Chiang, Ted - La Tour de Babylone
Chiang, Ted - La Tour de Babylone
Chiang, Ted - La Tour de Babylone
LA TOUR DE BABYLONE
NOUVELLES TRADUITES DE L’AMÉRICAIN
PAR PIERRE-PAUL DURASTANTI & JEAN-PIERRE PUGI
Collection LUNES D’ENCRE
Sous la direction de Gilles Dumay
Titre original :
Stories of your life and others
© 2002, by Ted Chiang
La célébration embrasait la cité entière. Entamé huit jours plus tôt pour
l’envoi des dernières briques vers le sommet, le festival en durerait encore
deux. Du matin au soir et du soir au matin, la population se réjouissait,
festoyait, dansait.
Aux côtés des briquetiers se trouvaient les haleurs de chariot, dont les
jambes, à force de gravir la tour, n’étaient que nœuds de muscles. Chaque
matin, une équipe débutait son ascension ; quatre jours durant elle montait,
puis confiait sa cargaison à l’équipe suivante et, le cinquième, regagnait la
ville avec ses chariots vides. Une chaîne humaine reliait ainsi le sol au
sommet de l’édifice, mais seules les équipes basses faisaient bombance
avec la population. L’on avait expédié assez de vin et de viande à
destination des habitants de la tour pour permettre un festin sur toute la
hauteur du pilier.
Au soir, Hillalum et les autres mineurs d’Élam s’assirent sur des
tabourets d’argile autour d’une longue table chargée de nourriture, une
parmi tant d’autres sur la place centrale, et lièrent conversation avec les
haleurs pour se renseigner sur l’édifice.
« À ce qu’on m’a raconté, dit Nanni, les maçons qui travaillent en haut
de la tour fondent en larmes et s’arrachent les cheveux si une brique vient à
tomber, parce qu’il faudra quatre mois pour la remplacer, mais nul ne se
soucie de ce qu’un homme trouve la mort dans une chute. C’est vrai ? »
Lugatum, un des haleurs les plus loquaces, secoua la tête. « Oh ! non, ce
n’est qu’une histoire. Un défilé ininterrompu de briques gravit la tour ; des
milliers atteignent chaque jour le sommet. » Il se pencha vers ses
compagnons de tablée. « Pourtant, il est une chose à laquelle chacun
accorde plus de valeur qu’à une vie humaine : sa truelle.
— Sa truelle ? Pourquoi ?
— Si un maçon la fait tomber, il doit, pour travailler, attendre qu’on lui
en apporte une autre. Des mois durant, il n’a aucun moyen de mériter sa
nourriture, de sorte qu’il contracte des dettes. La perte d’une truelle cause
bien du chagrin. Si par contre il tombe et que sa truelle demeure, chacun
pousse un soupir de soulagement par-devers soi. Le suivant à perdre la
sienne prendra l’outil supplémentaire et poursuivra sa tâche sans encourir
de dettes. »
Hillalum, écœuré, se hâta de récapituler le nombre de pics que les
mineurs avaient emporté. Et puis il comprit. « Cela ne peut être vrai.
Pourquoi ne pas expédier des truelles de rechange jusqu’au sommet ? Leur
poids ne compterait guère, en sus des masses de briques, alors que la perte
d’un maçon représenterait un retard non négligeable. Faute de remplaçant à
demeure, il faudrait attendre qu’un autre gravisse la tour. »
Tous les haleurs s’esclaffèrent. « En voilà un qui ne s’en laisse pas
conter ! » Lugatum, souriant, se tourna vers lui. « Alors, vous montez sitôt
le festival terminé ? »
Hillalum but une gorgée de son bol de bière. « Oui. J’ai entendu dire
que d’autres mineurs d’une contrée occidentale doivent nous rejoindre,
mais je ne les ai pas vus. Vous les connaissez ?
— Oui, ils viennent du pays dit d’Égypte. Ils n’extraient pas du minerai,
eux, mais de la pierre.
— On en extrait aussi, nous, en Élam », dit Nanni, la bouche pleine de
porc rôti.
« Eux taillent le granit.
— Le granit ? » Il y avait en Élam des carrières de calcaire et d’albâtre,
mais pas de granit. « Tu en es sûr ?
— Des marchands, revenus d’Égypte, racontent y avoir vu des
ziggourats et des temples faits d’énormes blocs de calcaire et de granit. Et
on y sculpte des statues géantes dans le granit.
— Pourtant, il s’agit d’un matériau difficile. »
Lugatum haussa les épaules. « Pas pour eux, semble-t-il. Les architectes
royaux estiment que de tels tailleurs de pierre se révéleront utiles quand
vous atteindrez la voûte du ciel. »
Hillalum hocha la tête. C’était bien possible. Qui savait avec certitude
de quoi on aurait besoin ? « Tu les as vus ?
— Ils ne sont pas encore là, bien qu’on les attende d’ici à quelques
jours. Cependant, ils n’arriveront qu’après la fin du festival. Donc, vous, les
gens d’Élam, vous effectuerez seuls l’ascension.
— Vous nous accompagnerez, n’est-ce pas ?
— Oui, mais pendant les quatre premiers jours seulement. Ensuite, il
nous faudra rebrousser chemin, pendant que vous, les chanceux, vous
continuerez.
— Pourquoi nous considères-tu comme chanceux ?
— Je rêve de grimper jusqu’au sommet. J’ai eu la chance de haler parmi
les équipes hautes, et j’ai atteint l’altitude de douze jours, mais je n’ai
jamais poussé plus loin. Vous, vous irez beaucoup plus haut. » Un sourire
contrit étira les lèvres de Lugatum. « Je vous envie, vous tous qui allez
toucher la voûte du ciel. »
Toucher la voûte du ciel. La crever à coups de pic. L’idée même
emplissait Hillalum d’un vif malaise. « Inutile de nous envier…
— Non, dit Nanni. Quand on aura terminé, tous pourront toucher la
voûte du ciel. »
Le risque subsistait. Soit que les vannes échappent aux regards des
mortels, soit qu’elles se trouvent à des lieues de là, il pouvait tout de même
y avoir un immense réservoir juste au-dessus d’eux.
Décider de la meilleure façon d’opérer causa un vif débat.
« Jéhovah ne balayerait pas la tour dans une inondation », argua
Qurdusa, un maçon. « Si elle constituait un sacrilège, Jéhovah l’aurait
détruite bien plus tôt. Nous avons œuvré des siècles durant sans que
Jéhovah montre le moindre signe de déplaisir. Jéhovah videra le réservoir
avant que nous ne le crevions.
— Si Jéhovah voyait cette entreprise d’un si bon œil, il y aurait là un
escalier tout prêt, pour atteindre la voûte », riposta Éluti, un Élamite.
« Jéhovah n’aidera pas plus ce projet qu’il ne l’entravera ; si on crève un
réservoir, il nous faudra faire face à un torrent d’eau. »
En un instant pareil, Hillalum ne put taire ses doutes plus longtemps.
« Et si les eaux n’avaient pas de fin ? lança-t-il. Jéhovah ne nous punira
peut-être pas, mais Jéhovah pourrait nous laisser devenir l’instrument de
notre propre châtiment.
— Élamite, dit Qurdusa, même en tant que nouveau venu sur la tour, tu
devrais te rendre compte de ce que tes paroles ont d’insensé. Nous œuvrons
par amour pour Jéhovah, ainsi que nous l’avons fait toute notre vie et ainsi
que nos ancêtres l’ont fait durant des générations entières. Des hommes
aussi vertueux ne sauraient encourir un jugement bien sévère.
— C’est vrai, notre labeur vise un objectif des plus pur, mais cela ne
signifie pas que nous ayons travaillé sagement. Les hommes ont-ils
vraiment pris le bon chemin quand ils ont choisi de vivre leur vie loin du sol
sur lequel ils ont été façonnés ? Jéhovah n’a pas dit non plus que ce choix
était judicieux. À présent, nous voici prêts à crever le ciel, alors que nous
ignorons s’il s’y trouve de l’eau. Si nous nous leurrons, comment être sûrs
que Jéhovah nous protégera des conséquences de nos propres erreurs ?
— Hillalum conseille la prudence, dit Béli. Je l’approuve. Veillons à
éviter de causer un second Déluge sur le monde, voire des pluies
dangereuses sur le Shinar. J’ai devisé avec Senmut, le contremaître des
Égyptiens, et il m’a montré les plans utilisés dans son pays pour sceller les
tombes des rois. Je crois que leurs méthodes nous offriront toute la sécurité
nécessaire quand nous commencerons à creuser. »
Un linge humide noué sur le visage, Hillalum prit pied sur les marches
en pierre après avoir descendu l’escalier en bois au sommet duquel il venait
de nourrir le bûcher, sur le front de coupe. Il attendrait des heures dans les
tunnels inférieurs, où le vent ne charriait guère de fumée.
Soudain un craquement retentit, le bruit d’une montagne fendue en
deux, puis un rugissement s’éleva, de plus en plus fort. Et un torrent dévala
la pente.
Un instant, Hillalum resta figé d’horreur. L’eau glacée lui balaya les
jambes et le renversa. Il se releva, cherchant son souffle, et, agrippé aux
marches, s’arc-bouta pour résister au courant. Ils avaient crevé un réservoir.
Il devait rejoindre la porte coulissante la plus proche avant qu’elle se
referme. Il sentait ses jambes, impatientes de l’emmener à grands bonds,
frémir, mais il perdrait l’équilibre s’il courait et les flots déchaînés, en
l’entraînant, le battraient à mort contre les parois. D’un pas aussi soutenu
qu’il l’osa, il descendit les degrés un par un.
Il arrivait de glisser, dévalant jusqu’à douze marches à la fois ; elles lui
raclaient le dos, mais il ne ressentait aucune douleur. La peur le tenaillait :
la galerie allait s’effondrer, et il périrait écrasé, ou la voûte s’ouvrir sur le
ciel béant, et il tomberait avec la pluie céleste. Le châtiment de Jéhovah
était sur eux, un second Déluge.
Quelle distance lui restait-il à parcourir pour atteindre la porte ? Le
tunnel paraissait s’étendre à l’infini, et l’eau se déversait toujours plus vite.
Il courait pour de bon, à présent.
Soudain il trébucha, s’étala dans une eau peu profonde. Il avait atteint le
bas de l’escalier et était tombé dans la salle de la porte coulissante où l’eau
montait à hauteur des genoux.
Il se releva, et vit Damqiya et Ahuni, deux autres mineurs. Ils le
remarquèrent au même instant. Ils se tenaient devant la pierre qui bloquait
déjà la sortie.
« Non ! s’exclama Hillalum.
— Ils ont fermé la porte ! s’époumona Damqiya. Ils n’ont pas attendu !
— Il y en a d’autres qui descendent ? hurla Ahuni d’un ton désespéré. À
nous tous, on déplacerait peut-être le bloc.
— Non, j’étais le dernier, répondit Hillalum. Ils peuvent le pousser, de
l’autre côté ?
— Ils ne nous entendront pas. » Ahuni tapa sur le granit à coups de
marteau, mais le bruit se perdit dans le fracas de la chute d’eau.
Jetant un regard alentour dans la pièce, Hillalum n’avisa qu’à ce
moment-là l’Égyptien qui flottait à plat ventre.
« Il s’est brisé la nuque dans l’escalier ! cria Damqiya.
— On ne peut vraiment rien faire ? »
Ahuni leva les yeux au ciel. « Jéhovah, épargne-nous ! »
Tous trois, debout dans l’eau qui montait, se mirent à prier avec ferveur
– mais ce serait en vain, Hillalum le savait. Le sort en était jeté. Jéhovah
n’avait pas demandé aux hommes de bâtir la tour, ni de percer la voûte. Ils
l’avaient décidé par eux-mêmes et périraient ici comme ils auraient péri sur
terre. Leur vertu ne les préserverait pas des conséquences de leurs actes.
L’eau atteignit leur poitrine. « Montons ! » cria Hillalum.
Ils gravirent les marches laborieusement, à contre-courant, tandis que
l’eau s’élevait sur leurs talons. L’inondation avait éteint les quelques
torches qui éclairaient le tunnel ; ils firent donc l’ascension dans le noir,
murmurant des prières qu’ils n’entendaient pas. Au sommet, le flot avait
délogé l’escalier en bois qui s’était coincé un peu plus bas dans la galerie.
Après l’avoir enjambé, ils prirent pied sur la pente de pierre lisse et, là, ils
attendirent que l’eau les porte plus haut.
Ils patientèrent sans un mot, à bout de prières. Hillalum se figura qu’il
se trouvait dans le gosier de Jéhovah qui, buvant l’eau du ciel, s’apprêtait à
avaler les pécheurs.
L’eau les souleva jusqu’à ce qu’Hillalum, tendant la main, touche le
plafond. L’énorme fissure par laquelle se déversait le flot béait, toute
proche. Seule une minuscule poche d’air subsistait.
« Lorsque le tunnel aura fini de se remplir, on nagera vers le haut ! »
hurla-t-il.
Ses compagnons avaient-ils entendu ? Il prit une dernière inspiration
quand l’eau atteignit le plafond, puis s’engouffra dans la fissure. Il mourrait
plus près du ciel qu’aucun homme avant lui.
La fissure s’étendait sur de nombreuses coudées. Lorsqu’il en sortit,
laissant derrière lui la paroi irrégulière sur laquelle il se guidait du plat de la
main, il se retrouva à flotter dans un néant aqueux. Un instant, il lui sembla
qu’un courant l’emportait, mais l’impression se dissipa. Perdu dans un noir
complet, il éprouva de nouveau l’horrible vertige qui l’avait saisi la
première fois qu’il avait approché la voûte : aucune direction ne lui
apparaissait, pas même le haut ni le bas. Il battit des bras et des jambes,
sans savoir s’il se déplaçait.
Impuissant, il flottait dans une eau étale ou filait dans un courant
furieux. Il ne sentait que le froid qui l’engourdissait, ne voyait aucune
lumière. N’y avait-il pas, dans ce réservoir, de surface qu’il puisse
atteindre ?
Soudain il heurta de nouveau la pierre. À tâtons, il trouva une fissure.
Était-il revenu à son point de départ ? L’eau le poussait par la brèche et il
n’avait plus la force de résister. Il rebondit contre les parois, entraîné dans
un vaste passage qui paraissait aussi étendu qu’un puits de mine. Sa poitrine
allait éclater dans ce tunnel interminable. Son souffle échappa à ses lèvres.
Il se noyait. L’obscurité alentour lui envahissait les poumons.
Les parois s’écartèrent autour de lui. Un fort courant le poussa vers le
haut. De l’air baigna son visage ! Et soudain, toute sensation l’abandonna.
Faire sauter les verrous d’un système informatique est sans intérêt. Je
comprends que cela fascine ceux qui ne peuvent s’empêcher de relever tous
les défis, mais ça manque intellectuellement d’attraits. Je compare cela à
exercer une pression sur toutes les portes d’un immeuble pour en trouver
une dont le verrou est branlant. C’est utile, mais lassant.
Accéder à la banque de données privée de la FDA a été facile. J’ai fait
afficher le plan du bâtiment et la liste des services mis à la disposition des
visiteurs sur un des terminaux muraux de l’hôpital, puis j’ai pénétré au cœur
du système d’exploitation pour y placer un leurre, un programme qui
reproduisait la page d’accueil. Je n’ai eu ensuite qu’à m’éloigner pour
attendre qu’un des médecins qui s’occupent de mon cas souhaite consulter
un fichier. Mon logiciel a rejeté son mot de passe et rétabli la véritable page
d’accueil. Un nouvel essai lui a permis d’arriver à ses fins, mais j’avais
entre-temps enregistré son code.
Ce qui m’a permis de prendre connaissance des dossiers de tous les
patients. L’hormone K n’a eu aucun effet sur les volontaires de la phase I,
ceux qui étaient bien portants. Il en va autrement pour les tests cliniques de
la phase II, qui se poursuit toujours. Quatre-vingt-deux individus traités à
l’hormone K et identifiés par un matricule – des congestions cérébrales, des
maladies d’Alzheimer et quelques rescapés de comas dépassés – font l’objet
de rapports hebdomadaires. Ils confirment ma supposition : plus le cerveau
a subi des dégâts importants, plus ce produit développe l’intelligence. Les
scanners révèlent en outre une forte accélération du métabolisme cérébral.
Pourquoi en va-t-il autrement avec les animaux ? Je pense que
l’explication relève du même principe que celui de la masse critique. Ils
n’ont pas au départ suffisamment de neurones pour concevoir de véritables
abstractions et ce ne sont pas quelques synapses supplémentaires qui y
changeront quoi que ce soit. Les humains dépassent ce seuil. Disposant
d’une conscience déjà étendue, ils utilisent les nouvelles connexions au
mieux de leurs possibilités.
Les rapports les plus intéressants concernent les études menées sur un
petit nombre de volontaires. Les injections d’hormones additionnelles
accroissent encore leurs capacités, mais tout dépend également des dégâts
initiaux. Les victimes de congestions cérébrales bénignes ne sont pas
devenues des génies, contrairement aux malades dont le cerveau a été
gravement endommagé.
De tous les patients qui ont été en coma dépassé, je suis le seul à avoir
reçu une troisième injection. Personne n’a autant de synapses que moi. On
peut se demander jusqu’où se développera mon intellect. Il me suffit d’y
penser pour que mon cœur s’emballe.
Satisfaire les caprices des médecins devient au fil des semaines une
corvée de plus en plus pesante. Ils voient en moi un âne savant, un
phénomène de foire. Pour les neurologues, je ne suis qu’une source de
tomoscintigraphies et, à l’occasion, un flacon de liquide céphalorachidien.
Les psychologues ont la possibilité d’explorer mon psychisme mais ils ont
tant d’idées préconçues qu’ils me considèrent comme un individu ordinaire
incapable d’apprécier le don qu’il a reçu.
Ils n’ont absolument pas conscience de l’importance de ce qui se
produit. Ils croient qu’un médicament ne peut améliorer les performances
d’un individu que dans le cadre de leurs expériences de laboratoire, que
seuls leurs tests ridicules permettent de mesurer mes progrès. C’est pour
cette raison qu’ils y consacrent tout leur temps. Or, un tel système a ses
limites. Mes parcours sans faute incessants ne leur apprendront rien parce
qu’ils ne disposent d’aucun point de référence, aussi loin de la courbe de la
normalité.
Ces résultats ne sont naturellement que de pâles reflets des
métamorphoses qui s’opèrent en moi. Les médecins ignorent ce qui se passe
à l’intérieur de ma tête, la prise de conscience de tout ce que j’ai raté et de
toutes les possibilités qui me sont révélées. Il existe à mon intelligence des
applications bien plus utiles que leurs expériences ridicules. Ma mémoire
presque infaillible et mes capacités de corrélation me permettent d’avoir un
jugement sûr en toutes circonstances et d’opter aussitôt pour le meilleur
moyen d’arriver à mes fins. Je ne suis plus tiraillé par l’indécision. Seules
les extrapolations purement théoriques représentent encore un défi pour
quelqu’un tel que moi.
Quelle que soit la matière étudiée, j’y découvre des formes, une
structure, la mélodie que représente l’ensemble des notes. Dans tous les
domaines : mathématiques et sciences, art et musique, psychologie et
sociologie. Lorsque je lis, je vois les auteurs cheminer péniblement d’un
point au suivant en cherchant à tâtons des liens qui leur échappent. Je les
compare à une foule d’individus qui ne connaissent pas la musique et qui
regardent la partition d’une sonate de Bach en espérant déterminer en
fonction de quels principes le compositeur a enchaîné les notes.
La beauté de ces formes ne me suffit plus, elles ne font qu’aiguiser mon
appétit. D’autres voies attendent d’être défrichées, des structures situées à
un niveau supérieur. Elles m’échappent encore ; par comparaison, mes
sonates ne sont constituées que de quelques notes isolées. J’ignore à quoi
ressemblent ces ensembles mais je finirai par le découvrir. Je souhaite
explorer et appréhender tout cela. Je n’ai jamais rien désiré avec autant
d’ardeur.
Ce médecin, ce Clausen, a une attitude radicalement différente de celle
de ses confrères. Tout en lui me révèle qu’il s’affuble d’un masque pour
dissimuler son malaise. Il s’exprime de façon amicale, mais sans l’aisance
qui caractérise le babil ininterrompu de ses collègues.
« Je vais vous expliquer ce test, Léon. Vous allez lire la description de
diverses situations. Chacune d’elles pose un problème et vous me direz ce
que vous feriez pour le résoudre.
— J’ai déjà répondu à des questions de ce genre.
— Parfait, parfait. »
Il pianote sur le clavier et un texte s’affiche sur le moniteur installé
devant moi. Je lis l’énoncé : un imbroglio d’horaires et de priorités. Son
réalisme m’étonne. Noter les réponses serait dans la plupart des cas bien
trop arbitraire. J’attends un peu avant de fournir ma solution, mais ma
rapidité le surprend malgré tout.
« Voilà qui est très bien, Léon. » Il enfonce une touche. « Essayons ça. »
Les problèmes se succèdent. Pendant que je lis le quatrième, Clausen se
concentre pour ne laisser filtrer qu’un intérêt strictement professionnel. J’en
déduis qu’il accorde une importance particulière à ma réponse. Il est ici
question d’intrigues politiques et de compétition farouche pour obtenir de
l’avancement.
Je comprends qui est cet homme. Il travaille pour le gouvernement,
peut-être pour l’armée. Il dépend probablement des services de recherche de
la CIA et il a été chargé d’évaluer la possibilité de créer de grands stratèges
grâce à l’hormone K. C’est la raison de son embarras. S’il a l’habitude
d’interroger des gens, ce sont des militaires ou des fonctionnaires, des
individus conditionnés à obéir aux ordres.
Il est probable que ceux de la CIA voudront me soumettre à des tests
supplémentaires, et qu’ils en feront autant avec d’autres cobayes, en
fonction de leurs résultats. Après quoi, ils demanderont à des agents de se
porter volontaires, des hommes qui seront privés d’oxygène puis traités à
l’hormone K. Je n’ai aucun désir qu’ils mettent le grappin sur moi, mais je
leur ai déjà révélé trop de choses sur mon compte pour espérer qu’ils me
ficheront la paix. La seule possibilité qui s’offre encore à moi, c’est de
réduire mon score en fournissant une réponse insatisfaisante à cette
question.
Ma proposition laisse à désirer, ce qui déçoit visiblement mon
interlocuteur. Il ne renonce pas pour autant. Je consacre à présent plus de
temps à lire les scénarios et mes solutions manquent de brio. Disséminé au
sein du reste, je repère ce qui a vraiment de l’importance : comment se
soustraire à l’OPA d’une société concurrente, comment mobiliser des
manifestants pour s’opposer à la construction d’une centrale
thermoélectrique. Je veille à fournir des réponses qui ne résolvent pas tout.
À la fin de ces tests, Clausen me renvoie et s’interroge sur la teneur du
rapport qu’il doit rédiger. Si je lui avais révélé mes véritables capacités, il
m’aurait déjà fait une offre au nom de ses employeurs. L’irrégularité de mes
scores l’incite à prendre du recul, mais c’est insuffisant pour changer quoi
que ce soit au résultat final. Les possibilités sont trop intéressantes pour que
la CIA y renonce.
Ma situation s’est modifiée de façon radicale. Quand le gouvernement
décidera de faire de moi un de ses cobayes, mon consentement sera
superflu. Trouver une solution devient urgent.
Inutile de faire perdre leur temps aux infirmiers que vous avez envoyés à
mon domicile ; ils pourront sans doute se rendre plus utiles ailleurs.
Comme vous allez réclamer un mandat d’amener contre moi, sachez que
j’ai pris la liberté d’implanter dans l’ordinateur du DMV(2) un virus qui
fournira des réponses fantaisistes chaque fois que quelqu’un souhaitera
connaître le numéro minéralogique de mon véhicule. Vous aurez encore la
possibilité de le décrire, mais ai-je raison de penser que vous ne lui avez
jamais prêté attention ?
Léon.
Détail intéressant, le jeu est pour moi le moyen le plus rapide de gagner
de l’argent. Trouver le bon cheval dans une course à handicap est
relativement simple. Sans trop attirer l’attention, je peux ainsi amasser un
modeste pécule qui, une fois placé en Bourse, me permettra de vivoter.
Je loue dans la banlieue un appartement doté d’un accès à Internet, le
moins cher de tous. Je me suis forgé plusieurs identités dont je compte
changer régulièrement pour procéder à mes investissements. Je vais me
rendre à Wall Street pour apprendre à interpréter le langage gestuel des
courtiers, et découvrir ainsi quels sont les meilleurs placements à court
terme. Pas plus d’une fois par semaine, car j’ai des affaires bien plus
importantes à régler, des gestalts qui réclament toute mon attention.
J’ai entamé à titre expérimental l’écriture d’un long poème. Après avoir
terminé un chant, je déterminerai quelle approche il convient d’adopter pour
intégrer ces principes à toutes les autres formes d’expression artistique.
J’utilise six langues modernes et quatre langues mortes. Elles englobent les
principales visions du monde des grandes civilisations. Chacune d’elles
apporte des nuances au niveau du sens et des effets poétiques, et certaines
juxtapositions sont sublimes. Chaque vers contient des néologismes, que je
crée en extrudant les mots par déclinaison d’un autre langage. Si cette
œuvre ne reste pas inachevée, ce sera le Finnegans Wake de Joyce factorisé
par les Cantos d’Ezra Pound.
Je dois interrompre ce que j’ai entrepris car la CIA m’a tendu un piège.
Après deux mois d’échecs, les agents du gouvernement ont compris qu’ils
ne pourraient pas me retrouver en utilisant des méthodes conventionnelles
et ils ont pris des mesures plus radicales. J’ai entendu aux informations
qu’un tueur fou a pris la fuite et que son amie a été inculpée de complicité
d’évasion. Ils ont cité son nom : Connie Perritt, une fille avec laquelle je
suis sorti il y a un an. S’ils vont jusqu’au procès, il ne fait aucun doute
qu’elle sera condamnée à une lourde peine. Mes adversaires espèrent que
l’indignation me fera sortir de ma cachette.
L’audience préliminaire se tiendra demain. Connie sera libérée sous
caution, afin de m’offrir une opportunité de la contacter. Ils posteront autour
de chez elle des agents en civil chargés de procéder à mon arrestation.
Le contrôle que j’exerce sur mon corps est de plus en plus grand. Je
pourrais marcher sur des charbons ardents et cribler mes bras d’aiguilles, si
je le souhaitais. Mais l’intérêt que je porte à la méditation orientale se limite
à ses applications physiques ; aucune transe ne peut à mes yeux égaler l’état
mental où je plonge quand j’utilise des données pour reconstituer diverses
structures.
J’ai entrepris de créer un nouveau langage. J’ai atteint les limites des
modes d’expression conventionnels, et ils entravent désormais ma
progression. Ils ne permettent pas d’exprimer les concepts que je dois
manier et, même dans le domaine d’application qui leur est propre, ils
manquent autant de précision que de souplesse. À peine adaptés à la parole,
ils sont totalement inadéquats au niveau de la pensée.
La linguistique classique est inutilisable. Il me faut tout reprendre à la
base pour déterminer les composants de mon langage. Il devra être en
coexpression totale avec les mathématiques, afin que toute équation ait son
pendant linguistique. Mais les mathématiques n’en seront qu’un infime
composant. Contrairement à Leibniz, j’ai conscience des limites de la
logique symbolique. Je compte mettre au point d’autres modes dialectiques
coexpressifs avec mon système de notation de l’esthétique et de la
cognition. Il s’agit là d’un projet à long terme, mais ce qui en résultera
clarifiera ma pensée. Quand j’aurai traduit tout mon savoir dans ce langage,
les structures que je recherche réapparaîtront clairement.
J’interromps ce que j’ai entrepris. Avant de développer un système de
notation esthétique, je dois établir un vocabulaire de tout ce que je peux
imaginer.
Je perçois de nombreuses émotions que les gens normaux ne
connaissent pas ; je constate les limitations de leur champ de perception
affective. Je ne conteste pas la validité de l’amour et de la colère, que j’ai
moi aussi connus autrefois, mais je les vois à présent sous leur jour
véritable : ce sont les engouements et les emportements de l’enfance, un
simple avant-goût de ce que je ressens désormais. Mes passions ont de plus
en plus de facettes ; la complexité de mes émotions est proportionnelle à
l’étendue de mon savoir. Je dois me doter des moyens de les décrire avec
précision avant d’aller plus loin.
Il va de soi que je ne suis sensible qu’à une infime partie de ce qui me
parvient ; mon potentiel est limité par les capacités restreintes des membres
de mon entourage et nos relations nécessairement réduites. Cela me rappelle
le concept confucéen du ren, si mal traduit par « bienveillance », cette
qualité par essence humaine qui ne peut être développée qu’au contact
d’autrui et reste étrangère à l’individu solitaire. Une qualité parmi tant
d’autres. Et je me retrouve là, isolé au cœur de la foule, une multitude de
gens avec lesquels je n’échange aucune pensée. Je ne suis que l’embryon de
ce que pourrait être un individu possédant mon intelligence.
Je ne m’apitoie pas sur mon sort, et je ne pèche pas par orgueil. J’évalue
mon état psychologique avec objectivité et cohérence. Je sais avec précision
ce que je possède et ce qui me fait défaut, et quelle valeur il convient
d’accorder à ces choses. Je n’ai aucun regret.
Masse critique.
Révélation.
Le processus de formation de mes pensées m’apparaît. Je sais avec
précision comment je sais, et ma compréhension est récursive. Je découvre
la régression infinie de cette connaissance de soi non en progressant pas à
pas mais en appréhendant ses limites. Sa nature est pour moi évidente. Une
nouvelle acception de ce qu’on appelle la « prise de conscience de soi »
m’est révélée.
Fiat logos. Je m’informe sur mon esprit dans un langage plus expressif
que ceux que j’ai imaginés. Tel Dieu qui utilise le Verbe pour forger l’ordre
à partir du chaos, je me régénère grâce à ce métalangage. À la fois
autodescriptif et automodifiable, il décrit non seulement la pensée mais
aussi ses propres mécanismes qu’il peut remanier à différents niveaux. Que
n’aurait donné Gödel pour connaître une langue dont toute la grammaire
s’adapte à la moindre modification d’une déclaration ?
Il me révèle le fonctionnement de mon esprit. Je ne prétendrai pas voir
les décharges de mes neurones, comme le déclarait John Lilly lorsqu’il
racontait ses trips au LSD dans les années soixante. Ce que je perçois, ce
sont des gestalts ; j’assiste à la matérialisation et à l’interaction des
structures mentales ; je me vois penser et je vois les équations des pensées
en question ; je découvre comment ces équations décrivent le processus de
leur assimilation.
Je sais par quel moyen elles façonnent mes pensées.
Ces pensées.
Tout d’abord submergé par l’afflux de données, je reste paralysé par la
perception de mon être. Des heures s’écoulent avant qu’il me soit possible
de contrôler ce déferlement d’informations descriptives. Je ne les filtre pas,
je ne les relègue pas à l’arrière-plan. Je les intègre à mon processus mental
pour les employer dans le cadre de mes activités. Du temps me sera
nécessaire pour en tirer parti, instinctivement et efficacement, tel un danseur
qui utilise ce qu’il sait de la kinesthésie de façon purement subconsciente.
Mes connaissances théoriques globales concernant mon esprit me sont
confirmées. Conditionnés pendant mon enfance, les courants sous-jacents
du sexe, de l’agressivité et de l’instinct de survie entrent en collision avec
mes pensées rationnelles lorsqu’il n’y a pas osmose entre les deux. Je
découvre les causes de mes mouvements d’humeur, ce qui motive chacune
de mes décisions.
Quelles sont les applications de cette découverte ? Je puis pratiquement
remodeler à ma guise ce qu’on appelle par convention ma « personnalité »,
les aspects extérieurs du psychisme qui me définissent aux yeux des tiers. Je
choisis mes états mentaux ou émotionnels, en conservant la possibilité de
revenir à mon point de départ. À présent que j’ai compris les mécanismes
qui sont à l’œuvre quand je m’attelle simultanément à deux tâches, je divise
mon conscient et utilise ma force de concentration et mes capacités de
reconnaissance gestaltistes pour traiter plusieurs problèmes à la fois, en
ayant une métaconscience du tout. Que reste-t-il qui me soit encore
inaccessible ?
Diviser un nombre par zéro ne donne pas pour résultat un nombre infini.
La raison est la suivante : une division est, par définition, l’inverse d’une
multiplication ; par conséquent, multiplier par zéro après avoir divisé par
zéro devrait ramener au nombre initial. Néanmoins, multiplier l’infini par le
néant ne donne rien. Il n’existe aucun nombre qui fournisse un résultat autre
que zéro une fois multiplié par zéro, et il en découle que le résultat d’une
division par zéro est littéralement « indéfini ».
1a
1b
2a
Dès qu’ils furent de retour à leur domicile, Renée alla dans son cabinet
de travail et retourna tous les papiers posés sur le plateau de son bureau, de
façon à avoir le côté vierge des feuilles sur le dessus. Elle les réunissait en
pile sans les regarder et tressaillait chaque fois que l’angle d’une page lui
apparaissait au cours de ce brassage. Elle avait envisagé de tout brûler, mais
un tel geste eût été purement symbolique. Se contenter de ne plus y jeter ne
serait-ce qu’un coup d’œil permettait d’obtenir le même résultat.
Les médecins auraient certainement employé le terme de conduite
compulsive. Renée grimaça en se remémorant les indignités subies
lorsqu’elle était une patiente soumise à tous les caprices de cette bande
d’imbéciles. Ils lui avaient attribué un statut de suicidaire, dans la section
des internés, ce qui la plaçait sous la surveillance théoriquement
ininterrompue des aides-soignants. Elle n’avait pas non plus oublié les
entretiens avec ces psys si condescendants, aux arrière-pensées si évidentes.
Elle n’était pas une manipulatrice comme Mme Rivas, mais leur faire gober
n’importe quoi était vraiment facile. Il suffisait de dire : « J’ai conscience
de ne pas être entièrement rétablie, mais je sens que ça va bien mieux »,
pour qu’ils envisagent de vous laisser partir.
2b
3a
C’est à l’âge de sept ans, au cours de l’exploration de la maison d’un
parent éloigné, que Renée fut envoûtée par un carrelage de marbre poli. Un
carreau unique, deux rangées de deux, trois rangées de trois, quatre rangées
de quatre : tous s’assemblaient pour constituer des carrés. Naturellement.
Quel que soit l’angle d’observation, le résultat restait le même. Et ce n’était
pas sa seule constatation : chaque carré était plus grand que le précédent
d’un nombre impair de carreaux. Cela avait été pour elle une révélation. La
conclusion était essentielle, elle possédait une justesse intrinsèque
confirmée par la fraîche douceur du marbre lorsqu’elle le caressait. Et la
juxtaposition des carreaux, séparés par des joints d’une extrême finesse,
était si précise qu’elle en frissonnait.
Elle avait par la suite eu d’autres révélations, fait de nouvelles
découvertes. Une thèse de doctorat révolutionnaire soutenue à vingt-trois
ans, des séries d’articles encensés… les spécialistes la comparaient à Von
Neumann, les universités voulaient s’attirer ses faveurs. Elle n’avait jamais
véritablement accordé de l’importance à ces choses. Ce qui l’intéressait,
c’était la justesse qu’on retrouvait dans chaque théorème mémorisé, aussi
incontestable que la matérialité du marbre ; il s’agissait d’un jeu de
construction dont tous les éléments s’emboîtaient à la perfection.
3b
4a
Au début, Renée considéra tout cela comme une simple contrariété. Elle
suivit le couloir jusqu’au cabinet de travail de Peter Fabrisi et frappa à la
porte ouverte.
« Vous auriez une minute, Pete ? »
Il recula du bureau en repoussant son fauteuil.
« Bien sûr, Renée ! C’est pour quoi ? »
Elle entra, certaine de savoir quelle serait sa réaction. Elle n’avait
encore jamais sollicité l’avis de quiconque ; c’était toujours l’inverse qui
s’était produit. Un détail sans importance.
« J’aurais besoin que vous me rendiez un petit service. Vous rappelez-
vous ce que j’ai dit sur la formalisation que je mettais au point, il y a
environ deux semaines ? »
Il le confirma de la tête.
« Ce que vous comptiez utiliser pour réécrire les systèmes d’axiomes.
— Tout juste. Voici quelques jours, j’ai commencé à obtenir des
conclusions totalement ridicules, et à présent ma formalisation est en
contradiction avec elle-même. Pourriez-vous y jeter un œil ? »
L’expression de Fabrisi fut conforme à ce qu’elle avait prévu.
« Vous voudriez… Bien sûr, j’en serais ravi !
— Super ! Le problème se tapit dans les toutes premières pages, le reste
ne sert qu’à étoffer le sujet. »
Elle lui remit une petite liasse de feuilles.
« Je préfère ne pas vous préciser ce que j’ai relevé, pour vous éviter de
sauter sur les mêmes conclusions que moi.
— C’est effectivement préférable. » Il parcourut des yeux les deux
premières pages. « Je ne sais pas combien de temps ça me prendra.
— Rien ne presse. À l’occasion, cherchez simplement si certaines de
mes suppositions ne sont pas contestables, ce genre de vérifications. Je vais
continuer d’éplucher tout ça, et je vous contacterai immédiatement si je
découvre quelque chose. D’accord ? »
Il sourit. « Je m’attends à vous revoir dans l’après-midi, quand vous
viendrez m’annoncer que vous avez trouvé la solution.
— J’en doute. Il faut considérer tout cela avec un œil nouveau. »
Il écarta les mains.
« Je vais essayer.
— Merci. »
Elle ne pensait pas que Fabrisi assimilerait pleinement sa formalisation,
mais elle avait besoin qu’un tiers vérifie ses aspects purement mécaniques.
4b
5a
Renée sut ce que Fabrisi lui dirait avant même qu’il n’ouvre la bouche.
« Je n’ai jamais vu un truc aussi tordu. Vous connaissez ce jouet pour
enfants en bas âge, ces blocs de formes diverses qu’il faut emboîter dans les
alvéoles correspondants ? Découvrir votre système de formalisation, c’est
comme voir un bambin prendre un de ces blocs et l’insérer dans tous les
trous de la plaque, dans lesquels il s’imbriquerait parfaitement à chaque
fois.
— Vous n’avez donc pas relevé mon erreur ? »
Il secoua la tête.
« Pas moi. Je me suis engagé dans la même ornière que vous. Je ne peux
plus voir tout ceci que sous un angle donné. »
Renée était entre-temps ressortie de ce cul-de-sac et elle avait trouvé
une approche diamétralement opposée… Ce qui ne faisait d’ailleurs que
confirmer la contradiction.
« Eh bien, merci d’avoir essayé !
— Vous comptez vous adresser à quelqu’un d’autre ?
— Oui. Je vais envoyer tout ça à Callahan, là-bas à Berkeley. Nous
restons en contact régulier, depuis cette conférence qui a eu lieu au
printemps. »
Fabrisi hocha la tête.
« Son dernier article m’a fortement impressionné. Faites-le-moi savoir,
s’il met le doigt sur quelque chose ; j’avoue que tout ceci m’intrigue. »
Renée eût employé un terme bien plus fort qu’intriguer, en ce qui la
concernait.
5b
6a
Carl se rendit une fois de plus dans son bureau et attendit qu’elle lève
les yeux de son travail pour lui lancer sur un ton décidé : « Renée, il est
évident que…
— Tu veux savoir ce qui me turlupine ? D’accord, je vais te le dire. »
Elle prit une feuille blanche et se rassit. « Ne bouge pas, ça ne prendra
qu’une minute. »
Il ouvrit la bouche et la referma dès qu’elle lui fit signe de se taire. Elle
inhala à pleins poumons et se mit à écrire.
Elle traça une ligne verticale au centre de la page, pour la scinder en
deux colonnes. Elle écrivit « 1 » au sommet de la première et « 2 » au
sommet de la seconde. Puis elle griffonna rapidement quelques symboles,
qu’elle développa au-dessous en chapelets d’autres symboles. Ses dents
crissaient et on aurait pu croire qu’elle notait tout cela sur un tableau noir,
avec ses ongles.
Arrivée aux deux tiers de la page, elle entreprit de réduire ses équations.
Et maintenant, le coup de maître ! pensa-t-elle. Elle prit conscience
d’exercer une pression trop forte sur le papier et veilla à la réduire. Sur la
ligne qu’elle écrivit ensuite, les chaînes devenaient identiques. Pour
terminer, elle traça énergiquement un « = » au bas de la feuille.
Puis elle la tendit à Carl, qui ne put dissimuler son incompréhension.
« Regarde en haut. »
Il s’exécuta.
« Maintenant, regarde en bas. »
Il fronça les sourcils.
« Je ne comprends pas.
— J’ai découvert une formalisation qui permet de mettre en équation
n’importe quel nombre avec n’importe quel autre nombre. Prends-en deux,
au hasard, et je te démontrerai qu’ils sont égaux. »
Carl parut explorer ses souvenirs.
« Tu as inséré quelque part une division par zéro, c’est ça ?
— Non. Je ne me sers d’aucune opération interdite, ni de termes aux
définitions vagues ou d’axiomes indépendants implicites. On ne trouve dans
ma démonstration absolument rien de contestable. »
Carl secoua la tête.
« Attends une minute. Nous savons tous que un et deux ne sont pas
égaux.
— Ils le sont, et tu en tiens la preuve dans ta main. Il n’y a rien dans
cette démonstration qui ne soit pas indiscutable.
— Il y a nécessairement une contradiction quelque part.
— C’est exact. En tant que système formel, l’arithmétique est pleine de
contradictions. »
6b
« Tu veux dire que tu n’as pas réussi à déterminer quelle est ton erreur ?
— Non, tu ne m’as pas écoutée. Tu crois que c’est ce qui m’irrite ? Il
n’y a pas la moindre faille dans ma démonstration.
— Tu serais en train de m’expliquer que c’est ce qui est incontesté qui
cloche ?
— Absolument.
— En es-tu…»
Il s’interrompit… un peu trop tard. Elle le foudroya du regard.
Évidemment, qu’elle en était certaine ! Il réfléchit à ce que cela impliquait.
« Est-ce que tu as saisi ? demanda-t-elle. Je viens de démontrer la
fausseté des mathématiques. Je les ai privées de sens. »
Elle était dans tous ses états, au bord de la panique, et ce fut avec soin
qu’il choisit ses mots.
« Comment peux-tu dire une chose pareille ? Les maths ne sont pas pour
autant bonnes à jeter au panier. Les milieux scientifiques et économiques ne
risquent pas de s’effondrer pour ça !
— Parce que les règles mathématiques qu’ils utilisent ne sont que des
gadgets. Leurs méthodes relèvent des trucs mnémotechniques, comme
utiliser ses jointures pour se rappeler quels mois ont trente et un jours.
— Ce n’est pas tout à fait la même chose.
— Tiens donc ? Les maths n’ont absolument rien à voir avec la réalité.
Oublie les concepts tels que l’imaginaire ou l’infinitésimal. Il n’existe
aucun rapport entre une putain d’addition de nombres entiers et compter sur
ses doigts, mais je peux te fournir sur le papier un nombre infini de
réponses qui seront toutes aussi valables les unes que les autres, ce qui
signifie qu’elles sont également erronées. J’ai la possibilité d’écrire le plus
élégant de tous les théorèmes sans qu’il n’ait plus de sens qu’un
raisonnement par l’absurde. » Elle s’autorisa un rire amer. « Les positivistes
avaient coutume de dire que les mathématiques sont tautologiques. Ils
étaient dans l’erreur, elles sont contradictoires. »
Carl tenta une autre approche.
« Attends. Tu viens de mentionner des nombres imaginaires. Pourquoi
serait-ce pire qu’avec eux ? Après les avoir considérés sans signification,
les mathématiciens les disent désormais fondamentaux. C’est exactement la
même situation.
— Absolument pas. Pour régler la question, il leur suffisait d’élargir le
contexte, ce qui ne servirait strictement à rien dans notre cas. Les nombres
imaginaires ont apporté quelque chose de nouveau aux mathématiques,
alors que ma formalisation redéfinit ce qui existe déjà.
— En modifiant le contexte, en plaçant tout cela sous un jour
différent…»
Elle leva les yeux au ciel.
« Non ! Tout découle des axiomes aussi sûrement que le résultat d’une
addition. Le problème est incontournable. Tu peux me croire sur parole. »
7a
7b
Tout en alignant les angles des feuilles de papier posées sur son bureau,
Renée se demandait si sa tentative de suicide l’avait marquée de façon
indélébile. Tous la considéreraient-ils à l’avenir, peut-être inconsciemment,
inconstante ou instable ? Elle n’avait jamais interrogé Carl pour savoir s’il
avait eu des craintes de ce genre, peut-être parce qu’elle considérait qu’il
avait fait cela dans l’équivalent d’une vie antérieure. Tant d’années s’étaient
écoulées depuis qu’il suffisait de le regarder pour être convaincu qu’il
n’avait plus de pulsions suicidaires.
Mais Renée ne pouvait en dire autant. Elle était pour l’instant incapable
de débattre de mathématiques de façon intelligible, et elle doutait d’en avoir
de nouveau la possibilité. Si ses collègues l’avaient rencontrée à présent,
tous auraient estimé qu’il ne subsistait plus rien de son talent.
Après avoir terminé de ranger son bureau, elle ressortit du cabinet de
travail et se rendit dans le séjour. Quand sa formalisation aurait circulé au
sein de la communauté académique, remanier les bases des mathématiques
deviendrait une nécessité, mais peu de gens en seraient affectés autant
qu’elle. La plupart réagiraient comme l’avait fait Fabrisi ; ils suivraient la
démonstration avec détachement, se laisseraient convaincre et en resteraient
là. Pour en être bouleversé, il fallait assimiler pleinement cette
contradiction, de façon viscérale. C’était certainement le cas de Callahan et
elle se demandait comment il surmonterait cette crise, au fil du temps.
Elle dessina une courbe dans la poussière déposée en bout de table.
Avant, elle aurait machinalement calculé ses paramètres, étudié bon nombre
de ses caractéristiques. De telles occupations lui paraissaient désormais
futiles. Tout ce qu’elle visualisait s’effondrait.
Comme bien d’autres avant elle, elle avait toujours considéré que les
mathématiques ne puisaient pas leur signification dans l’univers, mais
imposaient un sens à ce dernier. Les entités physiques n’étaient pas plus ou
moins grandes l’une que l’autre, ni semblables ni dissemblables ; elles
existaient, tout simplement. Bien qu’indépendantes, les mathématiques leur
apportaient virtuellement une signification sémantique en établissant des
catégories et des rapports. Elles ne décrivaient aucune qualité intrinsèque,
elles se contentaient de fournir une interprétation.
Rien de plus. Séparées de toute entité physique, les mathématiques
perdaient leur cohérence… une cohérence indispensable à toute théorie
formelle. Devenues empiriques, les maths n’avaient plus le moindre intérêt.
Vers quoi se tournerait-elle, à présent ? Renée connaissait quelqu’un qui
avait quitté l’université pour vendre des objets en cuir artisanaux. Elle
devait s’accorder du temps, trouver d’autres repères. C’était exactement ce
que Carl avait tenté de l’aider à réaliser, depuis le début.
8b
Carl comptait parmi ses connaissances deux femmes qui étaient les
meilleures amies du monde, Marlène et Anne. Des années plus tôt, quand
Marlène avait envisagé de se suicider, elle ne s’était pas adressée à Anne
pour trouver du réconfort ; c’était à lui qu’elle en avait parlé. Il leur était
arrivé de passer des nuits entières à partager leurs pensées ou leurs silences.
Carl n’ignorait pas qu’Anne en avait pris ombrage, qu’elle s’était toujours
interrogée sur ce qui les avait à ce point rapprochés. La réponse était
simple. Il s’agissait de la différence qui existe entre la sympathie et
l’empathie.
Carl avait su réconforter des gens de cette manière à plusieurs reprises,
tout au long de sa vie. Aider son prochain le rendait heureux, c’était
incontestable, mais il n’y avait pas que cela. Il estimait de son devoir
d’occuper à présent l’autre siège, de tenir l’autre rôle.
Il avait toujours eu d’excellentes raisons de considérer la compassion
comme un élément fondamental de son être. C’était positif, il sentait croître
en lui de l’empathie. Mais il était confronté à une nouveauté qui privait son
instinct de toute utilité.
Si quelqu’un lui avait annoncé le jour de l’anniversaire de Renée qu’il
aurait de telles pensées seulement deux mois plus tard, il eût certainement
jugé ces propos ridicules. Il n’aurait pas exclu cette possibilité, car il était
conscient des ravages du temps, mais il ne les aurait jamais crus si rapides.
Il avait cessé de l’aimer au bout de six ans de mariage. Il se le
reprochait, mais qu’elle eût profondément changé était incontestable et il ne
la comprenait plus, il n’aurait pu dire quels sentiments elle lui inspirait. La
vie émotionnelle de Renée était étroitement liée à sa vie intellectuelle, et il
se sentait complètement dépassé.
La tentation de se dégager de toute responsabilité était grande, car nul
ne pouvait avoir une attitude positive en toutes circonstances. Quand son
épouse sombrait soudain dans la folie, l’abandonner était condamnable mais
compréhensible. Rester à ses côtés imposait d’accepter des rapports dont la
nature s’était radicalement modifiée, et tous n’avaient pas la force de
caractère réclamée par de tels bouleversements. Carl n’aurait en aucun cas
blâmé un tiers qui se serait ainsi comporté. Mais une question accompagnait
toujours de telles situations : Que ferais-je, si j’étais à sa place ? Et la
réponse avait systématiquement été : Je resterais.
Pure hypocrisie.
Pire que tout, il s’était trouvé de l’autre côté de la barrière. Obnubilé par
ses tourments, il avait mis la patience de son entourage à rude épreuve, et
quelqu’un avait alors veillé sur lui. Quitter Renée était devenu inéluctable,
mais c’était une faute dont il ne réussirait jamais à s’absoudre.
9a = 9b
Carl écossait des pois dans la cuisine, quand Renée vint lui demander :
« Je peux te parler une minute ?
— Bien sûr. »
Ils s’assirent à la table. Elle gardait les yeux orientés vers la fenêtre,
comme toujours lorsqu’elle souhaitait aborder un sujet important. Il
s’inquiéta soudain de ce qu’elle lui dirait. Il n’avait pas eu l’intention de lui
annoncer qu’il comptait la quitter avant son rétablissement complet, pas
avant deux bons mois. Il était encore trop tôt pour cela.
« Je sais que ça n’a pas été facile…»
Non, implora-t-il en pensée. Ne dis pas ça ! Non !
«… mais je suis vraiment heureuse que tu sois ici, près de moi. »
Il ferma les yeux, atteint en plein cœur. Heureusement qu’elle ne le
regardait pas. Même ainsi, ce serait difficile, très difficile.
« Ce qui me venait à l’esprit… continuait-elle. Ce n’était pas
comparable à quoi que ce soit de connu. Si je m’étais payé une banale
dépression, je sais que tu aurais compris et que nous aurions surmonté tout
ça. »
Il hocha la tête.
« Mais ce qui s’est passé, c’est presque comme si un théologien obtenait
la preuve que Dieu n’existe pas. Que cela cesse d’être une simple crainte
pour devenir un fait irréfutable. Est-ce que tu trouves ça ridicule ?
— Non.
— C’est un sentiment que je ne peux pas te communiquer. J’avais des
convictions, des choses que je croyais sincèrement, implicitement. Or, tout
cela est faux et c’est moi qui en ai apporté la démonstration. »
Il ouvrit la bouche pour lui déclarer qu’il savait ce qu’elle voulait dire,
qu’il partageait ses sentiments. Mais il s’en abstint, car c’eût été exprimer
une empathie qui les éloignait l’un de l’autre au lieu de les rapprocher, et il
n’aurait pu lui tenir de tels propos.
L’HISTOIRE DE TA VIE
Je me souviens d’un jour d’été quand tu auras seize ans. Pour une fois,
celle qui attendra l’arrivée du type qui la sort, ce sera moi. Bien entendu, tu
attendras aussi, pour savoir à quoi il ressemble. Tu auras une copine avec
toi, une blonde au prénom improbable, Roxie, et vous passerez votre temps
à glousser.
« Vous aurez peut-être envie d’émettre des commentaires à son sujet,
dirai-je en me mirant dans la glace du vestibule. Je vous demande juste de
vous retenir jusqu’à ce qu’on soit partis.
— Ne t’en fais pas, maman. On s’arrangera pour qu’il ne se doute de
rien. Roxie, tu me demanderas mon avis sur le temps qu’il devrait faire dans
la soirée. Comme ça, je dirai ce que je pense du mec de maman.
— D’accord.
— Non, pas question.
— Du calme, maman. Il ne se rendra compte de rien. On a l’habitude de
faire comme ça.
— Tu ne peux pas savoir ce que ça me rassure. »
Un peu plus tard, il arrivera. Les présentations effectuées, on bavardera
sur la terrasse. Nelson est un gars d’une beauté rude, ce qui, visiblement,
rencontre ton approbation. Alors qu’on s’apprêtera à partir, Roxie te
demandera, l’air de rien : « Tu penses qu’il va faire quel temps, ce soir ?
— Chaud, très chaud », répondras-tu.
Roxie hochera la tête pour marquer son accord. Nelson dira :
« Vraiment ? J’avais cru entendre la météo annoncer de la fraîcheur.
— J’ai un sixième sens pour ces trucs-là. » Ton visage ne laissera rien
paraître. « J’ai bien l’impression que ça va être infernal. Heureusement que
tu t’es habillée léger, maman. »
Je te fusillerai du regard et je te souhaiterai bonne nuit.
Tandis que je précéderai Nelson jusqu’à sa voiture, il me demandera,
amusé : « Il y a quelque chose qui m’échappe, pas vrai ? »
Et je marmonnerai : « Une petite plaisanterie pour initiés. Ne me
demande pas de te l’expliquer. »
Le lendemain, j’ai pris Gary à part avant d’entrer dans la tente. « J’aurai
besoin de votre aide pour cette session.
— À votre disposition. Que voulez-vous que je fasse ?
— Il nous faut obtenir quelques verbes et c’est plus facile à la troisième
personne. Vous voulez bien mimer quelques actions pendant que je tape le
verbe correspondant ? Si on a de la chance, les heptapodes comprendront ce
qu’on fait et nous imiteront. J’ai amené divers accessoires que vous pourrez
utiliser.
— Aucun problème. » Il a fait craquer ses jointures. « Je suis prêt, et
vous ? »
On a commencé par des verbes intransitifs simples : marcher, sauter,
parler, écrire. Gary les a illustrés avec une charmante absence de timidité :
la présence des caméras ne l’inhibait en rien. Au début, à chaque action
qu’il mimait, je demandais aux heptapodes : « Comment dites-vous cela ? »
Avant peu, ils ont saisi la procédure ; Framboise s’est mis à imiter Gary, ou
du moins à effectuer l’action correspondante pour un heptapode, tandis que
Flipper affichait un terme sur leur ordinateur et le prononçait tout haut.
Sur les sonagrammes de leurs énoncés, je reconnaissais le mot que
j’avais interprété comme signifiant « heptapode ». Le reste de chaque
énoncé devait être la forme verbale ; il semblait bien qu’ils possédaient des
analogues des noms et des verbes, Dieu merci.
Par écrit, cependant, les choses se compliquaient. Pour chaque action, ils
avaient affiché un logogramme unique au lieu de deux. J’ai d’abord cru
qu’ils écrivaient l’équivalent de « marche » avec le sujet sous-entendu.
Mais pourquoi Flipper dirait-il « l’heptapode marche » et écrirait-il
« marche » au lieu de maintenir le parallélisme ? Ensuite, j’ai remarqué que
certains logogrammes ressemblaient à celui d’« heptapode » avec des traits
ajoutés d’un côté ou de l’autre. Peut-être leurs verbes pouvaient-ils s’écrire
en tant que suffixes d’un nom. Dans ce cas, pourquoi Flipper écrivait-il le
nom dans certains cas et pas dans d’autres ?
J’ai décidé d’essayer un verbe transitif ; des substitutions de
complément d’objet pourraient clarifier la situation. Parmi les accessoires
que j’avais apportés, il y avait une pomme et une tranche de pain. « Allons-
y. Gary, montrez-leur la nourriture et mangez-en un peu. D’abord la
pomme, puis le pain. »
Il a désigné la golden et il en a pris une bouchée pendant que j’affichais
l’expression : COMMENT APPELEZ-VOUS ÇA ? On a ensuite répété la procédure
avec le pain complet.
Framboise a quitté la pièce pour aller chercher une sorte de calebasse et
un ellipsoïde gélatineux. Il a désigné la calebasse tandis que Flipper
énonçait un mot et affichait un logogramme, puis il l’a placée entre ses
jambes. Un bruit de concassage a retenti et, quand la calebasse est ressortie,
il en manquait une bouchée. Il y avait des grains semblables à du maïs sous
la coque. Flipper a repris la parole et affiché un grand logogramme sur son
écran. Le sonagramme « calebasse » changeait quand il figurait dans la
phrase – peut-être à cause d’une marque casuelle. Le logogramme m’a paru
bizarre : après l’avoir étudié, j’ai identifié des éléments graphiques qui
ressemblaient aux logogrammes individuels « heptapode » et « gourde ». Ils
semblaient concaténés, et les traits supplémentaires devaient signifier
« manger ». S’agissait-il d’un multiterme créé par ligature ?
Ensuite, on a obtenu les formes écrite et orale du nom de l’œuf
gélatineux et les descriptions de l’acte de le manger. Le sonagramme
« heptapode mange œuf gélatineux » était analysable ; « œuf gélatineux »
portait une marque casuelle, comme prévu, mais l’ordre des mots dans la
phrase différait des énoncés précédents. La forme écrite, encore un grand
logogramme, posait un tout autre problème. Cette fois-ci, il m’a fallu
beaucoup plus de temps pour y reconnaître quoi que ce soit ; non seulement
les logogrammes individuels y étaient concaténés, mais « heptapode »
apparaissait inversé et « œuf gélatineux » retourné.
« Tiens, tiens…» J’ai réexaminé les formes écrites des phrases simples –
un nom, un verbe – qui, jusque-là, me semblaient contradictoires, et
constaté qu’elles contenaient les logogrammes « heptapode » ; certains
apparaissaient pivotés et distordus du fait de leur combinaison avec les
verbes, ce qui expliquait que je ne les avais pas reconnus auparavant. J’ai
murmuré : « Vous rigolez, les mecs.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? a demandé Gary.
— Leur script ne se divise pas en mots. La phrase s’écrit en joignant les
logogrammes des mots utilisés. Ils joignent les logogrammes en les faisant
pivoter et en les modifiant. Regardez. » Je lui ai montré divers exemples de
rotation de logogramme.
« Donc ils lisent un mot avec autant de facilité quelle que soit sa
rotation », a-t-il conclu. Impressionné, il s’est tourné vers les heptapodes.
« Je me demande si ça vient de la symétrie radiale de leur corps. Comme
leur corps n’a pas de direction fixe dans laquelle se déplacer, leur écriture
n’en a peut-être pas non plus. Complètement génial. »
J’avais du mal à en croire mes oreilles : je travaillais avec quelqu’un qui
accolait « génial » et « complètement ».
« C’est intéressant, aucun doute, mais cela signifie par la même
occasion qu’on va avoir du mal à rédiger nos phrases dans leur langue. On
ne peut pas simplement découper les leurs en mots et les recombiner. Il va
nous falloir apprendre les règles de leur script pour pouvoir écrire quoi que
ce soit de lisible. On se retrouve face au problème de continuité qui nous
enquiquinait déjà quand il s’agissait de combiner des fragments d’énoncé à
l’oral. »
J’ai jeté un coup d’œil à Flipper et Framboise qui, dans le miroir,
attendaient qu’on poursuive, et j’ai soupiré. « Vous ne comptez pas nous
faciliter la tâche, hein ? »
Les militaires avaient installé une caravane contenant nos bureaux sur le
site du miroir. Voyant Gary se diriger vers elle, j’ai couru pour le rattraper.
« C’est un système d’écriture sémasiographique !
— Pardon ?
— Venez, je vais vous montrer. » Je l’ai précédé dans mon bureau. Une
fois à l’intérieur, je suis allée au tableau noir et j’ai dessiné un cercle que
barrait une diagonale. « Qu’est-ce que cela signifie ?
— Heu… “Non autorisé” ?
— Exact. » Ensuite, j’ai écrit les mots NON AUTORISÉ au tableau. « Et
ceci aussi. Mais seul celui-ci représente un énoncé. »
Gary a hoché la tête. « D’accord.
— Les linguistes qualifient cette écriture…», j’ai désigné les mots, «…
de “glottographique”, car elle représente un énoncé. Mais ce symbole…»,
j’ai désigné le cercle barré en diagonale, «… appartient à l’écriture
“sémasiographique”, car il véhicule une signification sans la moindre
référence à un énoncé. Il n’y a aucune correspondance entre ses éléments
constitutifs et des sons.
— Vous croyez que toute l’écriture heptapode ressemble à ça ?
— De ce que j’ai pu voir jusqu’à présent, oui. Il ne s’agit pas de simples
pictogrammes ; c’est un système beaucoup plus complexe. Il possède ses
propres règles de construction des phrases, une sorte de syntaxe visuelle
sans rapport avec la syntaxe de leur langue parlée.
— Une syntaxe visuelle ? J’aimerais bien un exemple.
— Tout de suite. » Je me suis assise à ma table, j’ai lancé l’ordinateur,
j’ai extrait une image de la conversation de la veille avec Framboise, et j’ai
tourné le moniteur vers Gary. « Dans leur langue parlée, un nom possède
une marque casuelle pour spécifier qu’il s’agit d’un sujet ou d’un
complément. Mais, dans leur langue écrite, un nom est identifié comme
sujet ou complément selon l’orientation de son logogramme par rapport à
celui du verbe. Regardez. » J’ai indiqué un des schémas. « Si on combine
“heptapode” et “entend” de cette façon-ci, avec ces traits parallèles, cela
signifie que c’est l’heptapode qui entend. » Je lui ai montré un autre
schéma. « Si on les combine de cette façon-là, avec ces traits
perpendiculaires, cela signifie que c’est l’heptapode qu’on entend. Cette
morphologie s’applique à plusieurs verbes. »
J’ai appelé une autre image de l’enregistrement vidéo. « Un autre
exemple, c’est leur système flexionnel. Dans leur langue écrite, ce
logogramme signifie “bien entendre” ou “entendre clairement”. Vous voyez
les éléments qu’il a en commun avec le logogramme d’“entendre” ? On
peut encore le combiner avec “heptapode” de la même manière
qu’auparavant, pour indiquer soit que l’heptapode entend clairement, soit
qu’il se fait entendre clairement. Mais le plus intéressant, c’est que le
glissement d’“entendre” vers “entendre clairement” n’a rien de particulier ;
vous voyez la transformation qu’ils ont opérée ? »
Gary a hoché la tête et pointé son doigt. « On dirait qu’ils expriment
l’idée de “clairement” en changeant la courbure de ces traits au milieu.
— Tout juste. Cette modulation peut s’appliquer à plein de verbes. Le
logogramme de “voir” peut être modulé de la même façon pour donner
“voir clairement”, tout comme celui de “lire” et bien d’autres. Et changer la
courbure de ces traits n’a aucun équivalent dans leur énonciation ; dans la
langue parlée, ils ajoutent un préfixe au verbe afin d’exprimer la facilité et
les préfixes utilisés pour “voir” et “entendre” sont différents. Il y a d’autres
exemples, mais cela vous donne une idée. Essentiellement, il s’agit d’une
grammaire en deux dimensions. »
Il a entrepris de faire les cent pas, l’air pensif. « Y a-t-il quoi que ce soit
de comparable dans les systèmes d’écriture humains ?
— Les équations mathématiques, ou les notations qui servent à la
musique et à la danse. Ce sont des systèmes très spécialisés, toutefois ; nous
ne pourrions pas les utiliser pour enregistrer cette conversation. Mais il me
semble que, si nous le maîtrisions assez bien, nous pourrions enregistrer
cette conversation dans le système d’écriture heptapode. Je crois qu’il s’agit
d’un langage graphique complet, général. »
Gary a froncé les sourcils. « Donc, leur écriture constitue une entité
séparée de leur langue parlée, non ?
— Oui. D’ailleurs, il serait plus précis d’appeler leur système d’écriture
“heptapode B” et de réserver “heptapode A” à leur langue parlée.
— Une petite seconde… Pourquoi utiliser deux langues là où une seule
suffirait ? Ça paraît inutilement difficile à apprendre.
— Comme l’orthographe anglaise ? La facilité d’apprentissage n’est pas
le moteur principal de l’évolution d’une langue. Pour les heptapodes, l’écrit
et l’oral jouent peut-être des rôles culturel et cognitif si disparates
qu’utiliser des langues séparées serait plus logique qu’utiliser des formes
distinctes de la même langue. »
Il a réfléchi. « Je vois ce que vous voulez dire. Ils jugent peut-être notre
écriture redondante, comme si on gaspillait un second canal de
communication.
— C’est très possible. Découvrir pourquoi ils utilisent une autre langue
quand ils écrivent nous en apprendra beaucoup à leur sujet.
— J’en conclus qu’on ne pourra pas s’appuyer sur leur langue écrite
pour apprendre leur langue parlée. »
J’ai soupiré. « C’est le problème. Mais plutôt qu’ignorer l’heptapode
A ou B, effectuons une approche double. » J’ai désigné l’écran. « Je vous
parie que maîtriser leur grammaire bidimensionnelle vous aidera quand le
moment sera venu d’apprendre leur notation mathématique.
— Vous avez peut-être bien raison. Quand sera-t-on en mesure de les
questionner sur leurs mathématiques ?
— Pas tout de suite. Il nous faut une meilleure appréhension de ce
système d’écriture avant de passer au reste. » J’ai souri en le voyant mimer
la frustration. « Patience, mon bon monsieur. La patience est une vertu
cardinale. »
Tu auras six ans quand ton père devra assister à une conférence à
Hawaï, et on l’accompagnera. Tu seras si ravie que tu prépareras ce voyage
des semaines à l’avance. Tu me poseras des questions sur les noix de coco,
les volcans et le surf, et tu t’entraîneras à danser le hula devant la glace. Tu
bourreras une valise des vêtements et des jouets que tu voudras emporter et
tu la traîneras dans la maison pour voir combien de temps tu peux la porter.
Tu me demanderas de mettre ton ardoise magique dans ma valise, puisque
tu n’auras plus de place dans la tienne et que tu ne pourras pas t’en passer.
« Tu n’auras pas besoin de tout ça, dirai-je. Il y aura tant de choses à
faire que tu n’auras pas le temps de jouer avec tous ces jouets. »
Tu y réfléchiras ; des fossettes apparaîtront au-dessus de tes sourcils
quand tu te concentreras. En fin de compte, tu accepteras d’emporter moins
de jouets, mais tes attentes ne feront qu’augmenter.
« Je voudrais être à Hawaii tout de suite ! diras-tu d’une voix geignarde.
— Parfois, c’est agréable de patienter. L’attente rend tout plus agréable à
l’arrivée. »
Tu te contenteras de faire la moue.
Tu auras les yeux bleus comme ceux de ton père, et non pas marron
comme les miens. Les garçons se perdront dans ces yeux comme je me
perdais et comme je me perds dans ceux de ton père, surpris et enchantés,
comme je l’étais et comme je le suis, de les découvrir combinés à des
cheveux noirs. Tu auras beaucoup de soupirants.
Je me rappelle quand tu auras quinze ans. De retour à la maison après un
week-end chez ton père, tu n’éprouveras qu’incrédulité face à
l’interrogatoire qu’il t’aura fait subir à propos de ton petit ami. Tu t’étaleras
sur le sofa pour me raconter sa dernière lubie. « Tu sais ce qu’il m’a sorti ?
“Je sais comment sont les adolescents.” » Tu lèveras les yeux au ciel. « Et
moi, je n’en sais rien, peut-être ?
— Ne lui en veux pas pour ça. C’est un père ; il ne peut pas s’en
empêcher. » En te voyant avec tes amis, je ne me soucierai pas trop de
l’éventualité qu’un garçon profite de toi ; le contraire me paraîtra beaucoup
plus probable. Et, de ça, je m’inquiéterai.
« Il voudrait que je reste une petite fille. Depuis que j’ai des seins, il ne
sait plus comment se comporter avec moi.
— Ma foi, cette évolution l’a pris au dépourvu. Laisse-lui le temps de
l’accepter.
— Ça fait des années, maman. Ça va prendre combien de temps ?
— Je t’avertirai quand mon père acceptera la mienne. »
Je dînais avec Gary dans un petit restaurant chinois qu’on avait pris
l’habitude de fréquenter pour nous échapper du campement. On mangeait
les hors-d’œuvre, des dumplings qui embaumaient le porc et l’huile de
sésame. Miam.
J’en ai trempé un dans la sauce au soja et au vinaigre et j’ai demandé :
« Alors, tes études d’heptapode B avancent bien ? » Il a levé les yeux vers
le plafond. J’ai essayé de croiser son regard, mais il évitait le mien. « Tu as
laissé tomber, pas vrai ? Tu n’essaies même plus. »
Il a pris sa belle expression de chien battu. « Je ne vaux rien en langues
étrangères. Je croyais que ça ressemblerait davantage à apprendre les
mathématiques qu’à maîtriser une autre langue, mais c’est vraiment du
chinois pour moi.
— Ça t’aiderait à parler physique avec eux.
— Sans doute, mais, depuis notre percée, il me suffit de quelques
phrases pour me débrouiller. »
J’ai soupiré. « Entendu. Je dois bien reconnaître que j’ai renoncé à
apprendre les mathématiques.
— Alors, on est quitte ?
— On est quitte. » J’ai bu une gorgée de thé. « Je voulais quand même
te parler du principe de Fermat. Il y a quelque chose qui me paraît bizarre,
mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. On ne dirait pas une loi
physique. »
Une lueur malicieuse est apparue dans son regard. « Je crois que je
vois. » Il a coupé un dumpling en deux à l’aide de ses baguettes. « Tu as
l’habitude de penser à la réfraction en termes de cause et d’effet : atteindre
la surface de l’eau est la cause, le changement de direction l’effet. Mais le
principe de Fermat paraît bizarre parce qu’il décrit le comportement de la
lumière en termes d’objectifs. On dirait un ordre : “Tu devras minimiser ou
maximiser le temps mis à atteindre ta destination.” »
J’ai pris le temps de la réflexion. « Continue.
— Il s’agit d’un vieux problème de philosophie de la physique. On le
discute depuis que Fermat l’a formulé au XVIIe siècle. Planck a écrit des
livres entiers à son sujet. L’idée, c’est que, même si la formulation générale
des lois physiques est causale, un principe variationnel comme celui de
Fermat est presque téléologique.
— Hum, intéressant. Une petite minute, je te prie. » J’ai sorti un stylo-
feutre et reproduit sur ma serviette en papier le diagramme que Gary avait
dessiné au tableau, puis je me suis mise à réfléchir à voix haute. « Bon,
disons que le but du rayon lumineux est d’emprunter le parcours le plus
rapide. Comment s’y prend-il ?
— Si je peux me permettre une projection anthropomorphique, la
lumière doit étudier les trajectoires possibles et calculer combien chacune
lui demanderait. » Il a piqué le dernier dumpling dans le plat.
J’ai repris la balle au bond. « Et pour ce faire, le rayon doit savoir où se
situe sa destination. Si elle se situait ailleurs, le parcours le plus rapide
différerait. »
Gary a hoché la tête. « Exact. La notion de “parcours le plus rapide” ne
se conçoit qu’avec une destination précise. Et calculer combien de temps
exige un parcours donné requiert des informations sur les étapes de ce
parcours, par exemple l’emplacement de la surface de l’eau. »
Je fixais du regard le diagramme sur la serviette. « Et le rayon lumineux
doit le savoir à l’avance, avant d’entamer son parcours, non ?
— Pour ainsi dire. Il ne peut pas choisir une direction quelconque et
corriger ensuite : la trajectoire ainsi obtenue ne serait pas la plus rapide
possible. Il doit effectuer tous ses calculs dès le départ. »
J’ai pensé : le rayon lumineux doit savoir où il aboutira avant de
pouvoir choisir la direction qu’il devra emprunter. Je savais ce que cela me
rappelait. J’ai levé les yeux vers Gary. « C’est ça qui m’embêtait. »
« Louise ?
— Hein ? Excuse-moi, j’étais distraite. Qu’est-ce que tu disais ?
— Je disais : qu’est-ce que tu penses de notre monsieur Hossner ?
— Je préfère ne pas y penser.
— J’ai essayé, moi aussi : ignorer le gouvernement, voir s’il
disparaîtrait. Mais non. »
Comme pour prouver l’assertion de Gary, Hossner continuait de
déblatérer. « Votre tâche la plus immédiate est de réfléchir à ce que vous
avez appris. Cherchez tout ce qui pourrait nous aider. A-t-on la moindre
indication de ce que veulent les heptapodes ? Ou de ce à quoi ils attachent
de la valeur ?
— Ça alors ! Il ne nous serait jamais venu à l’esprit de chercher des
trucs pareils. On s’y met tout de suite, m’sieur.
— Le plus triste, c’est qu’il va bien falloir le faire, a dit Gary.
— Y a-t-il des questions ? » a demandé Hossner.
Burghart, le linguiste du miroir de Fort Worth, a pris la parole. « Nous
avons abordé ce sujet avec les heptapodes à maintes reprises. Ils
soutiennent qu’ils sont là pour observer et que les informations ne sont pas
sujettes à des échanges.
— C’est ce qu’ils souhaitent nous faire croire, a dit Hossner. Mais
réfléchissez : comment cela pourrait-il être vrai ? Je sais qu’il leur est arrivé
de cesser de nous parler pendant de brèves périodes. Ce pourrait être une
tactique de leur part. Si nous cessions de leur parler demain…
— Réveille-moi si jamais il raconte quoi que ce soit d’intéressant, a dit
Gary.
— J’allais justement te demander la même chose. »
Le jour où Gary m’a expliqué le principe de Fermat, il a fait remarquer
que chaque loi physique ou presque pouvait s’énoncer sous la forme d’un
principe variationnel. Quand les humains envisageaient une loi physique,
pourtant, ils préféraient user de sa formulation causale. Je le comprenais.
Les attributs physiques que les humains considèrent comme intuitifs, par
exemple l’énergie cinétique et l’accélération, étaient des propriétés d’un
objet à un moment donné. Et ces propriétés conduisaient à une
interprétation chronologique, causale, des événements : un moment
succédait à un autre, causes et effets créant une réaction en chaîne qui allait
du passé vers le futur.
En revanche, les attributs physiques que les heptapodes considéraient
comme intuitifs, par exemple le « travail » et les autres propriétés définies
par des intégrales, n’étaient significatifs que sur une période de temps, et
conduisaient à une interprétation téléologique des événements : en voyant
les événements sur une période de temps, on constatait qu’il existait une
exigence à satisfaire, un objectif de minimisation ou de maximisation. Et on
devait connaître l’état initial et l’état final pour accomplir cet objectif ; on
devait connaître les effets avant de pouvoir initier les causes.
Je commençais à le comprendre, moi aussi.
« Boucle d’Or a pris le bol de gruau du papa ours, mais il était plein de
choux de Bruxelles, et elle détestait ça. »
Tu éclateras de rire. « Non, c’est faux ! » On sera assises côte à côte sur
le divan, l’album, mince et hors de prix, étalé sur nos genoux.
Je continuerai. « Puis Boucle d’Or a pris le bol de gruau de la maman
ours, mais il était plein d’épinards, et elle les détestait aussi. »
Tu poseras ta main sur la page pour m’arrêter. « Tu dois le lire comme il
faut.
— Mais je lis juste ce qu’il y a de marqué », répondrai-je, l’innocence
incarnée.
« Non, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas la vraie histoire.
— Si tu connais déjà la vraie histoire, pourquoi veux-tu que je te la
lise ?
— Parce que je veux l’entendre ! »
La climatisation du bureau de Weber compensait presque la nécessité de
parler au bonhomme.
« Ils acceptent une sorte d’échange, mais il ne s’agit ni de commerce ni
de troc. » J’ai poursuivi l’explication. « Nous leur donnons quelque chose
et, à leur tour, ils nous donnent quelque chose. Nul ne dit à l’autre ce qu’il
va lui donner. »
Le colonel a plissé le front, à peine. « Bref, ils acceptent d’échanger des
cadeaux ? »
Je savais ce qu’il me fallait répondre. « On ne devrait pas y voir un
“échange de cadeaux”. Nous ne savons pas si cette transaction véhicule les
mêmes associations pour eux.
— Peut-on…», il a cherché les termes adéquats, «… leur donner une
idée du type de cadeaux que nous aimerions ?
— Eux ne le font pas pour ce type de transaction. J’ai demandé si nous
pouvions émettre une requête et ils m’ont dit que oui, mais que cela ne les
poussera pas à nous révéler ce qu’ils donnent. » Je me suis alors rappelé que
parmi les parents morphologiques de « performatif » figurait le terme
« performance » qui décrivait, entre autres, la sensation de converser quand
on savait ce qui allait se dire, comme dans une performance d’acteur.
« Est-ce que ça les pousserait à nous donner ce que nous demandons ? »
Le colonel Weber n’avait aucune idée du scénario, mais ses énoncés
correspondaient exactement aux répliques que la situation lui assignait.
« Impossible de le savoir. J’en doute, puisqu’il ne s’agit pas d’une
coutume qu’ils pratiquent ordinairement.
— Si nous donnons notre cadeau en premier, sa valeur influera-t-elle sur
celle du leur ? » Il improvisait, alors que j’avais soigneusement répété pour
l’unique représentation.
« Non. Pour ce que nous en savons, la valeur des cadeaux respectifs
importe peu.
— Si seulement on pouvait prendre exemple là-dessus, dans ma
famille », a dit Gary d’un ton pince-sans-rire.
J’ai regardé le colonel, comme en réponse à un signal, se tourner vers
lui. « Avez-vous découvert du nouveau au cours des discussions sur la
physique ?
— Si vous parlez d’informations inédites pour nous, non. Le mode
opératoire des heptapodes n’a pas varié. Si nous effectuons une
démonstration, ils la reproduisent dans leurs propres termes, mais ils ne
proposent rien de leur propre initiative et ne répondent pas sur ce qu’ils
savent. »
Un énoncé spontané et signifiant dans le contexte du discours humain
devenait une récitation rituelle à la lueur de l’hexapode B.
Weber a froncé les sourcils. « Voyons ce qu’en pense le Département
d’État, mais nous devrions pouvoir organiser une cérémonie d’échange de
cadeaux. »
De même que tout événement physique possède ses deux
interprétations, causale et téléologique, tout événement linguistique peut
s’interpréter de deux manières : comme transmission d’une information et
comme réalisation d’un plan.
« Je pense que c’est une bonne idée, colonel. »
L’ambiguïté de mon énoncé restait invisible à la plupart. Une
plaisanterie à usage privé ; ne me demandez pas de vous l’expliquer.
Davies banda son doigt sur une attelle et lui affirma que la Société
royale réglerait avec discrétion tous les problèmes qui pourraient découler
des événements de la nuit. Ils ramassèrent les documents imbibés de pétrole
éparpillés dans le bureau et les rangèrent dans une malle, en attendant qu’il
puisse les trier à tête reposée, loin de la manufacture. Le temps d’en
terminer, une voiture était venue le chercher pour le conduire à Darrington
Hall ; et bien qu’il y eût là-bas d’autres menaces, Stratton s’y savait à l’abri
de toute tentative d’assassinat. Lorsqu’il se retrouva dans sa chambre, sa
panique s’était en grande partie transmuée en épuisement et il dormit
profondément.
À l’aube suivante, il se sentait plus détendu et prêt à mettre un peu
d’ordre dans le contenu de la malle. Il formait avec les feuilles diverses
piles correspondant à peu près à leur classement initial, lorsqu’il remarqua
un carnet qu’il ne reconnut pas. Il lut des lettres hébraïques organisées selon
des combinaisons familières d’intégration et de factorisation nominales,
mais toutes les annotations étaient également en hébreu. En ressentant un
nouveau sentiment de culpabilité, il comprit que cet objet avait appartenu à
Roth ; que l’assassin avait dû le découvrir sur cet homme et le jeter dans la
pile des documents qu’il avait l’intention de détruire par le feu.
Il allait le mettre de côté quand sa curiosité fut la plus forte : il n’avait
encore jamais consulté les notes d’un kabbaliste. La terminologie était
archaïque, mais malgré tout compréhensible ; et parmi les incantations et
diagrammes séphirotiques il trouva l’épithète qui permettait à un automate
d’écrire son nom. En la lisant, Stratton prit conscience que l’œuvre de Roth
était bien plus subtile qu’il ne l’avait présumé.
L’épithète ne décrivait pas une série d’actions physiques mais une
notion globale de réflexivité. Tout nom qui l’incluait devenait autonyme et
se définissait lui-même. Il était précisé dans les annotations qu’un tel nom
exprimait sa nature lexicale en utilisant tous les moyens que le corps avait à
sa disposition. Posséder des mains n’était même plus une nécessité ; si
l’épithète était correctement incorporée en lui, un cheval de porcelaine
aurait pu arriver au même résultat en déplaçant un sabot dans la poussière.
Combinée aux épithètes de dextérité de Stratton, celle de Roth eût
permis à un automate d’effectuer presque tout ce qui était nécessaire pour se
reproduire : couler un corps identique au sien, écrire son propre nom et le
glisser dans la fente pour animer ce qu’il venait de créer. Il n’aurait
toutefois pas pu lui apprendre la sculpture, étant donné qu’un automate ne
recevait pas le don de la parole. Un automate capable de se perpétuer sans
assistance humaine restait toujours du domaine des impossibilités, mais
s’en rapprocher à ce point eût indubitablement ravi un kabbaliste.
Qu’il soit bien plus facile de créer des automates que des hommes
pouvait paraître injuste. On aurait pu croire qu’il existait une solution
universelle au problème posé par la reproduction des premiers, alors
qu’assurer la continuité de l’espèce humaine était un travail de Sisyphe,
chaque génération supplémentaire accroissant la complexité du nom requis.
Stratton prit brusquement conscience de ne pas avoir besoin d’un nom
incluant un tel nombre de données ; il suffisait qu’il soit capable d’autoriser
une duplication lexicale.
Empreindre l’ovule avec un autonyme permettrait d’obtenir un fœtus
ayant son propre nom.
Comme ils l’avaient envisagé au tout début, celui-ci aurait deux
versions : une utilisée pour produire des fœtus mâles et l’autre pour les
fœtus femelles. Les hommes ainsi conçus seraient fertiles, même si ce
n’était pas au sens conventionnel du terme : leurs spermatozoïdes ne
contiendraient aucun fœtus préformé, mais ils seraient porteurs des deux
noms et deviendraient l’autoexpression des noms empreints à l’origine à
l’aide d’aiguilles de verre. Et quand un tel spermatozoïde atteindrait
l’ovule, le nom qu’il portait déclencherait la croissance du fœtus. Les
espèces pourraient se perpétuer sans intervention médicale, pour la simple
raison qu’elles seraient porteuses du nom.
Avec le Dr Ashbourne, il était parti du postulat selon lequel créer des
êtres capables de se reproduire impliquait de leur fournir un certain nombre
de fœtus préformés parce que c’était la méthode retenue par Dame Nature.
Ils avaient négligé une autre possibilité : dès l’instant où un nom était
l’expression d’une créature donnée, reproduire cette dernière équivalait à le
transcrire. Un organisme n’avait pas nécessairement besoin de contenir son
double minuscule, sa représentation lexicale suffisait.
L’humanité deviendrait ainsi un mode de propagation du nom tout
autant que son produit. Chaque génération serait à la fois le contenu et le
contenant, un écho d’une réverbération qui s’entretenait sans intervention
extérieure.
Stratton imagina un avenir où l’espèce humaine survivrait aussi
longtemps que l’autoriserait sa propre conduite, quand sa prospérité ou sa
chute ne dépendrait que de ses actes, sans qu’elle soit condamnée à
disparaître au bout d’un nombre de générations prédéterminé. D’autres
espèces s’épanouiraient ou s’étioleraient comme des fleurs au fil des
saisons des ères géologiques, mais l’homme se perpétuerait aussi longtemps
qu’il saurait s’en montrer digne.
Et aucune coterie ne pourrait exercer son contrôle sur la fécondité d’une
autre. Chaque individu serait totalement libre dans le domaine de la
procréation. Ce n’était pas l’application que Roth avait eu l’intention de
donner à son épithète, mais Stratton entretenait l’espoir que le kabbaliste
l’eût trouvée valable. Le temps que sa puissance devienne apparente, il y
aurait de par le monde des millions d’individus porteurs de cet autonyme, et
aucun gouvernement ne pourrait alors imposer ses volontés en matière de
procréation. Lord Fieldhurst – ou ses successeurs – en seraient ulcérés et
tout cela aurait probablement un prix, mais Stratton était disposé à le payer.
Il regagna rapidement son bureau et ouvrit son propre calepin qu’il
plaça à côté de celui de Roth. Il entreprit de coucher sur une page vierge les
idées qui lui venaient à l’esprit sur les moyens d’incorporer l’épithète du
kabbaliste dans un euonyme humain. Il avait déjà commencé à transposer
mentalement les lettres, à chercher une permutation qui définirait tant le
corps humain que le nom lui-même, un codage ontogénique des espèces.
L’ÉVOLUTION
DE LA SCIENCE HUMAINE
Ethan vit tout cela. Il vit Neil et Janice recréés par la lumière céleste, et
il vit l’amour et la dévotion sur leur visage sans yeux. Il vit les cieux
s’éclaircir, le soleil reparaître. Attendant les secouristes, il tenait la main de
Neil et vit son âme quitter son corps et s’élever vers le Ciel – pour
descendre en Enfer.
Janice n’en vit rien, car ses yeux avaient disparu. Ethan fut le seul
témoin, et il se rendit compte que tel était le dessein de Dieu à son endroit :
qu’il suive Janice Reilly jusque-là et qu’il voie ce qu’elle ne pouvait voir.
Une fois établi les statistiques sur la visitation de Barakiel, il s’avéra que
dix personnes avaient péri : six chasseurs de lumière et quatre pèlerins
ordinaires. Neuf pèlerins bénéficièrent d’une guérison miraculeuse ; les
seuls individus qui virent la lumière céleste furent Janice et Neil. On
n’établissait pas de statistiques sur le nombre de pèlerins qui sentaient que
la visitation avait changé leur vie, mais Ethan se compta parmi eux.
À son retour chez elle, Janice a repris son œuvre évangélique, mais le
sujet de ses discours a évolué. Elle ne dit plus que les handicapés ont en eux
les ressources nécessaires pour se dépasser ; comme tout autre individu sans
yeux, elle parle de l’insoutenable beauté de la création divine. Nombre de
ceux que ses propos galvanisaient estiment avoir perdu un chef spirituel. Le
message d’une Janice handicapée était peu commun ; celui d’une Janice
sans yeux n’a rien que de très banal. Elle ne se soucie pas de la raréfaction
de son public, toutefois, tant sa conviction demeure totale, inébranlable.
Ethan a démissionné de son travail pour devenir prêcheur et raconter ses
expériences. Claire, sa femme, n’a pu accepter sa nouvelle mission et a fini
par le quitter en emmenant leurs enfants, mais il a accepté de poursuivre sa
route tout seul. Il a conquis bien des adeptes en leur narrant ce qui est arrivé
à Neil Fisk. S’il leur explique qu’il ne faut pas plus s’attendre à la justice
dans l’au-delà que sur le plan mortel, il n’entend pas les dissuader d’adorer
Dieu ; au contraire, il les y encourage. Selon lui, on ne doit pas aimer Dieu
sous le coup d’un malentendu ; si on veut L’aimer, on s’y prépare quelles
que soient Ses intentions. Dieu n’est pas juste, Dieu n’est pas bon, Dieu
n’est pas miséricordieux, et il convient de le savoir pour atteindre à la piété
véritable.
Neil a beau tout ignorer de ces sermons, il en comprend le message, car
son âme perdue incarne leurs enseignements.
Pour la plupart de ses habitants, l’Enfer ne diffère guère de la Terre ; le
principal châtiment qu’il leur inflige, c’est le regret de n’avoir pas
suffisamment aimé Dieu de leur vivant, ce que beaucoup endurent sans mal.
L’Enfer, cependant, ne présente pour Neil aucune ressemblance avec le plan
mortel. Le corps éternel dont il dispose possède deux jambes bien formées,
mais c’est à peine s’il en a conscience ; ses yeux lui ont été rendus, mais il
ne supporte pas de les ouvrir. De même que la lumière céleste lui a révélé la
présence de Dieu en toutes choses du plan mortel, elle lui a révélé Son
absence en toutes choses de l’Enfer. Tout ce que Neil voit, entend ou touche
lui est douleur, et, contrairement à ce qui se produit sur le plan mortel, cette
douleur n’est pas un aspect de l’amour de Dieu, mais bien une conséquence
de Son absence. Neil éprouve une souffrance pire que de son vivant, et sa
seule réaction est d’aimer Dieu.
Il aime toujours Sarah, elle lui manque toujours autant, et le fait de
savoir qu’il a manqué de si peu la rejoindre rend sa peine d’autant plus
intolérable. Il n’a pas été envoyé en Enfer à cause de ce qu’il a fait, il le
sait ; il n’y a aucune raison, aucun motif ultérieur à sa présence ici, il le sait
aussi. Rien de tout cela ne diminue son amour pour Dieu. S’il existait une
chance qu’il soit admis au Ciel et que sa souffrance cesse, il n’espérerait pas
en bénéficier ; de tels désirs ne lui viennent plus à l’esprit.
Il sait qu’à être loin du regard de Dieu, on est loin de Son cœur. Mais ses
sentiments demeurent intacts, car un amour inconditionnel ne demande rien,
pas même la réciprocité.
Et même s’il y a des années qu’il vit en Enfer et échappe au regard de
Dieu, Neil L’aime encore. Telle est la nature de la piété véritable.
AIMER CE QUE L’ON VOIT :
UN DOCUMENTAIRE
Tamera Lyons :
On me demande souvent comment c’était, à Saybrook, ce qu’on ressent
quand on grandit sous calli. Entre nous soit dit, c’est pas vraiment gênant
pour un môme ; il est bien connu qu’on trouve toujours son milieu d’origine
absolument normal. Tous savaient que les autres voyaient des trucs qui nous
échappaient, mais c’était un simple sujet de curiosité.
Prenons mes amies et moi, par exemple. On essayait presque toujours de
déterminer qui était beau et qui ne l’était pas chaque fois qu’on se faisait
une toile. Nous pensions en être capables mais c’était faux, pas en fonction
de la physionomie des gens. Nous tenions compte des personnages : il y
avait le héros et son ami, et nous savions que le premier était
systématiquement plus séduisant que le second. À quelques exceptions près,
c’est vrai, mais on le voit tout de suite si c’est le genre d’histoire où le
physique de celui ou de celle qui a le premier rôle ne casse pas les barres.
Ça commence à poser des problèmes quand on grandit. Si vous avez des
copains qui vont dans d’autres écoles, vous vous sentez bizarre parce que
vous êtes sous calli et eux pas. Ils n’en font pas un fromage, notez bien,
mais ils vous rappellent à tout bout de champ qu’il y a des tas de trucs qui
vous échappent. Et vous commencez à avoir des accrochages avec vos
vieux, parce que c’est à cause d’eux que vous ne voyez pas le monde
comme il est. Et le leur faire comprendre c’est vraiment pas de la tarte,
croyez-moi !
Rachel Lyons :
Nous avons longuement réfléchi à la question, son père et moi, avant de
décider d’inscrire Tamera dans cette école. Nous avons rencontré des
membres de cette communauté, et leur façon de régler les problèmes posés
par l’éducation de leurs enfants nous a plu, mais c’est la visite de
l’établissement qui a été décisive.
Saybrook reçoit bien plus d’élèves au physique peu engageant – suite à
un cancer des os, de graves brûlures ou des malformations congénitales –
que les autres établissements d’enseignement. Les parents de ces enfants
sont allés s’installer dans cette coopérative d’habitation pour leur éviter
d’être traités en parias, et la mesure a été efficace. Lors de ma première
visite, par exemple, j’ai vu des mômes de douze ans élire leur président de
classe et désigner une fille dont la moitié du visage disparaissait sous des
cicatrices de brûlures. Elle n’avait aucun complexe. Elle était appréciée par
ses camarades, alors qu’ils l’auraient probablement frappée d’ostracisme
partout ailleurs. Et je me suis dit aussitôt : Voilà un milieu où Tamera
pourra s’épanouir.
On a conditionné les filles à croire que leur valeur est liée à leur
apparence. Ce qu’elles accomplissent est amplifié si elles sont jolies et
minimisé si elles ont un physique ingrat. Plus grave encore, on a persuadé
certaines d’entre elles que la beauté suffit pour réussir dans la vie et que
développer son intellect est par conséquent superflu. Je souhaitais protéger
Tamera contre ce genre d’influences.
Être jolie est une qualité passive, même quand on participe activement à
l’entretien de sa beauté. Je désirais que Tamera porte un jugement sur elle-
même en fonction de ce qu’elle était capable de réaliser tant avec son esprit
qu’avec son corps, pas en fonction de son physique. Je ne voulais pas la
voir sombrer dans la passivité, et je peux affirmer qu’elle ne l’a pas fait.
Martin Lyons :
Je me fiche que Tamera renonce à la calli dès sa majorité. Je n’ai jamais
eu l’intention de lui imposer mon point de vue. Mais passer le cap de
l’adolescence est fréquemment très stressant ; la pression qu’exerce
l’entourage peut broyer quelqu’un comme un gobelet en carton. Se soucier
de l’image qu’on donne de soi est une autre façon de se faire écraser, et tout
ce qui contribue à réduire le poids qui pèse sur les épaules est, à mon
humble avis, une excellente chose.
Acquérir de la maturité permet d’aborder plus sereinement les questions
de ce genre. On se sent bien dans sa peau, on a plus d’assurance, on est
décontracté. Qu’on soit beau ou moche, on l’accepte plus facilement. Il va
de soi que tous n’atteignent pas ce degré de maturité au même âge. Les uns
le font dès seize ans, d’autres n’y arrivent pas avant d’avoir la trentaine,
pour ne pas dire plus. Mais dix-huit ans… ça correspond à la majorité
légale, le moment où tous deviennent libres de leurs décisions, et il ne reste
alors qu’à s’en remettre à son enfant en espérant qu’il fera le bon choix.
Tamera Lyons :
C’est pour moi un jour qui sort de l’ordinaire. Agréable mais bizarre. Ce
matin, j’ai fait couper ma calli.
La désactivation a été facile. L’infirmière m’a mis ce casque après avoir
collé des électrodes sur ma tête, puis elle m’a montré un assortiment de
photos… des portraits. Après quoi, elle a pianoté pendant une minute sur
son clavier. Finalement, elle m’a annoncé : « J’ai déconnecté la calli », sans
plus de cérémonies. Je m’étais imaginé qu’on devait ressentir des tas de
trucs, en pareil cas, mais non ! Puis elle m’a remontré ces photos, pour voir
si ça avait fonctionné.
Quand j’ai regardé de nouveau ces gens, certains m’ont semblé…
différents. Comme s’ils étaient lumineux, plus nets ou un truc du même
genre. L’expliquer est plutôt coton. L’infirmière m’a montré les résultats des
tests : des enregistrements de la dilatation de mes pupilles, de la
conductivité de ma peau, des machins comme ça. Et les données grimpaient
en flèche chaque fois que j’avais sous les yeux un de ces visages qui me
paraissaient différents. Elle m’a expliqué qu’il s’agissait des personnes
considérées comme les plus belles du lot.
Elle a ajouté que j’étais désormais sensible au physique des tiers mais
qu’il faudrait attendre un peu avant que mon propre aspect suscite en moi
des réactions. Nous sommes trop habitués à nous voir dans une glace pour
pouvoir porter immédiatement un jugement sur nous-mêmes.
Et c’est exact, je n’ai eu aucune réaction quand j’ai vu mon reflet pour
la première fois. Depuis mon retour, les étudiants que je croise sur le
campus me semblent différents, mais je n’ai toujours pas réagi en ce qui me
concerne. Je me suis regardée dans tous les miroirs devant lesquels je suis
passée, aujourd’hui. Je me disais que j’étais laide et que ça allait me sauter
aux yeux d’un instant à l’autre, comme une crise d’urticaire, ce genre de
trucs. J’attendais quelque chose, mais il ne s’est absolument rien produit.
J’en conclus que je ne dois pas être très moche, parce qu’autrement je
l’aurais remarqué, mais aussi que je ne suis pas très jolie. Tout indique que
je suis quelconque, voyez ? Dans la moyenne. Je n’ai pas à me plaindre,
notez bien.
Joseph Weingartner :
Provoquer une agnosie équivaut à simuler une lésion cérébrale
spécifique. Nous y parvenons en utilisant un médicament programmable
appelé le neurostat, un produit qu’on pourrait comparer à un anesthésique
hautement sélectif dont nous contrôlons de façon dynamique tant
l’activation que les cibles. Nous le rendons actif ou inactif en diffusant des
signaux par l’entremise d’un casque dont se coiffe le sujet. Nous
fournissons également des informations de positionnement somatique afin
que les molécules de neurostat déterminent leurs coordonnées par
triangulation. Cela nous permet de ne les activer que dans des secteurs
spécifiques de la masse cérébrale, pour maintenir les impulsions nerveuses
en deçà d’un seuil donné.
À l’origine, ce médicament servait à contrer les crises d’épilepsie et
soulager des douleurs chroniques ; il était prescrit pour les cas les plus
graves car il n’avait pas les effets secondaires des produits qui agissent sur
l’ensemble du système nerveux. Par la suite, différents protocoles ont été
développés pour les troubles obsessionnels compulsifs, les conduites
addictives et autres problèmes apparentés. Simultanément, le neurostat est
devenu un outil inestimable pour l’étude de la physiologie cérébrale.
Une des méthodes classiques d’étude de la spécialisation des fonctions
cérébrales consiste à répertorier les déficits attribuables à telle ou telle
lésion. Cette technique a naturellement ses limites, car les lésions dues à des
blessures ou des maladies affectent fréquemment des secteurs aux fonctions
multiples. En revanche, le neurostat peut être activé dans des zones
microscopiques du cerveau où il simule des lésions trop localisées pour
avoir des origines naturelles. Et il suffit de désactiver le neurostat pour que
la « lésion » en question disparaisse et que les fonctions redeviennent
aussitôt normales.
C’est ainsi que les neurologues ont pu reproduire une vaste palette
d’agnosies. Dans le cas qui nous intéresse, la plus significative est la
prosopagnosie, autrement dit l’incapacité de reconnaître les gens en
fonction des traits de leur visage. Les prosopagnosiques ne peuvent
identifier leurs amis ou leurs proches qu’à leur voix ; ils ne sont même pas
capables de se désigner sur une photographie de groupe. Ce n’est pas un
problème de cognition ou de perception ; ils déterminent qui est qui à la
coupe de cheveux, à la tenue vestimentaire, au parfum ou même à la
démarche. Non, la carence ne concerne que les visages.
La prosopagnosie nous apporte la preuve spectaculaire que notre
cerveau a un « circuit » dédié à l’analyse visuelle des visages ; nous
accordons au faciès bien plus d’importance qu’à tout le reste. Et
l’identification des traits n’est qu’une des facettes de l’étude que nous
effectuons ; il existe des circuits apparentés qui dissèquent les expressions
et d’autres qui enregistrent l’orientation des regards.
Une des choses les plus intéressantes au sujet des prosopagnosiques,
c’est qu’ils ont une opinion personnelle de l’aspect attirant ou repoussant
d’un visage, même s’ils ne peuvent pas le reconnaître. Lorsqu’on leur
demande de trier des portraits en fonction de leur beauté, ils les classent
plus ou moins de la même façon qu’une personne normale. Des expériences
effectuées avec du neurostat ont permis à des chercheurs d’identifier le
circuit neurologique responsable de la perception de la beauté d’une
physionomie et, à partir de cette découverte, de mettre au point la
calliagnosie.
Maria deSouza :
Le CEET a fourni des casques de programmation de neurostat
supplémentaires au dispensaire des étudiants et pris des dispositions pour
que toute personne qui le souhaite puisse bénéficier de la calliagnosie. Il
n’est plus nécessaire de prendre rendez-vous, il suffit de pousser la porte.
Nous encourageons vivement tous les étudiants à faire un essai d’une
journée, afin d’avoir une idée précise de ce dont il s’agit. Ne plus considérer
les gens beaux ou laids est de prime abord un peu bizarre, mais on découvre
rapidement les effets positifs lors des rapports avec les tiers.
De nombreux individus craignent que la calli ne détruise leur libido, ou
d’autres pulsions, mais la beauté physique n’est qu’un des composants de
l’attrait de quelqu’un. Quel que soit son aspect, son comportement a bien
plus d’importance ; ses paroles et sa façon de réagir en votre présence. Par
exemple, une des choses qui m’attirent le plus chez un garçon est l’intérêt
qu’il me porte. C’est comme une boucle qui s’alimente toute seule ; vous
remarquez son regard, il constate que vous lui prêtez attention et ça fait
boule de neige. La calli n’y change rien. Entre aussi en ligne de compte un
processus chimique phéromonal qu’elle n’affecte absolument pas.
Que la calli rende tous les visages identiques est une inquiétude citée
très fréquemment. C’est une autre peur privée de fondement. Les traits
d’une personne reflètent sa personnalité et, s’il y a une chose que réalise la
calli, c’est bien de mettre celle-ci en évidence. Connaissez-vous ce vieil
adage selon lequel nous devenons responsables des réactions que nous
suscitons, au-delà d’un certain âge ? La calli en apporte la preuve. Certains
visages sont totalement neutres, surtout chez des jeunes gens considérés
comme séduisants. Sans leur physique avantageux, ils manqueraient
singulièrement d’intérêt. Mais un faciès ayant du caractère conserve toute
sa beauté, pour ne pas dire que son attrait est rehaussé par le temps. Un peu
comme si cela permettait à des choses plus importantes que les apparences
de transparaître.
J’en connais qui s’inquiètent d’une obligation d’adopter cette mesure. Il
n’en a jamais été question. Il est exact que des logiciels indiquent avec plus
ou moins de fiabilité si telle ou telle personne est ou non sous calli en
procédant à une analyse de ses mouvements oculaires. Mais il faut pour cela
disposer d’un monceau de données. C’est réalisable, mais pas souhaitable.
Et inutile, car après avoir fait un essai tous seront conscients des avantages.
Tamera Lyons :
Voyez-moi ça, je suis jolie !
C’est super ! Ce matin, juste après mon réveil, je me suis précipitée
devant la glace ; j’étais comme une gosse le matin de Noël ou un jour
comme ça. Mais rien, j’ai trouvé mon visage quelconque ! Un peu plus tard
j’ai remis ça en… (rires), j’ai remis ça en essayant de me prendre par
surprise ! Je me suis approchée en catimini du miroir, mais ça n’a rien
donné non plus. J’étais déçue. Je m’étais résignée à subir mon destin.
Mais cet après-midi je suis sortie avec ma camarade de chambre, Ina, et
deux autres filles de notre résidence universitaire. Je n’avais dit à personne
que j’avais fait couper ma calli, parce que je voulais m’y accoutumer à mon
rythme. Nous sommes allées dans ce snack, celui qui est à l’autre bout du
campus, un établissement où je n’avais encore jamais mis les pieds. Nous
étions assises à une table et, tout en bavardant, je regardais à droite et à
gauche pour découvrir ce que m’inspiraient les gens à présent que je n’avais
plus la calli. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué cette fille qui me
dévisageait et que je me suis dit : « Elle est vraiment mignonne, celle-là ! »
Puis… (autres rires), vous allez trouver ça idiot, mais j’ai pris conscience
que j’avais en face de moi un grand miroir et que je voyais mon reflet !
Je ne pourrais pas décrire ce que j’ai ressenti ; j’étais tellement soulagée
que je souriais comme une débile, c’était plus fort que moi ! Ina a voulu
savoir ce qui me rendait si joyeuse, et je me suis contentée de secouer la
tête. Je suis allée aux toilettes, pour m’admirer dans une glace aussi
longtemps que j’en avais envie.
C’est une chouette journée. J’adore mon look ! Ouais, il est génial !
Tamera Lyons :
Je m’intéresse à présent aux beaux mecs que je croise sur le campus.
C’est drôle ; dingue mais amusant. Par exemple, je traînais l’autre jour à la
cafétéria quand j’ai vu ce type assis à deux tables de moi. Je ne le
connaissais pas, mais je me tournais à tout bout de champ pour le zyeuter.
Je n’ai rien de particulier à dire sur son visage, sauf qu’il me fascinait. Un
peu comme si c’était un aimant et que mes yeux étaient des aiguilles de
boussole.
Je n’ai eu qu’à le contempler un bon moment pour me convaincre que
c’était un garçon super ! J’ignore tout de lui, je n’ai même pas pu entendre
ce qu’il disait à ses copains, mais j’aurais donné n’importe quoi pour mieux
le connaître. C’est un truc vraiment bizarre… et agréable.
Jeff Winthrop :
Oui, il est exact que j’ai reçu un dédommagement de Wyatt-Hayes, mais
on ne peut pas m’accuser d’être un vendu vu que j’étais libre de dire tout ce
qui me passait par la tête. Cette petite contribution m’a simplement permis
de consacrer à la campagne anticalli un peu plus de temps que si j’avais dû
donner des cours particuliers pour financer mes études. Tout ce que j’ai fait,
c’est exprimer sincèrement le fond de ma pensée, autrement dit déclarer
qu’opter pour la calli serait une très mauvaise idée.
Deux représentants du mouvement anticalli m’ont demandé de ne plus
m’exprimer en public sur le sujet, parce qu’ils estiment que ce serait
désormais préjudiciable à notre cause. Je regrette cette prise de position car
il s’agit là d’une attaque personnelle, ce qui ne devrait absolument pas
influencer ceux qui trouvaient mes propos pleins de bon sens. J’ai
conscience que certaines personnes ne peuvent établir de telles distinctions,
mais je ferai malgré tout mon possible pour continuer de soutenir notre
cause.
Maria deSouza :
Ils n’auraient pas dû nous cacher qu’ils étaient rémunérés par cette
agence ; nous connaissons tous des personnes qui défendent tel ou tel point
de vue par intérêt. Mais il suffit désormais de critiquer l’initiative pour être
immédiatement suspecté d’être un vendu. Le choc en retour a porté un
sérieux coup à nos adversaires.
Nous nous sentons flattés que des gens haut placés aient fait appel à une
agence de relations publiques pour tenter de nous contrer. Nous n’avons
jamais caché que nous espérons influencer les étudiants d’autres universités
et les mesures que ces grandes sociétés ont prises à notre encontre
démontrent qu’elles nous en jugent capables.
Nous avons invité le président de l’Association nationale de calliagnosie
à venir s’exprimer sur le campus. Nous hésitions à porter ce débat sur un
plan national, car l’ANC a d’autres préoccupations que les nôtres ; elle
s’inquiète principalement de l’utilisation intensive que les médias font de la
beauté alors que le CEET se soucie avant tout d’égalité sociale. Mais,
compte tenu de la réaction des étudiants face à l’intervention de l’agence
Wyatt-Hayes, l’ingérence des médias nous incite à changer de cap.
Exploiter l’indignation suscitée par les agissements des publicitaires devrait
nous permettre de faire adopter notre proposition. Nous aurons bien le
temps de militer pour l’égalité sociale par la suite.
Tamera Lyons :
Je trouve qu’il a poussé le bouchon un peu loin, en comparant ça à la
coke. Vous pourriez me citer un camé qui revendrait sa blanche pour se
payer un fixe de pub, vous ?
Mais il a marqué un point en parlant des acteurs et des gens ordinaires.
Nous ne les considérons pas supérieurs à nous, mais ils nous fascinent.
L’autre jour, par exemple, je suis allée relever mes e-mails au foyer du
campus. J’ai vu cette pub dès que j’ai mis mon spex. Pour ce shampooing…
Jouissance, je crois. Je la connaissais déjà, mais elle était sacrément
différente, sans calli. La fille était si… Je ne réussissais pas à la quitter des
yeux. Attention, je ne dis pas qu’elle m’a fait le même effet que le mec vu à
la cafète ; je n’aurais pas viré ma cuti pour autant. Non, c’était plutôt
comme… comme contempler un coucher de soleil ou un feu d’artifice.
Je suis restée plantée là pour visionner cette pub quatre ou cinq fois de
suite. J’en voulais encore. Je n’aurais jamais cru qu’un être humain pouvait
être aussi, voyez, fascinant.
Mais je ne vais pas pour autant m’isoler de mon entourage et regarder
des pubs à longueur de temps. Bien que ce soit très intense, on ne peut pas
comparer cette expérience à une interaction avec quelqu’un de réel. Et il ne
faut pas compter sur moi pour acheter tout ce qu’ils essayent de nous
fourguer. Je ne prête même pas attention aux produits. J’estime seulement
que voir des gens si beaux est fantastique.
Maria deSouza :
Si je l’avais connue plus tôt, j’aurais tout fait pour convaincre Tamera de
rester sous calli. Ce qui n’aurait probablement servi à rien, car elle semble
fermement ancrée dans sa décision. Même ainsi, elle nous offre un parfait
exemple des avantages de cette technique. C’est évident, lorsqu’on
s’entretient avec elle. Quand je lui ai dit qu’elle avait de la chance, elle m’a
demandé : « Parce que je suis belle ? » sans ressentir la moindre gêne.
Comme si nous parlions d’autre chose. Pouvez-vous imaginer une femme
qui n’a pas grandi sous calli tenir de tels propos ?
Tamera n’a aucun complexe, elle n’est ni vaniteuse ni gênée, et elle peut
se qualifier de belle sans le moindre embarras. Tout laisse supposer qu’elle
est effectivement très jolie. En présence de nombreuses femmes au
physique avantageux, je décèle dans leurs manières une indéniable
prétention. Ce n’est pas le cas de Tamera. Lorsqu’elles ne font pas montre
de fausse modestie, ce qui saute également aux yeux. Tamera n’entre pas
non plus dans cette catégorie. Sa simplicité est authentique. Et elle ne
pourrait pas se comporter ainsi si elle n’avait pas bénéficié de la calli tout
au long de son enfance. J’espère simplement qu’elle ne changera pas.
Tamera Lyons :
J’ai montré à Ina mes photos du lycée et elle m’a vue avec Garrett, mon
ex. Ina m’a posé des tas de questions sur lui, et j’ai satisfait sa curiosité. Je
lui ai expliqué que nous sommes restés ensemble d’un bout à l’autre de la
terminale, que je l’aimais à la folie et que je souhaitais qu’on vive
ensemble, mais qu’il a voulu reprendre sa liberté pour pouvoir sauter autant
de filles qu’il voudrait une fois à la fac. C’est alors qu’elle m’a lancé : « Tu
veux dire que c’est lui qui a cassé ? »
L’inciter à préciser le fond de sa pensée m’a pris du temps et j’ai dû lui
promettre, à deux reprises, de ne pas me fâcher. Finalement, elle m’a
déclaré que Garrett n’est pas du genre à faire baver les filles. Je le considère
dans la moyenne, vu que je ne le trouve pas différent depuis l’arrêt de la
calli. Mais Ina m’affirme qu’il n’est pas terrible.
Elle a déniché des photos de deux types auxquels elle le compare et je
dois avouer qu’il y a mieux. Je dirais même qu’ils font un peu débiles. J’ai
regardé plus attentivement une photo de Garrett. Il est vrai qu’il leur
ressemble, sauf que lui… il est mignon. À mes yeux, en tout cas.
Je suppose que ce qu’on dit est vrai : l’amour est un peu comme la calli.
Quand on a des sentiments pour quelqu’un, on ne le voit pas tel qu’il est. Je
ne considère pas Garrett comme le font les autres, à cause des sentiments
qu’il m’inspire toujours.
Ina n’en revient pas qu’un type dans son genre ait pu rompre avec une
fille comme moi. Elle affirme que si nous n’avions pas fréquenté une école
où la calli était obligatoire, je ne me serais probablement jamais intéressée à
lui. Un peu comme si nous appartenions à des catégories différentes.
C’est dingue, non ? Quand nous sortions ensemble, Garrett et moi,
j’estimais que nous étions faits l’un pour l’autre. Attention, je ne dis pas que
je crois au destin, mais il y avait un truc vraiment super entre nous ! L’idée
que nous aurions pu fréquenter le même lycée sans seulement nous
remarquer si nous n’avions pas eu la calli me perturbe. Je sais qu’Ina ne
peut pas en être certaine, mais je n’ai pas non plus la certitude qu’elle se
trompe.
Je devrais après tout être heureuse que mes vieux m’aient imposé la
calli, car c’est ce qui nous a permis de nous connaître, Garrett et moi. Enfin,
je ne sais pas trop.
Joseph Weingartner :
Après la découverte de la calliagnosie, quelques chercheurs se sont
demandé s’il ne serait pas possible de reproduire des conditions qui
rendraient le sujet insensible aux notions de race ou d’ethnie. Ils ont
effectué de nombreux essais – en étouffant à différents niveaux la
discrimination catégorielle liée à l’identification des faciès, ce genre de
choses – mais les résultats n’ont jamais été satisfaisants. La plupart du
temps, les cobayes étaient simplement incapables de différencier des
individus ayant plus ou moins le même aspect. Nous avons dans un cas
observé une légère variante du syndrome de Fregoli, avec un sujet qui
prenait toutes les personnes qu’il rencontrait pour des membres de sa
famille. Malheureusement, traiter tous les tiers comme des frères n’est pas
souhaitable quand c’est au sens littéral du terme.
Lorsque le neurostat a été régulièrement prescrit pour soigner des cas de
conduite compulsive, de nombreuses personnes ont pensé que la
« programmation cérébrale » était passée du rêve à la réalité. Des gens ont
demandé à leur praticien de leur faire partager les penchants sexuels de
leurs partenaires. Les pontes des médias se sont inquiétés de la possibilité
de programmer de la loyauté envers un gouvernement ou une société, une
croyance en une idéologie ou une religion.
Le fait est que nous n’avons pas accès au contenu de l’esprit de tout un
chacun. Nous pouvons jouer sur les tendances globales de la personnalité,
rendre des changements compatibles avec la spécialisation naturelle du
cerveau, mais ce sont des ajustements génériques. Il n’existe par exemple
aucun circuit neural qui régule le ressentiment qu’inspirent les immigrants,
pas plus qu’il n’en existe un se rapportant à la doctrine marxiste ou au
fétichisme du pied. Si nous réalisons un jour une véritable programmation
de l’esprit, il sera alors possible de créer une « cécité raciale » mais, en
attendant, notre meilleur espoir reste l’éducation.
Tamera Lyons :
J’ai suivi aujourd’hui un cours très intéressant. En histoire des idées,
Anton, un assistant qui s’occupe des travaux dirigés, nous a expliqué
qu’une foule de mots que nous utilisons pour décrire une personne attirante
sont en fait des termes de magie. « Charme » est par exemple un synonyme
de sortilège. C’est encore plus évident avec des mots comme « enchanteur »
et « envoûtant ». Et lorsqu’il a dit ça, j’ai pensé : Mais oui ! Absolument !
Voir quelqu’un de vraiment chouette, c’est comme être ensorcelé !
Anton a précisé qu’une des utilités premières de la magie était de faire
naître de l’amour et du désir chez la personne convoitée. Ce qui est logique,
quand on songe aux verbes « fasciner » et « subjuguer ». Parce que beauté
et amour vont ensemble. Il suffit de voir un beau mec pour le désirer.
Et je me suis dit que je pourrais me recaser avec Garrett. S’il n’a plus de
calli, il sera peut-être sensible à mon charme. Vous vous souvenez de ce que
j’ai dit, que c’était peut-être grâce à la calli que nous étions sortis
ensemble ? Eh bien, il n’est pas à exclure qu’elle nous ait séparés ! Il est
possible qu’il veuille se remettre avec moi, s’il me voit telle que je suis
vraiment.
Garrett a eu dix-huit ans cet été, mais il a conservé sa calli parce qu’il
« se fiche » de ces choses. Il va à Northrop, à présent. Je lui ai téléphoné au
nom de notre vieille amitié, et quand nous avons parlé de nos études je lui
ai demandé ce qu’il pensait de ce qui se passait ici, à Pembleton. Il a
répondu qu’il ne comprenait pas pourquoi nous faisions tant d’histoires. Je
lui ai expliqué que j’étais vraiment heureuse de ne plus être sous calli et il
m’a déclaré qu’il essayerait peut-être, pour se faire une opinion. Je n’ai pas
donné l’impression d’y accorder de l’importance, mais je dois avouer que
j’étais dans tous mes états.
Maria deSouza :
Nous n’avions jamais entendu parler d’un Comité de soutien à la
déontologie nanomédicale, et c’est pourquoi nous avons mené notre petite
enquête. Au terme d’investigations poussées, nous avons découvert qu’il ne
s’agit pas d’une association de citoyens mais du paravent d’une agence de
relations publiques. Plusieurs sociétés de cosmétologie se sont récemment
regroupées pour fonder ce comité. Faute de pouvoir joindre les jeunes gens
dont les témoignages ont été recueillis, nous n’avons pas pu établir dans
quelle mesure leurs propos sont exacts, s’il y a une parcelle de vérité dans
leurs déclarations. Mais, même s’ils sont sincères, ils sont indubitablement
atypiques car la plupart des gens qui font couper leur calli en gardent
d’excellents souvenirs. Sans compter que plusieurs graphistes renommés
ont grandi sous calli.
Ce qui me rappelle cette publicité qu’une agence de mannequins a
commanditée voici quelque temps, lors de l’apparition du mouvement
procalli. Il s’agissait du portrait d’un top model au-dessus de la légende :
« Si vous cessiez de voir qu’elle est belle, ne serait-ce pas une grande
perte ? Pour elle ou pour vous ? » Cette nouvelle campagne de dénigrement
reprend le même message en proclamant, pour l’essentiel : « Vous le
regretterez. » Mais, au lieu d’adopter une attitude arrogante, elle prend les
dehors d’une mise en garde bienveillante. C’est une technique classique des
agences de relations publiques : se dissimuler derrière un paravent dont le
nom inspire confiance pour donner l’impression qu’elles se soucient avant
tout de votre bien-être.
Tamera Lyons :
Je trouve cette vidéo complètement débile. Je ne soutiens pas
l’initiative, loin de là ! Je n’ai vraiment aucune envie que cette mesure soit
adoptée, mais je ne voudrais pas que les gens la rejettent pour une raison
qui ne tient pas debout. Grandir sous calli n’est pas un handicap. J’aurais
tort de me plaindre. Je m’en tire très bien, merci ! C’est d’ailleurs pour cette
raison que je m’oppose à ce projet : parce qu’être sensible à la beauté est
absolument génial !
Quoi qu’il en soit, j’ai contacté Garrett. Il vient de faire couper sa calli
et il trouve ça chouette, même s’il se sent un peu bizarre. Je lui ai expliqué
que j’avais ressenti la même chose, au tout début. C’est amusant, cette
façon de me comporter en experte de la question alors que je me passe de
calli depuis seulement quelques semaines.
Joseph Weingartner :
Une des premières choses que les chercheurs ont voulu savoir, au sujet
de la calliagnosie, c’est si elle s’accompagnait de « débordements »,
autrement dit si elle affectait notre appréciation de la beauté dans d’autres
domaines que celui des visages. La réponse semble être dans la plupart des
cas négative. Les calliagnosiques paraissent apprécier les mêmes choses
que les autres. Ceci étant dit, éliminer la possibilité d’effets secondaires est
impossible.
Prenons par exemple ce que nous observons chez les prosopagnosiques.
Un éleveur de bétail atteint de prosopagnosie a découvert qu’il ne pouvait
plus identifier ses vaches. Un autre avait – imaginez un peu ! – des
difficultés à différencier des modèles de voitures. Ces cas laissent supposer
que nous utilisons à l’occasion notre système de reconnaissance faciale à
d’autres fins que l’identification des traits. Nous considérons que certaines
choses sont sans aucun point commun avec un visage – les véhicules
précités, par exemple – mais nous les traitons de la même façon au niveau
neuronal.
Il peut y avoir des débordements comparables chez les calliagnosiques,
mais comme la calliagnosie est bien plus subtile que la prosopagnosie, en
évaluer les effets est difficile. Le rôle joué par les tendances du moment
dans les lignes des voitures est par exemple bien plus important qu’en ce
qui concerne les visages, et il est impossible d’arriver à un consensus quant
à leurs caractéristiques les plus séduisantes. S’il existe un calliagnosique qui
ne trouve pas tel ou tel modèle aussi joli que la plupart des gens, il ne s’en
est encore jamais plaint.
Vient ensuite le rôle que notre module de reconnaissance de la beauté
joue dans notre appréciation esthétique de la symétrie. Nous aimons la
symétrie dans la plupart des domaines – peinture, sculpture, graphisme –
mais nous avons aussi un faible pour l’asymétrie. Nos réactions face aux
œuvres d’art dépendent de nombreux facteurs et les raisons pour lesquelles
certaines sont assimilées à des chefs-d’œuvre ne sont pas toujours
identiques.
Peut-être serait-il intéressant de déterminer s’il y a moins de graphistes
talentueux parmi les calliagnosiques, mais réaliser une étude statistique
probante serait impossible compte tenu du faible pourcentage de la
population globale qu’ils représentent. La seule certitude que nous ayons,
c’est que les calliagnosiques ont des réactions plus pondérées que les autres
face à certains portraits, mais ce n’est pas en soi un effet secondaire car l’art
du portrait est étroitement lié à l’attrait physique du sujet représenté.
C’est, naturellement, déjà trop pour les uns. Il s’agit d’une raison
qu’avancent des parents opposés à la calliagnosie. Ils souhaitent que leur
progéniture puisse apprécier le charme de Mona Lisa, et peut-être peindre
un jour la toile qui la supplantera.
Tamera Lyons :
Hier soir, nous nous sommes encore parlé au téléphone, Garrett et moi.
Je lui ai demandé de passer en visiophonie et il a immédiatement accepté.
Si j’ai fait cette suggestion sur un ton désinvolte, j’avais consacré pas
mal de temps à tout préparer. Ina m’apprend l’art du maquillage mais,
comme je ne suis pas encore une experte, je me suis procuré ce logiciel qui
optimise votre image. J’ai pratiquement réglé les effets au minimum mais
ça a vraiment boosté mon look. C’était peut-être superflu, notez bien. Je ne
savais pas dans quelle mesure Garrett s’en rendrait compte, je voulais
simplement mettre toutes les chances de mon côté.
Je l’ai vu réagir dès que nous avons basculé en vidéo. Il a écarquillé les
yeux et il a balbutié un truc du genre : « Tu es vraiment super ! » Je l’ai
remercié du compliment puis la timidité a eu raison de lui et il s’est moqué
de son propre physique. Je lui ai rétorqué qu’il était à mon goût.
Nous avons bavardé un moment, et je sentais qu’il me dévorait du
regard. J’ai trouvé ça agréable. Il m’a donné l’impression de souhaiter
renouer, mais c’était peut-être le fruit de mon imagination.
La prochaine fois, je lui suggérerai de passer me voir un week-end, si ce
n’est pas moi qui fais un saut à Northrop. Ce serait vraiment trop top !
Notez que je devrai apprendre à me maquiller toute seule avant d’aller là-
bas.
Rien ne garantit qu’il voudra de moi, je le sais. Dès l’instant où couper
ma calli n’a pas effacé l’amour que je lui porte, il est possible que ça ne
change rien non plus aux sentiments que je lui inspire. J’ai malgré tout de
l’espoir.
Tamera Lyons :
Hier soir, nous nous sommes de nouveau joints, Garrett et moi, et il m’a
demandé si j’avais un ami. J’ai joué la carte de la décontraction et déclaré
que j’étais sortie avec quelques garçons, mais rien de sérieux.
Je lui ai retourné la question. Tout d’abord embarrassé, il a fini par
déclarer qu’il trouvait ça difficile – il parlait de se lier avec des filles –, bien
plus qu’il ne s’y était attendu. Il a précisé qu’il fallait certainement
l’attribuer à son physique.
« Tu plaisantes ! » je lui ai répondu. Mais je ne savais pas quoi ajouter.
J’étais à la fois heureuse qu’il ne m’ait pas remplacée, un peu triste pour lui
et surprise. Ce que je veux dire, c’est qu’il est intelligent et spirituel. C’est
un type super, et je ne dis pas ça parce que c’est mon ex. Tous l’aimaient
bien, au lycée.
Puis je me suis rappelé les paroles d’Ina. Je présume qu’avoir de l’esprit
est insuffisant pour vous ouvrir les portes de certains milieux, qu’il faut
pour cela être également servi par son physique. Et si Garrett a pu flasher
sur des filles, je suis prête à parier qu’elles ne l’ont pas considéré comme
leur égal.
Je n’ai pas tenté d’approfondir la question ; il ne me donnait pas
l’impression de le souhaiter. Je n’ai pensé qu’ensuite que je devrai me
rendre sur son campus et non l’inverse, si nous décidons de nous revoir. Il
est évident que j’espère renouer avec lui, mais je sais que me présenter à ses
camarades aura sur lui un effet positif. C’est souvent efficace. En
compagnie de quelqu’un de super, vous vous sentez super et tous vous
trouvent super ! Je ne prétends pas être une fille canon, mais la plupart des
gens m’apprécient et ça devrait l’aider.
Ellen Hutchinson, professeur de sociologie à Pembleton :
Je ne peux m’empêcher d’admirer les étudiants qui font campagne pour
la calli. Leur idéalisme me réchauffe le cœur, mais je suis plus circonspecte
en ce qui concerne leurs buts.
Comme tous les gens de mon âge, je me suis progressivement résignée
aux effets que le temps a sur notre apparence. S’y accoutumer n’a pas été
facile, mais je suis arrivée à un stade où je me satisfais de mon aspect.
Même si je ne puis nier que j’aimerais savoir comment ça se passe au sein
d’une communauté où tous sont sous calli ; il est possible que dans un tel
milieu une femme de mon âge ne devienne pas invisible dès qu’une jeune
fille entre dans la pièce.
Mais aurais-je autrefois opté pour la calli ? J’en doute. Il est exact que
cela m’aurait épargné une partie de l’angoisse qui nous assaille quand nous
prenons de l’âge. Mais j’aimais bien mon aspect, à l’époque. Je n’y aurais
renoncé pour rien au monde. Je ne sais pas trop si, en mûrissant, j’ai atteint
un stade où j’aurais pu estimer que les avantages étaient plus grands que les
inconvénients.
Il est par ailleurs possible que ces étudiants ne perdent même pas leur
beauté juvénile. Grâce à la thérapie génique actuellement mise au point, ils
garderont sans doute toute leur fraîcheur pendant des décennies, voire toute
leur vie. Ils n’auront pas à s’adapter à un corps qui se flétrit comme j’ai dû
le faire, et adopter la calli n’aurait même pas pour avantage de leur épargner
ces tourments. Penser qu’ils envisagent de renoncer volontairement à une
des joies de la jeunesse me fait sortir de mes gonds. Je suis parfois tentée de
les secouer et de leur crier : « Non ! N’êtes-vous donc pas conscients de la
chance que vous avez ? »
J’ai toujours apprécié que les adolescents soient disposés à se battre
pour défendre leurs convictions. C’est une des raisons pour lesquelles je
n’ai jamais admis ce cliché selon lequel la jeunesse relèverait du pur
gaspillage. Mais cette initiative rapproche ce cliché de la réalité, et je dois
avouer que ça m’ennuie vraiment.
Joseph Weingartner :
J’ai testé sur moi-même une vaste palette d’agnosies pendant des laps de
temps limités, et la calliagnosie une journée complète. La plupart des
neurologues font des telles expériences pour mieux comprendre ces états et
avoir des rapports empathiques avec leurs patients. Mais je ne pourrais pas
rester sous calliagnosie plus longtemps, ne serait-ce que pour des raisons
professionnelles.
Il existe en effet une légère interaction entre la calliagnosie et la capacité
de jauger visuellement la santé d’une personne. Un calliagnosique n’est pas
aveugle à des détails tels qu’un teint maladif et il peut reconnaître des
symptômes de maladie comme tout autre individu, car cela relève de la
perception générale. Mais les médecins doivent être sensibles à des indices
plus subtils, lorsqu’ils examinent un patient ; il leur arrive même d’établir
un diagnostic en se fondant sur leur intuition et la calliagnosie devient en
pareil cas un sérieux handicap.
Cependant, déclarer que seuls mes besoins professionnels
m’empêcheraient d’opter pour cette solution serait mentir. La question que
je dois me poser est la suivante : Est-ce que je passerais sous calliagnosie si
je n’effectuais que du travail de laboratoire et ne rencontrais jamais mes
patients ? La réponse est négative. Comme un grand nombre de personnes,
j’aime admirer un joli minois et je me crois suffisamment sensé pour ne pas
laisser de telles considérations fausser mon jugement.
Tamera Lyons :
Je suis sciée ! Garrett a remis ça !
Je l’ai appris hier soir. Nous bavardons de choses et d’autres quand je lui
suggère de passer en visiophonie. Il me répond « D’accord ! » et je
remarque aussitôt qu’il ne me regarde pas comme les fois précédentes. Je
lui demande si tout baigne et voilà qu’il me balance la nouvelle.
Il précise qu’il a pris cette décision parce qu’il est mécontent de son
physique. Je veux savoir si quelqu’un lui a lancé des vannes, car il ne
devrait pas y prêter attention, mais il déclare que je fais fausse route. Ce
qu’il voyait dans un miroir lui déplaisait vraiment. « De quoi parles-tu, tu es
mignon tout plein ? » je lui rétorque. Je tente de l’inciter à faire un autre
essai en lui débitant des arguments du genre : « Tu aurais dû t’accorder un
délai de réflexion avant de prendre une pareille décision. » Il m’affirme
qu’il reconsidérera la question, mais je doute qu’il le fasse.
J’ai depuis analysé mes paroles. Lui ai-je dit tout ça parce que je ne
supporte pas la calli ou parce que je souhaite qu’il me voie telle que je
suis ? Où je veux en venir, c’est que j’adorais sa façon de me dévorer des
yeux et que j’espérais qu’il en résulterait quelque chose. Mais ce n’est pas
contradictoire, non ? Ce serait différent si je soutenais la calli et faisais une
exception en ce qui le concerne. Comme je me suis toujours opposée à ces
techniques, je reste fidèle à mes convictions.
Oh, j’ai conscience de me mener en bateau ! Si j’ai souhaité dissuader
Garrett de repasser sous calli, c’est pour servir mes intérêts et non par
idéologie. D’ailleurs, je suis moins irritée par ces techniques que par le fait
qu’elles nous soient imposées. Je refuse que des tiers prennent des décisions
à ma place, peu importe que ce soient mes parents ou d’autres étudiants. Si
quelqu’un opte librement pour la calli, je n’ai rien contre. Je sais que je ne
dois pas influencer Garrett.
C’est malgré tout exaspérant. Je veux dire que j’avais tout prévu. Il
aurait dû me trouver irrésistible et prendre conscience de s’être planté grave
en me larguant. Je suis déçue, voilà tout.
Maria deSouza :
Il va sans dire que je suis déçue, mais nous n’avons jamais pensé que
notre initiative avait de grandes chances d’aboutir. Si la majorité des
étudiants nous ont soutenus pendant une courte période, il faut l’attribuer à
des circonstances particulièrement propices. Qu’ils soient revenus sur leurs
positions ne m’attriste pas trop. Ce qui compte véritablement, c’est que
l’importance accordée à l’apparence a cessé d’être un sujet tabou et qu’un
grand nombre de personnes prennent désormais la calli au sérieux.
Et nous n’avons pas l’intention d’en rester là ; en fait, ce qui se produira
sous peu s’annonce passionnant. Un fabricant de spex vient de présenter
une nouvelle technologie qui changera radicalement la donne. Les
concepteurs ont trouvé un moyen d’insérer des balises de positionnement
somatiques dans une paire de spex, spécifiquement calibrés pour leur
porteur. Il en découle qu’il n’y aura plus besoin de casque ni de visite
médicale pour reprogrammer le neurostat ; il suffira de se coiffer de son
spex pour le faire soi-même. Par conséquent, tous pourront activer ou
désactiver leur calli aussi souvent qu’ils le désirent.
Ce qui élimine l’objection émise par tous ceux qui craignent de renoncer
définitivement à la beauté. Nous soutenons que la beauté est une bonne ou
une mauvaise chose en fonction des situations. Il sera possible de passer
sous calli pour travailler puis de s’en débarrasser une fois entre amis. Tous
devraient reconnaître les avantages d’une telle méthode et l’adopter, ne
serait-ce qu’à temps partiel.
Le but que nous nous fixons, c’est de tout faire pour qu’être sous calli
soit considéré comme normal en société. Il sera toujours possible de la
désactiver en privé, mais qu’il s’agisse du mode par défaut pour tous les
autres contacts supprimerait les préjugés fondés sur l’apparence. Apprécier
la beauté deviendrait une interaction consensuelle, une possibilité à laquelle
on n’accéderait que lorsque les deux parties, celui qui contemple et celui
qui s’offre aux regards, en conviennent.
Tamera Lyons :
Je sais ce que vous allez dire, mais… Eh bien, j’envisage de repasser
sous calli !
D’une certaine manière, c’est à cause de cette vidéo du CSDN. Je ne
fais pas marche arrière parce que je suis choquée que les fabricants de
cosmétiques veuillent dissuader les gens d’opter pour la calli. Non, ce n’est
pas ce qui me motive. C’est plutôt difficile à expliquer.
Ce qui me fout en rogne, c’est qu’ils ont utilisé des méthodes
dégueulasses pour nous manipuler. Ils n’ont pas été réglo. Je suis bien
placée pour m’en rendre compte, vu que j’ai fait exactement la même chose
avec Garrett. Ou, plus exactement, que j’ai tenté de le faire. Je voulais
remettre le grappin sur lui en me servant de mon charme. Et ça manquait
aussi de fair-play, en un certain sens.
Attention, je ne suis pas aussi pourrie que les publicitaires ! J’ai fait ça
par amour alors qu’ils veulent seulement s’en foutre plein les poches. Mais
vous rappelez-vous ma comparaison entre la beauté et la sorcellerie ? C’est
un avantage dont il est facile d’abuser. Le rôle de la calli, c’est de nous
immuniser contre cette magie. Je ne devrais pas être ennuyée parce que
Garrett a rempilé, car j’ai eu tort de me servir de ces moyens de persuasion.
Si je le récupère, il faut que ce soit à la loyale, en me débrouillant pour qu’il
m’aime à cause de ce que je suis et non pour mon physique.
Je sais, ce n’est pas parce qu’il a demandé la réactivation de sa calli que
je dois en faire autant. Voir à quoi ressemblent vraiment les gens est super.
Mais si Garrett s’en protège, il faut que je l’imite. Comme ça, nous serons à
égalité. Et si nous revenons tous les deux à la case départ, nous nous
offrirons peut-être ces nouveaux spex dont ils parlent tant. Comme ça, nous
aurons la possibilité de redevenir réceptifs quand nous serons seuls,
seulement nous deux.
Et j’estime qu’il existe d’autres raisons valables de repasser sous calli.
Ces sociétés de cosmétologie et autres créent en nous des besoins que nous
n’aurions pas autrement. Je n’apprécie pas de me sentir éblouie chaque fois
que je vois une pub ; je veux être d’humeur pour ça, pas le subir à chaque
diffusion de spots publicitaires. Cependant, je ne vais pas opter pour une de
ces autres agnosies, comme celle tonale… Pas encore, en tout cas. Quand
ils auront mis les nouveaux spex sur le marché, qui sait ?
Ça ne signifie pas que je partage l’opinion de mes parents. Ils m’ont
imposé la calli tout au long de mon enfance et je considère qu’ils ont eu
tort ; ils étaient convaincus qu’éliminer la beauté permettrait de créer une
société idéale et je crois qu’ils se sont plantés grave. Le problème n’est pas
la beauté, mais la façon dont certaines personnes la détournent à leur profit.
Voilà à quoi sert la calli ; à nous protéger contre ces manipulations. Je ne
sais pas, ce n’était sans doute pas un problème à l’époque où mes vieux
avaient mon âge, mais c’est une question qu’il nous faut maintenant régler
au plus vite.
Notes sur les textes
La Tour de Babylone
Cette nouvelle m’a été inspirée par une conversation avec un ami,
durant laquelle il m’a raconté le mythe de la tour de Babel tel qu’on le lui a
enseigné à l’école hébraïque. La seule version que je connaissais, celle de
l’Ancien Testament, ne m’avait guère marqué. Dans son incarnation plus
élaborée, toutefois, la tour est si haute qu’il faut un an pour la gravir et, si
un homme trouve la mort en tombant, nul ne le pleure, mais si on laisse
tomber une brique, les maçons pleurent, car il faut un an pour la remplacer.
La légende originale concerne les conséquences d’un défi lancé à Dieu.
Ce qu’elle m’a évoqué, à moi, c’est une cité fantastique dans le ciel, une
image comparable au Château des Pyrénées, de Magritte. L’audace d’une
telle vision m’a fasciné au point que je me suis demandé à quoi
ressemblerait la vie dans une ville pareille.
Tom Disch a qualifié cette nouvelle de « science-fiction babylonienne ».
Je ne l’envisageais pas sous cet aspect en l’écrivant (les Babyloniens
connaissaient assez de physique et d’astronomie pour considérer un tel récit
comme fantasque), mais je comprends ce qu’il veut dire. Les personnages
sont peut-être croyants, mais s’appuient sur l’ingénierie avant la prière.
Aucune divinité n’apparaît dans le texte ; tout ce qui se passe demeure
compréhensible en termes mécanistes. De ce fait, et malgré les différences
patentes en matière de cosmologie, l’univers du récit ressemble au nôtre.
Comprends
Quand j’ai découvert la dérivée de cette équation, j’en suis resté bouche
bée. Laissez-moi essayer de m’expliquer.
Un des éléments les plus admirés dans la fiction, c’est une fin
surprenante et pourtant inévitable. C’est aussi ce qui caractérise l’élégance
d’une conception : l’invention à la fois astucieuse et, en apparence,
naturelle. Bien entendu, on sait qu’il n’y a là aucune inévitabilité ; c’est
l’ingénuité humaine qui nous donne cette impression temporaire.
Maintenant, examinez l’équation ci-dessus. Elle est bel et bien
surprenante ; on pourrait travailler sur les nombres e, π et i des années
durant, dans des dizaines de contextes variés, sans jamais s’aviser qu’ils se
combinent de la sorte. Or, une fois qu’on a vu la dérivée, on a l’impression
que cette équation est vraiment inévitable, qu’elle ne peut qu’exister, et on
en éprouve un sentiment de respect mêlé de ferveur, comme si on tombait
sur une vérité absolue.
Prouver l’incohérence des mathématiques et changer leur beauté
ensorceleuse en simple illusion serait, me semble-t-il, l’une des pires
découvertes qu’on puisse effectuer.
L’histoire de ta vie
Soixante-douze lettres
J’ai conçu ce texte quand j’ai remarqué un lien entre deux idées que je
croyais sans rapport. La première concernait le golem.
Dans la version la plus connue de l’histoire du golem, le rabbin Löw, de
Prague, anime une statue d’argile pour servir de défenseur aux Juifs et les
protéger des persécutions. Mais il s’avère que cette version, moderne, ne
date que de 1909. Les premières histoires où le golem joue le rôle de
serviteur qui accomplit diverses tâches – avec des degrés de réussite divers
– datent du XVIe siècle, mais les références les plus anciennes remontent au
e
II siècle : les rabbins animaient des golems non dans un but pratique, mais
pour démontrer leur maîtrise de l’art de la permutation des lettres ; ils
cherchaient à mieux connaître Dieu en accomplissant des actes de création.
Le thème de la puissance créatrice du langage a été traité ailleurs, par
plus intelligent que moi. Ce que j’ai trouvé des plus intéressant à propos des
golems, c’est le fait qu’ils sont par tradition incapables de s’exprimer. Étant
donné que c’est le langage qui anime un golem, cette limitation se révèle
une limite à sa capacité de reproduction : si un golem savait parler, il
pourrait se multiplier lui-même, telle une machine de Von Neumann.
L’autre idée que j’avais en tête concernait la préformation, la théorie
selon laquelle les organismes existent pleinement formés dans les cellules
germinatrices de leurs parents. On a beau jeu de la considérer comme
ridicule de nos jours, mais, à l’époque, la préformation semblait très
logique. Il s’agissait d’une tentative d’expliquer la manière dont les
organismes vivants parvenaient à se reproduire, problème qui a inspiré plus
tard les machines de Von Neumann. Lorsque je me suis rendu compte du
parallèle, il m’est apparu que les deux idées m’intéressaient pour la même
raison et que je devais rédiger ce texte.
Je voulais écrire une nouvelle sur les anges depuis que j’ai vu La
Prophétie, film fantastique écrit et réalisé par Gregory Widen. Longtemps
j’ai songé à une histoire dont les anges seraient les personnages, mais
j’avais du mal à trouver une intrigue satisfaisante. Il m’a fallu l’idée des
anges en tant que phénomènes d’une puissance terrifiante, dont les
visitations ressemblent à des catastrophes naturelles, pour progresser.
(J’avais peut-être à l’esprit, inconsciemment, Annie Dillard. Elle a écrit, je
m’en suis rappelé par la suite, que, si on avait vraiment la foi, à l’église, on
porterait un casque de chantier et on s’attacherait aux bancs.)
La notion de catastrophe m’a fait envisager le problème des victimes
innocentes. Les religions prodiguent pléthore de conseils aux affligés, et il
paraît clair qu’aucune réponse ne correspond à chaque cas ; ce qui
réconforte l’un écœurera l’autre. Prenons comme exemple la Bible, et le
livre de Job.
Pour moi, l’un des aspects rebutants du livre de Job, c’est qu’à la fin
Dieu récompense Job. Oublions la notion que de nouveaux enfants
compensent la perte des autres. Pourquoi Dieu rend-il ses biens à Job ?
Pourquoi cette fin heureuse ? L’un des messages du livre est que la vertu
n’est pas toujours récompensée ; que des avanies frappent même les justes.
Job finit par l’accepter, montrant sa vertu, et se voit récompensé. Cela ne
va-t-il pas à l’encontre du message ?
J’ai l’impression que le livre de Job n’a pas le courage de ses
convictions : si l’auteur tenait à l’idée que la vertu n’est pas toujours
récompensée, n’aurait-il pas dû terminer sur Job encore privé de tout ?
Des psychologues ont mené une expérience qui consistait à laisser dans
un aéroport de faux dossiers de candidature à l’admission en faculté. Les
réponses aux questions restaient les mêmes, mais la photographie de
l’individu fictif, candidat ou candidate, changeait parfois. Résultat, les gens
postaient plus volontiers le dossier censément oublié là pourvu que la
personne ait des traits séduisants. Ce n’est guère surprenant, sans doute,
mais cela illustre à quel degré l’apparence influe sur nous ; on favorise les
individus séduisants jusque dans une situation où on ne les rencontrera
jamais.
Et pourtant, toute discussion des avantages de la beauté s’accompagne
d’une évocation de son fardeau. Je ne doute pas que la beauté ait ses
défauts, mais tout a ses défauts. Pourquoi les gens acceptent-ils plus
volontiers la notion du fardeau de la beauté que celle, par exemple, du
fardeau de la richesse ? Parce que la beauté nous ensorcelle encore : même
à l’occasion d’une discussion de ses inconvénients, elle offre un avantage à
ses possesseurs.
Je m’attends à ce que le concept de beauté physique dure aussi
longtemps que l’on possédera un corps et des yeux. Toutefois, si jamais la
calliagnosie devient disponible, je sais que, pour ma part, je l’essaierai.
Remerciements
121743
1 Food and Drug Administration : organisme de contrôle accordant l’autorisation de mise sur le
marché des médicaments. (N.d.T.)
2 Department of Motor Vehicle : service qui délivre les numéros d’immatriculation mais aussi les
permis de conduire. (N.d.T.)