Dha 0755-7256 1986 Num 12 1 1706
Dha 0755-7256 1986 Num 12 1 1706
Dha 0755-7256 1986 Num 12 1 1706
Cardoso Ciro F. Les communautés villageoises dans l'Égypte ancienne. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 12, 1986. pp. 9-
31;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.1986.1706
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1986_num_12_1_1706
Résumé
Par le biais de la discussion de l'opinion contraire d'Aristide Théodoridès et s'appuyant sur des sources
écrites et iconographiques, l'article essaie de démontrer et l'existence et l'importance des
communautés villageoises dans l'Egypte des pharaons. Ces communautés, dont l'action était réglée
par des conseils locaux, avaient trois caractères essentiels : 1) l'existence à leur intérieur d'éléments
de solidarité économique et sociale (union de l'artisanat et de l'agriculture, dons et contre-dons entre
les familles, etc.) ; 2) elles exerçaient le contrôle de l'irrigation et du cycle agraire au niveau local ; 3)
enfin elles avaient de nombreuses fonctions administratives, judiciaires et notariales, sur la
surveillance et le contrôle des gouvernements provincial et central.
DHA 12 1986 9-31
Ciro F. CARDOSO
Université de Niteroi
(Brésil)
DEUX PARADIGMES
tant, en Egypte il fut contrôlé de tout temps, pour l'essentiel, par l'Etat (y
compris les temples). En ce qui nous concerne, l'effet le plus important de
l'unification précoce est que, pour les villages, les changements intervenus
dans le pays à la fin du IVe millénaire eurent des conséquences plutôt
limitées, puisqu'ils ne modifièrent rien aux techniques et au mode de vie. En
d'autres mots, l'Egypte unifiée restait avant tout, comme le dit Hoffman,
une village farming society. On peut supposer que l'entraide paysanne, surgie
dans le passé en fonction du contrôle local de l'irrigation, muée en corvée
royale, connut une certaine intensification et fut désormais demandée à des
fins beaucoup plus nombreuses ; et que la réciprocité typique des sociétés
lignagères et tribales prit, dans les rapports entre l'Etat et les villages, l'aspect
de distributions de rations lors du travail pour l'Etat, peut-être aussi de
largesses en boisson et viande à certaines occasions, avec l'intention de paraître
assurer la continuité avec les structures de la période antérieure à l'unification.
Enfin, on peut supposer qu'à côté du domaine eminent qu'au moins en théorie
le souverain exerçait sur le sol, et des premières formes de propriété de
fonction et de propriété privée qui commençaient à apparaître, des formes plus
anciennes d'accès à la terre, au niveau des villages, mais aussi des personnes de
rang élevé dans chaque région, purent se maintenir (25).
L'adoption d'un tel paradigme implique, non un droit «individualiste»,
mais au contraire, des activités juridiques «encore marquées de caractères
collectifs». En fait, dit B. Menu, «un droit privé à proprement parler ne se
développe que sous le Nouvel Empire» (26).
Evidemment, bien des éléments de l'évolution résumée ci-dessus ne
peuvent pas être prouvés, à cause de l'état de la documentation et aussi parce
qu'ils dépendent en partie de l'interprétation des structures prédynastiques
pour laquelle il n'y a pas de sources écrites, et que souvent l'archéologie ne
peut éclairer suffisamment. Ce qu'il faut demander, c'est si le paradigme
adopté s'accomode bien de l'ensemble des faits connus, et si on peut en déduire
des conséquences qui, elles, puissent être prouvées. Or, je suis convaincu
qu'il répond à ces exigences beaucoup mieux que le schéma dérivé de J.
Pirenne.
Une erreur encore fréquente consiste à confondre l'existence de
communautés rurales avec l'idée que celles-ci doivent être égalitaires.
L'archéologie montre bien que la société - ou plutôt les sociétés - du Prédynastique final
de l'Egypte n'étaient pas égalitaires. Des spécialistes ont supposé avec
vraisemblance qu'avant l'unification complète du pays, des systèmes locaux ou
régionaux de centralisation et de redistribution de biens (des céréales en particulier)
devaient déjà exister, pour que des travaux communs dont l'existence est
prouvée par les fouilles devinssent possibles (27). Bien plus, des études de cas où
la documentation explicite sur les communautés locales ou villageoises ne
manque pas ont montré que l'existence de communautés solidaires ayant cer-
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 17
Fig. 1 : Le chef du village reçoit des grains pour les semailles (Relief dans un
tombeau près d'El-Bersheh, vers 2330 av. J.-C).
VU ^v^i^Vfif\
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Fig.
Source
2 : : Des
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Fig.
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50.de The
villages
début
Egyptians,
menés
de la Ve
devant
Londres,
dynastie)
les scribes
Thames(1)& (Relief
Hudson,du 1961,
mastaba
p.
Source : Adolf Erman, Life in ancient Egypt, trad, de H.M. Tirard, New York,
Dover Publications, 1971, p. 100.
Fig. 3 : Des maires de villages menés devant les scribes (2) (Relief d'un
tombeau de l'Ancien Empire, Ille millénaire av. J .-C).
Dear El-Medina - dont les caractères peuvent être généralisés -, variés : ils avaient
une compétence notariale, exerçaient localement une juridiction contentieuse
et une compétence répressive limitée, interprétaient la loi courante (leurs
décisions pouvant faire jurisprudence) (45). Dans les villages ruraux, ce qui n'est
pas le cas à Deir El-Medina, ils avaient également des décisions à prendre
concernant l'irrigation et le cycle agraire, comme il ressort de la littérature
funéraire déjà citée. La possibilité qu'au Ше millénaire ces conseils pussent encore
régler l'accès des familles des villages à l'usufruit de portions de terre ne repose
que sur l'interprétation de certains passages peu clairs des Textes des
pyramides : il s'agit donc d'une hypothèse mal étayée par les données disponibles. En
tout cas, les renseignements sûrs que nous avons à propos des conseils locaux
vont certainement dans le sens des idées de M. Iiverani et de С . Zaccagnini que
j'ai mentionnées.
Suzanne Berger, commentant des scènes représentées dans quatre tombes
du Nouvel Empire, tout spécialement celle de Khaemhat, et un fragment d'une
scène de même genre conservé au British Museum (n° 37982) et qui contient
aussi une inscription, se réfère à un événement relatif au mesurement des terres
couvertes de céréales déjà mûres, avant la récolte, pour la fixation du montant
de l'impôt dû sur chaque champ. Un personnage âgé, tenant un bâton cérémo-
niel, y apparaît prêtant serment auprès d'une stèle. Dans l'interprétation de S.
Berger, il s'agirait d'un fonctionnaire âgé dont la fonction consisterait à vérifier
si les bornes des champs, dont il connaissait l'emplacement, n'avaient pas été
déplacées - ce qui pourrait interférer avec les calculs des impôts champ par
champ. Il me semble, cependant, qu'il n'y a aucune raison pour considérer qu'il
s'agit d'un fonctionnaire. Dans la peinture de la tombe de Menna, par exemple,
ce personnage est habillé de façon tout à fait identique à un paysan qui
apparaît, à droite, apportant de la nourriture pour les fonctionnaires qui mesurent
les champs - habillés, eux, de façon très différente. Le fait qu'il tienne un
bâton spécial doit être lié à la cérémonie même du serment. Je pense que nous
avons affaire ici à un vieux paysan appelé à prêter serment sur une question
ayant trait aux limites des champs : le serment, comme le dit S. Berger,
servirait à assurer que la stèle limitrophe n'avait pas changé de place. Ce qui est en
jeu c'est une question liée à des limites de juridiction, de propriété ou de
responsabilité fiscale. Je vois donc dans le paysan, un représentant de la
communauté rurale, appelé à témoigner sous serment sur l'invariabilité d'un aspect
précis de la structure agraire, utile à l'établissement correct de l'impôt sur la
récolte (46).
Au fait déjà indiqué de la prise de décisions par les conseils de village au
sujet de l'irrigation, il convient d'en ajouter un autre que la littérature funéraire
permet aussi de constater : en Egypte ancienne l'éthique des travaux
d'irrigation avait un caractère fortement collectiviste, au contraire de ce qui arrivait,
par exemple, en Basse Mésopotamie sous Hammourapi, dont les lois vont
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 23
dans le sens d'arbitrer des problèmes causés par des propriétaires de digues
et canaux qui auraient porté préjudice à d'autres propriétaires privés, leurs
voisins. Dans le cas égyptien, dans les Textes des sarcophages, nous entendons
dire au dieu primordial Atoum-Re qu'il créa la crue du Nil «pour que le pauvre
et le grand fussent forts». Le système d'irrigation était envisagé comme une
oeuvre coUective, un bien commun, dont le fonctionnement au profit de tous
ne devrait point être gêné par des décisions ou des intérêts privés. C'est ainsi
que, dans l'envoûtement no 125 du Livre des morts, le défunt déclare ne pas
avoir interféré avec le flux de l'eau «dans ses saisons», ni construit une digue
pour interrompre le cours de l'eau courante, ni marché dans l'eau - ce qui la
salirait et pourrait peut-être détériorer les canalisations les plus petites (47).
D'autre part, Bernadette Menu démontre comment, dans la société
égyptienne «encore proche du collectivisme», le prêt - fréquemment de
céréales - était envisagé comme une faveur à un membre de la communauté qui se
trouvait dans une situation difficile, et que par conséquent, pendant des
millénaires, fl resta en principe gratuit, fondé sur la réciprocité entre les familles,
ou bien pratiqué entre la communauté (village, nome) et le débiteur. A
partir du Nouvel Empire, avec le développement d'une différenciation sociale
plus poussée, et également avec l'influence de droits étrangers, l'idée de
l'intérêt comme rémunération surgit progressivement, avec l'établissement de
garanties en faveur du créancier et l'exigence d'un document écrit formel et
officiel, alors qu'au début le prêt était un acte purement privé (48). Cette
analyse de B. Menu, appuyée sur une documentation solide, va dans le sens
de l'idée que je défends. D'une manière analogue, on a pu prouver que, même
à des époques assez tardives, les transactions commerciales locales se fondaient
sur le principe de la réciprocité : J. Romer affirme que ces transactions étaient
menées souvent «non dans l'esprit d'un commerce véritable», à la recherche
d'un profit marchand, mais en tant que l'un des éléments des processus divers
d'échanges ayant heu entre les membres d'une même communauté. De même,
Jac. Janssen montre qu'il existait, au sein des communautés égyptiennes, un
système de présents réciproques entre les familles (dons et contre-dons) (49).
L'union de l'artisanat et de l'agriculture dans les villages égyptiens ne
fait pas de doute. Les paysans avaient rarement accès aux produits de
l'artisanat spécialisé des ateliers du palais, des temples ou des grands propriétaires,
sauf par le biais des distributions - d'habits et de sandales par exemple - opérées
lors de leur participation aux corvées de l'Etat (50). Ils devaient donc fabriquer
eux-mêmes ou bien obtenir par troc avec leurs voisins ce dont ils avaient
besoin, y compris les instruments de production. Même les artisans privilégiés
de Deir El-Medina n'échangeaient que ce qu'ils produisaient eux-mêmes ou
bien des objets qu'ils avaient reçus de l'Etat : dans les milliers d'ostraca trouvés
sur le site, il n'y a aucune mention de marchands (qui existaient pourtant au
Nouvel Empire)(51).En énumérantles éléments constitutifs de la rémunération
24 CF. CARDOSO
in nátura des travailleurs ruraux sur les terres d'un seigneur, un conte du début
de la Troisième Période Intermédiaire mentionne des joncs et des roseaux, avec
lesquels les paysans faisaient des nattes, de la vannerie, des bancs, des coffres,
etc. Le paysan du Papyrus Lansing (XXe dynastie) pendant la journée taillait
ses instruments agricoles et la nuit il fabriquait de la corde, en se préparant
pour les semailles (52). Le rapport tributaire était à sens unique et n'avait
donc que peu d'impact sur la tendance autarcique des villages : voilà un
facteur puissant pour le maintien des structures communautaires traditionnelles.
Non seulement le flux des tributs agraires n'avait pas comme
contrepartie un flux de produits artisanaux des villes vers les villages, mais aussi,
dans la mesure où ces rapports sociaux locaux n'interféraient pas avec le
niveau «officiel» des structures économiques et sociales - par exemple le
rapport entre l'Etat et les tributaires -, ils étaient en grande mesure abandonnés
aux instances locales elles-mêmes et aux coutumes. C'est un fait connu, par
exemple, que le mariage en Egypte n'avait aucune sanction religieuse ou légale
et était régi par des coutumes - probablement assez variables selon les régions
(53).
Pour ce qui est du Nouvel Empire, il y a des signes d'un affaiblissement
des communautés rurales en ce qui concerne quelques-unes de leurs
attributions. L'important papyrus agraire Wilbour, de la XXe dynastie (1151 av. J.-C.
à peu près), ne contient aucun élément d'une organisation communautaire
du travail ou de l'accès à la terre. П faut dire cependant que ce document ne
couvre pas la totalité du pays, ni même la totalité des terres de la partie de la
Moyenne Egypte qu'il concerne. D'autre part, le paysan du Papyrus Lansing
n'a pu recourir à aucune institution communautaire dans ses démêlés. Nous
pourrions conjecturer qu'il s'agissait, dans ce cas, d'un paysan isolé, petit
propriétaire ou occupant des terres à bail - une catégorie sociale courante à
l'époque. Mais la même constatation peut être faite dans le Papyrus Pushkin
127, où sans doute nous avons des paysans travaillant dans le cadre d'une
grande exploitation rurale : aux prises avec un seigneur malhonnête, ils le
bravent individuellement, mais jamais en groupe (54).
Il semblerait donc que le progrès des forces productives (l'impact du
shadouf, introduit d'Asie au XlVe siècle, à ce qu'il paraît, sur les travaux
d'irrigation, par exemple), considérable à partir des Hyksos, l'affirmation
des familles restreintes au détriment des formes plus larges d'organisation,
la différenciation sociale croissante au sein des villages, et peut-être aussi les
grands changements intervenus dans les structures agraires sous les XIXe et
XXe dynasties, aient été tous des facteurs qui allaient dans le sens de cet
affaiblissement relatif des communautés dès la seconde moitié du Ile
millénaire (55).
Les communautés villageoises ne disparurent pourtant pas. Sous Cam-
byse (Vie siècle av. J.-C), M. Dandamayev, sur la base de tablettes babylo-
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 25
CONCLUSION
central.
Il faut beaucoup insister sur le fait que les communautés villageoises
égyptiennes n'étaient pas égalitaires, mais au contraire présentaient des degrés
considérables de différenciation sociale interne, tout en gardant des traits
communautaires et manifestant de la solidarité vis-à-vis des gens du dehors
et du pouvoir.
L'ensemble des trois aspects mentionnés ne se présente qu'au Ille
millénaire. Par la suite, ce fut le troisième qui put se maintenir le plus longtemps.
Le premier aspect - la solidarité économique et sociale des villages - perdura
aussi mais avec un amoindrissement de quelques-uns de ses traits à partir du
Nouvel Empire, avec les progrès du droit privé et de l'économie marchande :
mais l'union de l'agriculture et de l'artisanat dans les villages continua à
exister, ainsi apparemment que le système de dons et contre-dons entre les familles
villageoises - et ce sont là des éléments qui pouvaient assurer un fort sentiment
d'identité communautaire. Enfin, ce fut le second aspect - celui du contrôle
économique - qui souffrit le pluset le plus rapidement de l'impact de la
centralisation d'Etat, de la propriété privée et des changements techniques et
économiques du Nouvel Empire : mais le contrôle local de l'irrigation, au moins, ne
fut j amais vraiment entamé .
Même si la documentation disponible est fort incomplète, elle suffît à
montrer que l'affirmation de l'inexistence ou du peu d'importance des
communautés villageoises dans l'Egypte ancienne est inacceptable. Encore faut-il voir
cette question dans une perspective chronologique, et aussi ne pas manier des
définitions rigides et étroites de ce qu'il convient d'appeler une «communauté
rurale» , puisque celle-ci peut exister sur la base de tous ou bien de certains
seulement des «éléments communautaires», pour reprendre encore une fois
l'expression de С Zaccagnini.
NOTES
Résumé
This paper discusses a former text published by Aristide Théodoridès. Against the latter's
view, it purports to demonstrate the existence and considerable importance of village
communities in pharaonic Egypt, by using iconographie and written sources. Those
communities acted through local councils and had three main features : 1) within them
elements of economic and social cohesion (association of agriculture and crafts, gifts
exchanged among the families, and so on) could be found ; 2) they controlled irrigation and the
agrarian cycle at the local level; 3) finally they had local governmental, judicial and notarial
capacities, under the control of the provincial and central administrations of ancient
Egypt.