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Mon fantôme à moi, Jean Ray
Non seulement ceci n’est pas un conte, mais c’est un document.
Si des souvenirs n’y vibraient pas, si, à travers mers, champs et villes, je n’y faisais pas de merveilleux retours vers mon enfance et ma jeunesse, je le voudrais net et sec comme un rapport ou une règle de trois. Trois grands écrivains – ils ont, hélas, rejoint depuis l’immense bataillon des morts – m’ont posé la même question en refermant un de mes livres de contes1. — Avez-vous, en toute sincérité, fait la rencontre d’un fantôme ? En vérité : oui. La première rencontre date de si loin qu’elle devrait, simple et banale comme elle fut, rester enfouie parmi les premières images de la perception humaine. Je n’avais pas tout à fait cinq ans. Nous habitions alors, à Gand, une immense et sombre maison, dans la rue sans joie et sans visage qu’est le Ham. Jusqu’aux approches du crépuscule, elle baignait dans une lourde grisaille, mais le soleil glissant vers le couchant inondait ses chambres d’ardentes lueurs de cuivre rouge. Un jour, à cette unique heure vivante, j’étais installé devant une des fenêtres, suivant du regard un ridicule triqueballe. Il tourna le coin et la rue se vida de mouvement et de présences. Élodie, notre servante, me tenait compagnie, ses dures mains se reposant de la servitude de la journée. — Élodie, qui est ce petit homme au foulard rouge, qui se tient devant la maison d’en face ? Élodie regarda, haussa les épaules et dit : — Il n’y a personne. — Est-il méchant ? — Mais puisque je te dis qu’il n’y a personne ! En effet, en rendant à la maison d’en face mes regards un moment détournés vers Élodie, je ne vis plus le bonhomme au foulard rouge. — Il a dû entrer chez Mlle Deltombe, dis-je. — Mais non, répliqua Élodie, personne n’y est entré. Et puis, finis donc de dire des choses idiotes. Élodie est une femme au grand cœur, dont la mémoire me restera chère jusqu’à la fin de mon terme, mais la patience et la tendresse ne voyageaient pas toujours de conserve dans sa vie. En mes premières années, les images et les rencontres ne mettaient aucune obstination à se fixer dans ma mémoire ; néanmoins je parlai à tous, à ma mère, à mon père et à ma sœur, du petit homme au foulard rouge, si brièvement apparu. Tant et si bien qu’Élodie se fâcha, me traita de menteur et m’allongea une de ses fameuses claques coutumières. Jusqu’au jour où j’en parlai à Mlle Deltombe, notre voisine d’en face. C’était une dame solitaire et triste, largement septuagénaire, mais chérissant les enfants. À force de recevoir d’elle des macarons, des nougats et d’autres gluantes friandises, j’avais acquis la certitude qu’elle m’aimait beaucoup. Je crois encore qu’il en était ainsi. Donc, je lui en parlai et je garde encore la vive impression de la stupeur effrayée qui tordit un instant son visage. — Non, non, dit-elle, ce n’est pas vrai ! Depuis lors, elle ne m’adressa plus la parole ; je crois même qu’elle m’évita. Elle mourut peu après, de peur, la nuit du grand incendie de l’Entrepôt des docks. Dix années passèrent. On m’avait mis en pensionnat dans une école de Wallonie, à Pecq, dans le Tournaisis. École charmante, aux maîtres merveilleux. Dans ma mémoire, école et maîtres s’apparentent aux belles et irréelles choses du conte. Un jeudi, mon père vint me voir ; je passai avec lui quelques adorables heures de liberté et de gâterie. Puis, comme Pecq, à cette époque, était une bourgade assez éloignée des lignes ferroviaires, je l’accompagnai à la gare d’Espierres, à une grosse lieue métrique de l’école. La journée avait été radieuse, toute à la splendeur de l’été proche ; le soleil descendait vers la grande futaie de l’ouest et allumait sur la plaine tournaisienne un brasier d’apothéose. Je suivais sans hâte une longue drève de peupliers d’Italie, toute droite, se soudant à l’horizon. J’étais seul, centre de la vastité resplendissante et, je ne sais pourquoi, j’en ressentis une joie orgueilleuse. Et voilà que soudain, sans l’avoir vu venir, je me trouvai presque face à face avec un petit homme au foulard rouge. Je le reconnus sur-le-champ et aussitôt je me posai la même question sans raison de jadis : « Est-il méchant ? » Il paraît qu’en cette époque de levante adolescence, je n’étais pas de commerce facile, ce que mes maîtres attribuaient à une force physique dont je n’hésitais jamais à me servir. Mes sentiments, lors de cette brusque rencontre, ont dû être complexes. Je ne sais si j’ai eu peur, je ne le crois pas, mais je suis certain que j’ai voulu montrer que je n’avais pas peur. Je marchai vers lui, m’incitant moi-même à la colère et dans la ferme intention de l’injurier ou de le battre. C’était la première fois, mais aussi la dernière, que je pouvais si bien le détailler. Il était petit et malgracieux, d’une mise négligée et pauvre comme les ouvriers des docks que l’on voyait passer tous les jours dans le Ham, voisin des installations portuaires. Son visage était poupin et ses traits mous, sans fermeté aucune ; il avait des yeux bêtes et fixes de géline traquée. En me voyant approcher, une frayeur panique sembla s’emparer de lui, et je vis l’instant où il allait pleurer. Il n’esquissa aucun geste de défense, mais se jeta d’un bond brusque derrière un arbre. Je pouvais le rejoindre en deux bonds, mais il avait disparu et j’eus beau tourner sur place pendant de longues minutes, je ne le vis plus. L’apparition de ce falot bonhomme, auquel je ne prêtais pas encore une nature surnaturelle, était-elle prémonitoire ? Je n’oserais l’affirmer, car nos rencontres ne furent, à proprement parler, jamais situées à l’orée de quelque événement transcendant de ma vie. Peut-être, pour celle-ci, y a-t-il eu une exception, bien que je puisse y voir une coïncidence et rien d’autre. Depuis mon départ de Gand, Élodie s’était mariée à un brave homme de matelot, Frans, qui naviguait sur les cargos semainiers d’Angleterre. Or, ce même jour, Frans tomba entre le mur du quai et le bateau et se noya. Élodie, veuve, un peu plus taciturne encore qu’auparavant, revint chez nous ; mais ceci n’est qu’une parenthèse, sans importance aucune pour la suite des choses. Je voyageai depuis lors et j’ai cru remarquer que l’homme au foulard rouge n’aimait pas les longues distances, surtout qu’il ne passait jamais l’eau salée. Son essence spectrale ne me parut indiscutable que lors de sa troisième apparition sur mes chemins. J’avais vingt-deux ans. J’étais seul à la maison, tous les miens étaient absents pour un ou deux jours. C’était au mois de février, aux approches du Carnaval. Il faisait un froid noir et j’avais allumé un feu énorme. J’écrivais à ce moment un de mes premiers contes. On sonna ; c’était une voisine qui venait me rendre un journal ou un livre que je lui avais prêté la veille. Le froid limita notre entrevue à quelques brefs échanges de politesses sur le pas de la porte. Mon chien, Miss, un petit fox-terrier, m’avait suivi sur le seuil. Mais au moment de rentrer, la petite bête refusa obstinément de me suivre. Je l’y obligeai. Elle se coucha sur le paillasson du vestibule, gémissant et – pardonnez-moi le détail – s’oubliant quelque peu, comme prise de grande terreur. — Bon, dis-je, tu resteras là à geler, si le cœur t’en dit. Je retournai vers mon feu et mon travail. Stupeur ! De l’autre côté de la table, le dos au foyer, les yeux fixés sur les pages que je venais d’écrire, se trouvait le bonhomme au foulard rouge. La peur, disons même l’épouvante, ne me sont venues alors qu’après coup ; mais sur l’heure même, ce fut une sorte de fureur désespérée qui m’envahit. Je cherchai une arme : il y avait un vieux revolver Lefaucheux dans un des tiroirs de ma table de travail. J’y portai rageusement la main dans l’intention formelle de vider son barillet sur le mystérieux intrus. Il ne leva pas les yeux, mais esquissa un geste de puérile défense : il porta ses petits bras ronds et courts à la hauteur du visage et, en même temps, disparut. L’instant d’après, Miss revint, tout joyeux ; mais tout au long de la soirée qui suivit, je remarquai que ses yeux étaient fixés sur la place derrière la table où le petit homme était apparu. Mais qu’ai-je dit en affirmant que rien de prémonitoire ne s’attachait à l’insolite venue de l’homme au foulard rouge ? Le soir même, vaincu par la terrible chaleur qui se dégageait du poêle, je m’endormis. Je faillis être asphyxié par des émanations d’oxyde de carbone et ne dus la vie qu’à mon fox-terrier qui me réveilla en me griffant le visage. Mon sauveur à quatre pattes s’y prit même avec une frénésie telle que je gardai pendant des mois les traces de ses griffes et de son intervention ! La quatrième fois que je revis le fantôme – car à présent j’étais convaincu qu’il en était un – c’était au milieu d’une foule à la braderie de Lille. Je me sentis tirer par le bras et, me retournant, je le vis tout proche. Son visage était impassible et pourtant, bien que la vision fût fugitive entre toutes, je crus y découvrir de la peur, de la tristesse… Un remous de la foule, très dense à ce moment, nous sépara. La même année, je descendis du rapide d’Amsterdam à la gare du Nord, à Paris. C’était vers le soir ; il y avait peu de monde. Un porteur se chargea de ma valise, et je me dirigeai vers la sortie. Tout à coup, le portefaix me tira par la manche. — Je crois que ce monsieur vous appelle, dit-il. Je me retournai : le fantôme était là, me faisant des signes. C’est-à-dire que je n’en vis que la fin, si signes il y eut. Il se figea dans une immobilité absolue et me regarda, tristement, peureusement. — Tiens, dit le porteur, je ne le vois plus. Je le voyais encore, mais l’instant d’après il n’était plus là. Je ne l’ai plus revu. Qui était-il ? Son visage ni son ensemble ne me disent rien, ne me rappellent rien. Que me voulait-il ? À tout prendre, plutôt du bien que du mal, à ce qu’il me semble. Pourtant une sourde, incompréhensible colère m’anime à son endroit, même encore dans les moments où j’écris ceci alors que tant d’années se sont écoulées depuis notre dernière rencontre. — Une forme plus ou moins tangible du subconscient, de votre moi cryptique, m’a dit le Père Oswald, un prêtre aux grandes connaissances psychiques. Peut-être… le subconscient ayant joué un rôle assez important dans ma vie errante. Mais ceci est une histoire vraie, sans ajouts ni lumières, elle ne m’a causé aucun trouble profond et, si j’en avais fait un conte il aurait eu la fade pâleur de la lune à son déclin.