussi poussée soit-
elle, aucune immersion dans une langue extraterrestre ne le remodèlera
totalement. Ma vision du monde restera un amalgame.
Avant que j’apprenne l’heptapode B, le volume de mes souvenirs
augmentait comme une colonne de cendres de cigarette bâtie par la braise
qui représentait ma conscience et marquait le présent séquentiel. Après que
je l’ai appris, les nouveaux souvenirs se sont mis en place tels des blocs
gigantesques, chacun d’une taille mesurée en années. Même s’ils ne se
présentaient pas dans l’ordre ni ne se disposaient de façon contiguë, ils ont
fini par couvrir cinq décennies. La période durant laquelle je maîtrise assez
bien l’heptapode B pour penser dans la langue débute par mes entretiens
avec Flipper et Framboise, et s’achève par ma mort. Elle inclut le reste de
ma vie et l’intégralité de la tienne.

J’ai écrit les sémagrammes de « processus créer-point-d’arrivée nous-


compris », soit « commençons ». Framboise a répondu par l’affirmative.
Les séances de diapositives ont démarré. L’écran supplémentaire installé
par les heptapodes a montré une série d’images composée de sémagrammes
et d’équations tandis qu’une autre apparaissait sur l’un de nos moniteurs.
Il s’agissait du second échange de cadeaux, sur huit en tout, auquel
j’assistais, et je savais que ce serait le dernier. La tente du miroir grouillait
de monde ; il y avait là Gary, Burghart de Fort Worth, un assortiment de
biologistes, d’anthropologues, d’officiers supérieurs et de diplomates, et un
physicien. Heureusement, on avait installé un climatiseur pour rafraîchir la
salle. Nous pourrions repasser les bandes pour découvrir ce qu’était le
« cadeau » des heptapodes. Notre propre « cadeau » était une sélection des
peintures rupestres de Lascaux.
On s’est agglutinés autour du deuxième écran heptapode pour tâcher de
deviner le contenu des images tandis qu’elles défilaient. « Estimation
préliminaire ? a demandé le colonel Weber.
— Il ne s’agit pas d’un renvoi », a dit Burghart. Lors d’un échange
précédent, les heptapodes avaient diffusé des informations à notre propos
que nous leur avions données. Nous n’avions aucune raison d’y voir une
insulte, même si le Département d’État avait piqué une grosse colère ; cela
pouvait indiquer que la valeur commerciale ne jouait aucun rôle dans ces
échanges et n’excluait pas que les heptapodes nous offrent un système de
propulsion, la fusion froide ou un autre miracle tant désiré.
« On dirait de la chimie inorganique », a dit le physicien en désignant
une équation au passage.
Gary a hoché la tête. « De la technologie des matériaux, il me semble.
— On arrive peut-être à quelque chose », a dit le colonel Weber.
Avec une moue enfantine, j’ai murmuré de sorte que seul Gary entende :
« Je veux voir d’autres dessins d’animaux. » Il m’a souri et donné une
bourrade. En vérité, j’aurais aimé que les heptapodes nous donnent un cours
d’exobiologie comme durant les deux échanges précédents ; il en ressortait
que les humains avaient plus en commun avec les heptapodes que toutes les
espèces que ces derniers avaient pu rencontrer. Ou une nouvelle conférence
sur leur histoire ; malgré leur apparent caractère décousu, ces conférences
s’étaient révélées fascinantes. Je ne tenais guère à ce que les heptapodes
nous offrent de nouvelles technologies, car je refusais de voir ce que nos
gouvernements en feraient.
En quête d’une attitude anormale, j’observais Framboise durant
l’échange d’informations. Il bougeait aussi peu que d’habitude ; je ne
discernais aucun indice de ce qui allait se produire.
Au bout d’une minute, l’écran de l’heptapode s’est éteint, et au bout
d’une autre minute, le nôtre l’a imité. Gary et la plupart des autres
chercheurs se sont regroupés autour d’un minuscule moniteur qui repassait
la présentation heptapode. Je les ai entendu évoquer la nécessité d’inviter
un physicien spécialiste de l’état solide.
Le colonel Weber s’est retourné. « Établissez la date et le lieu du
prochain échange, vous deux. » Il nous a désignés, moi et Burghart, puis il a
rejoint les autres face au moniteur.
« Tout de suite. » Je me suis adressée à Burghart : « Vous voulez vous en
charger ? » Je savais qu’il avait acquis une maîtrise de l’heptapode B
comparable à la mienne.
« C’est votre miroir, a-t-il dit. À vous l’honneur. »
Je me suis rassise devant l’ordinateur d’émission. « Je parie que vous
n’aviez jamais imaginé servir de traducteur pour l’armée, quand vous
faisiez vos études.
— Fichtre non. J’ai encore de la peine à le croire. » Nos échanges
verbaux nous donnaient l’impression d’être deux espions se rencontrant en
public sans trahir leur activité.
J’ai écrit les sémagrammes de « lieu échange-transaction conversation
nous-compris » avec la modulation projective.
Framboise a rédigé sa réponse. Comme prévu, j’ai froncé les sourcils et
Burghart a demandé : « Qu’est-ce qu’il entend par là ? » Sa diction était
parfaite.
J’ai émis une demande de clarification ; Framboise a répété sa réponse.
Puis je l’ai regardé quitter la salle. Le rideau allait tomber sur cet acte de
notre spectacle.
Le colonel Weber s’est avancé. « Qu’est-ce qui se passe ? Où va-t-il ?
— Selon lui, les heptapodes partent. Tous.
— Rappelez-le. Demandez-lui ce qu’il veut dire.
— Heu, je ne crois pas que Framboise porte un bipeur. »
L’image de la salle a disparu si soudainement qu’il m’a fallu un moment
pour comprendre ce que je voyais à la place : l’autre bout de la tente du
miroir. Le miroir lui-même était devenu totalement transparent. Autour du
moniteur de retransmission, les conversations se sont tues.
« Qu’est-ce qui se passe, merde ? » a dit Weber.
Gary s’est approché du miroir, puis il l’a contourné. Il en a touché
l’avers ; j’ai vu les ovales du bout de ses doigts, pâles sous la pression. « Je
crois que nous venons d’être témoins d’une démonstration de transmutation
à distance. »
J’ai entendu des pas lourds sur l’herbe sèche. Un soldat a franchi le
rabat de la tente, le souffle court d’avoir couru, un talkie-walkie de grande
taille à la main. « Mon colonel, un message de…»
Weber lui a arraché l’appareil.
Je me souviens de l’impression que j’éprouverai en te voyant âgée d’un
jour à peine. Ton père aura filé manger un morceau à la cafétéria de
l’hôpital, tu reposeras dans ton berceau et je me pencherai sur toi.
Sitôt après l’accouchement, je me ferai encore l’effet d’une serviette
essorée. Tu me paraîtras minuscule jusqu’à l’incongru, comparée au
pachyderme qu’il me semblait être durant ma grossesse ; je pourrais jurer
qu’il y avait toute la place pour quelqu’un de plus grand et de plus robuste,
là-dedans. Tes mains et tes pieds seront longs, fins, pas encore potelés. Ton
visage sera cramoisi, pincé, paupières bouffies bien closes : la phase du
gnome précède celle du chérubin.
Je passerai un doigt sur ton ventre ; je m’émerveillerai de la douceur de
ta peau et je me demanderai si la soie t’abraserait comme de la toile de jute.
Puis tu te tortilleras, en tendant tes jambes l’une après l’autre, et je
reconnaîtrai ta posture pour t’avoir sentie l’adopter en moi bien, bien des
fois. Voilà à quoi ça ressemble !
Cette preuve de l’existence d’un lien unique entre la mère et l’enfant me
transportera. C’est donc toi que j’ai portée. Même si je n’avais jamais posé
les yeux sur toi auparavant, je te distinguerais dans une mer de bébés. Non,
pas celle-ci. Ni celle-là. Attendez, plutôt celle-là, là-bas.
Voilà, c’est elle. C’est ma fille.

Cet ultime « échange de cadeaux » a marqué notre dernière rencontre


avec les heptapodes. D’un coup, dans le monde entier, leurs miroirs sont
devenus transparents, leurs vaisseaux ont quitté leur orbite. Les analyses
subséquentes des miroirs ont montré qu’il s’agissait de feuilles de silice
fondue, totalement inertes. L’information fournie lors de la dernière séance
décrivait une nouvelle classe de matériaux supraconducteurs, mais elle se
révéla par la suite dupliquer les résultats de recherches que les Japonais
venaient juste de conclure – rien que les humains ne sachent déjà.
Nous n’avons pas plus découvert de motif au départ des heptapodes
qu’à leur venue, ni à leur attitude. Mon nouveau mode de conscience ne
m’a pas donné accès à ce type de savoir ; d’un point de vue séquentiel, il y
avait peut-être une explication à leur comportement, mais dans ce cas elle
nous échappe toujours.
J’aurais aimé faire davantage l’expérience de la vision du monde des
heptapodes, ressentir ce qu’ils ressentaient. Alors je pourrais peut-être
m’immerger pleinement dans la nécessité des événements, comme ils le
doivent, au lieu de patauger dans son ressac pour le restant de mes jours.
Mais cela ne se produira jamais. Je continuerai de pratiquer les langues
heptapodes comme les autres linguistes des équipes assignées aux miroirs,
mais aucun d’entre nous ne progressera, hors de la présence des heptapodes.
Travailler avec les heptapodes a changé ma vie. J’ai rencontré ton père
et appris l’heptapode B, deux occasions qui m’ont permis de te connaître
maintenant, ici, au clair de lune, dans le patio. En fin de compte, dans de
nombreuses années, ton père m’aura quittée, et toi aussi. Tout ce qu’il me
restera de cet instant, ce sera la langue heptapode. Alors je fais bien
attention et je note les moindres détails.
Depuis le début, je connaissais ma destination, et j’ai choisi mon
itinéraire en conséquence. Mais est-ce que je me dirige vers un extrême de
joie ou de souffrance ? Obtiendrai-je un minimum ou un maximum ?
J’ai ces questions à l’esprit quand ton père me demande : « Tu veux
faire un bébé ? » Et je souris, je dis oui, je me dégage de l’étreinte de ses
bras, et nous nous tenons par la main en rentrant dans la maison pour faire
l’amour, pour te faire, toi.
SOIXANTE-DOUZE
LETTRES

NOUVELLE TRADUITE PAR JEAN-PIERRE PUGI


Enfant, Robert avait eu pour jouet favori une banale poupée d’argile aux
fonctions si limitées qu’elle se contentait d’avancer droit devant elle.
Pendant que ses parents s’isolaient dans le jardin avec leurs invités pour
commenter le couronnement de la reine Victoria ou les réformes des
chartistes, Robert suivait la figurine qui marchait dans les couloirs de la
demeure familiale, pour la faire pivoter dès qu’elle atteignait un angle ou lui
imprimer un demi-tour afin qu’elle reparte vers son point de départ. Ce
jouet n’obéissait pas aux ordres vocaux et ne donnait aucun signe
d’intelligence ; arrêté par une cloison, ce petit personnage d’argile
continuait de déplacer ses jambes et ses bras, ce qui érodait
progressivement ces membres et les transformait en moignons informes.
Robert jugeait cela amusant et il lui arrivait de s’abstenir de toute
intervention. Quand la poupée n’était plus qu’une masse difficilement
identifiable, il la ramassait et retirait son nom afin d’interrompre ses
mouvements. Il ne lui restait ensuite qu’à pétrir l’argile, former une boule
puis l’aplatir et lui donner une silhouette différente : un corps avec une
jambe torse ou plus longue que l’autre. Pour terminer, il lui rendait son nom
et elle ne tardait guère à basculer sur le côté puis à tourner sur elle-même.
Procéder au modelage l’intéressait bien moins que déterminer le champ
d’application du nom. Ce qui le fascinait, c’était découvrir jusqu’à quel
point il pouvait modifier le corps sans que le nom cesse pour autant de
l’animer. Pour gagner du temps, il ne se donnait pas la peine d’ajouter
quelque détail purement décoratif ; il ne peaufinait ses créations que lorsque
c’était nécessaire pour tester l’efficacité du nom.
Il avait une autre figurine, un cheval de porcelaine finement détaillé. Ce
quadrupède était magnifique, mais Robert s’intéressait surtout aux
possibilités offertes par son nom. Il obéissait aux ordres de marche et
d’arrêt, et il était suffisamment évolué pour contourner les obstacles. Robert
avait souvent tenté d’utiliser son nom avec des corps d’argile de sa
fabrication, mais les spécifications physiques étaient si contraignantes qu’il
n’avait pas réussi à en animer un seul. Il modelait séparément les membres
avant de les assujettir au tronc, et comme les jonctions laissaient toujours à
désirer le nom n’assimilait pas le résultat à un tout indissociable.
Robert consacrait énormément de temps à disséquer les noms, à
chercher des substitutions simples qui feraient toute la différence entre un
bipède et un quadrupède, et qui obligeraient ses pantins à exécuter des
ordres élémentaires. Mais il ne leur trouvait pas de points communs. Il avait
sur des bouts de parchemin soixante-douze petites lettres de l’alphabet
hébraïque formant douze lignes de six caractères, et leur disposition était
totalement arbitraire, pour autant qu’il pouvait en juger.

Robert Stratton et ses camarades de CM1 restaient assis sans faire le


moindre bruit pendant que maître Trevelyan effectuait d’incessants allers et
retours entre les rangées de bureaux.
« Langdale, récitez-moi la doctrine des noms.
— Toute chose étant un reflet de Dieu, heu, tous…
— Épargnez-nous vos balbutiements, Langdale. Thorburn ?
— Toute chose étant un reflet de Dieu, tous les noms sont des reflets du
nom divin.
— Et quel est le vrai nom d’un objet ?
— Celui qui est le reflet du nom divin de la même manière que l’objet
est le reflet de Dieu.
— Quelles sont les propriétés d’un vrai nom ?
— Il apporte à l’objet qui le porte un reflet de la puissance divine.
— Exact. Halliwell, quelle est la doctrine des signatures ? »
La leçon de philosophie naturelle se poursuivit jusqu’à midi, mais
c’était un samedi et ils n’avaient pas cours l’après-midi. Maître Trevelyan
les autorisa à se lever et les pensionnaires de l’école Cheltenham
s’égaillèrent.
Après avoir fait un détour jusqu’au dortoir, Robert alla rejoindre son
ami Lionel à l’extérieur de l’établissement.
« Alors, l’attente est finie ? lui demanda-t-il. C’est le grand jour ?
— C’est ce que je t’ai dit, il me semble ?
— En ce cas, en route ! »
Ils entamèrent la marche de deux kilomètres qui les conduirait jusqu’à la
maison de Lionel.
Robert ne lui avait guère prêté attention, au cours de sa première année
passée à Cheltenham ; comme tous les internes, il considérait les externes
avec défiance. Puis, pendant des congés scolaires, ils s’étaient retrouvés par
un pur effet du hasard au British Museum. Robert adorait ce musée : les
momies si fragiles et leurs énormes sarcophages ; l’ornithorynque empaillé
et la sirène dans le formol ; les murs hérissés de défenses d’éléphant, de
ramures d’élan et de cornes de licorne. Il se tenait ce jour-là devant la
vitrine des élémentaux – occupé à lire le panneau justifiant l’absence de la
salamandre – quand il reconnut Lionel, debout juste à côté de lui pour
étudier l’ondine dans son bocal. Échanger quelques mots leur suffit pour
révéler l’intérêt qu’ils portaient à ces choses et faire d’eux de véritables
amis.
Ils se renvoyaient du pied un gros galet. Lionel shoota et rit en voyant la
pierre ricocher entre les chevilles de Robert.
« Je bous d’impatience de partir d’ici, déclara-t-il. Je crains de ne pas
supporter une leçon de doctrine supplémentaire.
— Pourquoi s’obstinent-ils à appeler cela de la philosophie naturelle ?
Ils devraient admettre qu’il s’agit d’un cours de théologie et renoncer à tous
ces faux-semblants. »
Ils avaient récemment fait l’acquisition d’un opuscule, Initiation des
enfants à la nomenclature, où il était clairement indiqué que les spécialistes
n’employaient plus de termes tels que Dieu ou noms divins. Pour les
courants de pensée modernes, il y avait un univers lexical tout autant que
physique, et associer un objet à un nom compatible permettait au potentiel
latent de chacun d’eux de s’exprimer. Il n’y avait pas non plus un « nom
véritable » unique pour un objet donné ; en fonction de sa forme, un corps
pouvait être compatible avec plusieurs noms connus en tant que ses
« euonymes », et réciproquement un nom conservait ses propriétés malgré
d’importantes variations de forme, ainsi que la poupée marcheuse de sa
prime enfance en avait souvent apporté la preuve.
Arrivés chez Lionel, ils promirent à la cuisinière d’être de retour à
l’heure du dîner puis ils se rendirent derrière la demeure, dans le jardin.
Lionel avait aménagé une cabane à outils en laboratoire, où ils procédaient
à la plupart de leurs expériences. D’ordinaire, Robert passait le voir
souvent, mais Lionel s’était lancé dans un projet personnel top secret. Le
moment de tout révéler à son ami était venu et Lionel entra seul, en laissant
Robert attendre à l’extérieur, avant de l’inviter à le rejoindre.
Il y avait sur chaque mur de cette baraque de longues étagères
encombrées de râteliers de fioles, de bouteilles bouchées en verre teinté et
d’un assortiment d’échantillons de roches et minéraux. Une table
mouchetée de taches et de traces de roussi occupait la majeure partie de cet
espace exigu, et tout ce qui était nécessaire à la dernière expérience de
Lionel s’y entassait, autrement dit une cucurbite calée sur un support afin
que sa base repose dans un récipient rempli d’eau, lui-même juché sur un
trépied au-dessus d’un réchaud à pétrole. Un thermomètre à mercure avait
été fixé à la cuvette.
« Jette un œil », suggéra Lionel.
Robert se pencha sur la cucurbite pour inspecter son contenu. Il crut tout
d’abord ne voir que de l’écume, une cuillerée de mousse qui aurait pu
déborder d’une pinte de bière. Mais, lorsqu’il l’examina de plus près, il
constata que ce qu’il avait pris pour des bulles était une sorte de treillis
miroitant. L’écume était constituée d’homuncules : de minuscules fœtus
séminaux. Pris individuellement, chaque corps était transparent ;
collectivement, leur tête bulbeuse et leurs membres filiformes adhéraient les
uns aux autres pour former une masse spumescente à la fois claire et dense.
« Tu as éjaculé dans un bocal et gardé tout ça au chaud ? »
Lionel donna une bourrade à Robert, qui rit et leva les mains en geste
d’apaisement.
« Non, sincèrement, c’est merveilleux. Comment es-tu arrivé à ce
résultat ? »
Ramené à de meilleurs sentiments, Lionel déclara : « C’est un véritable
numéro d’équilibriste. Il faut bien entendu maintenir constamment le tout à
la bonne température, mais surtout fournir la bonne quantité de produits
nutritifs pour assurer le développement des embryons. Un mélange trop
dilué et ils meurent d’inanition. Et si la nourriture est trop riche, ils
deviennent si vigoureux qu’ils se battent entre eux.
— Tu me fais marcher.
— C’est la stricte vérité. Regarde, si tu ne me crois pas ! Les
affrontements entre spermatozoïdes sont à l’origine de la plupart des
difformités. Si celui qui atteint l’ovule se fait mutiler en chemin, le bébé à
naître aura des malformations.
— Je les croyais attribuables à une frayeur subie par la mère pendant la
grossesse ? »
Robert discernait à peine les contorsions des fœtus considérés
individuellement. Il remarqua que leurs mouvements collectifs
s’accompagnaient de lents brassages de la masse d’écume.
« Ça ne concerne que certains types d’anomalies, par exemple lorsqu’un
nouveau-né est couvert de poils ou de taches. Les bébés manchots, culs-de-
jatte ou encore aux membres tout biscornus le doivent au fait qu’ils ont été
mêlés à des bagarres à l’époque où ils vivaient dans le sperme. Voilà
pourquoi il ne faut pas leur donner un bouillon trop riche, surtout s’ils sont
confinés dans un espace restreint. Ils deviennent frénétiques. On risque de
tous les perdre, en un clin d’œil.
— Pendant combien de temps peux-tu les conserver ?
— Guère plus que cela, je présume. Les maintenir en vie est difficile,
lorsqu’ils n’ont pas trouvé refuge dans un ovule. J’ai lu quelque part qu’un
spermatozoïde élevé de cette manière a atteint la taille d’un poing ;
l’expérience s’est déroulée en France et les chercheurs disposaient de ce
qu’il y a de mieux en matière d’équipement. J’ai seulement voulu découvrir
si je n’étais pas capable d’en faire autant. »
Robert contemplait cette étrange mousse et se remémorait la doctrine de
la préformation qu’ils avaient apprise par cœur pour la réciter à maître
Trevelyan, autrement dit que toutes les créatures vivantes avaient été créées
en même temps, dans un lointain passé, et que toutes les naissances étaient
dues à l’expansion de ce qui était jusqu’alors imperceptible. S’ils donnaient
l’impression d’avoir été créés peu auparavant, ces homuncules étaient en
fait extrêmement âgés ; nichés depuis l’aube des temps dans les testicules
de leurs ancêtres, ils avaient attendu que vienne leur tour de s’épanouir.
Ce qu’il avait fait, lui aussi. Si une telle expérience avait été tentée par
son père, les minuscules personnages qu’il avait sous ses yeux auraient été
ses frères et sœurs non nés. Il les savait coupés du monde extérieur aussi
longtemps qu’ils n’atteignaient pas un ovule, mais il se demandait quelles
auraient été leurs pensées dans le cas contraire. Il imaginait les sensations
éprouvées par un corps aux os et aux organes mous et translucides comme
de la gélatine, collé à des myriades d’entités identiques. Que ressentait-on
en regardant à travers des paupières transparentes et en prenant soudain
conscience que la montagne visible dans le lointain était en fait un être
vivant, un frère ? Et qu’il suffirait d’atteindre un ovule pour devenir aussi
gros et substantiel que ce colosse ? Que les spermatozoïdes s’affrontent
farouchement pour toucher au but n’avait rien d’étonnant !

Robert Stratton alla étudier la nomenclature au Trinity College de


Cambridge. Là-bas, il éplucha des textes kabbalistiques écrits des siècles
plus tôt, à l’époque où ceux qui deviendraient des nomenclateurs étaient
encore appelés des ba’alei shem et les automates des golems, des textes qui
jetaient les bases de la science des noms : le Sefer Yezirah, le Sodei Razayya
d’Eléazar de Worms, le Hayyei ha-Olam ha-Ba d’Abulafia. Puis il disséqua
les traités alchimiques qui plaçaient les techniques de manipulation
alphabétique dans un contexte philosophique et mathématique plus étendu :
Ars Magna de Llull, De Occulta Philosophia d’Agrippa et Monas
Hieroglyphica de Dee.
Il apprit que chaque nom était une combinaison de plusieurs épithètes,
chacune désignant une capacité particulière. Les épithètes étaient créées par
compilation de tous les termes décrivant le trait désiré : mots apparentés et
étymons, de langues tant vivantes que mortes. Remplacer et permuter les
lettres de façon sélective permettait de distiller à partir de ces mots leur
essence commune, l’épithète de cette caractéristique. En certains cas, les
épithètes étaient utilisées comme bases d’une triangulation à partir de
laquelle étaient forgés des termes servant à qualifier des caractéristiques que
ne définissait aucun langage. Le processus reposait sur l’intuition autant que
sur les formules ; la capacité de choisir les meilleures permutations de
lettres relevait d’un art qu’aucun professeur n’aurait pu enseigner.
Il se familiarisa avec les techniques modernes d’intégration et de
factorisation nominale, les premières étant le moyen par lequel un ensemble
d’épithètes – concises et évocatrices – s’imbriquaient en un chapelet de
lettres semblant aléatoire, les secondes autorisant la décomposition d’un
nom en ses constituants. Toutes les méthodes d’intégration ne dépendaient
pas du même processus de factorisation : un nom puissant pouvait être
subdivisé en un ensemble d’épithètes différentes de celles utilisées pour le
générer, ce qui avait une utilité indéniable. Certains noms étaient en effet
réfractaires à une seconde factorisation, et les nomenclateurs ne
ménageaient pas leurs efforts pour développer de nouvelles techniques
permettant de percer leurs secrets.
La nomenclature faisait à cette époque l’objet d’une sorte de révolution.
Il existait deux catégories de noms : ceux d’animation et ceux de protection.
Des amulettes servaient à se prémunir contre les blessures et les maladies,
d’autres rendaient une maison moins vulnérable au feu ou amélioraient la
flottabilité d’un navire. Depuis peu, cependant, les distinctions étaient
moins évidentes, ce qui ouvrait des perspectives absolument fascinantes.
La nouvelle science de la thermodynamique, qui traitait de la
convertibilité de la chaleur en mouvement et vice versa, avait récemment
permis d’expliquer comment les automates tiraient leur puissance
locomotrice de la température ambiante. En utilisant ce savoir, un
Namenmeister de Berlin avait créé une nouvelle catégorie d’amulettes
permettant à un corps d’absorber de la chaleur pour aller la libérer ailleurs.
Grâce à ces amulettes, il avait été possible de fabriquer des systèmes de
réfrigération à la fois plus simples et efficaces que ceux basés sur
l’évaporation d’un fluide volatile, et les applications commerciales seraient
innombrables. Par ailleurs, les recherches d’un nomenclateur d’Édimbourg
sur les amulettes destinées à minimiser les risques de perdre certains objets
l’avaient conduit à déposer le brevet d’un automate domestique capable de
remettre chaque chose à sa place d’origine.
Après avoir obtenu ses diplômes, Stratton s’installa à Londres où il
obtint un poste de nomenclateur à la manufacture Coade, un des fabricants
d’automates les plus importants d’Angleterre.

Sa création la plus récente, moulée dans du plâtre de Paris, le suivait à


quelques pas lorsqu’il pénétra dans les ateliers. Une moitié de l’immense
bâtisse en briques au toit percé de nombreuses lucarnes était réservée aux
bronzes, l’autre aux céramiques. Un chemin zigzagant reliait les salles de
chacune de ces sections, autant d’étapes de la transformation des matières
premières en automates bons pour le service. Stratton et sa dernière création
entrèrent dans le secteur des céramiques.
Ils longèrent l’alignement de cuves basses dans lesquelles l’argile était
brassée. Elles contenaient différentes qualités de barbotine, ce qui allait de
l’argile rouge commune au kaolin blanc, et toutes évoquaient d’énormes
tasses pleines à ras bord de chocolat chaud ou de crème ; une illusion
uniquement dissipée par la forte odeur minérale. Les spatules qui remuaient
la pâte étaient mues par des engrenages qu’entraînait un arbre de
transmission installé dans les hauteurs, juste au-dessous des lucarnes, et qui
traversait la salle de part en part. À son extrémité se dressait un
automoteur : un géant en fonte qui l’actionnait par l’entremise d’un
vilebrequin sans faire la moindre pause. Stratton remarqua au passage la
fraîcheur de l’air, due au fait que l’automoteur y puisait la chaleur
nécessaire à son fonctionnement.
Il pénétra dans la salle des moules. Des coquilles d’un blanc crayeux
contenant les contours inversés de divers automates étaient empilées le long
des murs. Au centre des lieux des compagnons sculpteurs à la taille ceinte
d’un tablier s’affairaient, seuls ou par deux, sur les cocons des automates.
Le plus proche assemblait le moule d’un hercheur, un quadrupède à la
tête volumineuse utilisé dans les mines pour tirer les wagonnets de minerai.
Le jeune sculpteur leva les yeux sur le nouveau venu.
« Vous cherchez quelqu’un, monsieur ?
— J’ai rendez-vous avec maître Willoughby.
— Je l’ignorais, excusez-moi. Je suis certain qu’il ne tardera guère. »
Le compagnon reprit son travail. Harold Willoughby était un maître
sculpteur patenté et Stratton venait le consulter pour lui demander de
concevoir un moule réutilisable. Il tenta de se distraire en allant fureter de-
ci de-là dans l’atelier, pendant que son automate restait figé sur place à
attendre des instructions.
Willoughby arriva des ateliers métallurgiques, le visage empourpré par
la chaleur de la fonderie.
« Mille excuses pour mon retard, monsieur Stratton. Nous travaillons
sur un bronze de belle taille depuis plusieurs semaines, et c’est aujourd’hui
que nous le coulons. On ne laisse pas les jeunots livrés à eux-mêmes, à un
moment pareil.
— Je comprends parfaitement », affirma Stratton.
Sans perdre de temps, Willoughby se dirigea vers le nouvel automate.
« Voilà donc ce que Moore a fait pour vous au cours de ces derniers
mois ? »
Stratton confirma de la tête qu’il s’agissait bien d’un automate dû au
compagnon qui lui avait été attribué.
« Il réalise de l’excellent travail. »
À sa demande, Moore avait confectionné d’innombrables corps, des
variations sur la même base, en appliquant de l’argile à modeler sur une
armature qu’il utilisait ensuite pour préparer des moulages en plâtre sur
lesquels Stratton pouvait tester ses noms.
Willoughby examina le corps.
« Certains détails sont remarquables ; ce travail me semble
irréprochable… Attendez une seconde. »
Il désigna les mains de l’automate : au lieu des spatules ou des moufles
où les doigts étaient représentés par de simples sillons, ces appendices
avaient été reproduits avec un pouce et quatre doigts séparés et articulés.
« Vous n’allez tout de même pas me dire que cet automate peut s’en
servir ?
— Si. »
Le scepticisme de Willoughby sautait aux yeux. « Montrez-moi ça.
— Plie les doigts », ordonna Stratton.
Son automate présenta ses mains, incurva et redressa ses doigts par
paires avant de laisser ses bras redescendre le long de ses flancs.
« Je vous félicite, monsieur Stratton », dit le sculpteur en
s’accroupissant pour étudier de plus près les phalanges.
« Chaque jointure doit-elle être articulée pour que le nom soit efficace ?
— Absolument. Pourriez-vous concevoir le moule d’une main de ce
genre ? »
Willoughby fit claquer sa langue à plusieurs reprises.
« Il s’agit là d’un travail extrêmement délicat. Nous devrons employer
un moule à cire perdue pour chaque moulage. Et, en admettant que nous
réussissions à créer un moule permanent, ces derniers sont très coûteux
pour la céramique.
— La dépense se justifie amplement. Permettez-moi de vous faire une
démonstration. »
Stratton se tourna vers l’automate.
« Coule un corps. Utilise le moule qui se trouve là-bas. »
L’automate se dirigea à pas pesants vers un mur proche et ramassa les
éléments que Stratton lui avait désignés : les pièces du moule d’un petit
messager en porcelaine. Plusieurs compagnons cessèrent de travailler pour
regarder l’automate emporter le tout vers une zone d’assemblage. Arrivé là,
il emboîta les divers morceaux et les ficela les uns aux autres. Les
sculpteurs restaient bouche bée en voyant les doigts de la créature en plâtre
s’activer, confectionner des boucles et y enfiler les extrémités de la ficelle
pour faire un nœud. Finalement, l’automate redressa le moule qu’il venait
d’assembler et partit chercher un pichet de barbotine.
« Ça suffit ! » décréta Willoughby.
L’automate interrompit ce qu’il avait entrepris et se figea en position
d’attente. Tout en examinant le moule, le maître sculpteur demanda : « Vous
êtes-vous chargé de sa formation ?
— Oui. Je compte sur Moore pour lui apprendre à couler la fonte.
— Avez-vous découvert des noms qui lui permettront d’exécuter
d’autres tâches ?
— Pas encore. Néanmoins, tout laisse supposer qu’il en existe un
assortiment complet, un pour chaque activité réclamant une certaine
dextérité.
— Vraiment ? »
Willoughby remarqua que ses compagnons les observaient.
« Si vous n’avez rien de mieux à faire, vous pouvez compter sur moi
pour vous trouver un tas d’occupations. »
Tous s’empressèrent de reprendre leur travail et Willoughby reporta son
attention sur Stratton.
« Mieux vaut aller dans votre bureau pour parler de tout ça.
— Entendu. »
Stratton ordonna à l’automate de les suivre jusqu’au premier bâtiment
de l’enfilade de constructions qui constituaient la manufacture Coade, puis
il entra dans le studio situé derrière son cabinet de travail. Une fois là, il
demanda à Willoughby : « Verriez-vous des objections à la fabrication de
mon automate ? »
Le maître sculpteur s’intéressait à deux mains d’argile fixées sur un
établi. Sur le mur, derrière ce plan de travail, étaient punaisées des séries de
dessins schématiques de mains ayant diverses positions.
« Votre étude de la main humaine est vraiment admirable. Ce qui
m’ennuie, c’est que la première tâche apprise à votre création relève du
domaine de ma corporation.
— Si vous craignez de me voir fabriquer des automates qui se
substitueront à vos compagnons, je peux vous rassurer tout de suite. Ce
n’est absolument pas le but que je poursuis.
— Je suis soulagé de l’entendre. Pourquoi avez-vous choisi la sculpture,
en ce cas ?
— C’est le premier pas que j’effectue sur une voie relativement
détournée. Je me suis fixé pour objectif de fabriquer des automoteurs si
économiques que la plupart des gens auront les moyens de s’en offrir un. »
La confusion de Willoughby était manifeste.
« Et auriez-vous l’amabilité de me dire ce qu’ils en feront ?
— Ils pourront, par exemple, les charger d’actionner un métier à tisser.
— Quel objectif essayez-vous d’atteindre ?
— Avez-vous déjà vu des enfants trimer dans un atelier de tissage ? Ils
travaillent jusqu’à épuisement, les poumons obstrués par la poussière de
coton. Ils sont en si piteux état que leurs chances d’arriver à l’âge adulte
paraissent insignifiantes. On fabrique des tissus bon marché en sacrifiant la
santé des travailleurs ; la vie des tisserands était bien meilleure à l’époque
où le textile était produit de façon artisanale.
— Ce sont les métiers à tisser mus par des automoteurs qui les ont
contraints à abandonner leurs ateliers familiaux. Comment pourraient-ils les
y renvoyer ? »
Stratton n’avait encore jamais parlé de ces choses à qui que ce soit, et il
était ravi d’avoir une opportunité d’exposer ses idées.
« Le coût des automoteurs a toujours été prohibitif, et c’est pour cela
que nous avons des usines où des vingtaines de métiers sont actionnés par
un énorme Goliath à charbon. Mais mes automates fabriqueraient des
automoteurs à prix modique. Si un engin assez puissant pour faire
fonctionner quelques métiers devenait accessible à un tisserand et ses
proches, cette famille aurait comme autrefois la possibilité de produire des
pièces de tissu à domicile. Elle bénéficierait de revenus décents sans subir
pour autant les épouvantables conditions de travail qui découlent de la
production industrielle.
— Vous oubliez le coût des métiers à tisser eux-mêmes, fit
doucereusement remarquer Willoughby, comme s’il voulait le ménager. Les
modèles motorisables sont bien plus onéreux que ceux à main d’autrefois.
— Mes automates pourraient également fondre leurs pièces, ce qui
réduirait leur prix. Ce qui s’appliquerait d’ailleurs à bien d’autres domaines.
Ce n’est certes pas une panacée, j’en suis conscient, mais j’ai la ferme
conviction que des automoteurs peu coûteux amélioreront vraiment
l’existence des travailleurs manuels.
— Vous soucier ainsi de leur bien-être est tout à votre honneur.
Permettez-moi cependant de vous dire qu’il existe des solutions bien plus
simples aux problèmes sociaux que vous venez de citer : une réduction du
temps de travail ou l’amélioration des conditions dans lesquelles il est
exercé, par exemple. Il n’est pas nécessaire de chambouler ainsi tout notre
système de production.
— Parler d’un simple réaménagement serait plus juste. »
Cette déclaration parut exaspérer Willoughby.
« Votre beau discours sur un retour à une économie de type familial est
poignant, mais que deviendraient les sculpteurs ? En dépit de vos bonnes
intentions, vos automates les priveraient d’activité. Comment ces hommes
qui ont suivi de longues années d’apprentissage et de formation nourriront-
ils leurs propres familles ? »
Désarçonné par le ton cassant de son interlocuteur, Stratton fit son
possible pour rester désinvolte.
« Vous surestimez mes talents de nomenclateur. » Comme Willoughby
ne se déridait pas, il précisa : « Les capacités d’assimilation de ces
automates sont limitées. Ils peuvent manipuler des moules, mais pas les
concevoir ; seuls des individus doués de raison sont aptes à exercer l’art
délicat de la sculpture. Juste avant notre rendez-vous, vous avez dirigé le
travail de jeunes fondeurs qui préparaient un gros bronze. Des automates ne
travailleront jamais ensemble avec une telle coordination. Ils n’exécuteront
que des tâches répétitives.
— Que vaudront les jeunes gens que nous formerons, s’ils consacrent
leur apprentissage à regarder des automates s’échiner à leur place ? Je ne
peux laisser l’exercice de ma profession respectable devenir un vulgaire
spectacle de marionnettes.
— Cela ne risque pas de se produire ! rétorqua Stratton en prenant la
mouche à son tour. Je voudrais néanmoins revenir sur vos derniers propos.
Le statut que vous souhaitez conserver équivaut à celui auquel les tisserands
ont dû renoncer. Ces automates contribueront à rendre leur dignité aux
représentants de diverses professions, sans vous imposer pour autant de
bien grands sacrifices. »
Willoughby n’avait pas prêté attention à ses propos.
« Envisager que des automates fabriquent d’autres automates ! Non
seulement cette suggestion est insultante, mais elle est annonciatrice de
grandes calamités. Auriez-vous oublié cette histoire populaire où des balais
chargés de porter des seaux d’eau à la place de leur maître deviennent
incontrôlables ?
— Vous voulez parler de “Der Zauberlehrling” ? La comparaison est
absurde. Il manquerait à ces automates tant de choses pour pouvoir se
reproduire sans intervention humaine que je ne sais même pas par où
commencer pour en dresser la liste. Les chances de voir un ours savant
devenir danseur étoile du Ballet londonien seraient bien plus grandes.
— Si vous décidez un jour de mettre au point un automate capable de
réaliser cet exploit, sachez que je vous soutiendrai sans réserve. Alors que
je me vois contraint de vous ordonner d’interrompre immédiatement vos
travaux actuels.
— Excusez-moi, monsieur, mais vous n’avez aucune autorité sur moi.
— Vous aurez des difficultés à faire quoi que ce soit sans l’appui des
sculpteurs. Or, je compte rappeler Moore et prohiber à tous mes
compagnons de vous prêter assistance. »
Stratton en fut interloqué.
« Votre réaction est totalement injustifiée !
— Je la considère au contraire parfaitement appropriée.
— En ce cas, je ferai appel aux sculpteurs d’une autre manufacture. »
Willoughby grimaça.
« J’irai voir le maître de notre corporation pour lui demander d’interdire
à tous ses membres de couler vos automates. »
Le sang de Stratton ne fit qu’un tour.
« Je ne suis pas du genre à me laisser intimider. Agissez comme bon
vous semble, mais vous ne m’empêcherez pas de continuer.
— Cet entretien est terminé, lança Willoughby avant de se diriger vers
la porte. Bonne journée, monsieur Stratton.
— Bonne journée à vous aussi », répondit Stratton tout aussi sèchement.

À midi, le lendemain, Stratton alla faire sa promenade digestive dans


Lambeth, le quartier où se trouvait la manufacture Coade. Il parcourut
quelques pâtés de maisons jusqu’au marché local où quelques poupées
automates étaient parfois mises en vente entre des paniers d’anguilles qui
frétillaient et des couvertures sur lesquelles s’alignaient des montres de
gousset. Il était fasciné par les derniers modèles. Il avait conservé son
intérêt enfantin pour les nouveautés et il remarqua ce jour-là deux poupées
boxeuses, peintes de façon à représenter un explorateur et un sauvage. Tout
en les contemplant, il entendait des vendeurs de panacées diverses rivaliser
d’éloquence pour attirer l’attention d’un passant qui avait la morve au nez.
« Je constate que votre amulette de santé manque d’efficacité, monsieur,
lança un camelot qui avait disposé des petites boîtes en fer-blanc sur une
table pliante. La solution de vos problèmes réside dans la puissance
curatrice du magnétisme, concentré dans les pastilles polarisantes du
Dr Sedgewick !
— Balivernes ! contra une vieille femme. Ce qu’il vous faut, c’est de la
teinture de mandragore, dûment testée et certifiée ! » Elle agita une fiole
contenant un fluide transparent. « Le chien n’était pas encore froid quand
cet extrait a été préparé ! Vous ne trouverez rien d’aussi efficace. »
Ne voyant pas d’autres poupées, Stratton reprit sa promenade. Il ne
pouvait s’empêcher de penser aux propos que Willoughby lui avait tenus la
veille. Sans la coopération de la corporation des sculpteurs, il lui faudrait
s’adresser à des indépendants. Il n’avait encore jamais eu affaire à ces
marginaux, et il devrait redoubler de prudence. Ces individus ne moulaient
officiellement que des corps destinés à recevoir des noms tombés dans le
domaine public, mais pour certains ces activités n’étaient qu’un paravent à
des travaux de contrefaçon ou de piratage pur et simple, et s’associer à eux
risquait de ternir à tout jamais sa réputation.
« Monsieur Stratton ? »
Il leva les yeux sur un petit homme malingre et nerveux, à la tenue
discrète.
« En effet. Nous connaissons-nous ?
— Non, monsieur. Je m’appelle Davies. Je suis au service de lord
Fieldhurst. »
Il lui remit une carte de visite armoriée du blason des Fieldhurst.
Edward Maitland, troisième comte de Fieldhurst, était un naturaliste
distingué doublé d’un spécialiste de l’anatomie comparative. Il était en
outre le président de la Société royale et Stratton l’avait entendu s’exprimer
au cours d’une séance de cette organisation. Ils ne s’étaient toutefois jamais
adressé la parole.
« Que puis-je pour vous ?
— Lord Fieldhurst souhaiterait s’entretenir avec vous de vos récents
travaux, dès que cela vous conviendra. »
Stratton se demanda comment le comte avait été informé de ses
recherches.
« Il aurait pu venir à mon bureau.
— Lord Fieldhurst souhaite entourer cette démarche d’un maximum de
discrétion. »
Stratton haussa les sourcils, mais son interlocuteur ne lui fournit aucun
éclaircissement.
« Seriez-vous libre, ce soir ? »
Bien que l’invitation fût peu banale, Stratton se considéra honoré.
« Certainement. Veuillez dire à lord Fieldhurst que j’en serai ravi.
— Une voiture passera vous prendre devant chez vous à huit heures. »
Davies leva deux doigts à son chapeau puis s’éloigna.
À l’heure dite, il arriva à bord d’un véhicule luxueux à l’intérieur en
acajou laqué, cuivre poli et velours brossé. Son tracteur était lui aussi très
coûteux, un destrier de bronze qui n’avait nul besoin d’être guidé par un
cocher quand la destination était connue.
Davies refusa poliment de répondre aux questions que Stratton lui posa
au cours du trajet. S’il sautait aux yeux qu’il n’était ni un domestique ni un
secrétaire, déterminer son statut eût été impossible. Ils quittèrent Londres
pour la rase campagne, et ils finirent par atteindre Darrington Hall, une des
nombreuses résidences des Fieldhurst.
Ils pénétrèrent dans la propriété puis Davies le précéda à l’intérieur du
vestibule, avant de l’inviter à entrer dans un cabinet de travail élégamment
agencé dont il referma les portes derrière lui.
Un homme à la forte carrure était assis derrière un bureau. Il portait une
veste de soie et un foulard, et de gros favoris gris laineux encadraient ses
joues creusées de rides. Stratton le reconnut aussitôt.
« Lord Fieldhurst, je suis très honoré.
— Et je suis pour ma part ravi de vous rencontrer, monsieur Stratton.
Vous avez réalisé un excellent travail, ces derniers temps.
— Vous êtes trop bon. Je pensais que nul n’était au courant.
— J’essaie de me tenir informé de toutes les recherches effectuées en
ces domaines. Je vous en prie, dites-moi ce qui vous a incité à créer de tels
automates. »
Stratton expliqua pourquoi il désirait fabriquer des automoteurs à prix
modique. Fieldhurst l’écouta avec intérêt et fournit à l’occasion quelques
suggestions pertinentes.
« C’est un but admirable, déclara-t-il en opinant du chef. Je suis ravi
d’apprendre que vos motivations sont philanthropiques, car je souhaitais
solliciter votre assistance pour un projet que je dirige.
— Je m’estimerais grandement honoré d’y apporter ma modeste
contribution.
— Merci. » L’expression de Fieldhurst se fit solennelle. « C’est une
affaire de la plus haute importance. Avant d’en dire plus, je dois avoir votre
parole que vous garderez pour vous tout ce que je vous révélerai. »
Stratton le regarda droit dans les yeux pour répondre : « Sur mon
honneur de gentleman, je prends l’engagement de ne rien divulguer.
— Merci, monsieur Stratton. Veuillez me suivre, s’il vous plaît. »
Fieldhurst ouvrit une porte dans la paroi du fond du cabinet de travail et
ils s’engagèrent dans un étroit couloir conduisant à un laboratoire. Sur un
long établi à la propreté irréprochable s’alignaient plusieurs postes de
travail, tous équipés d’un microscope et d’une armature en cuivre articulée
dotée de trois molettes permettant de procéder à des réglages extrêmement
précis. Un individu âgé, penché sur l’instrument d’optique le plus éloigné
du seuil, se redressa dès qu’ils entrèrent.
« Je crois que vous connaissez le Dr Ashbourne, monsieur Stratton. »
Une fois de plus surpris, Stratton en resta sans voix. Nicholas
Ashbourne avait été maître-assistant à Trinity, à l’époque où il y poursuivait
ses études, mais cet homme avait démissionné pour effectuer des recherches
qu’on disait peu orthodoxes. Stratton gardait de lui le souvenir d’un
enseignant débordant d’enthousiasme. Les années avaient un peu étréci son
visage, ce qui faisait paraître son front encore plus grand, mais ses yeux
étaient toujours aussi vifs et alertes. Il s’avança en s’appuyant sur une canne
en ivoire sculpté.
« Heureux de vous revoir, Stratton.
— C’est réciproque, monsieur. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici.
— C’est une soirée fertile en rebondissements, mon garçon. Préparez-
vous à avoir d’autres surprises. » Il se tourna vers Fieldhurst. « Je vous
laisse commencer ? »
Ils suivirent Fieldhurst vers l’extrémité opposée du laboratoire, où il
ouvrit une autre porte et les précéda vers le bas d’une volée de marches.
« Seul un petit nombre de personnes – je parle de confrères de la Société
royale, de membres du Parlement ou les deux à la fois – sont au fait de ces
choses. Il y a de cela cinq ans, je fus confidentiellement contacté par des
responsables de l’Académie des sciences de Paris. Ils souhaitaient que des
scientifiques britanniques confirment les résultats de certaines de leurs
expériences.
— Vraiment ?
— Vous imaginerez sans peine leurs réticences. Néanmoins, ils
estimaient que la question dépassait les rivalités nationales, et j’ai accepté
de collaborer sitôt après avoir compris la situation. »
Ils pénétrèrent dans une cave dont les dimensions imposantes étaient
révélées par des appliques à gaz ; une salle souterraine morcelée par une
multitude de piliers en pierre soutenant des voûtes d’arêtes. Il y avait ici des
alignements de grosses tables en bois servant de support à des cuves
grandes comme des baignoires. Les quatre côtés de ces récipients en zinc
étaient dotés de hublots qui permettaient de voir un fluide limpide à la
légère coloration paille.
Stratton s’intéressa à la cuve la plus proche. Il discernait vaguement une
chose qui flottait en son centre, comme si une partie du liquide s’était
gélifiée. Il était difficile de différencier ce bloc des ombres pommelées
projetées au fond du récipient, aussi en fit-il le tour pour s’accroupir et
l’étudier contre la flamme d’une lampe à gaz. Ce fut seulement à cet instant
qu’il distingua une silhouette humaine spectrale, transparente comme un
aspic et recroquevillée en position fœtale.
« C’est inouï ! murmura-t-il.
— Nous appelons cela un mégafœtus, expliqua Fieldhurst.
— Il se serait développé à partir d’un spermatozoïde ? Il a probablement
fallu attendre des décennies pour qu’il devienne aussi gros ?
— Non, et c’est bien le plus étonnant. Voici quelques années deux
naturalistes parisiens, Dubuisson et Gille, ont mis au point une méthode
permettant de déclencher la croissance hypertrophique de n’importe quel
fœtus séminal. Un apport rapide de substances nutritives lui permet
d’atteindre de telles dimensions en seulement deux semaines. »
Stratton n’avait qu’à avancer ou reculer la tête pour que la réfraction de
la lumière des lampes à gaz lui révèle les contours des organes, à l’intérieur
de ce mégafœtus.
« Cette créature est-elle… vivante ?
— Oui, mais elle n’a pas plus de sensations qu’un spermatozoïde. Rien
ne peut se substituer à la gestation ; c’est le principe vital contenu dans
l’ovule qui incite le fœtus à s’animer, et l’influence maternelle qui fait de
lui un être à part entière. Nous nous sommes contentés de développer sa
taille. » Fieldhurst le désigna. « La pigmentation et les autres
caractéristiques physiques sont également attribuables à l’influence
maternelle. Ce mégafœtus n’a pas d’autre particularité personnelle que son
sexe. Tous les mâles ont le même aspect et toutes les femelles sont, elles
aussi, identiques. Il est impossible de différencier deux spécimens mâles –
ou femelles –, quelles que soient les dissemblances entre leurs pères. Seule
une tenue de dossiers rigoureuse nous permet de connaître leurs origines. »
Stratton se redressa.
« Quel est le but de cette expérience, si ce n’est pas de mettre au point
une matrice artificielle ?
— Tester la notion de fixité des espèces. »
Puis le comte se souvint que Stratton n’était pas un zoologue.
« Si les opticiens fabriquaient des microscopes ayant une puissance de
grossissement infinie, les biologistes auraient la possibilité d’étudier les
générations à venir nichées dans les spermatozoïdes de toutes les espèces et
de déterminer si leur aspect est immuable ou s’il subira des modifications.
Auquel cas, ils pourraient également déterminer si la mutation en question
sera graduelle ou brutale.
« Mais les aberrations chromatiques limitent le grossissement des
instruments d’optique. C’est ce qui a donné à Gille et Dubuisson l’idée
d’inverser le processus, de faire croître artificiellement ce qu’on veut
observer. Quand le fœtus a atteint la taille d’un adulte, on peut prélever un
de ses propres spermatozoïdes et disposer de la même manière d’un fœtus
de la génération suivante. »
Fieldhurst s’avança vers une autre table et désigna la cuve qui y était
posée.
« Répéter l’opération permet d’étudier la totalité des générations futures
d’une espèce. »
Stratton regarda autour de lui. Il attribuait à ces alignements de cuves
une nouvelle signification.
« Ils ont donc précipité des “naissances” pour avoir une vision de notre
avenir généalogique.
— Absolument.
— Quelle audace ! Et qu’est-ce que ça a donné ?
— Ils ont effectué des tests sur de nombreuses espèces animales sans
constater la moindre mutation. Néanmoins, ils ont obtenu d’étranges
résultats sur des fœtus séminaux d’êtres humains. Après seulement cinq
générations, les fœtus mâles n’avaient plus de spermatozoïdes et les fœtus
femelles plus d’ovules. La lignée s’achevait sur une génération stérile.
— J’imagine qu’il fallait s’y attendre, commenta Stratton en lorgnant la
silhouette gélatineuse. Chaque androgenèse doit diluer l’essence vitale de
ces organismes. Il est logique que les rejetons finissent par être trop faibles
pour se reproduire.
— C’est ce que Dubuisson et Gille ont tout d’abord supposé, reconnut
Fieldhurst. Ils ont cherché à améliorer leur technique sans trouver de
différences sur le plan de la taille ou de la vitalité entre les mégafœtus des
générations successives. On ne relève pas non plus la moindre diminution
du nombre de spermatozoïdes ou d’ovules ; l’avant-dernière génération est
aussi fertile que la première. La transition vers la stérilité est soudaine.
« Ils ont par ailleurs relevé une autre anomalie : si certains
spermatozoïdes ne contenaient en eux que quatre générations, voire moins,
il n’y avait aucune variation à partir du même donneur. Lorsqu’ils ont
analysé des échantillons provenant d’un père et de son fils, les
spermatozoïdes du père contenaient toujours une génération de plus que
ceux de l’enfant. D’après ce que j’ai cru comprendre, certains donneurs
étaient très âgés. Si on trouvait dans leur semence moins de spermatozoïdes,
ceux-ci étaient porteurs d’une génération de plus que ceux de leurs fils
quant à eux dans la fleur de l’âge. Il n’existe aucun lien entre la capacité
procréatrice du sperme et l’état de santé ou la vigueur du donneur, mais elle
dépend en revanche de la génération à laquelle appartient ce dernier. »
Fieldhurst s’accorda le temps de dévisager Stratton, et son expression
était empreinte de gravité.
« Ils en étaient à ce stade de leurs travaux quand les responsables de
l’Académie ont décidé de me contacter. Ils souhaitaient que la Société
royale reproduise ces expériences, pour voir si nous obtenions des résultats
identiques. Nous sommes arrivés aux mêmes conclusions en utilisant des
échantillons provenant de peuplades aussi différentes que celles des Lapons
ou des Hottentots. Nous sommes par ailleurs du même avis sur ce
qu’implique cette découverte ; autrement dit que l’espèce humaine ne peut
se perpétuer qu’un nombre de fois donné et qu’elle s’éteindra dans cinq
générations. »

Stratton se tourna vers Ashbourne, s’attendant presque à l’entendre


avouer qu’il était victime d’un canular, mais le vieux nomenclateur n’avait
pas perdu son air solennel. Stratton s’intéressa de nouveau au mégafœtus,
fronça les sourcils et tenta d’assimiler ce qu’il venait d’entendre.
« Si votre interprétation des faits est exacte, d’autres races devraient être
soumises aux mêmes limitations. Or, pour autant que je sache, nous n’avons
jamais assisté à un tel phénomène d’extinction spontanée. »
Fieldhurst hocha la tête.
« C’est exact. Cependant, les fossiles nous apportent la preuve que
certaines espèces ont prospéré pendant des périodes plus ou moins longues
avant d’être brusquement supplantées par d’autres. Les Catastrophistes
attribuent leur disparition à des bouleversements brutaux. En fonction de
tout ce que nous avons appris sur la préformation, il est évident que
l’extinction d’une espèce est due au fait que ses représentants n’ont plus en
eux de spermatozoïdes leur permettant de se perpétuer. Ce qui est une cause
plus naturelle qu’accidentelle, en quelque sorte. » Il désigna la porte qu’ils
avaient franchie à l’arrivée. « Pouvons-nous remonter ?
— Et l’apparition de nouvelles espèces ? demanda Stratton en emboîtant
le pas aux deux hommes. Si elles ne sont pas issues d’êtres préexistants,
peut-on parler de génération spontanée ?
— Nous n’avons encore aucune certitude. Habituellement, cela ne
concerne que les organismes les plus simples – je pense aux asticots et
autres vers –, tout particulièrement sous l’influence de la chaleur. Les
événements dont parlent les Catastrophistes – inondations, éruptions
volcaniques, impacts de comètes – s’accompagnent de grandes libérations
d’énergie. Celles-ci peuvent affecter si profondément la matière qu’elle
génère spontanément une nouvelle espèce chez quelques géniteurs. Auquel
cas, les cataclysmes ne sont pas responsables des phénomènes d’extinction
collective mais de la biodiversité. »
De retour dans le laboratoire, Fieldhurst et Ashbourne s’assirent dans
des fauteuils. Trop troublé pour les imiter, Stratton resta debout.
« Si des animaux doivent leur existence au même cataclysme que les
humains, ils devraient, eux aussi, arriver à la fin du temps qui leur a été
imparti. Avez-vous mis en évidence une dernière génération chez d’autres
espèces ? »
Fieldhurst secoua la tête.
« Pas encore. Nous pensons que les périodes d’extinction sont
différentes dans chaque cas, sans doute en fonction de la complexité
biologique des êtres concernés. Les humains étant les organismes les plus
évolués, il se peut que leurs spermatozoïdes ne puissent pas contenir autant
de générations que s’il s’agissait de créatures plus rudimentaires.
— En fonction du même raisonnement, notre complexité pourrait rendre
le processus de croissance artificielle inadapté à notre cas, contra Stratton. Il
est possible que nous ayons simplement découvert les limites du champ
d’application de cette méthode et non notre fin collective.
— C’est une observation très pertinente, monsieur Stratton. Nous
procédons à des expériences sur les espèces les plus proches des hommes,
comme les chimpanzés et les orangs-outans. Néanmoins, trouver une
réponse à cette question risque de prendre des années, et si notre
interprétation actuelle est la bonne nous ne pouvons pas attendre d’en
obtenir confirmation. Il faut établir sur-le-champ un plan d’action.
— Nous avons plus d’un siècle devant nous avant cette échéance…»
Il se ressaisit, gêné d’avoir oublié que tous n’avaient pas des enfants au
même âge.
Fieldhurst sut interpréter son expression.
« Vous comprenez pourquoi nous n’avons pas systématiquement
découvert le même nombre de générations dans les échantillons de sperme
de donneurs appartenant à la même tranche d’âge : certaines familles sont
bien plus proches de la dernière échéance que d’autres. Là où la plupart des
hommes ont procréé sur le tard, la fertilité peut être assurée pendant encore
deux siècles ; mais on dénombre certainement des familles où le nombre
fatidique a déjà été atteint. »
Stratton en imagina aisément les conséquences.
« Le jour où le vulgum pecus prendra conscience de ce qui se passe, ce
sera la panique.
— Absolument, et les émeutes peuvent entraîner notre disparition aussi
sûrement que le reste. Voilà pourquoi le facteur temps est crucial.
— Quelle solution préconisez-vous ?
— Le Dr Ashbourne est mieux qualifié que moi pour développer ce
sujet. »
Ashbourne se leva et adopta machinalement la pose d’un professeur
donnant une conférence.
« Savez-vous pourquoi on a renoncé à fabriquer des automates en
bois ? »
Cette question déconcerta Stratton.
« Le fil naturel de cette matière entre en conflit avec ce que les
sculpteurs tentent de façonner. On procède actuellement à des essais de
moulage en caoutchouc, mais aucune de ces tentatives n’a encore été
couronnée de succès.
— C’est bien cela. Mais si l’unique obstacle était le fil du bois, ne
devrions-nous pas pouvoir animer la charogne d’une bête morte en utilisant
le nom approprié ? Sa composition ne serait-elle pas idéale ?
— Que cette idée est donc macabre ! Je doute qu’une pareille
expérience soit couronnée de succès. Quelqu’un l’a-t-il déjà tentée ?
— En effet, et cela s’est effectivement soldé par un échec. Ces deux
voies ont été défrichées sans qu’il en résulte quoi que ce soit de positif.
Faut-il en conclure que les noms ne permettent pas de mouvoir ce qui est
organique ? C’est pour approfondir cette question que j’ai quitté Trinity.
— Et qu’avez-vous découvert ? »
Ashbourne écarta la question d’un geste de la main.
« Parlons en premier lieu de thermodynamique. Vous êtes-vous tenu
informé des dernières découvertes en la matière ? Si c’est le cas, vous savez
que la dissipation de chaleur révèle un accroissement des désordres sur le
plan thermique. Réciproquement, quand un automate prélève de la chaleur
dans l’air ambiant pour exécuter telle ou telle tâche, l’ordre est rétabli. Ce
qui confirme une de mes vieilles convictions, autrement dit que l’ordre
lexical est générateur d’ordre thermodynamique. L’ordre lexical d’une
amulette renforce la stabilité du corps de celui qui s’en dote, apportant ainsi
une protection supplémentaire contre les agressions extérieures. C’est en
accroissant l’ordre interne du corps auquel il se rattache qu’un ordre lexical
lui fournit sa force motrice.
« Il convient à ce stade de déterminer de quelle manière un
accroissement de l’ordre se manifeste dans la matière organique. Que les
noms ne puissent animer des chairs mortes démontre que ce qui est
organique est thermiquement insensible, mais les instructions peuvent être
transmises à un autre niveau. Réfléchissez ! Il est facile de réduire un bœuf
en consommé. Le bouillon gélatineux qui en résulte contient tous les
composants de l’animal, mais où trouve-t-on l’ordre le plus élevé ?
— Chez le bœuf, voyons ! répondit Stratton, décontenancé.
— Je ne vous le fais pas dire ! L’ordre découle de la complexité d’un
organisme, et plus l’organisme en question est évolué plus l’ordre est
important. J’ai émis l’hypothèse que la progression de l’ordre dans la
matière organique se répercutait sur la forme prise par cette même matière
organique. Néanmoins, la matière a, dans la plupart des cas, déjà trouvé sa
forme idéale. La question qu’il convient de se poser est donc la suivante :
Qu’est-ce qui possède de la vie sans avoir de forme ? »
Le vieux nomenclateur ne lui laissa pas le temps de chercher une
réponse.
« Un ovule non fertilisé. Il contient les principes vitaux de la créature à
naître, même s’il n’a aucune forme en soi. L’ovule se contente de recevoir
le fœtus sous sa forme séminale. À partir de cette constatation, la marche à
suivre devient évidente. »
Cette fois, Ashbourne se contenta de regarder Stratton qui ne sut quoi
lui dire.
« Le stade suivant consiste à susciter à l’aide d’un nom la croissance
d’un embryon dans un ovule », expliqua Ashbourne, visiblement déçu qu’il
n’eût pas trouvé seul la réponse.
« Si l’ovule n’a pas été fertilisé, il ne contient aucune structure
préexistante capable de croître, objecta Stratton.
— Tout juste.
— Seriez-vous en train de me dire qu’une structure peut émerger d’un
milieu homogène ? C’est une impossibilité.
— J’ai néanmoins consacré plusieurs années à chercher la confirmation
de cette hypothèse. Pour ma première expérience, j’ai testé un nom sur des
œufs de crapaud non fertilisés.
— Comment vous y prenez-vous pour insérer un nom dans un œuf de
batracien ?
— Il ne s’agit pas d’une véritable insertion… Disons plutôt que
j’applique son empreinte à l’aide d’une aiguille conçue à cet effet. »
Ashbourne alla ouvrir un petit meuble posé sur l’établi, entre deux
microscopes. Il contenait un support sur lequel s’alignaient de minuscules
instruments rangés par paires. Tous étaient surmontés de longues tiges en
verre ; pour certaines aussi grosses que des aiguilles à tricoter et pour
d’autres aussi fines que des aiguilles de seringues hypodermiques. Il choisit
une des paires les plus grosses et la remit à Stratton, afin qu’il l’examine.
La tige de verre n’était pas totalement transparente, elle paraissait avoir un
noyau moucheté.
« Cela ressemble à du matériel médical, mais il s’agit d’un support de
nom comparable à un banal morceau de parchemin. L’opération est
malheureusement bien plus compliquée qu’aligner des lettres à l’aide d’une
plume. Pour créer une aiguille de ce genre, il faut en premier lieu disposer
dans un ordre précis des filaments de verre noir dans un faisceau de
filaments quant à eux transparents, afin que le nom soit reproduit à son
extrémité. Tous ces brins sont ensuite fondus en une tige qui est étirée pour
obtenir un brin encore plus fin. Un verrier habile peut conserver le nom
sans l’altérer quelle que soit sa finesse. C’est ainsi qu’il obtient finalement
une aiguille ayant le nom inscrit dans sa section.
— Comment avez-vous déterminé quel nom convenait le mieux ?
— Nous aurons bien le temps d’en parler par la suite. Pour l’instant, je
me contenterai de vous dire que j’ai incorporé l’épithète sexuelle. Ce sujet
vous est-il familier ?
— Je sais de quoi il s’agit. »
C’était une des rares épithètes dimorphes, avec des variantes masculines
et féminines.
« Il me fallait naturellement deux versions du nom pour engendrer tant
des mâles que des femelles. »
Il désigna les aiguilles regroupées par paires à l’intérieur du petit
meuble.
Stratton constata qu’elles pouvaient être fixées à l’armature de cuivre de
telle façon qu’il était possible de les rapprocher du porte-objet du
microscope ; les molettes devaient servir à l’amener au contact d’un ovule.
Il rendit la paire qu’il tenait.
« Vous avez dit que le nom n’est pas inséré mais empreint. Dois-je en
déduire qu’il suffit d’effleurer l’œuf de crapaud ? Le fait de retirer le nom
n’interrompt pas son influence ?
— C’est bien cela. Le contact déclenche à l’intérieur de l’œuf un
processus irréversible, en tout point semblable à celui d’une insertion.
— Un têtard serait sorti de l’œuf ?
— Pas avec les noms que j’ai testés au tout début. Je n’obtenais que
l’apparition d’involutions symétriques superficielles. Mais l’œuf a changé
d’apparence lorsque j’ai fusionné plusieurs épithètes, avec dans certains cas
des silhouettes qui rappelaient de façon surprenante un embryon de
batracien. J’ai finalement découvert un nom qui ne se contentait pas de lui
donner l’aspect d’un têtard mais qui lui permettait de se développer et de se
transformer. Le batracien ainsi conçu est devenu un crapaud impossible à
différencier de ses congénères.
— Vous leur avez donc trouvé un euonyme ! »
Ashbourne sourit.
« Vu que cette méthode de reproduction ne réclame aucune union
sexuelle, je l’ai baptisée “parthénogenèse”. »
Stratton regarda les deux hommes.
« La solution que vous proposez est évidente. La conclusion logique de
telles recherches est la découverte d’un euonyme qui convient à l’espèce
humaine. Vous espérez donc que la nomenclature permettra à l’humanité de
se perpétuer.
— Cette perspective vous met mal à l’aise, déclara Fieldhurst. C’était
prévisible. Nous avons au début éprouvé des sentiments comparables. Je
parle du Dr Ashbourne et de moi-même. Ce qui s’applique d’ailleurs à tous
ceux qui ont approfondi la question. L’idée que les humains puissent être
conçus par des méthodes artificielles ne séduit personne. Mais avez-vous
autre chose à proposer ? » Stratton resta muet et Fieldhurst ajouta : « Tous
ceux qui connaissent les travaux d’Ashbourne, Dubuisson et Gille sont
unanimes : c’est l’unique solution. »
Stratton veillait à ne pas se départir de la pondération qui seyait à tout
scientifique digne de ce nom.
« En quelles circonstances faudrait-il utiliser cette méthode, plus
exactement ? »
Ce fut Ashbourne qui prit la parole.
« Lorsqu’un mari se révèle incapable de féconder son épouse, le couple
s’adresse à un médecin. Celui-ci récolte les menstrues de la femme, y
prélève un ovule et y empreint le nom avant de le réintroduire dans l’utérus.
— Un enfant engendré de cette manière n’aura pas de père biologique.
— C’est exact, mais la contribution du père est en l’occurrence sans
grande importance. Dès l’instant où la mère voit en son mari le géniteur de
l’enfant, son imagination fournit au fœtus un condensé des caractéristiques
physiques et mentales des deux composants de leur couple. Tout se passe
comme pour une grossesse normale. Et il est superflu de préciser que les
femmes célibataires ne pourront pas bénéficier de cette méthode.
— Êtes-vous certain que les enfants ainsi conçus n’auront pas de
malformations ? demanda Stratton. Je présume que vous savez de quoi je
veux parler. »
Tous connaissaient les résultats désastreux des tentatives effectuées au
siècle précédent pour développer les capacités latentes des enfants à naître
en hypnotisant les futures mères pendant la gestation.
« Nous pouvons nous féliciter que les ovules soient si sélectifs en ce qui
concerne ce qu’ils acceptent, déclara Ashbourne en hochant la tête. La
palette d’euonymes correspondant à chaque espèce est très réduite ; si
l’ordre lexical du nom empreint ne correspond pas à l’ordre structurel de
l’espèce en question, le fœtus qui en résulte n’est pas viable. Cela ne change
rien au fait que la mère doit impérativement garder un esprit serein tout au
long de la grossesse ; l’empreinte du nom n’est pas une protection contre les
effets néfastes de l’anxiété. Mais la sélectivité de l’ovule nous garantit que
tout fœtus mené à terme sera physiquement normal, si ce n’est dans un
domaine d’ailleurs évident. »
Stratton s’inquiéta aussitôt.
« Lequel ?
— Vous ne le devinez pas ? Le seul handicap des crapauds engendrés de
cette manière concerne les mâles. Tous sont stériles, étant donné qu’on ne
trouve aucun fœtus préformé dans leurs spermatozoïdes. Alors que les
femelles sont fertiles et qu’il est possible de féconder leurs œufs tant de
façon conventionnelle que par empreinte nominale. »
Le soulagement de Stratton fut grand.
« La variante mâle du nom est donc imparfaite. On peut en déduire
qu’une simple épithète sexuelle ne suffit pas pour différencier les deux
sexes.
— À condition de considérer que le mâle est imparfait, le reprit
Ashbourne. Ce qui n’est pas mon avis. Réfléchissez : si on peut placer sur
un pied d’égalité un mâle et une femelle qui sont tous deux fertiles, ils
diffèrent radicalement quant à leur complexité. Une femelle et tous ses
ovules ne représentent qu’un organisme récepteur, alors qu’en raison de
tous ses spermatozoïdes le père porte dans ses bourses la totalité de sa
descendance. Vues sous ce jour, les deux variantes du nom sont
parfaitement adaptées aux besoins : chacune d’elles crée par induction un
être vivant mais c’est uniquement chez la femme qu’il est fertile.
— Je vois où vous voulez en venir. »
Stratton venait de prendre conscience qu’il lui faudrait appliquer la
science de la nomenclature à ce qui était organique.
« Avez-vous trouvé des euonymes pour d’autres espèces ?
— Guère plus d’une vingtaine, de types divers. Nos progrès ont été
rapides. Nous venons seulement de nous mettre à l’ouvrage sur un nom
destiné à notre espèce, et c’est une entreprise bien plus délicate que dans les
cas précédents.
— Combien de nomenclateurs se penchent sur la question ? »
Ce fut Fieldhurst qui se chargea de répondre.
« Une poignée, seulement. Nous avons sollicité quelques membres de la
Société royale et l’Académie a mis à contribution les plus réputés des
ingénieurs français. Vous comprendrez pourquoi je ne souhaite pas citer de
noms à ce stade, mais sachez que des chercheurs, parmi les plus éminents
d’Angleterre, nous apportent leur concours.
— Pardonnez cette question, mais pourquoi m’avez-vous contacté ? Je
n’entre pas dans cette catégorie.
— Parce que vous débutez dans cette profession, intervint Ashbourne.
Mais les noms que vous avez mis au point sont uniques. Les automates ont
toujours été spécialisés, tant sur le plan de la forme que sur celui des
fonctions, un peu comme les animaux : certains savent grimper aux arbres
et d’autres fouir le sol, mais aucun n’est doué pour ces deux activités.
Cependant, vos automates peuvent se servir de mains identiques à celles des
hommes, des outils universels absolument uniques. Pourriez-vous citer un
autre organe préhenseur capable de se servir tant d’une clé anglaise que du
clavier d’un piano ? La dextérité qu’elles autorisent est la transposition
physique de l’ingéniosité mentale, et ce sont des caractéristiques
essentielles pour le nom que nous cherchons.
— Nous nous sommes intéressés aux études nominales qui débouchent
sur une habileté accrue, dit Fieldhurst. Nous avons décidé de vous contacter
dès que nous avons été informés de vos réalisations.
— Ce qui nous fascine le plus, c’est la raison pour laquelle vos noms
inquiètent tant la corporation des sculpteurs, lança Ashbourne. Ils apportent
aux automates des attitudes presque humaines, et c’est pourquoi nous vous
invitons à vous joindre à nous. »
Stratton réfléchit à cette proposition. C’était peut-être la tâche la plus
importante qu’un nomenclateur pouvait envisager d’entreprendre, et en
d’autres circonstances il eût bondi sur cette opportunité. Mais il lui restait
un point à régler avant de se lancer sereinement dans une telle aventure.
« Je me sens flatté, mais que deviendront mes recherches sur les
automates à dextérité accrue ? Je crois toujours que des automoteurs
économiques permettront d’améliorer les conditions d’existence des classes
laborieuses.
— Poursuivre un tel but vous honore, et il ne me viendrait pas à l’esprit
de vous demander d’y renoncer, déclara solennellement Fieldhurst. En fait,
nous souhaiterions vous voir en premier lieu perfectionner les épithètes de
la dextérité. Vos tentatives de réforme sociale seront vaines si nous
n’assurons pas au préalable la survie de notre espèce.
— C’est évident, mais je ne voudrais pas que le progrès social en
pâtisse. Il n’y aura sans doute jamais une meilleure opportunité de rendre
leur dignité aux travailleurs manuels. Serait-ce une victoire si assurer la
continuité de l’humanité nous contraignait à tirer un trait sur des avancées
aussi fondamentales ?
— Voilà qui est bien parlé, approuva le comte. Je vais vous faire une
proposition. Afin d’assurer votre tranquillité d’esprit, la Société royale vous
fournira son appui financier pour la mise au point de ces automates à
dextérité accrue, ce genre de choses. Je sais que vous partagerez avec
sagesse votre temps entre ces deux projets. Il va de soi que vos travaux sur
une nomenclature biologique devront rester secrets. Considérez-vous un tel
arrangement satisfaisant ?
— Certes. Eh bien, la question est réglée, messieurs ! J’accepte. »
Ils scellèrent cet accord d’une poignée de main.

Quelques semaines s’étaient écoulées depuis que Stratton s’était


entretenu pour la dernière fois avec Willoughby, si l’on ne tenait compte des
salutations glaciales qu’ils avaient échangées un jour en se croisant. En fait,
il avait peu de rapports avec des membres de la corporation des sculpteurs ;
il passait la majeure partie de son temps dans son bureau, à tester des
permutations de lettres et tenter de peaufiner ses épithètes de dextérité.
Il entra dans la manufacture par la galerie centrale, cette zone d’accueil
où les clients venaient consulter le catalogue. Les lieux étaient ce jour-là
encombrés d’automates ménagers du même modèle. Stratton vit l’employé
chargé de la vérification des noms.
« Bonjour, Pierce. Que font-ils ici ?
— Un nouveau nom vient d’être trouvé pour le modèle “Régent”. Nos
clientes l’attendent avec impatience.
— J’en déduis que vous serez fort occupé cet après-midi. »
On rangeait les clés de déverrouillage des trappes à nom de ces
automates dans un coffre ne pouvant être ouvert que par deux directeurs de
la manufacture. Des cadres qui ne souhaitaient pas les laisser accessibles
plus de quelques instants en cours d’après-midi.
« Je sais pouvoir terminer mon travail dans les temps.
— Annoncer à une maîtresse de maison au demeurant charmante que
son aide-ménager ne sera pas prêt le jour dit vous mettrait dans tous vos
états.
— Pourriez-vous m’en faire le reproche, monsieur ? demanda Pierce en
souriant.
— Non, certainement pas. »
Stratton gloussa. Il repartait vers les bureaux situés derrière la galerie,
lorsqu’il vit Willoughby se matérialiser devant lui.
« Peut-être devriez-vous laisser le coffre ouvert afin d’éviter tout
désagrément à notre clientèle, lui lança le sculpteur. Saper nos institutions
semble être devenu votre passe-temps favori.
— Bonjour, maître Willoughby », répondit sèchement Stratton.
Il tenta de contourner son interlocuteur, qui se déplaça simultanément
pour rester sur son passage.
« On m’a appris que Coade autorise des individus n’appartenant pas à
notre corporation à vous seconder.
— C’est exact, mais je puis vous garantir que cette mesure ne s’applique
qu’à des sculpteurs indépendants réputés.
— Comme s’il en existait ! Je vous informe que j’ai demandé à notre
corporation de se mettre en grève, en signe de protestation.
— Vous n’êtes pas sérieux ! »
Des dizaines d’années s’étaient écoulées depuis le dernier débrayage des
sculpteurs, un événement qui avait donné lieu à de violents affrontements.
« Je le suis. Et si la question était soumise à un vote, je suis certain
qu’elle ferait l’unanimité. Tous les compagnons auxquels j’ai touché deux
mots de vos travaux estiment comme moi qu’ils représentent une menace.
Néanmoins, notre comité directeur ne procédera pas à un scrutin.
— Ah, tous ne partagent donc pas votre point de vue sur la situation ! »
Willoughby se renfrogna.
« Tout indique que la Société royale est intervenue en votre faveur et a
exercé de fortes pressions sur notre corporation. Vous vous êtes trouvé des
alliés très puissants, monsieur Stratton.
— La Société royale considère effectivement que mes recherches sont
dignes d’intérêt, répondit Stratton, mal à l’aise.
— C’est possible, mais vous auriez tort de croire que nous en resterons
là.
— Votre animosité est totalement injustifiée, je vous l’affirme. Vous
admettrez que mes automates ne menacent aucunement votre profession dès
que vous aurez vu comment vos collègues peuvent les utiliser. »
Willoughby le foudroya du regard puis le laissa.
Lors de sa rencontre suivante avec lord Fieldhurst, Stratton l’interrogea
sur le rôle que la Société royale avait joué dans cette affaire. La scène se
déroulait dans le cabinet de travail du comte, qui alla se servir un whiskey.
« Ah, oui ! fit-il. Si les sculpteurs constituent une corporation au
demeurant peu conciliante, ils sont bien plus sensibles à la persuasion
lorsqu’on les prend individuellement.
— Quel genre de persuasion ?
— La Société royale n’ignore pas que les membres de leur comité
directeur ont trempé dans une sombre affaire de piratage de noms, sur le
Continent. Pour éviter tout scandale, ces messieurs ont accepté de reporter
tout préavis de grève et ils ne remettront la question sur le tapis qu’après
avoir assisté à la démonstration de votre nouveau système de fabrication.
— Je vous suis très reconnaissant pour votre assistance, lord Fieldhurst,
déclara Stratton, sidéré. J’ignorais que la Société royale avait recours à de
tels procédés.
— Ce ne sont pas des sujets dont nous débattons lors de nos assemblées
générales. » Lord Fieldhurst lui adressa un sourire avunculaire. « Pour faire
avancer la Science il ne faut pas toujours aller en ligne droite, monsieur
Stratton, et la Société royale doit parfois effectuer des écarts qui la
conduisent loin des voies officielles.
— Je puis le constater.
— Sans déclencher une grève, la corporation des sculpteurs risque
toutefois de vous nuire en employant d’autres méthodes contre vous ; en
distribuant par exemple des pamphlets anonymes destinés à dresser la
population contre vos automates. » Il but une gorgée d’alcool. « Hum. Je
devrais peut-être charger quelqu’un de surveiller de près ce maître
Willoughby. »

Comme tous les nomenclateurs travaillant sous la supervision de lord


Fieldhurst, Stratton se vit attribuer un logement dans l’aile réservée aux
invités de Darrington Hall. Il y avait là les représentants les plus éminents
de la profession dont Holcombe, Milburn et Parker. Stratton se sentait
honoré de travailler avec ces célébrités, même s’il n’apportait qu’une
modeste contribution aux recherches en cours et consacrait la majeure
partie de son temps à l’apprentissage des techniques appliquées par
Ashbourne à la nomenclature biologique.
Les noms destinés à ce qui était organique contenaient bon nombre
d’épithètes également employées pour les automates, mais Ashbourne avait
élaboré un système d’intégration et de factorisation révolutionnaire, des
techniques imposant la mise en œuvre de méthodes de permutation inédites.
Stratton avait presque l’impression de retourner à l’université et de
reprendre au début l’étude de la nomenclature. Cependant, l’efficacité des
moyens permettant de développer rapidement des noms destinés aux
animaux était évidente ; et il suffisait d’exploiter les similitudes suggérées
par le système de classification de Linné pour passer d’une espèce à l’autre
avec une aisance déconcertante.
Stratton étendit également son savoir sur l’épithète sexuelle,
traditionnellement utilisée pour conférer des attributs masculins ou féminins
à un automate. Il n’avait connu qu’un qualificatif de ce genre, et apprendre
qu’il s’agissait de la plus simple d’innombrables variantes le surprit. C’était
un sujet que les guildes de nomenclateurs passaient sous silence, alors que
cette épithète faisait partie des plus étudiées ; en fait, elle était censée avoir
été employée dans les temps bibliques, quand les frères de Joseph avaient
créé un golem féminin qu’ils pouvaient se partager sans enfreindre l’interdit
qui les eût frappés s’ils avaient forniqué avec une femme. C’était dans le
plus grand secret que cette épithète avait été optimisée au fil des siècles
suivants, tout d’abord à Constantinople puis partout ailleurs. Ne trouvait-on
pas des courtisanes automates dans bon nombre de lupanars spécialisés,
même à Londres ? Sculptées dans de la pierre à savon et polies au point
qu’elles en brillaient, chauffées à température corporelle et ointes d’huiles
parfumées, elles étaient mises à la disposition des clients à des tarifs
presque aussi élevés que ceux des incubes et des succubes.
C’était dans un terreau aussi vil que s’enracinaient leurs recherches. Les
noms qui animaient les automates à plaisir incluaient des épithètes mâle ou
femelle très puissantes. En factorisant les pulsions sexuelles propres aux
deux versions, les nomenclateurs avaient isolé des épithètes de la
masculinité et de la féminité génériques, des termes bien plus précis que
ceux utilisés pour la reproduction animale. De telles épithètes étaient les
noyaux autour desquels s’assemblaient, par concaténation, les noms qui leur
étaient utiles.
Stratton absorba graduellement assez d’informations pour participer aux
tests de noms humains. Il collaborait avec les autres nomenclateurs qui se
partageaient l’arbre démesuré des possibilités nominales. Ils s’attribuaient
des branches à étudier, émondaient celles qui ne donnaient aucun fruit et
accordaient des soins particuliers aux plus vigoureuses.
Les nomenclateurs achetaient des menstrues – principalement à de
jeunes domestiques bien saines – afin de disposer d’ovules qu’ils plaçaient
sous leurs microscopes, après y avoir empreint des noms expérimentaux,
dans l’espoir de leur trouver une forme fœtale. Stratton demanda à
Ashbourne s’il n’était pas possible de récolter des ovules de mégafœtus,
pour s’entendre répondre que seuls les ovules de femmes normales étaient
viables. C’était une évidence de la biologie : les femelles apportaient le
principe vital qui animait un être auquel le mâle avait transmis sa forme. On
devait à cette séparation des rôles le fait que l’union des deux sexes était
indispensable à la procréation.
Une restriction que la découverte d’Ashbourne avait rendue caduque : le
mâle n’avait plus à participer à l’acte, vu que le Verbe suffisait désormais
pour susciter la forme. Dès qu’ils auraient trouvé un nom capable
d’engendrer des fœtus humains, la gent féminine n’aurait plus besoin des
hommes pour se perpétuer. Stratton savait qu’une telle découverte eût ravi
les inverties, ces femmes qui éprouvaient de l’attirance pour les personnes
du même sexe. Si le nom était mis à leur disposition, elles pourraient fonder
des communautés et se reproduire par parthénogenèse. Une telle société
prospérerait-elle en exacerbant la plus grande sensibilité du beau sexe ou
aurait-elle tôt fait de s’effondrer, emportée par le manque de pondération de
ses membres ? Le déterminer à ce stade eût été impossible.
Avant que Stratton ne vienne grossir leur équipe, les nomenclateurs
avaient trouvé des noms capables de provoquer l’apparition de formes
rappelant celles d’un homuncule à l’intérieur d’un ovule. Utiliser les
méthodes de Dubuisson et de Gille permettait à ces embryons d’atteindre
une taille autorisant un examen détaillé, mais ils avaient plus de points
communs avec les automates qu’avec les humains et leurs bras s’achevaient
par de simples spatules. En incorporant ses épithètes de dextérité, Stratton
réussit à les doter de doigts et à apporter une relative finesse au résultat
global. Pendant qu’Ashbourne mettait l’accent sur la nécessité de sortir des
sentiers battus.
« Considérez la thermodynamique de ce que font la plupart des
automates, dit-il au cours d’un de leurs fréquents entretiens. Les
automineurs extraient du minerai, les automoissonneurs récoltent le blé et
les autobûcherons abattent des arbres, mais aucune de ces tâches, et peu
importe à quel point nous les jugeons utiles, n’a un effet organisateur. En
convertissant la chaleur en mouvement, leurs noms réduisent le chaos sur le
plan thermique, mais dans la plupart des cas ce qui en résulte contribue au
désordre général au niveau du visible.
— C’est un point de vue fort intéressant, déclara pensivement Stratton.
Voilà qui éclaire sous un jour nouveau des lacunes aussi nombreuses
qu’anciennes relevées chez les automates : le fait qu’ils soient incapables
d’empiler des caisses de façon logique ou de trier les pépites de minerai
concassé en fonction de leur composition, par exemple. Vous considérez
donc que les noms industriels que nous utilisons manquent d’efficacité en
termes de thermodynamique.
— Absolument ! s’exclama Ashbourne, aussi surexcité qu’un précepteur
découvrant un élève incroyablement doué. C’est une autre caractéristique
propre à vos noms d’habileté. En permettant à des automates d’effectuer un
travail qualifié, ils ne se contentent pas d’apporter de l’ordre au niveau
thermique… Ils en font autant avec tout ce qui est visible.
— Je vois un point commun entre tout ceci et les découvertes de
Milburn. »
Ce chercheur avait mis au point des automates domestiques capables de
remettre des objets à leur place d’origine.
« Ce qu’il a fait requiert également une remise en ordre au niveau de ce
qui est apparent.
— Absolument, ce qui conduit à une hypothèse…»
Ashbourne se pencha en avant.
« Supposons que nous soyons capables de factoriser une épithète
commune aux noms établis par vous et par Milburn : une épithète
exprimant une remise en ordre sur deux niveaux. Supposons encore que
nous découvrions un euonyme pour l’espèce humaine et que nous
incorporions cette épithète dans ce nom. Imaginez ce qui résulterait de
l’empreinte d’un tel nom. Et je vous avertis qu’une réponse telle que “des
jumeaux” risque de me faire céder à la violence ! »
Stratton s’autorisa un rire.
« Je pense avoir parfaitement saisi le fond de votre pensée. Vous
suggérez que si une épithète peut produire deux niveaux d’ordre
thermodynamique dans la matière inorganique, elle devrait créer deux
générations dans ce qui relève de l’organique. Un tel nom permettrait
d’engendrer des mâles dont les spermatozoïdes contiendraient des fœtus
préformés. Ils seraient fertiles, contrairement à leur progéniture mâle. »
Son professeur battit des mains.
« Absolument : l’ordre engendré par l’ordre ! Une spéculation
intéressante, ne trouvez-vous pas ? Elle diviserait par deux le nombre
d’interventions médicales nécessaires pour assurer la survie de l’espèce.
— Et que diriez-vous de façonner par induction plus de deux
générations de fœtus ? Quelles capacités devrait posséder un automate pour
que son nom contienne une telle épithète ?
— La thermodynamique n’a pas suffisamment progressé pour qu’il soit
possible de répondre à cette question, je le crains. Qu’est-ce qui
constituerait un niveau d’ordre encore plus élevé dans le domaine de ce qui
n’est pas organique ? Des automates capables de travailler ensemble, qui
sait ? Nous ne le savons pas encore, mais nous serons fixés avec le temps. »
Stratton posa à voix haute une question qu’il avait depuis un certain
temps à l’esprit.
« Docteur Ashbourne, lors de mon admission au sein de votre groupe
lord Fieldhurst a déclaré qu’une catastrophe naturelle avait pu engendrer de
nouvelles espèces. Est-il concevable que la nomenclature en fasse autant ?
— Ah, nous nous aventurons dans le domaine de la théologie ! Pour
qu’une nouvelle espèce apparaisse, il faut que ses premiers représentants
aient un très grand nombre de descendants nichés dans leurs testicules, et
nous trouvons là l’ordre le plus élevé qu’on puisse imaginer. Un processus
purement physique permettrait-il d’arriver à ce résultat ? Aucun naturaliste
n’a cité un mécanisme capable de fournir un tel résultat. D’autre part, si
nous savons qu’un processus lexical est générateur d’ordre, il faudrait pour
créer une espèce totalement nouvelle un nom dont la puissance est
incommensurable. Une telle maîtrise de la nomenclature réclamerait des
capacités divines, et peut-être avons-nous là un élément de la définition.
« Il s’agit d’une question qui risque de ne jamais recevoir de réponse,
Stratton, mais nous ne devons pas nous laisser influencer pour autant.
Qu’un nom soit ou non responsable de l’apparition de notre espèce, je crois
que c’est en l’occurrence le meilleur moyen d’assurer sa perpétuation.
— C’est entendu… Je dois avouer que je ne me soucie que des
mécanismes de permutation et de combinaison lorsque je travaille. Il ne
m’arrive pratiquement jamais de songer à l’importance de ce que nous
avons entrepris. Ce que nous obtiendrons en cas de réussite donne pourtant
matière à réflexion.
— Je n’ai pour ma part que cela à l’esprit », lui affirma Ashbourne.

Assis à son bureau de la manufacture Coade, Stratton lisait en fronçant


les sourcils le tract qu’on lui avait distribué dans la rue. L’impression était
de mauvaise qualité, les lettres manquaient de netteté.
« Les hommes seront-ils les maîtres des NOMS ou les noms les maîtres
des HOMMES ? Les ploutocrates ont bien trop longtemps enfermé les noms
dans leurs coffres-forts ; ils les ont protégés par des brevets, des cadenas et
des clés afin d’amasser des fortunes grâce à la simple possession de
quelques LETTRES, alors que les prolétaires doivent gagner de malheureux
shillings à la sueur de leur front. Les nantis tritureront l’ALPHABET tant
qu’ils n’en auront pas extrait jusqu’au dernier penny susceptible d’être
gagné ainsi, et ce n’est qu’ensuite qu’ils nous en laisseront l’usage. Pendant
combien de temps tolérerons-nous encore une telle situation ? »
Stratton avait lu le tract sans rien y découvrir de nouveau. Il y avait deux
mois qu’il les étudiait tous, sans relever autre chose que les habituelles
divagations des anarchistes ; il n’avait rien trouvé pour confirmer la théorie
de lord Fieldhurst selon laquelle les sculpteurs souhaitaient saboter ses
travaux par des voies détournées. Il procéderait à la démonstration publique
de son automate à dextérité accrue la semaine suivante, et Willoughby avait
laissé passer d’excellentes opportunités de dresser tout le monde contre lui.
Il pourrait à présent expliquer qu’il voulait apporter les avantages offerts
par l’automatisation à tout un chacun, et qu’il comptait exercer un droit de
regard sur les brevets de ses noms afin de n’accorder des licences qu’aux
manufacturiers qui s’engageraient à respecter certains principes. Peut-être
même retiendrait-il « L’autonomie grâce aux automates » comme slogan.
On frappa à la porte et il jeta le tract dans la corbeille à papiers.
« Oui ? »
Un barbu vêtu de sombre entra.
« Monsieur Stratton ? Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle
Benjamin Roth et je suis kabbaliste. »
Stratton en resta momentanément sans voix. La plupart de ces mystiques
étaient choqués de voir la nomenclature assimilée à une science, car c’était
pour eux la sécularisation d’un rituel sacré. Il ne se serait jamais attendu à
recevoir la visite d’un tel homme.
« Ravi de vous rencontrer. En quoi puis-je vous être utile ?
— J’ai entendu dire que vous aviez effectué de grands progrès en
matière de permutations.
— Eh bien, merci du compliment ! Je n’étais pas conscient que cela
pouvait intéresser une personne telle que vous. »
Roth sourit, gêné.
« Les applications pratiques me laissent indifférent. Le but que
poursuivent les kabbalistes, c’est mieux connaître Dieu. Le meilleur moyen
d’y parvenir est d’étudier l’art dont Il s’est servi pour créer toute chose.
Méditer sur les différents noms nous plonge dans un état de conscience
extatique, et plus le nom en question est puissant plus nous nous
rapprochons de ce qui est divin.
— Je vois. »
Stratton se demanda quelle aurait été la réaction du kabbaliste s’il avait
su qu’ils tentaient d’appliquer la nomenclature à un projet de création
biologique.
« Continuez, je vous en prie.
— Grâce à vos épithètes de dextérité, un golem peut en sculpter un autre
et donc se reproduire. Un nom qui permet de créer un être à son tour
capable de créer… Voilà qui nous rapproche bien plus de Dieu que tout ce
qui a été fait auparavant.
— Je crains que vous n’ayez des idées fausses sur mes travaux, même si
vous n’êtes pas le premier à commettre cette erreur. Pouvoir manipuler un
moule ne rend pas pour autant un automate capable de se reproduire. Il
aurait pour cela besoin de nombreuses capacités qui lui feront toujours
défaut. »
Le kabbaliste hocha la tête.
« J’en suis parfaitement conscient. Dans le cadre de mes études, j’ai
trouvé une épithète définissant certaines des facultés requises. »
Stratton se pencha, soudain intéressé. Après avoir moulé un corps,
restait à l’animer.
« Votre épithète lui offrirait-elle la possibilité d’écrire ? » Ses propres
créations pouvaient tenir un crayon mais pas tracer le plus simple des
signes. « Si c’est le cas, comment se fait-il qu’ils aient la dextérité requise
pour pratiquer l’écriture mais pas pour manipuler des moules ? »
Roth secoua modestement la tête.
« Mon épithète n’apporte pas la maîtrise de l’écriture ou de la dextérité.
Elle permet seulement à un golem de reproduire le nom qui l’anime, rien de
plus.
— Ah, je vois ! »
Elle n’ouvrait donc pas la porte à une vaste palette de nouveaux talents.
Elle offrait une capacité unique, mais Stratton tenta d’imaginer à quelles
acrobaties il fallait se livrer sur le plan de la nomenclature pour qu’un
automate recopie de façon instinctive une suite de lettres données.
« Voilà qui est fascinant, mais je présume que les applications sont
limitées ? »
Roth lui adressa un sourire lourd de tristesse. Stratton prit conscience
d’avoir commis un impair que cet homme s’efforçait de minimiser.
« C’est une façon de voir les choses, mais notre perspective est
différente. Pour nous, la valeur de cette épithète – et de toutes les autres,
d’ailleurs – ne dépend pas de l’utilité qu’elle apporte à un golem mais de
l’extase qu’elle permet d’atteindre.
— Bien sûr, bien sûr ! L’intérêt que vous portez à mes épithètes de
dextérité aurait-il la même origine ?
— Absolument. C’est pourquoi j’espère que vous nous les
communiquerez. »
C’était la première fois que Stratton entendait un kabbaliste lui faire une
demande de ce genre, et il sautait aux yeux que cela lui coûtait. Il prit le
temps d’y réfléchir.
« Un kabbaliste doit-il s’élever jusqu’à un certain niveau avant de
pouvoir s’intéresser aux épithètes les plus puissantes ?
— Oui, c’est exact.
— Vous limitez donc l’accès aux noms.
— Oh, non ! J’avais mal interprété vos propos. L’extase qu’apporte un
nom donné n’est accessible qu’après avoir totalement maîtrisé nos
techniques de méditation, et ce sont ces dernières que nous gardons
jalousement. Essayer de les utiliser sans avoir reçu une formation adéquate
conduirait droit à la folie. Mais même les plus puissants des noms ne
permettent pas d’élever l’esprit d’un novice ; ils ne servent qu’à animer un
bloc d’argile et rien d’autre.
— Rien d’autre, approuva Stratton, brusquement conscient du fossé qui
les séparait. En ce cas, je crains de ne pas pouvoir satisfaire votre
demande. »
Roth se renfrogna et hocha la tête, comme s’il s’était attendu à obtenir
cette réponse.
« Vous souhaitez nous réclamer des droits d’utilisation ? »
Ce fut au tour de Stratton d’être choqué par les propos de son
interlocuteur.
« Sachez que mon intérêt financier n’entre pas en ligne de compte. J’ai
pour mes automates à dextérité accrue des projets bien précis et, pour les
mener à terme, je dois exercer un contrôle absolu sur les brevets. Je ne vais
pas tout compromettre en communiquant ces noms sans discrimination. »
S’il les avait fournis aux nomenclateurs qui travaillaient pour lord
Fieldhurst, il s’agissait de véritables gentlemen qui s’étaient engagés à
garder le secret. Les mystiques lui inspiraient une profonde méfiance.
« Je peux vous garantir que nous ne les emploierons pas à d’autres fins
que des pratiques extatiques.
— Je vous prie de m’excuser. Je vous crois sincère, mais les risques sont
trop grands. Je vous rappellerai seulement que tout brevet a une durée
limitée et qu’après son expiration vous serez libre d’utiliser tout ceci à votre
guise.
— Mais nous devrons attendre des lustres !
— Je dois tenir compte d’intérêts qui vont à l’encontre des vôtres.
— Ce qui est évident, c’est que vous entravez notre développement
spirituel pour des considérations bassement mercantiles. J’ai eu tort
d’imaginer qu’il pourrait en aller autrement.
— Vous êtes injuste !
— Injuste ? » Roth dut prendre sur lui-même pour contenir sa colère.
« Les “nomenclateurs” dont vous faites partie ont détourné des techniques
conçues à l’origine pour honorer Dieu afin de s’enrichir. Celui qui prostitue
le Yezirah est mal placé pour donner des leçons de morale.
— Écoutez…
— Merci de m’avoir reçu. »
Sur ces mots, Roth laissa Stratton.
Qui soupira.

L’œil rivé à l’oculaire du microscope, Stratton tourna la molette de


réglage pour amener l’aiguille contre l’ovule. Il assista à une brusque
rétractation, comme si l’objet avait effleuré la sole d’un gastéropode, et la
sphère prit aussitôt une silhouette fœtale. Stratton éloigna l’aiguille et retira
le porte-objet qu’il plaça dans l’incubateur, afin qu’il bénéficie de sa
chaleur, avant d’en mettre un autre – celui-ci avec un ovule vierge – sous le
microscope. Il se pencha vers l’oculaire pour procéder à une nouvelle
empreinte.
Les nomenclateurs avaient trouvé un nom capable de générer des formes
en tout point identiques à celles des fœtus humains, si ce n’est que ces
embryons ne s’animaient pas ; ils restaient immobiles et ne réagissaient à
aucun stimulus. Ils considéraient que ce nom décrivait avec une précision
insuffisante les caractéristiques autres que physiques d’un homme. Pour
cette raison, Stratton et ses collègues avaient fastidieusement dressé une
liste de tels traits et essayé de distiller un ensemble d’épithètes à la fois
assez expressives pour les traduire et assez succinctes pour tenir avec les
épithètes physiques dans un nom de soixante-douze lettres.
Stratton plaça le dernier porte-objet à l’intérieur de l’incubateur et nota
les informations correspondantes dans son journal. Il n’avait plus de noms
inscrits dans des aiguilles et il devrait attendre le lendemain que les fœtus se
soient suffisamment développés pour procéder à un test d’animation. Il
décida d’aller finir la journée au salon aménagé à l’étage.
Il vit Fieldhurst et Ashbourne dès qu’il entra dans la salle lambrissée de
noisetier. Vautrés dans des fauteuils de cuir, ils fumaient des cigares et
sirotaient du cognac.
« Ah, Stratton ! l’appela Ashbourne. Venez vous joindre à nous.
— Avec plaisir. »
Stratton se dirigea vers le bar, prit une carafe en cristal, se servit un
verre de fine et alla s’asseoir près des deux hommes.
« Vous venez du laboratoire, Stratton ? demanda Fieldhurst.
— Il y a seulement quelques minutes que j’ai terminé les empreintes de
ma dernière série de noms. J’ai l’impression d’être sur la bonne voie, avec
mes dernières permutations.
— Vous n’êtes pas le seul à faire montre d’optimisme. Nous en parlions
justement, le Dr Ashbourne et moi-même. Nos perspectives se sont
considérablement améliorées, depuis que nous nous sommes lancés dans
cette entreprise. Tout laisse supposer que nous trouverons un euonyme bien
avant d’arriver à la génération finale. »
Fieldhurst tira sur son cigare et se carra dans le fauteuil pour caler sa
nuque contre la têtière.
« Ce désastre pourrait, en fin de compte, s’avérer bénéfique.
— Bénéfique ? Comment ça ?
— Eh bien, un strict contrôle de la reproduction nous permettra d’éviter
aux personnes de condition modeste d’avoir trop de bouches à nourrir,
comme à présent ! »
Stratton essaya de dissimuler sa surprise.
« Je n’avais pas considéré la situation sous cet angle », reconnut-il
prudemment.
Ashbourne paraissait lui aussi étonné.
« J’ignorais que vous aviez à l’esprit une politique de ce genre.
— En parler plus tôt eût été prématuré. Faire preuve d’un minimum de
bon sens en décidant qui sera ou non autorisé à procréer permettra au
gouvernement de préserver le stock génétique de notre population.
— Serait-il menacé ? voulut savoir Stratton.
— Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, mais les représentants des
classes inférieures se reproduisent à un rythme bien plus rapide que ceux de
la noblesse et de la grande bourgeoisie. Si les gens du commun ne
manquent pas de qualités, raffinement et esprit leur font cruellement défaut.
Cet appauvrissement mental ne cesse ensuite de s’aggraver : une femme née
dans un milieu défavorisé aura systématiquement un enfant qui connaîtra la
même destinée. Et les pauvres sont si prolifiques que notre nation aurait tôt
fait d’être submergée par des lourdauds d’une ignorance crasse.
— L’empreinte du nom sera donc réservée à une élite ?
— Pas tout à fait, et certainement pas les premiers temps. Quand tous
auront découvert la vérité sur l’interruption de la fertilité, refuser au bas
peuple le droit de se perpétuer entraînerait à coup sûr des émeutes. Sans
oublier que ces malheureux ont un rôle à jouer au sein de notre société, tant
que leur nombre reste raisonnable. La politique que je préconise ne devrait
être mise en application qu’après quelques années, le temps que tous
s’habituent à l’empreinte de nom comme nouvelle méthode de conception.
À ce stade, peut-être dans le cadre d’un recensement de la population, nous
déciderons combien d’enfants tel ou tel couple sera autorisé à avoir. Le
gouvernement régulera ensuite tant la croissance que la composition de la
population.
— Est-ce l’utilisation qui convient le mieux à nos découvertes ? s’enquit
Ashbourne. Nous nous étions fixé pour but la perpétuation de l’espèce, pas
l’instauration d’une politique élitiste.
— C’est une application purement scientifique. Assurer la survie de
l’humanité serait sans objet si nous ne garantissions pas par la même
occasion son bien-être par un juste équilibre de ses composants. Ce ne sont
pas des considérations d’ordre politique ; si la situation était inversée et que
les travailleurs manuels n’étaient pas assez nombreux, nous prendrions des
mesures radicalement opposées.
— Je me demande si l’amélioration de leurs conditions d’existence ne
conduira pas, à terme, les pauvres à avoir des enfants un peu moins rustres.
— Ai-je raison de penser que vous songez aux bienfaits que devraient
dispenser vos automoteurs bon marché ? »
Stratton le confirma de la tête.
« Vos réformes et les miennes pourraient se renforcer réciproquement.
Réduire le nombre de prolétaires leur permettra d’améliorer notablement
leurs conditions d’existence. Néanmoins, il serait vain d’espérer qu’une
simple augmentation de leurs revenus changera quoi que ce soit à leur
intellect.
— Pourquoi donc ?
— Vous oubliez que la culture engendre la culture. Il est indéniable que
tous les mégafœtus sont identiques, mais les différences entre les
ressortissants des diverses nations, tant sur un plan physique que
tempéramental, sont incontestables. Elles ne peuvent résulter que de
l’influence maternelle : l’utérus est un réceptacle qui incarne le milieu
social. Une femme qui a passé toute sa vie parmi des Prussiens enfantera un
enfant au comportement prussien ; c’est ainsi que les caractéristiques de ce
peuple se sont transmises au fil des siècles, malgré maintes vicissitudes.
Penser qu’il en irait autrement en ce qui concerne les indigents est
irréaliste. »
Stratton voulut protester, mais Ashbourne le réduisit au silence en le
foudroyant du regard.
« En tant que zoologue, vous êtes indubitablement bien mieux instruit
que nous de ces choses. Nous nous en remettons à votre opinion. »
Leur conversation porta ensuite sur d’autres sujets et Stratton essaya de
dissimuler son malaise sous un masque d’affabilité. Finalement, Fieldhurst
les laissa et ils descendirent s’entretenir dans le laboratoire.
« Quel homme avons-nous accepté d’assister ? s’exclama Stratton sitôt
la porte close. Il voudrait élever les humains comme du bétail ! »
Ashbourne soupira et s’assit sur un tabouret.
« Nous ne devrions pas en être choqués outre mesure. Ne nous sommes-
nous pas fixé pour but d’adapter à nos semblables une méthode destinée à
l’origine à la reproduction animale ?
— Pas au prix de la liberté individuelle ! Je refuse de participer à une
telle conspiration.
— Ne vous emportez pas. Qu’obtiendriez-vous en quittant notre
groupe ? Dans la mesure où vos recherches sont utiles, votre départ ne ferait
que mettre en péril l’avenir de notre espèce. À l’inverse, si nous arrivons à
nos fins sans votre concours, les principes de lord Fieldhurst seront
systématiquement appliqués. »
Stratton essaya de se détendre. Ashbourne avait raison ; il en était
conscient.
« Alors, que devrions-nous faire ? N’y a-t-il donc personne que nous
pourrions contacter, des membres du Parlement capables de s’opposer à une
telle politique ?
— Il est probable que la plupart des représentants de la noblesse et de la
grande bourgeoisie partagent l’opinion de lord Fieldhurst. »
Ashbourne fit reposer son front sur l’extrémité de ses doigts, comme s’il
croulait sous le poids des ans.
« J’aurais dû le prévoir. J’ai commis l’erreur de considérer l’humanité
comme un tout. Voir l’Angleterre et la France œuvrer ensemble vers un
même but m’a fait oublier que les nations ne sont pas les seules factions qui
se dressent les unes contre les autres.
— Et si nous communiquions subrepticement le nom aux classes
laborieuses ? Elles pourraient confectionner des aiguilles et procéder en
secret à son empreinte, sans notre intervention.
— Effectivement, mais il s’agit d’un processus délicat qu’il convient
d’effectuer en laboratoire. Je doute qu’il soit possible de mener une telle
opération à grande échelle sans attirer l’attention du gouvernement et
tomber sous sa coupe.
— Existe-t-il une autre solution ? »
Ils restèrent un long moment silencieux, pour y réfléchir. Finalement,
Ashbourne demanda : « Vous rappelez-vous nos spéculations sur un nom
qui engendrerait deux générations de fœtus ?
— Absolument.
— Imaginez que nous l’élaborions sans révéler cette propriété à lord
Fieldhurst ?
— C’est une suggestion pleine d’intérêt, déclara Stratton, surpris. Tous
les enfants nés d’un tel nom seraient fertiles, et ils pourraient se reproduire
sans restrictions gouvernementales. »
Ashbourne le confirma de la tête.
« Le temps que les mesures de planification des naissances prennent
effet, un tel nom se serait largement répandu.
— Vous oubliez la génération suivante. La stérilité réapparaîtra et les
classes laborieuses dépendront de nouveau des autorités pour se perpétuer.
— C’est exact, ce serait reculer pour mieux sauter. Un Parlement plus
libéral représenterait l’unique solution, mais les méthodes permettant
d’influencer ainsi la politique dépassent mes compétences. »
Stratton songea une fois de plus à tous les bienfaits que pourraient
apporter ses automoteurs bon marché. Tout laissait espérer que les
conditions d’existence des prolétaires en seraient améliorées, ce qui
démontrerait tant aux nobles qu’aux bourgeois que la pauvreté n’était pas
un mal héréditaire. Mais, même ainsi, il faudrait œuvrer pendant des années
pour influencer le Parlement.
« Et si nous réussissions à engendrer plusieurs générations grâce à
l’empreinte de nom initiale ? La prolongation de la période nous séparant
d’un retour de la stérilité augmenterait les chances d’instauration d’une
politique sociale plus libérale.
— Vous prenez vos rêves pour des réalités. Les difficultés techniques
sont telles que je considère vos probabilités de vous doter d’ailes et de vous
envoler bien plus grandes que celles de parvenir à un tel résultat. Obtenir
deux générations relèverait déjà de l’exploit. »
Les deux hommes bavardèrent tard dans la nuit. Pour dissimuler les
propriétés des noms qu’ils présenteraient à lord Fieldhurst, il leur faudrait
falsifier de longues listes de résultats d’essais. Même sans le fardeau
supplémentaire du secret, ils se livreraient à une compétition inégale ; ils
rechercheraient un euonyme bien plus compliqué que les autres
nomenclateurs. Pour compenser en partie ce handicap, il leur faudrait
gagner d’autres chercheurs à leur cause ; avec de tels appuis, peut-être
réussiraient-ils par ailleurs à retarder les travaux de leurs collègues.
« D’après vous, quels membres de notre groupe pourraient partager nos
opinions ? demanda Ashbourne.
— C’est une quasi-certitude en ce qui concerne Milburn. Je ne sais pas
trop, pour les autres.
— Ne prenez aucun risque. Nous devrons être encore plus prudents que
ne l’a été lord Fieldhurst lorsqu’il a constitué cette équipe.
— N’ayez crainte », affirma Stratton.
Avant de secouer la tête, sidéré par une prise de conscience.
« Nous formons une organisation secrète enchâssée au cœur d’une
organisation secrète. Si seulement les fœtus se laissaient manipuler aussi
facilement ! »

Le lendemain soir, au coucher du soleil, Stratton alla flâner sur


Westminster Bridge. Les derniers marchands des quatre saisons repartaient
en poussant leurs carrioles lourdement chargées de fruits et de légumes. Il
regagnait la manufacture Coade après avoir dîné dans un de ses clubs
préférés. Troublé par les propos échangés le soir précédent à Darrington
Hall, il était retourné à Londres plus tôt que de coutume afin de limiter ses
contacts avec lord Fieldhurst. Il craignait que ses expressions trahissent ses
véritables sentiments.
Il réfléchit à sa conversation avec Ashbourne, à la possibilité de
factoriser une épithète capable d’engendrer de l’ordre sur deux niveaux. Il
avait effectué des recherches en ce sens, mais il s’agissait d’essais de pure
forme compte tenu de leur nature superfétatoire, et ils n’avaient
naturellement rien donné. Ils venaient de placer la barre bien au-dessus de
leur précédent objectif devenu inadéquat, car deux générations
représentaient un strict minimum et toute génération supplémentaire aurait
une valeur inestimable.
Il pensa une fois de plus à la thermodynamique relative à ses épithètes
de dextérité. Sur un plan thermique, l’ordre animait les automates et leur
permettait d’engendrer à son tour l’ordre au niveau du visible. L’ordre créait
l’ordre. Pour Ashbourne, le stade suivant était représenté par des automates
capables de coopérer entre eux. Était-ce réalisable ? Il aurait fallu pour cela
qu’ils puissent communiquer, alors qu’ils étaient par nature muets. Quel
autre moyen leur permettrait d’avoir un comportement complexe ?
Il prit conscience d’avoir atteint la manufacture Coade. La nuit était
tombée mais il n’avait nul besoin de lumière pour suivre le chemin menant
à son bureau. Il déverrouilla la porte d’entrée du bâtiment, s’engagea dans
la galerie principale et passa devant les services commerciaux.
Il atteignait le couloir desservant la section des nomenclateurs, lorsqu’il
remarqua un point de clarté derrière la vitre dépolie de son bureau. Avait-il
laissé le gaz allumé ? Il entra et eut un choc en voyant l’homme sur le sol.
Il gisait à plat ventre, les mains liées derrière le dos. Stratton s’avança
pour mieux voir et reconnut Benjamin Roth. Le kabbaliste avait cessé de
vivre et ses doigts brisés révélaient qu’on l’avait torturé avant de l’achever.
Livide et tremblant, Stratton se releva et vit l’impensable désordre qui
régnait dans la pièce. Il n’y avait plus un seul objet sur les étagères des
meubles-bibliothèque ; les livres jonchaient le parquet de chêne, ouverts
pour la plupart. Le plateau de son bureau avait été balayé, lui aussi ; il
voyait juste à côté une pile de tiroirs à poignée de cuivre vidés et renversés.
Une piste de feuilles éparses conduisait vers la porte ouverte de son studio.
Dans un état second, il alla voir quels autres actes de vandalisme avaient
commis ses visiteurs.
Son automate à dextérité accrue faisait partie de leurs victimes. Sa
moitié inférieure gisait sur le sol et le reste était éparpillé sous forme de
fragments et de poussière de plâtre. Sur l’établi, les modèles de mains en
argile avaient été broyés, et les esquisses ayant servi à leur fabrication
avaient été arrachées des parois. Les baquets utilisés pour la préparation du
plâtre étaient pleins à ras bord de documents pris dans son bureau. Stratton
les regarda de plus près et constata qu’ils étaient imbibés de pétrole.
Il entendit un bruit derrière lui et se tourna. La porte se referma, révélant
l’homme aux larges épaules que ce panneau avait dissimulé. Stratton
comprit qu’il s’était déjà dressé là à son entrée dans la pièce.
« C’est gentil d’être venu », murmura l’inconnu.
Il avait un regard de prédateur, de violeur, d’assassin.
Stratton franchit d’un bond la deuxième porte du studio et détala dans le
couloir du fond. Des martèlements de pas lui indiquaient que l’homme
s’était lancé à sa poursuite.
Il fuyait à l’intérieur du bâtiment obscur, traversant les ateliers
encombrés de coke et de barres de métal, de creusets et de moules, des
scènes révélées par le clair de lune qui filtrait à travers les lucarnes du
plafond. Il venait d’atteindre l’atelier sidérurgique de la manufacture. Dans
la salle suivante, il s’accorda le temps de reprendre son souffle et prit
conscience du bruit de ses propres pas ; un peu de discrétion lui offrirait de
meilleures chances de survie que détaler à toutes jambes. Il entendit son
poursuivant dans le lointain ; l’assassin avait lui aussi opté pour la furtivité.
Stratton chercha du regard une cachette digne de ce nom. Il était entouré
d’automates en fonte à divers stades de finition, ce qui lui indiquait qu’il se
trouvait dans l’atelier d’ébarbage, là où des ouvriers éliminaient les bavures
du moulage et polissaient les surfaces. Il n’avait nulle part où se dissimuler,
et il allait repartir lorsqu’il remarqua ce qui faisait penser à un faisceau de
fusils montés sur pattes. Il regarda de plus près et reconnut un automilitaire.
Ces automates destinés au ministère de la Guerre visaient seuls leur
cible et étaient dotés soit de canons soit de fusils à tir rapide. Ces engins de
mort s’étaient révélés d’une utilité inestimable en Crimée et leur inventeur
avait d’ailleurs bénéficié d’une pairie. Stratton ne connaissait pas les noms
auxquels obéissaient ces engins – ils étaient classifiés « secret défense » –
mais seul l’élément porteur des fusils avait un statut d’automate ; les
mécanismes de tir étaient quant à eux manuels. S’il réussissait à orienter
une de ces machines dans la bonne direction, il ne lui resterait qu’à presser
la détente.
C’était un raisonnement si stupide qu’il poussa un juron. Il n’y avait pas
la moindre munition, ici ! Il se glissa dans la salle suivante.
Il s’agissait du service d’expédition, encombré de caisses en bois blanc
et de paille. Il gagna le mur opposé en restant accroupi. Il voyait par les
fenêtres la cour où des véhicules venaient prendre livraison des automates.
Il ne pouvait envisager de sortir par là car le portail était verrouillé dès la
tombée de la nuit. La seule issue praticable était la porte principale de la
manufacture, mais rebrousser chemin lui ferait courir le risque de se
retrouver nez à nez avec l’assassin. Il lui faudrait se diriger jusqu’à l’atelier
de céramique puis revenir du côté opposé.
Des bruits trahirent la présence de son poursuivant à proximité de
l’entrée du service d’expédition. Il se baissa derrière un alignement de
caisses, avant de remarquer une porte latérale à seulement quelques pas. Il
l’ouvrit le plus discrètement possible, la franchit et la referma derrière lui.
Le tueur ne l’avait-il pas repéré ? Il lorgna à travers une petite grille
encastrée dans le battant. Il ne vit pas l’homme, et rien ne laissait supposer
qu’il s’était trahi. L’assassin devait le chercher dans la salle précédente.
Stratton se détourna et prit aussitôt conscience de son erreur. L’atelier de
céramique était situé du côté opposé. Il se trouvait dans une remise
encombrée d’alignements d’automates terminés, sans aucune autre issue
que la porte qu’il venait d’emprunter… une porte privée de verrou. Il avait
foncé tête baissée dans un cul-de-sac.
Y avait-il ici un objet qu’il pourrait utiliser comme arme ? La ménagerie
d’automates incluait quelques automineurs trapus munis d’énormes
pioches, mais ces outils étaient boulonnés à l’extrémité de leurs avant-bras.
En démonter un eût été impossible.
Il entendait l’assassin tirer des portes coulissantes et fouiller d’autres
remises. Finalement, un automate dressé sur le côté de la pièce retint son
attention : un automanutentionnaire utilisé pour déplacer des marchandises.
C’était le seul automate anthropomorphe de l’entrepôt. Stratton eut une
idée.
Il étudia la nuque de l’automate. Les noms des manœuvres non
spécialisés appartenaient au domaine public depuis longtemps, et la fente à
nom n’avait par conséquent aucune protection particulière. Un bout de
parchemin en dépassait. Stratton plongea la main dans la poche de son
manteau pour prendre le carnet et le crayon qu’il avait toujours sur lui. Il
déchira une bande de papier blanc. Dans l’obscurité, il écrivit rapidement
douze lignes de six lettres avant de plier le morceau de feuille en quatre.
« Va te tenir le plus près possible de la porte », murmura-t-il au
manutentionnaire.
L’être en fonte s’ébranla et se dirigea vers le seuil. Sa démarche était
souple mais d’une lenteur d’autant plus exaspérante que l’assassin serait là
d’une seconde à l’autre.
« Plus vite ! » chuchota Stratton.
Le manutentionnaire pressa le pas.
Il atteignait la porte quand Stratton vit son poursuivant derrière la grille
du vasistas.
« Écarte-toi ! » aboya l’homme.
Par nature obéissant, l’automate s’exécutait quand Stratton retira de sa
nuque le bout de parchemin sur lequel son nom était écrit et le remplaça par
l’autre bout de papier. Il l’enfonça le plus profondément possible dans la
fente, alors que le tueur poussait déjà la porte.
Le manutentionnaire repartit en avant, d’une démarche désormais
saccadée et rapide calquée sur celle du jouet que Stratton avait si souvent
utilisé étant enfant… et à présent aussi gros qu’un homme. Imperturbable,
l’automate percuta le vantail mais ne s’arrêta pas pour autant. Il bloquait le
passage et ses mains de métal endommageaient le panneau de chêne à
chaque balancement des bras, pendant que ses pieds enrobés de caoutchouc
raclaient lourdement le sol de brique. Stratton battit en retraite jusqu’au
fond de la remise.
« Arrête ! ordonna l’assassin. Arrête de marcher ! Stop ! »
L’automate était sourd à ces ordres. Le tueur essaya de pousser la porte,
sans obtenir de résultat. Il tenta ensuite de la défoncer à coups d’épaule,
mais si chaque impact obligeait l’automate à reculer imperceptiblement ses
enjambées rapides lui faisaient regagner sa position initiale avant qu’il ne
soit possible de se faufiler entre le vantail et le chambranle. Il y eut une
brève accalmie, puis un objet traversa le vasistas ; l’assassin avait trouvé
une barre à mine. Le treillis céda et l’ouverture fut dégagée. L’homme put
ainsi tendre le bras dans l’entrepôt et chercher à tâtons la nuque de
l’automate ; il essayait de saisir le nom du bout des doigts chaque fois que
la tête du manutentionnaire oscillait vers l’avant, mais le petit papier était
enfoncé tout au fond de la fente.
Dans l’encadrement du vasistas, le bras recula et fut remplacé par le
visage du tueur.
« Tu te crois malin, pas vrai ? » cria-t-il.
Puis il disparut.
Stratton se détendit un peu. Son adversaire avait-il renoncé ? Une
minute plus tard, il s’interrogeait sur sa prochaine initiative. Il avait la
possibilité d’attendre dans ce réduit l’ouverture de la manufacture ; l’arrivée
des nombreux ouvriers chasserait le tueur.
Telles étaient ses pensées quand l’homme tendit soudain le bras. Il
serrait dans ses doigts un bocal dont il versa le contenu sur la tête de
l’automate, un fluide qui l’éclaboussa et coula dans son dos. L’assassin
retira sa main et Stratton entendit gratter une allumette, un bruit suivi par le
chuintement de son embrasement. Les doigts réapparurent ; ils pinçaient
l’allumette enflammée qu’ils approchaient de l’automate.
Les lieux furent nimbés de lumière. Des flammes s’élevaient de la tête
et de la partie supérieure du dos de l’automate que l’homme avait aspergé
de pétrole. Stratton loucha en voyant les ombres et les lumières bondir sur
le sol et les parois, transformant l’entrepôt en temple où se déroulait une
cérémonie druidique. La chaleur incitait l’automate à accélérer son assaut
contre la porte, tel un prêtre du feu emporté dans une danse frénétique,
jusqu’au moment où il se figea : son nom venait de s’enflammer, les lettres
se consumaient.
Les flammes moururent progressivement et pour Stratton, qui s’était
accoutumé à la vive clarté, les lieux semblèrent soudain plongés dans une
obscurité totale. Plus grâce au sens de l’ouïe qu’à celui de la vision, il
remarqua que l’homme exerçait de nouvelles poussées sur la porte,
réussissant cette fois à faire reculer suffisamment le manutentionnaire pour
pouvoir franchir le seuil.
« Ça suffit comme ça ! »
Stratton tenta de sortir en se faufilant près du tueur, mais ce dernier
l’agrippa au passage et l’envoya au tapis d’un coup à la tête.
Si Stratton recouvra presque instantanément ses esprits, son agresseur
l’avait entre-temps plaqué au sol. En l’immobilisant avec un genou calé au
creux de ses reins, l’homme arracha de son poignet son amulette de santé
avant de lier ses mains derrière son dos. Il tendait tant la ficelle que les
fibres de chanvre entamaient ses chairs.
« Quel genre d’homme faut-il être pour se livrer à de pareilles
activités ? » hoqueta Stratton, une joue écrasée contre le sol de brique.
Le tueur à gages gloussa.
« Les hommes ne sont pas différents de vos automates ; il suffit de leur
fournir un bout de papier portant une inscription qui leur convienne pour
qu’ils se plient aux moindres désirs de leurs commanditaires. »
Allumer une lampe à pétrole illumina les lieux.
« Et si je vous donnais plus que lui ?
— Impossible. J’ai une réputation à défendre, voyez-vous ? Maintenant,
au travail. »
Il saisit l’auriculaire gauche de son prisonnier et le rompit.
La souffrance fut si intense que Stratton resta un instant insensible à tout
le reste. Vaguement conscient d’avoir crié, il entendit son tortionnaire
s’exprimer de nouveau.
« Répondez à mes questions. Gardez-vous des doubles de vos travaux à
votre domicile ?
— Oui. » Prononcer plusieurs mots à la suite était très difficile. « À
l’intérieur de mon bureau. Dans mon cabinet de travail.
— Il n’y a pas de copies dissimulées ailleurs ? Sous des lattes du
plancher, par exemple ?
— Non.
— Vos amis n’en ont pas, là-haut ? Quelqu’un d’autre, peut-être ? »
Il ne devait sous aucun prétexte parler de Darrington Hall à cet homme.
« Personne. »
Le tueur plongea la main dans son manteau, trouva son calepin et le
feuilleta en prenant tout son temps.
« Vous ne correspondez avec personne ? Vous ne communiquez pas vos
notes à des collègues, ce genre de choses ?
— Rien qui permettrait à qui que ce soit de reconstituer mes travaux.
— Vous mentez ! »
L’homme saisit son annulaire.
« C’est la stricte vérité ! »
Stratton n’avait pu filtrer l’hystérie de sa voix.
Puis il entendit un bruit sourd et cessa de percevoir la pression dans son
dos. Prudemment, il redressa la tête et regarda autour de lui. Son agresseur
gisait sur le sol, inconscient. Près de lui se dressait Davies, le poing crispé
sur une matraque en cuir, arme qu’il rempocha avant de s’accroupir pour
dénouer la ficelle qui le réduisait à l’impuissance.
« Êtes-vous grièvement blessé, monsieur ?
— Il m’a cassé un doigt ! Davies, comment avez-vous…
— Lord Fieldhurst m’a envoyé sitôt après avoir appris qui Willoughby
avait engagé.
— Dieu merci, vous êtes arrivé juste à temps ! »
Stratton était conscient de l’ironie du sort – il devait son salut à
l’homme contre lequel il conspirait – mais son soulagement était tel qu’il
n’en avait cure.
Davies l’aida à se lever, lui rendit son calepin puis utilisa la ficelle pour
saucissonner l’assassin.
« Je suis passé en premier lieu à votre bureau. Qui est l’individu qui s’y
trouve ?
— Il s’appelle… Il s’appelait Benjamin Roth. »
Stratton résuma sa rencontre avec le kabbaliste et finit par conclure :
« Je ne sais pas ce qu’il est revenu faire ici.
— Bon nombre de religieux sont des fanatiques, déclara Davies en
inspectant les liens du tueur à gages. Comme vous refusiez de lui
communiquer les résultats de vos travaux, il a dû estimer que vous les
subtiliser se justifiait. Il est venu voler ces documents et a eu la malchance
de se trouver sur les lieux en même temps que ce bandit. »
Stratton en eut quelques remords.
« J’aurais dû lui remettre ce qu’il désirait.
— Vous ne pouviez pas savoir.
— Qu’il soit mort est vraiment trop injuste. Il n’avait aucun lien avec
cette affaire.
— C’est la vie, monsieur. Venez, il est grand temps de s’occuper de
votre main. »

Davies banda son doigt sur une attelle et lui affirma que la Société
royale réglerait avec discrétion tous les problèmes qui pourraient découler
des événements de la nuit. Ils ramassèrent les documents imbibés de pétrole
éparpillés dans le bureau et les rangèrent dans une malle, en attendant qu’il
puisse les trier à tête reposée, loin de la manufacture. Le temps d’en
terminer, une voiture était venue le chercher pour le conduire à Darrington
Hall ; et bien qu’il y eût là-bas d’autres menaces, Stratton s’y savait à l’abri
de toute tentative d’assassinat. Lorsqu’il se retrouva dans sa chambre, sa
panique s’était en grande partie transmuée en épuisement et il dormit
profondément.
À l’aube suivante, il se sentait plus détendu et prêt à mettre un peu
d’ordre dans le contenu de la malle. Il formait avec les feuilles diverses
piles correspondant à peu près à leur classement initial, lorsqu’il remarqua
un carnet qu’il ne reconnut pas. Il lut des lettres hébraïques organisées selon
des combinaisons familières d’intégration et de factorisation nominales,
mais toutes les annotations étaient également en hébreu. En ressentant un
nouveau sentiment de culpabilité, il comprit que cet objet avait appartenu à
Roth ; que l’assassin avait dû le découvrir sur cet homme et le jeter dans la
pile des documents qu’il avait l’intention de détruire par le feu.
Il allait le mettre de côté quand sa curiosité fut la plus forte : il n’avait
encore jamais consulté les notes d’un kabbaliste. La terminologie était
archaïque, mais malgré tout compréhensible ; et parmi les incantations et
diagrammes séphirotiques il trouva l’épithète qui permettait à un automate
d’écrire son nom. En la lisant, Stratton prit conscience que l’œuvre de Roth
était bien plus subtile qu’il ne l’avait présumé.
L’épithète ne décrivait pas une série d’actions physiques mais une
notion globale de réflexivité. Tout nom qui l’incluait devenait autonyme et
se définissait lui-même. Il était précisé dans les annotations qu’un tel nom
exprimait sa nature lexicale en utilisant tous les moyens que le corps avait à
sa disposition. Posséder des mains n’était même plus une nécessité ; si
l’épithète était correctement incorporée en lui, un cheval de porcelaine
aurait pu arriver au même résultat en déplaçant un sabot dans la poussière.
Combinée aux épithètes de dextérité de Stratton, celle de Roth eût
permis à un automate d’effectuer presque tout ce qui était nécessaire pour se
reproduire : couler un corps identique au sien, écrire son propre nom et le
glisser dans la fente pour animer ce qu’il venait de créer. Il n’aurait
toutefois pas pu lui apprendre la sculpture, étant donné qu’un automate ne
recevait pas le don de la parole. Un automate capable de se perpétuer sans
assistance humaine restait toujours du domaine des impossibilités, mais
s’en rapprocher à ce point eût indubitablement ravi un kabbaliste.
Qu’il soit bien plus facile de créer des automates que des hommes
pouvait paraître injuste. On aurait pu croire qu’il existait une solution
universelle au problème posé par la reproduction des premiers, alors
qu’assurer la continuité de l’espèce humaine était un travail de Sisyphe,
chaque génération supplémentaire accroissant la complexité du nom requis.
Stratton prit brusquement conscience de ne pas avoir besoin d’un nom
incluant un tel nombre de données ; il suffisait qu’il soit capable d’autoriser
une duplication lexicale.
Empreindre l’ovule avec un autonyme permettrait d’obtenir un fœtus
ayant son propre nom.
Comme ils l’avaient envisagé au tout début, celui-ci aurait deux
versions : une utilisée pour produire des fœtus mâles et l’autre pour les
fœtus femelles. Les hommes ainsi conçus seraient fertiles, même si ce
n’était pas au sens conventionnel du terme : leurs spermatozoïdes ne
contiendraient aucun fœtus préformé, mais ils seraient porteurs des deux
noms et deviendraient l’autoexpression des noms empreints à l’origine à
l’aide d’aiguilles de verre. Et quand un tel spermatozoïde atteindrait
l’ovule, le nom qu’il portait déclencherait la croissance du fœtus. Les
espèces pourraient se perpétuer sans intervention médicale, pour la simple
raison qu’elles seraient porteuses du nom.
Avec le Dr Ashbourne, il était parti du postulat selon lequel créer des
êtres capables de se reproduire impliquait de leur fournir un certain nombre
de fœtus préformés parce que c’était la méthode retenue par Dame Nature.
Ils avaient négligé une autre possibilité : dès l’instant où un nom était
l’expression d’une créature donnée, reproduire cette dernière équivalait à le
transcrire. Un organisme n’avait pas nécessairement besoin de contenir son
double minuscule, sa représentation lexicale suffisait.
L’humanité deviendrait ainsi un mode de propagation du nom tout
autant que son produit. Chaque génération serait à la fois le contenu et le
contenant, un écho d’une réverbération qui s’entretenait sans intervention
extérieure.
Stratton imagina un avenir où l’espèce humaine survivrait aussi
longtemps que l’autoriserait sa propre conduite, quand sa prospérité ou sa
chute ne dépendrait que de ses actes, sans qu’elle soit condamnée à
disparaître au bout d’un nombre de générations prédéterminé. D’autres
espèces s’épanouiraient ou s’étioleraient comme des fleurs au fil des
saisons des ères géologiques, mais l’homme se perpétuerait aussi longtemps
qu’il saurait s’en montrer digne.
Et aucune coterie ne pourrait exercer son contrôle sur la fécondité d’une
autre. Chaque individu serait totalement libre dans le domaine de la
procréation. Ce n’était pas l’application que Roth avait eu l’intention de
donner à son épithète, mais Stratton entretenait l’espoir que le kabbaliste
l’eût trouvée valable. Le temps que sa puissance devienne apparente, il y
aurait de par le monde des millions d’individus porteurs de cet autonyme, et
aucun gouvernement ne pourrait alors imposer ses volontés en matière de
procréation. Lord Fieldhurst – ou ses successeurs – en seraient ulcérés et
tout cela aurait probablement un prix, mais Stratton était disposé à le payer.
Il regagna rapidement son bureau et ouvrit son propre calepin qu’il
plaça à côté de celui de Roth. Il entreprit de coucher sur une page vierge les
idées qui lui venaient à l’esprit sur les moyens d’incorporer l’épithète du
kabbaliste dans un euonyme humain. Il avait déjà commencé à transposer
mentalement les lettres, à chercher une permutation qui définirait tant le
corps humain que le nom lui-même, un codage ontogénique des espèces.
L’ÉVOLUTION
DE LA SCIENCE HUMAINE

NOUVELLE TRADUITE PAR PIERRE-PAUL DURASTANTI


Le dernier compte rendu de recherches originales soumis à notre
publication date de vingt-cinq ans, et cet anniversaire paraît le moment
opportun pour réétudier la question dont on débattait alors : le rôle du
savant humain en un temps où les limites de la démarche scientifique
échappent à l’entendement humain.
Nul doute que nombre de nos abonnés se rappellent avoir lu des articles
dont les auteurs étaient les premiers individus à obtenir les résultats qu’ils
décrivaient. Mais à mesure que les métahumains en sont venus à dominer la
recherche, ils ont de plus en plus recouru au TNN (transfert neural
numérique) pour rendre leurs découvertes publiques, laissant aux revues le
soin de publier des comptes rendus de seconde main traduits en langage
humain. Faute de TNN, les humains ne pouvaient pas comprendre les
avancées précédentes, ni utiliser les nouveaux outils nécessaires à la
recherche, tandis que les métahumains continuaient d’améliorer le TNN et de
s’en servir davantage. Les revues destinées au public humain se sont
réduites à des médias de vulgarisation – mal adaptés, puisque les humains
les plus brillants restaient perplexes face aux traductions des dernières
découvertes.
Si nul ne dénigre les bénéfices de la science métahumaine, nombreux,
les chercheurs humains, en contrepartie, ont saisi l’inanité de leurs
contributions. Les uns ont quitté le domaine, les autres pratiquent
l’herméneutique, l’interprétation des recherches scientifiques effectuées par
les métahumains.
L’herméneutique textuelle est entrée en vogue la première car on
disposait de téraoctets de publications métahumaines dont les traductions,
même abstruses, ne semblaient pas tout à fait fausses. Le déchiffrage de ces
textes ne présente guère de ressemblances avec la tâche habituelle des
paléographes, mais les avancées existent : des expériences récentes ont ainsi
validé le décryptage par Humphries de publications remontant à plusieurs
décennies sur la génétique d’histocompatibilité.
L’existence d’appareils basés sur la science métahumaine a engendré
l’herméneutique orientée objet. On a d’abord tenté de décompiler ces
appareils dans le but non de fabriquer des produits concurrents mais de
saisir les principes physiques de leur fonctionnement. Technique la plus
répandue, l’analyse cristallographique des nanodispositifs nous offre
souvent des aperçus sur les processus de mécanosynthèse.
Le mode d’investigation le plus actuel, et de loin le plus spéculatif,
consiste en l’examen télésensoriel des laboratoires métahumains. La
signature neutronique d’une cible récente, l’ExaCollider installé voici peu
sous le désert de Gobi, a créé de vives controverses. (Le détecteur de
neutrinos portable n’est qu’une invention métahumaine parmi d’autres dont
les principes de fonctionnement restent mystérieux.)
S’agit-il d’activités dignes de savants ? Là est la question. Certains y
voient une perte de temps : imaginez, disent-ils, un Indien d’Amérique
effectuant des recherches sur la fusion du bronze alors qu’il peut se procurer
des outils en acier de fabrication européenne. La comparaison serait plus
juste si les humains entraient en compétition avec les métahumains, mais,
dans notre économie d’abondance, cette compétition n’existe pas. Il faut
admettre en fait que, contrairement à la plupart des cas précédents de
coexistence entre cultures à faible niveau de technologie et cultures à haut
niveau de technologie, les humains ne risquent ni l’assimilation ni
l’extinction.
Comme il n’existe toujours aucun moyen d’accroître les capacités d’un
cerveau humain jusqu’au métahumain, il faut recourir à la thérapie génique
Sugimoto avant que l’embryon n’entame sa neurogenèse, afin d’assurer la
compatibilité du cerveau avec le TNN. Faute d’un mécanisme d’assimilation,
les parents humains d’un enfant métahumain se trouvent face à un
dilemme : permettre à leur enfant l’interaction par TNN avec la culture
métahumaine et le voir devenir incompréhensible, ou restreindre son accès
au TNN durant sa croissance, ce qui équivaut pour un métahumain à la
privation qu’a pu subir un Kaspar Hauser. On ne s’étonnera pas que le
pourcentage de parents humains choisissant d’appliquer la thérapie génique
Sugimoto à leurs enfants soit tombé aux alentours de zéro ces dernières
années.
Il y a par conséquent de fortes chances que la culture humaine survive,
tout comme la tradition scientifique qui joue un rôle vital dans ladite
culture. L’herméneutique constitue une méthode scientifique légitime qui
accroît la somme du savoir humain à l’instar de la recherche originale. De
plus, les chercheurs humains discernent des applications pratiques qui ont
échappé aux métahumains étrangers à nos besoins du fait de leurs atouts
propres. Si la recherche offrait l’espoir d’une nouvelle thérapie
d’augmentation de l’intelligence qui permette aux individus des « remises à
jour » graduelles de leur esprit jusqu’à atteindre le palier métahumain, cette
thérapie jetterait un pont au-dessus du plus vaste abîme culturel de l’histoire
de l’espèce ; or les métahumains n’y verraient aucune utilité et pourraient
donc négliger de l’explorer. Cette seule possibilité justifie la poursuite de la
recherche scientifique humaine.
Les succès de la science métahumaine ne doivent pas nous intimider. Un
rappel : les technologies entraînant l’apparition des métahumains ont bien
été inventées par des humains, des humains qui n’étaient pas plus
intelligents que nous.
L’ENFER, QUAND DIEU
N’EST PAS PRÉSENT

NOUVELLE TRADUITE PAR PIERRE-PAUL DURASTANTI


Voici l’histoire d’un homme nommé Neil Fisk et de la façon dont il finit
par aimer Dieu. Le tournant de la vie de Neil, ce fut un épisode à la fois
atroce et ordinaire : la mort de sa femme Sarah, qui l’accabla de chagrin.
Non seulement la peine qu’il éprouvait le terrassait par son ampleur, mais
elle ravivait et intensifiait ses souffrances passées. Le décès de Sarah
l’obligea à réexaminer son rapport à Dieu. Ainsi, il entama un voyage qui le
changerait à jamais.
Neil était né affligé d’une malformation qui lui donnait une cuisse
gauche tournée vers l’extérieur et moins longue que la droite de quelques
centimètres – un fémur court congénital, selon le terme médical consacré.
La plupart des gens qu’il rencontrait estimaient Dieu responsable de son
état, mais la mère de Neil n’avait reçu aucune visitation au cours de la
grossesse ; ce handicap résultait d’un défaut de croissance lors de la sixième
semaine de gestation, voilà tout. En fait, pour sa mère, même si elle n’en
avait jamais rien dit, la faute en incombait au père absent dont les revenus
auraient permis une opération de chirurgie corrective.
Dans son enfance, Neil s’était parfois demandé si Dieu le punissait,
mais la plupart du temps, c’était à ses camarades de classe qu’il imputait
son mal-être. Leur cruauté désinvolte, leur capacité instinctive à localiser
les faiblesses de l’armure émotionnelle de leur victime, la manière dont leur
sadisme renforçait leurs liens d’amitié, tout cela lui paraissait autant de
traits de caractère humains, et non divins. Et même si ses condisciples
usaient souvent du nom de Dieu dans leurs railleries, Neil n’était pas
stupide au point de Le blâmer pour leurs actes.
Éviter de blâmer Dieu était une chose, L’aimer une autre ; rien dans son
éducation ni dans sa personnalité ne poussait Neil à Le prier pour Lui
demander soutien ou secours. Les diverses épreuves qu’il affronta durant sa
vie étaient d’origine accidentelle ou humaine, et il s’en accommoda en
puisant dans ses propres ressources. Il devint un adulte qui – à l’instar de
beaucoup – considérait les actes de Dieu dans l’abstrait, à moins qu’ils
n’empiètent sur son quotidien. Les visitations angéliques, cela n’arrivait
qu’aux autres ; il n’en avait connaissance que par les reportages aux
informations du soir. Il menait une existence banale, occupait un emploi
d’intendant dans une résidence de luxe dont il collectait les loyers et qu’il
entretenait, et, pour lui, un événement, positif ou non, pouvait survenir sans
l’intervention d’une puissance supérieure.
Ainsi se passa son existence, jusqu’à la mort de Sarah Fisk, sa femme.
Il s’agissait d’une visitation banale, de magnitude moindre que la
plupart, mais de nature comparable – bénédiction pour les uns, désastre
pour les autres. En cette occasion, l’ange était Nathanaël, apparu dans une
rue commerçante du centre-ville. Il en résulta quatre guérisons miraculeuses
– éradiquant deux cancers, régénérant l’épine dorsale d’un paraplégique et
rendant la vue à un accidenté. Deux miracles non curatifs s’y ajoutèrent : un
camion de livraison dont le conducteur avait perdu connaissance face à
l’ange s’arrêta avant de monter sur un trottoir bondé ; un homme, pris dans
un pilier de lumière céleste lors du départ de Nathanaël, y laissa ses yeux,
effacés, mais trouva la foi.
Criblée d’éclats de verre quand la nuée ardente de l’ange fit éclater la
vitrine du café où elle déjeunait, Sarah compta parmi les huit morts. Elle se
vida de son sang en quelques minutes, pendant lesquelles les autres clients –
aucun n’était blessé, même superficiellement – ne purent qu’écouter ses cris
d’agonie et de terreur, et, enfin, contempler l’ascension de son âme vers le
Paradis.
Nathanaël n’avait délivré aucun message spécifique ; en repartant, il
s’était contenté de la phrase typique, « Contemplez la puissance du
Seigneur », qui avait roulé comme le tonnerre sur le site de la visitation.
Des huit morts, trois âmes furent acceptées au Paradis, proportion plus
proche de la moyenne que d’ordinaire dans le cas des décès divers.
Soixante-deux blessés reçurent des soins pour des traumatismes allant des
contusions aux brûlures nécessitant une greffe, en passant par des ruptures
de tympan. On évalua à 8,1 millions de dollars les dégâts matériels, non
couverts par les assurances vu la cause du sinistre. Des dizaines de
personnes devinrent des croyants dévots à la suite de la visitation, soit par
gratitude, soit par terreur.
Hélas, Neil Fisk n’en faisait pas partie.

Après une visitation, il était courant que les témoins se rencontrent et


discutent de la manière dont leur expérience partagée les avait affectés.
Ceux de la dernière visitation de Nathanaël organisèrent de telles réunions,
auxquelles Neil assista, les parents des victimes étant les bienvenus. Elles se
tenaient une fois par mois au sous-sol d’une grande église du centre-ville ; il
y avait des chaises pliantes en métal, disposées en rangs, et, au fond de la
pièce, une table avec du café et des beignets. Tout le monde arborait un
badge d’identification adhésif rédigé au feutre.
En attendant le début de la séance, on buvait du café et on bavardait. La
plupart des gens avec lesquels Neil discutait partaient de l’hypothèse que sa
jambe malformée lui venait de la visitation et il devait alors expliquer qu’il
n’était pas du nombre des témoins, plutôt le mari d’une des victimes. Mais
il avait l’habitude de s’expliquer à ce sujet. Ce qui le gênait, c’était le ton
des réunions quand les participants parlaient de leur réaction à la visitation :
la plupart évoquaient la foi que celle-ci leur avait inspirée et s’efforçaient de
persuader les affligés de les rejoindre.
La réaction de Neil variait selon la personne. Face à un témoin
ordinaire, il trouvait la suggestion agaçante. Face au bénéficiaire d’une
guérison miraculeuse, il refrénait un désir passager d’étrangler l’individu.
Ce qui le choquait, c’était de subir de telles tentatives de conversion de la
part d’un certain Tony Crane ; sa femme étant morte au cours de la
visitation, elle aussi, Tony exsudait la servilité dans la moindre de ses
attitudes. Il racontait tout bas, d’une voix terrifiée, qu’il avait accepté sa
place parmi les sujets de Dieu, et conseillait à Neil de l’imiter.
Plutôt que de cesser d’assister à ces réunions – il estimait devoir à Sarah
de persévérer –, il trouva un autre groupe à fréquenter en parallèle, plus
compatible avec ses sentiments personnels : une cellule de soutien vouée à
ceux qui avaient perdu un être aimé durant une visitation et qui en voulaient
à Dieu. Ces affligés se rencontraient, une fois par semaine, dans une salle de
la maison de quartier pour discuter du chagrin et de la colère qui bouillaient
en eux.
Tous les participants se montraient compréhensifs les uns envers les
autres, malgré leurs différences d’attitude dans leur rapport à Dieu. De ceux
qui étaient dévots avant leur deuil, les uns s’échinaient à le rester et les
autres renonçaient à leur dévotion sans hésiter ; de ceux qui ne l’étaient pas,
les uns jugeaient que leur position se trouvait renforcée et les autres se
confrontaient à la tâche presque impossible de le devenir. Neil se retrouva
inclus dans cette dernière catégorie, à sa vive consternation.
Faute de dévotion, Neil, comme toute personne dans ce cas, n’avait
guère consacré d’énergie à se demander où son âme aboutirait ; il avait
toujours cru que sa destination finale serait l’Enfer et il l’acceptait. Ainsi
allaient les choses.
L’Enfer n’offrait en fait rien de pire au niveau physique que le plan
mortel. Il représentait un exil permanent loin de Dieu, ni plus, ni moins ;
chacun pouvait le constater quand il se manifestait : le sol semblait devenir
transparent, on voyait l’Enfer comme par un trou dans le sol et les âmes
perdues ne présentaient, dans l’aspect de leur corps éternel, aucune
différence avec les vivants. On ne pouvait communiquer avec elles – dans
leur exil, elles n’avaient pas conscience du plan mortel où on ressentait
encore les effets de Ses actes –, mais, tant que durait la manifestation, on les
entendait parler, rire, pleurer, comme de leur vivant.
Les réactions variaient selon les individus confrontés à ces
manifestations. La plupart des dévots étaient galvanisés, non par la vue d’un
événement effrayant, mais par le rappel que l’éternité hors du paradis restait
possible. Neil, en revanche, ne ressentait aucune émotion ; pour lui, les
âmes perdues, prises dans leur ensemble, n’étaient pas plus malheureuses
que lui, à mener une existence qui, au regard de la sienne sur le plan mortel,
n’avait rien de pire et pouvait même sembler meilleure : là-bas, son corps
éternel n’aurait subi aucune malformation congénitale.
Chacun savait le Ciel incomparablement supérieur, mais Neil avait
toujours jugé sa chance d’y aboutir aussi minime que d’obtenir gloire,
fortune ou prestige. Les gens de son acabit allaient en Enfer à leur mort. Il
ne voyait donc aucun motif de restructurer sa vie dans l’espoir de l’éviter.
Dieu n’ayant joué aucun rôle dans sa vie jusque-là, il ne craignait pas d’être
exilé loin de Lui. La perspective de vivre sans interférence extérieure, dans
un monde où les aubaines et les infortunes résultaient du hasard, et non
d’un dessein, ne lui inspirait nulle terreur.
Une fois Sarah au Ciel, la situation de Neil avait évolué. Il voulait plus
que tout la rejoindre, et le seul moyen de gagner le Ciel était d’aimer Dieu
de tout son cœur.

Voici l’histoire de Neil, mais bien la raconter nécessite de relater les


histoires de deux autres individus dont les itinéraires ont croisé le sien. Le
premier des deux était Janice Reilly.
L’image qu’on se faisait de Neil correspondait en fait à la vie de Janice
dont la mère, enceinte de huit mois, avait perdu le contrôle de sa voiture et
percuté un poteau téléphonique durant un orage de grêle, poings de glace
tombant du ciel bleu sans nuages pour joncher la route tels des roulements à
billes géants. Assise sur son siège, choquée mais indemne, elle avait vu
planer au zénith un nœud de flammes argentées, identifié par la suite
comme l’ange Bardiel. Bien que ce spectacle l’ait pétrifiée, elle avait
remarqué une sensation de tassement dans son ventre. Une échographie
avait révélé par la suite que Janice Reilly, son enfant à naître, n’avait plus
de jambes ; deux pieds palmés rattachés aux cavités articulaires de ses
hanches les remplaçaient.
La vie de Janice aurait pu suivre le même cours que celle de Neil, si un
nouvel événement n’était survenu deux jours après l’échographie. Les
parents de Janice, assis à la table de leur cuisine, pleuraient et demandaient
ce qu’ils avaient fait pour mériter ça lorsqu’ils avaient reçu une vision : les
âmes sauvées de quatre membres de leurs familles décédés étaient apparues
devant eux, baignant la pièce d’une lueur dorée. Si les âmes n’avaient rien
dit, leurs sourires béats incitaient à la sérénité. Dès cet instant, les Reilly
avaient eu la certitude que l’état de leur fille ne résultait en rien d’une
punition.
Par conséquent, Janice considéra toujours sa condition de cul-de-jatte
comme un don ; ses parents lui avaient expliqué que Dieu lui attribuait une
mission spécifique parce qu’il la jugeait digne de cette tâche et elle avait
juré en retour de ne jamais se détourner de Lui. Sans fierté ni révolte, elle
décida que sa responsabilité consistait à montrer aux autres que son état,
loin de l’affaiblir, la rendait plus forte.
À l’école, ses camarades l’acceptaient sans réserve ; quand on est aussi
jolie, sûre de soi et charismatique, les enfants ne remarquent même plus le
fauteuil roulant. C’est adolescente qu’elle s’avisa que les valides n’étaient
pas les plus difficiles à convaincre. Il lui parut important de montrer
l’exemple aux autres handicapés, où qu’ils se trouvent et qu’ils soient ou
non touchés par la grâce. Elle entreprit de donner des conférences pour
expliquer aux invalides qu’ils possédaient la force que Dieu requérait d’eux.
Peu à peu, elle acquit une réputation, un public. Ses écrits et ses
conférences lui permettaient de gagner sa vie, et elle fonda une organisation
vouée à promouvoir son message. Les gens lui envoyaient des lettres pour
la remercier d’avoir changé leur quotidien ; recevoir de tels messages lui
valait le contentement que Neil n’avait jamais éprouvé.
Telle était son existence jusqu’à ce qu’elle assiste à une visitation de
l’ange Rashiel. Elle se propulsait vers sa maison dans son fauteuil quand les
premières secousses intervinrent ; elle leur attribua d’abord une origine
naturelle, bien qu’elle ne vive pas sur une zone sismique, et elle en attendit
la fin dans l’encadrement de sa porte. Au bout d’un bref instant, elle aperçut
une lueur argentée dans le ciel, comprit qu’un ange se manifestait et perdit
aussitôt connaissance.
En reprenant conscience, elle éprouva la surprise de sa vie : elle
possédait à présent deux longues jambes musclées tout à fait fonctionnelles.
Debout pour la première fois, Janice, étonnée, se trouva plus grande
qu’elle ne s’y attendait. Se tenir en équilibre à pareille hauteur sans prendre
appui sur ses bras la perturbait, et sentir en même temps la texture du sol
par la plante de ses pieds rendait l’expérience positivement bizarre.
L’équipe de secours qui la découvrit en train d’errer dans la rue, hébétée, la
crut en état de choc jusqu’à ce qu’elle leur explique – en s’émerveillant de
leur faire face sans lever la tête – ce qui lui était arrivé.
Quand on établit ensuite les statistiques de la visitation, la restauration
des jambes de Janice y apparaissait en tant que miracle certifié. Sa bonne
fortune lui inspira de la gratitude, en toute humilité. C’est plus tard, à la
première des réunions de groupe, que la culpabilité la tenailla. Elle y croisa
deux cancéreux qui avaient assisté à la visitation de Rashiel, cru la guérison
à portée de main et éprouvé une terrible déception en constatant qu’on les
avait oubliés. Janice se demanda pourquoi elle avait reçu la bénédiction de
l’ange, et pas eux.
Sa famille et ses amis considéraient l’octroi de ses jambes comme une
récompense pour l’excellence dont elle avait fait preuve devant la tâche que
Dieu lui avait confiée, mais, selon elle, la question se posait : voulait-Il
qu’elle renonce ? Non, sans nul doute ; l’évangélisme servait d’assise à sa
vie, un nombre incalculable d’individus avaient besoin d’entendre son
message et mieux valait, pour elle comme pour eux, qu’elle poursuive ses
prêches.
Ses réserves s’accrurent pendant sa première conférence après la
visitation, devant des spectateurs qui se retrouvaient depuis peu paralysés et
en fauteuil roulant. Elle prononça son discours d’encouragement habituel,
lequel leur assurait qu’ils avaient la force nécessaire pour affronter les
épreuves à venir ; mais, au cours de la session de questions-réponses, on lui
demanda ce que signifiait le fait que ses jambes lui avaient été rendues.
Janice, prise au dépourvu, se voyait mal promettre que chacun pourrait un
jour, comme elle, repartir de zéro. Impliquer qu’elle avait reçu une
récompense pouvait passer pour une critique envers ceux qui restaient
affligés, et elle refusait cette interprétation. Elle se contenta de déclarer
qu’elle ignorait le motif de sa guérison ; de toute évidence, personne ne
trouva sa réponse satisfaisante.
Janice rentra chez elle troublée. Elle croyait encore en son message,
mais, pour le public de ses conférences, elle avait perdu l’essentiel de sa
crédibilité. Comment amener d’autres personnes touchées par Dieu à voir
en leur état l’emblème de leur force intérieure, quand on ne partageait plus
cet état ?
Elle se demanda s’il s’agissait d’un défi à sa capacité de répandre la
parole de Dieu. Il lui compliquait la tâche ; lui rendre ses jambes servait
peut-être le même objectif que l’en priver jadis : lui offrir un obstacle à
surmonter.
Cette interprétation la laissa en plan durant la conférence suivante. Son
public rassemblait les témoins d’une visitation de Nathanaël ; on l’invitait
souvent à s’exprimer devant de tels groupes dans l’espoir qu’elle redonne
du courage aux affligés. Plutôt qu’esquiver la question, elle raconta de but
en blanc la visitation à laquelle elle avait assisté peu de temps auparavant et
expliqua que, même si elle paraissait en avoir bénéficié, elle devait affronter
un nouveau défi et, comme eux, puiser dans des ressources jusque-là
ignorées.
Elle se rendit compte trop tard qu’elle avait dit ce qu’il ne fallait pas. Un
spectateur à la jambe malformée se leva pour l’interpeller : trouvait-elle
comparable de se voir rendre ses jambes et de perdre sa femme ? Croyait-
elle vraiment que leurs expériences respectives se valaient ?
Janice lui assura aussitôt qu’elle n’en croyait rien et ne pouvait imaginer
sa douleur. Mais, poursuivit-elle, il n’entrait pas dans les intentions de Dieu
que tous subissent les mêmes épreuves : au contraire, chacun faisait face à
la sienne propre, quelle qu’elle soit. La difficulté d’une épreuve était
subjective et il n’y avait aucun moyen de comparer deux expériences
individuelles. « Ceux dont la souffrance paraît pire doivent vous témoigner
de la compassion, mais, vous aussi, vous devez témoigner de la compassion
à ceux dont la souffrance paraît moindre. »
L’homme ne voulut rien entendre. Elle avait reçu ce que tout un chacun
aurait considéré comme une extraordinaire bénédiction, et elle s’en
plaignait ? Il sortit en coup de vent, tandis qu’elle essayait de s’expliquer.
Cet homme, bien sûr, c’était Neil Fisk. Toute sa vie, ceux qui prenaient
sa jambe malformée pour un signe de Dieu lui avaient parlé de Janice
Reilly. On la citait en exemple ; on lui disait qu’elle avait la bonne réaction
face à un handicap. Il ne pouvait nier que venir au monde cul-de-jatte était
bien pire que naître avec un fémur tordu. Hélas, il n’avait jamais réussi,
même dans ses meilleurs moments, à trouver du réconfort dans l’attitude de
cette femme, attitude si différente du regard qu’il posait sur l’existence. À
présent, du tréfonds de son chagrin, mystifié par le don inutile qu’elle avait
reçu, il jugeait ses propos vexants.
Les jours suivants, Janice se trouva toujours plus en proie au doute et
incapable de décider ce que signifiait sa guérison miraculeuse. Était-elle
ingrate ? Ce don était-il à la fois une bénédiction et une épreuve, ou plutôt
une punition indiquant qu’elle n’avait pas assez bien accompli sa tâche ?
Les possibilités abondaient, et elle ignorait en laquelle il lui fallait croire.

Un autre individu a joué un rôle important dans l’histoire de Neil, même


s’ils ne se sont rencontrés qu’à la fin de son parcours. Cet individu s’appelle
Ethan Mead.
Ethan avait été élevé dans une famille dévote sans excès. Bien qu’ils
n’aient jamais assisté à une visitation ni reçu une vision, ses parents
attribuaient à Dieu leur santé meilleure que la moyenne et leur aisance
financière ; ils Le considéraient comme responsable de leur bonne fortune,
directement ou non. Leur dévotion n’avait buté sur aucun obstacle sérieux,
ou elle n’aurait peut-être pas résisté au choc. Ils aimaient Dieu parce qu’ils
se contentaient du statu quo.
Ethan ne ressemblait pas à ses parents. Depuis l’enfance, il savait que
Dieu lui réservait un rôle spécifique, et attendait un signe qui lui en
révélerait la nature. Il aurait aimé devenir prêcheur, mais il estimait n’avoir
aucun témoignage crucial à apporter ; son vague sentiment d’expectative ne
suffisait pas. Il espérait une rencontre avec le divin pour trouver un sens à
sa vie.
Il aurait pu se rendre sur l’un des sites sanctifiés, ces lieux où, pour des
motifs inconnus, des visitations angéliques se produisent régulièrement,
mais, pour lui, cela aurait relevé de la présomption. Les sites sanctifiés
étaient souvent le dernier ressort des désespérés, ces gens qui recherchaient
soit une guérison miraculeuse pour réparer leur corps, soit un aperçu de la
lumière céleste pour réparer leur âme. Or, Ethan n’avait rien d’un
désespéré. Il décida que son itinéraire, tout tracé, lui apparaîtrait en temps
utile. Dans l’attente, il mena son existence de son mieux : il prit un emploi
de bibliothécaire, épousa une dénommée Claire, éleva deux enfants.
Pendant ce temps, il guettait les signes qui lui dévoileraient sa destinée.
Ethan estima son heure de gloire venue quand il assista à la visitation de
Rashiel qui, quelques kilomètres plus loin, rendait Janice Reilly ingambe.
Quand la terre trembla, il allait vers sa voiture garée au milieu d’un parking.
Il devina d’instinct qu’il s’agissait d’une visitation et il s’agenouilla. Loin
d’éprouver une quelconque angoisse, il sentit l’exaltation l’envahir à la
perspective de voir révéler sa voie.
Le sol cessa de frémir au bout d’une minute. Ethan jeta un regard à la
ronde, sans bouger. Il ne se releva qu’au bout de quelques instants. Une
fissure fendait l’asphalte, qui partait à ses pieds et descendait la rue en
sinuant. Elle paraissait lui indiquer une direction précise. Il la suivit au pas
de course le long de plusieurs pâtés de maisons et découvrit deux autres
survivants, un homme et une femme s’extirpant d’une fosse peu profonde
qui s’était ouverte sous leurs pieds. Il leur tint compagnie jusqu’à ce que
des sauveteurs arrivent et les conduisent dans un abri.
Au cours des réunions de soutien qui s’ensuivirent, Ethan rencontra les
autres témoins de la visitation de Rashiel et s’avisa de certains schémas
récurrents parmi eux. Il y avait ceux qui avaient été blessés et ceux qui
avaient été guéris, bien sûr. Mais il y avait aussi ceux dont la vie avait
changé d’une autre façon : l’homme et la femme qu’il avait croisés en
premier étaient tombés amoureux et ne tardèrent pas à se fiancer ; une
femme prise au piège sous un mur écroulé avait décidé de devenir
secouriste à la suite de son sauvetage. Un homme d’affaires avait formé une
alliance qui lui évitait la faillite, tandis qu’un autre, dont l’entreprise avait
été détruite, voyait dans la visitation un signe lui indiquant de changer de
vie. Chacun, à part Ethan, semblait avoir compris ce qui lui était arrivé.
Pour sa part, ni béni ni maudit, il ignorait quel message il était censé
recevoir. Claire émit l’hypothèse que la visitation lui suggérait d’apprécier à
sa juste valeur ce qu’il avait, mais il jugea cette interprétation décevante,
car, selon lui, toute visitation, où qu’elle se produise, remplissait cette
fonction, et le fait qu’il ait assisté à celle-ci de ses propres yeux devait
revêtir une signification plus profonde. L’idée qu’il avait laissé passer une
occasion, manqué une rencontre avec un autre témoin, le tenaillait. Cette
visitation devait être le signe qu’il attendait ; il ne pouvait l’ignorer. Mais
tout cela ne lui disait pas ce qu’il était censé faire.
Il en vint à procéder par élimination, se procura les noms de tous les
témoins et raya ceux qui avaient une idée précise de ce que représentait leur
expérience. Selon lui, l’une des personnes restantes sur la liste serait celle
dont le destin se mêlait au sien. Parmi ceux que le sens de la visitation
laissait perplexes se trouverait l’individu qu’il était censé rencontrer.
Quand il eut fini de barrer les noms, il en subsistait un seul : Janice
Reilly.

En public, Neil parvenait à dissimuler son chagrin comme on l’attend


d’un adulte, mais, dans l’intimité de son logis, les écluses de l’émotion
s’ouvraient grand. La conscience qu’il avait de l’absence de Sarah le
terrassait et il s’affalait par terre, en pleurs. Il se roulait en boule, secoué de
sanglots, les larmes et la morve lui coulaient sur la figure, et l’horreur le
submergeait par vagues toujours plus puissantes, jusqu’à ce qu’il pense, la
douleur atteignant une intensité inimaginable, n’en plus pouvoir supporter
davantage. Quelques minutes ou quelques heures plus tard, le flot refluait et
Neil s’endormait, épuisé. Le lendemain matin, il se réveillait pour devoir
encore affronter une journée sans Sarah.
Une dame âgée qui habitait son immeuble s’efforça de le réconforter en
lui disant que la douleur s’atténuerait avec le temps, qu’il n’oublierait
jamais son épouse, mais qu’au moins il parviendrait à avancer. Un jour, il
rencontrerait une autre personne, trouverait le bonheur auprès d’elle,
apprendrait à aimer Dieu et monterait au Ciel son heure venue.
Cette femme avait de bonnes intentions, mais Neil, dans sa situation, ne
puisa aucun réconfort dans ses propos. L’absence de Sarah lui faisait l’effet
d’une plaie ouverte ; la perspective de ne plus ressentir la douleur de sa
disparition lui paraissait non seulement lointaine, mais impossible. Si le
suicide avait mis un terme à sa peine, il se serait tué sans la moindre
hésitation, mais cette solution ne ferait qu’assurer sa séparation définitive
d’avec Sarah.
Le sujet du suicide, qui revenait souvent lors des réunions, était
immanquablement abordé par Robin Pearson, une femme qui avait
fréquenté le groupe de soutien quelques mois avant la venue de Neil. Son
mari avait été affligé d’un cancer de l’estomac lors d’une visitation de
l’ange Makatiel. Robin lui avait tenu compagnie dans sa chambre d’hôpital
pendant des jours d’affilée, mais il était mort tout d’un coup, alors qu’elle
se trouvait chez eux pour laver du linge. Une infirmière présente lors du
décès avait assuré à la veuve que l’âme de son mari était montée au ciel et
Robin avait donc commencé d’assister aux réunions du groupe de soutien.
Des mois plus tard, elle était arrivée dans une réunion en tremblant de
colère. L’Enfer s’était manifesté à proximité de sa maison et elle avait vu
son mari parmi les âmes perdues. Elle était allée trouver l’infirmière qui
avait avoué lui avoir menti dans l’espoir qu’elle trouve Dieu, afin de la
sauver, elle, même si son époux ne l’était pas. Robin n’assista pas à la
réunion suivante et, durant celle d’après, le groupe apprit qu’elle s’était
suicidée pour rejoindre son mari.
Nul n’avait idée de la relation des deux époux dans l’au-delà, mais on
connaissait des cas de réussite – il arrivait que le suicide réunisse certains
couples dans la joie. Le groupe comptait des participants dont le conjoint ou
la conjointe avait rejoint l’Enfer, et ceux-là évoquaient le cruel dilemme qui
les voyait balancer entre rester en vie et rejoindre l’être aimé. Neil vivait
une situation différente, mais il les enviait : le suicide lui aurait paru la
solution idéale si Sarah était allée en Enfer.
Ce qu’il découvrit sur lui-même l’emplit de honte : entre aller en Enfer
tandis que Sarah montait au ciel, et s’arranger pour que tous deux
aboutissent en Enfer, il aurait choisi la seconde solution – pour elle, il aurait
préféré à l’exil loin de lui l’exil loin de Dieu. Il s’agissait d’une attitude
égoïste, il en avait conscience, mais il ne pouvait y remédier : à ce qu’il
croyait, Sarah pouvait être heureuse en Enfer comme au Ciel, mais lui ne
pouvait être heureux qu’avec elle.
Avant Sarah, ses amours tenaient du désastre. Souvent, assis à un
comptoir, il séduisait une femme qui se rappelait un rendez-vous urgent
lorsqu’il se levait, exposant sa jambe contrefaite. Un jour, la petite amie
qu’il fréquentait depuis des semaines avait rompu : son handicap ne lui
posait aucun problème, selon elle, mais, à les voir ensemble, les gens se
disaient qu’elle devait avoir un problème, et il devait bien comprendre à
quel point c’était injuste ?
Sarah avait été la première femme de sa connaissance dont l’attitude
n’avait pas changé d’un iota, ni le visage affiché la pitié, l’horreur voire la
surprise lorsqu’elle avait remarqué sa malformation. Pour cette seule raison,
elle ne pouvait que lui plaire ; quand il la découvrit sous ses diverses
facettes, il en tomba éperdument amoureux. Et comme il se présentait sous
son meilleur jour en sa compagnie, elle tomba amoureuse de lui à son tour.
Quand elle la lui avait annoncée, sa dévotion avait surpris Neil. Si sa
piété restait discrète (elle n’allait guère à l’église, et partageait les réserves
que l’attitude de la plupart des fidèles inspirait à Neil), Sarah remerciait
Dieu à sa manière, posée, de lui avoir octroyé la vie qu’elle menait. Jamais
elle n’essaya de convertir son mari ; selon elle, la dévotion devait venir de
l’intérieur ou pas du tout. Ils n’avaient guère motif à évoquer Dieu et, en
règle générale, Neil aurait pu imaginer qu’elle avait les mêmes opinions que
lui sur le divin.
Cela ne signifie pas que la dévotion de Sarah n’influait en rien sur lui.
Au contraire, sa femme était, de loin, le meilleur argument en faveur de
l’amour de Dieu dont il ait jamais eu connaissance. Si l’amour de Dieu
avait contribué à faire de Sarah la personne qu’elle était, il servait peut-être
à quelque chose. Pendant les années de leur mariage, le point de vue de Neil
sur la vie s’améliora, et il aurait pu finir par éprouver de la reconnaissance
envers Dieu si Sarah et lui avaient vieilli ensemble.
Bien qu’elle ait annihilé cette dernière éventualité, la mort de sa femme
n’aurait pas forcément empêché Neil d’aimer Dieu. Il aurait pu la
considérer comme un rappel qu’on n’a pas toujours des décennies devant
soi, ou envisager que son âme à lui se perde, qu’ils se trouvent séparés pour
l’éternité en cas de mort conjointe, et se laisser fléchir. Il aurait pu tenir la
mort de Sarah pour un avertissement lui enjoignant d’aimer Dieu tant qu’il
lui en restait l’opportunité.
À la place, il en voulut à Dieu. Sarah était la bénédiction de son
existence, Dieu la lui prenait, et il était censé L’aimer en retour ? Pour Neil,
cela revenait à lui enlever sa femme et à exiger de l’amour comme rançon.
Il aurait pu obéir – mais aimer Dieu de tout son cœur ? C’était là une rançon
qu’il ne pourrait jamais payer.
Plusieurs participants aux réunions se trouvaient en butte au même
paradoxe. Un certain Phil Soames souligna à juste titre qu’y voir une
condition à remplir garantissait l’échec. On ne pouvait pas aimer Dieu dans
le but d’obtenir quelque chose ; il fallait L’aimer pour Lui-même. Si vous
aviez pour but de retrouver votre épouse morte, vous ne témoigniez à Dieu
qu’une dévotion factice.
Selon une femme du groupe nommée Valerie Tommasino, on ne devait
même pas essayer. Elle lisait un livre publié par le mouvement humaniste ;
ses membres tenaient pour injuste d’aimer un Dieu qui infligeait tant de
douleur, et conseillaient aux gens d’agir selon leur sens moral plutôt que de
se laisser guider par la carotte et le bâton. Lorsqu’ils mouraient, ils
descendaient fièrement en Enfer et défiaient Dieu.
Neil avait lu un de leurs pamphlets ; il gardait en mémoire, surtout, les
citations d’anges déchus. Leurs rares visitations n’apportaient ni bonne ni
mauvaise fortune ; loin d’agir sous la direction de Dieu, les anges déchus
passaient par le plan mortel pour accomplir leurs tâches inimaginables.
Quand ils surgissaient, on leur posait des questions. Connaissaient-ils les
intentions de Dieu ? Pourquoi s’étaient-ils révoltés ? Leur réponse ne variait
jamais : « Décidez par vous-mêmes. C’est ce que nous avons fait. Nous
vous avisons d’en faire autant. »
Les partisans du mouvement humaniste avaient décidé et, sans Sarah,
Neil aurait effectué un choix identique. Mais il voulait la retrouver, et le
seul moyen consistait à découvrir un motif d’aimer Dieu.
Certains participants du groupe de soutien, en quête de n’importe quelle
assise sur laquelle fonder leur dévotion, se félicitaient de ce que leurs êtres
aimés, morts sur le coup, n’avaient pas souffert quand Dieu les avait pris.
Neil ne disposait même pas de ce réconfort, le verre brisé ayant infligé
d’atroces lacérations à Sarah. Bien entendu, ç’aurait pu être pire. Le fils
adolescent d’un couple, pris au piège dans l’incendie allumé par la
visitation d’un ange, avait été brûlé au troisième degré à quatre-vingts pour
cent avant que les sauveteurs parviennent à le dégager ; sa mort, après une
longue agonie, tenait de la bénédiction. En comparaison, Sarah avait eu de
la chance – mais pas assez pour que Neil en vienne à aimer Dieu.
Un seul événement l’aurait poussé à Le remercier : que Dieu permette à
Sarah d’apparaître devant lui. Revoir son sourire lui aurait procuré un
immense réconfort. Jamais Neil n’avait reçu la visite d’une âme sauvée ;
cette vision aurait signifié beaucoup plus pour lui à cet instant de sa vie
qu’à tout autre.
Mais une vision n’apparaît pas simplement parce qu’on en a besoin, et
aucune ne vint à Neil. Il lui restait donc à tracer son propre chemin vers
Dieu.
À la réunion suivante du groupe de soutien des témoins de la visitation
de Nathanaël, il alla parler avec Benny Vasquez, l’homme dont la lumière
céleste avait effacé les yeux. Benny ne venait pas toujours. On l’invitait
désormais à prendre la parole dans d’autres réunions. Rares étaient les
visitations à laisser quelqu’un dépourvu d’yeux, car la lumière céleste ne
pénétrait dans le plan mortel que dans l’intervalle de temps très réduit où un
ange émergeait du Ciel ou y retournait ; un tel individu acquérait une
certaine célébrité, au point d’être très demandé comme conférencier par les
groupes religieux.
Benny était à présent aussi aveugle qu’un lombric. Non seulement ses
yeux et ses orbites avaient disparu, mais son crâne manquait même de
l’espace requis pour les accueillir : ses pommettes remontaient jusqu’à son
front. La lumière, qui avait amené son âme au plus près de la perfection
qu’il était possible de l’envisager sur le plan mortel, avait aussi déformé son
corps ; on tenait pour acquis que cela illustrait la fluidité extraordinaire des
enveloppes charnelles au Ciel. Dans les limites de l’expressivité qui
subsistait sur ses traits, Benny arborait toujours un sourire béat.
Neil espérait que l’autre pourrait, par ses propos, l’aider à aimer Dieu.
Benny décrivait la lumière céleste comme infiniment belle, spectacle d’une
majesté si absolue qu’il dissipait tous les doutes et fournissait à lui seul la
preuve irréfutable qu’il fallait aimer Dieu, axiome aussi évident que
1 + 1 = 2. Hélas, Benny avait beau user d’analogies pour décrire l’effet de
la lumière, il ne pouvait le reproduire par ses seuls mots. Les dévots
trouvaient ses descriptions palpitantes ; Neil, qui les jugeait vagues et
frustrantes, s’en fut donc chercher conseil ailleurs.
Accepte le mystère, disait le prêtre de sa paroisse. Si tu parviens à aimer
Dieu malgré tes questions sans réponse, tu ne t’en porteras que mieux.
Admets que tu as besoin de Lui, disait le livre de sagesse que Neil
acheta. Quand tu constateras que l’indépendance est une illusion, tu seras
prêt.
Soumets-toi totalement, disait le télévangéliste. Accueillir le tourment,
c’est révéler ton amour. Accepter ne t’apportera peut-être pas le
soulagement dans cette vie, mais la résistance ne fera qu’aggraver ton
châtiment.
Ces stratégies variées ont réussi à certains ; une fois conceptualisée,
chacune peut amener quelqu’un à la dévotion. Mais elles ne sont pas
toujours faciles à adopter, et Neil était de ceux qui les trouvaient
impossibles à mettre en œuvre.
Il finit par essayer de parler aux parents de Sarah, ce qui donnait la
mesure de son désespoir : il avait toujours entretenu avec eux des relations
tendues. Même s’ils aimaient leur fille, ils lui reprochaient souvent sa
discrétion en matière religieuse. Qu’elle épouse un homme qui n’avait rien
d’un dévot les avait aussi sérieusement choqués. Pour sa part, Sarah tenait
ses parents pour trop prompts à s’ériger en juges et leur désapprobation
envers Neil n’avait fait que conforter son opinion. Mais, à présent, il lui
semblait avoir quelque chose en commun avec eux – ils portaient tous le
deuil de Sarah, en fin de compte – et il se rendit à leur pavillon de banlieue
dans l’espoir qu’ils puissent contribuer à soulager son chagrin.
Il se trompait. Au lieu de lui témoigner leur sympathie, les parents de
Sarah lui reprochèrent la mort de leur fille. Ils en avaient décidé ainsi durant
les semaines qui avaient suivi son enterrement. Selon eux, elle leur avait été
enlevée pour lui adresser un message ; s’ils devaient endurer sa perte,
c’était parce qu’il avait manqué de dévotion. Ils avaient la certitude
désormais, malgré ses explications antérieures, qu’il souffrait d’une jambe
malformée par la volonté de Dieu et que, s’il avait accepté la réprimande
comme il le devait, Sarah aurait toujours été en vie.
Leur réaction n’aurait pas dû le surprendre : toute sa vie, on avait
attribué un sens moral à son handicap, même si Dieu n’en était pas
responsable. Maintenant qu’il avait subi une épreuve dont Dieu était bel et
bien responsable, certains ne pouvaient que songer qu’il la méritait. C’est
par hasard que Neil entendit exprimer cette opinion alors qu’il se trouvait le
plus démuni, et elle ne pouvait qu’avoir sur lui un impact formidable.
Quoique incapable de se résoudre à croire que ses beaux-parents avaient
raison, il en vint à se demander s’il ne l’aurait pas dû. Peut-être aurait-il
mieux valu vivre dans une fiction où le juste était récompensé et le pêcheur
châtié, même si les critères de la justice et du péché lui échappaient, que
dans une réalité où la justice n’existait pas. Il devrait endosser le rôle du
pêcheur, mensonge qui n’avait rien de réconfortant, mais cela lui offrirait la
seule récompense que son éthique lui refusait : croire que, de la sorte, il
retrouverait Sarah.
Parfois, même un mauvais conseil peut indiquer la bonne direction. Les
accusations de ses beaux-parents finirent ainsi par rapprocher Neil de Dieu.

Lorsqu’elle prêchait, on demandait parfois à Janice si elle avait toujours


souhaité avoir des jambes, et elle avait toujours répondu, en toute franchise,
que non. Elle était satisfaite de son sort. Parfois son interlocuteur relevait
qu’elle ne pouvait regretter ce qu’elle ignorait et qu’elle serait peut-être
d’un autre avis si, née avec ses jambes, elle les avait perdues par la suite.
Janice ne le niait pas. Mais elle pouvait affirmer qu’elle ne se sentait en rien
incomplète, ni n’éprouvait aucune jalousie envers les valides ; être cul-de-
jatte participait de son identité. Elle n’avait jamais cherché à acquérir des
prothèses, et, si une opération chirurgicale avait permis de la munir de
jambes, elle l’aurait refusée. Elle n’avait jamais envisagé l’éventualité que
Dieu les lui rende.
Un des effets secondaires inattendus de ce miracle, c’était l’attention
que les hommes lui accordaient désormais. Jadis, elle attirait ceux qui
fétichisaient les amputées ou souffraient d’un complexe de la sainteté ;
désormais, elle semblait plaire à toutes sortes d’hommes. Quand elle s’avisa
de l’intérêt que lui portait Ethan Mead, elle en conclut qu’il était de nature
romantique ; cette possibilité lui parut d’autant plus gênante que l’individu
en question était marié.
Ethan avait discuté avec Janice aux réunions du groupe de soutien, puis
assisté à ses conférences. Quand il lui suggéra un déjeuner, elle s’enquit de
ses intentions et il lui exposa sa théorie. Il ignorait comment leurs destins se
trouvaient liés ; il savait juste qu’ils l’étaient. Quoique sceptique, elle refusa
de rejeter l’hypothèse d’emblée. Ethan reconnut n’avoir aucune réponse aux
questions qu’elle se posait de son côté, mais se déclara prêt à tout pour
l’aider à les découvrir. Janice accepta avec réserve de l’aider dans sa quête
de sens et il promit de ne pas être un fardeau. Ils se rencontrèrent
régulièrement par la suite pour évoquer la signification des visitations.
La femme d’Ethan, Claire, s’inquiéta. Qu’il lui assure que Janice ne lui
inspirait nul sentiment amoureux n’apaisa pas ses craintes. Des
circonstances extrêmes pouvaient susciter des liens entre les individus, elle
le savait, et elle craignait que la relation, amoureuse ou non, de son époux
avec cette femme ne menace leur mariage.
Ethan suggéra à Janice qu’il pouvait l’aider à effectuer des recherches,
en sa qualité de bibliothécaire. Ni l’un ni l’autre n’avait jamais entendu
parler d’une occasion où Dieu aurait laissé Sa marque sur une personne lors
d’une visitation et la lui aurait retirée durant une visitation ultérieure. Ethan
se mit en quête de précédents, dans l’espoir qu’ils éclaircissent un peu la
situation. On connaissait des exemples d’individus recevant de multiples
guérisons miraculeuses au cours de leur vie, mais leurs maux ou leurs
handicaps étaient d’origine naturelle, et non impartis durant une visitation.
Un compte rendu évoquait un homme qui, frappé de cécité pour ses péchés,
aurait recouvré la vue après s’être amendé, mais qualifiait l’anecdote de
légende urbaine.
Même si l’anecdote avait une base authentique, elle ne fournissait aucun
précédent utile : les jambes de Janice lui avaient été retirées avant sa
naissance et ne pouvaient tenir lieu de châtiment pour une faute qu’elle
aurait commise. Quant à envisager que son handicap résultait d’une
punition pour un acte commis par son père ou sa mère, et sa guérison d’un
pardon, elle s’y refusait.
L’apparition de parents décédés l’aurait rassurée. Faute de cette vision,
elle tendait à croire que quelque chose clochait, mais elle doutait que se voir
rendre ses jambes constitue une punition. Il pouvait s’agir d’une erreur (elle
aurait bénéficié d’un miracle destiné à quelqu’un d’autre) ou d’une épreuve
visant à estimer comment elle réagirait si on lui en donnait trop. Dans un
cas comme dans l’autre, une seule ligne de conduite semblait s’imposer :
proposer en toute gratitude et humilité de restituer le don. Pour cela, elle
partirait en pèlerinage.
Les pèlerins voyageaient loin pour visiter les sites sanctifiés et attendre
une visitation avec l’espoir de bénéficier d’une guérison miraculeuse. Alors
que, dans le reste du monde, on pouvait passer sa vie sans observer la
moindre visitation, il suffisait parfois de quelques mois, voire de quelques
semaines, sur un site sanctifié. Les pèlerins savaient les chances minimes ;
parmi ceux qui restaient assez longtemps pour assister à une visitation, la
plupart n’en bénéficiaient pas. Mais ils se contentaient souvent de voir un
ange et rentraient chez eux mieux armés face à ce qui les attendait, qu’il
s’agisse d’un décès imminent ou d’une existence diminuée par un handicap.
Et, bien sûr, comme un petit nombre de pèlerins périssait toujours durant la
visitation, y survivre permettait à beaucoup de réévaluer leur situation.
Janice entendait accepter l’issue, quelle qu’elle soit. Si Dieu jugeait bon
de l’enlever, elle était prête. S’il lui reprenait ses jambes, elle s’en
retournerait à la tâche qu’elle avait toujours effectuée. S’il les lui laissait,
elle espérait recevoir la révélation dont elle avait besoin pour parler avec
conviction du cadeau qui lui avait été fait.
Elle espérait toutefois que le miracle s’inverserait et irait bénéficier à
quelqu’un qui en avait vraiment besoin. Elle ne suggéra à personne de la
suivre dans l’espoir de recevoir le miracle qu’elle entendait restituer, c’eût
été présomptueux, mais, en son for intérieur, elle tenait son pèlerinage pour
une requête au nom des nécessiteux.
Sa famille, ses amis restaient perplexes devant sa décision qu’ils
voyaient comme une remise en question des voies du Seigneur. À mesure
que la nouvelle se répandait, elle reçut bien des lettres de ses admirateurs,
exprimant qui le désarroi, qui la perplexité, qui l’admiration pour sa volonté
de sacrifice.
Ethan, pour sa part, soutenait Janice sans réserve et se sentait pris
d’exaltation. Il comprenait désormais le sens de la visitation de Rashiel telle
qu’elle s’appliquait à lui : l’indice qu’il était temps d’agir. Claire, sa femme,
s’opposa à son départ en arguant qu’elle n’avait aucune idée de la durée de
son absence, mais avait, ainsi que les enfants, besoin de lui. Cela le peinait
de devoir se priver de son soutien moral, mais il n’avait pas le choix. Il
partirait en pèlerinage et, lors de la visitation suivante, il découvrirait ce que
Dieu attendait de lui.

La visite de Neil à ses beaux-parents l’amena à revenir sur sa discussion


avec Benny Vasquez, dont la dévotion sans faille l’avait marqué, même s’il
n’avait pas retiré grand-chose de ses propos. Malgré les épreuves qui
attendaient Benny, son amour pour Dieu ne diminuerait jamais et, à sa mort,
il monterait au Ciel. Ce fait offrait à Neil un mince espoir, sous la forme
d’une opportunité qui lui semblait jusque-là si peu séduisante qu’il ne
l’avait jamais envisagée, mais, maintenant qu’il se retrouvait à court de
solutions, elle commençait à lui paraître plus indiquée.
Chaque site sanctifié voyait passer des pèlerins qui, plutôt que de
chercher une guérison miraculeuse, espéraient se baigner dans la lumière
céleste, car, à leur mort, ils seraient acceptés au Ciel, aussi égoïstes qu’aient
été leurs motivations. Les uns voulaient se laver de leurs doutes afin de
retrouver un être aimé, les autres avaient vécu dans le péché et entendaient
bien échapper aux conséquences.
Par le passé, on se demandait si la lumière céleste pouvait vaincre tous
les obstacles spirituels de manière à sauver une âme. Le débat avait pris fin
autour du cas de Barry Larsen, un violeur et tueur en série qui, alors qu’il
jetait le cadavre de sa dernière victime en date, avait assisté à une visitation
et aperçu la lumière céleste. Lors de son exécution, on avait vu son âme
monter vers le Ciel, au vif désespoir des familles des victimes. Les prêtres
avaient essayé de les consoler en leur assurant – sans l’ombre d’une preuve
– que la lumière céleste avait dû soumettre Larsen à l’équivalent de
plusieurs vies de pénitence en l’espace d’un instant, mais ils n’avaient guère
réconforté ces personnes outragées.
Cela constituait pour Neil une échappatoire, une réponse à l’objection
de Phil Soames ; c’était la seule manière d’aimer Sarah plus que Dieu et de
la retrouver pourtant. Il pouvait se montrer égoïste et accéder au Ciel.
D’autres l’avaient fait ; son tour viendrait peut-être. C’était injuste, sans
doute, mais c’était plausible.
D’instinct, Neil détestait cette idée ; cela équivalait pour lui à subir un
lavage de cerveau pour soigner une dépression. La perspective de changer
de personnalité au point de ne plus se reconnaître l’obsédait. Puis il se
rappela que chacun, au Ciel, avait subi une transformation comparable ; les
âmes sauvées ressemblaient à Benny Vasquez, sauf en ce qu’elles étaient
privées de leur corps, et non pas seulement de leurs yeux. Cela lui donna
une image plus précise de ce qu’il visait : devenir dévot sous l’action de la
lumière céleste ou par une vie entière d’efforts lui importait peu, car se voir
réuni à Sarah ne pouvait recréer ce qu’ils avaient partagé sur le plan mortel.
Le Ciel les changerait, et l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre se
mêlerait à celui que les âmes sauvées éprouvaient pour toute chose.
Cette prise de conscience n’entama en rien sa résolution de retrouver sa
femme. En fait, elle aiguisa son désir, car elle signifiait qu’il recevrait la
même récompense quel que soit le moyen employé pour l’obtenir ; le
raccourci conduisait à la même destination que l’itinéraire conventionnel.
En revanche, chercher la lumière céleste constituait un acte beaucoup
plus difficile, et beaucoup plus dangereux, qu’un pèlerinage ordinaire. Elle
ne filtrait qu’à l’instant où un ange abordait ou quittait le plan mortel ;
comme il n’y avait aucun moyen de prédire où il apparaîtrait, les chasseurs
de lumière devaient converger sur l’ange après son arrivée et le suivre
jusqu’à son départ. En outre, pour porter au maximum leurs chances de se
trouver dans l’étroit pilier de lumière céleste, ils le suivaient au plus près
durant sa visitation ; selon l’ange concerné, cela signifiait escorter
l’entonnoir d’une tornade, le front d’une inondation, ou l’extrémité en
expansion d’une crevasse qui fendait le sol. Les chasseurs de lumière
étaient bien plus nombreux à périr qu’à réussir.
Réunir des statistiques sur la destination finale des âmes des chasseurs
de lumière malheureux était une tâche des plus ardue, car ces échecs avaient
peu de témoins, mais le résultat semblait décevant. La différence n’aurait pu
être plus grande avec les pèlerins ordinaires qui mouraient sans recevoir la
guérison miraculeuse souhaitée ; si la moitié d’entre eux montaient au Ciel,
tous les chasseurs de lumière malheureux descendaient en Enfer. Les
individus qui partaient en quête de la lumière céleste étaient peut-être déjà
perdus, ou la mort dans de telles circonstances passait pour un suicide. Neil,
en tout cas, supputait qu’il lui fallait se préparer à accepter les conséquences
de sa décision.
Au fond, son projet équivalait à un pari fou qu’il jugeait à la fois
effrayant et séduisant. La perspective de poursuivre sa vie, de s’efforcer
d’aimer Dieu, lui paraissait de plus en plus exaspérante. Il risquait de
gâcher des décennies en tentatives infructueuses. Et il ne bénéficierait peut-
être même pas d’un tel délai ; comme on se plaisait à le lui rappeler depuis
peu, la visitation vous avertissait de préparer votre âme, car la mort pouvait
survenir à tout moment. Il risquait de périr d’un jour à l’autre et il n’avait
aucune chance, dans l’avenir proche, de trouver la dévotion par des
méthodes conventionnelles.
Étant donné son habitude d’éviter de suivre l’exemple de Janice Reilly,
il y a sans doute une certaine ironie dans le fait qu’il apprit le retournement
de situation la concernant. Il lisait son journal au petit déjeuner lorsqu’il
avisa un entrefilet sur le pèlerinage qu’elle projetait, et sentit la rage
l’envahir : combien de bénédictions faudrait-il pour la satisfaire ? Mais,
ensuite, il réfléchit. Si, quoique bénie, elle jugeait approprié de quérir l’aide
de Dieu pour accepter sa chance, il avait tout motif de l’imiter après avoir
pour sa part souffert d’infortune. Cela suffit à le décider une bonne fois
pour toutes.

Chaque site sanctifié occupait un cadre inhospitalier : sur un atoll en


plein océan, ou à six mille mètres d’altitude dans des montagnes. Celui que
Neil rejoignit se trouvait au centre d’un désert de boue craquelée, un lieu
désolé, mais plutôt facile d’accès et donc populaire auprès des pèlerins.
L’apparition d’un site sanctifié illustrait ce qui se passait lorsque les
royaumes céleste et terrestre entraient en contact : le paysage se couvrait
des cicatrices laissées par les flots de lave, les fissures béantes et les
cratères d’impact. La chiche végétation éphémère poussait dans l’intervalle
durant lequel une couche arable subsistait – déposée par les vents, les
inondations, puis érodée par un autre phénomène physique.
Pour se loger, les pèlerins créaient des villages temporaires de tentes et
de camping-cars ; ils estimaient quel endroit accroîtrait leurs chances de
voir l’ange et réduirait les risques de blessure ou de mort. Des barrages de
sacs de sable bâtis au cours des ans et renforcés au besoin offraient un
certain degré de protection. Un service d’assistance médicale et de lutte
contre l’incendie veillait à maintenir les sentiers dégagés pour les véhicules
de secours. Les pèlerins apportaient leur nourriture et leur eau, ou les
achetaient à des vendeurs qui réclamaient des prix exorbitants ; chacun
payait une taxe pour financer l’évacuation des déchets.
Les chasseurs de lumière disposaient tous d’un tout-terrain afin de
suivre l’ange sans trop de mal. Faute d’en posséder un, certains se
regroupaient à trois ou quatre. Neil ne voulait ni dépendre d’un autre, ni
endosser la responsabilité d’un passager. Pour ce qui risquait de constituer
le dernier acte de son existence terrestre, il entendait se débrouiller seul. Le
coût des funérailles de Sarah ayant vidé leur épargne, il vendit tous ses
biens pour s’acheter un véhicule convenable : un pick-up équipé de pneus
sculptés et d’amortisseurs de compétition.
Dès son arrivée, Neil imita les autres chasseurs de lumière, parcourant le
site de long en large à bord du 4 × 4 pour se familiariser avec la
topographie. Durant un de ces trajets, il rencontra Ethan qui lui fit signe de
s’arrêter ; sa voiture avait calé tandis qu’il revenait de l’épicerie la plus
proche, à cent vingt kilomètres de là. Neil l’aida à redémarrer, puis, sur son
insistance, le suivit jusqu’à son campement pour dîner. Janice rendait visite
à d’autres pèlerins quelques tentes plus loin. Il écouta poliment Ethan, qui
faisait chauffer des plats préparés sur un réchaud à gaz, lui raconter ce qui
l’avait pour sa part amené sur le site sanctifié.
Quand le nom de Janice Reilly surgit dans la conversation, Neil ne put
dissimuler sa surprise. Comme il n’avait aucune envie de rediscuter avec
elle, il prit congé aussitôt. Il était en train d’expliquer à un Ethan perplexe
qu’il avait oublié un engagement précédent quand elle arriva.
Quoique étonnée de le voir là, elle le pria de rester. Ethan expliqua qu’il
l’avait invité à dîner et Janice lui raconta où elle l’avait rencontré. Puis elle
demanda à Neil ce qui l’amenait sur le site sanctifié. Sitôt qu’il admit venir
en tant que chasseur de lumière, ils essayèrent de le pousser à renoncer. Ça
ressemblait à un suicide, selon Ethan, et il y avait toujours de meilleures
options que le suicide. Voir la lumière céleste n’était pas la solution, selon
Janice ; ce n’était pas ce que Dieu voulait de lui. Neil les remercia non sans
raideur pour leur sollicitude et s’en alla.
Durant les semaines d’attente, il passa toutes ses journées à explorer le
site ; on disposait de cartes, mais rien ne valait la reconnaissance sur le
terrain. Parfois, il croisait un chasseur de lumière – la grande majorité
étaient des hommes – visiblement expérimenté, et il lui demandait des
tuyaux pour la conduite sur tel ou tel type de terrain. Certains se trouvaient
là depuis plusieurs visitations et n’avaient ni réussi ni échoué lors de leurs
tentatives précédentes. Ils partageaient volontiers des informations sur la
meilleure manière de poursuivre un ange, mais ils ne se dévoilaient jamais.
Neil leur trouvait un ton de voix étrange, à la fois plein d’espoir et
désespéré. Il finit par se demander s’il avait le même.
Pour passer le temps, Ethan et Janice liaient connaissance avec les
pèlerins, qui réagissaient de diverses façons, jugeant Janice soit ingrate, soit
généreuse. Tous trouvaient l’histoire d’Ethan intéressante : il était l’un des
rares à chercher autre chose qu’une guérison miraculeuse. Le sentiment
général de camaraderie qui prévalait aidait chacun à supporter la longue
attente.
Neil roulait dans son pick-up lorsque des nuages noirs se massèrent au
sud-est et que la CB annonça le début d’une visitation. Il s’arrêta pour
mettre ses protège-tympans et son casque. Le temps qu’il s’équipe, des
éclairs jaillissaient et un chasseur de lumière proche de l’ange signalait qu’il
s’agissait de Barakiel, lequel semblait se diriger plein nord. Neil anticipa
sur sa trajectoire en virant vers l’est et écrasa l’accélérateur.
Il n’y avait ni vent ni pluie – que ces nuages noirs d’où tombait la
foudre. À la radio, d’autres chasseurs de lumière estimaient la direction et la
vitesse de l’ange. Neil obliqua vers le nord-est pour le devancer. Au début,
il parvint à évaluer la distance de l’orage en comptant combien de secondes
le tonnerre mettait à lui parvenir, mais, bientôt, la foudre tomba si
fréquemment qu’il n’arriva plus à apparier les bruits et les éclairs.
Il vit converger deux autres chasseurs de lumière. Ceux-ci se mirent à
rouler en parallèle vers le nord sur un terrain semé de cratères ; les
véhicules cahotaient en franchissant les petits et viraient pour éviter les
gros. Partout des éclairs de foudre frappaient le sol, mais ils semblaient
jaillir d’un point au sud de la position de Neil ; l’ange, qui se situait droit
derrière lui, se rapprochait.
Malgré les protège-tympans, le fracas était assourdissant. Neil sentait
ses poils se hérisser à mesure que l’électricité de l’air augmentait. Il ne
cessait de jeter des regards dans son rétroviseur pour voir où se trouvait
l’ange et de se demander s’il devait ralentir pour réduire l’intervalle les
séparant.
Les myriades d’images rémanentes dans son champ de vision le
gênaient pour discerner les vrais éclairs. Plissant les yeux afin de percer le
reflet aveuglant du rétroviseur central, il réalisa qu’il contemplait un unique
éclair, ondulant et ininterrompu. Il pencha son rétroviseur gauche pour
mieux voir et aperçut la source de l’éclair, une masse ignée confuse,
argentée parmi les nuages sombres : l’ange Barakiel.
Neil demeurait paralysé, fasciné par ce spectacle, quand sa voiture
franchit une crête abrupte, quitta le sol et s’écrasa contre un rocher avec un
impact si violent que son capot se froissa tel du papier d’aluminium.
L’intrusion du bloc-moteur dans l’habitacle lui fractura les deux jambes et
lui déchira l’artère fémorale. Lentement mais sûrement, il commença à se
vider de son sang.
Il n’essaya pas de bouger. Il n’avait pas mal pour l’instant, mais sentait
que le moindre mouvement le mettrait à la torture. À l’évidence, il était
coincé dans la carcasse ; et même libre de ses mouvements, il n’aurait pu
poursuivre l’ange Barakiel. Réduit à l’impuissance, il regarda l’orage sec
s’éloigner.
Soudain, Neil fondit en larmes. Torturé par le regret et le mépris de soi,
il se maudit d’avoir cru à son plan. Contre la vie sauve, il aurait supplié
qu’on lui accorde l’opportunité de tout recommencer et promis de passer le
restant de ses jours à apprendre à aimer Dieu s’il n’avait su que marchander
était impossible et qu’il était seul à blâmer. Il s’excusa envers Sarah d’avoir
gaspillé l’occasion de la retrouver et risqué sa vie sur un pari plutôt que
choisir la sécurité. Il espéra qu’elle comprendrait qu’il avait agi par amour
pour elle et qu’elle le pardonnerait.
À travers ses larmes, il vit une femme courir vers lui et reconnut Janice
Reilly. Il s’aperçut que son accident avait eu lieu à moins de cent mètres du
campement qu’elle partageait avec Ethan. Mais elle ne pouvait rien pour
lui ; il se vidait de son sang et savait qu’il ne survivrait pas jusqu’à l’arrivée
des secours. Il lui sembla qu’elle l’appelait, mais il y avait un tel vacarme
dans ses oreilles qu’il n’entendait plus rien. Il aperçut Ethan Mead derrière
elle ; lui aussi s’élançait vers le pick-up.
Puis un éclair jaillit. Janice bascula à la renverse, comme frappée d’un
coup de marteau. Neil la crut foudroyée, mais il se rendit compte que
l’orage avait déjà cessé. Quand elle se releva, il distingua sa tête entourée
de vapeur, son visage lisse, et comprit que la lumière céleste l’avait baignée.
Il leva la tête et ne vit que des nuages ; le pilier de lumière avait disparu.
Dieu, semblait-il, le torturait, non seulement en tenant hors de sa portée la
récompense pour laquelle il avait perdu la vie, mais aussi en l’attribuant à
quelqu’un qui n’en avait aucun besoin et n’en voulait pas. Dieu avait
gaspillé un premier miracle pour Janice, et voilà qu’il recommençait.
À cet instant, un autre rayon céleste creva la couverture nuageuse et
frappa Neil, piégé dans son véhicule.
La lumière lui perça la chair et lui cribla les os comme mille seringues
hypodermiques. Elle effaça ses yeux, de sorte qu’il devint non pas une
créature aveugle, mais une créature qui n’avait jamais été conçue pour
posséder le sens de la vue. Et, ce faisant, elle lui révéla toutes les raisons
pour lesquelles il devait aimer Dieu.
Il L’aima d’un amour absolu qui dépassait tout ce que les êtres humains
pouvaient éprouver les uns pour les autres. Qualifier ce sentiment
d’inconditionnel aurait été inadéquat, car le mot « inconditionnel » requérait
l’idée d’une condition et cette idée échappait à sa compréhension : l’univers
entier dans tous ses phénomènes était une raison explicite d’aimer Dieu.
Rien ne s’opposait à cet amour, rien ne manquait de pertinence à l’égard de
cet amour. Il n’existait que des motifs de remercier Dieu, de L’aimer. Neil
se rappela le chagrin qui l’avait poussé à cette aventure suicidaire, la
douleur, la terreur que Sarah avait éprouvées juste avant de mourir, et il
n’en aima Dieu que davantage, non en dépit de leurs souffrances, mais à
cause de leurs souffrances.
Il rejeta sa colère, ses doutes, ses questions. Il n’éprouvait que gratitude
pour la peine subie, que contrition de n’avoir pas reconnu comme tel le don
reçu, qu’euphorie face à la révélation octroyée. Il savait que la vie était une
récompense imméritée, que même les plus vertueux n’étaient pas dignes des
splendeurs du plan mortel.
Enfin, il avait éclairci le mystère, car il comprenait que tout, dans la vie,
était amour – même la souffrance ; surtout la souffrance.
Quelques minutes plus tard, Neil mourut vidé de son sang, et digne
d’être sauvé.
Et Dieu l’envoya quand même en Enfer.

Ethan vit tout cela. Il vit Neil et Janice recréés par la lumière céleste, et
il vit l’amour et la dévotion sur leur visage sans yeux. Il vit les cieux
s’éclaircir, le soleil reparaître. Attendant les secouristes, il tenait la main de
Neil et vit son âme quitter son corps et s’élever vers le Ciel – pour
descendre en Enfer.
Janice n’en vit rien, car ses yeux avaient disparu. Ethan fut le seul
témoin, et il se rendit compte que tel était le dessein de Dieu à son endroit :
qu’il suive Janice Reilly jusque-là et qu’il voie ce qu’elle ne pouvait voir.
Une fois établi les statistiques sur la visitation de Barakiel, il s’avéra que
dix personnes avaient péri : six chasseurs de lumière et quatre pèlerins
ordinaires. Neuf pèlerins bénéficièrent d’une guérison miraculeuse ; les
seuls individus qui virent la lumière céleste furent Janice et Neil. On
n’établissait pas de statistiques sur le nombre de pèlerins qui sentaient que
la visitation avait changé leur vie, mais Ethan se compta parmi eux.
À son retour chez elle, Janice a repris son œuvre évangélique, mais le
sujet de ses discours a évolué. Elle ne dit plus que les handicapés ont en eux
les ressources nécessaires pour se dépasser ; comme tout autre individu sans
yeux, elle parle de l’insoutenable beauté de la création divine. Nombre de
ceux que ses propos galvanisaient estiment avoir perdu un chef spirituel. Le
message d’une Janice handicapée était peu commun ; celui d’une Janice
sans yeux n’a rien que de très banal. Elle ne se soucie pas de la raréfaction
de son public, toutefois, tant sa conviction demeure totale, inébranlable.
Ethan a démissionné de son travail pour devenir prêcheur et raconter ses
expériences. Claire, sa femme, n’a pu accepter sa nouvelle mission et a fini
par le quitter en emmenant leurs enfants, mais il a accepté de poursuivre sa
route tout seul. Il a conquis bien des adeptes en leur narrant ce qui est arrivé
à Neil Fisk. S’il leur explique qu’il ne faut pas plus s’attendre à la justice
dans l’au-delà que sur le plan mortel, il n’entend pas les dissuader d’adorer
Dieu ; au contraire, il les y encourage. Selon lui, on ne doit pas aimer Dieu
sous le coup d’un malentendu ; si on veut L’aimer, on s’y prépare quelles
que soient Ses intentions. Dieu n’est pas juste, Dieu n’est pas bon, Dieu
n’est pas miséricordieux, et il convient de le savoir pour atteindre à la piété
véritable.
Neil a beau tout ignorer de ces sermons, il en comprend le message, car
son âme perdue incarne leurs enseignements.
Pour la plupart de ses habitants, l’Enfer ne diffère guère de la Terre ; le
principal châtiment qu’il leur inflige, c’est le regret de n’avoir pas
suffisamment aimé Dieu de leur vivant, ce que beaucoup endurent sans mal.
L’Enfer, cependant, ne présente pour Neil aucune ressemblance avec le plan
mortel. Le corps éternel dont il dispose possède deux jambes bien formées,
mais c’est à peine s’il en a conscience ; ses yeux lui ont été rendus, mais il
ne supporte pas de les ouvrir. De même que la lumière céleste lui a révélé la
présence de Dieu en toutes choses du plan mortel, elle lui a révélé Son
absence en toutes choses de l’Enfer. Tout ce que Neil voit, entend ou touche
lui est douleur, et, contrairement à ce qui se produit sur le plan mortel, cette
douleur n’est pas un aspect de l’amour de Dieu, mais bien une conséquence
de Son absence. Neil éprouve une souffrance pire que de son vivant, et sa
seule réaction est d’aimer Dieu.
Il aime toujours Sarah, elle lui manque toujours autant, et le fait de
savoir qu’il a manqué de si peu la rejoindre rend sa peine d’autant plus
intolérable. Il n’a pas été envoyé en Enfer à cause de ce qu’il a fait, il le
sait ; il n’y a aucune raison, aucun motif ultérieur à sa présence ici, il le sait
aussi. Rien de tout cela ne diminue son amour pour Dieu. S’il existait une
chance qu’il soit admis au Ciel et que sa souffrance cesse, il n’espérerait pas
en bénéficier ; de tels désirs ne lui viennent plus à l’esprit.
Il sait qu’à être loin du regard de Dieu, on est loin de Son cœur. Mais ses
sentiments demeurent intacts, car un amour inconditionnel ne demande rien,
pas même la réciprocité.
Et même s’il y a des années qu’il vit en Enfer et échappe au regard de
Dieu, Neil L’aime encore. Telle est la nature de la piété véritable.
AIMER CE QUE L’ON VOIT :
UN DOCUMENTAIRE

NOUVELLE TRADUITE PAR JEAN-PIERRE PUGI

« La beauté est une promesse de bonheur. »


STENDHAL
Tamera Lyons, étudiante en première année à Pembleton :
Ça me scie ! Ils auraient tout de même pu en parler, quand j’ai visité le
campus l’année dernière. Et maintenant que je débarque, voilà qu’ils
veulent rendre la calli obligatoire ! S’il y a un truc dont j’étais impatiente de
me débarrasser, à l’époque où j’allais au lycée, c’est bien ça… Pour être
enfin comme les autres, voyez ? Si j’avais su que je risquais de me coltiner
ça à l’université, j’aurais opté pour un autre établissement. J’ai comme
l’impression de m’être fait avoir.
J’aurai dix-huit ans la semaine prochaine, et j’irai immédiatement me
débarrasser de la calli. Je ne sais pas encore ce que je ferai s’ils la rendent
obligatoire. Pour l’instant, je me contente d’aborder les autres étudiants
pour leur dire : « Votez non. » Il y a probablement une campagne à laquelle
je pourrai participer.

Maria deSouza, étudiante en troisième année, présidente du Comité


estudiantin pour l’égalité en tout (CEET) :
Le but que nous nous sommes fixé est très simple. L’université de
Pembleton dispose d’un Code de conduite éthique établi par les étudiants
eux-mêmes, et tous les nouveaux arrivants doivent prendre l’engagement de
s’y conformer lors de leur inscription. Notre initiative vise à ajouter une
clause à ce code, c’est-à-dire leur imposer d’adopter la calliagnosie pendant
toute la durée de leur séjour parmi nous.
Ce qui a motivé cette initiative est la mise sur le marché de la dernière
version de Visage, ce logiciel qui permet de voir par l’entremise de son spex
à quoi ressembleraient les tiers après une intervention de chirurgie
esthétique. C’est devenu le passe-temps favori de certains et nous sommes
nombreux à en être choqués. Lorsque plusieurs personnes ont considéré
qu’il s’agit d’un symptôme révélateur d’un problème de société bien plus
profond, nous avons estimé que le moment était venu d’user de notre droit
d’initiative.
Car le problème de société en question est posé par le look. Il y a des
dizaines d’années que racisme et sexisme ne sont plus des sujets tabous,
mais les réticences restent toujours très grandes lorsqu’on aborde le thème
de l’apparence. Alors que le préjudice subi par ceux qui ont un physique
ingrat est indéniable dans la plupart des domaines. Il n’est pas nécessaire
d’y être incités par des tiers pour se livrer à une telle discrimination, ce qui
est déjà alarmant en soi, et au lieu de combattre cette tendance la société
moderne s’ingénie à la renforcer.
Éduquer les gens, leur permettre de prendre conscience de ce problème,
est essentiel mais insuffisant. C’est là que la technologie intervient. Il faut
assimiler la calliagnosie à une sorte de maturité assistée. Elle impose un
comportement qu’il faudrait avoir de façon naturelle, elle nous oblige à
faire abstraction des apparences et à découvrir ce qui se tapit au-dessous.
Nous considérons qu’il est grand temps de généraliser l’emploi de la
calli. Jusqu’à ce jour, les représentants de ce mouvement ont été
minoritaires sur tous les campus ; ils ne soutenaient qu’une association
parmi tant d’autres. Mais Pembleton est une université hors normes et ses
étudiants semblent prêts à adopter une mesure de ce genre. Si cette initiative
porte ses fruits, nous deviendrons un exemple pour tous les établissements
du pays et, en fin de compte, pour l’ensemble de notre société.

Joseph Weingartner, neurologue :


Le terme d’agnosie associative convient bien mieux que celui
d’aperception, car cette technique n’altère pas ce que nous voyons mais
seulement notre interprétation de ces images. Un calliagnosique perçoit
parfaitement un visage et peut différencier un menton pointu ou fuyant, un
nez droit ou busqué, une peau saine ou imparfaite. La seule différence, c’est
que relever ces caractéristiques ne s’accompagne d’aucune considération
d’ordre esthétique.
La calliagnosie est rendue possible par l’existence de certaines voies
neurales à l’intérieur du cerveau. Toutes les espèces animales ont des
critères qui leur sont propres pour déterminer le potentiel des reproducteurs
en puissance, et l’évolution les a dotées d’un « circuit » permettant de
procéder à une telle évaluation. L’interaction sociale des humains est
centrée autour du visage et nous sommes tout particulièrement sensibles à la
façon dont le potentiel de tel ou tel géniteur transparaît sur ses traits. Nous
en subissons les effets quand nous considérons qu’une personne est belle,
laide ou encore quelconque. La calliagnosie consiste à inhiber les circuits
neuraux consacrés à l’évaluation de ces caractéristiques.
L’évolution constante de la mode a tendance à nous faire oublier qu’il
existe des canons immuables de la beauté. Mais lorsqu’on demande à des
personnes de cultures différentes de classer des visages en fonction de leur
attrait, nous voyons apparaître des comportements très marqués. Nous
retrouvons des préférences pour certains types de visages même chez les
enfants en bas âge. Ce qui conduit à associer certains traits communs à un
concept de beauté universelle.
Le plus évident est probablement une peau saine. C’est l’équivalent du
plumage chatoyant d’un oiseau ou de la fourrure lustrée d’un mammifère.
Un épiderme parfait est un gage de jeunesse et de bonne santé, et sa valeur
est reconnue par toutes les cultures. L’acné n’est pas symptomatique d’un
problème préoccupant, mais les comédons le laissent supposer et c’est pour
cette raison que nous trouvons cela si désagréable.
Une autre caractéristique est la symétrie ; nous ne sommes peut-être pas
conscients des légères différences qui existent entre la partie gauche et la
partie droite d’un visage, mais diverses études révèlent que les individus
considérés comme les plus séduisants sont également les plus symétriques.
Et si la symétrie est un but vers lequel tendent nos gènes, il est très difficile
à atteindre en termes de développement ; toute cause extérieure de stress –
comme les carences nutritionnelles, les maladies, les parasitoses – provoque
de l’asymétrie. La symétrie est révélatrice d’une résistance accrue à de
telles agressions.
Les proportions faciales entrent aussi en ligne de compte. Nous sommes
attirés par ce qui se rapproche le plus de la moyenne au sein d’une
population donnée. Tout est donc fonction de l’ethnie à laquelle appartient
le sujet, mais être proche du juste milieu indique presque toujours une
bonne santé génétique. Les seuls écarts systématiquement considérés
positifs sont ceux liés aux hormones sexuelles, dont une accentuation est à
première vue révélatrice d’un excellent potentiel reproducteur.
Fondamentalement, la calliagnosie n’est rien de plus que l’absence de
réaction face à ces caractéristiques. Les calliagnosiques ne sont pas
aveugles à la mode ou aux normes culturelles de la beauté. Si le rouge à
lèvres noir est tendance, ce n’est pas la calliagnosie qui le fera oublier. Vous
ne pouvez plus dire si une femme ainsi maquillée est belle ou quelconque,
mais le fait que tout votre entourage se moque d’un individu au nez
volumineux influencera toujours votre comportement.
La calliagnosie ne peut en soi éliminer une discrimination fondée sur
l’apparence. Ce qu’elle apporte, en quelque sorte, c’est une réduction des
préjugés. Elle efface une prédisposition, la tendance à établir de telles
discriminations. Grâce à elle, enseigner aux gens à ne pas se laisser abuser
par les apparences cesse d’être une tâche insurmontable. Pour bien faire, il
faudrait disposer d’un groupe dont tous les membres ont adopté la
calliagnosie puis les socialiser afin qu’ils n’accordent plus aucune
importance à l’aspect.

Tamera Lyons :
On me demande souvent comment c’était, à Saybrook, ce qu’on ressent
quand on grandit sous calli. Entre nous soit dit, c’est pas vraiment gênant
pour un môme ; il est bien connu qu’on trouve toujours son milieu d’origine
absolument normal. Tous savaient que les autres voyaient des trucs qui nous
échappaient, mais c’était un simple sujet de curiosité.
Prenons mes amies et moi, par exemple. On essayait presque toujours de
déterminer qui était beau et qui ne l’était pas chaque fois qu’on se faisait
une toile. Nous pensions en être capables mais c’était faux, pas en fonction
de la physionomie des gens. Nous tenions compte des personnages : il y
avait le héros et son ami, et nous savions que le premier était
systématiquement plus séduisant que le second. À quelques exceptions près,
c’est vrai, mais on le voit tout de suite si c’est le genre d’histoire où le
physique de celui ou de celle qui a le premier rôle ne casse pas les barres.
Ça commence à poser des problèmes quand on grandit. Si vous avez des
copains qui vont dans d’autres écoles, vous vous sentez bizarre parce que
vous êtes sous calli et eux pas. Ils n’en font pas un fromage, notez bien,
mais ils vous rappellent à tout bout de champ qu’il y a des tas de trucs qui
vous échappent. Et vous commencez à avoir des accrochages avec vos
vieux, parce que c’est à cause d’eux que vous ne voyez pas le monde
comme il est. Et le leur faire comprendre c’est vraiment pas de la tarte,
croyez-moi !

Richard Hamill, fondateur de l’école Saybrook :


Saybrook est en fait une excroissance de notre coopérative d’habitation.
À l’époque, nous devions être deux douzaines de familles qui souhaitaient
fonder une communauté de personnes ayant les mêmes valeurs. Nous avons
organisé une réunion pour traiter de la possibilité de fonder une école
alternative pour nos enfants et l’un d’entre nous a cité le problème posé par
l’influence des médias sur la jeunesse. Tous les ados réclamaient des
interventions de chirurgie plastique pour ressembler à leurs idoles du
moment. La plupart des parents faisaient leur possible pour limiter les
dégâts, mais couper des jeunes gens du monde extérieur au sein d’une
culture obsédée par l’image est irréalisable.
La calliagnosie avait fait l’objet de nombreuses attaques et la justice
venait de trancher en sa faveur, et c’est pourquoi nous avons abordé ce
sujet. C’était une des possibilités qui s’offraient à nous. Pourquoi ne pas
essayer d’aménager un milieu où les gens cesseraient de se juger en
fonction de leur apparence ? Pourquoi ne pas tenter d’élever nos enfants au
sein d’un tel environnement ?
Au début, notre école était réservée aux enfants des familles de notre
coopérative d’habitation, mais d’autres écoles calliagnosiques
commençaient à faire parler d’elles et peu après des gens de tous les
horizons nous demandaient s’ils pouvaient inscrire leurs fils et leurs filles
sans appartenir pour autant à notre communauté. C’est ainsi que Saybrook
est devenue une école privée indépendante qui acceptait à peu près tous les
enfants à condition que leurs parents s’engagent à adopter la calliagnosie
pendant la durée de leur scolarité. C’est en fait une véritable société
calliagnosique qui s’est développée autour de ce projet.

Rachel Lyons :
Nous avons longuement réfléchi à la question, son père et moi, avant de
décider d’inscrire Tamera dans cette école. Nous avons rencontré des
membres de cette communauté, et leur façon de régler les problèmes posés
par l’éducation de leurs enfants nous a plu, mais c’est la visite de
l’établissement qui a été décisive.
Saybrook reçoit bien plus d’élèves au physique peu engageant – suite à
un cancer des os, de graves brûlures ou des malformations congénitales –
que les autres établissements d’enseignement. Les parents de ces enfants
sont allés s’installer dans cette coopérative d’habitation pour leur éviter
d’être traités en parias, et la mesure a été efficace. Lors de ma première
visite, par exemple, j’ai vu des mômes de douze ans élire leur président de
classe et désigner une fille dont la moitié du visage disparaissait sous des
cicatrices de brûlures. Elle n’avait aucun complexe. Elle était appréciée par
ses camarades, alors qu’ils l’auraient probablement frappée d’ostracisme
partout ailleurs. Et je me suis dit aussitôt : Voilà un milieu où Tamera
pourra s’épanouir.
On a conditionné les filles à croire que leur valeur est liée à leur
apparence. Ce qu’elles accomplissent est amplifié si elles sont jolies et
minimisé si elles ont un physique ingrat. Plus grave encore, on a persuadé
certaines d’entre elles que la beauté suffit pour réussir dans la vie et que
développer son intellect est par conséquent superflu. Je souhaitais protéger
Tamera contre ce genre d’influences.
Être jolie est une qualité passive, même quand on participe activement à
l’entretien de sa beauté. Je désirais que Tamera porte un jugement sur elle-
même en fonction de ce qu’elle était capable de réaliser tant avec son esprit
qu’avec son corps, pas en fonction de son physique. Je ne voulais pas la
voir sombrer dans la passivité, et je peux affirmer qu’elle ne l’a pas fait.

Martin Lyons :
Je me fiche que Tamera renonce à la calli dès sa majorité. Je n’ai jamais
eu l’intention de lui imposer mon point de vue. Mais passer le cap de
l’adolescence est fréquemment très stressant ; la pression qu’exerce
l’entourage peut broyer quelqu’un comme un gobelet en carton. Se soucier
de l’image qu’on donne de soi est une autre façon de se faire écraser, et tout
ce qui contribue à réduire le poids qui pèse sur les épaules est, à mon
humble avis, une excellente chose.
Acquérir de la maturité permet d’aborder plus sereinement les questions
de ce genre. On se sent bien dans sa peau, on a plus d’assurance, on est
décontracté. Qu’on soit beau ou moche, on l’accepte plus facilement. Il va
de soi que tous n’atteignent pas ce degré de maturité au même âge. Les uns
le font dès seize ans, d’autres n’y arrivent pas avant d’avoir la trentaine,
pour ne pas dire plus. Mais dix-huit ans… ça correspond à la majorité
légale, le moment où tous deviennent libres de leurs décisions, et il ne reste
alors qu’à s’en remettre à son enfant en espérant qu’il fera le bon choix.

Tamera Lyons :
C’est pour moi un jour qui sort de l’ordinaire. Agréable mais bizarre. Ce
matin, j’ai fait couper ma calli.
La désactivation a été facile. L’infirmière m’a mis ce casque après avoir
collé des électrodes sur ma tête, puis elle m’a montré un assortiment de
photos… des portraits. Après quoi, elle a pianoté pendant une minute sur
son clavier. Finalement, elle m’a annoncé : « J’ai déconnecté la calli », sans
plus de cérémonies. Je m’étais imaginé qu’on devait ressentir des tas de
trucs, en pareil cas, mais non ! Puis elle m’a remontré ces photos, pour voir
si ça avait fonctionné.
Quand j’ai regardé de nouveau ces gens, certains m’ont semblé…
différents. Comme s’ils étaient lumineux, plus nets ou un truc du même
genre. L’expliquer est plutôt coton. L’infirmière m’a montré les résultats des
tests : des enregistrements de la dilatation de mes pupilles, de la
conductivité de ma peau, des machins comme ça. Et les données grimpaient
en flèche chaque fois que j’avais sous les yeux un de ces visages qui me
paraissaient différents. Elle m’a expliqué qu’il s’agissait des personnes
considérées comme les plus belles du lot.
Elle a ajouté que j’étais désormais sensible au physique des tiers mais
qu’il faudrait attendre un peu avant que mon propre aspect suscite en moi
des réactions. Nous sommes trop habitués à nous voir dans une glace pour
pouvoir porter immédiatement un jugement sur nous-mêmes.
Et c’est exact, je n’ai eu aucune réaction quand j’ai vu mon reflet pour
la première fois. Depuis mon retour, les étudiants que je croise sur le
campus me semblent différents, mais je n’ai toujours pas réagi en ce qui me
concerne. Je me suis regardée dans tous les miroirs devant lesquels je suis
passée, aujourd’hui. Je me disais que j’étais laide et que ça allait me sauter
aux yeux d’un instant à l’autre, comme une crise d’urticaire, ce genre de
trucs. J’attendais quelque chose, mais il ne s’est absolument rien produit.
J’en conclus que je ne dois pas être très moche, parce qu’autrement je
l’aurais remarqué, mais aussi que je ne suis pas très jolie. Tout indique que
je suis quelconque, voyez ? Dans la moyenne. Je n’ai pas à me plaindre,
notez bien.

Joseph Weingartner :
Provoquer une agnosie équivaut à simuler une lésion cérébrale
spécifique. Nous y parvenons en utilisant un médicament programmable
appelé le neurostat, un produit qu’on pourrait comparer à un anesthésique
hautement sélectif dont nous contrôlons de façon dynamique tant
l’activation que les cibles. Nous le rendons actif ou inactif en diffusant des
signaux par l’entremise d’un casque dont se coiffe le sujet. Nous
fournissons également des informations de positionnement somatique afin
que les molécules de neurostat déterminent leurs coordonnées par
triangulation. Cela nous permet de ne les activer que dans des secteurs
spécifiques de la masse cérébrale, pour maintenir les impulsions nerveuses
en deçà d’un seuil donné.
À l’origine, ce médicament servait à contrer les crises d’épilepsie et
soulager des douleurs chroniques ; il était prescrit pour les cas les plus
graves car il n’avait pas les effets secondaires des produits qui agissent sur
l’ensemble du système nerveux. Par la suite, différents protocoles ont été
développés pour les troubles obsessionnels compulsifs, les conduites
addictives et autres problèmes apparentés. Simultanément, le neurostat est
devenu un outil inestimable pour l’étude de la physiologie cérébrale.
Une des méthodes classiques d’étude de la spécialisation des fonctions
cérébrales consiste à répertorier les déficits attribuables à telle ou telle
lésion. Cette technique a naturellement ses limites, car les lésions dues à des
blessures ou des maladies affectent fréquemment des secteurs aux fonctions
multiples. En revanche, le neurostat peut être activé dans des zones
microscopiques du cerveau où il simule des lésions trop localisées pour
avoir des origines naturelles. Et il suffit de désactiver le neurostat pour que
la « lésion » en question disparaisse et que les fonctions redeviennent
aussitôt normales.
C’est ainsi que les neurologues ont pu reproduire une vaste palette
d’agnosies. Dans le cas qui nous intéresse, la plus significative est la
prosopagnosie, autrement dit l’incapacité de reconnaître les gens en
fonction des traits de leur visage. Les prosopagnosiques ne peuvent
identifier leurs amis ou leurs proches qu’à leur voix ; ils ne sont même pas
capables de se désigner sur une photographie de groupe. Ce n’est pas un
problème de cognition ou de perception ; ils déterminent qui est qui à la
coupe de cheveux, à la tenue vestimentaire, au parfum ou même à la
démarche. Non, la carence ne concerne que les visages.
La prosopagnosie nous apporte la preuve spectaculaire que notre
cerveau a un « circuit » dédié à l’analyse visuelle des visages ; nous
accordons au faciès bien plus d’importance qu’à tout le reste. Et
l’identification des traits n’est qu’une des facettes de l’étude que nous
effectuons ; il existe des circuits apparentés qui dissèquent les expressions
et d’autres qui enregistrent l’orientation des regards.
Une des choses les plus intéressantes au sujet des prosopagnosiques,
c’est qu’ils ont une opinion personnelle de l’aspect attirant ou repoussant
d’un visage, même s’ils ne peuvent pas le reconnaître. Lorsqu’on leur
demande de trier des portraits en fonction de leur beauté, ils les classent
plus ou moins de la même façon qu’une personne normale. Des expériences
effectuées avec du neurostat ont permis à des chercheurs d’identifier le
circuit neurologique responsable de la perception de la beauté d’une
physionomie et, à partir de cette découverte, de mettre au point la
calliagnosie.

Maria deSouza :
Le CEET a fourni des casques de programmation de neurostat
supplémentaires au dispensaire des étudiants et pris des dispositions pour
que toute personne qui le souhaite puisse bénéficier de la calliagnosie. Il
n’est plus nécessaire de prendre rendez-vous, il suffit de pousser la porte.
Nous encourageons vivement tous les étudiants à faire un essai d’une
journée, afin d’avoir une idée précise de ce dont il s’agit. Ne plus considérer
les gens beaux ou laids est de prime abord un peu bizarre, mais on découvre
rapidement les effets positifs lors des rapports avec les tiers.
De nombreux individus craignent que la calli ne détruise leur libido, ou
d’autres pulsions, mais la beauté physique n’est qu’un des composants de
l’attrait de quelqu’un. Quel que soit son aspect, son comportement a bien
plus d’importance ; ses paroles et sa façon de réagir en votre présence. Par
exemple, une des choses qui m’attirent le plus chez un garçon est l’intérêt
qu’il me porte. C’est comme une boucle qui s’alimente toute seule ; vous
remarquez son regard, il constate que vous lui prêtez attention et ça fait
boule de neige. La calli n’y change rien. Entre aussi en ligne de compte un
processus chimique phéromonal qu’elle n’affecte absolument pas.
Que la calli rende tous les visages identiques est une inquiétude citée
très fréquemment. C’est une autre peur privée de fondement. Les traits
d’une personne reflètent sa personnalité et, s’il y a une chose que réalise la
calli, c’est bien de mettre celle-ci en évidence. Connaissez-vous ce vieil
adage selon lequel nous devenons responsables des réactions que nous
suscitons, au-delà d’un certain âge ? La calli en apporte la preuve. Certains
visages sont totalement neutres, surtout chez des jeunes gens considérés
comme séduisants. Sans leur physique avantageux, ils manqueraient
singulièrement d’intérêt. Mais un faciès ayant du caractère conserve toute
sa beauté, pour ne pas dire que son attrait est rehaussé par le temps. Un peu
comme si cela permettait à des choses plus importantes que les apparences
de transparaître.
J’en connais qui s’inquiètent d’une obligation d’adopter cette mesure. Il
n’en a jamais été question. Il est exact que des logiciels indiquent avec plus
ou moins de fiabilité si telle ou telle personne est ou non sous calli en
procédant à une analyse de ses mouvements oculaires. Mais il faut pour cela
disposer d’un monceau de données. C’est réalisable, mais pas souhaitable.
Et inutile, car après avoir fait un essai tous seront conscients des avantages.

Tamera Lyons :
Voyez-moi ça, je suis jolie !
C’est super ! Ce matin, juste après mon réveil, je me suis précipitée
devant la glace ; j’étais comme une gosse le matin de Noël ou un jour
comme ça. Mais rien, j’ai trouvé mon visage quelconque ! Un peu plus tard
j’ai remis ça en… (rires), j’ai remis ça en essayant de me prendre par
surprise ! Je me suis approchée en catimini du miroir, mais ça n’a rien
donné non plus. J’étais déçue. Je m’étais résignée à subir mon destin.
Mais cet après-midi je suis sortie avec ma camarade de chambre, Ina, et
deux autres filles de notre résidence universitaire. Je n’avais dit à personne
que j’avais fait couper ma calli, parce que je voulais m’y accoutumer à mon
rythme. Nous sommes allées dans ce snack, celui qui est à l’autre bout du
campus, un établissement où je n’avais encore jamais mis les pieds. Nous
étions assises à une table et, tout en bavardant, je regardais à droite et à
gauche pour découvrir ce que m’inspiraient les gens à présent que je n’avais
plus la calli. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué cette fille qui me
dévisageait et que je me suis dit : « Elle est vraiment mignonne, celle-là ! »
Puis… (autres rires), vous allez trouver ça idiot, mais j’ai pris conscience
que j’avais en face de moi un grand miroir et que je voyais mon reflet !
Je ne pourrais pas décrire ce que j’ai ressenti ; j’étais tellement soulagée
que je souriais comme une débile, c’était plus fort que moi ! Ina a voulu
savoir ce qui me rendait si joyeuse, et je me suis contentée de secouer la
tête. Je suis allée aux toilettes, pour m’admirer dans une glace aussi
longtemps que j’en avais envie.
C’est une chouette journée. J’adore mon look ! Ouais, il est génial !

Jeff Winthrop, étudiant en troisième année, s’exprimant lors d’un débat :


Je ne conteste pas qu’il soit injuste de juger les gens sur leur physique,
mais se « crever les yeux » n’est pas une solution. La clé du problème, c’est
l’éducation.
La calli élimine le bien tout autant que le mal. Elle n’agit pas
uniquement quand il existe un risque de discrimination ; elle fait disparaître
toute forme de beauté. La plupart du temps, contempler un joli minois ne
nuit à personne. La calli ne permet pas d’établir de telles distinctions,
contrairement à l’éducation.
Certains voudraient savoir ce qui se passera quand ces techniques auront
été perfectionnées. Un jour, les spécialistes grefferont peut-être un système
expert dans notre cerveau, un conseiller qui nous demandera « Est-ce une
situation appropriée pour appréhender la beauté ? Si oui, profites-en ; sinon,
ignore ce que tu as sous les yeux. » Serait-ce un progrès ? S’agirait-il de
cette « maturité assistée » dont on nous rebat les oreilles ?
Non, certainement pas ! Ce ne serait pas acquérir de la sagesse mais
aliéner notre libre arbitre. Pour se targuer d’être mature, il faut relever les
différences et les juger sans importance. Il n’existe pour cela aucun
raccourci technologique.

Adesh Singh, étudiant en troisième année, s’exprimant lors du même débat :


Personne ne suggère de charger un système expert de prendre des
décisions à notre place. Ce qui rend la calli idéale, c’est justement que le
changement est quasi imperceptible. Nous restons maîtres de toutes nos
décisions, rien ne nous est interdit ! Quant à la maturité, opter pour cette
solution démontre qu’on en possède.
Nous savons tous qu’il n’y a aucun lien entre la beauté physique et le
mérite, et nous le devons effectivement à notre éducation. Mais, même en
ayant les meilleures intentions du monde, nous ne perdons pas pour autant
tous nos préjugés. Nous nous efforçons d’être impartiaux, de ne pas nous
laisser influencer par les apparences, mais nous ne pouvons pas réprimer
nos réactions instinctives et ceux qui soutiennent le contraire prennent leurs
désirs pour des réalités. Pour en obtenir la preuve, il suffit de nous
demander si nos réactions sont identiques face à une personne que nous
trouvons attirante et une autre que nous jugeons profondément antipathique.
Toutes les analyses conduisent aux mêmes conclusions. L’apparence est
un atout ou un handicap. Imaginer que les individus qui présentent bien sont
plus compétents, plus honnêtes, plus méritants que les autres est plus fort
que nous. Rien de tout cela n’est exact, mais nous en sommes persuadés.
La calli ne nous dissimule rien, c’est la beauté qui nous aveugle. La calli
se contente de nous révéler ce qui se tapit au-dessous.

Tamera Lyons :
Je m’intéresse à présent aux beaux mecs que je croise sur le campus.
C’est drôle ; dingue mais amusant. Par exemple, je traînais l’autre jour à la
cafétéria quand j’ai vu ce type assis à deux tables de moi. Je ne le
connaissais pas, mais je me tournais à tout bout de champ pour le zyeuter.
Je n’ai rien de particulier à dire sur son visage, sauf qu’il me fascinait. Un
peu comme si c’était un aimant et que mes yeux étaient des aiguilles de
boussole.
Je n’ai eu qu’à le contempler un bon moment pour me convaincre que
c’était un garçon super ! J’ignore tout de lui, je n’ai même pas pu entendre
ce qu’il disait à ses copains, mais j’aurais donné n’importe quoi pour mieux
le connaître. C’est un truc vraiment bizarre… et agréable.

Extrait d’une émission d’EduNews diffusée sur l’American College


Network :
En ce qui concerne l’initiative réclamant l’adoption de la calliagnosie à
Pembleton, EduNews a reçu des preuves que l’agence de relations
publiques Wyatt-Hayes a rémunéré quatre étudiants de cette université afin
qu’ils tentent de dissuader leurs camarades de la soutenir sans pour autant
révéler qu’ils avaient des liens avec cette entreprise. Dans un mémo interne,
les responsables de l’agence ont lancé une campagne de recrutement
« d’étudiants ayant un physique avantageux et une excellente réputation ».
Figurent parmi les preuves de ces agissements des virements de sommes
substantielles à des élèves de Pembleton.
Contactée au sujet de cette affaire, la direction de Wyatt-Hayes s’est
contentée d’émettre de vives protestations contre cette violation de son
système informatique interne.

Jeff Winthrop :
Oui, il est exact que j’ai reçu un dédommagement de Wyatt-Hayes, mais
on ne peut pas m’accuser d’être un vendu vu que j’étais libre de dire tout ce
qui me passait par la tête. Cette petite contribution m’a simplement permis
de consacrer à la campagne anticalli un peu plus de temps que si j’avais dû
donner des cours particuliers pour financer mes études. Tout ce que j’ai fait,
c’est exprimer sincèrement le fond de ma pensée, autrement dit déclarer
qu’opter pour la calli serait une très mauvaise idée.
Deux représentants du mouvement anticalli m’ont demandé de ne plus
m’exprimer en public sur le sujet, parce qu’ils estiment que ce serait
désormais préjudiciable à notre cause. Je regrette cette prise de position car
il s’agit là d’une attaque personnelle, ce qui ne devrait absolument pas
influencer ceux qui trouvaient mes propos pleins de bon sens. J’ai
conscience que certaines personnes ne peuvent établir de telles distinctions,
mais je ferai malgré tout mon possible pour continuer de soutenir notre
cause.

Maria deSouza :
Ils n’auraient pas dû nous cacher qu’ils étaient rémunérés par cette
agence ; nous connaissons tous des personnes qui défendent tel ou tel point
de vue par intérêt. Mais il suffit désormais de critiquer l’initiative pour être
immédiatement suspecté d’être un vendu. Le choc en retour a porté un
sérieux coup à nos adversaires.
Nous nous sentons flattés que des gens haut placés aient fait appel à une
agence de relations publiques pour tenter de nous contrer. Nous n’avons
jamais caché que nous espérons influencer les étudiants d’autres universités
et les mesures que ces grandes sociétés ont prises à notre encontre
démontrent qu’elles nous en jugent capables.
Nous avons invité le président de l’Association nationale de calliagnosie
à venir s’exprimer sur le campus. Nous hésitions à porter ce débat sur un
plan national, car l’ANC a d’autres préoccupations que les nôtres ; elle
s’inquiète principalement de l’utilisation intensive que les médias font de la
beauté alors que le CEET se soucie avant tout d’égalité sociale. Mais,
compte tenu de la réaction des étudiants face à l’intervention de l’agence
Wyatt-Hayes, l’ingérence des médias nous incite à changer de cap.
Exploiter l’indignation suscitée par les agissements des publicitaires devrait
nous permettre de faire adopter notre proposition. Nous aurons bien le
temps de militer pour l’égalité sociale par la suite.

Extrait du discours prononcé à Pembleton par Walter Lambert, président de


l’Association nationale de calliagnosie :
Je comparerai cela à la cocaïne. Prenons les feuilles de coca sous leur
forme naturelle… Certains peuples ont coutume d’en mastiquer sans que
cela pose le moindre problème. En revanche, il suffit de la raffiner, de la
purifier, pour obtenir une substance qui titille nos récepteurs de plaisir avec
une intensité qui n’a plus rien de naturel. C’est à ce stade qu’elle devient
addictive.
La beauté a été sublimée de façon comparable par les publicitaires.
L’évolution nous a dotés d’un circuit de sensibilisation à ce qui est
esthétique – ce que nous appelons le détecteur de satisfaction du cortex
visuel – dont l’utilité était indéniable à l’époque où l’homme évoluait dans
son milieu d’origine. Mais prenez une personne qui a un teint et des
proportions irréprochables, ajoutez quelques retouches et un maquillage
réalisé par des professionnels, et vous n’êtes plus confronté à de la beauté
sous sa forme naturelle. Vous avez devant vous une beauté de qualité
pharmaceutique, la coke de l’apparence.
Les biologistes parlent de « stimulus supra normal ». Si vous montrez à
un oiseau femelle un œuf en plastique géant, elle abandonnera ses propres
œufs pour couver celui-ci. Les publicistes de Madison Avenue ont saturé
notre environnement de tels stimuli, ces drogues visuelles. Nos capteurs de
beauté reçoivent plus d’informations que l’évolution ne les y a préparés ;
nous en voyons chaque jour bien plus que nos ancêtres ne l’ont fait dans
toute leur existence. Et le résultat, c’est que tant de beauté sape lentement
nos existences.
Comment ? De la même façon que toutes les autres drogues : en
modifiant nos rapports avec notre entourage. Le physique des gens que
nous côtoyons chaque jour nous laisse insatisfaits, car ils ne peuvent être
comparés à des top models. Les images bidimensionnelles posaient déjà un
problème, mais avec le spex les publicitaires ont la possibilité de placer sur
notre chemin une Vénus ou un Adonis capable d’établir un contact oculaire
avec nous. Les concepteurs de logiciels bureautiques mettent à notre
disposition de véritables déesses pour nous rappeler nos rendez-vous. Sur le
plan sexuel, nous connaissons tous des personnes qui préfèrent avoir des
partenaires virtuels plutôt qu’en chair et en os, mais elles ne sont pas les
seules à être affectées par ce phénomène. Plus nous côtoyons de
magnifiques créatures digitales, plus nos rapports avec notre entourage se
dégradent.
Fuir ces images est devenu impossible, dans le monde moderne. Nul ne
pourrait se débarrasser de cette habitude, parce que la beauté est un
stupéfiant qui nous agresse sitôt que nous ouvrons les yeux.
Jusqu’à présent, à tout le moins. Il est désormais possible de se doter de
lunettes filtrantes qui nous protègent de cette drogue sans nous frapper de
cécité pour autant. Je parle de la calliagnosie. Certains considèrent que cette
solution est excessive, mais je la considère parfaitement équilibrée. On
utilise la technologie pour nous manipuler en jouant sur nos réactions
émotionnelles. Nous servir des mêmes méthodes pour nous défendre est de
bonne guerre.
L’opportunité de réaliser une chose qui modifiera le cours de l’histoire
de l’humanité s’offre à vous. Les étudiants de Pembleton ont toujours été à
l’avant-garde des mouvements progressistes ; ce que vous déciderez sera un
exemple pour tout le pays. En votant pour cette proposition, en apportant
votre soutien à la calliagnosie, vous proclamerez aux publicitaires que la
jeunesse américaine refuse de se laisser plus longtemps mener par le bout
du nez.

Extrait d’une émission d’EduNews :


Suite au discours de Walter Lambert, président de l’ANC, les sondages
indiquent que 54 % des étudiants de Pembleton soutiennent l’initiative en
faveur de l’adoption de la calliagnosie sur le campus. Des sondages
effectués sur le plan national révèlent que 28 % des étudiants du pays sont
favorables à l’extension d’une telle mesure dans leur propre établissement,
soit un bond de 8 % par rapport au mois précédent.

Tamera Lyons :
Je trouve qu’il a poussé le bouchon un peu loin, en comparant ça à la
coke. Vous pourriez me citer un camé qui revendrait sa blanche pour se
payer un fixe de pub, vous ?
Mais il a marqué un point en parlant des acteurs et des gens ordinaires.
Nous ne les considérons pas supérieurs à nous, mais ils nous fascinent.
L’autre jour, par exemple, je suis allée relever mes e-mails au foyer du
campus. J’ai vu cette pub dès que j’ai mis mon spex. Pour ce shampooing…
Jouissance, je crois. Je la connaissais déjà, mais elle était sacrément
différente, sans calli. La fille était si… Je ne réussissais pas à la quitter des
yeux. Attention, je ne dis pas qu’elle m’a fait le même effet que le mec vu à
la cafète ; je n’aurais pas viré ma cuti pour autant. Non, c’était plutôt
comme… comme contempler un coucher de soleil ou un feu d’artifice.
Je suis restée plantée là pour visionner cette pub quatre ou cinq fois de
suite. J’en voulais encore. Je n’aurais jamais cru qu’un être humain pouvait
être aussi, voyez, fascinant.
Mais je ne vais pas pour autant m’isoler de mon entourage et regarder
des pubs à longueur de temps. Bien que ce soit très intense, on ne peut pas
comparer cette expérience à une interaction avec quelqu’un de réel. Et il ne
faut pas compter sur moi pour acheter tout ce qu’ils essayent de nous
fourguer. Je ne prête même pas attention aux produits. J’estime seulement
que voir des gens si beaux est fantastique.

Maria deSouza :
Si je l’avais connue plus tôt, j’aurais tout fait pour convaincre Tamera de
rester sous calli. Ce qui n’aurait probablement servi à rien, car elle semble
fermement ancrée dans sa décision. Même ainsi, elle nous offre un parfait
exemple des avantages de cette technique. C’est évident, lorsqu’on
s’entretient avec elle. Quand je lui ai dit qu’elle avait de la chance, elle m’a
demandé : « Parce que je suis belle ? » sans ressentir la moindre gêne.
Comme si nous parlions d’autre chose. Pouvez-vous imaginer une femme
qui n’a pas grandi sous calli tenir de tels propos ?
Tamera n’a aucun complexe, elle n’est ni vaniteuse ni gênée, et elle peut
se qualifier de belle sans le moindre embarras. Tout laisse supposer qu’elle
est effectivement très jolie. En présence de nombreuses femmes au
physique avantageux, je décèle dans leurs manières une indéniable
prétention. Ce n’est pas le cas de Tamera. Lorsqu’elles ne font pas montre
de fausse modestie, ce qui saute également aux yeux. Tamera n’entre pas
non plus dans cette catégorie. Sa simplicité est authentique. Et elle ne
pourrait pas se comporter ainsi si elle n’avait pas bénéficié de la calli tout
au long de son enfance. J’espère simplement qu’elle ne changera pas.

Anna Lindstrom, étudiante en deuxième année :


Toute cette histoire de calli, ça fout vraiment les boules ! J’adore ça,
quand les garçons me dévorent des yeux, et je serais vraiment déçue s’ils ne
le faisaient plus.
Je pense que c’est un truc imaginé par ceux et par celles qui, entre nous
soit dit, sont plutôt moches. Pour se débarrasser de leurs complexes, ils
veulent punir ceux qui sont bien dans leur peau. Et ça, c’est injuste !
Quelle fille ne voudrait pas être belle, si elle avait le choix ? Demandez-
leur, demandez à celles qui sont derrière tout ça, et je connais déjà leur
réponse. D’accord, c’est entendu, il y a toujours des pauvres mecs qui ne
nous lâchent pas la grappe. On trouve des cons partout, mais c’est la vie. Si
les scientifiques découvrent un jour un moyen d’inhiber les circuits de la
connerie humaine, je voterai pour.
Jolene Carter, étudiante en troisième année :
Je soutiens cette initiative parce que j’estime que ce sera un sacré
soulagement pour tout le monde, si tous passent sous calli.
Comme j’ai un physique assez agréable, les gens sont gentils avec moi
et j’avoue que j’apprécie, mais ça me donne mauvaise conscience car je n’ai
rien fait pour le mériter. Je suis flattée que les hommes me prêtent attention,
mais établir des rapports authentiques avec eux est difficile. Chaque fois
qu’un type me plaît, je me demande s’il s’intéresse à celle que je suis
vraiment ou à mon physique. Le déterminer est difficile, car tout est
toujours tout rose au début, pas vrai ? C’est seulement au bout d’un certain
temps qu’on découvre si c’est sérieux. Comme avec mon dernier copain. Il
n’était heureux que si j’avais un look d’enfer. Je ne pouvais jamais me
laisser aller. Le temps de prendre conscience qu’il ne me voyait pas telle
que j’étais, je m’étais attachée à lui et la rupture a été pénible.
Il y a aussi ce qu’on ressent en présence d’autres femmes. Je ne pense
pas que la plupart d’entre elles aiment ça, mais nous nous comparons
constamment les unes aux autres. J’ai parfois l’impression de participer à
une compétition alors que j’aimerais pouvoir souffler un peu.
J’ai envisagé d’opter pour la calli, mais je me dis que ça ne changera pas
grand-chose… sauf si tout le monde en fait autant ; être la seule sous calli
ne modifierait rien au comportement de mon entourage. Mais si tous les
étudiants du campus se retrouvent dans le même panier, c’est avec plaisir
que je me joindrai à eux.

Tamera Lyons :
J’ai montré à Ina mes photos du lycée et elle m’a vue avec Garrett, mon
ex. Ina m’a posé des tas de questions sur lui, et j’ai satisfait sa curiosité. Je
lui ai expliqué que nous sommes restés ensemble d’un bout à l’autre de la
terminale, que je l’aimais à la folie et que je souhaitais qu’on vive
ensemble, mais qu’il a voulu reprendre sa liberté pour pouvoir sauter autant
de filles qu’il voudrait une fois à la fac. C’est alors qu’elle m’a lancé : « Tu
veux dire que c’est lui qui a cassé ? »
L’inciter à préciser le fond de sa pensée m’a pris du temps et j’ai dû lui
promettre, à deux reprises, de ne pas me fâcher. Finalement, elle m’a
déclaré que Garrett n’est pas du genre à faire baver les filles. Je le considère
dans la moyenne, vu que je ne le trouve pas différent depuis l’arrêt de la
calli. Mais Ina m’affirme qu’il n’est pas terrible.
Elle a déniché des photos de deux types auxquels elle le compare et je
dois avouer qu’il y a mieux. Je dirais même qu’ils font un peu débiles. J’ai
regardé plus attentivement une photo de Garrett. Il est vrai qu’il leur
ressemble, sauf que lui… il est mignon. À mes yeux, en tout cas.
Je suppose que ce qu’on dit est vrai : l’amour est un peu comme la calli.
Quand on a des sentiments pour quelqu’un, on ne le voit pas tel qu’il est. Je
ne considère pas Garrett comme le font les autres, à cause des sentiments
qu’il m’inspire toujours.
Ina n’en revient pas qu’un type dans son genre ait pu rompre avec une
fille comme moi. Elle affirme que si nous n’avions pas fréquenté une école
où la calli était obligatoire, je ne me serais probablement jamais intéressée à
lui. Un peu comme si nous appartenions à des catégories différentes.
C’est dingue, non ? Quand nous sortions ensemble, Garrett et moi,
j’estimais que nous étions faits l’un pour l’autre. Attention, je ne dis pas que
je crois au destin, mais il y avait un truc vraiment super entre nous ! L’idée
que nous aurions pu fréquenter le même lycée sans seulement nous
remarquer si nous n’avions pas eu la calli me perturbe. Je sais qu’Ina ne
peut pas en être certaine, mais je n’ai pas non plus la certitude qu’elle se
trompe.
Je devrais après tout être heureuse que mes vieux m’aient imposé la
calli, car c’est ce qui nous a permis de nous connaître, Garrett et moi. Enfin,
je ne sais pas trop.

Extrait d’une émission d’EduNews :


Les sites Internet d’une douzaine d’organisations estudiantines
calliagnosiques de tout le pays ont subi aujourd’hui une attaque qui a saturé
leurs serveurs. Si cet acte n’a pas été revendiqué, certains parlent de
représailles suite à l’incident dont le site de l’Association des chirurgiens
plastiques américains a été victime le mois dernier, lorsque les gens qui
voulaient le consulter ont été redirigés vers un site calliagnosique.
Les Guerriers SemioTechs ont depuis annoncé la diffusion de
« Dermato ». Ce nouveau virus informatique, qui a infecté des serveurs
vidéo du monde entier, altère les images diffusées et couvre tout ce qui est
couleur chair de boutons d’acné et de varices.
Warren Davidson, étudiant en première année :
J’ai envisagé d’essayer la calli, quand j’allais au lycée, mais je n’ai
jamais osé aborder le sujet avec mes parents. Et quand ils l’ont proposé ici,
à Pembleton, j’ai décidé de faire un essai. (Un haussement d’épaules.) Je
dois dire que c’est pas mal.
C’est même mieux que ça, en fait. (Un silence.) Je n’ai jamais apprécié
ma dégaine. Pendant un temps, au lycée, je ne supportais même plus de voir
mon reflet dans un miroir. Je m’en fiche, depuis que je suis sous calli. Je
sais que je n’ai pas changé aux yeux des autres, mais c’est pour moi sans
importance. Je suis heureux de ne plus avoir constamment sous les yeux la
preuve que certains sont plus beaux que d’autres. Quand je suis allé à la
bibliothèque, par exemple, j’ai aidé cette fille à résoudre un problème de
maths avant de prendre conscience que je n’avais encore jamais osé
l’aborder à cause de sa beauté. Avant, j’aurais été bien trop intimidé pour
lui adresser la parole, mais grâce à la calli je n’ai pas hésité une seconde.
Il est possible qu’elle me trouve moche, mais ça ne m’a pas traversé
l’esprit pendant que nous étions ensemble. Avant de passer sous calli, j’étais
constamment embarrassé, ce qui n’est pas fait pour arranger les choses. Je
suis bien plus cool, à présent.
N’allez pas croire que je me prends pour un Apollon, loin de là, et je
suis convaincu que la calli ne change absolument rien dans la plupart des
cas, mais je me sens moins angoissé. Et ça, c’est inestimable.

Alex Bibescu, professeur d’études religieuses à Pembleton :


Certaines personnes ont rejeté le débat sur la calliagnosie en le
qualifiant de superficiel, une simple querelle portant sur le maquillage ou
qui peut ou non sortir avec qui. Mais si on s’y intéresse de plus près, on
découvre que cela va bien au-delà de ces frivolités. C’est un reflet de la
vieille ambivalence qui concerne le corps, un élément de la civilisation
occidentale depuis l’Antiquité.
Notre culture trouve ses racines dans la Grèce ancienne, où la beauté
physique était universellement célébrée. Mais notre société a été également
marquée par la tradition monothéiste qui dénigre le corps pour porter l’âme
aux nues. Ces vieilles tendances conflictuelles redressent actuellement la
tête dans le cadre de ce débat sur la calliagnosie.
Je suspecte la plupart des partisans de ces techniques de s’assimiler à
des néolibéraux qui nient être influencés par le monothéisme. Mais
considérez les autres chantres de la calliagnosie, autrement dit des
groupuscules fondamentalistes. Plusieurs communautés appartenant aux
religions monothéistes principales – juifs, chrétiens et musulmans – ont
opté pour la calli afin d’insensibiliser leurs membres les plus jeunes aux
attraits du monde extérieur. Il ne s’agit pas là de simples coïncidences. Les
partisans libéraux de la calli ne parleront jamais de « résister aux tentations
de la chair » mais, à leur façon, ils perpétuent la même tradition de
dénigrement des plaisirs physiques.
En fait, les seuls partisans de la calli qui ne suivent pas ce courant de
pensée sont les bouddhistes néomentaux. Pour les membres de cette secte,
la calliagnosie est un degré qui permet de se rapprocher de l’illumination en
éliminant la perception des distinctions illusoires. Néanmoins, les
néomentaux prônent une utilisation intensive du neurostat comme aide à la
méditation, ce qui est une attitude radicalement différente. Je doute que de
nombreux libéraux ou conservateurs monothéistes puissent cautionner un
tel point de vue !
C’est pourquoi ce débat ne peut pas être circonscrit aux domaines de la
publicité et des produits cosmétiques, il concerne la nature des rapports
qu’il convient d’établir entre l’esprit et le corps. Notre conscience est-elle
plus étendue lorsque nous minimisons le rôle du composant physique de
notre être ? Et il s’agit là, nul ne pourrait le contester, d’une question
capitale.

Joseph Weingartner :
Après la découverte de la calliagnosie, quelques chercheurs se sont
demandé s’il ne serait pas possible de reproduire des conditions qui
rendraient le sujet insensible aux notions de race ou d’ethnie. Ils ont
effectué de nombreux essais – en étouffant à différents niveaux la
discrimination catégorielle liée à l’identification des faciès, ce genre de
choses – mais les résultats n’ont jamais été satisfaisants. La plupart du
temps, les cobayes étaient simplement incapables de différencier des
individus ayant plus ou moins le même aspect. Nous avons dans un cas
observé une légère variante du syndrome de Fregoli, avec un sujet qui
prenait toutes les personnes qu’il rencontrait pour des membres de sa
famille. Malheureusement, traiter tous les tiers comme des frères n’est pas
souhaitable quand c’est au sens littéral du terme.
Lorsque le neurostat a été régulièrement prescrit pour soigner des cas de
conduite compulsive, de nombreuses personnes ont pensé que la
« programmation cérébrale » était passée du rêve à la réalité. Des gens ont
demandé à leur praticien de leur faire partager les penchants sexuels de
leurs partenaires. Les pontes des médias se sont inquiétés de la possibilité
de programmer de la loyauté envers un gouvernement ou une société, une
croyance en une idéologie ou une religion.
Le fait est que nous n’avons pas accès au contenu de l’esprit de tout un
chacun. Nous pouvons jouer sur les tendances globales de la personnalité,
rendre des changements compatibles avec la spécialisation naturelle du
cerveau, mais ce sont des ajustements génériques. Il n’existe par exemple
aucun circuit neural qui régule le ressentiment qu’inspirent les immigrants,
pas plus qu’il n’en existe un se rapportant à la doctrine marxiste ou au
fétichisme du pied. Si nous réalisons un jour une véritable programmation
de l’esprit, il sera alors possible de créer une « cécité raciale » mais, en
attendant, notre meilleur espoir reste l’éducation.

Tamera Lyons :
J’ai suivi aujourd’hui un cours très intéressant. En histoire des idées,
Anton, un assistant qui s’occupe des travaux dirigés, nous a expliqué
qu’une foule de mots que nous utilisons pour décrire une personne attirante
sont en fait des termes de magie. « Charme » est par exemple un synonyme
de sortilège. C’est encore plus évident avec des mots comme « enchanteur »
et « envoûtant ». Et lorsqu’il a dit ça, j’ai pensé : Mais oui ! Absolument !
Voir quelqu’un de vraiment chouette, c’est comme être ensorcelé !
Anton a précisé qu’une des utilités premières de la magie était de faire
naître de l’amour et du désir chez la personne convoitée. Ce qui est logique,
quand on songe aux verbes « fasciner » et « subjuguer ». Parce que beauté
et amour vont ensemble. Il suffit de voir un beau mec pour le désirer.
Et je me suis dit que je pourrais me recaser avec Garrett. S’il n’a plus de
calli, il sera peut-être sensible à mon charme. Vous vous souvenez de ce que
j’ai dit, que c’était peut-être grâce à la calli que nous étions sortis
ensemble ? Eh bien, il n’est pas à exclure qu’elle nous ait séparés ! Il est
possible qu’il veuille se remettre avec moi, s’il me voit telle que je suis
vraiment.
Garrett a eu dix-huit ans cet été, mais il a conservé sa calli parce qu’il
« se fiche » de ces choses. Il va à Northrop, à présent. Je lui ai téléphoné au
nom de notre vieille amitié, et quand nous avons parlé de nos études je lui
ai demandé ce qu’il pensait de ce qui se passait ici, à Pembleton. Il a
répondu qu’il ne comprenait pas pourquoi nous faisions tant d’histoires. Je
lui ai expliqué que j’étais vraiment heureuse de ne plus être sous calli et il
m’a déclaré qu’il essayerait peut-être, pour se faire une opinion. Je n’ai pas
donné l’impression d’y accorder de l’importance, mais je dois avouer que
j’étais dans tous mes états.

Daniel Taglia, professeur de littérature comparée à Pembleton :


L’initiative estudiantine ne concerne pas le corps enseignant, mais il est
évident que si elle est approuvée des pressions seront exercées pour que les
professeurs adoptent à leur tour la calliagnosie. Je ne considère donc pas
prématuré de déclarer que je m’y oppose catégoriquement.
Il s’agit simplement du dernier en date des exemples où le politiquement
correct sombre dans la démesure. Les défenseurs de la calli sont pétris de
bonnes intentions, mais ils nous infantilisent. Avancer qu’il faut nous
protéger de la beauté est insultant. La prochaine fois, ils réclameront une
agnosie musicale généralisée pour nous éviter de nous sentir rabaissés
lorsque nous entendons des chanteurs ou des musiciens virtuoses.
Celui qui regarde une compétition olympique perd-il toute estime de
soi ? Bien sûr que non ! Bien au contraire, cela nous emplit
d’émerveillement et d’admiration. Voir des individus se surpasser élève
l’âme. Pourquoi ne ressentirions-nous pas la même chose face à la beauté ?
Les féministes voudraient nous voir présenter des excuses parce que nous
avons de telles réactions. Elles souhaiteraient substituer une conscience
politique au sens de l’esthétique, ce qui nous appauvrit dans la mesure où
elles parviennent à leurs fins.
Être en présence d’une beauté exceptionnelle peut être aussi saisissant
qu’écouter une soprano à la voix admirable. Les individus talentueux ne
sont pas les seuls à bénéficier de leurs dons ; nous le faisons tous. Plus
exactement, nous devrions tous en bénéficier. Nous priver de tels plaisirs
serait un crime.

Clip publicitaire financé par le Comité de soutien à la déontologie


nanomédicale :
Voix off : Vos amis vous disent-ils que la calli est cool, que c’est le
meilleur des choix ? Si c’est le cas, peut-être faudrait-il interroger ceux qui
ont grandi sous calli.
« La première fois que j’ai rencontré une personne plutôt moche, après
avoir fait couper ma calli, j’ai eu un mouvement de recul. Je suis conscient
de la stupidité de cette réaction, mais elle a été instinctive. La calli ne m’a
pas permis de mûrir, elle m’en a empêché. J’ai dû tout reprendre de zéro,
réapprendre à avoir des rapports avec mon entourage.
— J’ai suivi des études de graphiste. Je travaillais jour et nuit, sans
obtenir de résultats. Mon professeur m’a dit que je manquais de sens
esthétique, que la calli l’avait émoussé. Il n’existe aucun moyen de
recouvrer ce que j’ai perdu.
— J’avais l’impression que mes parents s’étaient installés dans ma tête
pour censurer mes pensées. À présent que je me suis débarrassé de la calli,
j’ai conscience des contraintes que j’ai subies. »
Voix off : Si ceux qui ont connu cela le déconseillent, ne faut-il pas en
tirer certaines conclusions ?
La calliagnosie leur a été imposée, alors que vous avez le choix. Se faire
mutiler n’est jamais souhaitable, quoi que vos amis puissent en dire.

Maria deSouza :
Nous n’avions jamais entendu parler d’un Comité de soutien à la
déontologie nanomédicale, et c’est pourquoi nous avons mené notre petite
enquête. Au terme d’investigations poussées, nous avons découvert qu’il ne
s’agit pas d’une association de citoyens mais du paravent d’une agence de
relations publiques. Plusieurs sociétés de cosmétologie se sont récemment
regroupées pour fonder ce comité. Faute de pouvoir joindre les jeunes gens
dont les témoignages ont été recueillis, nous n’avons pas pu établir dans
quelle mesure leurs propos sont exacts, s’il y a une parcelle de vérité dans
leurs déclarations. Mais, même s’ils sont sincères, ils sont indubitablement
atypiques car la plupart des gens qui font couper leur calli en gardent
d’excellents souvenirs. Sans compter que plusieurs graphistes renommés
ont grandi sous calli.
Ce qui me rappelle cette publicité qu’une agence de mannequins a
commanditée voici quelque temps, lors de l’apparition du mouvement
procalli. Il s’agissait du portrait d’un top model au-dessus de la légende :
« Si vous cessiez de voir qu’elle est belle, ne serait-ce pas une grande
perte ? Pour elle ou pour vous ? » Cette nouvelle campagne de dénigrement
reprend le même message en proclamant, pour l’essentiel : « Vous le
regretterez. » Mais, au lieu d’adopter une attitude arrogante, elle prend les
dehors d’une mise en garde bienveillante. C’est une technique classique des
agences de relations publiques : se dissimuler derrière un paravent dont le
nom inspire confiance pour donner l’impression qu’elles se soucient avant
tout de votre bien-être.

Tamera Lyons :
Je trouve cette vidéo complètement débile. Je ne soutiens pas
l’initiative, loin de là ! Je n’ai vraiment aucune envie que cette mesure soit
adoptée, mais je ne voudrais pas que les gens la rejettent pour une raison
qui ne tient pas debout. Grandir sous calli n’est pas un handicap. J’aurais
tort de me plaindre. Je m’en tire très bien, merci ! C’est d’ailleurs pour cette
raison que je m’oppose à ce projet : parce qu’être sensible à la beauté est
absolument génial !
Quoi qu’il en soit, j’ai contacté Garrett. Il vient de faire couper sa calli
et il trouve ça chouette, même s’il se sent un peu bizarre. Je lui ai expliqué
que j’avais ressenti la même chose, au tout début. C’est amusant, cette
façon de me comporter en experte de la question alors que je me passe de
calli depuis seulement quelques semaines.

Joseph Weingartner :
Une des premières choses que les chercheurs ont voulu savoir, au sujet
de la calliagnosie, c’est si elle s’accompagnait de « débordements »,
autrement dit si elle affectait notre appréciation de la beauté dans d’autres
domaines que celui des visages. La réponse semble être dans la plupart des
cas négative. Les calliagnosiques paraissent apprécier les mêmes choses
que les autres. Ceci étant dit, éliminer la possibilité d’effets secondaires est
impossible.
Prenons par exemple ce que nous observons chez les prosopagnosiques.
Un éleveur de bétail atteint de prosopagnosie a découvert qu’il ne pouvait
plus identifier ses vaches. Un autre avait – imaginez un peu ! – des
difficultés à différencier des modèles de voitures. Ces cas laissent supposer
que nous utilisons à l’occasion notre système de reconnaissance faciale à
d’autres fins que l’identification des traits. Nous considérons que certaines
choses sont sans aucun point commun avec un visage – les véhicules
précités, par exemple – mais nous les traitons de la même façon au niveau
neuronal.
Il peut y avoir des débordements comparables chez les calliagnosiques,
mais comme la calliagnosie est bien plus subtile que la prosopagnosie, en
évaluer les effets est difficile. Le rôle joué par les tendances du moment
dans les lignes des voitures est par exemple bien plus important qu’en ce
qui concerne les visages, et il est impossible d’arriver à un consensus quant
à leurs caractéristiques les plus séduisantes. S’il existe un calliagnosique qui
ne trouve pas tel ou tel modèle aussi joli que la plupart des gens, il ne s’en
est encore jamais plaint.
Vient ensuite le rôle que notre module de reconnaissance de la beauté
joue dans notre appréciation esthétique de la symétrie. Nous aimons la
symétrie dans la plupart des domaines – peinture, sculpture, graphisme –
mais nous avons aussi un faible pour l’asymétrie. Nos réactions face aux
œuvres d’art dépendent de nombreux facteurs et les raisons pour lesquelles
certaines sont assimilées à des chefs-d’œuvre ne sont pas toujours
identiques.
Peut-être serait-il intéressant de déterminer s’il y a moins de graphistes
talentueux parmi les calliagnosiques, mais réaliser une étude statistique
probante serait impossible compte tenu du faible pourcentage de la
population globale qu’ils représentent. La seule certitude que nous ayons,
c’est que les calliagnosiques ont des réactions plus pondérées que les autres
face à certains portraits, mais ce n’est pas en soi un effet secondaire car l’art
du portrait est étroitement lié à l’attrait physique du sujet représenté.
C’est, naturellement, déjà trop pour les uns. Il s’agit d’une raison
qu’avancent des parents opposés à la calliagnosie. Ils souhaitent que leur
progéniture puisse apprécier le charme de Mona Lisa, et peut-être peindre
un jour la toile qui la supplantera.

Marc Esposito, étudiant en quatrième année au Waterson College :


On ne parle plus que de ce qui se passe à Pembleton. Je vois cette
histoire prendre de l’ampleur à la façon d’un énorme canular. Vous savez,
comme lorsque vous organisez un rendez-vous entre un copain et une fille
soi-disant canon, alors qu’elle est en fait moche comme un pou, et qu’il va
la retrouver sans se douter de rien. C’est à se tordre, vraiment.
Mais ne comptez pas sur moi pour me soumettre à la calli. Je préfère
sortir avec des chouettes nanas. Citez-moi une seule raison valable d’opter
pour un truc qui m’inciterait à réduire mes prétentions ! D’accord, il y a des
soirs où toutes les filles baisables sont déjà prises et qu’il faut se rabattre sur
des boudins. La bière permet d’avaler la pilule, mais c’est pas une raison
pour se pinter tout le temps.

Tamera Lyons :
Hier soir, nous nous sommes encore parlé au téléphone, Garrett et moi.
Je lui ai demandé de passer en visiophonie et il a immédiatement accepté.
Si j’ai fait cette suggestion sur un ton désinvolte, j’avais consacré pas
mal de temps à tout préparer. Ina m’apprend l’art du maquillage mais,
comme je ne suis pas encore une experte, je me suis procuré ce logiciel qui
optimise votre image. J’ai pratiquement réglé les effets au minimum mais
ça a vraiment boosté mon look. C’était peut-être superflu, notez bien. Je ne
savais pas dans quelle mesure Garrett s’en rendrait compte, je voulais
simplement mettre toutes les chances de mon côté.
Je l’ai vu réagir dès que nous avons basculé en vidéo. Il a écarquillé les
yeux et il a balbutié un truc du genre : « Tu es vraiment super ! » Je l’ai
remercié du compliment puis la timidité a eu raison de lui et il s’est moqué
de son propre physique. Je lui ai rétorqué qu’il était à mon goût.
Nous avons bavardé un moment, et je sentais qu’il me dévorait du
regard. J’ai trouvé ça agréable. Il m’a donné l’impression de souhaiter
renouer, mais c’était peut-être le fruit de mon imagination.
La prochaine fois, je lui suggérerai de passer me voir un week-end, si ce
n’est pas moi qui fais un saut à Northrop. Ce serait vraiment trop top !
Notez que je devrai apprendre à me maquiller toute seule avant d’aller là-
bas.
Rien ne garantit qu’il voudra de moi, je le sais. Dès l’instant où couper
ma calli n’a pas effacé l’amour que je lui porte, il est possible que ça ne
change rien non plus aux sentiments que je lui inspire. J’ai malgré tout de
l’espoir.

Cathy Minami, étudiante en troisième année :


Il est faux de dire que ce mouvement sert la cause des femmes ; il
soutient en fait la cause des oppresseurs en répandant l’idée pernicieuse
selon laquelle il est nécessaire de se soumettre à une autorité supérieure
pour bénéficier d’une protection. Les partisans de la calli diabolisent la
beauté. La beauté peut procurer autant de plaisir à ceux qui la possèdent
qu’à ceux qui y sont sensibles, mais les procalli veulent culpabiliser celles
qui tirent plaisir de leur apparence. Il s’agit là d’une stratégie patriarcale
visant à étouffer la sexualité féminine et, une fois de plus, nous sommes
bien trop nombreuses à nous laisser endoctriner.
Je ne conteste pas que la beauté a été souvent employée en tant qu’outil
d’oppression, mais l’éliminer n’est pas la solution ; on ne libère pas les gens
en réduisant l’étendue de leurs expériences. C’est orwellien. Ce qu’il faut,
c’est un concept basé sur une vision féminine de la beauté, de quoi
permettre à toutes les femmes de se sentir bien dans leur peau au lieu de
rendre les autres mal à l’aise.

Lawrence Sutton, étudiant en quatrième année :


Je connais tout ce que Walter Lambert a dit dans son discours. Je ne
l’aurais pas exprimé comme lui, mais je ressens tout ça depuis un certain
temps déjà. J’ai opté pour la calli il y a environ deux ans, bien avant que les
gens ne commencent à parler de cette initiative, parce que je voulais
pouvoir me concentrer sur les choses qui ont véritablement de l’importance.
Je ne veux pas dire que je ne pense qu’à mes études ; j’ai une petite
amie et nos rapports sont excellents. Cela n’a rien changé. Ce qui a changé,
ce sont mes réactions face à la publicité. Avant, chaque fois que je passais
devant un kiosque à journaux ou qu’ils diffusaient une pub à la télé, les
images captaient mon attention. Un peu comme si on tentait d’éveiller mon
intérêt contre ma volonté. Je ne parle pas nécessairement de désir sexuel,
mais c’était viscéral. Je rejetais tout ça pour continuer ce que j’avais
entrepris, quelles que soient mes activités. Mais cela me distrayait et résister
à de telles sollicitations réclamait une énergie que j’aurais pu consacrer à
d’autres fins.
À présent, je ne suis plus soumis à toutes ces tentations. La calli m’en a
libéré et m’a rendu mon punch. Voilà pourquoi je la soutiens sans réserve.

Lori Harber, étudiante en troisième année au Maxwell College :


La calli, c’est bon pour les blaireaux. Moi, j’ai préféré riposter. Me
rendre radicalement moche. La laideur, voilà ce que les gens ont besoin
d’avoir sous les yeux.
J’ai fait procéder à l’ablation de mon nez il y a un an environ. C’est bien
plus compliqué qu’il n’y paraît, chirurgicalement parlant ; il faut être en
excellente santé, ce genre de trucs, et se faire implanter des poils un peu
plus haut pour filtrer la poussière. L’os que vous voyez (elle le tapote avec
un ongle) n’est pas un os véritable mais une jaquette en céramique. Le
laisser à l’air libre me ferait courir un sacré risque d’infection.
J’adore ça, quand je fous la trouille aux gens ; parfois, je coupe
littéralement l’appétit de ceux qui sont en train de bouffer. Mais c’est pas le
plus important. L’important, c’est que ce qui est affreux est capable de
battre la beauté sur son propre terrain. Dans la rue, j’attire plus de regards
qu’un top model. Si j’étais à côté de Miss Monde, qui remarqueriez-vous le
plus ? Moi, tout simplement. Vous en seriez gêné, mais ce serait plus fort
que vous !

Tamera Lyons :
Hier soir, nous nous sommes de nouveau joints, Garrett et moi, et il m’a
demandé si j’avais un ami. J’ai joué la carte de la décontraction et déclaré
que j’étais sortie avec quelques garçons, mais rien de sérieux.
Je lui ai retourné la question. Tout d’abord embarrassé, il a fini par
déclarer qu’il trouvait ça difficile – il parlait de se lier avec des filles –, bien
plus qu’il ne s’y était attendu. Il a précisé qu’il fallait certainement
l’attribuer à son physique.
« Tu plaisantes ! » je lui ai répondu. Mais je ne savais pas quoi ajouter.
J’étais à la fois heureuse qu’il ne m’ait pas remplacée, un peu triste pour lui
et surprise. Ce que je veux dire, c’est qu’il est intelligent et spirituel. C’est
un type super, et je ne dis pas ça parce que c’est mon ex. Tous l’aimaient
bien, au lycée.
Puis je me suis rappelé les paroles d’Ina. Je présume qu’avoir de l’esprit
est insuffisant pour vous ouvrir les portes de certains milieux, qu’il faut
pour cela être également servi par son physique. Et si Garrett a pu flasher
sur des filles, je suis prête à parier qu’elles ne l’ont pas considéré comme
leur égal.
Je n’ai pas tenté d’approfondir la question ; il ne me donnait pas
l’impression de le souhaiter. Je n’ai pensé qu’ensuite que je devrai me
rendre sur son campus et non l’inverse, si nous décidons de nous revoir. Il
est évident que j’espère renouer avec lui, mais je sais que me présenter à ses
camarades aura sur lui un effet positif. C’est souvent efficace. En
compagnie de quelqu’un de super, vous vous sentez super et tous vous
trouvent super ! Je ne prétends pas être une fille canon, mais la plupart des
gens m’apprécient et ça devrait l’aider.
Ellen Hutchinson, professeur de sociologie à Pembleton :
Je ne peux m’empêcher d’admirer les étudiants qui font campagne pour
la calli. Leur idéalisme me réchauffe le cœur, mais je suis plus circonspecte
en ce qui concerne leurs buts.
Comme tous les gens de mon âge, je me suis progressivement résignée
aux effets que le temps a sur notre apparence. S’y accoutumer n’a pas été
facile, mais je suis arrivée à un stade où je me satisfais de mon aspect.
Même si je ne puis nier que j’aimerais savoir comment ça se passe au sein
d’une communauté où tous sont sous calli ; il est possible que dans un tel
milieu une femme de mon âge ne devienne pas invisible dès qu’une jeune
fille entre dans la pièce.
Mais aurais-je autrefois opté pour la calli ? J’en doute. Il est exact que
cela m’aurait épargné une partie de l’angoisse qui nous assaille quand nous
prenons de l’âge. Mais j’aimais bien mon aspect, à l’époque. Je n’y aurais
renoncé pour rien au monde. Je ne sais pas trop si, en mûrissant, j’ai atteint
un stade où j’aurais pu estimer que les avantages étaient plus grands que les
inconvénients.
Il est par ailleurs possible que ces étudiants ne perdent même pas leur
beauté juvénile. Grâce à la thérapie génique actuellement mise au point, ils
garderont sans doute toute leur fraîcheur pendant des décennies, voire toute
leur vie. Ils n’auront pas à s’adapter à un corps qui se flétrit comme j’ai dû
le faire, et adopter la calli n’aurait même pas pour avantage de leur épargner
ces tourments. Penser qu’ils envisagent de renoncer volontairement à une
des joies de la jeunesse me fait sortir de mes gonds. Je suis parfois tentée de
les secouer et de leur crier : « Non ! N’êtes-vous donc pas conscients de la
chance que vous avez ? »
J’ai toujours apprécié que les adolescents soient disposés à se battre
pour défendre leurs convictions. C’est une des raisons pour lesquelles je
n’ai jamais admis ce cliché selon lequel la jeunesse relèverait du pur
gaspillage. Mais cette initiative rapproche ce cliché de la réalité, et je dois
avouer que ça m’ennuie vraiment.

Joseph Weingartner :
J’ai testé sur moi-même une vaste palette d’agnosies pendant des laps de
temps limités, et la calliagnosie une journée complète. La plupart des
neurologues font des telles expériences pour mieux comprendre ces états et
avoir des rapports empathiques avec leurs patients. Mais je ne pourrais pas
rester sous calliagnosie plus longtemps, ne serait-ce que pour des raisons
professionnelles.
Il existe en effet une légère interaction entre la calliagnosie et la capacité
de jauger visuellement la santé d’une personne. Un calliagnosique n’est pas
aveugle à des détails tels qu’un teint maladif et il peut reconnaître des
symptômes de maladie comme tout autre individu, car cela relève de la
perception générale. Mais les médecins doivent être sensibles à des indices
plus subtils, lorsqu’ils examinent un patient ; il leur arrive même d’établir
un diagnostic en se fondant sur leur intuition et la calliagnosie devient en
pareil cas un sérieux handicap.
Cependant, déclarer que seuls mes besoins professionnels
m’empêcheraient d’opter pour cette solution serait mentir. La question que
je dois me poser est la suivante : Est-ce que je passerais sous calliagnosie si
je n’effectuais que du travail de laboratoire et ne rencontrais jamais mes
patients ? La réponse est négative. Comme un grand nombre de personnes,
j’aime admirer un joli minois et je me crois suffisamment sensé pour ne pas
laisser de telles considérations fausser mon jugement.

Tamera Lyons :
Je suis sciée ! Garrett a remis ça !
Je l’ai appris hier soir. Nous bavardons de choses et d’autres quand je lui
suggère de passer en visiophonie. Il me répond « D’accord ! » et je
remarque aussitôt qu’il ne me regarde pas comme les fois précédentes. Je
lui demande si tout baigne et voilà qu’il me balance la nouvelle.
Il précise qu’il a pris cette décision parce qu’il est mécontent de son
physique. Je veux savoir si quelqu’un lui a lancé des vannes, car il ne
devrait pas y prêter attention, mais il déclare que je fais fausse route. Ce
qu’il voyait dans un miroir lui déplaisait vraiment. « De quoi parles-tu, tu es
mignon tout plein ? » je lui rétorque. Je tente de l’inciter à faire un autre
essai en lui débitant des arguments du genre : « Tu aurais dû t’accorder un
délai de réflexion avant de prendre une pareille décision. » Il m’affirme
qu’il reconsidérera la question, mais je doute qu’il le fasse.
J’ai depuis analysé mes paroles. Lui ai-je dit tout ça parce que je ne
supporte pas la calli ou parce que je souhaite qu’il me voie telle que je
suis ? Où je veux en venir, c’est que j’adorais sa façon de me dévorer des
yeux et que j’espérais qu’il en résulterait quelque chose. Mais ce n’est pas
contradictoire, non ? Ce serait différent si je soutenais la calli et faisais une
exception en ce qui le concerne. Comme je me suis toujours opposée à ces
techniques, je reste fidèle à mes convictions.
Oh, j’ai conscience de me mener en bateau ! Si j’ai souhaité dissuader
Garrett de repasser sous calli, c’est pour servir mes intérêts et non par
idéologie. D’ailleurs, je suis moins irritée par ces techniques que par le fait
qu’elles nous soient imposées. Je refuse que des tiers prennent des décisions
à ma place, peu importe que ce soient mes parents ou d’autres étudiants. Si
quelqu’un opte librement pour la calli, je n’ai rien contre. Je sais que je ne
dois pas influencer Garrett.
C’est malgré tout exaspérant. Je veux dire que j’avais tout prévu. Il
aurait dû me trouver irrésistible et prendre conscience de s’être planté grave
en me larguant. Je suis déçue, voilà tout.

Extrait du discours de Maria deSouza, la veille du scrutin :


Nous en sommes à un stade ou rectifier notre façon de penser s’impose.
La question que nous devons impérativement nous poser, c’est quand faut-il
agir ainsi ? Nous ne devrions pas systématiquement estimer que ce qui est
naturel est supérieur au reste, pas plus que nous ne devrions présumer que
nous pouvons faire mieux que Dame Nature. C’est à chacun de nous de
décider à quoi il convient d’accorder le plus d’importance et quel est le
meilleur moyen d’atteindre un tel but.
J’estime que la beauté physique a perdu son utilité première.
En outre, ce n’est pas parce que vous optez pour la calli que plus
personne ne vous paraîtra beau. Un sourire sincère sera toujours pour vous
une manifestation de splendeur intérieure. Plus que tout, il suffira de voir un
être aimé pour voir de la beauté. Le seul effet de la calli, c’est de ne plus se
laisser distraire par ce qui est superficiel. La vraie beauté est révélée par les
yeux de l’amour et c’est une chose dont rien ne pourra jamais vous priver.

Extrait du discours radiodiffusé de Rebecca Boyer, porte-parole du Comité


de soutien à la déontologie nanomédicale, la veille du scrutin :
Dans un environnement artificiel, il serait possible de créer une société
où tous se plient à la calli ; mais dans le monde réel, obtenir une soumission
totale est irréalisable. Et c’est cela, le talon d’Achille de cette technique.
Elle ne peut fonctionner que si tous l’adoptent ; il suffit d’une seule
exception pour qu’elle puisse exploiter tout son entourage.
Il y aura toujours des gens qui se soustrairont à la calli, vous le savez
comme moi. Alors, songez à ce qu’ils pourraient faire. Un patron
n’accordera-t-il pas des promotions aux employés bien de leur personne, au
détriment de ceux qui ont un physique ingrat et sans que nul n’en soit
seulement conscient ? Un professeur ne donnera-t-il pas des notes plus
généreuses à ses élèves les plus séduisants, et ne se montrera-t-il pas plus
sévère avec les autres sans qu’il soit possible de s’en rendre compte ? De
telles discriminations seraient intolérables, mais n’auront-elles pas lieu à
votre insu ?
Il n’est pas à exclure que rien de tout cela ne se produise. Mais si nous
étions certains que tous se comportent avec équité, nul n’aurait un jour
songé à instaurer la calli. En fait, les individus enclins à mal agir auront de
nouvelles opportunités de nuire, en toute impunité.
Si la ségrégation par le look vous offusque, comment pourriez-vous
passer sous calli ? Nous avons besoin de vous pour tirer la sonnette
d’alarme et signaler de tels abus, mais vous y serez alors aveugle.
Pour combattre la discrimination, il est indispensable de garder les yeux
ouverts.

Extrait d’une émission d’EduNews :


À l’université de Pembleton, l’adoption de la calliagnosie a été rejetée
par soixante-quatre pour cent des suffrages exprimés.
Les sondages indiquaient pourtant une majorité favorable à cette mesure
peu avant le scrutin. De nombreux étudiants déclarent avoir reconsidéré leur
point de vue après avoir entendu le discours de Rebecca Boyer, porte-parole
du Comité de soutien à la déontologie nanomédicale. Et cela en dépit de la
révélation selon laquelle le CSDN a été fondé par diverses sociétés de
cosmétologie pour contrer le mouvement de promotion de la calliagnosie.

Maria deSouza :
Il va sans dire que je suis déçue, mais nous n’avons jamais pensé que
notre initiative avait de grandes chances d’aboutir. Si la majorité des
étudiants nous ont soutenus pendant une courte période, il faut l’attribuer à
des circonstances particulièrement propices. Qu’ils soient revenus sur leurs
positions ne m’attriste pas trop. Ce qui compte véritablement, c’est que
l’importance accordée à l’apparence a cessé d’être un sujet tabou et qu’un
grand nombre de personnes prennent désormais la calli au sérieux.
Et nous n’avons pas l’intention d’en rester là ; en fait, ce qui se produira
sous peu s’annonce passionnant. Un fabricant de spex vient de présenter
une nouvelle technologie qui changera radicalement la donne. Les
concepteurs ont trouvé un moyen d’insérer des balises de positionnement
somatiques dans une paire de spex, spécifiquement calibrés pour leur
porteur. Il en découle qu’il n’y aura plus besoin de casque ni de visite
médicale pour reprogrammer le neurostat ; il suffira de se coiffer de son
spex pour le faire soi-même. Par conséquent, tous pourront activer ou
désactiver leur calli aussi souvent qu’ils le désirent.
Ce qui élimine l’objection émise par tous ceux qui craignent de renoncer
définitivement à la beauté. Nous soutenons que la beauté est une bonne ou
une mauvaise chose en fonction des situations. Il sera possible de passer
sous calli pour travailler puis de s’en débarrasser une fois entre amis. Tous
devraient reconnaître les avantages d’une telle méthode et l’adopter, ne
serait-ce qu’à temps partiel.
Le but que nous nous fixons, c’est de tout faire pour qu’être sous calli
soit considéré comme normal en société. Il sera toujours possible de la
désactiver en privé, mais qu’il s’agisse du mode par défaut pour tous les
autres contacts supprimerait les préjugés fondés sur l’apparence. Apprécier
la beauté deviendrait une interaction consensuelle, une possibilité à laquelle
on n’accéderait que lorsque les deux parties, celui qui contemple et celui
qui s’offre aux regards, en conviennent.

Extrait d’une émission d’EduNews :


Au sujet de l’initiative de promotion de la calliagnosie lancée à
Pembleton, EduNews a appris qu’une nouvelle forme de manipulation
digitale a été testée lors de la diffusion du discours de Rebecca Boyer,
porte-parole du CSDN. Les Guerriers SemioTechs nous ont transmis des
fichiers contenant deux versions enregistrées de ce discours : l’originale –
provenant des ordinateurs de chez Wyatt-Hayes – et la version qui a été
diffusée. Ce dossier contenait également un relevé des différences entre les
deux versions établi par les Guerriers SemioTechs.
Il s’agit principalement d’accentuations des intonations de Mlle Boyer,
de ses expressions faciales et de son langage corporel. Les personnes qui
voient l’enregistrement de base qualifient la prestation de Mlle Boyer de
bonne, alors que ceux qui visionnent la version remaniée la jugent
excellente, la décrivant comme extraordinairement dynamique et
persuasive. Les Guerriers SemioTechs en concluent que Wyatt-Hayes a mis
au point un logiciel capable d’ajuster très finement les indices
paralinguistiques pour optimiser la réaction émotionnelle de l’auditoire.
Cela augmente de façon spectaculaire l’efficacité de tels discours, surtout
lorsqu’ils sont suivis par l’entremise d’un spex, et il est probable que son
emploi dans l’émission du CSDN a incité de nombreux partisans de la
calliagnosie à modifier leurs intentions de vote.

Walter Lambert, président de l’Association nationale de calliagnosie :


De toute ma carrière, je n’ai rencontré que deux personnes ayant un
charisme égal à celui dont ils ont fait bénéficier Mlle Boyer. De telles
personnes sont ceintes d’une aura qui déforme la réalité, ce qui leur permet
de vous convaincre de pratiquement n’importe quoi. Ému par leur présence,
vous n’hésitez pas à ouvrir votre portefeuille ou à vous plier à leurs
moindres caprices. Ce n’est qu’à retardement que vous vous souvenez des
objections que vous souhaitiez émettre, mais il est généralement trop tard.
Et je suis terrifié en me disant que de grandes sociétés pourront obtenir un
tel résultat à la demande, grâce à un logiciel.
Il s’agit d’une autre sorte de stimuli qui n’ont plus rien de naturel,
comme ceux que déclenche la beauté absolue, mais avec des effets encore
plus pernicieux. Nous disposons d’un bouclier contre la beauté et Wyatt-
Hayes vient de procéder à une escalade. Nous protéger contre de telles
influences sera bien plus difficile.
Il existe une agnosie tonale, l’aprosodie, qui rend sourd aux intonations
de la voix ; nous entendons les mots mais pas la façon dont ils nous
parviennent. Il y a aussi une agnosie qui nous empêche d’interpréter les
expressions faciales. Adopter les deux nous immuniserait contre de telles
manipulations, en nous permettant de juger un discours uniquement en
fonction de son contenu, dépouillé de tout son enrobage. Mais je ne peux
conseiller d’avoir recours à ces méthodes car leurs effets sont très différents
de ceux de la calli. Ne pas pouvoir interpréter les intonations ou les
expressions d’une personne réduit fortement les capacités d’interaction.
Cela fait de nous des autistes de haut niveau de fonctionnement. Quelques
membres de l’ANC ont opté pour ces deux agnosies, mais il est peu
probable que leur exemple soit suivi par de nombreuses personnes.
Ce qui signifie que nous serons assaillis de toutes parts par des discours
hautement persuasifs dès que ce logiciel sera largement répandu : spots
publicitaires, communiqués de presse, propagande évangéliste. Politiciens
et militaires nous feront les discours les plus exaltants débités depuis des
lustres. Les activistes et les chantres de la contre-culture s’en serviront eux
aussi, ne serait-ce que pour ne pas se laisser écraser par l’establishment.
Finalement, même l’industrie cinématographique l’utilisera et les qualités
d’un acteur deviendront secondaires, car tous donneront l’impression de
jouer à la perfection.
Il se passera la même chose qu’avec la beauté : notre environnement
sera saturé de stimuli supérieurs à la normale, ce qui altérera nos rapports
avec les membres de notre entourage. Quand toute personne qui s’exprime
sur les ondes a autant de charisme qu’un Winston Churchill ou un Martin
Luther King, les individus normaux qui n’optimisent pas les indices
paralinguistiques deviennent ennuyeux et peu convaincants. Nous nous
sentirons frustrés en leur présence, parce qu’ils ne seront pas aussi brillants
que ceux que nous verrons par l’entremise de nos spex.
J’espère simplement que les spex destinés à la programmation du
neurostat seront mis rapidement sur le marché. Peut-être pourrons-nous
encourager nos proches à adopter des agnosies plus radicales pour visionner
toutes les vidéos. Réserver nos émotions à la seule réalité représente peut-
être l’unique moyen de préserver l’interaction humaine authentique.

Tamera Lyons :
Je sais ce que vous allez dire, mais… Eh bien, j’envisage de repasser
sous calli !
D’une certaine manière, c’est à cause de cette vidéo du CSDN. Je ne
fais pas marche arrière parce que je suis choquée que les fabricants de
cosmétiques veuillent dissuader les gens d’opter pour la calli. Non, ce n’est
pas ce qui me motive. C’est plutôt difficile à expliquer.
Ce qui me fout en rogne, c’est qu’ils ont utilisé des méthodes
dégueulasses pour nous manipuler. Ils n’ont pas été réglo. Je suis bien
placée pour m’en rendre compte, vu que j’ai fait exactement la même chose
avec Garrett. Ou, plus exactement, que j’ai tenté de le faire. Je voulais
remettre le grappin sur lui en me servant de mon charme. Et ça manquait
aussi de fair-play, en un certain sens.
Attention, je ne suis pas aussi pourrie que les publicitaires ! J’ai fait ça
par amour alors qu’ils veulent seulement s’en foutre plein les poches. Mais
vous rappelez-vous ma comparaison entre la beauté et la sorcellerie ? C’est
un avantage dont il est facile d’abuser. Le rôle de la calli, c’est de nous
immuniser contre cette magie. Je ne devrais pas être ennuyée parce que
Garrett a rempilé, car j’ai eu tort de me servir de ces moyens de persuasion.
Si je le récupère, il faut que ce soit à la loyale, en me débrouillant pour qu’il
m’aime à cause de ce que je suis et non pour mon physique.
Je sais, ce n’est pas parce qu’il a demandé la réactivation de sa calli que
je dois en faire autant. Voir à quoi ressemblent vraiment les gens est super.
Mais si Garrett s’en protège, il faut que je l’imite. Comme ça, nous serons à
égalité. Et si nous revenons tous les deux à la case départ, nous nous
offrirons peut-être ces nouveaux spex dont ils parlent tant. Comme ça, nous
aurons la possibilité de redevenir réceptifs quand nous serons seuls,
seulement nous deux.
Et j’estime qu’il existe d’autres raisons valables de repasser sous calli.
Ces sociétés de cosmétologie et autres créent en nous des besoins que nous
n’aurions pas autrement. Je n’apprécie pas de me sentir éblouie chaque fois
que je vois une pub ; je veux être d’humeur pour ça, pas le subir à chaque
diffusion de spots publicitaires. Cependant, je ne vais pas opter pour une de
ces autres agnosies, comme celle tonale… Pas encore, en tout cas. Quand
ils auront mis les nouveaux spex sur le marché, qui sait ?
Ça ne signifie pas que je partage l’opinion de mes parents. Ils m’ont
imposé la calli tout au long de mon enfance et je considère qu’ils ont eu
tort ; ils étaient convaincus qu’éliminer la beauté permettrait de créer une
société idéale et je crois qu’ils se sont plantés grave. Le problème n’est pas
la beauté, mais la façon dont certaines personnes la détournent à leur profit.
Voilà à quoi sert la calli ; à nous protéger contre ces manipulations. Je ne
sais pas, ce n’était sans doute pas un problème à l’époque où mes vieux
avaient mon âge, mais c’est une question qu’il nous faut maintenant régler
au plus vite.
Notes sur les textes

La Tour de Babylone

Cette nouvelle m’a été inspirée par une conversation avec un ami,
durant laquelle il m’a raconté le mythe de la tour de Babel tel qu’on le lui a
enseigné à l’école hébraïque. La seule version que je connaissais, celle de
l’Ancien Testament, ne m’avait guère marqué. Dans son incarnation plus
élaborée, toutefois, la tour est si haute qu’il faut un an pour la gravir et, si
un homme trouve la mort en tombant, nul ne le pleure, mais si on laisse
tomber une brique, les maçons pleurent, car il faut un an pour la remplacer.
La légende originale concerne les conséquences d’un défi lancé à Dieu.
Ce qu’elle m’a évoqué, à moi, c’est une cité fantastique dans le ciel, une
image comparable au Château des Pyrénées, de Magritte. L’audace d’une
telle vision m’a fasciné au point que je me suis demandé à quoi
ressemblerait la vie dans une ville pareille.
Tom Disch a qualifié cette nouvelle de « science-fiction babylonienne ».
Je ne l’envisageais pas sous cet aspect en l’écrivant (les Babyloniens
connaissaient assez de physique et d’astronomie pour considérer un tel récit
comme fantasque), mais je comprends ce qu’il veut dire. Les personnages
sont peut-être croyants, mais s’appuient sur l’ingénierie avant la prière.
Aucune divinité n’apparaît dans le texte ; tout ce qui se passe demeure
compréhensible en termes mécanistes. De ce fait, et malgré les différences
patentes en matière de cosmologie, l’univers du récit ressemble au nôtre.

Comprends

Il s’agit de la nouvelle la plus ancienne du recueil et elle n’aurait peut-


être jamais paru sans Spider Robinson, l’un de mes tuteurs à l’atelier de
création littéraire Clarion. Elle m’avait valu une pile de formulaires de refus
quand je l’avais soumise, mais il m’a encouragé à la renvoyer après avoir
inscrit Clarion sur mon CV. J’ai effectué quelques révisions et je l’ai
réexpédiée, avec de bien meilleurs résultats.
Elle découle d’une remarque faite par mon camarade de chambre en fac,
qui lisait à l’époque La Nausée, de Sartre, dont le protagoniste ne trouve
qu’insignifiance à tout ce qu’il voit. Comment vivrait-on, se demandait ce
colocataire, si on trouvait du sens, de l’ordre à tout ? Cela m’a suggéré
l’idée d’une perception accrue qui, à son tour, m’a suggéré l’idée de la
surintelligence. J’ai envisagé la limite où l’amélioration quantitative (une
meilleure mémoire, une reconnaissance des formes plus rapide) donnerait
une différence qualitative : un mode de cognition d’une altérité
fondamentale.
Je me suis aussi interrogé sur la possibilité de comprendre pour de bon
comment notre esprit fonctionne. Certains, sûrs du contraire, proposent des
analogies comme : « On ne voit pas son visage de ses propres yeux. » Je
n’ai jamais trouvé la réponse convaincante. Nous resterons peut-être
incapables de comprendre notre esprit (pour des valeurs spécifiques de
« comprendre » et d’« esprit »), mais il faudra un argument beaucoup plus
persuasif pour me circonvenir.

Division par zéro

Voici une équation fameuse :


eπi + 1 = 0

Quand j’ai découvert la dérivée de cette équation, j’en suis resté bouche
bée. Laissez-moi essayer de m’expliquer.
Un des éléments les plus admirés dans la fiction, c’est une fin
surprenante et pourtant inévitable. C’est aussi ce qui caractérise l’élégance
d’une conception : l’invention à la fois astucieuse et, en apparence,
naturelle. Bien entendu, on sait qu’il n’y a là aucune inévitabilité ; c’est
l’ingénuité humaine qui nous donne cette impression temporaire.
Maintenant, examinez l’équation ci-dessus. Elle est bel et bien
surprenante ; on pourrait travailler sur les nombres e, π et i des années
durant, dans des dizaines de contextes variés, sans jamais s’aviser qu’ils se
combinent de la sorte. Or, une fois qu’on a vu la dérivée, on a l’impression
que cette équation est vraiment inévitable, qu’elle ne peut qu’exister, et on
en éprouve un sentiment de respect mêlé de ferveur, comme si on tombait
sur une vérité absolue.
Prouver l’incohérence des mathématiques et changer leur beauté
ensorceleuse en simple illusion serait, me semble-t-il, l’une des pires
découvertes qu’on puisse effectuer.

L’histoire de ta vie

Cette nouvelle découle de mon intérêt pour les principes variationnels


en physique. Ils me fascinent depuis que j’en ai eu connaissance, mais je ne
voyais pas comment les utiliser dans le cadre d’un récit, jusqu’au jour où
j’ai assisté au one man show de Paul Linke, Time Flies When You’re Alive
[Comme le temps passe quand on est vivant], sur le combat de sa femme
contre le cancer du sein. Il m’a paru possible d’user des principes
variationnels pour raconter l’histoire de la réaction de quelqu’un à
l’inévitable. Quelques années plus tard, cette notion s’est mariée à la
remarque d’une amie sur son nouveau-né pour former le noyau de ce texte.
Pour les amateurs de physique, je note que la discussion du principe du
temps minimal de Fermat omet toute mention de ses bases quantiques. Bien
que sa formulation en termes de mécanique quantique présente un réel
intérêt, j’ai préféré les possibilités métaphoriques de la formulation
classique.
Quant au thème de ce récit, le résumé le plus concis que j’en connaisse
figure dans l’introduction de Kurt Vonnegut à l’édition du 25e anniversaire
d’Abattoir 5. « Stephen Hawking […] trouve surprenant que l’on ne puisse
se souvenir du futur. Mais se souvenir du futur est un jeu d’enfant pour moi.
Je sais ce que deviendront mes bébés impuissants et confiants, parce qu’ils
sont adultes. Je sais comment vont tourner mes amis intimes, parce qu’ils
sont presque tous à la retraite ou morts… À Stephen Hawking et tous mes
cadets, je dis : “Soyez patients. Votre futur arrivera et se couchera à vos
pieds tel le chien qui vous connaît et qui vous aime en dépit de tout.” »

Soixante-douze lettres
J’ai conçu ce texte quand j’ai remarqué un lien entre deux idées que je
croyais sans rapport. La première concernait le golem.
Dans la version la plus connue de l’histoire du golem, le rabbin Löw, de
Prague, anime une statue d’argile pour servir de défenseur aux Juifs et les
protéger des persécutions. Mais il s’avère que cette version, moderne, ne
date que de 1909. Les premières histoires où le golem joue le rôle de
serviteur qui accomplit diverses tâches – avec des degrés de réussite divers
– datent du XVIe siècle, mais les références les plus anciennes remontent au
e
II siècle : les rabbins animaient des golems non dans un but pratique, mais
pour démontrer leur maîtrise de l’art de la permutation des lettres ; ils
cherchaient à mieux connaître Dieu en accomplissant des actes de création.
Le thème de la puissance créatrice du langage a été traité ailleurs, par
plus intelligent que moi. Ce que j’ai trouvé des plus intéressant à propos des
golems, c’est le fait qu’ils sont par tradition incapables de s’exprimer. Étant
donné que c’est le langage qui anime un golem, cette limitation se révèle
une limite à sa capacité de reproduction : si un golem savait parler, il
pourrait se multiplier lui-même, telle une machine de Von Neumann.
L’autre idée que j’avais en tête concernait la préformation, la théorie
selon laquelle les organismes existent pleinement formés dans les cellules
germinatrices de leurs parents. On a beau jeu de la considérer comme
ridicule de nos jours, mais, à l’époque, la préformation semblait très
logique. Il s’agissait d’une tentative d’expliquer la manière dont les
organismes vivants parvenaient à se reproduire, problème qui a inspiré plus
tard les machines de Von Neumann. Lorsque je me suis rendu compte du
parallèle, il m’est apparu que les deux idées m’intéressaient pour la même
raison et que je devais rédiger ce texte.

L’évolution de la science humaine

Cette vignette a été écrite pour le magazine scientifique britannique


Nature, lequel a institué durant l’année 2000 une rubrique intitulée
« Futures » : chaque semaine, un écrivain différent offrait un traitement
fictif d’une découverte scientifique du millénaire. Comme Nature se trouve
appartenir au même groupe que Tor Books, le responsable de la rubrique
« Futures », le professeur Henry Gee, a demandé à Patrick Nielsen Hayden
de lui suggérer des collaborateurs, et Patrick a eu la gentillesse de me
mentionner.
Le texte devant paraître dans une revue scientifique, choisir une revue
scientifique comme sujet m’a paru naturel. J’ai commencé par me
demander à quoi ressemblerait une telle revue après l’avènement d’une
intelligence surhumaine. William Gibson a dit un jour : « Le futur est déjà
là ; le problème, c’est qu’il est mal réparti. » En ce moment, il y a des gens
dans le monde qui, pour autant qu’ils connaissent l’existence de la
révolution informatique, n’y ont pas accès. Je m’attends à ce que cela reste
vrai de toutes les révolutions technologiques qui nous attendent.
(Un dernier mot : ce bref récit est paru dans Nature sous le titre choisi
par les responsables éditoriaux de la revue ; j’ai décidé de lui rendre son
titre d’origine pour sa réédition ici.)

L’Enfer, quand Dieu n’est pas présent

Je voulais écrire une nouvelle sur les anges depuis que j’ai vu La
Prophétie, film fantastique écrit et réalisé par Gregory Widen. Longtemps
j’ai songé à une histoire dont les anges seraient les personnages, mais
j’avais du mal à trouver une intrigue satisfaisante. Il m’a fallu l’idée des
anges en tant que phénomènes d’une puissance terrifiante, dont les
visitations ressemblent à des catastrophes naturelles, pour progresser.
(J’avais peut-être à l’esprit, inconsciemment, Annie Dillard. Elle a écrit, je
m’en suis rappelé par la suite, que, si on avait vraiment la foi, à l’église, on
porterait un casque de chantier et on s’attacherait aux bancs.)
La notion de catastrophe m’a fait envisager le problème des victimes
innocentes. Les religions prodiguent pléthore de conseils aux affligés, et il
paraît clair qu’aucune réponse ne correspond à chaque cas ; ce qui
réconforte l’un écœurera l’autre. Prenons comme exemple la Bible, et le
livre de Job.
Pour moi, l’un des aspects rebutants du livre de Job, c’est qu’à la fin
Dieu récompense Job. Oublions la notion que de nouveaux enfants
compensent la perte des autres. Pourquoi Dieu rend-il ses biens à Job ?
Pourquoi cette fin heureuse ? L’un des messages du livre est que la vertu
n’est pas toujours récompensée ; que des avanies frappent même les justes.
Job finit par l’accepter, montrant sa vertu, et se voit récompensé. Cela ne
va-t-il pas à l’encontre du message ?
J’ai l’impression que le livre de Job n’a pas le courage de ses
convictions : si l’auteur tenait à l’idée que la vertu n’est pas toujours
récompensée, n’aurait-il pas dû terminer sur Job encore privé de tout ?

Aimer ce que l’on voit : un documentaire

Des psychologues ont mené une expérience qui consistait à laisser dans
un aéroport de faux dossiers de candidature à l’admission en faculté. Les
réponses aux questions restaient les mêmes, mais la photographie de
l’individu fictif, candidat ou candidate, changeait parfois. Résultat, les gens
postaient plus volontiers le dossier censément oublié là pourvu que la
personne ait des traits séduisants. Ce n’est guère surprenant, sans doute,
mais cela illustre à quel degré l’apparence influe sur nous ; on favorise les
individus séduisants jusque dans une situation où on ne les rencontrera
jamais.
Et pourtant, toute discussion des avantages de la beauté s’accompagne
d’une évocation de son fardeau. Je ne doute pas que la beauté ait ses
défauts, mais tout a ses défauts. Pourquoi les gens acceptent-ils plus
volontiers la notion du fardeau de la beauté que celle, par exemple, du
fardeau de la richesse ? Parce que la beauté nous ensorcelle encore : même
à l’occasion d’une discussion de ses inconvénients, elle offre un avantage à
ses possesseurs.
Je m’attends à ce que le concept de beauté physique dure aussi
longtemps que l’on possédera un corps et des yeux. Toutefois, si jamais la
calliagnosie devient disponible, je sais que, pour ma part, je l’essaierai.
Remerciements

Merci à Michelle d’être ma sœur, et merci à mes parents, Fu-Pen et


Charlotte, pour leurs sacrifices.
Merci aux participants des ateliers Clarion, Acme Rhetoric et Sycamore
Hill pour m’avoir permis de travailler avec eux. Merci à Tom Disch pour la
visite, à Spider Robinson pour le coup de fil, à Damon Knight et Kate
Wilhelm pour les conseils, à Karen Fowler pour les anecdotes et à John
Crowley pour m’avoir rouvert les yeux. Merci à Larret Galasyn-Wright
pour ses nécessaires encouragements et à Danny Krashin pour m’avoir
prêté son esprit. Merci à Alan Kaplan pour toutes les conversations.
Merci à Patrick Nielsen Hayden d’avoir pris le risque de ce livre. Merci
à tous les membres de la Virginia Kidd Agency – Virginia Kidd, Jim Allen,
Linn Prentis, Nancy McCloskey, Christine Cohen et Vaughne Hansen –
pour leur soutien sans faille.
Merci à Juliet Albertson pour l’amour. Et merci à Marcia Glover, pour
l’amour.
Composition Interligne.
Achevé d’imprimer
sur Roto-Page
par l’Imprimerie Floch
à Mayenne, en avril 2006.
Dépôt légal : avril 2006.
Numéro d’imprimeur : 65547.
ISBN 2-207-25456-9 / Imprimé en France.

121743
1 Food and Drug Administration : organisme de contrôle accordant l’autorisation de mise sur le
marché des médicaments. (N.d.T.)
2 Department of Motor Vehicle : service qui délivre les numéros d’immatriculation mais aussi les
permis de conduire. (N.d.T.)

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