Les Heros de La Mythologie
Les Heros de La Mythologie
Les Heros de La Mythologie
Par
Christian Grenier
Les vieillards firent sans doute le plus grand festin de leur vie. Mais
si Jupiter et Mercure avaient voulu récompenser l’hospitalité du
couple, ils tenaient à punir l’ingratitude de ceux qui la leur avaient
refusée. Une fois le repas achevé, ils entraînèrent dans la nuit
Philémon et Baucis hors de la cabane. Dociles et tremblants, ceux-ci
se tenaient par la main comme s’ils avaient peur de se perdre.
La pluie avait cessé. Ou plutôt elle ne tombait plus
sur les pentes de la colline qu’ils gravissaient tous
quatre. En revanche, on eût dit qu’elle redoublait dans
la plaine qu’ils avaient quittée.
De son index tendu vers les nuées, Jupiter fit jaillir
les éclairs ; le tonnerre gronda, et un véritable déluge
s’abattit sur le village. Serrés l’un contre l’autre,
Philémon et Baucis s’interrogeaient sur le sort que les
dieux leur réservaient.
Quand l’aube se leva, il ne restait plus rien du bourg.
Et une fois que les eaux se furent retirées, seul un toit
de chaume émergea.
— Notre cabane ! s’écrièrent Philémon et Baucis.
— Qu’elle soit un temple désormais ! décréta Jupiter.
Aussitôt, devant les yeux ébahis des vieillards, la pauvre masure se
transforma en un magnifique monument aux colonnes de marbre.
— À présent, leur dit Jupiter, je veux vous remercier. Exprimez vos
désirs ! Ils seront exaucés.
Perplexes, Philémon et Baucis se consultèrent du regard.
— Puissant dieu, répondit enfin Philémon, laisse-nous devenir les
gardiens de ce temple afin que nous puissions longtemps t’honorer.
Mercure ne put s’empêcher de railler sans méchanceté :
— Longtemps ? Mais combien d’années espères-tu vivre encore ?
— Eh bien, grand Jupiter, ajouta alors la vieille Baucis, permets-
moi d’ajouter un vœu à celui de mon époux : j’aimerais vivre le plus
de temps possible encore à ses côtés.
Jupiter réfléchit. Il cherchait le subterfuge qui lui permettrait
d’accéder à l’étrange demande de ces vieilles gens. Seuls les dieux
− et parfois les héros − pouvaient prétendre à l’immortalité.
— Quoi ? s’étonnait Mercure. Vous n’êtes donc pas lassés l’un de
l’autre ?
— Non, répondit Baucis en souriant. Quand nous
nous sommes connus et aimés, nous n’étions encore
que des enfants. Depuis, nous ne nous sommes jamais
quittés.
— Et durant toutes ces années, demanda Jupiter,
n’avez-vous pas éprouvé l’envie de vous séparer ? À la
suite d’une dispute…
— Non, avoua Philémon. La Discorde, cette divinité
malfaisante, nous a toujours épargnés.
Soudain, Jupiter comprit pourquoi ce couple
attendrissant les avait si spontanément hébergés : ils
s’aimaient. C’était peut-être là le meilleur ferment de l’hospitalité.
Quand on ne peut pas donner d’amour à ses proches, comment
pourrait-on en donner à des inconnus ? D’une seule et même voix,
les vieillards achevèrent :
— Notre plus cher désir serait de mourir au même moment !
Mercure eut vers son père un regard amusé. Pour une fois, de
simples humains donnaient aux dieux une leçon d’humilité. Jupiter,
en effet, se querellait fréquemment avec Junon, son épouse… il est
vrai qu’il n’était guère fidèle !
— Qu’il en soit ainsi ! décréta Jupiter aussi ému qu’impressionné.
Je m’engage, Philémon et Baucis, à exaucer vos vœux.
Il y eut un éclair éblouissant.
Quand les deux vieillards purent enfin ouvrir les
yeux, ils étaient seuls sur la colline.
Encore bouleversés par les récents événements, ils
hésitèrent longtemps avant de regagner la plaine où se
dressait le temple qui serait leur nouvelle demeure. Et
quand enfin ils s’en approchèrent, ils eurent la
surprise d’être accueillis par un volatile tout joyeux
qui avançait vers eux en se dandinant.
Dans sa grande mansuétude, Jupiter avait épargné
l’oie.
ORPHÉE chante.
Il chante en parcourant les prés et les bois de son pays : la Thrace.
Il s’accompagne de sa lyre, un instrument qu’il a perfectionné en lui
ajoutant deux cordes – si bien qu’à présent, elle en possède neuf.
Neuf cordes… en hommage aux neuf muses !
Son chant est si beau que les pierres du chemin s’écartent pour ne
pas risquer de le blesser ; les branches des arbres se penchent vers lui
et les fleurs s’empressent d’éclore pour mieux l’écouter.
Soudain, Orphée s’arrête : devant lui se tient une
jeune fille d’une grande beauté. Assise sur la berge du
fleuve Pénée, elle peigne ses longs cheveux – et
s’interrompt à l’arrivée inopinée de ce voyageur. Elle
est presque nue, comme le sont aussi les naïades qui
peuplent les eaux vives. Orphée et la nymphe(2) se
font un moment face, surpris et éblouis l’un par
l’autre.
— Qui es-tu, belle inconnue ? lui demande enfin
Orphée en s’approchant.
— Je suis Eurydice, une Dryade.
À l’étrange et délicieuse douleur qui lui étreint le
cœur, Orphée comprend que l’amour qu’il éprouve pour cette belle
nymphe est immense et définitif.
— Et toi ? demande enfin Eurydice. Quel est ton nom ?
— Je m’appelle Orphée. Ma mère est la muse Calliope et mon père
Apollon, le dieu de la musique ! Je suis musicien et poète…
Plaquant quelques accords sur son instrument – des cordes
tendues sur une superbe carapace de tortue –, il ajoute :
— Vois-tu cette lyre ? J’en suis l’inventeur et je l’ai appelée cithare.
— Je le sais. Qui n’a entendu parler de toi, Orphée ?
Orphée se rengorge. La modestie n’est pas son fort. Il est ravi que
sa renommée ait déjà atteint la nymphe.
— Eurydice, murmure-t-il en s’inclinant devant elle, je crois que
Cupidon m’a décoché l’une de ses flèches…
Cupidon, c’est le dieu de l’amour. Flattée et ravie, Eurydice éclate
de rire.
— Je suis sincère, insiste Orphée. Eurydice, je veux t’épouser !
Caché dans les roseaux du rivage, quelqu’un n’a rien perdu de la
scène. C’est un autre fils d’Apollon : Aristée, devenu apiculteur et
berger. Lui aussi aime Eurydice – mais la belle nymphe l’a toujours
repoussé. Il mord son poing serré pour ne pas hurler sa jalousie ; et il
jure de se venger…
L’entrée des Enfers est une grotte qui s’ouvre au cap Ténare – mais
s’y aventurer serait une folie !
Orphée, lui, a osé écarter l’énorme rocher qui bouche l’orifice de la
caverne ; il s’est élancé sans crainte dans l’obscurité. Depuis combien
de temps marche-t-il sur cet étroit sentier ? Bientôt, des
gémissements lointains le font frissonner. Puis apparaît une rivière
souterraine : l’Achéron, le fameux fleuve des douleurs…
Orphée sait que ce cours d’eau aboutit au Styx, dont les berges sont
hantées par les ombres des défunts. Alors, pour se donner du
courage, il entonne un chant sur sa lyre. Et le miracle survient : les
âmes des spectres cessent de gémir, les fantômes accourent en foule
pour écouter ce voyageur audacieux qui vient du monde des vivants !
Soudain, Orphée aperçoit un vieillard juché sur une embarcation.
Il interrompt son chant pour le héler :
— C’est bien toi, Charon ? Mène-moi donc à Pluton !
Subjugué autant par les chants d’Orphée que par sa
hardiesse, le passeur chargé d’amener les âmes au
maître des lieux fait monter le voyageur dans sa
barque. Peu après, il le dépose sur l’autre berge,
devant deux portes monumentales en bronze. Là se
tiennent, chacun sur son trône, le redoutable dieu des
Enfers et son épouse Proserpine ! À leurs côtés, le
hideux chien Cerbère ouvre les gueules de ses trois
têtes ; ses aboiements emplissent la caverne.
Goguenard, Pluton dévisage l’intrus :
— Qui es-tu, toi qui oses braver le dieu des Enfers ?
Alors, Orphée chante. En s’accompagnant de sa lyre,
il jette une supplique aux accents déchirants :
— Noble Pluton, je ne dois ma hardiesse qu’à la force de mon
amour ! Mon amour, c’est la belle Eurydice qui m’a été enlevée le
jour même de mes noces. À présent, elle a rejoint ton royaume. Et je
viens, puissant dieu, implorer ta clémence. Oui, rends-moi mon
Eurydice ! Laisse-moi repartir avec elle vers le monde des vivants.
Pluton hésite avant de chasser cet audacieux. Il hésite, car le
terrible Cerbère lui-même semble touché par cette prière : le monstre
a cessé d’aboyer, il rampe à présent à terre en gémissant !
— Sais-tu, jeune imprudent, déclare Pluton en désignant les portes,
que personne ne quitte les Enfers ? En principe, je ne devrais même
pas te laisser repartir !
— Je le sais ! répond Orphée en reprenant sa plainte. Je ne redoute
pas la mort ! Puisque j’ai perdu mon Eurydice, j’ai perdu toute raison
de vivre. Et si tu refuses de me laisser repartir avec elle, je resterai
donc ici, à ses côtés, dans tes Enfers !
Proserpine se penche vers son époux pour lui
murmurer quelques mots à l’oreille. Pluton hoche la
tête, indécis. Enfin, après mûre réflexion, il déclare à
Orphée :
— Eh bien, jeune téméraire, ton courage et ta
détresse sont parvenus à m’émouvoir. Soit : j’accepte
que tu repartes avec ton Eurydice. Mais je veux mettre
ton amour à l’épreuve…
Une bouffée de joie et de reconnaissance envahit
Orphée.
— Ah, grand Pluton, la plus terrible des conditions
sera plus douce que la cruauté de notre séparation !
Que dois-je faire ?
— Ne pas te retourner vers ta bien-aimée tant que
vous n’aurez pas quitté tous deux mon domaine. Car
c’est toi qui la conduiras hors d’ici. M’as-tu bien compris ? Tu ne dois
ni la voir, ni lui adresser la parole ! Si tu désobéis, Orphée, tu perdras
Eurydice à jamais !
Éperdu d’allégresse, le poète s’incline devant les dieux.
— À présent, va, Orphée. Mais n’oublie pas ce que j’ai décrété.
Orphée aperçoit les deux battants de la lourde porte de bronze qui,
déjà, s’entrouvrent en grinçant.
— Pars le premier ! Tu n’as pas le droit de la voir !
Vite, Orphée ramasse sa lyre et se dirige vers la barque de Charon.
Il marche lentement, car il veut être sûr qu’Eurydice le suit. Mais
comment en être sûr ? L’angoisse, l’incertitude font jaillir des larmes
de ses yeux. Il manque s’exclamer : « Eurydice ! » − mais il se
souvient à temps de la recommandation du dieu et il se garde
d’ouvrir la bouche.
À peine est-il monté dans la barque de Charon qu’il sent
l’embarcation tanguer une seconde fois : c’est donc qu’Eurydice l’a
rejoint ! En grommelant devant le surcroît de poids, le vieux passeur
entreprend de remonter le courant.
Enfin, Orphée met pied à terre ; il s’élance sur le
chemin qui remonte vers le monde des vivants… puis
il s’arrête pour écouter. Malgré les courants d’air qui
sifflent dans la caverne, il devine le froissement d’une
robe et le bruit des pas d’une femme qui foulent le
même sentier. Eurydice ! Eurydice ! Il se hâte et
escalade les rochers tant il a hâte de la retrouver. Mais
s’il prenait trop d’avance ? Et si elle s’égarait ?
Domptant son impatience, il ralentit l’allure, guette
les bruits qui, derrière lui, indiquent qu’Eurydice le
suit. Mais tandis qu’il aperçoit l’entrée de la caverne
au loin, un affreux doute l’effleure : et si ce n’était pas
Eurydice ? Et si Pluton l’avait dupé ? Orphée connaît
la cruauté dont les dieux sont capables, il sait combien ceux-ci savent
se moquer des malheureux humains ! Pour s’encourager, il
murmure :
— Allons, il ne reste plus que quelques pas… Cœur battant, Orphée
les franchit. Et d’une enjambée, il arrive à l’air libre, dans la grande
lumière du jour !
— Eurydice… enfin !
N’y tenant plus, il se retourne.
Et il aperçoit en effet sa bien-aimée.
Dans l’ombre.
Car bien qu’elle marche dans ses pas, elle n’a pas encore franchi les
limites du ténébreux royaume. Et Orphée, en un éclair, comprend
tout à la fois son imprudence et son malheur.
— Eurydice… Non !
C’est trop tard : déjà, la silhouette d’Eurydice s’estompe, se dilue
dans l’obscurité. Un filet de voix lui parvient :
— Orphée… adieu, mon tendre aimé !
L’énorme bloc se referme sur l’entrée de la caverne. Orphée sait
qu’il est inutile de reprendre le chemin des Enfers.
— Eurydice… Par ma faute, je te perds une seconde fois !
Orphée a rejoint son pays, la Thrace, en clamant sa souffrance en
chemin à tous ceux qu’il a rencontrés. La conscience de sa culpabilité
rend son nouveau désespoir plus intense que le premier.
— Orphée, lui disent les Dryades, pense donc à l’avenir, ne regarde
pas en arrière… il faut apprendre à oublier.
— Oublier ? Comment oublier Eurydice ? Ce n’est pas ma hardiesse
que les dieux ont voulu punir, c’est ma trop grande assurance.
La disparition d’Eurydice n’a pas enlevé à Orphée son besoin de
chanter : nuit et jour, il veut communiquer à tous sa douleur infinie…
Et les habitants de la Thrace ne tardent pas à se plaindre de ce deuil
encombrant et démonstratif.
— Soit ! déclare Orphée. Eh bien je vais fuir le monde. Je vais me
retirer loin du soleil et des douceurs de la Grèce. Ainsi, nul ne
m’entendra plus chanter ni gémir !
Sept mois plus tard, Orphée arrive en vue du mont Pangée. Là, de
joyeuses clameurs indiquent qu’une fête bat son plein. Sous
d’immenses tentes de toile, de nombreux convives boivent ; certains,
ivres, courtisent de près des femmes qui ont elles aussi beaucoup bu.
Comme Orphée s’apprête à poursuivre sa route, des jeunes filles
l’interpellent :
— Viens donc te mêler à nous, beau voyageur !
— Quelle superbe lyre ! Ainsi tu es musicien ? Chante pour nous !
— Oui. Viens boire et danser en l’honneur du dieu Bacchus, notre
maître !
Orphée reconnaît ces femmes : ce sont les Bacchantes ; leurs
agapes s’achèvent souvent en orgie. Et Orphée n’a le cœur ni à
danser ni à rire. Encore moins à boire et à aimer.
— Non. Je suis en deuil. J’ai perdu ma fiancée.
— Une de perdue, dix de retrouvées ! s’esclaffe l’une des
Bacchantes en désignant leur groupe. Choisis l’une de nous pour
compagne !
— Impossible. Je ne pourrai jamais en aimer une autre.
— Veux-tu dire que tu ne nous juges pas assez belles ?
— Aucune de nous ne serait donc digne de toi ?
Orphée ne répond pas ; il détourne les yeux et fait mine de partir.
Mais les Bacchantes ne l’entendent pas de cette oreille.
— Quel est cet insolent qui nous dédaigne ?
— Mes sœurs, il faut que nous répondions à ce mépris !
Avant qu’Orphée ne puisse réagir, les Bacchantes se jettent sur lui
pour le lacérer de leurs ongles. Orphée n’a ni l’énergie ni le désir de
se défendre. Depuis qu’il a perdu Eurydice, l’Enfer ne l’effraie plus, et
la vie l’attire moins que la mort.
Alertés par ce massacre, les convives accourent ; ils
lapident l’infortuné voyageur qui a osé insulter les
Bacchantes.
Vite submergé par le nombre, il succombe. Dans
leur hargne, les furies déchirent en lambeaux le corps
du malheureux poète. L’une d’elles le décapite et
s’empare de sa tête ; elle la saisit par les cheveux et la
jette dans le fleuve le plus proche, l’Hèbre. Une autre
ramasse sa lyre et l’envoie aussi dans l’eau.
LE ROI d’Argos, Acrisios, qui avait une fille unique, Danaé, entreprit
le long voyage vers Delphes pour interroger la Pythie. Cette vieille
femme, avec l’aide des dieux, pouvait parfois lire le futur. Il lui posa
la seule question qui lui tenait à cœur :
— Aurai-je un jour un fils ?
La réponse de la Pythie fut terrible et inattendue :
— Non, Acrisios, jamais. En revanche, ton petit-fils te tuera… et il
te remplacera sur le trône d’Argos !
— Comment ? Que dis-tu ?
Mais la Pythie ne répétait jamais ses prophéties. Le roi d’Argos
était consterné. Il revint vers sa patrie en répétant :
— Danaé… il ne faut pas que Danaé ait d’enfant !
C’est elle qui l’accueillit quand il rentra au palais. Elle s’enquit
aussitôt :
— Eh bien, mon père ? Que vous a dit l’oracle ?
Le roi sentit son cœur chavirer. Comment déjouer la prophétie des
dieux sans tuer Danaé ?
— Gardes, ordonna-t-il, qu’on enferme ma fille dans une prison
sans porte ni fenêtre. Désormais, nul ne l’approchera !
Stupéfaite, Danaé se laissa emmener sans comprendre dans un
vaste cachot caparaçonné de bronze. Le lourd plafond qu’on referma
sur elle ne comportait que quelques fentes étroites par lesquelles,
chaque jour, on lui descendait de la nourriture au bout d’un fil.
Privée d’air pur, de lumière et de compagnie, Danaé crut qu’elle ne
tarderait pas à mourir de chagrin.
Mais sur l’Olympe, Jupiter veillait ; il prit pitié de la
prisonnière. Touché par sa détresse et surtout séduit
par sa beauté, il résolut de lui venir en aide.
Une nuit, Danaé fut réveillée par un violent orage
qui grondait au-dessus de sa tête. D’étranges gouttes
de feu tombaient sur elle.
— Ma parole, mais… c’est de l’or ! s’exclama-t-elle
en se levant.
Aussitôt, la pluie lumineuse prit forme. Danaé
manqua défaillir en voyant se matérialiser devant elle
un homme beau comme un dieu.
— N’aie crainte, Danaé ! dit-il. Je t’offre le moyen de
t’enfuir…
Cette promesse était inespérée et Danaé succomba vite au charme
du grand Jupiter.
Quand l’aube la réveilla, Danaé pensa avoir rêvé. Mais bientôt, elle
comprit qu’elle était enceinte ! Et quelque temps plus tard, elle mit
au monde un bébé d’une beauté et d’une force exceptionnelles.
— Je l’appellerai Persée ! décida-t-elle.
Dès que Danaé arriva au palais, Polydecte lui réserva les plus
beaux appartements. Amoureux de la jeune femme, il la courtisa
assidûment. En revanche, Polydecte détestait Persée, mais pour
plaire à Danaé, il fit venir les meilleurs précepteurs qui enseignèrent
tous les arts à son fils. Danaé ne cessait de remercier le roi pour ses
bienfaits et elle avait de plus en plus de difficultés à repousser ses
avances.
— Demain, annonça-t-elle un jour tristement à son fils, Polydecte
organise un grand banquet pour nos fiançailles.
— Quoi ? s’emporta Persée. Vous allez épouser le roi ?
— Je ne puis m’y opposer plus longtemps. Je t’en supplie, Persée,
tâche de faire bonne figure pendant cette cérémonie.
La fête fut somptueuse : Polydecte avait fait servir les mets les plus
fins. Chaque invité avait apporté un présent au maître des lieux,
comme la coutume l’exigeait.
— Eh bien, Persée, demanda soudain Polydecte, que penses-tu de
tous ces cadeaux ? Te semblent-ils dignes de nous ?
— Sire, répondit Persée dans une grimace de dépit, je ne vois là
rien que de très ordinaire : des coupes en or, des chevaux, des
harnais.
— Prétentieux ! Que voulais-tu donc qu’on m’apporte de si
original ?
— Je ne sais pas… la tête de Méduse, par exemple !
Un murmure de crainte circula parmi les convives : Méduse était la
plus grande et la plus dangereuse des trois Gorgones. On ignorait où
habitaient ces trois sœurs monstrueuses ; mais on savait que leur
chevelure était faite de serpents venimeux et surtout que leur regard
pétrifiait sur place quiconque osait les regarder !
— Au fait, dit Polydecte, et toi Persée, quel présent nous as-tu fait ?
Le jeune homme baissa la tête en maugréant : qu’aurait-il pu
apporter à leur hôte ? Contrairement au roi, lui ne possédait rien !
— Eh bien je te prends au mot ! décréta Polydecte. Je t’ordonne de
me rapporter la tête de Méduse. Ne reviens pas sans elle au palais.
Le soir, Danaé, désespérée, dissuada son fils de la quitter. Mais
c’était sans compter sur la fierté de Persée qui s’exclama :
— Non. Polydecte m’a lancé un défi. Et je lui dois ce qu’il me
réclame en échange de son hospitalité.
ÉCOUTE…
Écoute la terrible histoire de celui que les dieux, avant même sa
naissance, avaient condamné à tuer son père et à épouser sa mère !
Voilà : tout commence à Thèbes, la ville dont Laïus est le roi. Un
jour, Jocaste, sa jeune épouse, lui apprend qu’elle attend un enfant.
Alors, Laïus se rend au sanctuaire de Delphes. Connais-tu le
sanctuaire de Delphes ? Imagine un temple entouré d’étranges
fumerolles… Là, une vieille femme sert d’intermédiaire entre les
dieux et les hommes, c’est la Pythie ! Oui, la Pythie répond à ceux qui
l’interrogent, elle révèle parfois leur origine et plus souvent leur
avenir.
— Je veux savoir, lui demande alors Laïus, quel glorieux destin
sera celui de notre enfant.
La Pythie lève au ciel un regard halluciné. Elle marmonne :
— Il vous naîtra un fils qui tuera son père et qui épousera sa mère !
Laïus, épouvanté, croit avoir mal entendu. Il voudrait hurler :
— Non, c’est impossible, tu te trompes !
Mais la Pythie ne peut mentir. Et quel humain, fût-il roi de Thèbes,
pourrait contrecarrer la volonté des dieux ?
Désespéré, le roi revient à Thèbes. La vérité est trop horrible pour
qu’il puisse l’ébruiter ni même la révéler à son épouse. En secret, il se
jure de tout faire pour que cette prédiction jamais ne s’accomplisse !
Peu après, la reine Jocaste donne naissance à un fils. C’est un joli
bébé joyeux et plein de vie.
— Comment l’appellerons-nous ? demande-t-elle à son époux.
Sans répondre, le roi s’éloigne avec le nouveau-né. À quoi bon lui
donner un nom, il ne faut pas qu’il vive ! Laïus fait venir le capitaine
de sa garde. Il lui ordonne :
— Prends ce bébé. Emporte-le loin d’ici. Tue-le. Puis laisse les
animaux dévorer son cadavre. Obéis sans poser de questions !
Le capitaine s’incline ; le bébé dans les bras, il quitte
le palais. C’est un rude soldat. Tuer ? C’est son métier.
Mais voilà : tandis que son cheval parcourt la plaine
au galop, le nourrisson se met à geindre et à pleurer.
A-t-il faim ? A-t-il froid ? Devine-t-il le sort qu’on lui
réserve ? Alors, le capitaine sent son cœur faiblir, il
accélère l’allure et dirige sa monture vers le mont
Cithéron, qu’il gravit. Arrivé au sommet, il s’arrête. Là,
un vent froid souffle sur la végétation aride.
Le capitaine dégaine son épée, les pleurs du bébé
redoublent. Ce soldat intrépide ne reculerait pas, seul,
devant une armée ennemie. Ici il répugne à accomplir
ce lâche assassinat. Il soupire :
— Non. Décidément, je ne peux pas… Laissons donc les fauves se
charger de cette méchante besogne ! Personne n’en saura rien.
Il perce les pieds du bébé, arrache un jonc, le passe dans les trous
sanglants et lie ainsi les chevilles. Il suspend l’enfant tête en bas à
une branche. Puis il saute en selle et repart vers Thèbes sans se
retourner.
Ce jour là, le berger Phorbas et ses compagnons font paître leurs
troupeaux sur les flancs de ce mont Cithéron… Phorbas est loin de sa
patrie, Corinthe. S’il a accompli tant de chemin, c’est pour trouver
au-delà de l’isthme une herbe plus drue et plus verte. Bien sûr, son
attention est vite attirée par d’étranges vagissements et les
aboiements furieux de ses chiens. Il accourt et découvre, stupéfait, le
bébé ainsi attaché et suspendu.
— Mon pauvre mignon ! Qui t’a donc abandonné à ce triste sort ?
Pris de pitié, Phorbas délivre l’enfant dont les pieds, percés, sont
très enflés. Et comme ses cris redoublent, le berger va traire l’une de
ses brebis pour donner du lait au nourrisson affamé.
— À qui peut-il appartenir ? demande-t-il à ses compagnons.
— Que crois-tu, Phorbas ? s’exclament les autres. C’est un enfant
abandonné ! Ses parents ont voulu s’en débarrasser.
Voilà Phorbas chargé d’un orphelin ! Qu’en faire ? Un mois plus
tard, quand les bergers rentrent au pays, Phorbas emmène le bébé.
Gavé de lait de brebis, il gazouille et sourit.
En arrivant en vue de Corinthe, Phorbas croise sa reine en
personne. Elle s’étonne de voir ce berger chargé d’un nouveau-né.
— Si mes chiens ne l’avaient pas découvert, il serait mort, explique
Phorbas. Mais je ne sais que faire de lui…
La reine de Corinthe n’a jamais pu avoir d’enfant, elle est stérile. Si
elle persuade ses sujets que ce bébé est le sien, le trône aura un
successeur !
— Eh bien moi, je l’élèverai, lui dit la reine à voix très basse. Tiens,
Phorbas, voilà de quoi dédommager ta peine et payer ton silence !
Revenue au palais, elle tend le nourrisson à son mari, Polybe.
— Ce bébé nous est envoyé par les dieux ! s’écrie le souverain, ravi.
Tu as bien fait de l’acheter à Phorbas. Nous en ferons un prince.
— Comment allons-nous l’appeler ?
— Œdipe, répond Polybe, puisque ce nom signifie pieds enflés.
Une fois entrée dans Thèbes, les portes se refermèrent sur moi. Je
fus vite admise au palais. Créon me reçut sans joie. Il me conduisit
devant le trône où siégeait mon frère. Je grondai :
— Notre père est mort. Je reviens. Et j’apprends votre odieuse
dispute ! Etéocle, tiens parole : cède le trône un an à Polynice.
— Quoi ? s’insurgea-t-il. Capituler aujourd’hui devant ce traître qui
a été chercher du renfort auprès de nos anciens ennemis ?
Longtemps, je rivalisai d’arguments pour le
convaincre. Mon frère n’était pas dupe de sa propre
mauvaise foi. Mais son orgueil ferait qu’il ne plierait
pas. Créon, attentif, écoutait. Je soufflai :
— Il existerait bien un moyen, cruel, de vous
départager…
J’expliquai le marché que proposait Polynice ; Créon
réagit :
— La solution est honnête, Etéocle ! Écoute : la
population de Thèbes est affamée. Quand Argos
donnera l’assaut, nous serons trop faibles pour combattre, nous
devrons capituler, tu le sais ! Quoi… tu hésites ? Craindrais-tu
d’affronter ton frère ?
— Soit. Épargnons les vies. Antigone, dis à Polynice que j’accepte !
Le lendemain, à l’aube, j’assistai au combat depuis
les murs de la ville. Le cœur serré, j’espérais que l’un
de mes frères ne serait que légèrement blessé,
admettrait sa défaite et abandonnerait le trône. Il n’en
fut rien. La plaine où les deux adversaires
s’affrontaient résonnait du choc violent de leurs épées.
Les coups étaient donnés pour tuer. Le sang giclait de
part et d’autre. Et dans leurs voix hargneuses qui se
mêlaient, je ne savais lequel poussait des grognements
de colère et lequel des cris de douleur.
Enfin, après une heure d’affrontement sans pitié, je
les vis chanceler et tomber en même temps l’un sur l’autre. Je hurlai :
— Etéocle ! Polynice ! Vite, qu’on aille les secourir !
Créon fit ouvrir les portes et rejoignit la plaine avec une petite
garnison. Quand il revint, son escorte transportait un cadavre
sanglant. Quel qu’il fût, j’en serais inconsolée.
Je reconnus le corps d’Etéocle ; je me précipitai sur lui, je l’inondai
de mes pleurs. Avant de rendre son dernier souffle, il me reconnut,
me sourit et murmura :
— Je t’aime, petite sœur, tu sais.
Moi aussi, je t’aimais, Etéocle.
Dans la plaine, les soldats d’Argos se repliaient. Je ne comprenais
plus : Polynice avait gagné, pourquoi ses alliés n’entraient-ils pas
dans Thèbes en vainqueurs ?
— Polynice est mort lui aussi ! m’annonça Ismène en venant me
rejoindre. Son corps gît dans la plaine. N’ayant plus de raison de
combattre, les gens d’Argos retournent chez eux.
Ainsi, les dieux continuaient à s’acharner sur notre famille : la
stupide rivalité de mes frères les avait perdus. Tandis que je
m'élançais vers la dépouille de Polynice abandonnée sur le sable,
j’entendis Créon décréter aux Thébains rassemblés :
— Que l’on fasse au souverain Etéocle des funérailles dignes du
grand roi qu’il était !
Vivement, je me retournai vers mon oncle :
— Et Polynice ? lui dis-je en désignant, au loin, son corps meurtri.
— Ce traître ne mérite aucune sépulture. Que son cadavre soit la
pâture des vautours ! Quiconque s’approchera de lui et tentera
d’enfreindre mes ordres sera puni de mort. On fera comme j’ai dit !
— C’est impossible ! Mon oncle…
Créon me foudroya du regard car je le défiais en public.
— J’implore votre clémence ! hurlai-je en me jetant à ses pieds.
— Je ne reviendrai pas sur l’ordre que j’ai donné, Antigone.
N’oublie pas que je suis une nouvelle fois le roi.
En effet : mes frères disparus, Créon remontait sur le trône !
J’attendis de me retrouver seul avec lui dans le palais. Je savais
mon oncle têtu mais pas cruel.
— Si vous laissez le corps de Polynice sans sépulture, son âme
errera à tout jamais, elle ne pourra pas rejoindre le royaume des
morts !
— C’est vrai. Mais tu ignores, Antigone, ce qu’est la raison d’État.
Le peuple exige qu’il y ait des bons et des méchants, des vainqueurs
et des vaincus. Il ne comprendrait pas que tes frères soient traités de
la même façon. Etéocle était le roi en exercice.
— Il avait violé leur accord et usurpé le trône !
— Qu’importe : il était roi de Thèbes et Polynice du mauvais côté
des murs. D’ailleurs, il est trop tard pour que je modifie mon arrêt.
— Mais c’est une injustice !
— Mieux vaut une injustice qu’un désordre. À ma place, tu ferais de
même. Tu punirais de mort celui qui enfreint la loi.
— Il existe d’autres lois, mon oncle, non écrites : des lois dictées
par l’amour, le respect des hommes et la crainte des dieux, des lois
plus justes et plus fortes que vos petits décrets.
— Attention, Antigone, ne me défie pas. Si tu osais désobéir, je
serais contraint de te condamner.
Nous étions semblables à mes frères qui s’étaient entretués : aucun
de nous ne voulait, ne pouvait plus reculer. Mais si Créon ne faisait
que son métier, il m’incombait de faire mon devoir.
Le même soir, je rejoignis Ismène dans sa chambre. Son chagrin
semblait infini. Je lui caressai les cheveux et lui murmurai :
— Ismène, sache que tu vas aussi perdre ta sœur.
— Que dis-tu ? fit-elle en relevant vivement la tête. Ne me dis pas
que tu as l’intention d’aller ensevelir Polynice ?
— Je le dois. Ensuite, Créon fera de moi ce qu’il voudra.
— Antigone, me supplia-t-elle, ne m’abandonne pas ! Au lieu de
t’occuper des morts, prends plutôt soin des vivants !
— Je ne suis plus qu’une ombre, Ismène. Il me tarde de rejoindre
ceux qui nous ont quittés.
Quelqu’un entra dans la chambre : à son allure voûtée, je reconnus
Tirésias, le devin. Que venait-il faire ici à cette heure ?
— Tu vas commettre l’irréparable, Antigone…
— Créon te condamnera ! s’exclama Ismène. Oui : je lis ta mort
dans le regard du devin. Antigone… pourquoi t’obstiner ? Notre
intérêt n’est-il pas de nous ranger du côté du plus fort ?
— Le plus fort, ce n’est pas la loi de Créon. Le plus fort, c’est le
devoir – puis, une fois le devoir accompli, le destin.
Il fait nuit. Ismène dort. Je me penche sur elle pour
l’embrasser. Puis, pieds nus, je quitte la chambre et je
me glisse hors du palais. Les rues de Thèbes sont
désertes. Et les sept portes sont ouvertes. Nul ennemi
ne nous guette plus. Malgré tout, des soldats montent
la garde et, quand je passe, ils m’interpellent.
— Antigone ! Toi, ici, à cette heure ? Attends, ne
t’éloigne pas !
— Créon a interdit qu’on sorte de la ville !
Les soldats sont lourdement armés mais je suis bien
plus agile qu’eux. Je leur échappe sans peine et je m’élance dans la
plaine.
— Antigone, reviens ! me crient-ils. Oh non, surtout, ne le fais pas !
Ils hésitent à me poursuivre. C’est moi qui leur lance de loin :
— Je ne vais faire que mon devoir. Vous, soldats, faites le vôtre !
La nuit est belle et le sable chaud sous mes pas. Je cours jusqu’à
cette forme humaine qui, sanglante et démantelée, gît sous la lune.
Effrayés, quelques rapaces s’envolent lourdement devant moi.
Polynice… enfin, mon frère est là. Je ne prends pas le temps de me
recueillir. Je ramasse à mes pieds de la terre et du sable que je jette
sur son corps défunt. Oh, il est inutile de le recouvrir entièrement,
pour les dieux qui ne jugent que l’intention, quelques poignées
suffisent.
— Va, Polynice, repose en paix désormais !
À la bouffée de bonheur qui m’envahit, je sais que l’âme de mon
frère quitte enfin son corps meurtri. En ce moment, Polynice a
rejoint le Styx et Charon l’a admis dans sa barque.
J’entends déjà derrière moi les pas des soldats qui accourent.
L’alerte a été donnée. Une trompette résonne. Thèbes s’éveille.
L’aube se lève sur le corps de Polynice. Nul ne peut plus ignorer
mon acte de rébellion et d’amour.
DIX ANS… Voilà bientôt dix ans que les Grecs, sous le
commandement d’Agamemnon, font le siège de la ville de Troie ! De
tous les combattants, Achille est le plus courageux. Rien de plus
normal : son père descend de Jupiter en personne et sa mère, la
déesse Thétis, a pour ancêtre le dieu de l’océan !
Mais ce soir-là, le vaillant Achille rentre fourbu et découragé :
Troie semble imprenable et, pour comble de malchance, la peste, qui
s’est déclarée depuis peu, fait rage parmi les Grecs.
Comme il pénètre sous sa tente, il aperçoit son meilleur ami,
Patrocle, qui l’attend.
— Ah, fidèle Patrocle ! s’exclame-t-il en lui ouvrant ses bras. Je ne
t’ai même pas aperçu dans le feu de la bataille… Attends : je vais
saluer Briséis et je suis à toi.
Briséis est une esclave troyenne qu’Achille s’est attribuée, après
l’assaut de la semaine précédente, lors du partage rituel du butin. La
jeune prisonnière avait jeté sur lui un regard suppliant et Achille
était tombé sous son charme. Briséis elle-même ne semblait pas
indifférente à son nouveau maître.
Achille écarte la toile – mais la chambre de Briséis est vide. La
belle esclave se serait-elle enfuie ? Impossible : Briséis l’aime, Achille
en mettrait sa main au feu. Et puis les Grecs cernent les murs de la
ville ! Embarrassé, Patrocle s’avance vers son ami :
— Eh oui, Briséis est partie, Achille ! Je venais te prévenir.
Agamemnon, notre roi, a ordonné qu’on te la reprenne…
— Quoi ? Il a osé ?
Il blêmit et serre les poings. Il a de grandes qualités, Achille : c’est,
de loin, le guerrier le plus farouche et le plus rapide. Ne l’a-t-on pas
surnommé Achille au pied léger ? Sans lui, les Grecs auraient dû cent
fois abandonner le siège et regagner leur patrie ! D’ailleurs, un oracle
a prédit que la guerre de Troie ne pourrait pas être gagnée sans lui…
Mais il a aussi quelques défauts : il est impulsif, coléreux. Et très, très
susceptible.
— Laisse-moi t’expliquer, fait Patrocle sur un ton apaisant. Te
souviens-tu de Chriséis ?
— Tu veux parler de l’esclave qu’Agamemnon s’est octroyée quand
nous avons partagé le butin ?
— Elle-même. Le père de Chriséis, un prêtre, a voulu racheter sa
fille. Malgré l’énorme rançon qu’il en offrait, Agamemnon a refusé.
— Il a bien fait !
— L’ennui, poursuit Patrocle en soupirant, c’est que ce prêtre, pour
se venger, a appelé sur nous la colère d’Apollon. Voilà pourquoi la
peste ravage maintenant nos rangs ! Elle va cesser, car Agamemnon
a rendu ce matin Chriséis à son père. Mais le roi a voulu remplacer
son esclave perdue. Et il a ordonné qu’on vienne chercher Briséis.
Loin d’apaiser Achille, cette explication ravive sa colère. Écartant
son ami Patrocle, il se précipite hors de la tente. En quelques
enjambées, il rejoint le baraquement du roi. Il y a là tous les rois des
îles et des villes de Grèce. Achille bouscule Ménélas, Ulysse et trois
soldats qui ne s’écartent pas assez vite.
— Agamemnon ! clame-t-il en se plantant devant lui jambes
écartées. Cette fois, c’en est trop ! De quel droit me dépossèdes-tu de
l’esclave que je me suis choisie ? Oublies-tu que tu t’es servi le
premier ? Et qu’outre Chriséis, tu t’es octroyé dix fois plus de butin
que tu n’en as laissé à tes plus prestigieux guerriers ?
Un vieillard courbé à la longue barbe blanche s’interpose. C’est
Calchas, le devin.
— Achille, murmure-t-il, c’est moi qui ai recommandé au roi de
rendre Chriséis. Les oracles sont formels : c’était le seul moyen
d’apaiser Apollon et de chasser la peste qui nous décime !
— Je ne mets pas ton oracle en doute, Calchas, grommelle Achille.
Mais pourquoi Agamemnon m’a-t-il pris Briséis ? Après chaque
combat, c’est toujours la même chose : le roi se sert le premier – et
largement ! Il ne laisse que des broutilles à ceux qui combattent en
première ligne !
Agamemnon pâlit. Dominant son irritation, il bombe le torse et
jette à son meilleur soldat :
— Oublies-tu, Achille, que tu parles à ton roi ?
— Un roi ! En es-tu si digne, Agamemnon, toi qui ne sais que
donner des ordres et te retirer loin des combats ? C’est surtout après
la bataille que l’on te voit, pour le partage du butin !
— Tu m’insultes, Achille !
— Non. C’est toi qui m’as offensé en me volant Briséis ! J’exige que
tu me rendes cette esclave, elle me revient de droit !
— Pas question ! Tu oserais défier ton roi, Achille ?
Agamemnon n’a pas le temps d’achever sa phrase :
Achille tire son épée… quand la déesse Minerve lui
apparaît :
— Calme-toi, bouillant Achille ! chuchote-t-elle sur
un ton apaisant. Tu as d’autres moyens de te venger
du roi sans le tuer, crois-moi.
La vision s’estompe. Achille, qui est le seul à avoir
vu la déesse, rengaine son glaive.
— Soit ! décide-t-il d’une voix ferme. Garde Briséis
pour toi. Mais sache que, désormais, je ne me mêlerai
plus aux combats. Après tout, que m’importe cette
fameuse Hélène que Pâris est venue enlever à ton
frère ? Les Troyens ne m’ont jamais rien fait, à moi !
Et devant Ménélas, l’époux d’Hélène, qui jette un
regard de stupéfaction à Agamemnon, Achille tourne les talons et
s’en va.
Arrivé sous sa tente, il ne peut retenir ses larmes. Oui : Achille
pleure, de dépit autant que de rage. Car à la perte de Briséis s’ajoute
l’humiliation d’en avoir été dépossédé devant tous ses compagnons.
Cela, il ne peut le pardonner au roi !
Trois jours plus tard, les Troyens durent se rendre à l’évidence : les
Grecs étaient partis ! Du haut des remparts, on ne distinguait que la
plaine déserte où tant d’hommes étaient tombés – et là-bas, sur la
mer, les dernières voiles des vaisseaux ennemis. Sur la plage,
l’étrange monument que les Grecs avaient abandonné intriguait le
roi Priam qui déclara :
— Allons voir ce que c’est !
Pour la première fois depuis dix ans, les portes de la ville furent
grandes ouvertes.
Quand les Troyens découvrirent sur le rivage un somptueux cheval
de bois plus haut qu’un temple, ils ne purent retenir leur surprise et
leur admiration.
— Priam ! hurla un Troyen qui s’était aventuré sous l’animal. Nous
venons de dénicher un guerrier grec, ligoté à l’une des pattes !
Ils coururent détacher l’inconnu et le pressèrent de
questions. Mais l’homme refusait de répondre.
— Qu’on lui tranche le nez et les oreilles ! ordonna
Priam.
Mutilé, torturé, l’infortuné Grec finit par avouer :
— Je m’appelle Sinon. Oui, nos vaisseaux sont
repartis ! Sur les conseils du devin Calchas, les Grecs
ont construit cette offrande à Minerve afin que la
déesse pardonne l’offense faite à votre ville. Pour
obtenir une mer favorable, Ulysse a voulu me noyer et
m’immoler à Neptune. Mais je me suis échappé et
réfugié sous la statue. Pour ne pas déplaire à Minerve
à qui il demandait protection, Ulysse s’est contenté de
m’attacher ici.
— Une offrande à Minerve ! s’exclama Priam, émerveillé.
— La laisserons-nous sur la plage, exposée au vent et à la pluie ?
demandèrent plusieurs Troyens.
— Oui ! frémit Cassandre. Mieux encore : brûlons cette offrande
impie. C’est un cadeau empoisonné que nos ennemis nous ont fait.
— Tais-toi, répondit le roi à sa fille. Qu’on bâtisse une plate-forme !
Qu’on apporte des rondins ! Qu’on amène ce cheval dans notre cité,
près du temple édifié en l’honneur de la déesse !
Ce fut un travail plus long et plus difficile que prévu.
Mais un soir, le cheval fut enfin amené en triomphe
devant les Troyens massés sur les remparts. Hélas, les
portes étaient trop étroites pour le faire passer. Après
un regard vers la plaine désertée, Priam ordonna :
— Qu’on abatte l’un des murs de la ville !
— Mon père, prédit sa fille en frissonnant, je vois
notre cité en flammes, j’aperçois mille cadavres qui
jonchent ses rues !
Personne n’écoutait Cassandre : les Troyens étaient
subjugués par ce cheval splendide et monstrueux à la
fois, aux oreilles dressées et aux yeux sertis de pierres
précieuses.
L’animal fut poussé jusqu’au temple de Minerve où débuta une
grande fête qui réunit tous les Troyens rescapés : la guerre était finie,
les Grecs étaient partis, et ce cheval arrivait à point nommé pour
célébrer une victoire qu’on n’attendait plus !
Nul ne prenait plus garde à Sinon qui avait été épargné. Se glissant
parmi les noceurs, l’espion grec gagna les remparts déserts ; il y
construisit un grand bûcher et, avant d’y mettre le feu, il attendit que
les Troyens s’écroulent, ivres de danses et de vin.
É
Aussitôt, à l’intérieur de la statue, Épéios enleva les cales qui
retenaient le poitrail. La paroi bascula. Ulysse fit tomber des cordes.
Et cent guerriers armés sortirent un à un des entrailles du cheval. Au
même moment, les navires grecs, poussés par un vent favorable,
débarquaient sur la grève. Les armées d’Agamemnon s’élancèrent
vers Troie éventrée. Tandis que les Grecs surgis du cheval
envahissaient la cité endormie, Ulysse lançait de furieux cris de
ralliement.
Les Troyens eurent à peine le temps de comprendre ce qui
arrivait : la plupart périrent à peine réveillés. Les plus valeureux, mal
remis de leur beuverie nocturne, n’offrirent qu’une résistance
dérisoire. Les moins téméraires ne durent leur salut qu’à la fuite.
Tandis que le caniveau des rues ruisselait du sang
des Troyens égorgés, Néoptolème, le fils d’Achille,
découvrait Priam à genoux devant l’autel de Jupiter.
Sans pitié, il égorgea le roi. Plus loin, Ménélas
dénichait Hélène dans le logis de Déiphobe, le frère de
Pâris. Il le tua d’un coup de lance avant de s’élancer
vers son épouse retrouvée. Ajax, en entrant dans un
temple, trouva la belle Cassandre au pied de la statue
de Minerve.
— Ah ! s’exclama-t-il, voilà si longtemps que je te
voulais à moi !
Pendant que la fille de Priam était déshonorée, la déesse de pierre,
dit-on, détourna la tête.
Quand le jour se leva, il ne restait de Troie que des ruines ; ce qui
n’était pas détruit achevait de brûler. Déjà, les Grecs chargeaient
leurs navires avec le butin de la ville dévastée. Ulysse, face à
l’étonnant cheval qui avait assuré la victoire, dut soudain s’écarter :
une femme d’une stupéfiante beauté passait, indifférente à ce
carnage qu’elle avait indirectement provoqué. C’était Hélène. Les
guerriers, muets d’admiration, s’arrêtaient pour la contempler.
Ulysse sentit monter en lui une étrange amertume.
— Allons ! dit-il soudain à ses hommes qui regagnaient son navire.
Cette fois, la guerre est finie, rejoignons notre bonne île d’Ithaque !
Pour lui-même, il ajouta : « Et Pénélope, ma chère épouse, qui
m’attend depuis dix ans ».
Hélas, Ulysse ignorait qu’il n’était pas près de rejoindre sa patrie !
Les dieux en décideraient autrement : dix autres années passeraient
avant qu’il ne rentre. Le temps d’une longue odyssée(11).
XI
PÉNÉLOPE
« DIS, QUAND REVIENDRAS-TU ?… »
À
— Oui, ton ouvrage avance mal, Pénélope. À mon avis, tu devrais te
hâter car les jours de Laerte sont comptés.
Pénélope frémit sans oser répliquer. De jour en jour, les
prétendants au trône s’impatientaient. Quant à son fils Télémaque, il
était parti à la recherche de son père. Seule, Pénélope avait de plus
en plus de mal à contenir l’impatience de tous ces nobles qui
voulaient l’épouser pour prendre le pouvoir. Fidèle à Ulysse, la reine
avait perdu sa jeunesse – mais pas l’espoir. Elle gagna ses
appartements sans un regard pour ces hommes cupides.
L’aube était encore loin quand Pénélope se leva. Elle
quitta sa chambre à pas feutrés et rejoignit la grande
salle du palais. S’approchant du linceul, elle tira le fil
qui dépassait et entreprit de détisser ce qu’elle avait
accompli la veille. Voilà en effet pourquoi son ouvrage
n’avançait pas : depuis de nombreux mois, Pénélope
défaisait chaque nuit le travail de toute sa journée !
Soudain, elle entendit un bruit, se retourna et
reconnut une servante qui, étonnée, observait le
manège de sa maîtresse.
— Attends ! s’écria Pénélope. Ne t’en va pas, je vais
t’expliquer !
Mais la jeune fille s’était éclipsée. Et quand
Pénélope, au matin, entra dans la salle du palais, elle fut accueillie
par cent regards sévères ou goguenards. Furieux, Eurymaque
s’exclama :
— Pénélope, tu t’es moquée de nous ! Ta servante nous a expliqué
ton stratagème ! ajouta-t-il en désignant le linceul. Cette fois, tu ne
t’en tireras plus par une traîtrise. Aujourd’hui, tu épouseras l’un de
nous !
Dans un coin de la pièce, plusieurs prétendants étaient vautrés sur
des sièges. D’autres avaient apporté des tonneaux et commencé à
boire le vin des chais royaux. Les plus hardis donnaient déjà des
ordres aux serviteurs comme si le palais leur appartenait. Pénélope
comprit qu’elle était perdue : si elle ne choisissait pas un mari, ces
nobles allaient s’affronter et mettre le palais à sac. Parmi eux,
Eurymaque, le plus riche et le plus puissant, avait l’arrogance de
celui qui est sûr d’être l’élu.
— Ah, Ulysse, murmura Pénélope désespérée, quand reviendras-
tu ?
— Bientôt, lui chuchota à l’oreille une voix familière.
Le jeune homme qui venait de rejoindre la reine n’était pas
Ulysse… mais Télémaque ! Son fils unique était enfin là. Pénélope se
précipita dans ses bras. Les prétendants restèrent un moment
décontenancés par cette irruption inattendue. Le fils d’Ulysse avait
grandi en force et en beauté ; son retour contrariait les projets des
cent prétendants. Mais Eurymaque, plein de morgue, lança :
— Eh bien, Télémaque, as-tu retrouvé ton père ?
— Non. Mais je sais qu’il est vivant. Et qu’il sera là d’ici peu.
— Dis-moi, ajouta Antinoos en observant Télémaque, tu as du poil
au menton, à présent… Qu’en dis-tu, Pénélope ?
La mère de Télémaque approuva en tremblant. Tous savaient
qu’avant de partir, Ulysse avait dit à sa femme : Si je ne reviens pas,
attends pour te remarier que notre fils porte la barbe.
Cette fois, Pénélope n’avait plus aucune raison de reculer. Mais
prendre un protecteur lui était odieux. Et parmi ces hommes qu’elle
détestait, aucun ne valait mieux que l’autre. Comme elle allait
répondre, un serviteur et un mendiant se présentèrent.
— Eumée ! s’exclama Pénélope en souriant. Entre, tu es le
bienvenu.
Eumée était le vieux gardien des cochons du palais. Il s’inclina et
désigna l’homme qui l’accompagnait. C’était un mendiant en
haillons, encore plus âgé et plus sale que lui.
— Grande reine, dit Eumée, ce voyageur demande l’hospitalité.
— Viens, brave homme, dit Pénélope en tendant la main à
l’inconnu. Mange, bois et prends du repos : tu es chez toi dans mon
palais.
— Ce palais, coupa Eurymaque, appartiendra désormais à l’homme
que tu épouseras. Maintenant, nous te sommons de le choisir !
Les cent prétendants assemblés approuvèrent,
menaçants. Et tandis que les conversations
reprenaient, Pénélope fut intriguée par le
comportement du vieux chien de son époux : l’animal,
qui était aujourd’hui aveugle et quasi infirme, avait
quitté en rampant sa couche, toute proche du trône
vide du roi ; arrivé aux pieds du mendiant, il leva la
tête, gémit faiblement et lécha les mains du voyageur
qui le caressait. Après quoi la bête, qui semblait
sourire, rendit son dernier soupir dans les bras du
voyageur accroupi.
— Espèce de méchant pouilleux, file d’ici ! lui jeta
Eurymaque.
— Non, ordonna Pénélope, saisie d’un pressentiment. Euryclée,
apporte un bassin d’eau tiède et lave les pieds de notre hôte.
Euryclée était la plus ancienne servante du palais. Autrefois, elle
avait été la nourrice d’Ulysse. Elle s’empressa d’obéir à sa maîtresse,
qui ne faisait que respecter les traditions de l’hospitalité.
Avant d’aller s’asseoir, le mendiant se pencha à l’oreille de
Pénélope pour lui chuchoter :
— Dis que tu épouseras celui qui saura bander l’arc de ton époux !
Stupéfaite, Pénélope dévisagea l’inconnu auprès duquel Euryclée
s’empressait. Non, il était trop vieux et trop laid pour être son mari
déguisé. Pourtant, c’eût bien été son style de s’introduire ainsi
incognito, pour confondre ses ennemis.
Relevant la tête, Pénélope, troublée, répéta mot pour mot :
— Soit : j’épouserai… celui qui saura bander l’arc de mon époux !
Surpris, les prétendants se consultèrent du regard. Le premier,
Eurymaque réagit :
— Tu nous lances un défi ? Et si vingt d’entre nous y parvenaient ?
— En ce cas, répliqua Télémaque, ma mère organiserait un
concours de tir, et elle épouserait le vainqueur.
Pénélope se tourna vers son fils. Ce n’était guère dans sa manière,
de prendre de telles initiatives. L’absence et les épreuves l’avaient
sans doute mûri. À cet instant, la vieille nourrice d’Ulysse poussa un
cri ; elle venait de découvrir une cicatrice au genou du mendiant.
— Oh, c’est une vieille blessure, disait-il, elle ne me fait plus
souffrir.
Déjà, Télémaque revenait avec l’énorme arc de son père et
plusieurs carquois remplis de flèches. Il était accompagné de
Philétios, un fidèle serviteur qui portait une douzaine de haches.
— Je l’essaierai le premier ! décréta Eurymaque.
Il saisit la corde, la tendit si fort que son visage s’empourpra.
— N’insiste pas, railla Antinoos. Le bois n’a même pas plié !
Il prit l’arc à son tour et essaya de le bander. Sans succès.
— Donne-le-moi, fit un autre prétendant en bousculant ses
compagnons.
Il échoua comme les deux premiers. Les heures coulèrent. Et
quand la nuit tomba, aucun homme n’avait pu décocher la moindre
flèche. C’est alors que la voix du vieux mendiant s’éleva :
— Peut-être faut-il assouplir cet arc ? Vous permettez ?
Avant qu’aucun ne songeât à s’interposer,
Télémaque tendait l’arme à l’inconnu et poussait
Pénélope vers la porte.
— Mère, lui murmura-t-il, il vaut mieux que vous
partiez.
Elle voulut protester. Mais sur un signe de son fils,
Philétios l’obligea à quitter la pièce ; une fois sortie,
Pénélope entendit que l’on poussait les loquets.
Songeuse, elle retourna dans ses appartements.
Soudain, elle aperçut dans la chambre de son fils des
dizaines d’épées, de lances et de glaives entassés.
— Mais… ce sont les armes de mes prétendants ! Qui
a ordonné qu’on les rassemble ici ? Et pourquoi ?
Venant de la salle du palais, une immense clameur
et des cris d’effroi lui répondirent. Alors un fol espoir envahit son
cœur…
Quelque temps plus tard, alors que Rhéa Silvia allait puiser de l’eau
à la fontaine sacrée, elle rencontra un jeune homme dont la beauté la
troubla. Elle s’en détourna aussitôt mais l’inconnu la saisit par la
main :
— N’aie crainte, lui dit-il. Je suis le dieu Mars. Tu me plais, Rhéa
Silvia. Et j’ai décidé que tu deviendrais la mère de mes enfants.
Incrédule et affolée, la jeune fille se dégagea et s’enfuit. Mais la
nuit suivante, le même homme lui apparut dans un songe ; il était
souriant, et nimbé d’une clarté divine. Rhéa était en extase.
Comment résister au dieu Mars – surtout quand celui-ci vous rend
visite en rêve ?…
Quelques semaines plus tard, Rhéa Silvia comprit qu’elle était
enceinte. Quand il lui fut impossible de cacher la vérité, elle alla
trouver la grande prêtresse. Elle se jeta à ses pieds en lui expliquant
la visite du dieu pendant la nuit.
— Je sais que la mort m’attend ! Mais par pitié, laissez naître et
vivre mon enfant !
Aussi émue qu’intriguée, la grande prêtresse attendit que Rhéa
Silvia mette au monde non pas un bébé, mais des jumeaux. Après
quoi elle se rendit au palais pour en informer Amulius. La colère du
roi fut terrible.
— Qu’on enferme cette parjure dans un caveau ! ordonna-t-il. Et
que ses maudits rejetons soient noyés dans le Tibre !
Le fleuve était en crue. La grande prêtresse hésitait : et si la jeune
vestale avait dit vrai ? Si ces enfants étaient vraiment ceux du dieu
Mars ? Aussi, au lieu de les précipiter dans les eaux, elle résolut de
les placer dans un berceau en osier qu’elle confia au fleuve en furie.
Si ces jumeaux étaient les fils du dieu, celui-ci trouverait sûrement le
moyen de les protéger.
Tandis que leur mère agonisait dans sa prison, les
deux bébés, entraînés par le courant, hurlaient de
frayeur et de froid. Ils voguèrent ainsi à la dérive toute
la nuit et la journée du lendemain. Mais le soir, le
berceau s’échoua sur la rive, entre les racines d’un
figuier, au pied d’une colline boisée : le mont Palatin.
C’était l’heure où les animaux sauvages descendaient
se désaltérer au fleuve. L’un d’eux, une louve qui
venait de mettre bas, fut intriguée par les cris des
nourrissons. Elle les saisit délicatement dans sa
gueule et les emmena l’un après l’autre dans la grotte
qui lui servait de tanière. Mêlés aux jeunes louveteaux, les jumeaux
affamés se précipitèrent sur les mamelles gonflées de leur mère
adoptive…
Quelques mois plus tard, les bébés étaient devenus très robustes.
Ils passaient leur temps à ramper, à jouer et à chahuter avec leurs
frères de lait. Mais un jour, en passant par là, un berger nommé
Faustulus fut intrigué par des gazouillements et des cris joyeux qui
s’échappaient de la grotte. Il entra et laissa éclater sa surprise :
— Des enfants ! Avec des louveteaux ! Je ne peux pas les laisser
dans cette tanière…
Sans attendre le retour de la louve, il s’empara des jumeaux et les
ramena chez lui. Son épouse, Laurentia, fut transportée de joie.
— Ils sont magnifiques ! Et tu dis qu’ils ont été recueillis et élevés
par une louve ?
— Oui. C’est un miracle qu’ils soient encore en vie.
— Ils sont protégés des dieux ! Oh, Faustulus, adoptons-les.
— Comme ils se ressemblent ! nota le berger.
— Nous les appellerons… Romulus et Rémus.
Les jumeaux grandirent en force et en complicité. Devenus
adolescents, ils gardèrent les troupeaux de Faustulus. Leur vigueur
était si grande qu’on leur demanda de débarrasser la région des
brigands qui l’infestaient. Ils y parvinrent si bien que leurs exploits
attirèrent autour d’eux une troupe de jeunes gens intrépides. Leur
renommée grandit.
Mais un jour, à la suite d’une querelle avec les
bergers de Numitor, Rémus fut capturé et traîné
devant le roi en exil. La ressemblance du jeune
homme avec sa fille Rhéa Silvia l’intrigua et raviva sa
douleur. Numitor avait fini par apprendre qu’avant de
mourir, sa fille avait mis des enfants au monde.
Troublé, il demanda :
— Ainsi, tu t’appelles Rémus ? Et tu as un frère
jumeau ! Où est-il ?
— Ici ! clama Romulus en entrant, un glaive à la
main.
À sa suite, Faustulus apparut. Il connaissait la tolérance de
Numitor et ne doutait pas dissiper ce malentendu. Il déclara :
— Pardonne l’impétuosité de mes fils, Numitor.
— Tes fils ? Tu serais le père de ces jeunes gens ?
Face au scepticisme de Numitor, Faustulus jugea qu’il était
préférable de dire la vérité. Et devant les jumeaux abasourdis :
— Non ! avoua-t-il. Il y a vingt ans, je les ai arrachés à la louve qui
les avait recueillis. Ces bébés avaient été abandonnés…
Aussitôt, Numitor comprit. Il ouvrit les bras :
— Vous êtes les fils de ma fille Rhéa Silvia ! Romulus, Rémus… mes
petits-enfants ! Ah, comme je suis heureux !
Pendant la soirée et la nuit qui suivit, les jumeaux se firent
raconter l’étrange histoire de leur sauvetage.
— Brave Faustulus, soupira Numitor. Sans toi, ils auraient péri !
— Sans toi, dit Rémus… et sans la louve qui nous a sauvé la vie !
— Si je comprends bien, ajouta Romulus, notre oncle Amulius a
usurpé le pouvoir ? C’est toi qui devrais régner sur Albe ?
— Oh, je suis trop vieux à présent, c’est une histoire oubliée !
— Peut-être, répliqua Rémus. Mais nous sommes tes héritiers. Si
nous voulons un jour régner, tu dois remonter sur ce trône dont tu as
été injustement écarté. Qu’en dis-tu, Romulus ?
La question était inutile : les jumeaux étaient si proches l’un de
l’autre, dans les actes comme dans les pensées, qu’ils se précipitèrent
d’un même élan hors de la maison de leur grand-père. Rejoignant les
collines de leur enfance, ils réunirent leurs fidèles amis pour leur
révéler leur identité.
— Laisserons-nous ce traître d’Amulius sur le trône ?
— Non ! hurlèrent les autres. Renversons-le !
L’armée que les jumeaux constituèrent était bien maigre et très peu
organisée. Mais les deux chefs étaient résolus.
De son côté, Amulius avait appris la nouvelle. Saisi de panique, il
s’était retranché dans son palais et ruminait des regrets :
— Les fils de Rhéa Silvia… j’aurais dû les tuer de mes propres
mains !
— Que Mars nous assiste ! fit Romulus en levant la tête.
— Oui… Puisse le dieu de la guerre nous donner la victoire ! ajouta
Rémus en s’élançant avec ses hommes sur l’armée d’Amulius.
Le père divin des jumeaux ne les avait pas abandonnés : les troupes
d’Amulius furent écrasées ! Les jumeaux pénétrèrent dans le palais et
finirent par dénicher le roi terrorisé.
— Ne me tuez pas ! geignit-il. Je rends le trône à mon frère !
Pour toute réponse, Romulus frappa son oncle le premier ; et
Rémus l’acheva d’un coup d’épée.