Les Heros de La Mythologie

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Contes et légendes de tous pays

CONTES ET LÉGENDES DES


HÉROS DE LA
MYTHOLOGIE

Par
Christian Grenier

Illustrations de Philippe Kailhenn


Éditions : NATHAN
ISBN : 978-2-09-252792-4
I
PHILÉMON ET BAUCIS
LE DEVOIR D’HOSPITALITÉ

JUPITER, le plus puissant des dieux, aimait se rendre sur la Terre.


Déguisé en simple voyageur, il se mêlait alors aux humains pour les
observer, les éprouver ou les séduire…
Ce jour-là, accompagné de son fils Mercure, qui était aussi son
complice, il cheminait sur les routes de Phrygie. Comme le soir
tombait, les deux divinités pénétrèrent dans un bourg aux maisons
de riche apparence.
— Il était temps ! s’exclama Mercure en désignant le ciel où
s’amoncelaient les nuages.
Jupiter haussa les épaules. La pluie ne le souciait guère, et l’orage
encore moins : ne commandait-il pas à la foudre ?
— Eh bien ! s’exclama-t-il, voici un village qui me semble prospère.
Voyons si leurs habitants nous offriront le gîte et le couvert…
Justement, le propriétaire d’une somptueuse villa s’apprêtait à
rentrer dans sa demeure. Jupiter l’apostropha :
— Noble seigneur, accepterais-tu de donner l’hospitalité à deux
voyageurs fourbus ?
L’autre eut à peine un regard pour les inconnus. Il s’empressa de
rentrer chez lui, et ferma la porte dont le loquet de bois retomba
lourdement. Devant la mine décontenancée de son père, Mercure
éclata de rire. Il désigna leurs vêtements et dit :
— Il faut avouer que nous n’inspirons guère le respect avec cet
accoutrement ! Qui pourrait croire que des dieux se cachent derrière
ces guenilles ?
Ils frappèrent à la porte de la deuxième maison dont
la façade était aussi opulente que celle de la première.
Un long temps s’écoula avant que n’apparaisse dans
l’entrebâillement le visage d’un homme mûr. Des
broderies d’argent ornaient sa tunique.
— Qu’est-ce que c’est ? grommela-t-il en les
dévisageant d’un air suspicieux. Qui êtes-vous ?
— Des étrangers qui sollicitent…
— Des étrangers ? Passez vite votre chemin !
Sur ces mots de bienvenue, le propriétaire leur
ferma la porte au nez. Au-dehors, quelques gouttes de
pluie se mirent à tomber.
— Jupiter, fit Mercure, ne crois-tu pas que nous devrions regagner
l’Olympe ? Grâce à mes semelles ailées…
— Frappe donc à cette autre porte.
En soupirant, Mercure s’exécuta. Cette fois, c’est un jeune serviteur
qui leur ouvrit ; son expression était craintive et sur ses épaules se
devinaient de récentes traces de fouet.
— Ah, mon garçon ! s’exclama Jupiter. Mon fils et moi sommes
exténués. Ton maître nous accorderait-il l’hospitalité ?
Les dieux aperçurent dans la salle principale une immense table
garnie autour de laquelle ripaillaient de nombreux convives. Vins et
rires coulaient à flots. Le jeune esclave leur chuchota :
— Hélas, les consignes sont strictes : je ne dois laisser entrer que
les invités. Mon maître a horreur des intrus.
— Il n’en saura rien, fit Mercure en tirant une pièce de sa poche.
Nous serons discrets. Et une place dans l’écurie nous suffira !
— Impossible… Oh, je crois qu’il vient. Partez vite avant qu’il ne
vous donne la chasse avec ses chiens !
Cette fois, les dieux se retrouvèrent sous une pluie
battante.
— Mon père, protesta Mercure, pourquoi nous
entêter ? Revêtons au moins de meilleurs habits !
Faute de provoquer la compassion, nous inspirerons
confiance.
— Pas question. J’aimerais savoir jusqu’où peuvent
aller l’égoïsme et l’arrogance des gens de ce village.
Au bout d’une heure, ils furent fixés : aucun des
habitants du bourg ne les avait invités à entrer.
Parfois, on s’était contenté de les interroger derrière la
porte fermée avant de leur ordonner d’aller voir
ailleurs ; d’autres fois, bien que des lueurs et des voix
indiquassent que le logis était habité, ils n’avaient
obtenu aucune réponse à leurs appels et à leurs coups répétés.
Jupiter était ulcéré. Il fulmina :
— Comment punir ces malotrus ?
— En attendant, nous sommes trempés. Rejoignons l’Olympe !
— Attends. Il reste encore une dernière maison…
— Tu veux parler de cette méchante masure, à l’écart du chemin ?
— Vois : une faible lueur filtre par la fenêtre.
Ils s’approchèrent et frappèrent à l’huis. Un couple de vieillards
leur ouvrit. À en juger par leur mine, ils ne devaient pas manger tous
les jours à leur faim. Mais leur visage exprimait la douceur et la
bonté. La femme, soudain inquiète, leur dit aussitôt :
— Malheureux, dehors sous la pluie à cette heure ? Vous allez
attraper la mort ! Entrez vite vous sécher.
Les dieux déguisés allèrent s’installer devant la cheminée. Le
maître des lieux prit la dernière bûche d’un maigre tas de bois pour
la jeter dans l’âtre et ranimer le foyer. Jupiter désigna à son fils
l’autel domestique tout proche où avaient été déposées des offrandes,
signe que ces humains honoraient souvent les dieux.
— Quand vous serez réchauffés, dit leur hôte en désignant la table,
vous viendrez partager notre repas. Malheureusement, il sera
modeste : nous n’avons qu’un peu de soupe et du pain à vous
proposer. Baucis, veux-tu ajouter deux bols ?
La vieille femme obéit tandis que son époux partageait la miche en
quatre, réservant les plus grosses parts à leurs invités.
— Philémon ? s’exclama-t-elle soudain. J’y pense : notre oie…
— Tu as raison, Baucis, répondit le vieillard en souriant. Nous
hésitions à la tuer mais c’est là une belle occasion !
Touchés par l’obligeance de leur hôte, les dieux voulurent le
retenir, mais il était déjà sorti. Quand il revint, il tenait par les pattes
une oie aussi maigre que leurs propriétaires. L’animal, qui devait
comprendre ce qui l’attendait, gigotait en caquetant désespérément.
Jusque-là, Jupiter et Mercure n’avaient pas réagi. D’un commun
accord, ils décidèrent de révéler leur identité. Ils troquèrent d’un
coup leurs défroques détrempées contre des habits secs et dignes de
leur condition. Leurs hôtes n’avaient encore rien vu de ce prodige :
ils étaient bien trop occupés à courir après leur oie ! Celle-ci venait
en effet de leur échapper, elle courait dans la pièce en voletant. Et
elle disposait de plus d’énergie que les deux malheureux vieillards
lancés à sa poursuite ! Finalement, elle vint se réfugier entre les
jambes des dieux restés assis. C’est seulement à cet instant que
Philémon et Baucis remarquèrent les somptueux vêtements de leurs
visiteurs et la noblesse de leur attitude. Stupéfaits, ils comprirent
qu’ils n’avaient pas accueilli des voyageurs ordinaires ; ils se
prosternèrent à leurs pieds. D’une voix chevrotante, Philémon
balbutia :
— Nobles seigneurs, je sais que ce pauvre dîner est indigne de
vous ! Si vous acceptiez de me rendre notre oie…
— Brave Philémon, dit Jupiter en se levant, je refuse que tu
sacrifies cet animal. Et toi, Baucis, sois remerciée pour ce repas que
tu voulais partager avec nous. Qu’il soit à la mesure de votre accueil !
En une seconde, la table fut couverte de viandes juteuses, de
volailles rôties et de plats d’argent regorgeant de mets délicats. Les
deux vieillards, qui n’avaient jamais vu rien de tel, écarquillèrent les
yeux.
— Sachez, Philémon et Baucis, que vous avez devant vous Jupiter
et Mercure. Ce soir, vous partagerez l’ordinaire des dieux…

Les vieillards firent sans doute le plus grand festin de leur vie. Mais
si Jupiter et Mercure avaient voulu récompenser l’hospitalité du
couple, ils tenaient à punir l’ingratitude de ceux qui la leur avaient
refusée. Une fois le repas achevé, ils entraînèrent dans la nuit
Philémon et Baucis hors de la cabane. Dociles et tremblants, ceux-ci
se tenaient par la main comme s’ils avaient peur de se perdre.
La pluie avait cessé. Ou plutôt elle ne tombait plus
sur les pentes de la colline qu’ils gravissaient tous
quatre. En revanche, on eût dit qu’elle redoublait dans
la plaine qu’ils avaient quittée.
De son index tendu vers les nuées, Jupiter fit jaillir
les éclairs ; le tonnerre gronda, et un véritable déluge
s’abattit sur le village. Serrés l’un contre l’autre,
Philémon et Baucis s’interrogeaient sur le sort que les
dieux leur réservaient.
Quand l’aube se leva, il ne restait plus rien du bourg.
Et une fois que les eaux se furent retirées, seul un toit
de chaume émergea.
— Notre cabane ! s’écrièrent Philémon et Baucis.
— Qu’elle soit un temple désormais ! décréta Jupiter.
Aussitôt, devant les yeux ébahis des vieillards, la pauvre masure se
transforma en un magnifique monument aux colonnes de marbre.
— À présent, leur dit Jupiter, je veux vous remercier. Exprimez vos
désirs ! Ils seront exaucés.
Perplexes, Philémon et Baucis se consultèrent du regard.
— Puissant dieu, répondit enfin Philémon, laisse-nous devenir les
gardiens de ce temple afin que nous puissions longtemps t’honorer.
Mercure ne put s’empêcher de railler sans méchanceté :
— Longtemps ? Mais combien d’années espères-tu vivre encore ?
— Eh bien, grand Jupiter, ajouta alors la vieille Baucis, permets-
moi d’ajouter un vœu à celui de mon époux : j’aimerais vivre le plus
de temps possible encore à ses côtés.
Jupiter réfléchit. Il cherchait le subterfuge qui lui permettrait
d’accéder à l’étrange demande de ces vieilles gens. Seuls les dieux
− et parfois les héros − pouvaient prétendre à l’immortalité.
— Quoi ? s’étonnait Mercure. Vous n’êtes donc pas lassés l’un de
l’autre ?
— Non, répondit Baucis en souriant. Quand nous
nous sommes connus et aimés, nous n’étions encore
que des enfants. Depuis, nous ne nous sommes jamais
quittés.
— Et durant toutes ces années, demanda Jupiter,
n’avez-vous pas éprouvé l’envie de vous séparer ? À la
suite d’une dispute…
— Non, avoua Philémon. La Discorde, cette divinité
malfaisante, nous a toujours épargnés.
Soudain, Jupiter comprit pourquoi ce couple
attendrissant les avait si spontanément hébergés : ils
s’aimaient. C’était peut-être là le meilleur ferment de l’hospitalité.
Quand on ne peut pas donner d’amour à ses proches, comment
pourrait-on en donner à des inconnus ? D’une seule et même voix,
les vieillards achevèrent :
— Notre plus cher désir serait de mourir au même moment !
Mercure eut vers son père un regard amusé. Pour une fois, de
simples humains donnaient aux dieux une leçon d’humilité. Jupiter,
en effet, se querellait fréquemment avec Junon, son épouse… il est
vrai qu’il n’était guère fidèle !
— Qu’il en soit ainsi ! décréta Jupiter aussi ému qu’impressionné.
Je m’engage, Philémon et Baucis, à exaucer vos vœux.
Il y eut un éclair éblouissant.
Quand les deux vieillards purent enfin ouvrir les
yeux, ils étaient seuls sur la colline.
Encore bouleversés par les récents événements, ils
hésitèrent longtemps avant de regagner la plaine où se
dressait le temple qui serait leur nouvelle demeure. Et
quand enfin ils s’en approchèrent, ils eurent la
surprise d’être accueillis par un volatile tout joyeux
qui avançait vers eux en se dandinant.
Dans sa grande mansuétude, Jupiter avait épargné
l’oie.

Les années s’écoulèrent.


Fidèles à leur parole comme à leur amour, Philémon et Baucis
restèrent jusqu’au bout les gardiens du temple de Jupiter. Les
pèlerins qui revenaient chaque année constataient, étonnés, que le
temps n’avait aucune emprise sur ces vieillards accueillants et
généreux.
Mais comme Philémon et Baucis n’étaient que des humains, il
fallut que Jupiter donne un terme à leur vie. Un jour, alors qu’ils se
tenaient par la main, près du temple, ils constatèrent que leur corps
durcissait en se pétrifiant. Bientôt, ils furent incapables de bouger.
Cela n’enleva rien à leur sérénité.
— Je crois que c’est la fin, dit Philémon. Baucis, je t’aime.
— C’est la fin, répondit Baucis. Philémon, je t’ai toujours aimé.
Ce furent les dernières paroles qu’ils échangèrent.
Peu à peu, leur corps se couvrit d’écorce. Leur visage se transforma
en frondaison(1). Leurs mains devinrent des branches et leurs doigts
des rameaux. Et puisqu’ils se tenaient tout près l’un de l’autre, leurs
feuillages s’enlacèrent dans la même tendre verdeur.
Ils devinrent si hauts et si beaux que, bientôt, leurs ombres
confondues recouvrirent le temple.
Combien de siècles vécurent-ils ainsi, côte à côte ? Nul ne le sait.
Mais avec le temps, le temple lui-même se dégrada et finit par
tomber en ruine.
Aujourd’hui encore, dans ce qui fut la Phrygie, il paraît qu’on peut
apercevoir un très vieux tilleul voisinant un chêne millénaire.
Voyageur, si un jour tu passes par là et si tu aperçois ces deux
arbres non loin de quelques pierres, songe que la végétation est
comme l’hospitalité : elle se cultive et se renouvelle. Et souviens-toi
de la légende de Philémon et Baucis.
II
ORPHÉE
LES DEUX MORTS D’EURYDICE

ORPHÉE chante.
Il chante en parcourant les prés et les bois de son pays : la Thrace.
Il s’accompagne de sa lyre, un instrument qu’il a perfectionné en lui
ajoutant deux cordes – si bien qu’à présent, elle en possède neuf.
Neuf cordes… en hommage aux neuf muses !
Son chant est si beau que les pierres du chemin s’écartent pour ne
pas risquer de le blesser ; les branches des arbres se penchent vers lui
et les fleurs s’empressent d’éclore pour mieux l’écouter.
Soudain, Orphée s’arrête : devant lui se tient une
jeune fille d’une grande beauté. Assise sur la berge du
fleuve Pénée, elle peigne ses longs cheveux – et
s’interrompt à l’arrivée inopinée de ce voyageur. Elle
est presque nue, comme le sont aussi les naïades qui
peuplent les eaux vives. Orphée et la nymphe(2) se
font un moment face, surpris et éblouis l’un par
l’autre.
— Qui es-tu, belle inconnue ? lui demande enfin
Orphée en s’approchant.
— Je suis Eurydice, une Dryade.
À l’étrange et délicieuse douleur qui lui étreint le
cœur, Orphée comprend que l’amour qu’il éprouve pour cette belle
nymphe est immense et définitif.
— Et toi ? demande enfin Eurydice. Quel est ton nom ?
— Je m’appelle Orphée. Ma mère est la muse Calliope et mon père
Apollon, le dieu de la musique ! Je suis musicien et poète…
Plaquant quelques accords sur son instrument – des cordes
tendues sur une superbe carapace de tortue –, il ajoute :
— Vois-tu cette lyre ? J’en suis l’inventeur et je l’ai appelée cithare.
— Je le sais. Qui n’a entendu parler de toi, Orphée ?
Orphée se rengorge. La modestie n’est pas son fort. Il est ravi que
sa renommée ait déjà atteint la nymphe.
— Eurydice, murmure-t-il en s’inclinant devant elle, je crois que
Cupidon m’a décoché l’une de ses flèches…
Cupidon, c’est le dieu de l’amour. Flattée et ravie, Eurydice éclate
de rire.
— Je suis sincère, insiste Orphée. Eurydice, je veux t’épouser !
Caché dans les roseaux du rivage, quelqu’un n’a rien perdu de la
scène. C’est un autre fils d’Apollon : Aristée, devenu apiculteur et
berger. Lui aussi aime Eurydice – mais la belle nymphe l’a toujours
repoussé. Il mord son poing serré pour ne pas hurler sa jalousie ; et il
jure de se venger…

Aujourd’hui, Orphée épouse Eurydice !


Au bord du fleuve Pénée, la fête bat son plein. La jeune fiancée a
invité toutes les Dryades qui dansent au son de la cithare d’Orphée.
Soudain, pour taquiner son futur époux, elle s’exclame :
— Réussiras-tu à m’attraper, Orphée ?
Elle s’enfuit parmi les roseaux en riant.
Abandonnant sa cithare, Orphée se lance à sa poursuite. Mais les
herbes sont hautes et Eurydice est vive. Une fois son amoureux hors
de vue, elle se précipite dans un bosquet pour s’y dissimuler. Là,
deux bras vigoureux la saisissent. Elle hurle de surprise et d’effroi.
— N’aie crainte, chuchote une voix rauque. C’est moi : Aristée.
— Que me veux-tu, maudit berger ? Retourne à tes moutons, à tes
abeilles et à tes ruches !
— Pourquoi me rejettes-tu, Eurydice ?
— Lâche-moi ! Je te déteste. Orphée ! Orphée !
— Un baiser… Donne-moi seulement un baiser et je te laisse
repartir.
D’un geste, Eurydice se dégage de l’étreinte d’Aristée et rejoint en
courant la berge du Pénée. Mais le berger n’a pas renoncé, il la
poursuit.
Dans sa fuite, Eurydice marche sur un serpent. C’est
une vipère qui, de colère, plante ses crocs dans le
mollet de la jeune fille.
— Orphée ! hurle-t-elle en grimaçant de douleur.
Son fiancé accourt. Là-bas, Aristée juge plus
prudent de s’éloigner.
— Eurydice ! Que s’est-il passé ?
— Je crois… qu’un serpent m’a mordue.
Orphée prend dans ses bras sa fiancée dont le
regard se voile. Bientôt accourent de toutes parts les
Dryades et les invités.
— Eurydice… Je t’en conjure, ne me quitte pas !
— Orphée, je t’aime, je ne veux pas te perdre…
Ce sont les derniers mots d’Eurydice. Elle halète, elle étouffe. C’est
fini, le venin a fait son œuvre. Eurydice a expiré.
Autour de la jeune morte résonnent à présent des lamentations,
des gémissements, des cris.
Sa douleur, Orphée veut l’exprimer au ciel : il saisit sa lyre et
improvise un chant funèbre que les Dryades reprennent en chœur.
C’est une plainte si émouvante que les fauves sortent de leur tanière,
rampent jusqu’à la belle défunte et viennent mêler leurs plaintes à
celles des humains. C’est un chant si triste et si poignant que du sol
jaillissent ici et là mille fontaines de larmes.
— C’est la faute d’Aristée ! lance soudain l’une des Dryades.
— C’est vrai. Je l’ai aperçu qui la poursuivait !
— Méchant Aristée… Allons détruire ses ruches !
— Oui. Tuons toutes ses abeilles. Vengeons notre amie Eurydice !
Orphée est inconsolable. Il assiste à la cérémonie
funèbre en sanglotant. Les Dryades, émues, lui
murmurent :
— Allons, Orphée, tu ne peux plus rien faire : à
présent, Eurydice a rejoint les bords du Tartare, le
fleuve des Enfers où se rassemblent les ombres.
À ces mots, Orphée sursaute et s’écrie :
— Vous avez raison. Elle est là. Il me faut donc aller
l’y rechercher !
Autour de lui fusent quelques protestations ahuries.
La douleur a-t-elle fait perdre la raison à Orphée ? Le
royaume des ombres est un lieu d’où nul ne revient ! Son souverain,
Pluton et l’horrible monstre Cerbère, son chien à trois têtes, veillent
à ce que les morts ne quittent pas le domaine des ténèbres.
— J’irai, insiste Orphée. J’irai et je l’arracherai à la mort. Le dieu
des Enfers consentira à me la rendre. Oui, je le convaincrai avec le
chant de ma lyre et la force de mon amour !

L’entrée des Enfers est une grotte qui s’ouvre au cap Ténare – mais
s’y aventurer serait une folie !
Orphée, lui, a osé écarter l’énorme rocher qui bouche l’orifice de la
caverne ; il s’est élancé sans crainte dans l’obscurité. Depuis combien
de temps marche-t-il sur cet étroit sentier ? Bientôt, des
gémissements lointains le font frissonner. Puis apparaît une rivière
souterraine : l’Achéron, le fameux fleuve des douleurs…
Orphée sait que ce cours d’eau aboutit au Styx, dont les berges sont
hantées par les ombres des défunts. Alors, pour se donner du
courage, il entonne un chant sur sa lyre. Et le miracle survient : les
âmes des spectres cessent de gémir, les fantômes accourent en foule
pour écouter ce voyageur audacieux qui vient du monde des vivants !
Soudain, Orphée aperçoit un vieillard juché sur une embarcation.
Il interrompt son chant pour le héler :
— C’est bien toi, Charon ? Mène-moi donc à Pluton !
Subjugué autant par les chants d’Orphée que par sa
hardiesse, le passeur chargé d’amener les âmes au
maître des lieux fait monter le voyageur dans sa
barque. Peu après, il le dépose sur l’autre berge,
devant deux portes monumentales en bronze. Là se
tiennent, chacun sur son trône, le redoutable dieu des
Enfers et son épouse Proserpine ! À leurs côtés, le
hideux chien Cerbère ouvre les gueules de ses trois
têtes ; ses aboiements emplissent la caverne.
Goguenard, Pluton dévisage l’intrus :
— Qui es-tu, toi qui oses braver le dieu des Enfers ?
Alors, Orphée chante. En s’accompagnant de sa lyre,
il jette une supplique aux accents déchirants :
— Noble Pluton, je ne dois ma hardiesse qu’à la force de mon
amour ! Mon amour, c’est la belle Eurydice qui m’a été enlevée le
jour même de mes noces. À présent, elle a rejoint ton royaume. Et je
viens, puissant dieu, implorer ta clémence. Oui, rends-moi mon
Eurydice ! Laisse-moi repartir avec elle vers le monde des vivants.
Pluton hésite avant de chasser cet audacieux. Il hésite, car le
terrible Cerbère lui-même semble touché par cette prière : le monstre
a cessé d’aboyer, il rampe à présent à terre en gémissant !
— Sais-tu, jeune imprudent, déclare Pluton en désignant les portes,
que personne ne quitte les Enfers ? En principe, je ne devrais même
pas te laisser repartir !
— Je le sais ! répond Orphée en reprenant sa plainte. Je ne redoute
pas la mort ! Puisque j’ai perdu mon Eurydice, j’ai perdu toute raison
de vivre. Et si tu refuses de me laisser repartir avec elle, je resterai
donc ici, à ses côtés, dans tes Enfers !
Proserpine se penche vers son époux pour lui
murmurer quelques mots à l’oreille. Pluton hoche la
tête, indécis. Enfin, après mûre réflexion, il déclare à
Orphée :
— Eh bien, jeune téméraire, ton courage et ta
détresse sont parvenus à m’émouvoir. Soit : j’accepte
que tu repartes avec ton Eurydice. Mais je veux mettre
ton amour à l’épreuve…
Une bouffée de joie et de reconnaissance envahit
Orphée.
— Ah, grand Pluton, la plus terrible des conditions
sera plus douce que la cruauté de notre séparation !
Que dois-je faire ?
— Ne pas te retourner vers ta bien-aimée tant que
vous n’aurez pas quitté tous deux mon domaine. Car
c’est toi qui la conduiras hors d’ici. M’as-tu bien compris ? Tu ne dois
ni la voir, ni lui adresser la parole ! Si tu désobéis, Orphée, tu perdras
Eurydice à jamais !
Éperdu d’allégresse, le poète s’incline devant les dieux.
— À présent, va, Orphée. Mais n’oublie pas ce que j’ai décrété.
Orphée aperçoit les deux battants de la lourde porte de bronze qui,
déjà, s’entrouvrent en grinçant.
— Pars le premier ! Tu n’as pas le droit de la voir !
Vite, Orphée ramasse sa lyre et se dirige vers la barque de Charon.
Il marche lentement, car il veut être sûr qu’Eurydice le suit. Mais
comment en être sûr ? L’angoisse, l’incertitude font jaillir des larmes
de ses yeux. Il manque s’exclamer : « Eurydice ! » − mais il se
souvient à temps de la recommandation du dieu et il se garde
d’ouvrir la bouche.
À peine est-il monté dans la barque de Charon qu’il sent
l’embarcation tanguer une seconde fois : c’est donc qu’Eurydice l’a
rejoint ! En grommelant devant le surcroît de poids, le vieux passeur
entreprend de remonter le courant.
Enfin, Orphée met pied à terre ; il s’élance sur le
chemin qui remonte vers le monde des vivants… puis
il s’arrête pour écouter. Malgré les courants d’air qui
sifflent dans la caverne, il devine le froissement d’une
robe et le bruit des pas d’une femme qui foulent le
même sentier. Eurydice ! Eurydice ! Il se hâte et
escalade les rochers tant il a hâte de la retrouver. Mais
s’il prenait trop d’avance ? Et si elle s’égarait ?
Domptant son impatience, il ralentit l’allure, guette
les bruits qui, derrière lui, indiquent qu’Eurydice le
suit. Mais tandis qu’il aperçoit l’entrée de la caverne
au loin, un affreux doute l’effleure : et si ce n’était pas
Eurydice ? Et si Pluton l’avait dupé ? Orphée connaît
la cruauté dont les dieux sont capables, il sait combien ceux-ci savent
se moquer des malheureux humains ! Pour s’encourager, il
murmure :
— Allons, il ne reste plus que quelques pas… Cœur battant, Orphée
les franchit. Et d’une enjambée, il arrive à l’air libre, dans la grande
lumière du jour !
— Eurydice… enfin !
N’y tenant plus, il se retourne.
Et il aperçoit en effet sa bien-aimée.
Dans l’ombre.
Car bien qu’elle marche dans ses pas, elle n’a pas encore franchi les
limites du ténébreux royaume. Et Orphée, en un éclair, comprend
tout à la fois son imprudence et son malheur.
— Eurydice… Non !
C’est trop tard : déjà, la silhouette d’Eurydice s’estompe, se dilue
dans l’obscurité. Un filet de voix lui parvient :
— Orphée… adieu, mon tendre aimé !
L’énorme bloc se referme sur l’entrée de la caverne. Orphée sait
qu’il est inutile de reprendre le chemin des Enfers.
— Eurydice… Par ma faute, je te perds une seconde fois !
Orphée a rejoint son pays, la Thrace, en clamant sa souffrance en
chemin à tous ceux qu’il a rencontrés. La conscience de sa culpabilité
rend son nouveau désespoir plus intense que le premier.
— Orphée, lui disent les Dryades, pense donc à l’avenir, ne regarde
pas en arrière… il faut apprendre à oublier.
— Oublier ? Comment oublier Eurydice ? Ce n’est pas ma hardiesse
que les dieux ont voulu punir, c’est ma trop grande assurance.
La disparition d’Eurydice n’a pas enlevé à Orphée son besoin de
chanter : nuit et jour, il veut communiquer à tous sa douleur infinie…
Et les habitants de la Thrace ne tardent pas à se plaindre de ce deuil
encombrant et démonstratif.
— Soit ! déclare Orphée. Eh bien je vais fuir le monde. Je vais me
retirer loin du soleil et des douceurs de la Grèce. Ainsi, nul ne
m’entendra plus chanter ni gémir !

Sept mois plus tard, Orphée arrive en vue du mont Pangée. Là, de
joyeuses clameurs indiquent qu’une fête bat son plein. Sous
d’immenses tentes de toile, de nombreux convives boivent ; certains,
ivres, courtisent de près des femmes qui ont elles aussi beaucoup bu.
Comme Orphée s’apprête à poursuivre sa route, des jeunes filles
l’interpellent :
— Viens donc te mêler à nous, beau voyageur !
— Quelle superbe lyre ! Ainsi tu es musicien ? Chante pour nous !
— Oui. Viens boire et danser en l’honneur du dieu Bacchus, notre
maître !
Orphée reconnaît ces femmes : ce sont les Bacchantes ; leurs
agapes s’achèvent souvent en orgie. Et Orphée n’a le cœur ni à
danser ni à rire. Encore moins à boire et à aimer.
— Non. Je suis en deuil. J’ai perdu ma fiancée.
— Une de perdue, dix de retrouvées ! s’esclaffe l’une des
Bacchantes en désignant leur groupe. Choisis l’une de nous pour
compagne !
— Impossible. Je ne pourrai jamais en aimer une autre.
— Veux-tu dire que tu ne nous juges pas assez belles ?
— Aucune de nous ne serait donc digne de toi ?
Orphée ne répond pas ; il détourne les yeux et fait mine de partir.
Mais les Bacchantes ne l’entendent pas de cette oreille.
— Quel est cet insolent qui nous dédaigne ?
— Mes sœurs, il faut que nous répondions à ce mépris !
Avant qu’Orphée ne puisse réagir, les Bacchantes se jettent sur lui
pour le lacérer de leurs ongles. Orphée n’a ni l’énergie ni le désir de
se défendre. Depuis qu’il a perdu Eurydice, l’Enfer ne l’effraie plus, et
la vie l’attire moins que la mort.
Alertés par ce massacre, les convives accourent ; ils
lapident l’infortuné voyageur qui a osé insulter les
Bacchantes.
Vite submergé par le nombre, il succombe. Dans
leur hargne, les furies déchirent en lambeaux le corps
du malheureux poète. L’une d’elles le décapite et
s’empare de sa tête ; elle la saisit par les cheveux et la
jette dans le fleuve le plus proche, l’Hèbre. Une autre
ramasse sa lyre et l’envoie aussi dans l’eau.

Le bruit de la mort d’Orphée se répand dans toute la


Grèce.
Averties, les muses accourent. Elles parviennent au mont Pangée
que les Bacchantes, lassées de leur orgie, ont enfin déserté ;
pieusement les muses recueillent les restes du musicien.
— Allons les ensevelir au pied du mont Olympe ! décident-elles.
Nous édifierons à Orphée un temple digne de sa mémoire.
— Mais sa tête ? Et sa lyre ?
— Hélas, nous ne les avons pas trouvées.

Nul n’a jamais revu la tête d’Orphée, ni sa lyre.


Mais le soir, quand on flâne sur les bords de l’Hèbre, monte parfois
un chant d’une étonnante beauté. On dirait une voix, qu’accompagne
une lyre.
Et en tendant l’oreille, on distingue une longue plainte.
C’est Orphée qui appelle Eurydice.
III
PERSÉE
LE COMBAT CONTRE MÉDUSE

LE ROI d’Argos, Acrisios, qui avait une fille unique, Danaé, entreprit
le long voyage vers Delphes pour interroger la Pythie. Cette vieille
femme, avec l’aide des dieux, pouvait parfois lire le futur. Il lui posa
la seule question qui lui tenait à cœur :
— Aurai-je un jour un fils ?
La réponse de la Pythie fut terrible et inattendue :
— Non, Acrisios, jamais. En revanche, ton petit-fils te tuera… et il
te remplacera sur le trône d’Argos !
— Comment ? Que dis-tu ?
Mais la Pythie ne répétait jamais ses prophéties. Le roi d’Argos
était consterné. Il revint vers sa patrie en répétant :
— Danaé… il ne faut pas que Danaé ait d’enfant !
C’est elle qui l’accueillit quand il rentra au palais. Elle s’enquit
aussitôt :
— Eh bien, mon père ? Que vous a dit l’oracle ?
Le roi sentit son cœur chavirer. Comment déjouer la prophétie des
dieux sans tuer Danaé ?
— Gardes, ordonna-t-il, qu’on enferme ma fille dans une prison
sans porte ni fenêtre. Désormais, nul ne l’approchera !
Stupéfaite, Danaé se laissa emmener sans comprendre dans un
vaste cachot caparaçonné de bronze. Le lourd plafond qu’on referma
sur elle ne comportait que quelques fentes étroites par lesquelles,
chaque jour, on lui descendait de la nourriture au bout d’un fil.
Privée d’air pur, de lumière et de compagnie, Danaé crut qu’elle ne
tarderait pas à mourir de chagrin.
Mais sur l’Olympe, Jupiter veillait ; il prit pitié de la
prisonnière. Touché par sa détresse et surtout séduit
par sa beauté, il résolut de lui venir en aide.
Une nuit, Danaé fut réveillée par un violent orage
qui grondait au-dessus de sa tête. D’étranges gouttes
de feu tombaient sur elle.
— Ma parole, mais… c’est de l’or ! s’exclama-t-elle
en se levant.
Aussitôt, la pluie lumineuse prit forme. Danaé
manqua défaillir en voyant se matérialiser devant elle
un homme beau comme un dieu.
— N’aie crainte, Danaé ! dit-il. Je t’offre le moyen de
t’enfuir…
Cette promesse était inespérée et Danaé succomba vite au charme
du grand Jupiter.
Quand l’aube la réveilla, Danaé pensa avoir rêvé. Mais bientôt, elle
comprit qu’elle était enceinte ! Et quelque temps plus tard, elle mit
au monde un bébé d’une beauté et d’une force exceptionnelles.
— Je l’appellerai Persée ! décida-t-elle.

Un jour, longeant les geôles du palais, Acrisios crut entendre les


cris d’un nourrisson. Il ordonna qu’on ouvre les portes des prisons.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant sa fille qui tenait
dans les bras un superbe nouveau-né !
— Mon père, épargnez-nous ! supplia Danaé.
Le roi mena une enquête, interrogea les gardes. Il dut se rendre à
l’évidence : seul un dieu avait pu entrer dans ce cachot !
S’il supprimait sa fille et son enfant, Acrisios commettrait un crime
impardonnable. Alors, le roi avisa un grand coffre de bois dans la
salle du trône.
— Danaé, entre dans cette malle avec ton fils !
Tremblante de peur, elle obéit. Acrisios fit refermer et sceller la
caisse. Puis il appela le capitaine de sa galère personnelle :
— Charge ce coffre sur ton navire. Et quand tu seras loin de toute
terre habitée, ordonne à tes hommes de le jeter à la mer !
Le capitaine partit ; après trois jours de navigation,
la malle fut balancée par-dessus bord.
À nouveau prisonnière, ballottée par les vagues,
Danaé tentait de calmer les hurlements du petit
Persée. Longtemps, le coffre de bois flotta sur la mer,
au gré des flots…
Un matin, alors qu’il ramenait son bateau sur le
sable, un pêcheur fut intrigué par cette énorme caisse
que la marée avait fait échouer. Il déverrouilla le
cadenas, espérant y découvrir un trésor ; il crut défaillir en
apercevant une femme et un enfant inconscients.
— Ils sont beaux comme des dieux… Les malheureux semblent à
bout de forces !
Depuis combien de temps dérivent-ils ainsi ?
Le pêcheur, Dictys, était un très brave homme. Il recueillit Danaé
et son fils dans sa cabane et les soigna du mieux qu’il put.
— Où sommes-nous ? demanda Danaé quand elle se réveilla.
— Dans une île des Cyclades : Sériphos. Elle est gouvernée par mon
frère, le tyran Polydecte. Mais n’ayez crainte, vous êtes en sécurité
chez moi.
Les mois et les années passèrent. Persée était devenu un jeune
homme robuste et courageux. Chaque jour, il accompagnait Dictys à
la pêche. Quant à Danaé, elle faisait le ménage et la cuisine en
bénissant chaque jour la bonté de leur sauveteur.
Un matin, un fier équipage s’arrêta devant la cabane de Dictys.
C’était le roi Polydecte qui venait rendre visite à son frère. En
apercevant Danaé sur le seuil, il fut frappé par la beauté et la
noblesse de cette inconnue. Dès que Dictys apparut, le roi lui lança,
intrigué :
— Dis-moi, mon frère, est-ce là ton épouse ou une princesse ?
— Oh, ni l’une ni l’autre, Polydecte : c’est une simple naufragée que
j’ai recueillie.
— Tu as de la chance d’avoir péché une si jolie perle ! Ce bijou est
trop précieux pour un pauvre pêcheur. Viens, toi, dis-moi ton nom.
— Danaé, Sire, pour vous servir, dit la jeune femme en s’inclinant.
— Me servir ? Soit. Eh bien je t’emmène dans mon palais. Après
tout, ce qui échoue sur les berges de mon île est ma propriété !
Interdite, Danaé se tourna vers Dictys : elle ne voulait pas échanger
sa cabane contre un palais ni son bienfaiteur pour un roi.
— Hélas, lui chuchota Dictys, je crains que tu ne doives obéir.
— Ah, Sire ! supplia Danaé. J’ai un fils. Au moins, permettez qu’il
m’accompagne et que nous ne soyons pas séparés.
— Entendu ! dit Polydecte. Va chercher ton enfant.
Mais quand le roi aperçut Persée, il regretta sa mansuétude. Ce
jeune homme au port de prince pouvait devenir un rival…

Dès que Danaé arriva au palais, Polydecte lui réserva les plus
beaux appartements. Amoureux de la jeune femme, il la courtisa
assidûment. En revanche, Polydecte détestait Persée, mais pour
plaire à Danaé, il fit venir les meilleurs précepteurs qui enseignèrent
tous les arts à son fils. Danaé ne cessait de remercier le roi pour ses
bienfaits et elle avait de plus en plus de difficultés à repousser ses
avances.
— Demain, annonça-t-elle un jour tristement à son fils, Polydecte
organise un grand banquet pour nos fiançailles.
— Quoi ? s’emporta Persée. Vous allez épouser le roi ?
— Je ne puis m’y opposer plus longtemps. Je t’en supplie, Persée,
tâche de faire bonne figure pendant cette cérémonie.
La fête fut somptueuse : Polydecte avait fait servir les mets les plus
fins. Chaque invité avait apporté un présent au maître des lieux,
comme la coutume l’exigeait.
— Eh bien, Persée, demanda soudain Polydecte, que penses-tu de
tous ces cadeaux ? Te semblent-ils dignes de nous ?
— Sire, répondit Persée dans une grimace de dépit, je ne vois là
rien que de très ordinaire : des coupes en or, des chevaux, des
harnais.
— Prétentieux ! Que voulais-tu donc qu’on m’apporte de si
original ?
— Je ne sais pas… la tête de Méduse, par exemple !
Un murmure de crainte circula parmi les convives : Méduse était la
plus grande et la plus dangereuse des trois Gorgones. On ignorait où
habitaient ces trois sœurs monstrueuses ; mais on savait que leur
chevelure était faite de serpents venimeux et surtout que leur regard
pétrifiait sur place quiconque osait les regarder !
— Au fait, dit Polydecte, et toi Persée, quel présent nous as-tu fait ?
Le jeune homme baissa la tête en maugréant : qu’aurait-il pu
apporter à leur hôte ? Contrairement au roi, lui ne possédait rien !
— Eh bien je te prends au mot ! décréta Polydecte. Je t’ordonne de
me rapporter la tête de Méduse. Ne reviens pas sans elle au palais.
Le soir, Danaé, désespérée, dissuada son fils de la quitter. Mais
c’était sans compter sur la fierté de Persée qui s’exclama :
— Non. Polydecte m’a lancé un défi. Et je lui dois ce qu’il me
réclame en échange de son hospitalité.

Le lendemain, Persée errait le long des berges de Sériphos à la


recherche d’une idée : il quitterait cette île, soit – mais où aller ?
C’est alors qu’atterrit soudain devant lui Mercure aux pieds ailés.
Devant sa stupéfaction, le dieu des voyages éclata de rire :
— Te voilà bien embarrassé, jeune audacieux ! J’ignore où se
cachent les Gorgones, mais leurs trois autres sœurs, les Grées, le
savent ! En outre, elles possèdent trois objets sans lesquels tu ne
pourras pas accomplir ta mission.
— Et… comment trouverai-je les trois Grées ? demanda Persée.
— Aucun problème. Monte sur mon dos, je t’emmène !
Persée se hissa sur les épaules de Mercure qui prit
aussitôt son envol. Le dieu vola très longtemps vers le
couchant avant de se poser dans une région aride et
sombre. Il chuchota à Persée :
— Prends garde. Ces vieilles sorcières ne te livreront
pas ces renseignements et ces objets de leur plein gré.
Il te faudra ruser !
En approchant des trois sœurs, Persée eut un
mouvement de recul : elles étaient d’une laideur
repoussante. Leurs bouches étaient édentées, leurs
orbites étaient vides. Elles semblaient agitées et en
grande discussion. Inlassablement, elles se repassaient de l’une à
l’autre… un œil et une dent ! Persée étouffa une exclamation.
— Eh oui ! expliqua Mercure. Elles ne possèdent qu’un œil et une
dent pour trois. Elles doivent donc se les prêter sans cesse !
Aussitôt, Persée eut une idée. Il s’approcha des trois
Grées ; au moment où la première tendait l’œil et la
dent à la deuxième, il s’en empara ! Les vieilles
femmes hurlèrent à l’aveuglette :
— Qui es-tu ? Que veux-tu ? Rends-nous notre œil et
notre dent !
— À deux conditions : que vous m’indiquiez où je
trouverai vos sœurs les Gorgones, et que vous me
donniez les trois objets qui me permettront de les
affronter !
Affolées par tant d’audace, les trois Grées se disputèrent et se
lamentèrent un moment – mais elles n’avaient même plus leur œil
unique pour pleurer ! Enfin, l’une d’elles soupira :
— Soit. Tu trouveras Sthéno, Euryale et Méduse aux limites du
monde, dans une caverne, par-delà le territoire du géant Atlas.
— Voici des sandales ailées qui te permettront d’y aller, une besace
magique et le casque du dieu Pluton.
— Le casque de Pluton ! Mais à quoi me servira-t-il ?
— Celui qui le porte devient invisible. À présent, rends-nous notre
bien !
Persée leur remit l’œil et la dent. Puis il rejoignit Mercure.
— Vois ! lui dit-il joyeusement. Je possède des sandales semblables
aux tiennes ! M’accompagneras-tu ?
— Pas question, fit Mercure. J’ai beaucoup à faire. Désormais, tu
peux te débrouiller tout seul. Mais prends garde à ne jamais regarder
Méduse ni ses sœurs : tu serais changé en pierre ! Ah, tiens, je te
confie ma faucille d’or, elle te sera utile.
Persée se confondit en remerciements. Il enfila les sandales et
s’envola avec une maladresse qui fit sourire Mercure. Le dieu des
voleurs lui adressa un signe :
— Ne secoue pas les pieds si vite… le vol, c’est une question
d’entraînement… Tu apprendras vite !
Persée, la joie au cœur, piqua vers le couchant : grâce aux dieux qui
veillaient sur lui, il ne doutait plus de vaincre Méduse !
Traversant forêts et rivières, il rencontra les nymphes, jeunes
divinités des bois et des eaux. Charmées par le courage et l’allure de
ce jeune héros, elles lui indiquèrent le repaire des Gorgones.
Quand Persée, parvenu au milieu d’un désert, découvrit l’entrée de
la caverne, il frissonna d’horreur : alentour, on ne voyait que des
statues de pierre. C’étaient là tous ceux qui avaient affronté les
Gorgones, et qui avaient été pétrifiés par leur regard. Jusque-là,
Persée n’avait pas mesuré la difficulté de sa tâche : comment
décapiter Méduse sans porter le regard sur elle ?
Néanmoins, il se risqua dans l’antre obscur en voletant. Il
s’enfonça au cœur de la caverne où résonnaient des ronflements.
Puis il aperçut un nœud de serpents qui se contorsionnaient en
levant vers lui des têtes sifflantes. Aussitôt, il détourna le regard et
murmura, le cœur battant :
— Les Gorgones sont assoupies… Les reptiles qui leur servent de
chevelure vont leur révéler ma présence ! Je ne peux quand même
pas tuer Méduse les yeux fermés. Ah, Minerve, soupira-t-il, déesse de
l’intelligence, viens à mon aide, inspire-moi !
Une clarté illumina la grotte… et Minerve apparut, vêtue de sa
cuirasse – et tout armée. Son regard était bienveillant.
— Je suis touchée par ta hardiesse, Persée. Tiens, je te confie mon
bouclier. Affronte Méduse en te servant de son reflet !
Persée se retourna et comprit aussitôt : maintenant, il pouvait
progresser à reculons vers les trois monstres : il tendait devant ses
yeux le bouclier de la déesse, aussi lisse et poli qu’un miroir !
Déjà, les trois Gorgones s’agitaient dans leur sommeil. Avec leur
corps recouvert d’écailles et les longs crocs pointus qui hérissaient
leur gueule, elles étaient vraiment hideuses. Persée repéra vite
Méduse, au centre ; elle était la plus jeune et la plus venimeuse des
trois. Toujours en reculant et en se guidant sur le reflet du bouclier, il
parvint jusqu’à la Gorgone au moment où elle s’éveillait. Alors,
faisant volte-face, il brandit la serpe que lui avait confiée Mercure et
la décapita d’un coup ! L’énorme tête se mit à gigoter et à tressauter à
terre. Un instant, Persée ne sut que faire. Puis il s’empara de la
besace que lui avaient donnée les Grées.
— Hélas, elle est trop petite ! Tant pis, essayons…
Dominant sa répugnance, il ramassa la tête. Miraculeusement, le
sac s’agrandit, juste assez pour que Persée puisse y enfouir son butin.
Après quoi la besace reprit sa taille.
Le héros n’eut pas le temps de savourer sa victoire : un bruit
insolite l’alerta. Il aperçut le sang qui jaillissait à grands flots du
corps décapité de Méduse. De ce bouillonnement rougeâtre
surgissaient deux êtres fabuleux. D’abord, un géant apparut, une
épée dorée à la main. Comme Persée reculait, l’autre le rassura :
— Merci de m’avoir fait naître, Persée. Mon nom est Chrysaor !
Du sang de Méduse se dégageait peu à peu une autre créature,
encore plus extraordinaire : un cheval ailé, d’une blancheur
éblouissante.
— Et voici Pégase, lui dit Chrysaor. Ah… prends
garde ! Les sœurs de Méduse se sont réveillées ! Elles
bloquent le passage ! Non… ne te retourne surtout
pas !
Vite, Persée enfila le casque de Pluton. Il devint
aussitôt invisible. Décontenancées, les Gorgones se
mirent à chercher leur adversaire. Et Persée, les yeux
à l’abri derrière le bouclier de Minerve, put ainsi se
faufiler jusqu’à la sortie.
Dès qu’il enleva son casque, les sœurs de Méduse
comprirent qu’elles avaient été dupées. Elles jaillirent
hors de la caverne et se lancèrent à sa poursuite. Persée s’apprêtait à
s’envoler avec ses sandales quand Pégase sortit de la grotte à son
tour en hennissant.
D’un saut, le héros enfourcha le cheval ailé qui bondit dans les airs.
Le visage fouetté par le vent, Persée rayonnait de bonheur, il avait
vaincu Méduse et il chevauchait le plus fabuleux des coursiers ! Du
sac qu’il avait en main, de nombreuses gouttes de sang
s’échappaient. Chacune d’elles, en tombant sur le sol, se transformait
en serpent. C’est pourquoi, aujourd’hui, le désert en compte autant.

La nuit suivante, Mercure apparut à Persée. Le héros remercia le


dieu pour ses conseils et pour son aide ; il lui rendit la serpe et lui
demanda de restituer aux trois Grées le casque de Pluton et les
sandales ailées ; mais bien sûr, il garda le sac avec ce qu’il contenait…
Un soir, sur le chemin du retour et tandis qu’il franchissait une
région aride et escarpée, Persée décida de faire halte. Peu après, un
géant arriva. Cette fois, il s’agissait d’un colosse aussi grand qu’un
volcan, il tenait drôlement les deux bras levés.
— Que fais-tu ici, étranger ? grogna-t-il. Sais-tu que tu es tout près
du fameux jardin des Hespérides ? Vite, déguerpis !
— Je suis épuisé ! expliqua Persée. Laisse-moi dormir ici cette nuit.
— Pas question. Mon travail ne supporte la présence de personne !
Persée ne comprenait pas. Il voulut plaider sa cause.
— Quoi, tu oses insister ? grommela le géant en avançant un pied
menaçant. Petite larve, je ne ferai de toi qu’une bouchée !
Alors, le héros sortit du sac la tête de la Gorgone dont le pouvoir, il
le savait, était resté intact. Il la tendit au géant qui en resta…
médusé(3) ! En une seconde, son corps s’était transformé en
montagne de pierre. Persée s’écria :
— C’était Atlas ! J’ai pétrifié celui qui portait le ciel sur ses épaules !
Depuis ce jour, le géant est libéré de son fardeau. Et le poids du ciel
est supporté par la montagne qui porte son nom.

Quand Persée aborda l’île de Sériphos, il courut jusqu’au palais se


présenter devant le roi Polydecte. Ne voyant pas sa mère, il
s’inquiéta. Le souverain, furieux, lui lança :
— Danaé s’est enfuie ! Elle refuse de m’épouser. Elle s’est réfugiée
dans un temple avec mon frère Dictys, le pêcheur. Ils espèrent la
protection des dieux. Je fais le siège de leur repaire, ils ne tiendront
pas longtemps. Et toi, d’où viens-tu donc ?
— Sire, répondit Persée, j’ai accompli ce que vous m’avez
demandé : je vous rapporte la tête de Méduse.
Incrédule, Polydecte éclata d’un méchant rire.
— Quoi ? Et elle tiendrait dans ce petit sac ? Tu prétends avoir tué
la Gorgone ? Comment oses-tu ainsi te moquer de moi ?
— Ce sac est magique, dit Persée qui retenait mal sa colère. Il
grandit et rapetisse en fonction de ce qu’on y met.
— La tête de Méduse, là-dedans ? ricana le roi. J’aimerais voir ça !
— À vos ordres, Sire : la voici.
Le héros saisit la tête de Méduse et la brandit face à
Polydecte. Le roi n’eut le temps ni de répondre ni de
s’étonner : il fut transformé en statue de pierre sur son
trône. Et comme les soldats et les courtisans réunis
allaient se jeter sur lui, Persée leur tendit la tête de la
Gorgone, si bien qu’ils furent tous pétrifiés sur-le-
champ !
Persée courut libérer sa mère et Dictys, son fidèle
protecteur. Délivrés du tyran, les habitants de l’île de
Sériphos voulurent que Persée règne à sa place.
— Non, leur répondit-il. Le seul trône légitime que
je suis en droit de revendiquer est celui d’Argos, ma
patrie. Je vais y retourner.

Le bruit des exploits du fils de Danaé était parvenu jusqu’à


Acrisios : ainsi, sa fille et son petit-fils avaient survécu ! Pour
échapper à la prophétie, Acrisios s’enfuit, il s’exila dans la ville de
Larissa ; il tenait moins à son trône qu’à la vie.
C’est ainsi que Persée rejoignit Argos et, en l’absence de son aïeul,
il régna. Une nuit, Minerve lui apparut. Le héros s’inclina devant la
déesse ; il lui rendit son bouclier et le sac.
— Elle contient la tête de Méduse. Qui pourrait en faire un meilleur
usage, toi qui es à la fois la déesse de la guerre et de la sagesse ?
— J’accepte ton présent, Persée, et je t’en remercie.
Minerve agrippa la chevelure de serpents et l’appliqua sur le
bouclier qui avait permis de duper la Gorgone.
Depuis, la tête de Méduse orne l’armure de la déesse.

Pendant ce temps, à Larissa, le roi de la ville venait d’organiser des


jeux. Toujours en exil, Acrisios, le père de Danaé, se rendit dans les
arènes pour y assister. Il s’assit au premier rang. Aussitôt, il fut
intrigué par un jeune athlète qui, avant de lancer un disque, voulait
absolument reculer jusqu’au fond du stade.
— Que craint-il ? fit Acrisios en haussant les épaules.
— Il redoute de lancer le disque trop loin, expliqua son voisin, et
ainsi de blesser un spectateur.
Acrisios sourit devant la prétention de l’athlète.
— Qui est-il, pour se croire aussi fort ?
— C’est le petit-fils de l’ancien roi d’Argos. Son nom est Persée.
De surprise et d’effroi, Acrisios se leva de son gradin. Mais là-bas, à
l’autre extrémité du stade, l’athlète venait de lancer son disque… Le
projectile vola jusqu’aux premiers rangs ; il s’abattit sur la tête
d’Acrisios qui s’effondra, tué sur le coup.
Ainsi le héros Persée tua-t-il son grand-père, par accident.
Effondré par son acte, il fut réconforté par Danaé.
— Mon fils, affirma-t-elle, tu n’es pas responsable. Nul n’échappe à
son destin. Le tien est glorieux. Et qui sait si tes enfants
n’accompliront pas des exploits encore plus éblouissants que les
tiens ?
Danaé ne se trompait pas : avec son épouse, la belle Andromède,
Persée aurait une nombreuse descendance. L’une de ses petites-
filles, Alcmène, serait même, comme Danaé, aimée de Jupiter. Et de
cette union d’une mortelle et d’un dieu naîtrait alors le plus grand et
le plus célèbre des héros : Hercule.
IV
THÉSÉE
QUAND LA VIE NE TIENT QU’À UN
FIL…

CE SOIR-LÀ, Égée, le vieux roi d’Athènes, semblait si triste et si


préoccupé que son fils Thésée lui demanda :
— Quelle figure vous faites, mon père… Un souci vous afflige ?
— Hélas ! Demain est le jour maudit où je dois, comme chaque
année, envoyer sept jeunes filles et sept jeunes gens de notre ville au
roi Minos, en Crète. Ces malheureux sont condamnés…
— Condamnés ? Pour expier quel crime doivent-ils donc mourir ?
— Mourir ? C’est bien pire : ils seront dévorés par le Minotaure !
Thésée réprima un frisson. Longtemps absent de Grèce, il n’était
revenu que depuis peu dans sa patrie ; cependant, il avait entendu
parler du Minotaure. Ce monstre, disait-on, possédait le corps d’un
homme et la tête d’un taureau ; il se nourrissait de chair humaine !
— Mon père, empêchez cette infamie ! Pourquoi laissez-vous se
perpétuer cette odieuse coutume ?
— Je le dois, soupira Égée. Vois-tu, mon fils, j’ai autrefois perdu la
guerre contre le roi de Crète. Et depuis, je lui dois un tribut : chaque
année, quatorze jeunes Athéniens servent de pâture à son monstre…
Avec la fougue de la jeunesse, Thésée s’écria :
— En ce cas, laissez-moi partir sur cette île ! J’accompagnerai les
futures victimes. J’affronterai le Minotaure, mon père. Je le vaincrai.
Et vous serez libéré de cette horrible dette !
À ces mots, le vieil Égée frissonna et serra son fils contre lui.
— Jamais ! J’aurais trop peur de te perdre.
Autrefois, le roi avait déjà failli empoisonner Thésée
sans le savoir ; c’était là une ruse de Médée, sa
seconde épouse, qui détestait son beau-fils.
— Non. Je ne te laisserai pas partir ! D’ailleurs le
Minotaure est réputé invincible. Il se cache au centre
d’un étrange palais : le Labyrinthe ! Ses couloirs sont
si nombreux et si savamment enchevêtrés que ceux
qui s’y risquent n’en découvrent jamais la sortie. Ils
finissent par tomber sur le monstre… qui les dévore.
Thésée était aussi têtu qu’intrépide. Il insista, se
fâcha, puis usa de tant de câlineries et de persuasion
que le vieux roi Égée, la mort dans l’âme, finit par céder.
Au matin, Thésée se rendit avec son père au Pirée, le port de
d’Athènes. Ils étaient accompagnés des jeunes gens dont ce serait le
dernier voyage. Les habitants regardaient passer le cortège ; certains
gémissaient, d’autres tendaient le poing vers les émissaires du roi
Minos qui encadraient le sinistre convoi.
Bientôt, la troupe parvint sur les quais où était accostée une galère
aux voiles noires.
— Elles portent le deuil, expliqua le roi. Ah mon fils… si tu rentres
vainqueur, n’oublie pas de les troquer contre de belles voiles
blanches. Ainsi, je saurai que tu es vivant bien avant que tu
n’accostes !
Thésée promit ; puis il serra son père contre lui et rejoignit les
Athéniens dans le navire.
Une nuit, durant le voyage, Neptune, le dieu des
mers, apparut en rêve à Thésée. Il souriait.
— Brave Thésée ! lui dit-il. Ta vaillance est celle d’un
dieu. C’est normal : tu es mon fils au même titre que
tu es celui d’Égée(4)…
Thésée entendit pour la première fois le récit de sa
fabuleuse naissance.
— À ton réveil, plonge dans la mer ! lui recommanda
Neptune. Tu y trouveras un anneau d’or que le roi
Minos a autrefois perdu.
Thésée émergea du sommeil. Il faisait grand jour.
Au loin se devinaient déjà les rives de la Crète.
Alors, devant ses compagnons stupéfaits, Thésée se
jeta à l’eau. Quand il toucha le fond, il aperçut un
bijou qui brillait parmi les coquillages. Il s’en empara,
le cœur battant. Ainsi, tout ce que lui avait déclaré Neptune en rêve
était vrai : il était un demi-dieu !
Cette découverte dopa son courage et renforça sa volonté.
Quand le navire aborda le port de Cnossos, Thésée avisa dans la
foule le souverain entouré de sa suite. Il alla se présenter :
— Salut à toi, ô puissant Minos. Je suis Thésée, fils d’Égée.
— J’espère que tu n’as pas fait tout ce chemin pour implorer ma
clémence ? fit le roi en comptant avec soin les quatorze Athéniens.
— Non. Je n’ai qu’un vœu : ne pas quitter mes compagnons.
Un murmure parcourut l’entourage du roi. Méfiant, celui-ci
examina le nouveau venu. En reconnaissant l’anneau d’or que Thésée
portait au doigt, il se demanda, stupéfait, par quel prodige le fils
d’Égée avait pu retrouver ce bijou. Méfiant, il grommela :
— Voudrais-tu affronter le Minotaure ? En ce cas, tu devras le faire
à mains nues : dépose tes armes.
Parmi ceux qui accompagnaient le roi se trouvait Ariane, l’une de
ses filles. Impressionnée par la témérité du prince, elle songeait avec
épouvante qu’il allait bientôt la payer de sa vie. Thésée avait
longuement observé Ariane. Certes, il était sensible à sa beauté. Mais
il fut surtout intrigué par le travail d’aiguilles qu’elle avait en main.
— Drôle d’endroit pour tricoter, se dit-il.
Oui, Ariane tricotait souvent, cela lui permettait de réfléchir. Et
sans quitter des yeux Thésée, une idée folle germait en elle…
— Venez manger et vous reposer, décréta le roi Minos. Demain,
vous serez conduits dans le Labyrinthe.
Thésée se réveilla en sursaut : quelqu’un était entré
dans la pièce où il dormait ! Il scruta l’obscurité et
déplora qu’on lui ait retiré son épée. Une silhouette
blanche se détacha de l’ombre. Un cliquetis familier
d’aiguilles le renseigna sur l’identité du visiteur.
— Ne crains rien. C’est moi : Ariane.
La fille du roi alla jusqu’au lit, où elle s’assit. Elle
saisit la main du jeune homme.
— Ah, Thésée, implora-t-elle, ne te joins pas à tes
compagnons ! Si tu entres dans le Labyrinthe, tu n’en
ressortiras jamais. Et je ne veux pas que tu meures…
Aux tremblements d’Ariane, Thésée devina quels sentiments
l’avaient poussée à le rejoindre ici cette nuit. Troublé, il murmura :
— Pourtant, Ariane, il le faut. Je dois vaincre le Minotaure.
— C’est un monstre. Je le déteste. Et cependant il est mon frère…
— Comment ? Que dis-tu ?
— Ah, Thésée, laisse-moi te raconter une bien singulière histoire…
La jeune fille s’approcha du héros pour lui confier :
— Bien avant ma naissance, mon père, le roi Minos, commit
l’imprudence de duper Neptune : il lui fit le sacrifice d’un vilain
taureau maigre et malade au lieu de lui immoler le magnifique
animal que le dieu lui avait envoyé(5). Peu après, mon père se maria
avec la belle Pasiphaé, ma mère. Mais Neptune ruminait sa
vengeance. En souvenir de l’ancien affront qui lui avait été fait, il fit
perdre la tête à Pasiphaé et la rendit amoureuse… d’un taureau ! La
malheureuse se fit même construire une carcasse de vache dans
laquelle elle se dissimula pour s’unir à l’animal qu’elle aimait !
— Quelle horrible stratagème !
— La suite, Thésée, tu la devines, acheva Ariane en frissonnant :
ma mère donna naissance au Minotaure. Mon père ne pouvait se
résoudre à tuer ce monstre ; mais il voulut le cacher à jamais aux
yeux de tous. Il fit appel au plus habile des architectes, Dédale, qui
conçut le fameux Labyrinthe…
Choqué par ce récit, Thésée ne savait plus que dire.
— Ne crois pas, ajouta Ariane, que je veuille épargner le Minotaure.
Ce dévoreur d’hommes mérite mille fois la mort !
— Alors je le tuerai.
— Si tu y parvenais, jamais tu ne trouverais la sortie du Labyrinthe.
— Eh bien tant pis !
Un long silence coula dans la nuit. Soudain, la jeune fille se serra
contre le jeune homme et lui dit :
— Thésée ? Si je te livrais le moyen de retrouver la sortie du
Labyrinthe, m’emmènerais-tu avec toi ?
Le héros ne répondit pas. Certes, Ariane était séduisante – et fille
de roi. Il était venu jusqu’à cette île non pour y trouver une épouse,
mais pour libérer son pays d’un fardeau.
— Je connais les habitudes du Minotaure, insista-t-elle. Je sais
quelles sont ses faiblesses et comment tu pourrais en venir à bout.
Mais cette victoire a un prix : tu m’enlèves et tu m’épouses !
— Soit. J’accepte.
Ariane fut surprise que Thésée accepte si vite. Était-il amoureux
d’elle ? Ou se pliait-il à un simple marché ? Qu’importe !
Elle lui confia mille secrets qui lui permettraient de vaincre son
frère le lendemain. Et au bruit de sa voix se mêlait l’entêtant cliquetis
de ses aiguilles : Ariane n’avait pas cessé de tricoter.
Face à l’entrée du Labyrinthe, Minos ordonna aux
Athéniens :
— Entrez ! C’est l’heure…
Pendant que les quatorze jeunes gens terrorisés
pénétraient un à un dans l’étrange édifice, Ariane
chuchotait à son protégé :
— Thésée, prends ce fil, et surtout ne le lâche pas !
Ainsi, nous serons reliés l’un à l’autre.
Elle tenait à la main la pelote de l’ouvrage qui ne la
quittait jamais. Le héros saisit ce qu’elle lui tendait :
un fil ténu, presque invisible. Si le roi Minos ne devina
rien de leur manège, il comprit que ce garçon et sa fille
avaient du mal à se séparer.
— Eh bien, Thésée, railla-t-il, aurais-tu peur ?
Sans répondre, le héros entra dans le couloir à son tour. Très vite,
il rejoignit ses compagnons qui hésitaient devant une fourche.
— Qu’importe ! leur dit-il. Prenez à droite.
Ils aboutirent à un cul-de-sac, revinrent sur leurs pas,
empruntèrent l’autre issue qui les mena à un nouvel embranchement
de plusieurs couloirs.
— Engageons-nous dans celui du centre. Et ne nous séparons pas.
Bientôt, ils émergèrent à l’air libre ; aux murs du Labyrinthe
avaient succédé d’infranchissables taillis.
— Qui sait ? murmura l’un des Athéniens. Si le destin nous offrait
la chance de ne pas aboutir au Minotaure… mais à la sortie ?
Hélas, Thésée savait qu’il n’en serait rien : Dédale avait conçu son
édifice de telle sorte qu’on finissait toujours par arriver au centre !
C’est exactement ce qui se produisit. Vers le soir, alors que ses
compagnons se plaignaient de la fatigue et de la faim, Thésée leur
ordonna soudain :
— Arrêtons-nous ! Écoutez. Et puis… ne sentez-vous rien ?
Les murs leur renvoyaient l’écho de grognements impatients. Et
dans l’air flottait une forte odeur de charogne.
— Nous arrivons, murmura Thésée. L’antre du monstre est
proche ! Attendez-moi, et surtout ne bougez pas d’ici !
Il partit seul, le fil d’Ariane toujours en main.
Soudain, il aboutit à une esplanade circulaire
semblable à une arène. Là se tenait un monstre encore
plus effrayant que tout ce qu’il avait imaginé : un
géant à la tête de taureau, dont les bras et les jambes
possédaient des muscles noueux comme des troncs de
chêne. En voyant entrer Thésée, il meugla un
effroyable cri de satisfaction gourmande. Sous ses
naseaux, sa gueule ouverte bavait. Il baissa sa tête
bovine et poilue, pointant ainsi des cornes acérées
vers sa proie. Puis il s’élança vers sa future victime en
rabotant le sable de ses pieds cornus.
Le sol était jonché d’ossements. Thésée ramassa le
plus gros, il le brandit. Au moment où le monstre
allait l’embrocher, il s’écarta pour lui asséner sur le mufle un coup
suffisant pour assommer un bœuf… mais pas assez violent pour tuer
un Minotaure !
Le monstre hurla de douleur. Sans lui laisser le temps de reprendre
ses esprits, Thésée agrippa les deux cornes à pleines mains pour
mieux bondir sur les épaules poilues. Ainsi juché, il referma ses
jambes en ciseaux sur le cou de son ennemi ; et, de toutes ses forces,
il serra ! Privé de respiration, le monstre, furieux, se débattit. Il ne
pouvait encorner cet adversaire qui faisait désormais corps avec lui !
Il gigota, tomba, roula à terre. Malgré le sable qui s’infiltrait dans ses
oreilles et dans ses yeux, Thésée ne lâchait pas prise, comme Ariane
le lui avait recommandé.
Peu à peu, les forces du Minotaure déclinèrent. Bientôt, il jeta un
épouvantable meuglement de rage, eut un sursaut… et rendit le
dernier soupir ! Alors, Thésée s’écarta de l’énorme chose inerte. Son
premier réflexe fut d’aller récupérer le fil d’Ariane.
Le silence insolite et prolongé avait attiré ses compagnons.
— Incroyable… Tu as vaincu le Minotaure ! Nous sommes sauvés !
Thésée réclama leur aide pour arracher les cornes du monstre.
— Ainsi, expliqua-t-il, Minos saura qu’il n’a plus de tribut à
réclamer.
— À quoi bon ? Certes, nous avons été épargnés. Mais une mort
lente nous attend : jamais nous ne retrouverons la sortie.
— Si, affirma Thésée en leur montrant le fil. Regardez !
Fébriles, ils se mirent en route. Grâce au fil, ils refaisaient à
l’envers le long et tortueux trajet qui les avait menés jusqu’au
Minotaure. Thésée avait du mal à calmer son impatience. Il se
demandait quel dieu bienveillant avait soufflé cette idée géniale à
Ariane. Bientôt, le fil se tendit : à l’autre bout, quelqu’un le tirait avec
autant de hâte que lui.
Enfin, après plusieurs heures, ils émergèrent à l’air libre. Le héros
fourbu jeta les cornes sanguinolentes du Minotaure à terre, près de
l’entrée.
— Thésée… enfin ! Et tu as réussi !
Éperdue d’amour et de joie, Ariane se précipita vers lui. Ils
s’étreignirent. La fille de Minos eut un regard attendri pour l’énorme
écheveau désordonné que Thésée avait encore en mains.
— Tout de même, reprocha-t-elle en souriant, tu aurais pu songer à
mieux le rembobiner…

L’aube approchait. Accompagnés d’Ariane, Thésée et ses


compagnons se faufilèrent dans les rues de Cnossos et rejoignirent le
port.
— Percez la coque de tous les navires crétois ! ordonna-t-il.
— Pourquoi ? s’interposa Ariane, étonnée.
— Tu t’imagines que ton père ne va pas réagir ? Qu’il va laisser
s’enfuir avec sa fille celui qui a tué l’enfant de son épouse ?
— C’est vrai, admit-elle. Et je me demande bien quelle punition il
va infliger à Dédale, puisque son Labyrinthe n’a pas protégé le
Minotaure comme mon père l’espérait(6) !
Quand le soleil se leva, la galère de Thésée avait quitté la Crète. Elle
cinglait joyeusement et à vive allure vers la Grèce…

Pendant le voyage du retour, Thésée fit un songe étrange : cette


fois, c’est un autre dieu, Bacchus, qui lui apparut.
— Il faut, ordonnait-il, que tu abandonnes Ariane sur une île. Elle
ne sera pas ton épouse. J’ai pour elle d’autres projets plus glorieux.
— Cependant, bredouilla Thésée, je lui ai promis…
— Je sais. Mais tu dois obéir. Ou craindre la colère des dieux.
Quand Thésée s’éveilla, il hésitait encore. Mais le lendemain, la
galère dut affronter une tempête si violente que le héros y vit un
évident signe divin. Il hurla à la vigie :
— Il nous faut relâcher au plus vite ! Ne vois-tu pas la terre au
loin ?
— Si ! Une île est en vue… Ce doit être Naxos.
Ils y abordèrent et attendirent que les éléments se calment.
La tempête s’apaisa dans la nuit. Au petit matin,
alors qu’Ariane dormait encore sur la grève, Thésée
rassembla ses hommes. Il ordonna qu’on reparte au
plus tôt. Sans la jeune fille.
— C’est ainsi ! dit-il en voyant le visage plein de
reproches de ses compagnons.
Les dieux n’agissent pas sans motif. Et Bacchus
avait de bonnes raisons pour que Thésée abandonne
Ariane : séduit par sa beauté, il voulait en faire son
épouse ! Oui, il avait décidé qu’il aurait d’elle quatre
enfants, et qu’elle siégerait bientôt avec lui sur
l’Olympe. En signe d’alliance divine, il s’était même promis de lui
faire cadeau d’un diadème qui donnerait naissance à l’une des plus
belles constellations…
Bien sûr, Thésée ignorait les intentions de ce dieu amoureux et
jaloux. Cinglant à nouveau vers Athènes, il s’accusait d’ingratitude.
Préoccupé, il en oublia la recommandation que son père lui avait
faite…
Posté au sommet du phare qui se dressait à l’entrée du Pirée, le
guetteur hurla, la main en visière au-dessus des yeux :
— Un navire est en vue ! Oui… c’est la galère qui revient de Crète.
Vite, allez prévenir le roi !
Moins de trois kilomètres séparent Athènes de son port. Fou
d’espoir et d’inquiétude, le vieux roi Égée accourut sur les quais.
— Les voiles ? demanda-t-il en levant la tête vers le guetteur. Peux-
tu apercevoir les voiles et me dire quelle en est la couleur ?
— Hélas, grand roi, elles sont noires.
Le vieil Égée ne voulut pas en savoir davantage. Éperdu de
douleur, il se jeta à la mer et s’y noya.
Quand la galère aborda, on venait de ramener le corps du vieil
Égée sur le rivage. Thésée se précipita vers lui. Il devina aussitôt ce
qui était arrivé et se maudit pour sa négligence.
— Mon père ! Non… Je suis vivant ! Revenez à vous, par pitié !
Mais il était trop tard : Égée était mort. Le chagrin qui submergea
Thésée lui fit d’un coup oublier sa récente victoire sur le monstre.
Amer, le héros songea qu’il venait de perdre une épouse et un père.
— Désormais, Thésée, tu es roi ! firent les Athéniens en s’inclinant.
Le nouveau souverain se recueillit devant la dépouille d’Égée.
Solennellement, il décréta :
— Que cette mer, désormais, porte le nom de mon père adoré !
Et c’est depuis ce jour funeste où le vainqueur du Minotaure revint
de Crète que la mer qui borde la Grèce porte le nom d’Égée.
Entre-temps, Ariane s’était réveillée sur l’île désertée. Dans le jour
naissant, elle aperçut au loin les sombres voiles de la galère qui
s’éloignait. Incrédule, elle balbutia :
— Thésée ! Est-il possible que tu m’abandonnes ?
Elle suivit le navire des yeux jusqu’à ce que l’horizon l’engloutisse.
Elle comprit alors qu’elle ne reverrait jamais Thésée. Seule sur la
plage de Naxos, elle laissa libre cours à son chagrin ; elle gémit
longuement sur l’ingratitude des hommes.
Puis Ariane retrouva sur la grève son ouvrage abandonné.
Elle reprit ses aiguilles. Et en attendant que s’accomplisse le
prodigieux destin qu’elle ignorait, elle se remit au travail.
Tout en pleurant, elle tricotait.
V
Hercule
UN HÉROS AMOUREUX

CE MATIN-LÀ, Omphale, la reine de Lydie, traversait en grand


équipage la place du marché aux esclaves. Son attention fut soudain
attirée par un attroupement. Juché sur une estrade, un marchand
richement vêtu haranguait la foule ; il désignait un colosse enchaîné,
presque nu, agenouillé à ses pieds.
— Eh bien, pas d’amateur ? Le prix que je demande vous paraît-il
trop élevé ?
Omphale ordonna à ses porteurs de la mener jusqu’aux deux
hommes. L’esclave, surtout, l’intriguait : la taille de ses muscles et sa
beauté sculpturale donnaient à son humilité une étrange noblesse.
Un esclave, ce colosse qui avait posé à terre son énorme massue et
cette tunique faite de la peau d’un lion ? Elle n’en croyait pas un mot.
Elle aurait même juré que…
— Non, murmura-t-elle. C’est impossible !
En voyant leur reine approcher, les badauds s’écartèrent en se
prosternant. Le marchand, lui, se contenta d’un bref hochement de
tête. On eût dit qu’il voulait traiter la reine en égal.
— Qui es-tu, étranger ? demanda-t-elle sèchement. Et combien
veux-tu de ton esclave ?
— Oh, une misère, grande souveraine ! Et quand tu sauras que cet
homme est Hercule en personne…
Ainsi, elle ne s’était pas trompée ! Son intuition la poussait à croire
que ce marchand disait la vérité. Une vérité difficile à admettre. Pour
balayer ses derniers doutes, elle ironisa :
— Hercule, vraiment ? Le vainqueur du lion de Némée ? Le héros
qui a tué l’hydre de Lerne, dompté le taureau du roi Minos ?…
— … et qui a capturé Cerbère, le chien des Enfers ! Eh oui, noble
reine, c’est bien lui. Songe aux services qu’il pourrait te rendre…
Omphale l’imaginait aisément. Depuis des années, son royaume
était infesté par des hordes de brigands qui rançonnaient les
voyageurs et empêchaient le développement du commerce. Si le
marchand ne mentait pas, le célèbre héros ne ferait qu’une bouchée
de ces malfaiteurs ! L’occasion était inespérée. Presque trop belle.
Car la reine doutait encore.
— Je ne te crois pas, marchand. Si c’est là l’invincible Hercule,
pourquoi ne brise-t-il pas ses chaînes ? Et comment as-tu fait pour le
capturer ?
Le marchand s’approcha de la reine et lui confia à voix basse :
— Hercule n’est prisonnier que de lui-même, grande reine. Il a
commis un nouveau crime… Sais-tu qui est Eurystos ?
— Oui, répondit Omphale. Le plus habile des archers ! N’a-t-il pas
enseigné son art à Hercule lui-même ?
— Exact. Eh bien récemment, Eurystos a promis de donner sa fille
Iola à celui qui se révélerait meilleur tireur que lui. Hercule a relevé
le défi… et il a prouvé que l’élève était meilleur que le maître !
— Est-ce là son seul forfait ?
— Attends : vexé, Eurystos lui a refusé la main de sa
fille. Imagine la fureur d’Hercule ! Aussi, quand le
propre fils de l’archer est venu demander un service à
notre héros, celui-ci a vengé l’affront qui lui avait été
fait en précipitant le quémandeur par-dessus les murs
de la ville de Tirynthe !
Omphale avait entendu parler de l’incident. La
susceptibilité et les colères d’Hercule étaient aussi
célèbres que sa force.
— Aussi, poursuivit le marchand, le coupable s’est
rendu à Delphes pour y interroger les dieux sur la
façon d’expier son meurtre. Apollon l’a condamné à
devenir esclave une année entière. Le montant de sa
vente sera remis à Eurystos.
— Soit, murmura Omphale. Mais si je paie, Hercule
se mettra-t-il à mon service sans rechigner ni
s’enfuir ?
— Bien sûr ! S’il refuse d’être ton esclave pendant un an, il ne sera
pas lavé de son crime ! Hercule sait bien qu’on ne peut pas tromper
les dieux. Voilà pourquoi, noble souveraine, tu ne risques rien en
l’achetant ! Au contraire, tu accompliras une bonne action puisque
ton argent le libérera de sa dette.
Omphale rendait grâce aux dieux d’avoir mis ce marchand sur sa
route ! Le héros enchaîné leva alors vers elle un regard qui fit
chavirer son cœur. Ainsi, le plus bel athlète de toute la création allait
se mettre à son service…
— Combien en veux-tu ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle tentait
d’affermir.
Le prix était élevé : celui d’une centaine d’esclaves ordinaires. Mais
pour Hercule, Omphale aurait donné mille fois plus.
— Paye ce marchand ! ordonna-t-elle en se tournant vers son
régisseur. Et toi, approche… Tu es donc Hercule ?
— Oui. Pour te servir, grande reine.
Le héros se releva pour avancer ; et ses liens de métal tombèrent à
ses pieds. La foule assemblée murmura devant ce prodige. Troublée,
Omphale se tourna vers le marchand pour lui demander :
— Au fait, et toi, qui es-tu ?
Mais l’homme avait disparu. Oh, il ne s’était pas éclipsé parmi les
badauds, non : il s’était littéralement volatilisé ! Hercule, avec un
triste sourire, révéla la vérité à la reine :
— Comment, Omphale, tu ne l’avais pas reconnu ? C’était le dieu
des marchands… Eh oui : Mercure en personne !

Comme la reine de Lydie l’avait espéré, il ne fallut à Hercule que


quelques semaines pour débarrasser la région de ses brigands. En
fait, la réputation d’Hercule faisait autant d’effet que sa bravoure et
sa force : le bruit de sa présence dans le royaume s’était répandu et,
très vite, les malfaiteurs rescapés jugèrent plus prudent d’aller
commettre leurs méfaits ailleurs !
Un soir, Hercule vint s’agenouiller devant le trône d’Omphale.
— Eh bien c’est fait, noble souveraine : j’ai accompli ma mission.
Quelle nouvelle tâche exiges-tu de moi ?
La reine était très embarrassée. Comment utiliser
Hercule ? Lui demander de nettoyer ses écuries ? De
détourner le cours d’un fleuve ? De venir à bout d’un
monstre ? Certes, le héros serait venu à bout de tous
ces exploits, il en avait maintes fois fait la preuve(7).
Mais Omphale n’avait aucun travail extraordinaire à
demander à cet esclave exceptionnel. Elle ne se lassait
pas de répéter : « Il est à moi, il m’appartient, il est à
mon service… » Pour confirmer cette évidence, et
puisque le silence de la reine se prolongeait, Hercule
releva les yeux vers elle et déclara :
— Commande, grande reine. J’obéirai.
— Eh bien, donne-moi donc cette peau de lion qui te sert de
tunique.
Stupéfait, Hercule hésita un long moment ; puis, à contrecœur, il
se dévêtit et tendit à la reine la dépouille du lion de Némée. Omphale
n’avait exigé ce vêtement que pour mieux admirer le corps de son
esclave. Elle murmura :
— Tu es beau, Hercule. Et tu me plais.
Confus de se retrouver dévêtu, le héros baissa la tête devant la
reine qui le détaillait.
— Et moi ? demanda-t-elle, comment me trouves-tu ?
— Tu es… tu es très belle, Omphale, murmura-t-il sans bouger.
Hercule n’avait jamais été un séducteur. Il aurait préféré affronter
les monstres les plus dangereux plutôt qu’une situation aussi
embarrassante.
— Comment peux-tu en être sûr ? Tu ne m’as même pas regardée !
En observant la peau du lion posée devant elle, la reine eut soudain
l’envie de la revêtir.
Prestement, elle enleva sa robe. À cet instant, Hercule, qui
attendait toujours des ordres, releva les yeux. Leurs regards se
croisèrent un instant.
— Maintenant, j’en suis certain, murmura Hercule en rougissant,
tu es très belle, Omphale.
La reine se contenta de rire ; puis elle posa sur elle l’énorme pelage
du lion et l’agrafa sur ses épaules avant de s’admirer dans un miroir
de cuivre.
— J’ai une idée, Hercule : nous allons échanger nos vêtements.
Mets ma robe !
Comme le héros se demandait s’il s’agissait d’une plaisanterie, elle
ajouta d’une voix plus sèche :
— C’est un ordre, Hercule, obéis !
De plus en plus décontenancé, il enfila le vêtement de la reine, non
sans devoir le déchirer pour qu’il s’ajuste. En apercevant son reflet
dans le miroir, il réprima sa colère : heureusement, personne
n’assistait à cette humiliation. Les douze travaux qu’il avait autrefois
accomplis lui paraissaient bien légers à côté de cette nouvelle
épreuve !
Satisfaite, Omphale revint s’asseoir sur le trône.
— Distrais-moi, Hercule. Sais-tu chanter ? Vas-tu danser pour
moi ?
— Chanter ? Danser ? Écoute, noble Omphale, je suis un guerrier !
Je… je peux te raconter mes exploits !
— Ah, quelle bonne idée ! Eh bien je t’écoute.
Alors, pendant de longues heures, Hercule raconta : il expliqua
comment il était venu à bout des oiseaux du lac de Stymphale ; il
relata sa longue poursuite de la biche du mont Ménale… Attentive,
éperdue d’une admiration qu’elle avait peine à contenir, Omphale
prêta l’oreille aux récits du héros qui se tenait accroupi au pied du
trône, toujours vêtu de son habit de femme. La reine ordonna à ses
suivantes d’apporter un rouet ; puis elle se mit à filer la laine sans
rien perdre des paroles de son compagnon.
Le soir venu, elle eut un long soupir et déclara :
— Quelles fabuleuses aventures ! Hercule, j’aimerais récompenser
ta vaillance… et ta patience aussi.
Elle réfléchit, jeta un coup d’œil sur elle et, soudain,
ôta de l’un de ses doigts une bague ornée d’un
magnifique diamant.
— Elle est à toi. Eh bien prends-la, Hercule !
Indécis, le héros finit par accepter. Il essaya d’enfiler
la bague. C’est tout juste s’il put la glisser à son petit
doigt.

Le lendemain, la reine exigea d’Hercule qu’il raconte


la suite de ses exploits. Il s’y plia de bonne grâce ; cette
fois, pour le remercier, elle lui offrit son collier de
perles.
— Omphale, se défendit-il, c’est trop. Et puis… c’est
là encore un bijou de femme.
— Comment ? Veux-tu dire qu’il n’est pas digne de
toi ? Oublies-tu qu’une reine l’a porté ?
En colère, la souveraine ajusta mieux sur ses épaules la peau du
lion de Némée ; puis elle s’empara de l’énorme massue abandonnée
près de son trône. Mais l’arme était si lourde qu’elle ne put la
soulever. Elle comprit qu’il lui faudrait dominer son esclave avec
d’autres moyens…
Ils s’affrontèrent du regard. Hercule s’attendait à un ordre – il
n’aurait pu s’y soustraire ; mais d’une voix douce, la reine déclara :
— Hercule, cela me ferait tellement plaisir que tu portes mon
collier.
Cette invitation le jeta dans l’embarras. Il ne put résister au regard
langoureux qu’Omphale lui jeta. Et il enfila le collier autour de son
cou.
Au fil des jours et des semaines, le cœur du héros s’amollit. Sa
rudesse s’émoussa. Privé des épreuves physiques et des combats qui
entretenaient sa vigueur, Hercule finit même par prendre goût à
l’inaction et à la paresse. Sans même y prendre garde, il s’attachait à
cette reine farouche qui avait entrepris de le dompter en alternant
cruauté et douceur.
Un jour, comme Omphale tardait à le faire appeler, il se présenta,
impatient, à la salle du trône. La souveraine était entourée de ses
suivantes, elles bandaient l’un de ses doigts.
Il se précipita, éperdu d’inquiétude :
— Omphale… tu es blessée ?
— Oh, ce n’est rien, dit-elle en désignant son rouet : je me suis
piquée à la pointe de ma quenouille.
Hercule saisit la main de la reine, l’embrassa et effaça de ses lèvres
une dernière trace de sang. Attendrie, Omphale ordonna à ses
domestiques de partir.
— Le plus triste, soupira-t-elle, c’est que je ne pourrai pas finir cet
ouvrage.
— Sois sans crainte, dit Hercule en se précipitant vers le rouet, je
l’achèverai pour toi.
Sans rechigner, le héros saisit la quenouille et se mit à filer. Au
bout d’un long moment, il s’aperçut qu’Omphale l’observait. Émue,
la reine plongea son regard dans celui du héros agenouillé.
— Hercule, murmura-t-elle, à présent je sais que je t’aime.
— Et moi, répondit-il, j’ai bien peur de t’aimer aussi.
— Tu as peur ? Que redoutes-tu ?
— Désormais, je ne crains que moi-même.

Les mois avaient passé. Et Omphale voyait avec inquiétude


approcher le moment où son prisonnier recouvrerait sa liberté.
— Hercule, je ne veux plus que tu sois mon esclave. Mais je ne veux
pas non plus te perdre… épouse-moi !
Le héros devinait que ce serait là le véritable esclavage. Mais il
aimait Omphale.
Il l’épousa.
Une nuit, le dieu Mercure apparut en rêve à
Omphale ; il était vêtu du même habit de marchand
que le jour où elle l’avait aperçu sur la place.
Suspendu dans les airs grâce à ses sandales ailées, il
eut un regard bienveillant pour la reine et lui déclara :
— Omphale, le moment est venu de te séparer de
ton esclave.
— Hercule n’est plus mon esclave ! répondit-elle. Il
est devenu mon époux et je l’aime. Nous ne pouvons
plus nous quitter.
— Cependant, il le faut, Omphale ! N’as-tu pas
obtenu tout ce que tu désirais ? Tu as apprivoisé le
plus farouche des héros, tu as soumis le plus vaillant
des demi-dieux… Désormais, il doit poursuivre sa
tâche. Si tu l’aimes d’un amour véritable, tu dois le
convaincre de partir.
— Mercure… sais-tu bien ce que tu me demandes ?
— Oui Omphale. Mais c’est là l’ordre des dieux ! Et la seule façon
pour toi d’aider Hercule à accomplir son destin.

La reine de Lydie s’éveilla. Longtemps, elle observa Hercule


endormi. Le dialogue qui l’avait opposée à Mercure pendant la nuit
avait l’amertume de la réalité ; le rêve, c’était sans doute l’année qui
venait de s’écouler.
Quand Hercule ouvrit les yeux, il vit qu’il était seul. Il courut
jusqu’à la salle du trône où Omphale l’accueillit froidement.
— Qu’ai-je donc fait pour mériter ton courroux ? fit-il, stupéfait.
— Rien. Je crois qu’il est préférable que nous nous séparions,
Hercule. Ah… je crois que ceci t’appartient.
Elle se pencha et lui rendit la peau du lion et la massue. Il
s’étonna :
— Attends… dois-je comprendre que tu me congédies ? Après
m’avoir séduit, épousé, tu me renvoies comme un domestique ?
— Oui. Et je te conseille de me laisser tous les bijoux que tu portes.
Si tu savais comme tu as l’air ridicule !
Elle se força à rire. Puis elle le chassa de la salle du trône et
s’obligea à le traiter à nouveau comme un esclave.
Hercule était très décontenancé. Mais après avoir revêtu la peau du
lion de Némée et éprouvé à nouveau sous sa main le poids de sa
lourde massue, il sentit, de jour en jour, renaître en lui une vigueur et
une volonté qu’il avait cru à jamais perdues. Cependant, l’amour qu’il
portait à Omphale avait bien du mal à s’estomper.

Un matin, il se leva le premier. Le cœur gros, il observa son épouse


endormie sans pouvoir se résoudre à la quitter.
— Omphale, murmura-t-il, faut-il vraiment que je parte ?
Alors, la reine se redressa. En guise d’adieu, elle caressa la joue de
son héros et lui dit en le regardant droit dans les yeux :
— Oui. C’est là le dernier ordre que tu recevras de moi, Hercule :
pars, ne m’aime plus, oublie-moi.
— Je peux partir, Omphale. Mais ne plus t’aimer, t’oublier…
comment faire ?
— Il le faut.

Hercule obéit et partit.


Ce fut peut-être là le plus difficile de tous ses exploits, mais il
parvint à oublier Omphale. Sans doute obtint-il pour cela l’aide des
dieux qui veillaient sur lui.
Désormais seule dans son palais, la reine de Lydie resta
inconsolable. Voir partir Hercule était pour elle bien pire que de le
savoir mort. Car le héros vivrait, il aimerait encore.
Mais nul dieu ne vint aider Omphale à oublier son amour.
VI
ŒDIPE
CELUI QUI, FUYANT SON DESTIN,
N’A FAIT QUE LE PRÉCIPITER

ÉCOUTE…
Écoute la terrible histoire de celui que les dieux, avant même sa
naissance, avaient condamné à tuer son père et à épouser sa mère !
Voilà : tout commence à Thèbes, la ville dont Laïus est le roi. Un
jour, Jocaste, sa jeune épouse, lui apprend qu’elle attend un enfant.
Alors, Laïus se rend au sanctuaire de Delphes. Connais-tu le
sanctuaire de Delphes ? Imagine un temple entouré d’étranges
fumerolles… Là, une vieille femme sert d’intermédiaire entre les
dieux et les hommes, c’est la Pythie ! Oui, la Pythie répond à ceux qui
l’interrogent, elle révèle parfois leur origine et plus souvent leur
avenir.
— Je veux savoir, lui demande alors Laïus, quel glorieux destin
sera celui de notre enfant.
La Pythie lève au ciel un regard halluciné. Elle marmonne :
— Il vous naîtra un fils qui tuera son père et qui épousera sa mère !
Laïus, épouvanté, croit avoir mal entendu. Il voudrait hurler :
— Non, c’est impossible, tu te trompes !
Mais la Pythie ne peut mentir. Et quel humain, fût-il roi de Thèbes,
pourrait contrecarrer la volonté des dieux ?
Désespéré, le roi revient à Thèbes. La vérité est trop horrible pour
qu’il puisse l’ébruiter ni même la révéler à son épouse. En secret, il se
jure de tout faire pour que cette prédiction jamais ne s’accomplisse !
Peu après, la reine Jocaste donne naissance à un fils. C’est un joli
bébé joyeux et plein de vie.
— Comment l’appellerons-nous ? demande-t-elle à son époux.
Sans répondre, le roi s’éloigne avec le nouveau-né. À quoi bon lui
donner un nom, il ne faut pas qu’il vive ! Laïus fait venir le capitaine
de sa garde. Il lui ordonne :
— Prends ce bébé. Emporte-le loin d’ici. Tue-le. Puis laisse les
animaux dévorer son cadavre. Obéis sans poser de questions !
Le capitaine s’incline ; le bébé dans les bras, il quitte
le palais. C’est un rude soldat. Tuer ? C’est son métier.
Mais voilà : tandis que son cheval parcourt la plaine
au galop, le nourrisson se met à geindre et à pleurer.
A-t-il faim ? A-t-il froid ? Devine-t-il le sort qu’on lui
réserve ? Alors, le capitaine sent son cœur faiblir, il
accélère l’allure et dirige sa monture vers le mont
Cithéron, qu’il gravit. Arrivé au sommet, il s’arrête. Là,
un vent froid souffle sur la végétation aride.
Le capitaine dégaine son épée, les pleurs du bébé
redoublent. Ce soldat intrépide ne reculerait pas, seul,
devant une armée ennemie. Ici il répugne à accomplir
ce lâche assassinat. Il soupire :
— Non. Décidément, je ne peux pas… Laissons donc les fauves se
charger de cette méchante besogne ! Personne n’en saura rien.
Il perce les pieds du bébé, arrache un jonc, le passe dans les trous
sanglants et lie ainsi les chevilles. Il suspend l’enfant tête en bas à
une branche. Puis il saute en selle et repart vers Thèbes sans se
retourner.
Ce jour là, le berger Phorbas et ses compagnons font paître leurs
troupeaux sur les flancs de ce mont Cithéron… Phorbas est loin de sa
patrie, Corinthe. S’il a accompli tant de chemin, c’est pour trouver
au-delà de l’isthme une herbe plus drue et plus verte. Bien sûr, son
attention est vite attirée par d’étranges vagissements et les
aboiements furieux de ses chiens. Il accourt et découvre, stupéfait, le
bébé ainsi attaché et suspendu.
— Mon pauvre mignon ! Qui t’a donc abandonné à ce triste sort ?
Pris de pitié, Phorbas délivre l’enfant dont les pieds, percés, sont
très enflés. Et comme ses cris redoublent, le berger va traire l’une de
ses brebis pour donner du lait au nourrisson affamé.
— À qui peut-il appartenir ? demande-t-il à ses compagnons.
— Que crois-tu, Phorbas ? s’exclament les autres. C’est un enfant
abandonné ! Ses parents ont voulu s’en débarrasser.
Voilà Phorbas chargé d’un orphelin ! Qu’en faire ? Un mois plus
tard, quand les bergers rentrent au pays, Phorbas emmène le bébé.
Gavé de lait de brebis, il gazouille et sourit.
En arrivant en vue de Corinthe, Phorbas croise sa reine en
personne. Elle s’étonne de voir ce berger chargé d’un nouveau-né.
— Si mes chiens ne l’avaient pas découvert, il serait mort, explique
Phorbas. Mais je ne sais que faire de lui…
La reine de Corinthe n’a jamais pu avoir d’enfant, elle est stérile. Si
elle persuade ses sujets que ce bébé est le sien, le trône aura un
successeur !
— Eh bien moi, je l’élèverai, lui dit la reine à voix très basse. Tiens,
Phorbas, voilà de quoi dédommager ta peine et payer ton silence !
Revenue au palais, elle tend le nourrisson à son mari, Polybe.
— Ce bébé nous est envoyé par les dieux ! s’écrie le souverain, ravi.
Tu as bien fait de l’acheter à Phorbas. Nous en ferons un prince.
— Comment allons-nous l’appeler ?
— Œdipe, répond Polybe, puisque ce nom signifie pieds enflés.

Au palais de Corinthe, Œdipe grandit en sagesse et en beauté. À


dix-huit ans, c’est un jeune homme qui possède toutes les qualités –
même s’il est parfois impulsif et orgueilleux, comme le sont souvent
les princes. Ses parents sont très fiers de lui.
Mais une méchante rumeur circule en ville : le futur roi de
Corinthe ne serait pas le vrai fils des souverains ! D’abord, Œdipe ne
prête pas d’attention à ces ragots. À la longue, agacé par leur
insistance, il interroge le vieux Polybe.
— Voyons, Œdipe, bien sûr que tu es notre fils, unique et chéri !
Mais le doute niche désormais dans l’esprit d’Œdipe comme un ver
ronge lentement un fruit. Un jour, le jeune homme déclare :
— Je vais interroger les oracles ! Je veux savoir la vérité…
Delphes n’est qu’à une semaine de marche, la
distance est vite franchie. Admis dans le sanctuaire,
Œdipe se retrouve face à la Pythie. Mais sans éclairer
Œdipe sur son passé, les dieux, par la bouche de la
vieille femme, lui révèlent son avenir :
— Tu es promis à un destin auquel tu ne peux
échapper : tu finiras par tuer ton père et par épouser
ta mère…
Œdipe est épouvanté ! Comment empêcher que de
telles horreurs s’accomplissent ?
— Je ne reviendrai jamais à Corinthe ! décide-t-il. Je
ne reverrai jamais mes parents. Je mettrai entre eux et
moi une telle distance que ces prédictions ne pourront
se réaliser !
Le même soir, Œdipe prend la route.
Mais en croyant s’éloigner du lieu de sa naissance, il ne fait que
s’en approcher. Et en fuyant ses parents adoptifs, il va à la rencontre
de ceux qui l’ont fait naître…
Le lendemain, tandis qu’il pénètre en Béotie, Œdipe s’engage dans
l’étroit défilé qui mène à la cité de Daulis. Soudain, il aperçoit devant
lui un équipage : c’est un char entouré d’une escorte de soldats.
— Place ! lui ordonnent-ils.
Mais voilà : Œdipe est fils de roi. Et d’instinct, un prince n’obéit
pas.
— Doucement, dit-il sans s’écarter. Vous ignorez qui je suis.
Irrité par ce contretemps, le vieil homme assis dans le char se lève.
Il apostrophe cet inconnu qui refuse de céder le passage. Outré par
cette impolitesse, Œdipe répond par une insulte.
— Oses-tu t’opposer à moi ? fait le vieillard en dégainant son épée.
Non, ajoute-t-il vers ses soldats qui veulent s’interposer, faites
avancer mon char. Et laissez-moi donner une leçon à ce freluquet !
Le convoi s’ébranle ; et avant qu’Œdipe ait pu s’écarter, une roue
lui passe sur le pied. Or, les pieds d’Œdipe sont fragiles.
— Maudit vieillard ! crie-t-il en esquivant le coup qui lui est
destiné.
Du tranchant de la main, il frappe à la nuque son
assaillant qui s’écroule sur le sol. Les soldats
bondissent – les uns pour secourir leur maître, les
autres pour se lancer à la poursuite de l’agresseur.
Mais Œdipe est déjà loin ! Profitant de la confusion,
il s’est élancé sur les flancs du défilé. Ça y est, il a
disparu…
— Malheur sur nous ! s’écrie l’un des soldats. Notre
roi est mort !
Le vieillard, en effet, ne se relèvera pas : Œdipe l’a
tué.
Il ignore que cet homme s’appelle Laïus, qu’il s’agit
du roi de Thèbes et qu’il vient d’assassiner son père.

Les jours et les semaines passent. Œdipe approche de Thèbes. Sur


sa route, il ne croise que des voyageurs affolés. Il arrête l’un d’eux qui
lui explique :
— Ah, jeune étranger, ne va pas plus loin ! Thèbes est inaccessible :
un monstre venu du mont Cithéron monte la garde aux portes de la
ville, il empêche quiconque de sortir ou d’entrer. On l’appelle le
Sphinx.
— Ce Sphinx est-il si redoutable ?
— Oui : il arrête les voyageurs et leur propose une énigme. S’ils ne
savent pas répondre, il les tue et les dévore sans pitié !
— Et comment récompense-t-il ceux qui résolvent ses énigmes ?
— Hélas ! Jusqu’ici, aucun n’y est parvenu. Créon, le nouveau roi
de Thèbes, a promis la main de sa sœur Jocaste, à celui qui
délivrerait Thèbes de ce fléau.
— Créon ? Je croyais que Thèbes était gouvernée par Laïus.
— Notre roi vient d’être assassiné. Le frère de la reine Jocaste
règne provisoirement. Il attend que la souveraine se remarie pour
céder le trône à son nouvel époux.
En un éclair, Œdipe entrevoit un avenir inespéré : le pauvre
voyageur qu’il est peut devenir roi dès demain.
— J’affronterai le Sphinx, dit-il à son interlocuteur. J’entrerai dans
Thèbes vainqueur. Ou je mourrai… qu’importe ?
Mourir, pense-t-il, serait un bon moyen de duper les dieux !
Voici qu’Œdipe approche des portes de la ville. Il n’aperçoit aucun
monstre. Le Sphinx voudrait-il l’épargner ?
— Arrête, jeune imprudent !
La voix est impérative, étrange et rauque. Œdipe lève la tête. Là,
juché sur un rocher se dresse un animal fabuleux ! C’est un fauve
pourvu d’ailes. Il possède le buste, la tête et le visage d’une femme.
Une femme à la vénéneuse beauté. Bras et jambes sont munis de
griffes. Sa queue est celle d’un dragon.
— Ignores-tu que pour passer, tu dois résoudre une énigme ?
— Je le sais. Je suis prêt. Je t’écoute.
Œdipe note que le Sphinx se tient en équilibre au bord d’un ravin.
Qui sait si, en se précipitant vers lui, il ne pourrait pas le faire
tomber ?
— Voilà ma question ! dit le monstre en toisant l’étranger avec un
amusement hautain. Quel est l’animal qui marche à quatre pattes le
matin, sur deux pattes à midi et sur trois le soir ?
Œdipe réfléchit. Il devine que les mots de cette énigme ont un sens
caché : c’est une métaphore. Il lance aux dieux une prière muette et
s’exclame soudain :
— Cet animal, c’est l’homme ! L’homme qui, dans l’enfance, se
déplace à quatre pattes ; l’homme qui, adulte, marche sur ses deux
jambes et qui, devenu vieux, s’aide alors d’un bâton.
Le visage du Sphinx exprime le plus vif étonnement.
D’un coup, le monstre bascule dans le vide ; et son
interminable chute s’accompagne d’un éclair
flamboyant !
Du haut des murs de Thèbes, les habitants n’ont
rien perdu de ce spectacle. Incroyable : un inconnu a
répondu à l’énigme du Sphinx, il a débarrassé la ville
de ce fléau !
Une immense ovation monte de la cité. On ouvre les
portes et l’on conduit triomphalement le vainqueur du
Sphinx au palais.
C’est ainsi qu’Œdipe devient roi.
Les noces d’Œdipe et de Jocaste sont suivies de
grandes festivités. Œdipe trouve la reine fort séduisante et belle ;
certes, elle est plus âgée que lui – mais encore assez jeune pour lui
donner quatre enfants : deux filles, Antigone et Ismène, et deux
garçons, Etéocle et Polynice. Pendant plus de dix ans, le règne des
souverains est sans nuage. Un matin, le devin Tirésias demande une
audience au palais.
— Mon roi, dit-il à Œdipe, la peste s’est déclarée dans Thèbes ! Les
présages sont funestes… Je redoute l’avenir.
Tirésias est un sage. Comme la Pythie, il sait lire le futur.
— Tais-toi, oiseau de mauvais augure ! lui lance Jocaste.
Mais Tirésias a dit vrai : les mois, les années s’écoulent et la peste
fait des ravages. Dans les champs, plus aucune céréale ne pousse. La
famine s’installe. Le peuple gémit sur son infortune et demande aux
souverains d’agir.
— La colère des dieux s’acharne sur nous ! déclare un jour Tirésias.
— Vraiment ? répond Œdipe au devin. Eh bien va donc à Delphes
interroger les oracles ! Et reviens le plus vite que tu peux.

Dès son retour, le devin, très pâle, annonce :


— Voici, d’après la Pythie, la cause de nos malheurs : le meurtrier
du roi Laïus n’a jamais été retrouvé. Il faut l’identifier et le punir !
— Soit. Faisons tout pour trouver le coupable. Son châtiment sera
terrible ! Je veux que se présentent ici les témoins de ce drame.
Convoqués, les soldats ne reconnaissent pas Œdipe. Trop d’années
se sont écoulées. À leurs yeux, le meurtrier de Laïus était un simple
étranger qui venait de Corinthe. Très vite, la date et le lieu du
meurtre font comprendre à Œdipe qu’il pourrait bien être cet
assassin ! Terrifié, il se souvient alors de l’oracle : Tu tueras ton
père… Mais Laïus n’était pas son père ! Tu épouseras ta mère… Mais
Jocaste ne peut pas… D’un coup, les rumeurs qui couraient à
Corinthe sur l’origine de sa naissance lui reviennent en mémoire.
C’est impossible ; mais il veut être sûr. Et si Jocaste était sa mère,
elle aurait eu un enfant, vingt ans auparavant. Il l’interroge.
— Non ! répond-elle aussi épouvantée que lui. Non, je n’ai jamais
eu d’autre enfant que ceux que nous avons conçus, sauf…
Œdipe retient son souffle. Il faut que Jocaste dise la vérité.
— Sauf un bébé que Laïus a fait égorger à sa naissance. Nous ne
pouvions le laisser vivre ! Un oracle avait prédit…
— Qui l’a égorgé ? L’a-t-il vraiment tué ? Je veux savoir !
Jocaste convoque le capitaine que le roi Laïus avait chargé de la
sinistre besogne. Le vieux soldat baisse les yeux et avoue :
— Je n’ai pas pu tuer le bébé. Je lui ai percé les pieds, je l’ai
accroché à un arbre et abandonné sur le mont Cithéron…
— Non ! hurle Œdipe. Non !
Œdipe veut reconstituer toute la vérité, quelle qu’elle soit. Et si
c’est une fange, il veut s’y noyer. Le même jour, il convoque Tirésias
et ordonne :
— Rends-toi à Corinthe. Demande audience à mon père Polybe…
— Polybe, répond le devin, n’est pas ton père. Tu l’as déjà compris.
Cependant, Tirésias obéit. De retour, il confirme :
— Tu n’es pas le fils naturel des souverains de Corinthe mais un
enfant trouvé sur le Cithéron et recueilli par un certain Phorbas…
Le vieux berger vit encore, il est convoqué au palais.
— Oui ! avoue-t-il. J’ai découvert un bébé que la reine a adopté…
Là-bas, dans un coin de la salle du trône, Tirésias se contente de
baisser la tête. Œdipe lui déclare d’une voix blanche :
— Tu savais… Toi, le devin, tu savais tout et tu ne m’as rien dit !
— À quoi bon révéler ce que l’on n’a pas envie d’entendre ? Il
fallait, Œdipe, que tu désires la vérité. Et que tu la découvres toi-
même.
Jocaste se lève. Elle regarde Œdipe, épouvantée.
— Ainsi, tu as tué ton père. Et moi, ta femme, je suis ta mère…
Elle quitte le palais en hurlant à la fois sa honte et sa douleur.
— Oui, murmure Œdipe atterré. Je suis deux fois coupable.
Pauvre Œdipe ! Il s’accuse de meurtre et d’inceste. Mais comment
aurait-il pu échapper au sort que les dieux lui avaient réservé ? Est-il
responsable de ces crimes inscrits dans sa destinée ?
Peu après, une jeune fille en pleurs entre dans la salle du trône.
C’est Antigone, Antigone : sa fille et… sa sœur ! Elle murmure dans
un sanglot :
— Jocaste vient de se pendre, elle est morte.
Elle tient la ceinture qu’a dû utiliser la reine. Alors, Œdipe en saisit
la boucle et, de la pointe, se crève et s’arrache les yeux.
— Mon père ! hurle Antigone. Qu’avez-vous fait ? Vous voilà
aveugle ! Pourquoi ?…
— C’est lorsque je possédais des yeux que j’étais aveugle,
Antigone ! Que m’importe de voir à présent ? Quand nous croyons
décider de nos pas, ce sont toujours les dieux qui les guident…
— Eh bien désormais, murmure-t-elle, c’est moi qui vous guiderai.
Les yeux en sang, Œdipe s’agrippe au bras de sa
fille. Antigone jure qu’elle ne le quittera plus. Et tandis
qu’ils s’éloignent du palais, les habitants de Thèbes se
rassemblent dans les rues pour voir passer leur
souverain déchu. Il y a là Polynice, Etéocle, Ismène. Et
le frère de la reine morte.
— Créon, murmure Œdipe. Je te confie le trône et
mes trois enfants.
— Où iras-tu, où irez-vous ? demande Créon.
— À Colone… si son roi veut bien nous y accueillir.
Adieu. Puisse mon éloignement dissiper les malheurs
de Thèbes !

Eh bien non : le vœu d’Œdipe ne sera pas exaucé. De nouveaux


drames ne tarderont pas à venir endeuiller Thèbes : les deux fils
d’Œdipe s’entretueront pour le pouvoir, et Antigone connaîtra une
fin atroce…
Voilà, tu connais la tragique histoire d’Œdipe !
On parle aujourd’hui du complexe d’Œdipe…
Oui : il paraît que les jeunes garçons aimeraient tant leur mère
qu’ils verraient dans leur père un rival à éliminer ! Mais à présent, tu
sais qui est responsable de ces désirs d’amour et de mort : non pas
les malheureux humains, mais les jouets qu’ils peuvent devenir entre
les mains de dieux féroces et capricieux.
VII
ANTIGONE
CELLE DONT LE DEVOIR
ÉTAIT D’ENFREINDRE LA LOI

EN APPROCHANT de Thèbes, je fus frappée par l’abondance des


soldats étrangers qui grouillaient autour de la cité. Comme je me
dirigeais vers l’une des sept portes de la ville, je notai qu’elles étaient
toutes fermées. Un capitaine m’apostropha en ricanant :
— Qui es-tu, jeune étrangère ? Ne vois-tu pas que nous faisons le
siège de Thèbes ? Si tu y entres, tu ne pourras plus en sortir !
— Je m’appelle Antigone. Je suis la fille d’Œdipe qui fut roi de cette
cité. Je reviens dans ma patrie que gouverne Créon, mon oncle.
— Antigone ? fit l’autre en s’inclinant avec respect.
Alors, de l’une des tentes qui entouraient la ville une jeune fille en
larmes sortit, m’aperçut et s’élança vers moi. Je la pris dans mes
bras.
— Ismène ! Ismène, ma sœur chérie… Pourquoi pleures-tu ainsi ?
— Ah, Antigone, me dit-elle dans un sanglot, comme je suis
heureuse que tu sois revenue ! Comment va notre père Œdipe ?
— Il est mort. Les Euménides(8) ont enfin eu pitié de lui.
Cette triste nouvelle fit redoubler les pleurs de ma sœur.
— Le malheur nous poursuit, Antigone ! m’avoua-t-elle. La mort de
nos parents n’a pas apaisé le courroux des dieux… Depuis l’exil
d’Œdipe, nos frères n’ont cessé de s’entredéchirer !
Etéocle et Polynice ! Je les chérissais autant
qu’Ismène. Ma sœur ravala ses larmes pour
m’expliquer :
— Après ton départ, c’est Créon, notre oncle, qui est
remonté sur le trône. Très vite, Etéocle et Polynice ont
exigé le pouvoir : les fils d’Œdipe ne faisaient que
réclamer leur droit.
« — Soit ! leur répondit Créon. Mais lequel de vous
deux sera roi ?
J’imaginais sans mal la suite, qu’Ismène me
confirma :
— Aucun n’a voulu renoncer. Tu sais, Antigone,
combien ils sont fiers et intransigeants ! Ils conclurent
un marché : ils gouverneraient un an à tour de rôle. Le
sort désigna d’abord Etéocle…
— La solution n’était pas mauvaise, murmurai-je.
— Hélas, celui qui goûte au pouvoir n’a qu’une envie : le conserver !
Polynice s’était installé loin du palais. Quand il est revenu, Etéocle
n’a jamais voulu lui rendre le trône.
— Quel parjure ! Pourquoi a-t-il trahi ?
— Etéocle prétendait qu’il avait, en un an, appris à gouverner. Oh,
tous les prétextes furent bons ! Etéocle n’a pas cédé.
— Et Polynice ? Comment a-t-il réagi ?
— Très mal ! répondit une voix familière derrière moi.
Polynice était là, joyeux, fier, rutilant, en armes. Il m’embrassa.
— J’ai été demander du renfort pour rentrer dans
mon droit ! gronda-t-il en désignant l’armée qui
entourait la ville. Ce renfort, le roi d’Argos a bien
voulu me l’apporter : il m’a confié des milliers
d’hommes. À cette heure, sept capitaines et leurs
garnisons gardent les portes de Thèbes ! La ville se
rendra bientôt.
Je n’ai pu m’empêcher de lui répondre, comme on
gronde un enfant capricieux :
— Polynice… Sais-tu bien ce que tu fais ? Tu défies
ton propre frère, tu recrutes une armée étrangère !
— Soutiendrais-tu Etéocle ? Il a manqué à sa
parole !
— Vous avez tort l’un et l’autre, même si c’est lui qui
a commencé…
Polynice baissa les yeux. À peine rentrée dans ma patrie, on
m’obligeait à redevenir la sœur aînée chargée d’apaiser les disputes
et d’arbitrer les conflits. Déjà, je songeais à la détresse des Thébains
affamés.
— Que de morts ce siège va provoquer ! murmurai-je épouvantée.
— Antigone, me répondit mon frère, tu sais combien nous
t’aimons. Ton dévouement pour notre père en exil a suscité le respect
et l’admiration générale. Mais si tu soutiens l’attitude d’Etéocle…
— Je la condamne autant que la tienne ! As-tu pensé, Polynice, aux
victimes que cette guerre fratricide entraînera ? Non seulement chez
les nôtres mais aussi chez les soldats d’Argos qui vont mourir dans
un conflit qui ne concerne que ton frère et toi !
— Je le sais, grommela-t-il. Aussi, Antigone, je te demande d’aller
convaincre Etéocle. S’il me refuse le trône, soumets-lui un marché :
qu’il accepte de m’affronter en combat singulier. S’il perd,
j’obtiendrai pour toujours le trône ! S’il gagne, il le gardera.
— Non ! Je refuse que vous alliez vous entretuer…
— En ce cas, s’exclama-t-il en désignant l’armée d’Argos, nous
n’éviterons pas le carnage. Le plus fort l’emportera.
J’étais consternée. Il me fallait gagner du temps. Et tenter de
raisonner Etéocle. Très vite, je répondis :
— Entendu, Polynice ! Je vais lui soumettre ta proposition.
Je le serrai longuement contre moi.
— Je t’aime, petite sœur, tu sais, me chuchota Polynice.
Moi aussi, Polynice, je t’aimais. Mais je n’étais née que pour voir
mourir tous ceux que je chérissais.

Une fois entrée dans Thèbes, les portes se refermèrent sur moi. Je
fus vite admise au palais. Créon me reçut sans joie. Il me conduisit
devant le trône où siégeait mon frère. Je grondai :
— Notre père est mort. Je reviens. Et j’apprends votre odieuse
dispute ! Etéocle, tiens parole : cède le trône un an à Polynice.
— Quoi ? s’insurgea-t-il. Capituler aujourd’hui devant ce traître qui
a été chercher du renfort auprès de nos anciens ennemis ?
Longtemps, je rivalisai d’arguments pour le
convaincre. Mon frère n’était pas dupe de sa propre
mauvaise foi. Mais son orgueil ferait qu’il ne plierait
pas. Créon, attentif, écoutait. Je soufflai :
— Il existerait bien un moyen, cruel, de vous
départager…
J’expliquai le marché que proposait Polynice ; Créon
réagit :
— La solution est honnête, Etéocle ! Écoute : la
population de Thèbes est affamée. Quand Argos
donnera l’assaut, nous serons trop faibles pour combattre, nous
devrons capituler, tu le sais ! Quoi… tu hésites ? Craindrais-tu
d’affronter ton frère ?
— Soit. Épargnons les vies. Antigone, dis à Polynice que j’accepte !
Le lendemain, à l’aube, j’assistai au combat depuis
les murs de la ville. Le cœur serré, j’espérais que l’un
de mes frères ne serait que légèrement blessé,
admettrait sa défaite et abandonnerait le trône. Il n’en
fut rien. La plaine où les deux adversaires
s’affrontaient résonnait du choc violent de leurs épées.
Les coups étaient donnés pour tuer. Le sang giclait de
part et d’autre. Et dans leurs voix hargneuses qui se
mêlaient, je ne savais lequel poussait des grognements
de colère et lequel des cris de douleur.
Enfin, après une heure d’affrontement sans pitié, je
les vis chanceler et tomber en même temps l’un sur l’autre. Je hurlai :
— Etéocle ! Polynice ! Vite, qu’on aille les secourir !
Créon fit ouvrir les portes et rejoignit la plaine avec une petite
garnison. Quand il revint, son escorte transportait un cadavre
sanglant. Quel qu’il fût, j’en serais inconsolée.
Je reconnus le corps d’Etéocle ; je me précipitai sur lui, je l’inondai
de mes pleurs. Avant de rendre son dernier souffle, il me reconnut,
me sourit et murmura :
— Je t’aime, petite sœur, tu sais.
Moi aussi, je t’aimais, Etéocle.
Dans la plaine, les soldats d’Argos se repliaient. Je ne comprenais
plus : Polynice avait gagné, pourquoi ses alliés n’entraient-ils pas
dans Thèbes en vainqueurs ?
— Polynice est mort lui aussi ! m’annonça Ismène en venant me
rejoindre. Son corps gît dans la plaine. N’ayant plus de raison de
combattre, les gens d’Argos retournent chez eux.
Ainsi, les dieux continuaient à s’acharner sur notre famille : la
stupide rivalité de mes frères les avait perdus. Tandis que je
m'élançais vers la dépouille de Polynice abandonnée sur le sable,
j’entendis Créon décréter aux Thébains rassemblés :
— Que l’on fasse au souverain Etéocle des funérailles dignes du
grand roi qu’il était !
Vivement, je me retournai vers mon oncle :
— Et Polynice ? lui dis-je en désignant, au loin, son corps meurtri.
— Ce traître ne mérite aucune sépulture. Que son cadavre soit la
pâture des vautours ! Quiconque s’approchera de lui et tentera
d’enfreindre mes ordres sera puni de mort. On fera comme j’ai dit !
— C’est impossible ! Mon oncle…
Créon me foudroya du regard car je le défiais en public.
— J’implore votre clémence ! hurlai-je en me jetant à ses pieds.
— Je ne reviendrai pas sur l’ordre que j’ai donné, Antigone.
N’oublie pas que je suis une nouvelle fois le roi.
En effet : mes frères disparus, Créon remontait sur le trône !
J’attendis de me retrouver seul avec lui dans le palais. Je savais
mon oncle têtu mais pas cruel.
— Si vous laissez le corps de Polynice sans sépulture, son âme
errera à tout jamais, elle ne pourra pas rejoindre le royaume des
morts !
— C’est vrai. Mais tu ignores, Antigone, ce qu’est la raison d’État.
Le peuple exige qu’il y ait des bons et des méchants, des vainqueurs
et des vaincus. Il ne comprendrait pas que tes frères soient traités de
la même façon. Etéocle était le roi en exercice.
— Il avait violé leur accord et usurpé le trône !
— Qu’importe : il était roi de Thèbes et Polynice du mauvais côté
des murs. D’ailleurs, il est trop tard pour que je modifie mon arrêt.
— Mais c’est une injustice !
— Mieux vaut une injustice qu’un désordre. À ma place, tu ferais de
même. Tu punirais de mort celui qui enfreint la loi.
— Il existe d’autres lois, mon oncle, non écrites : des lois dictées
par l’amour, le respect des hommes et la crainte des dieux, des lois
plus justes et plus fortes que vos petits décrets.
— Attention, Antigone, ne me défie pas. Si tu osais désobéir, je
serais contraint de te condamner.
Nous étions semblables à mes frères qui s’étaient entretués : aucun
de nous ne voulait, ne pouvait plus reculer. Mais si Créon ne faisait
que son métier, il m’incombait de faire mon devoir.
Le même soir, je rejoignis Ismène dans sa chambre. Son chagrin
semblait infini. Je lui caressai les cheveux et lui murmurai :
— Ismène, sache que tu vas aussi perdre ta sœur.
— Que dis-tu ? fit-elle en relevant vivement la tête. Ne me dis pas
que tu as l’intention d’aller ensevelir Polynice ?
— Je le dois. Ensuite, Créon fera de moi ce qu’il voudra.
— Antigone, me supplia-t-elle, ne m’abandonne pas ! Au lieu de
t’occuper des morts, prends plutôt soin des vivants !
— Je ne suis plus qu’une ombre, Ismène. Il me tarde de rejoindre
ceux qui nous ont quittés.
Quelqu’un entra dans la chambre : à son allure voûtée, je reconnus
Tirésias, le devin. Que venait-il faire ici à cette heure ?
— Tu vas commettre l’irréparable, Antigone…
— Créon te condamnera ! s’exclama Ismène. Oui : je lis ta mort
dans le regard du devin. Antigone… pourquoi t’obstiner ? Notre
intérêt n’est-il pas de nous ranger du côté du plus fort ?
— Le plus fort, ce n’est pas la loi de Créon. Le plus fort, c’est le
devoir – puis, une fois le devoir accompli, le destin.
Il fait nuit. Ismène dort. Je me penche sur elle pour
l’embrasser. Puis, pieds nus, je quitte la chambre et je
me glisse hors du palais. Les rues de Thèbes sont
désertes. Et les sept portes sont ouvertes. Nul ennemi
ne nous guette plus. Malgré tout, des soldats montent
la garde et, quand je passe, ils m’interpellent.
— Antigone ! Toi, ici, à cette heure ? Attends, ne
t’éloigne pas !
— Créon a interdit qu’on sorte de la ville !
Les soldats sont lourdement armés mais je suis bien
plus agile qu’eux. Je leur échappe sans peine et je m’élance dans la
plaine.
— Antigone, reviens ! me crient-ils. Oh non, surtout, ne le fais pas !
Ils hésitent à me poursuivre. C’est moi qui leur lance de loin :
— Je ne vais faire que mon devoir. Vous, soldats, faites le vôtre !
La nuit est belle et le sable chaud sous mes pas. Je cours jusqu’à
cette forme humaine qui, sanglante et démantelée, gît sous la lune.
Effrayés, quelques rapaces s’envolent lourdement devant moi.
Polynice… enfin, mon frère est là. Je ne prends pas le temps de me
recueillir. Je ramasse à mes pieds de la terre et du sable que je jette
sur son corps défunt. Oh, il est inutile de le recouvrir entièrement,
pour les dieux qui ne jugent que l’intention, quelques poignées
suffisent.
— Va, Polynice, repose en paix désormais !
À la bouffée de bonheur qui m’envahit, je sais que l’âme de mon
frère quitte enfin son corps meurtri. En ce moment, Polynice a
rejoint le Styx et Charon l’a admis dans sa barque.
J’entends déjà derrière moi les pas des soldats qui accourent.
L’alerte a été donnée. Une trompette résonne. Thèbes s’éveille.
L’aube se lève sur le corps de Polynice. Nul ne peut plus ignorer
mon acte de rébellion et d’amour.

Face au trône de Créon où les soldats m’ont amenée, je dois avouer


mon forfait. Mon oncle se penche vers moi, me chuchote :
— Je peux encore te gracier. Avoue que tu regrettes cet acte
insensé.
— Oui, Créon ! dis-je assez fort pour être entendue de tous. Oui,
j’avoue : si c’était à refaire, eh bien je recommencerais !
Tirésias essaie en vain de prendre ma défense. Créon soupire :
— Quelle petite obstinée es-tu pour avoir osé enfreindre ma loi ?
— Et toi, Créon, quel roi es-tu pour te substituer aux dieux et
refuser d’ensevelir celui dont le seul crime était de réclamer son dû ?
Comme tous les rois, Créon n’aime pas qu’on lui tienne tête.
— Jeune entêtée ! Me voilà contraint de te condamner à mort…
— Je préfère mourir en paix plutôt que vivre sans avoir accompli
mon devoir. Prenez soin de vous, mon oncle : vous avez violé d’autres
lois, craignez la colère de ceux qui les ont dictées !
Quand je traverse les rues de Thèbes, enchaînée, je ne surprends
autour de moi que des murmures d’admiration et de pitié. À ma
grande surprise, je suis davantage une héroïne qu’une condamnée.
Ma prison est, un peu à l’écart de la ville, une grotte creusée dans la
falaise. Avant d’y pénétrer, je serre Ismène contre moi.
— Antigone, m’affirme-t-elle, je ne te survivrai pas.
Sur un ordre de Créon, les soldats font rouler devant
l’entrée de la caverne un énorme rocher qui l’obstrue,
je suis plongée dans l’obscurité. Voilà, c’est ici que je
vais mourir.
Je n’attendrai pas que la soif et la faim viennent me
torturer. Je mettrai fin à mes jours comme l’a fait ma
mère. Pluton aura pitié de moi, je le sais. Mon
sacrifice servira peut-être d’exemple…
J’espère que dans l’avenir, il s’en trouvera d’autres
que moi qui sauront défier les rois et comprendre que
leur devoir, parfois, est d’enfreindre la loi des
hommes.
VIII
PÂRIS
LA POMME DE DISCORDE

LES NOCES de Thétis, une déesse marine, et de Pélée, roi de


Thessalie, allaient bientôt être célébrées sur l’Olympe.
— Organisons un banquet somptueux ! déclara Jupiter.
— Et invitons tous les dieux ! ajouta Junon, son épouse.
— Tous ? Ah non. Pas question d’inviter la Discorde.
La Discorde, qu’on appelait aussi Éris, n’était pas une divinité
aimable : partout où elle était présente, elle ne savait semer que
disputes, perturbations et conflits. Jupiter et Junon étaient rarement
du même avis. Mais cette fois, ils tombèrent d’accord : Discorde ne
serait pas conviée à la noce !
La fête fut joyeuse et réussie : Vénus, Minerve et toutes les
divinités de l’Olympe ripaillaient joyeusement tandis que le bel
Apollon chantait, accompagné par le chœur des muses.
Or, la Discorde rôdait près du palais. Vexée d’avoir
été écartée, elle réfléchissait au moyen de se venger.
Profitant d’un moment d’inattention des convives, elle
se glissa dans la salle du banquet et déposa sur la table
une magnifique pomme en or sur laquelle elle avait
écrit : À LA PLUS BELLE.
À peine s’était-elle éclipsée que Junon avisa la
pomme.
— Quelle merveille ! s’exclama-t-elle. Qui m’a
apporté ce cadeau ?
— Vous permettez ? fit Vénus en s’emparant du
fruit. Il est clair qu’il m’est destiné : ne suis-je pas la
déesse de la beauté ?
— Doucement, s’interposa Minerve. Je prétends qu’il me revient de
droit. Ne m’avez-vous pas toujours affirmé, mon père, que j’étais la
plus belle ? acheva-t-elle en se tournant vers Jupiter.
Le roi des dieux fut très embarrassé : certes, Minerve était sa fille
préférée. Mais en l’élisant, il craignait de froisser son épouse. Et il ne
voulait pas se fâcher avec Vénus.
— Ma foi, qu’en pensent nos invités ?
C’était la question à ne pas poser ! Les avis les plus divers furent
lancés. Chacun choisit, pour la flatter, la déesse dont il voulait
obtenir la protection ou l’amitié. Personne n’était d’accord. Cachée
non loin de là, la Discorde se frottait les mains.
— Arrêtez de vous chamailler ! tempêta Jupiter en réclamant le
silence. Ici, personne ne peut être juge avec objectivité. Vous allez
donc toutes trois vous rendre sur le mont Ida.
Mercure vous accompagnera avec la pomme. Il la confiera à un
berger qui la donnera à celle qu’il jugera la plus belle. Et son avis fera
loi !
Jupiter avait parlé. Sa décision, d’ailleurs, convenait aux trois
déesses : chacune était tellement certaine de l’emporter !
Ce jour-là, sur le mont Ida, celui qui faisait paître
son troupeau était le jeune et séduisant Pâris. Or,
Pâris n’était pas un berger comme les autres… Juste
avant de le mettre au monde, sa mère, Hécube, avait
rêvé qu’elle enfantait une roche enflammée qui
détruisait la ville de Troie, dont son époux, Priam,
était le roi.
— Hélas, ce présage est clair ! s’exclama-t-il. Notre
enfant causera la destruction de notre royaume. Dès
qu’il naîtra, nous le tuerons !
La future mère fit semblant d’accepter. Mais elle
demanda au serviteur chargé de la triste besogne
d’abandonner le bébé sur le mont Ida, et de rapporter au roi le
cadavre d’un autre enfant. Priam n’y vit que du feu et crut son ordre
exécuté. Hécube, elle, priait les dieux pour que son enfant fût
découvert et sauvé.
C’est ce qui arriva : le nourrisson fut déniché par une ourse qui, au
lieu de le dévorer, l’allaita. Plus tard, un brave berger le trouva,
l’adopta et l’appela Pâris.
Devenu grand, Pâris se rendit un jour à Troie pour participer à des
jeux auxquels assistait le roi Priam, son épouse Hécube et leur fille,
la jeune Cassandre. La vaillance de ce garçon les éblouit.
— Cet inconnu devance tous ses adversaires ! s’exclama Priam. Se
peut-il qu’il soit le simple fils d’un berger ?
Or, Cassandre possédait le don de divination. Dès qu’elle vit le
jeune homme, elle sut aussitôt qui il était :
— Non, affirma-t-elle en pâlissant. C’est là votre fils… et mon
frère !
Priam fit venir Pâris et convoqua celui qui l’avait élevé. Son
enquête fut rapide, la vérité éclata ! Et le roi fut si heureux de
retrouver un fils qu’il oublia la prophétie du rêve de son épouse.
Devenu prince, Pâris avait choisi de passer le plus clair de son
temps à garder les troupeaux de son père aux alentours de la ville de
Troie…
Mercure, la pomme d’or à la main, eut vite fait de repérer Pâris sur
les pentes du mont Ida. Il surgit devant lui, avec ses sandales ailées ;
le berger prenant peur, le dieu le rassura :
— N’aie crainte, Pâris ! Je suis envoyé par Jupiter pour que tu
départages trois déesses. Il te faut désigner la plus belle. Voici une
pomme. Donne-la à celle qui a ta préférence.
Stupéfait, Pâris se vit confier la magnifique pomme d’or ; et quand
il releva la tête, il aperçut devant lui trois femmes dont la beauté
l’éblouit… trois déesses ! Son regard allait de l’une à l’autre et, bien
entendu, il était incapable de se décider. Minerve s’avança, saisit la
main du berger et lui chuchota à l’oreille :
— Si tu me choisis, Pâris, tu deviendras un roi puissant ! Moi, la
déesse de la guerre, je t’enseignerai l’art des combats et je ferai de toi
un souverain invincible.
— Attends ! interrompit Junon en s’approchant à son tour. M’as-tu
reconnu, Pâris ? Je suis l’épouse de Jupiter ! Combattre ? Avec ma
protection, tu n’en auras pas besoin ! Et je te promets que tu
régneras sur l’Asie Mineure.
Pendant ce temps, Vénus avait dégrafé sa tunique
pour paraître dans son éclat.
— Moi, dit-elle, je t’offre davantage encore. Si ton
choix se porte sur moi, tu obtiendras l’amour de celle
dont la beauté est égale à la mienne… la fille que
l’humaine Léda eut avec Jupiter : Hélène.
Hélène était convoitée par tous les souverains de
Grèce. Elle était si belle que Thésée l’avait enlevée
pour tenter de l’épouser alors qu’elle n’avait que douze
ans. Pâris n’hésita pas : au grand dépit de Junon et de
Minerve, il s’inclina devant Vénus et lui donna la
pomme. Personne ne vit, cachée dans les bosquets
près de là, une déesse qui semblait ravie du tour que prenait cette
histoire. Bien sûr, c’était la Discorde ; sa pomme continuait à
produire ses effets.
Au moment où cette scène se déroulait sur mont Ida, en Grèce, la
fameuse Hélène se trouvait à Sparte. Entourée de ses prétendants,
elle était confrontée à un choix difficile :
— Cette fois, lui disait son père adoptif Tyndare, il faut te décider !
Tous les rois des villes de Grèce sont là, lequel choisis-tu ?
— Ah mon père, quelle que soit ma décision, je sais qu’elle
entraînera des catastrophes. Tant d’amies à moi se plaignent d’être
laides. Je les envie, car ma beauté est si lourde à porter…
Il est vrai qu’Hélène avait déjà déclenché de nombreux conflits :
plusieurs souverains s’étaient battus pour elle.
— En prenant un mari, dit-elle, je susciterai de nouvelles passions !
Ceux que j’aurai évincés voudront tuer mon époux ou m’enlever !
— Donc, s’exclama Ulysse qui était roi d’Ithaque, ceux qui ne
seront pas choisis devront se lier par un serment ! Jurons de nous
unir pour poursuivre celui qui tenterait d’arracher Hélène à son
époux…
Le roi de Sparte, Ménélas, approuva. Il se tourna vers
Agamemnon, son frère, le roi d’Argos, et vers les autres prétendants
réunis.
— Cette solution me semble raisonnable. Qu’en dites-vous ?
Les Grecs acquiescèrent :
— Oui, jetèrent-ils d’une seule voix, nous jurons de combattre celui
qui oserait ravir Hélène jusqu’à ce qu’elle soit rendue à son mari !
— Et maintenant, la pressa Tyndare, Hélène, décide-toi !
— Je choisis Ménélas, le roi de Sparte, dit-elle après une hésitation.
Qu’Hélène soit devenue l’épouse de Ménélas n’avait pas empêché
Vénus de tenir son serment : elle fit naître dans le cœur de Pâris une
telle passion pour Hélène que celui-ci, bien qu’il n’eût encore jamais
vu celle dont il était amoureux, alla aussitôt trouver son père Priam.
— Justement, je voulais te voir ! lui dit-il. Il faut te marier et
assurer ta descendance. J’ai une jeune fille à te présenter, elle
s’appelle Œnone.
Œnone laissa Pâris indifférent ; comme son père insistait, il
l’épousa. Mais il la délaissa vite car il n’avait qu’Hélène en tête.
Un matin, Priam convoqua son fils au palais :
— Pâris, lui dit-il, j’ai une mission à te confier : je dois envoyer un
ambassadeur auprès du roi Ménélas, à Sparte. J’ai pensé que…
Sparte ! La ville où se trouvait la belle Hélène. Pâris s’écria :
— Ah, mon père, je pars sur-le-champ !
Pâris ne fit même pas ses adieux à Œnone.
Le même soir, il quitta la ville de Troie pour cingler vers la Grèce.
Quand il se présenta au palais de la ville, les gardes lui dirent :
— Quel dommage ! Le roi Ménélas vient justement de partir pour
la Crète. Il doit assister là-bas à d’importantes funérailles.
— Qu’importe ! s’exclama une voix féminine derrière eux. En son
absence, je reçois les ambassadeurs. Entre, étranger. Qui es-tu ?
Dès que l’épouse de Ménélas eut aperçu Pâris, son cœur chavira.
De son côté, l’envoyé de Troie crut défaillir de passion. D’une voix
altérée par l’émotion, il répondit :
— Je suis Pâris, le fils de Priam, roi de Troie, et descendant du
grand Jupiter lui-même…
Hélène n’en doutait pas : Pâris était beau comme un dieu !
À peine les gardes eurent-ils laissé les deux jeunes
gens en tête à tête qu’ils se précipitèrent dans les bras
l’un de l’autre.
— Ah, Hélène, fuyons ! murmura Pâris. Profitons de
l’absence de ton mari. Rejoignons ensemble ma bonne
ville de Troie.
— J’irai où tu iras. Mais je ne veux pas partir les
mains vides.
Hélène fit entasser dans des coffres les richesses du
palais et, dans la nuit, elle rejoignit en cachette le
navire de Pâris. Quand le jour se leva, les gardes
durent se rendre à l’évidence : non seulement la reine avait pillé les
biens de son époux, mais elle l’avait quitté pour partir avec un
étranger !
Sur le navire qui revenait à Troie, Pâris et Hélène goûtaient les
joies d’un amour réciproque. Et là-haut, sur l’Olympe, Vénus,
satisfaite, observait en souriant les amants qu’elle avait réunis.
Lorsque Ménélas revint de Crète, il laissa éclater sa colère :
— Traîtres ! Incapables ! hurla-t-il aux gardes de son palais. Vite,
convoquez-moi les rois de toutes les villes de Grèce.
Ils accoururent. Ménélas leur annonça la nouvelle :
— Pâris a enlevé Hélène, mon épouse ! À l’heure qu’il est, il navigue
avec elle vers Troie ! Vous rappelez-vous votre serment ?
— Oui, mon frère, répondit Agamemnon d’une voix sombre. Et
nous le respecterons. Nous rassemblerons nos armées. Nous
partirons pour Troie. S’il le faut, nous ferons le siège de la ville et
nous nous battrons. Mais nous ramènerons Hélène !
La guerre de Troie était déclarée…

Sur l’Olympe, Vénus comprit que la situation commençait à la


dépasser. Agacée par la vaine agitation des hommes, elle revint dans
son palais et entreprit d’y faire un peu de rangement. Elle avait trop
de choses et décida de se débarrasser de quelques babioles.
— J’entasse, j’entasse… marmonnait-elle. Tiens, qui a pu me faire
un cadeau si vulgaire ?
Elle tourna et retourna l’objet brillant entre ses mains avant
d’éclater de rire.
— Ça y est, je me souviens ! Suis-je sotte… Et comme cet objet est
de mauvais goût !
Elle le jeta. C’était un fruit. Un fruit en or : la pomme de Discorde.
IX
ACHILLE
UNE COLÈRE HOMÉRIQUE

DIX ANS… Voilà bientôt dix ans que les Grecs, sous le
commandement d’Agamemnon, font le siège de la ville de Troie ! De
tous les combattants, Achille est le plus courageux. Rien de plus
normal : son père descend de Jupiter en personne et sa mère, la
déesse Thétis, a pour ancêtre le dieu de l’océan !
Mais ce soir-là, le vaillant Achille rentre fourbu et découragé :
Troie semble imprenable et, pour comble de malchance, la peste, qui
s’est déclarée depuis peu, fait rage parmi les Grecs.
Comme il pénètre sous sa tente, il aperçoit son meilleur ami,
Patrocle, qui l’attend.
— Ah, fidèle Patrocle ! s’exclame-t-il en lui ouvrant ses bras. Je ne
t’ai même pas aperçu dans le feu de la bataille… Attends : je vais
saluer Briséis et je suis à toi.
Briséis est une esclave troyenne qu’Achille s’est attribuée, après
l’assaut de la semaine précédente, lors du partage rituel du butin. La
jeune prisonnière avait jeté sur lui un regard suppliant et Achille
était tombé sous son charme. Briséis elle-même ne semblait pas
indifférente à son nouveau maître.
Achille écarte la toile – mais la chambre de Briséis est vide. La
belle esclave se serait-elle enfuie ? Impossible : Briséis l’aime, Achille
en mettrait sa main au feu. Et puis les Grecs cernent les murs de la
ville ! Embarrassé, Patrocle s’avance vers son ami :
— Eh oui, Briséis est partie, Achille ! Je venais te prévenir.
Agamemnon, notre roi, a ordonné qu’on te la reprenne…
— Quoi ? Il a osé ?
Il blêmit et serre les poings. Il a de grandes qualités, Achille : c’est,
de loin, le guerrier le plus farouche et le plus rapide. Ne l’a-t-on pas
surnommé Achille au pied léger ? Sans lui, les Grecs auraient dû cent
fois abandonner le siège et regagner leur patrie ! D’ailleurs, un oracle
a prédit que la guerre de Troie ne pourrait pas être gagnée sans lui…
Mais il a aussi quelques défauts : il est impulsif, coléreux. Et très, très
susceptible.
— Laisse-moi t’expliquer, fait Patrocle sur un ton apaisant. Te
souviens-tu de Chriséis ?
— Tu veux parler de l’esclave qu’Agamemnon s’est octroyée quand
nous avons partagé le butin ?
— Elle-même. Le père de Chriséis, un prêtre, a voulu racheter sa
fille. Malgré l’énorme rançon qu’il en offrait, Agamemnon a refusé.
— Il a bien fait !
— L’ennui, poursuit Patrocle en soupirant, c’est que ce prêtre, pour
se venger, a appelé sur nous la colère d’Apollon. Voilà pourquoi la
peste ravage maintenant nos rangs ! Elle va cesser, car Agamemnon
a rendu ce matin Chriséis à son père. Mais le roi a voulu remplacer
son esclave perdue. Et il a ordonné qu’on vienne chercher Briséis.
Loin d’apaiser Achille, cette explication ravive sa colère. Écartant
son ami Patrocle, il se précipite hors de la tente. En quelques
enjambées, il rejoint le baraquement du roi. Il y a là tous les rois des
îles et des villes de Grèce. Achille bouscule Ménélas, Ulysse et trois
soldats qui ne s’écartent pas assez vite.
— Agamemnon ! clame-t-il en se plantant devant lui jambes
écartées. Cette fois, c’en est trop ! De quel droit me dépossèdes-tu de
l’esclave que je me suis choisie ? Oublies-tu que tu t’es servi le
premier ? Et qu’outre Chriséis, tu t’es octroyé dix fois plus de butin
que tu n’en as laissé à tes plus prestigieux guerriers ?
Un vieillard courbé à la longue barbe blanche s’interpose. C’est
Calchas, le devin.
— Achille, murmure-t-il, c’est moi qui ai recommandé au roi de
rendre Chriséis. Les oracles sont formels : c’était le seul moyen
d’apaiser Apollon et de chasser la peste qui nous décime !
— Je ne mets pas ton oracle en doute, Calchas, grommelle Achille.
Mais pourquoi Agamemnon m’a-t-il pris Briséis ? Après chaque
combat, c’est toujours la même chose : le roi se sert le premier – et
largement ! Il ne laisse que des broutilles à ceux qui combattent en
première ligne !
Agamemnon pâlit. Dominant son irritation, il bombe le torse et
jette à son meilleur soldat :
— Oublies-tu, Achille, que tu parles à ton roi ?
— Un roi ! En es-tu si digne, Agamemnon, toi qui ne sais que
donner des ordres et te retirer loin des combats ? C’est surtout après
la bataille que l’on te voit, pour le partage du butin !
— Tu m’insultes, Achille !
— Non. C’est toi qui m’as offensé en me volant Briséis ! J’exige que
tu me rendes cette esclave, elle me revient de droit !
— Pas question ! Tu oserais défier ton roi, Achille ?
Agamemnon n’a pas le temps d’achever sa phrase :
Achille tire son épée… quand la déesse Minerve lui
apparaît :
— Calme-toi, bouillant Achille ! chuchote-t-elle sur
un ton apaisant. Tu as d’autres moyens de te venger
du roi sans le tuer, crois-moi.
La vision s’estompe. Achille, qui est le seul à avoir
vu la déesse, rengaine son glaive.
— Soit ! décide-t-il d’une voix ferme. Garde Briséis
pour toi. Mais sache que, désormais, je ne me mêlerai
plus aux combats. Après tout, que m’importe cette
fameuse Hélène que Pâris est venue enlever à ton
frère ? Les Troyens ne m’ont jamais rien fait, à moi !
Et devant Ménélas, l’époux d’Hélène, qui jette un
regard de stupéfaction à Agamemnon, Achille tourne les talons et
s’en va.
Arrivé sous sa tente, il ne peut retenir ses larmes. Oui : Achille
pleure, de dépit autant que de rage. Car à la perte de Briséis s’ajoute
l’humiliation d’en avoir été dépossédé devant tous ses compagnons.
Cela, il ne peut le pardonner au roi !

Le lendemain soir, Patrocle rejoint Achille qui, de toute la journée,


n’a pas bougé de sa tente : il boude.
— Je suis exténué, soupire l’ami d’Achille en s’affalant sur un siège.
Aujourd’hui, nous avons perdu beaucoup d’hommes. Ta vaillance
nous a bien fait défaut ! Quand les Troyens ont constaté que tu ne
participais pas au combat, leur ardeur a redoublé.
Achille ne répond pas. Pour que la ville de Troie soit prise, tous
savent que sa présence ou son action sont indispensables. Il espère
qu’Agamemnon, privé de son meilleur guerrier, finira par lui rendre
Briséis. Qui sait même s’il ne viendra pas le supplier de reprendre le
combat ?
Mais Achille se souvient aussi d’une prédiction
funeste : le devin Calchas a révélé à sa mère que, s’il se
rendait à Troie, il y mourrait peu de temps après
Hector, le fils de Priam et le plus célèbre des guerriers
troyens ! Pour détourner le destin, Thétis, la mère
d’Achille, avait usé de mille ruses : pour le rendre
immortel, elle avait d’abord plongé son fils dans le
Styx, le fleuve des Enfers. Mais elle n’avait pu
l’immerger totalement ; et le talon par lequel elle le
tenait était ainsi resté le seul point vulnérable de son
corps. Ensuite, Thétis avait déguisé son fils en femme
et l’avait envoyé sur l’île de Scyros pour le mettre à
l’abri. Mais Ulysse était parvenu à retrouver Achille et à l’entraîner
jusqu’à Troie.
— Ah, Patrocle ! soupire Achille. Que suis-je donc venu faire ici ?
Comme je regrette de ne pas être resté en Thessalie ! Dans ma patrie,
j’aurais pu mener la vie paisible d’un bouvier…

La semaine suivante, Patrocle pénètre tout joyeux sous la tente


d’Achille pour lui annoncer :
— Ça y est ! La fin de la guerre approche ! Pâris et Ménélas vont
s’affronter demain en combat singulier ! Le gagnant gardera Hélène
et le camp du perdant devra se soumettre aux lois du vainqueur !
— Pourquoi pas ? bougonne Achille, aussi surpris que déçu.
En effet, son chantage tombe ainsi à l’eau. Et si l’oracle a dit vrai, la
défaite des Grecs est assurée ! Cependant, le lendemain soir, des
clameurs, des cris et le fracas des épées poussent Achille à quitter sa
tente : devant les murs de Troie, les armées ennemies s’affrontent
avec acharnement.
— Le duel a été différé, explique Patrocle. Ces traîtres de Troyens
ont rompu la trêve et la guerre a repris !
À cet instant arrive un autre guerrier grec. En reconnaissant
Ulysse, Achille se lève pour le saluer.
— Entre, mon ami, lui dit-il. Je m’apprêtais à dîner. Avant de me
révéler ce qui t’amène, viens partager un peu de viande et de vin !
Achille admire Ulysse mais il a appris à s’en méfier. Car ce héros,
célèbre pour ses ruses, n’est sûrement pas venu lui rendre une simple
visite de courtoisie. Le repas achevé, Ulysse déclare :
— Le roi m’envoie vers toi pour t’inviter à reprendre le combat…
— Pas question ! répond Achille qui bâille en se jetant sur son lit.
— Ne sois pas têtu, Agamemnon fait enfin amende honorable : il
accepte de te rendre Briséis. Il y ajoute dix talents d’or, douze
chevaux, sept esclaves et il s’engage, si Troie est prise, à te laisser
charger d’or tous tes vaisseaux ! Qu’en dis-tu ?
— Trop tard, Ulysse, c’est inutile : je ne veux plus me battre.
Joignant le geste à la parole, Achille tourne le dos à ses hôtes.
— Oui, explique Patrocle en soupirant : sa colère n’est pas calmée,
Achille a décidé de bouder.

Quelques jours plus tard, Patrocle a une si triste figure en entrant


sous la tente d’Achille que celui-ci lui demande :
— Eh bien, les nouvelles seraient-elles si mauvaises ?
— Oui ! N’entends-tu pas les râles de nos guerriers qui agonisent à
quelques pas d’ici ? Hélas, nous allons perdre la guerre. Ah, Achille,
ajoute Patrocle en désignant, dans un coin de la tente, l’armure et le
casque à aigrette de son ami, m’autoriserais-tu à combattre
aujourd’hui en portant tes habits ?
— Bien sûr ! Ce qui est à moi t’appartient. Mais pourquoi ?
— Ainsi vêtu, je sèmerai la terreur parmi les Troyens : en
apercevant ton armure, ils croiront que tu as repris le combat.
— Va… mais je t’en conjure, sois prudent ! répond Achille en
serrant son ami contre lui.
Dans l’après-midi, la longue sieste du héros est interrompue : un
guerrier grec pénètre sous sa tente. Il est essoufflé et en pleurs.
— Achille ! gémit-il. Malheur sur nous ! Patrocle est mort ! Hector,
le plus intrépide des Troyens, l’a transpercé de sa lance ! Il l’a même
dépouillé de ton armure. Nos ennemis se disputent son corps.
À ces mots, Achille se lève pour hurler aux dieux sa douleur. Il
s’arrache les cheveux, se roule à terre et se couvre le visage de
poussière. Il pleure à gros sanglots en gémissant :
— Patrocle, mon frère, mon seul véritable ami !
Mort. Patrocle est mort. La souffrance que ressent Achille décuple
sa colère ; il détourne alors sa fureur :
— Maudit Hector… Où est-il ? Ah, Patrocle, je jure de te venger ! Je
ne suivrai pas tes funérailles avant d’avoir tué Hector de mes propres
mains !
Fou de chagrin, Achille s’arme à la hâte et se rue
hors de sa tente. Il s’élance vers les murs de la ville
assiégée et jette à trois reprises un cri si furieux que
les Troyens, stupéfaits, en tremblent d’épouvante sur
les remparts. Les chevaux eux-mêmes hennissent de
frayeur. Très vite, les Grecs profitent de cette
confusion : ils parviennent à ramener le corps de
Patrocle tandis qu’Achille se précipite sur une
douzaine d’ennemis qu’il embroche. Comme un
treizième succombe, il entend, près de lui, une voix
qui gémit :
— Polydore… Tu viens de tuer mon frère Polydore !
Achille se retourne vers le Troyen qui se lamente : c’est Hector en
personne ! Une seconde, les deux champions s’affrontent du regard.
Et la prédiction, une dernière fois, effleure l’esprit d’Achille : Tu
mourras peu après Hector. Ainsi, en vengeant Patrocle, Achille
hâtera sa propre fin. Qu’importe ! Avec un cri de fureur, il attaque le
meurtrier de son ami, qui fuit !
Trois fois, les adversaires font le tour de la ville en courant, ne
s’arrêtant que pour échanger de terribles coups de glaive. Épuisé,
Hector s’arrête pour de bon. Il jette sa lance qu’Achille évite. Avisant
alors la jugulaire de l’armure de son ennemi, Achille ajuste son coup
et y plonge son glaive ! Hector, la gorge transpercée, s’effondre et
expire.
Négligeant les cris de désespoir des Troyens qui ont suivi le combat
depuis les remparts de la ville, Achille dépouille le cadavre de son
armure. Il attache Hector par les pieds à un char, fouette les chevaux
et, trois fois, fait le tour de la cité en traînant le corps dans la
poussière. Puis il l’abandonne à terre, près de sa tente.
— Qu’il soit la proie des vautours et des chacals ! ordonne-t-il.
Ainsi laissé sans sépulture, l’âme du défunt ne
trouvera jamais de repos. Le héros se tourne alors vers
le corps de Patrocle, que les Grecs, entretemps, ont
hissé sur un bûcher funèbre.
— À présent, va, Patrocle ! murmure-t-il en
étouffant un sanglot. Rejoins en paix le royaume de
Pluton !
Voici Troie privée de son meilleur combattant. Mais
la vengeance d’Achille est amère, elle a le goût de sa
propre mort.

Dans la nuit, un bruit suspect fait bondir Achille hors de sa couche.


Il n’a pas le temps de saisir son épée : déjà, des mains tremblantes
entourent ses genoux. À la lueur de la lune, le héros, stupéfait,
reconnaît Priam, le père d’Hector ! Comment ce vieillard est-il
parvenu à quitter Troie assiégée et à s’infiltrer jusqu’ici ?
— Achille ! gémit Priam, je viens t’implorer. J’avais cinquante fils.
Presque tous ont péri dans cette interminable guerre. Et tu as tué
Hector, mon fils préféré ! Je t’en supplie, rends-moi son corps.
Face au désespoir et au courage de ce vieil homme qui ose se jeter
aux pieds de son pire ennemi, Achille est décontenancé.
— Je t’ai apporté une rançon énorme, ajoute Priam en sanglotant.
— Relève-toi, répond le héros, ému aux larmes.
Alors, quittant sa tente, il va ramasser le cadavre d’Hector pour le
rendre lui-même à son père. Il ajoute :
— Tu es épuisé, Priam. Viens donc boire et manger. Reste ici et
dors sans crainte. Je fais le serment que tu rejoindras Troie à l’aube,
avec le corps de ton fils, sans être inquiété.

Le bûcher funéraire de Patrocle n’aura pas le temps d’être allumé :


le lendemain, après le départ de Priam, et alors qu’Achille lance un
terrible assaut contre les murs de Troie, le ravisseur d’Hélène, Pâris
en personne, se glisse hors de la ville – sans doute sur les conseils
d’Apollon, son dieu protecteur. Il aperçoit Achille qui court et,
bandant son arc, il décoche une flèche qui vient se planter…
exactement sous le pied du guerrier !
Achille, dont le talon est transpercé, s’écroule. Il
arrache la flèche, voit que le sang continue de couler et
comprend que sa vie s’en va avec lui. L’oracle a dit
vrai.
— Patrocle, je te rejoins ! hurle-t-il avant de jeter un
dernier soupir.
Achille meurt. Maintenant que son destin est
accompli, Troie va pouvoir tomber, ainsi que l’oracle
l’a prédit. Mais comment ? Au moyen de quelle ruse ?
Car Achille est mort ; et Troie est encore debout…

Les Grecs disputèrent aux Troyens le cadavre du grand Achille et le


ramenèrent sous sa tente. La belle Briséis inonda de ses larmes le
corps d’un maître qu’elle n’avait pas eu le temps d’aimer. C’est elle-
même qui alluma le bûcher sur lequel gisaient désormais les
cadavres des deux amis fidèles. Comme le voulait la coutume, elle
coupa les longues tresses de ses cheveux pour les jeter dans les
flammes.
Une fois que l’on eut recueilli les cendres d’Achille mêlées à celles
de Patrocle, les Grecs les enfermèrent dans une même urne, qu’ils
enterrèrent au sommet d’une colline.

Aujourd’hui, les passagers des navires qui traversent l’ancien


Hellespont(9) peuvent encore apercevoir cette colline. L’urne n’existe
plus et les cendres, depuis bien longtemps, se sont mêlées aux ruines
de Troie… Une ville que le poète Homère appelait Ilion(10), et
qu’Ulysse allait prendre au moyen d’une ruse étonnante.
X
ULYSSE
LE CHEVAL DE TROIE

TOURNANT le dos aux murs de l’imprenable ville de Troie, Ulysse


songeait, le regard perdu du côté de la mer toute proche…
Il songeait à Ithaque, l’île à présent lointaine dont il était le roi ; il
songeait à Pénélope, son épouse, qu’il avait laissée là-bas – et à leur
fils, Télémaque, qui avait dû bien grandir.
— Dix ans ! murmurait-il en dominant son chagrin. Voilà dix ans
que je suis parti. Dix ans perdus à assiéger une ville. Et tout cela pour
honorer un serment, et obliger Pâris à rendre la belle Hélène à son
époux Ménélas…
Que de victimes durant cette interminable guerre qui continuait
d’opposer les Troyens aux Grecs ! Les meilleurs avaient péri : Hector,
le champion de Troie, et le héros grec, Achille. Pâris lui-même avait
succombé à une flèche empoisonnée. Mais Hélène restait
prisonnière. Et la ville ne se rendait toujours pas.
— Cependant, déclara une voix près d’Ulysse, la guerre va bientôt
s’achever et Troie sera détruite. Oui : les oracles sont formels.
Ulysse reconnut Calchas, le vieux devin. Et comme il allait
répliquer par une raillerie, une idée folle lui traversa l’esprit.
— Tu rumines quelque ruse, n’est-ce pas, Ulysse ? dit le vieillard.
Le roi d’Ithaque approuva avant d’ajouter avec agacement :
— Comment devines-tu mes pensées avant que je les exprime ?
— Tu oublies, répondit Calchas, que c’est là mon métier. Et chacun
sait que de nous tous, tu es sans doute le plus avisé. Parle !
— Non. Je dois réfléchir. Puis livrer mon projet à nos alliés.
Le même soir, le roi Agamemnon rassembla tous les
chefs de la Grèce qui faisaient le siège de Troie. Ulysse
alors leur déclara :
— Voilà : nous allons construire un immense cheval
de bois…
— Un cheval ? fit Agamemnon qui attendait un plan
de bataille moins farfelu.
— Oui. Un cheval si grand que nous ferons monter
en secret dans ses entrailles cent de nos guerriers
parmi les plus vaillants. Pendant ce temps, nous
démonterons nos tentes et nous rejoindrons nos
vaisseaux. Il faut que les Troyens voient nos navires
cingler loin du rivage.
L’un des compagnons d’Ulysse, qui s’appelait Sinon, s’exclama,
scandalisé :
— Tu es fou ! Ainsi, tu veux lever le siège ?
— Attends, Sinon : tu oublies les cent Grecs dissimulés dans le
cheval ! D’autre part, l’un de nous restera auprès de la statue. Après
notre départ, il sera capturé par les Troyens. Voilà ce que cet espion
leur dira : lassés du siège, les Grecs rejoignent leurs patries. Pour que
Minerve leur soit favorable, ils lui ont bâti ce cheval…
— Minerve ? s’étonna Agamemnon. Mais Minerve est la protectrice
de nos ennemis ! Elle y a sa statue à Troie, dans le Palladium !
— Justement : nos ennemis croiront que nous voulons nous
accorder ses bonnes grâces ! expliqua Ulysse. Je suis sûr que pour ne
pas offenser Minerve, les Troyens feront entrer dans leur ville ce
cheval qui lui aura été dédié.
— Je vois ! admit Agamemnon. Mais jamais cent de nos guerriers,
fussent-ils les meilleurs, ne viendront à bout des Troyens. Veux-tu
donc, Ulysse, jeter notre élite dans la gueule du loup ?
— Non. Je veux au contraire nous ouvrir la bergerie. Car ce cheval
sera si gigantesque qu’il ne pourra passer par aucune des portes de la
ville : les Troyens devront abattre les murs pour le faire entrer !
— Crois-tu qu’ils prendront ce risque ? demanda le roi.
— Oui, s’ils sont persuadés que nous avons levé le camp, et s’ils
voient disparaître nos navires à l’horizon ! En réalité, ceux-ci
gagneront l’île de Ténéos, toute proche. Une fois le cheval dans la
ville, notre espion, la nuit venue, au moment qu’il jugera propice,
allumera un feu sur les remparts. Nos armées débarqueront avant
l’aube et pénétreront dans la cité.
Épéios, le charpentier qui avait construit les baraquements, se leva
pour clamer :
— Ce stratagème me plaît ! Construire un tel cheval me paraît
possible : le mont Ida, tout proche, regorge de chênes centenaires.
— Quant à moi, ajouta le courageux Sinon, je veux bien être celui
qui restera auprès de ce cheval ! Je duperai les Troyens ; une fois la
statue géante installée dans la ville, je ferai sortir de ses entrailles
ceux qui y seront dissimulés !
— C’est risqué, murmura Agamemnon en caressant sa barbe. Les
Troyens peuvent te tuer, Sinon. Ils peuvent aussi ne jamais faire
entrer ce cheval – ou découvrir très vite ceux qui y sont cachés.
— Certes ! lança Ulysse. Mais n’êtes-vous pas las de cette guerre ?
Et n’avez-vous pas hâte de rentrer chez vous ?
Des cris unanimes lui répondirent : ce siège avait assez duré. Aux
yeux des Grecs, tous les risques valaient mieux que prolonger
l’attente.

Du haut des remparts de sa ville, le roi Priam, stupéfait, observait


ses ennemis : ils étaient occupés à brûler les baraques de leurs
campements, à plier leurs tentes et à regagner leurs vaisseaux.
— Les Grecs s’en vont ! s’étonnait-il. Ils lèvent le siège !
— Mon père, ne vous y fiez pas. C’est une ruse, elle nous perdra…
Cassandre, la prophétesse de la ville, était loin de partager
l’optimisme de son père. Hélas ! nul ne prêtait jamais foi à ses
prédictions.
Cassandre était si belle qu’Apollon lui-même avait été séduit. Elle
lui avait dit : « Je veux bien t’appartenir mais accorde-moi d’abord le
don de prophétie. » Apollon avait consenti. Une fois ce don obtenu,
Cassandre avait rejeté le dieu en se moquant de lui. Jugeant indigne
de retirer ce qu’il avait donné, Apollon avait déclaré : « Soit… tu
sauras lire l’avenir, Cassandre, mais nul ne croira jamais tes
prédictions ! »
— C’est une ruse, mon père, je le sais, je le sens…
— Allons, Cassandre, ne dis pas de bêtises : si les Grecs voulaient
revenir, ils ne détruiraient pas ces bâtiments qu’ils ont mis tant de
temps à construire ! Vois, plusieurs vaisseaux ont déjà pris la mer.
— Mon père, vous souvenez-vous de ce que j’ai prédit quand Pâris
est revenu ici avec la belle Hélène, il y a dix ans de cela ?
— Oui ! Je me souviens que tu as déchiré le voile d’or de ta coiffe…
Tu t’es arraché les cheveux et tu as pleuré en prophétisant la perte de
notre ville. Tu avais tort : nous avons tenu le siège et gagné !
Cassandre, ajouta Priam, mes yeux sont trop usés pour voir ce que
les Grecs sont en train de construire sur le rivage, qu’est-ce ?
— Cela ressemble à une statue, dit-elle. Une grande statue en bois.

Trois jours plus tard, les Troyens durent se rendre à l’évidence : les
Grecs étaient partis ! Du haut des remparts, on ne distinguait que la
plaine déserte où tant d’hommes étaient tombés – et là-bas, sur la
mer, les dernières voiles des vaisseaux ennemis. Sur la plage,
l’étrange monument que les Grecs avaient abandonné intriguait le
roi Priam qui déclara :
— Allons voir ce que c’est !
Pour la première fois depuis dix ans, les portes de la ville furent
grandes ouvertes.
Quand les Troyens découvrirent sur le rivage un somptueux cheval
de bois plus haut qu’un temple, ils ne purent retenir leur surprise et
leur admiration.
— Priam ! hurla un Troyen qui s’était aventuré sous l’animal. Nous
venons de dénicher un guerrier grec, ligoté à l’une des pattes !
Ils coururent détacher l’inconnu et le pressèrent de
questions. Mais l’homme refusait de répondre.
— Qu’on lui tranche le nez et les oreilles ! ordonna
Priam.
Mutilé, torturé, l’infortuné Grec finit par avouer :
— Je m’appelle Sinon. Oui, nos vaisseaux sont
repartis ! Sur les conseils du devin Calchas, les Grecs
ont construit cette offrande à Minerve afin que la
déesse pardonne l’offense faite à votre ville. Pour
obtenir une mer favorable, Ulysse a voulu me noyer et
m’immoler à Neptune. Mais je me suis échappé et
réfugié sous la statue. Pour ne pas déplaire à Minerve
à qui il demandait protection, Ulysse s’est contenté de
m’attacher ici.
— Une offrande à Minerve ! s’exclama Priam, émerveillé.
— La laisserons-nous sur la plage, exposée au vent et à la pluie ?
demandèrent plusieurs Troyens.
— Oui ! frémit Cassandre. Mieux encore : brûlons cette offrande
impie. C’est un cadeau empoisonné que nos ennemis nous ont fait.
— Tais-toi, répondit le roi à sa fille. Qu’on bâtisse une plate-forme !
Qu’on apporte des rondins ! Qu’on amène ce cheval dans notre cité,
près du temple édifié en l’honneur de la déesse !
Ce fut un travail plus long et plus difficile que prévu.
Mais un soir, le cheval fut enfin amené en triomphe
devant les Troyens massés sur les remparts. Hélas, les
portes étaient trop étroites pour le faire passer. Après
un regard vers la plaine désertée, Priam ordonna :
— Qu’on abatte l’un des murs de la ville !
— Mon père, prédit sa fille en frissonnant, je vois
notre cité en flammes, j’aperçois mille cadavres qui
jonchent ses rues !
Personne n’écoutait Cassandre : les Troyens étaient
subjugués par ce cheval splendide et monstrueux à la
fois, aux oreilles dressées et aux yeux sertis de pierres
précieuses.
L’animal fut poussé jusqu’au temple de Minerve où débuta une
grande fête qui réunit tous les Troyens rescapés : la guerre était finie,
les Grecs étaient partis, et ce cheval arrivait à point nommé pour
célébrer une victoire qu’on n’attendait plus !
Nul ne prenait plus garde à Sinon qui avait été épargné. Se glissant
parmi les noceurs, l’espion grec gagna les remparts déserts ; il y
construisit un grand bûcher et, avant d’y mettre le feu, il attendit que
les Troyens s’écroulent, ivres de danses et de vin.

Au fil des heures, à l’intérieur du cheval, Ulysse et ses compagnons


comprenaient que leur stratagème avait réussi ! Ils avaient entendu
le fracas des murailles abattues, les cris de joie et de victoire des
Troyens, puis la rumeur de la fête qui, à présent, s’était tue. Soudain,
une voix de femme surgit sous les pieds des guerriers silencieux :
— Ah, chers compatriotes, pourquoi m’avez-vous abandonnée ?
Mon époux, à cette heure, où es-tu ? Sais-tu qu’après la mort de
Pâris, c’est Déiphobe, son propre frère, qui m’a forcée à partager son
lit ? Et toi, brave Ulysse, es-tu aussi parti ?…
C’était la belle Hélène. Ménélas s’apprêtait à lui répondre, mais
Ulysse lui plaqua la main sur la bouche. Longtemps, Hélène gémit
sous le cheval. Puis sa voix s’éloigna. Mais une autre jaillit :
— Ulysse ? Diomède ? Ajax ? Néoptolème ? Ménélas ? C’est Sinon
qui vous parle ! Les Troyens sont tous assoupis ! Voici plusieurs
heures que j’ai allumé le signal. L’aube approche… Vite, sortez !

É
Aussitôt, à l’intérieur de la statue, Épéios enleva les cales qui
retenaient le poitrail. La paroi bascula. Ulysse fit tomber des cordes.
Et cent guerriers armés sortirent un à un des entrailles du cheval. Au
même moment, les navires grecs, poussés par un vent favorable,
débarquaient sur la grève. Les armées d’Agamemnon s’élancèrent
vers Troie éventrée. Tandis que les Grecs surgis du cheval
envahissaient la cité endormie, Ulysse lançait de furieux cris de
ralliement.
Les Troyens eurent à peine le temps de comprendre ce qui
arrivait : la plupart périrent à peine réveillés. Les plus valeureux, mal
remis de leur beuverie nocturne, n’offrirent qu’une résistance
dérisoire. Les moins téméraires ne durent leur salut qu’à la fuite.
Tandis que le caniveau des rues ruisselait du sang
des Troyens égorgés, Néoptolème, le fils d’Achille,
découvrait Priam à genoux devant l’autel de Jupiter.
Sans pitié, il égorgea le roi. Plus loin, Ménélas
dénichait Hélène dans le logis de Déiphobe, le frère de
Pâris. Il le tua d’un coup de lance avant de s’élancer
vers son épouse retrouvée. Ajax, en entrant dans un
temple, trouva la belle Cassandre au pied de la statue
de Minerve.
— Ah ! s’exclama-t-il, voilà si longtemps que je te
voulais à moi !
Pendant que la fille de Priam était déshonorée, la déesse de pierre,
dit-on, détourna la tête.
Quand le jour se leva, il ne restait de Troie que des ruines ; ce qui
n’était pas détruit achevait de brûler. Déjà, les Grecs chargeaient
leurs navires avec le butin de la ville dévastée. Ulysse, face à
l’étonnant cheval qui avait assuré la victoire, dut soudain s’écarter :
une femme d’une stupéfiante beauté passait, indifférente à ce
carnage qu’elle avait indirectement provoqué. C’était Hélène. Les
guerriers, muets d’admiration, s’arrêtaient pour la contempler.
Ulysse sentit monter en lui une étrange amertume.
— Allons ! dit-il soudain à ses hommes qui regagnaient son navire.
Cette fois, la guerre est finie, rejoignons notre bonne île d’Ithaque !
Pour lui-même, il ajouta : « Et Pénélope, ma chère épouse, qui
m’attend depuis dix ans ».
Hélas, Ulysse ignorait qu’il n’était pas près de rejoindre sa patrie !
Les dieux en décideraient autrement : dix autres années passeraient
avant qu’il ne rentre. Le temps d’une longue odyssée(11).
XI
PÉNÉLOPE
« DIS, QUAND REVIENDRAS-TU ?… »

TOURNANT le dos à la foule de ses prétendants rassemblés, Pénélope


tissait, le regard perdu vers la mer. Parfois, un long soupir
s’échappait de sa poitrine. Elle songeait à Ulysse, son époux parti
depuis vingt ans, et se surprenait parfois à fredonner :
« Dis, quand reviendras-tu ?… »
Souvent, elle s’adressait ainsi à celui qu’elle continuait d’aimer,
prolongeant indéfiniment l’écho de sa présence.
— Pénélope, lui lança soudain Eurymaque. tu dois choisir l’un
d’entre nous ! À l’heure qu’il est, Ulysse est mort, tu le sais bien.
Pénélope n’en croyait pas un mot. Dix ans auparavant, elle avait
appris que grâce à une ruse de son mari, la ville de Troie avait enfin
été prise et rasée.
Mais à ses yeux, il n’y aurait de vraie victoire qu’au retour de son
époux.
— Ithaque a besoin d’un roi ! Quand te décideras-tu à te remarier ?
— Dois-je te le répéter, Eurymaque ? répondit-elle doucement, je
me remarierai quand j’aurai achevé mon ouvrage.
— Voilà trois ans que tu travailles à ce linceul ! grommela
Antinoos, un autre prince de l’île. Je trouve que tu tisses bien
lentement !
Tisser un linceul était un travail sacré. De plus, celui-ci était
destiné à Laerte, le père d’Ulysse qui était aujourd’hui bien vieux.
Perfide, Eurymaque ajouta :

À
— Oui, ton ouvrage avance mal, Pénélope. À mon avis, tu devrais te
hâter car les jours de Laerte sont comptés.
Pénélope frémit sans oser répliquer. De jour en jour, les
prétendants au trône s’impatientaient. Quant à son fils Télémaque, il
était parti à la recherche de son père. Seule, Pénélope avait de plus
en plus de mal à contenir l’impatience de tous ces nobles qui
voulaient l’épouser pour prendre le pouvoir. Fidèle à Ulysse, la reine
avait perdu sa jeunesse – mais pas l’espoir. Elle gagna ses
appartements sans un regard pour ces hommes cupides.
L’aube était encore loin quand Pénélope se leva. Elle
quitta sa chambre à pas feutrés et rejoignit la grande
salle du palais. S’approchant du linceul, elle tira le fil
qui dépassait et entreprit de détisser ce qu’elle avait
accompli la veille. Voilà en effet pourquoi son ouvrage
n’avançait pas : depuis de nombreux mois, Pénélope
défaisait chaque nuit le travail de toute sa journée !
Soudain, elle entendit un bruit, se retourna et
reconnut une servante qui, étonnée, observait le
manège de sa maîtresse.
— Attends ! s’écria Pénélope. Ne t’en va pas, je vais
t’expliquer !
Mais la jeune fille s’était éclipsée. Et quand
Pénélope, au matin, entra dans la salle du palais, elle fut accueillie
par cent regards sévères ou goguenards. Furieux, Eurymaque
s’exclama :
— Pénélope, tu t’es moquée de nous ! Ta servante nous a expliqué
ton stratagème ! ajouta-t-il en désignant le linceul. Cette fois, tu ne
t’en tireras plus par une traîtrise. Aujourd’hui, tu épouseras l’un de
nous !
Dans un coin de la pièce, plusieurs prétendants étaient vautrés sur
des sièges. D’autres avaient apporté des tonneaux et commencé à
boire le vin des chais royaux. Les plus hardis donnaient déjà des
ordres aux serviteurs comme si le palais leur appartenait. Pénélope
comprit qu’elle était perdue : si elle ne choisissait pas un mari, ces
nobles allaient s’affronter et mettre le palais à sac. Parmi eux,
Eurymaque, le plus riche et le plus puissant, avait l’arrogance de
celui qui est sûr d’être l’élu.
— Ah, Ulysse, murmura Pénélope désespérée, quand reviendras-
tu ?
— Bientôt, lui chuchota à l’oreille une voix familière.
Le jeune homme qui venait de rejoindre la reine n’était pas
Ulysse… mais Télémaque ! Son fils unique était enfin là. Pénélope se
précipita dans ses bras. Les prétendants restèrent un moment
décontenancés par cette irruption inattendue. Le fils d’Ulysse avait
grandi en force et en beauté ; son retour contrariait les projets des
cent prétendants. Mais Eurymaque, plein de morgue, lança :
— Eh bien, Télémaque, as-tu retrouvé ton père ?
— Non. Mais je sais qu’il est vivant. Et qu’il sera là d’ici peu.
— Dis-moi, ajouta Antinoos en observant Télémaque, tu as du poil
au menton, à présent… Qu’en dis-tu, Pénélope ?
La mère de Télémaque approuva en tremblant. Tous savaient
qu’avant de partir, Ulysse avait dit à sa femme : Si je ne reviens pas,
attends pour te remarier que notre fils porte la barbe.
Cette fois, Pénélope n’avait plus aucune raison de reculer. Mais
prendre un protecteur lui était odieux. Et parmi ces hommes qu’elle
détestait, aucun ne valait mieux que l’autre. Comme elle allait
répondre, un serviteur et un mendiant se présentèrent.
— Eumée ! s’exclama Pénélope en souriant. Entre, tu es le
bienvenu.
Eumée était le vieux gardien des cochons du palais. Il s’inclina et
désigna l’homme qui l’accompagnait. C’était un mendiant en
haillons, encore plus âgé et plus sale que lui.
— Grande reine, dit Eumée, ce voyageur demande l’hospitalité.
— Viens, brave homme, dit Pénélope en tendant la main à
l’inconnu. Mange, bois et prends du repos : tu es chez toi dans mon
palais.
— Ce palais, coupa Eurymaque, appartiendra désormais à l’homme
que tu épouseras. Maintenant, nous te sommons de le choisir !
Les cent prétendants assemblés approuvèrent,
menaçants. Et tandis que les conversations
reprenaient, Pénélope fut intriguée par le
comportement du vieux chien de son époux : l’animal,
qui était aujourd’hui aveugle et quasi infirme, avait
quitté en rampant sa couche, toute proche du trône
vide du roi ; arrivé aux pieds du mendiant, il leva la
tête, gémit faiblement et lécha les mains du voyageur
qui le caressait. Après quoi la bête, qui semblait
sourire, rendit son dernier soupir dans les bras du
voyageur accroupi.
— Espèce de méchant pouilleux, file d’ici ! lui jeta
Eurymaque.
— Non, ordonna Pénélope, saisie d’un pressentiment. Euryclée,
apporte un bassin d’eau tiède et lave les pieds de notre hôte.
Euryclée était la plus ancienne servante du palais. Autrefois, elle
avait été la nourrice d’Ulysse. Elle s’empressa d’obéir à sa maîtresse,
qui ne faisait que respecter les traditions de l’hospitalité.
Avant d’aller s’asseoir, le mendiant se pencha à l’oreille de
Pénélope pour lui chuchoter :
— Dis que tu épouseras celui qui saura bander l’arc de ton époux !
Stupéfaite, Pénélope dévisagea l’inconnu auprès duquel Euryclée
s’empressait. Non, il était trop vieux et trop laid pour être son mari
déguisé. Pourtant, c’eût bien été son style de s’introduire ainsi
incognito, pour confondre ses ennemis.
Relevant la tête, Pénélope, troublée, répéta mot pour mot :
— Soit : j’épouserai… celui qui saura bander l’arc de mon époux !
Surpris, les prétendants se consultèrent du regard. Le premier,
Eurymaque réagit :
— Tu nous lances un défi ? Et si vingt d’entre nous y parvenaient ?
— En ce cas, répliqua Télémaque, ma mère organiserait un
concours de tir, et elle épouserait le vainqueur.
Pénélope se tourna vers son fils. Ce n’était guère dans sa manière,
de prendre de telles initiatives. L’absence et les épreuves l’avaient
sans doute mûri. À cet instant, la vieille nourrice d’Ulysse poussa un
cri ; elle venait de découvrir une cicatrice au genou du mendiant.
— Oh, c’est une vieille blessure, disait-il, elle ne me fait plus
souffrir.
Déjà, Télémaque revenait avec l’énorme arc de son père et
plusieurs carquois remplis de flèches. Il était accompagné de
Philétios, un fidèle serviteur qui portait une douzaine de haches.
— Je l’essaierai le premier ! décréta Eurymaque.
Il saisit la corde, la tendit si fort que son visage s’empourpra.
— N’insiste pas, railla Antinoos. Le bois n’a même pas plié !
Il prit l’arc à son tour et essaya de le bander. Sans succès.
— Donne-le-moi, fit un autre prétendant en bousculant ses
compagnons.
Il échoua comme les deux premiers. Les heures coulèrent. Et
quand la nuit tomba, aucun homme n’avait pu décocher la moindre
flèche. C’est alors que la voix du vieux mendiant s’éleva :
— Peut-être faut-il assouplir cet arc ? Vous permettez ?
Avant qu’aucun ne songeât à s’interposer,
Télémaque tendait l’arme à l’inconnu et poussait
Pénélope vers la porte.
— Mère, lui murmura-t-il, il vaut mieux que vous
partiez.
Elle voulut protester. Mais sur un signe de son fils,
Philétios l’obligea à quitter la pièce ; une fois sortie,
Pénélope entendit que l’on poussait les loquets.
Songeuse, elle retourna dans ses appartements.
Soudain, elle aperçut dans la chambre de son fils des
dizaines d’épées, de lances et de glaives entassés.
— Mais… ce sont les armes de mes prétendants ! Qui
a ordonné qu’on les rassemble ici ? Et pourquoi ?
Venant de la salle du palais, une immense clameur
et des cris d’effroi lui répondirent. Alors un fol espoir envahit son
cœur…

Devant les prétendants ébahis, le vieux mendiant venait, sans


effort, de bander le grand arc d’Ulysse ! Profitant de leur surprise,
Télémaque, lui, avait fixé en étoile les douze haches au mur, en
superposant les trous qui perçaient l’extrémité de chaque manche.
L’orifice unique qu’ils offraient était ainsi devenu le centre d’une
énorme cible. Télémaque s’exclama :
— Souvenez-vous ! Seul mon père pouvait bander son arc ! Et nul
autre que lui n’avait jamais atteint un but aussi petit !
Sans se troubler, le mendiant visa… et tira. La flèche traversa la
pièce et vint se planter au centre de la cible. Un cri jaillit, se
multiplia, où se devinaient la stupeur et l’effroi :
— C’est Ulysse !
— Ce ne peut être que lui. Pourtant, c’est impossible !
Alors, le mendiant arracha ses haillons d’un coup.
— Oui ! gronda-t-il. C’est moi, Ulysse, votre maître ! Ce matin, les
Phéaciens m’ont déposé sur la grève d’Ithaque. Et grâce à Minerve,
qui a su me vieillir et me déguiser, vous voilà enfin confondus. Ah,
vous dilapidiez mes richesses ? Vous convoitiez mon épouse ? Vous
cherchiez à me supplanter ?
— Qui t’a raconté ces sornettes ? fit Eurymaque en grimaçant.
— Eumée, mon fidèle porcher ! Sans me reconnaître, il m’a
accueilli. Grâce à lui, je connais votre fourberie ! Avec son aide et
celle de mon fils, aucun de vous ne m’échappera.
Eurymaque eut un mouvement pour fuir. Mais le brave Philétios
gardait la porte, cadenassée. Antinoos, lui, voulut saisir son glaive.
Mais comme tous les autres prétendants, il comprit qu’il était
désarmé. Alors il s’élança vers les haches. Une flèche lui traversa la
gorge et l’arrêta dans son élan. Déjà, Ulysse en saisissait une autre et
hurlait :
— Télémaque, Philétios, Eumée… écartez-vous !

Dans la nuit, Pénélope sursauta : un inconnu se tenait là, au seuil


de sa chambre. Elle se leva, s’approcha de l’homme et tenta de
l’identifier à la lueur de la lune.
— Eh bien, Pénélope, murmura-t-il, tu ne me reconnais pas ?
Tremblant des pieds à la tête, elle n’osait comprendre. Le voyageur
était accompagné de Télémaque et d’Euryclée.
— C’est lui, maîtresse ! assura la nourrice dans un sanglot.
— C’est lui, confirma Télémaque. Mère, doutez-vous encore ?
Elle doutait. Elle ne voulait pas croire à ce trop grand bonheur qui
balayait soudain ces peines accumulées.
— Ainsi, murmura Ulysse la gorge serrée, seuls deux êtres
m’auront reconnu : mon chien, qui m’a attendu pour mourir ; et ma
nourrice, qui a identifié la blessure au genou que me fit autrefois un
sanglier. Mais toi, Pénélope, ma propre épouse, tu ne me reconnais
pas ?
Non : cet Ulysse qui avait surgi aujourd’hui lui semblait plus
étranger que le fantôme familier avec lequel elle s’entretenait et dont
elle avait cultivé le souvenir.
— Minerve, éclaire-moi ! implora-t-elle.
La déesse l’entendit : d’un coup, Ulysse fut vêtu d’un riche
manteau, et son visage prit l’éclat et la beauté de celui des héros.
— Pour te prouver qu’il ne s’agit pas là d’une ruse des dieux,
ajouta-t-il, je vais te donner la preuve que je suis ton époux : vois-tu
notre lit ? Qui d’autre que moi pourrait te le décrire avec précision ?
Il le fit, et livra de tels détails que Pénélope, bientôt, se précipita
dans ses bras.
— Ulysse, balbutiait-elle dans ses larmes en ne cessant de palper le
visage aimé. Ulysse, enfin, c’est toi ! Oui, tu es revenu…
— Vingt ans après, acheva-t-il. Et après quels voyages…
— Moi, lui répondit-elle, je n’ai pas quitté l’île d’Ithaque.
Cependant, j’ai l’impression d’être une naufragée qui erre depuis
vingt ans et aperçoit enfin la terre ferme !
Ils s’étreignirent. Télémaque et Euryclée quittèrent la chambre sur
la pointe des pieds. Et Minerve, dans sa bienveillance, prolongea
indéfiniment la nuit de retrouvaille des deux époux.
Au matin, quand ils revinrent dans la salle du trône, il ne restait
aucune trace des massacres de la veille. Pénélope aperçut alors,
abandonné dans un angle, son ouvrage inachevé. Elle se souvint des
années passées à attendre son époux et soupira.
— Qu’est-ce ? demanda le roi d’Ithaque en palpant le tissu.
— Une toile que je tissais… pour passer le temps.
Elle tira sur le fil. Et c’était comme si Pénélope revenait en arrière,
comme si s’effaçaient en accéléré l’impatience, l’attente et les ans.
Bientôt, il ne resta plus rien de l’ouvrage tant de fois recommencé.
Rien qu’un souvenir lancinant et douloureux.
— Qu’importe, à présent ? dit-elle en soupirant.
Oui : le linceul du vieux Laerte pouvait attendre : Ulysse, Pénélope
et lui vivraient encore très, très longtemps.
XII
ROMULUS ET RÉMUS
DE LA MORT DE TROIE
À LA NAISSANCE DE ROME…

TANDIS que les Grecs, grâce à Ulysse, parvenaient à s’introduire


dans Troie pour la détruire, l’un des princes de la ville, Énée, comprit
que rien ne pouvait plus sauver sa cité.
Fils de Vénus, Énée était, après Hector, le plus courageux des
Troyens. Mais Troie était la proie des flammes.
Créuse, la femme d’Énée, venait d’être massacrée. Et s’il voulait
sauver son fils et son vieux père, Énée devait fuir.
Il se précipita dans la chambre du jeune Ascagne, qu’il trouva terré
dans un coin ; il le prit par la main, l’entraîna dans la pièce voisine.
Là se tenait un vieillard résigné.
— Mon père… Vite, suivez-nous !
— Impossible, mon fils, murmura Anchise. Je ne peux plus
marcher.
Alors, Énée hissa son père sur son dos. Bravant le carnage et les
flammes, il parvint au Palladium : il voulait sauver du pillage les
précieuses Pénates, les dieux protecteurs de la cité. Il glissa les
statuettes sacrées dans son sac. Levant la tête, il implora :
— Ô ma mère, m’accorderez-vous votre protection ?
Du haut de l’Olympe, la déesse Vénus entendit sa
prière : elle détourna l’attention des Grecs et permit à
son fils de quitter Troie. Énée partit, tenant Ascagne
par la main et portant son vieux père sur le dos.
Accompagné de quelques Troyens rescapés, le trio
parvint à embarquer et à gagner la Thrace. Les
aventures d’Énée ne s’arrêtèrent pas là : il se rendit en
Crète, en Sicile et même en Afrique où il fut recueilli
par la reine de Carthage, la belle Didon, qui le retint
longtemps et l’aima(12)…
Ensuite, Énée rejoignit l’Italie où il vécut longtemps.
Après sa mort, Ascagne fonda une ville : Albe-la-
Longue. Douze générations plus tard, son descendant
légitime, Numitor, commençait à régner. Mais son frère Amulius ne
l’entendait pas de cette oreille…

Ce matin-là, en arrivant dans le palais, Numitor eut la surprise


d’apercevoir Amulius assis sur le trône à sa place. Avant qu’il ait pu
réagir, des gardes s’emparaient du roi.
— Eh oui ! ricana Amulius. De quel droit le pouvoir revient-il
toujours à l’aîné ? J’ai décidé de réparer cette injustice. Et puis tu me
semblais trop mou pour faire un roi !
Numitor n’aimait ni les querelles ni la guerre. Il voulait éviter un
massacre et murmura :
— Mon frère, reste donc sur ce trône puisque tu le désires tant. Tu
peux même me tuer. Mais j’implore ta pitié : épargne mes enfants !
— Crois-tu que je prendrais un tel risque ? C’est trop tard : j’ai
donné des ordres.
À cet instant, des gardes surgirent, portant les cadavres de deux
garçons. Rhéa Silvia, la fille de Numitor, les suivait en sanglotant ;
elle vint se jeter dans les bras du roi prisonnier.
— Oh, mon père, gémit-elle, mes supplications n’y ont rien fait :
ces brutes ont égorgé mes frères sous mes yeux !
Numitor serra sa fille contre lui. Pointant le doigt vers son frère, il
gronda en essayant de dominer son chagrin :
— Tu es un sombre assassin, Amulius. Nous sommes en ton
pouvoir. Mais redoute la colère des dieux ! Si tu n’épargnes pas ma
fille, je conjure Mars, le protecteur de notre ville, de te réserver le
châtiment que tu mérites.
Devant cette menace en forme de prophétie, Amulius frémit.
— Je te laisse la vie sauve, Numitor, décida-t-il à regret. Je te cède
même quelques arpents de terre et des troupeaux. Mais je t’interdis
l’accès d’Albe-la-Longue ! Tu vivras loin d’ici, comme un paysan.
Hésitant, l’usurpateur se tourna vers Rhéa Silvia. Il craignait que la
fille de Numitor ait un jour des enfants ; en grandissant, ceux-ci
deviendraient des rivaux et ils lui réclameraient le trône. Mais s’il la
tuait, il appellerait sur lui la colère de Mars. Que faire ?
Soudain, il eut l’idée d’une ruse qui lui permettrait de résoudre ce
dilemme. Il décréta :
— Soit. Je t’épargne également, Rhéa ! Mieux : je te nomme
prêtresse et gardienne du feu sacré ! Qu’il soit fait comme j’ai dit !
Aussitôt, les gardes conduisirent Rhéa Silvia au temple consacré à
Vesta, la déesse protectrice des foyers. La fille du roi déchu rejoignit
les autres jeunes filles des meilleures familles de la ville dont la tâche
consistait à entretenir le feu sacré. Les vestales, ainsi les appelait-on,
n’avaient pas le droit de se marier ni d’avoir des enfants. Elles étaient
recrutées très jeunes et devaient officier trente ans. Si l’une d’elles
fréquentait un homme ou laissait éteindre le feu, elle était enterrée
vivante ! Amulius était sûr de n’être jamais inquiété…

Quelque temps plus tard, alors que Rhéa Silvia allait puiser de l’eau
à la fontaine sacrée, elle rencontra un jeune homme dont la beauté la
troubla. Elle s’en détourna aussitôt mais l’inconnu la saisit par la
main :
— N’aie crainte, lui dit-il. Je suis le dieu Mars. Tu me plais, Rhéa
Silvia. Et j’ai décidé que tu deviendrais la mère de mes enfants.
Incrédule et affolée, la jeune fille se dégagea et s’enfuit. Mais la
nuit suivante, le même homme lui apparut dans un songe ; il était
souriant, et nimbé d’une clarté divine. Rhéa était en extase.
Comment résister au dieu Mars – surtout quand celui-ci vous rend
visite en rêve ?…
Quelques semaines plus tard, Rhéa Silvia comprit qu’elle était
enceinte. Quand il lui fut impossible de cacher la vérité, elle alla
trouver la grande prêtresse. Elle se jeta à ses pieds en lui expliquant
la visite du dieu pendant la nuit.
— Je sais que la mort m’attend ! Mais par pitié, laissez naître et
vivre mon enfant !
Aussi émue qu’intriguée, la grande prêtresse attendit que Rhéa
Silvia mette au monde non pas un bébé, mais des jumeaux. Après
quoi elle se rendit au palais pour en informer Amulius. La colère du
roi fut terrible.
— Qu’on enferme cette parjure dans un caveau ! ordonna-t-il. Et
que ses maudits rejetons soient noyés dans le Tibre !
Le fleuve était en crue. La grande prêtresse hésitait : et si la jeune
vestale avait dit vrai ? Si ces enfants étaient vraiment ceux du dieu
Mars ? Aussi, au lieu de les précipiter dans les eaux, elle résolut de
les placer dans un berceau en osier qu’elle confia au fleuve en furie.
Si ces jumeaux étaient les fils du dieu, celui-ci trouverait sûrement le
moyen de les protéger.
Tandis que leur mère agonisait dans sa prison, les
deux bébés, entraînés par le courant, hurlaient de
frayeur et de froid. Ils voguèrent ainsi à la dérive toute
la nuit et la journée du lendemain. Mais le soir, le
berceau s’échoua sur la rive, entre les racines d’un
figuier, au pied d’une colline boisée : le mont Palatin.
C’était l’heure où les animaux sauvages descendaient
se désaltérer au fleuve. L’un d’eux, une louve qui
venait de mettre bas, fut intriguée par les cris des
nourrissons. Elle les saisit délicatement dans sa
gueule et les emmena l’un après l’autre dans la grotte
qui lui servait de tanière. Mêlés aux jeunes louveteaux, les jumeaux
affamés se précipitèrent sur les mamelles gonflées de leur mère
adoptive…

Quelques mois plus tard, les bébés étaient devenus très robustes.
Ils passaient leur temps à ramper, à jouer et à chahuter avec leurs
frères de lait. Mais un jour, en passant par là, un berger nommé
Faustulus fut intrigué par des gazouillements et des cris joyeux qui
s’échappaient de la grotte. Il entra et laissa éclater sa surprise :
— Des enfants ! Avec des louveteaux ! Je ne peux pas les laisser
dans cette tanière…
Sans attendre le retour de la louve, il s’empara des jumeaux et les
ramena chez lui. Son épouse, Laurentia, fut transportée de joie.
— Ils sont magnifiques ! Et tu dis qu’ils ont été recueillis et élevés
par une louve ?
— Oui. C’est un miracle qu’ils soient encore en vie.
— Ils sont protégés des dieux ! Oh, Faustulus, adoptons-les.
— Comme ils se ressemblent ! nota le berger.
— Nous les appellerons… Romulus et Rémus.
Les jumeaux grandirent en force et en complicité. Devenus
adolescents, ils gardèrent les troupeaux de Faustulus. Leur vigueur
était si grande qu’on leur demanda de débarrasser la région des
brigands qui l’infestaient. Ils y parvinrent si bien que leurs exploits
attirèrent autour d’eux une troupe de jeunes gens intrépides. Leur
renommée grandit.
Mais un jour, à la suite d’une querelle avec les
bergers de Numitor, Rémus fut capturé et traîné
devant le roi en exil. La ressemblance du jeune
homme avec sa fille Rhéa Silvia l’intrigua et raviva sa
douleur. Numitor avait fini par apprendre qu’avant de
mourir, sa fille avait mis des enfants au monde.
Troublé, il demanda :
— Ainsi, tu t’appelles Rémus ? Et tu as un frère
jumeau ! Où est-il ?
— Ici ! clama Romulus en entrant, un glaive à la
main.
À sa suite, Faustulus apparut. Il connaissait la tolérance de
Numitor et ne doutait pas dissiper ce malentendu. Il déclara :
— Pardonne l’impétuosité de mes fils, Numitor.
— Tes fils ? Tu serais le père de ces jeunes gens ?
Face au scepticisme de Numitor, Faustulus jugea qu’il était
préférable de dire la vérité. Et devant les jumeaux abasourdis :
— Non ! avoua-t-il. Il y a vingt ans, je les ai arrachés à la louve qui
les avait recueillis. Ces bébés avaient été abandonnés…
Aussitôt, Numitor comprit. Il ouvrit les bras :
— Vous êtes les fils de ma fille Rhéa Silvia ! Romulus, Rémus… mes
petits-enfants ! Ah, comme je suis heureux !
Pendant la soirée et la nuit qui suivit, les jumeaux se firent
raconter l’étrange histoire de leur sauvetage.
— Brave Faustulus, soupira Numitor. Sans toi, ils auraient péri !
— Sans toi, dit Rémus… et sans la louve qui nous a sauvé la vie !
— Si je comprends bien, ajouta Romulus, notre oncle Amulius a
usurpé le pouvoir ? C’est toi qui devrais régner sur Albe ?
— Oh, je suis trop vieux à présent, c’est une histoire oubliée !
— Peut-être, répliqua Rémus. Mais nous sommes tes héritiers. Si
nous voulons un jour régner, tu dois remonter sur ce trône dont tu as
été injustement écarté. Qu’en dis-tu, Romulus ?
La question était inutile : les jumeaux étaient si proches l’un de
l’autre, dans les actes comme dans les pensées, qu’ils se précipitèrent
d’un même élan hors de la maison de leur grand-père. Rejoignant les
collines de leur enfance, ils réunirent leurs fidèles amis pour leur
révéler leur identité.
— Laisserons-nous ce traître d’Amulius sur le trône ?
— Non ! hurlèrent les autres. Renversons-le !
L’armée que les jumeaux constituèrent était bien maigre et très peu
organisée. Mais les deux chefs étaient résolus.
De son côté, Amulius avait appris la nouvelle. Saisi de panique, il
s’était retranché dans son palais et ruminait des regrets :
— Les fils de Rhéa Silvia… j’aurais dû les tuer de mes propres
mains !
— Que Mars nous assiste ! fit Romulus en levant la tête.
— Oui… Puisse le dieu de la guerre nous donner la victoire ! ajouta
Rémus en s’élançant avec ses hommes sur l’armée d’Amulius.
Le père divin des jumeaux ne les avait pas abandonnés : les troupes
d’Amulius furent écrasées ! Les jumeaux pénétrèrent dans le palais et
finirent par dénicher le roi terrorisé.
— Ne me tuez pas ! geignit-il. Je rends le trône à mon frère !
Pour toute réponse, Romulus frappa son oncle le premier ; et
Rémus l’acheva d’un coup d’épée.

C’est ainsi qu’avec vingt ans de retard, Numitor redevint le


souverain d’Albe-la-Longue. Sous son règne, la ville s’agrandit et
prospéra. Bientôt, ses murs furent trop étroits pour contenir tous les
habitants. Numitor dit alors à ses petits-enfants :
— Fondez une ville à votre tour !
Nombreux furent ceux qui quittèrent Albe surpeuplée et suivirent
les glorieux jumeaux. Ceux-ci se rendirent au bord du Tibre, au pied
du mont Palatin où, autrefois, une louve les avait nourris. Romulus
décréta :
— C’est ici que nous la fonderons. Et elle portera mon nom !
— Pourquoi le tien ? fit Rémus en riant.
Pour la première fois, ils s’affrontèrent du regard.
— Soit, admit Rémus. Eh bien moi, je fonderai ma ville là-bas.
Il désigna le mont Aventin, tout proche.
— Impossible ! dit Romulus. Ces deux villes seraient trop voisines.
Il ne faut qu’une seule et grande cité.
— Je suis d’accord avec toi. Mais lequel de nous deux régnera ?
Le souvenir de la querelle entre Amulius et Numitor leur arracha
une grimace : le pouvoir ne se partageait pas. Et de ces jumeaux, qui
aurait pu dire lequel était l’aîné ?
— Consultons les augures, dit Romulus en désignant le ciel. Les
dieux nous enverront bien un signe. Un signe si évident que ceux qui
nous ont suivis sauront le traduire aussi bien que nous.
Tandis que Romulus attendait sur le mont Palatin, Rémus avait
gagné le mont Aventin. Dans la plaine, le peuple s’impatientait.
Soudain, Rémus désigna six vautours qui
traversaient le ciel au-dessus de sa tête. Il hurla aux
gens réunis :
— Voyez ! Les dieux me désignent !
— Non, répondit Romulus. Regardez ces autres
vautours qui planent sur ma colline : ils sont douze !
Gloire à Mars qui m’a élu !
— Mon frère, tu triches : les augures se sont
manifestés à moi en premier.
— Quoi ? Oses-tu prétendre que tes six vautours
valent mieux que les douze miens ?
Déjà, en contrebas, la population de la future ville
prenait parti : les uns soutenaient Rémus, les autres
Romulus. Les deux frères quittèrent leurs collines, se rejoignirent, se
disputèrent, manquèrent en venir aux mains. Alors, Romulus
s’empara d’une charrue qu’avait emportée l’un des paysans du
groupe. Il gronda :
— C’est simple : je vais tracer un sillon qui marquera les limites de
ma ville. C’est là que seront bâtis les murs qui l’entoureront ! Et je
t’interdis, Rémus, d’en franchir la limite !
Outragé, Rémus s’exclama :
— Ah bon ? De quel droit me donnes-tu un ordre ? Et que feras-tu
si je l’enfreins ?
Par défi, il franchit d’un bond le sillon que son frère était en train
de creuser. Incapable de dominer sa colère, Romulus tonna :
— Je te tuerai !
Lâchant la charrue, il saisit son glaive, le brandit… et en transperça
son frère ! Puis, posant le pied sur son cadavre, il clama à tous ceux
qui étaient massés dans la plaine :
— Croyez-moi : un jour, cette ville dominera le monde !
C’est ainsi que fut fondée Rome. Dans la passion et la haine, dans
la violence et la douleur.
C’est ici, également, que les dieux cèdent la place aux hommes. Car
cet événement a une date : l’an 753 avant Jésus-Christ. Peu à peu,
l’Histoire va prendre le relais des légendes…
La chute de Troie et la naissance de Rome ont ainsi pour lointaine
origine la rancœur d’une déesse malfaisante : fille de la Nuit, sœur
des Parques(13) et de la Mort, mère de la Misère, de la Famine et du
Mensonge… une divinité aujourd’hui oubliée dont le nom et les effets
sont pourtant devenus tristement célèbres : la Discorde.
POSTFACE

QU’EST-CE qu’un héros ? À l’origine, le fruit de l’union d’un dieu et


d’un(e) humain(e). Hélas, les héros de la mythologie grecque ou
romaine sont innombrables ! Lesquels choisir ?
J’ai voulu privilégier quelques figures oubliées dont l’action me
paraissait d’actualité : ainsi, Philémon et Baucis attachés au devoir
de l’hospitalité ; Antigone, qui enfreint une loi injuste ; ou Orphée,
que sa passion conduit dans les Enfers.
Restaient quelques personnages incontournables : Œdipe, qui,
davantage que l’inceste, illustre le caractère irrévocable du destin. Et
puis, bien sûr, Persée, Thésée, Hercule… L’histoire de chacun d’eux
eût justifié un volume entier ! Seule échappatoire : évoquer en
quelques pages un seul exploit de chacun d’eux. Pour Persée et
Thésée, les affrontements avec Méduse et le Minotaure
s’imposaient : ces épreuves sont d’ailleurs ici les seules à rappeler les
travaux de leur célèbre alter ego. Hercule ? Même si j’avais déjà
raconté ses douze travaux, il fallait qu’il fût présent ; j’ai jugé
intéressant de relater un épisode où il apparaît… à contre-emploi :
face à l’esclave qu’il est devenu, se devine chez Omphale ce plaisir
qui naît de l’humiliation faite à un être adoré cher à Sacher-Masoch.
Si Jason est absent, c’est parce que le seul épisode attaché à son
nom, la conquête de la toison d’or, n’est pas réellement signifiant.
L’intérêt des aventures de Jason, c’est la présence de ses
compagnons, les Argonautes – et les mille incidents annexes ou
mineurs de l’expédition relatés par Appolonios de Rhodes dans ses
Argonautiques.
Quant aux héros de l’Iliade et de l’Odyssée, comment se substituer
à Homère ? Peut-être en essayant, dans un raccourci obligé, d’en
proposer les portraits des personnages les plus caractéristiques :
Pâris, involontaire déclencheur d’un interminable conflit ; Achille,
dont la colère entraîna l’immobilisme ; Ulysse, dont le fameux cheval
n’était pas la dernière ruse… Au lieu de résumer l’Énéide ou de
reprendre un épisode de l’Odyssée, j’ai préféré en évoquer la fin avec
les yeux de celle qui, plus que la fidélité, symbolise à mes yeux la
patience et l’opiniâtreté : Pénélope. Quant à Romulus et Rémus, ils
offrent le trait d’union qui relie les mythes à l’Histoire.
Les mythes, les religions, la science… À mes yeux, ce sont les trois
échafaudages qui, dans l’histoire de l’humanité, ont tenté d’expliquer
le monde ; conjugués à tous les arts en général – et à la littérature en
particulier –, les deux premiers ont déjà livré leurs grands textes
fondateurs. En attendant les surprises que nous réserve la science,
peut-être faut-il redécouvrir les obsessions des auteurs anciens. Car
si tu ne sais pas très bien où tu vas, dit le proverbe, alors regarde
d’où tu viens.
BIBLIOGRAPHIE

Encyclopédies et ouvrages généraux sur la mythologie.


Encyclopaedia Universalis, 30 vol. E. et U.S.A., Paris, 1993.
La Grande Encyclopédie Larousse, 21 vol. Larousse, Paris, 1971.
Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, 15 vol. Larousse,
Paris, 1876.
Dictionnaire encyclopédique Quillet, 6 vol. Librairie Aristide
Quillet, Paris, 1958.
Les plus belles légendes de la mythologie, Nathan, Paris, 1992.
Les plus belles histoires de la mythologie romaine, Nathan, Paris,
1983.
Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, Nathan,
Paris, 1992.
Beck Martine, Dictionnaire de la mythologie, Nathan, Paris, 1985.
Fischetto Laura, La mythologie, les héros et les hommes,
Centurion, Paris, 1991.
Fischetto Laura, La mythologie, les aventures des dieux,
Centurion, Paris, 1991.
Genest Emile, Contes et légendes mythologiques, Nathan, 1929
(Pocket Junior, 1994), Paris.
Grimai Pierre, Petite histoire de la mythologie et des dieux,
Nathan, Paris, 1954.
Guillemin A.-M., Récits mythologiques, Hatier, Paris, 1936.
Meunier Mario, La légende dorée des dieux et des héros, Albin
Michel, Paris, 1946. Vivet-Rémy Anne-Catherine, Les travaux
d’Hercule, Retz, Paris, 1997.
Ouvrages d’auteurs concernant des héros particuliers.
Alamanni : Antigone.
Alfieri (Vittorio) : Antigone ; Polynice.
Anouilh (Jean) : Antigone ; Eurydice.
Appolonios de Rhodes : Les Argonautiques ;
Les Argonautiques d’Orphée.
Ballanche (Pierre Simon) : Antigone.
Boccace : De la généalogie des dieux ; la Théséide. Brecht
(Bertolt) : Antigone 1948.
Calderón : Le divin Orphée ; Les aventures d’Andromède et de
Persée.
Chaucer (Geoffrey) : La légende des femmes exemplaires.
Cocteau (Jean) : La Machine infernale ; Orphée. Corneille
(Pierre) : Œdipe ; La conquête de la toison d’or ; Andromède.
Dante : L’Enfer.
d’Annunzio (Gabriele) : Phèdre ; Louanges du ciel, de la mer, de la
terre et des héros.
Eschyle : Le Sphinx ; Les Phéniciennes ; Les Myrmidons ; Les
Néréides ; La Rançon d’Hector. Euripide : Les Phéniciennes ;
Alceste ; Andromède ; L’Héraclès furieux ; L’Hippolyte voilé ;
L’Hippolyte porte-couronne ; Iphigénie ;
Iphigénie en Aulide ; Hécube ; Le Cyclope.
Garnier (Robert) : Antigone ou la Piété ; Hippolyte. Gide (André) :
Œdipe ; Thésée.
Giono (Jean) : Naissance de l’Odyssée.
Giraudoux (Jean) : La guerre de Troie n’aura pas lieu ; El Pénor.
Goethe (Johan Wolfgang von) : Achilléide.
Hegel (Friedrich) : Esthétique.
Hésiode : Le bouclier d’Hercule.
Hochhut (Rolf) : L’Antigone de Berlin.
Hölderlin (Friedrich) : Remarques sur Antigone. Homère :
L’Iliade ; L’Odyssée.
Isocrate : Éloge d’Hélène.
Joyce (James) : Ulysse.
Lope de Vega : Le mari très fidèle.
Neveux (Georges) : Le voyage de Thésée.
Ovide : Les Métamorphoses ; L’Héroïde. Phérécyde : Apollodore.
Pindare : IVe Pythique ; IIIe et VIIIe Néméenne. Platon : Le banquet
ou de l’Amour ;
Hippias mineur ou sur le mensonge.
Plutarque : Vie de Thésée.
Politien : La fable d’Orphée.
Ponsard (François) : Ulysse.
Racine (Jean) : La Thébaïde ; Phèdre ;
Iphigénie en Aulide.
Rilke (Rainer Maria) : Sonnets à Orphée.
Ronsard (Pierre de) : Les hymnes.
Rotrou (Jean de) : Antigone ; Iphigénie.
Samosate (Lucien de) : Dialogue des dieux. Sénèque : Œdipe ; La
Thébaïde ; Hippolyte ;
Les Troyennes.
Shakespeare (William) : Troïlus et Cressida. Shelley (Percy
Bysshe) : Orpheus.
Sophocle : Antigone ; Œdipe roi ;
Œdipe à Colone ; Ajax ; Philoctète.
Thucydide : Histoire de la guerre de Péloponnèse. Virgile : Les
Géorgiques.
Voltaire : Œdipe.
CHRISTIAN GRENIER

Né en 1945 à Paris, Christian Grenier a une cinquantaine de


romans à son actif. Amoureux de toutes les littératures, il les a
déclinées sur de nombreux registres : nouvelles, contes, théâtre,
polars, scénarios de BD, de dessins animés pour la télévision…
Longtemps, son centre d’intérêt privilégié a été la science-fiction ; il
lui a consacré trois essais, de nombreux romans et plusieurs cycles,
dont celui d’Aïna (Nathan, « Pleine Lune »).
Aujourd’hui, il habite le Périgord, où il se consacre exclusivement à
l’écriture.
PHILIPPE KAILHENN

Vous allez rire : mon arrière-arrière-grand-père était Centaure.


Centaure à Penmarc’h, la Tête de Cheval. Je crois que c’est à cause de
son souvenir que mes parents me prénommèrent Philippe, « Ami des
Chevaux », en grec ancien…
N’allez surtout pas vous imaginer que je suis né de la cuisse de
Jupiter ni même de celle de Vénus, ce qui aurait été divin ! Ma mère
était une mortelle, tout ce qu’il y a de mortelle. Une nuit, elle eut un
rêve comme celui que fit Hécube, elle se vit accouchant d’un caillou,
et plus tard, je naquis. Cela explique pourquoi je m’appelle Kailhenn,
qui veut dire « caillou » en breton.
Comme vous voyez, j’étais en quelque sorte prédestiné à illustrer
ces histoires mythologiques plutôt gratinées, entre nous soit dit…
Et mon père, allez-vous demander, qu’était-il donc ?
Eh bien ça ne vous regarde pas, petits curieux !
1 Frondaison : ensemble du feuillage d’un arbre.
2 Filles de Jupiter, les nymphes comprenaient essentiellement les
Naïades (nymphes des eaux) et les Dryades (nymphes des forêts).
3 Cette expression a justement pour origine le pouvoir du regard
de la Gorgone.
4 La mère de Thésée avait été prise de force par Neptune la nuit de
ses noces.
5 Lire « Face au taureau du roi des mers », dans Contes et
Légendes – Les douze travaux d’Hercule.
6 Minos condamnera Dédale et son fils Icare à rester prisonniers
du fameux Labyrinthe. Lire « Les ailes d’Icare », dans Contes et
Récits de la conquête du Ciel et de l’Espace, du même auteur.
7 Lire Contes et Légendes – Les douze travaux d’Hercule, du
même auteur.
8 Divinités charitables qui, après l’expiation d’un coupable, le
lavent de ses crimes.
9 Aujourd’hui, détroit des Dardanelles, qui relie la mer Égée à la
mer de Marmara.
10 C’est l’origine de l’Iliade, le grand poème d’Homère.
11 Les plus célèbres aventures d’Ulysse commencent ici. Elles sont
relatées par Homère dans l’Odyssée, un mot grec (Odusseus) qui
signifie… Ulysse.
Lire Contes et Légendes − L’Odyssée, de Jean Martin.
12 C’est le sujet de l’Énéide. Son auteur, Virgile, a voulu poursuivre
l’Iliade et l’Odyssée d’Homère.
13 Les Parques : les trois déesses qui filent, dévident et tranchent
les vies humaines et symbolisent ainsi le destin et la mort.

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