Serge Raffy - Castro L'infidèle
Serge Raffy - Castro L'infidèle
Serge Raffy - Castro L'infidèle
Préface
Avant-propos
Épilogue
Chronologie
Remerciements
En collaboration
Confessions. Conversations avec Serge Raffy, de Patrick Poivre d’Arvor,
Fayard, 2005.
PRÉFACE
Laurent Joffrin
Au peuple cubain,
héroïque et martyr.
AVANT-PROPOS
S. R.
CHAPITRE PREMIER
« SALE JUIF ! »
L’insulte est partie comme un coup de couteau, plus coupante qu’une
lame de machetero. L’enfant ne s’y attendait pas. Il sentait bien qu’il n’était
pas tout à fait comme les autres, que les petits camarades du collège, avec
leurs regards en coin, leurs ricanements imbéciles, le toisaient comme un
animal de foire. Il avait beau chercher leur amitié, multiplier les sourires,
déployer tous les efforts du monde, il était le vilain petit canard qu’on
ignore dans la cour et qu’on montre du doigt à longueur de temps. Au
début, il ne comprit pas quand on lui lança, la bouche pleine de mépris, ce
cinglant « Sale Juif ! » Interloqué, Fidel croyait que ses compagnons
d’étude le comparaient à ce petit oiseau au bec noir curieusement dénommé
judio qui pullule dans les plaines de Cuba. Pourquoi l’affubler, lui, du nom
de ce volatile des Caraïbes ? Parce que le garçon avait, comme l’oiseau, du
mal à savoir où était sa maison ?
Sous l’injure, le gamin, meurtri, haussait les épaules. Mais il sentait bien
qu’il y avait un peu de vrai dans cette histoire. Et aussi un mystère qui lui
échappait. Il avait beau chercher, il ne trouvait pas l’origine de l’ostracisme
qui le frappait. Était-il maudit ? Avait-il commis une faute impardonnable,
un sacrilège ?
Comme l’oiseau, de fait, il n’avait pas vraiment de nid. Telle était son
énigme.
Puis, au fil des jours, les frères maristes du collège La Salle, à Santiago
de Cuba, lui apportèrent la lumière. Eux-mêmes n’étaient pas des plus
conciliants avec lui, ils le rudoyaient régulièrement et le traitaient souvent
comme le dernier des derniers. Mais ils finirent par lui expliquer son
étrange situation. À sept ans, Fidel Ruz n’était pas baptisé, comme ses petits
camarades. Or, à Cuba la très catholique, dans les années trente, un enfant
non baptisé était forcément juif. Le jeune Fidel demanda alors s’il l’était.
Les bons frères lui jurèrent que non : il était simplement un peu en retard
dans son cursus religieux. Mais alors, qu’attendait-on pour le baptiser ? Par
quel mystère n’avait-il pas accès à ce rite qui semblait si important, qui lui
permettrait d’être un enfant comme les autres ? Et si les frères lui
mentaient ? S’il était vraiment juif ? Confronté à cette question, le gamin se
sentait perdu. Ses notes étaient catastrophiques, son comportement en
classe, calamiteux.
Durant les cours de catéchisme dispensés par des maristes espagnols, il
apprit que les « Juifs avaient assassiné le fils de Dieu ». En bonne logique, à
la suite de cette révélation, Fidel se mit à penser qu’il était un peu
responsable de la mort de Jésus-Christ. Le gamin était plongé dans une
grande détresse. Comment se faire pardonner pareil crime ? Quel châtiment
allait fondre sur lui ? Quelle foudre divine s’abattrait bientôt sur lui ? Le
soir, en rentrant chez ses tuteurs, il s’interrogeait : « Suis-je un monstre ? »
Comme nul ne lui apportait la moindre réponse, il décida de devenir
monstrueux. Le petit paria devint invivable, multiplia les provocations
auprès des adultes, prit régulièrement des fessées, refusa toute autorité. Il
n’avait de comptes à rendre à personne, puisque seul le Très-Haut était à
même de le juger. Chaque jour que Dieu faisait, il attendait d’être précipité
dans les flammes de l’enfer. Un jour ou l’autre, l’assassin du Christ serait
puni. Mais quand ?
CHAPITRE II
L’ANGE ET LES BÊTES
Il s’appelle Ángel Castro. Il a le regard noir des hommes qui ont
fréquenté la mort et le sang, les traits rugueux d’un paysan taciturne et
madré. Il vient de loin, d’une vallée giboyeuse plantée de chênes et
d’eucalyptus, dans la province espagnole de Lugo, en Galice, pays rude et
mystique où l’on célèbre Dieu, les esprits de la forêt, elfes, fées et sorcières.
Un pays où l’on croit que les pierres et le vent ont une âme. Ses parents, de
pauvres laboureurs, possédaient quatre malheureux hectares de terre en
fermage, produisaient des haricots et des cerises, et n’avaient pour seul bien
qu’une masure où hommes et bêtes vivaient dans la même pièce chauffée
par un foyer central appelé lareira.
Né le 5 décembre 1875, Ángel Castro, rugueux comme sa terre, s’engage
à l’âge de vingt ans dans l’armée pour aller faire la guerre à Cuba. Pour 1
500 pesos, il part à la place d’un fils de la bonne bourgeoisie locale, comme
font la plupart des jeunes Espagnols d’origine modeste à l’époque.
Analphabète, Ángel ne sait rien de Cuba, il fuit simplement la misère.
Certes, il part défendre la Couronne espagnole menacée par les
indépendantistes cubains appelés les mambis, mais il emprunte surtout le
chemin de milliers de Galiciens qui, comme lui, souhaitent échapper à leur
triste condition. Pour lui, Cuba est un mirage, un eldorado tropical.
Depuis plus de trente ans, l’île est en guerre civile quasi permanente sous
le regard attentif et intéressé du grand voisin américain. Pour les autorités
de Washington, Cuba, géographiquement et historiquement, ne peut que
tomber dans l’escarcelle de l’Union et devenir un État parmi d’autres à
l’instar de la Californie, du Texas ou de la Floride. L’Espagne est si loin ! À
plusieurs reprises, la Maison Blanche a même proposé à Madrid de racheter
l’île pour quelques millions de dollars, comme on fait d’un ballot de coton
ou d’un sac de riz. En vain.
Ángel Castro Arguiz débarque à La Havane en 1895. Il assiste aux
exactions du général Weyler, officier espagnol sanguinaire qui s’en prend
aux populations civiles suspectées de soutenir la guérilla tapie dans la
sierra, en grande partie dans la région d’Oriente, à l’est du pays. Malgré ses
200 000 soldats envoyés sur le terrain, l’Espagne connaît de graves revers.
L’armée est décimée non pas au combat, mais par les maladies tropicales.
Ainsi, 96 000 hommes sont victimes de la dysenterie, de la malaria, de la
fièvre jaune. Contrairement à la légende, ce n’est pas la guérilla qui a raison
du colon espagnol, mais le climat. Certes, les indépendantistes combattent
farouchement, mènent des escarmouches incessantes, en particulier dans la
province de Santiago, mais, numériquement, ils ne pèsent pas lourd face
aux troupes de Madrid. Le conflit pourrait encore traîner des années. Un
événement vient accélérer le processus : le 15 février 1898, le croiseur US
Maine, qui mouille dans le port de La Havane, est victime d’une explosion
accidentelle. Les Américains exploitent aussitôt l’incident, entrent en guerre
et demandent à l’Espagne de renoncer à Cuba. En quelques mois, les États-
Unis s’imposent comme une puissance militaire de premier plan : ils
infligent une sévère défaite à l’Espagne, et la contraignent à capituler sans
conditions. Le 10 décembre 1898, aux termes du traité de Paris, Madrid
perd les Philippines, Cuba, Guan et Porto Rico. C’est la chute de l’Empire
colonial espagnol, la fin piteuse et désenchantée d’une aventure qui a
débuté par l’épopée maritime de Christophe Colomb, quatre siècles
auparavant. Pour les historiens hispaniques, 1898 devient l’« année du
Désastre ».
À vingt-trois ans, Ángel Castro doit rentrer en Galice, endurci par trente-
six mois de combats où il a assisté au pire : des massacres de guajiros, ces
petits paysans sans terre favorables aux mambis ; des exécutions
sommaires, des pillages ; des régions entières incendiées par les
indépendantistes. Cuba est un pays en ruine, comme un grand champ de
chaume encore fumant. Tout est à reconstruire. Ángel hésite à se faire
rapatrier avec les restes d’une armée vaincue, bien peu glorieuse. Il lui reste
le pécule de son enrôlement. Il pourrait démarrer ici une nouvelle vie, dans
ce pays où l’air est une permanente caresse, où les agrumes semblent
pousser sans le moindre effort. Mais non, il doit rentrer : sa promise l’attend
à Lancara, son village natal. Là-bas, il aime à pêcher la truite dans le río
Neira, ou encore chevaucher à perdre haleine dans cette vallée brumeuse et
tiède où l’on invoque régulièrement les meigas, ces sorcières bienveillantes
qui protègent l’âme des morts.
De retour chez lui, Ángel Castro Arguiz apprend une terrible nouvelle :
sa fiancée ne l’a pas attendu. On l’a cru mort. Elle en a épousé un autre. Fou
de chagrin, humilié, Ángel reprend son baluchon et file vers La Corogne, le
port du Nord, où il embarque sur le premier steamer à destination de La
Havane. Pour oublier. Le soleil de Cuba cicatrise tout, même les pires
tourments.
En 1899, quand il pose à nouveau le pied sur le sol cubain, Ángel Castro
est stupéfait. En quelques mois, les Américains se sont installés et ont repris
en main l’économie cubaine. Ils investissent plus de 160 millions de dollars,
en particulier dans la région orientale, entre Holguín et Santiago. Leur
objectif est de développer de manière intensive la culture de la canne à
sucre pour alimenter le marché américain. Ils construisent une ligne
ferroviaire du côté de Mayari, région particulièrement fertile, près de la baie
de Nipe. Au cours de cette période, la United Fruit Company achète plus de
cent mille hectares de terrain dans cette zone. Elle est en quête de bras. Pour
un homme vaillant et dans la force de l’âge, le travail ne manque donc pas.
Les dirigeants de la compagnie américaine rebâtissent une ville, Banes, qui
avait été dévastée par la guerre. Là, ils installent leur siège et, dans la baie
de Nipe, un port du nom d’Altilla, d’où les marchandises partent vers
Boston et New York. Ángel s’installe dans cette région en pleine ébullition.
Il travaille dur. Dans un premier temps, il est embauché comme ouvrier sur
les lignes de chemin de fer, puis il devient marchand ambulant sur la voie
ferrée : il vend de l’eau et de la limonade aux coupeurs de canne. Bientôt,
grâce à ses bonnes relations avec un colon espagnol originaire des îles
Canaries, Fidel Pino Santos, il commence par louer quelques hectares à la
United Fruit dans la zone de Biran, puis il achète lui-même un arpent après
l’autre, méthodiquement.
Pour agrandir son domaine, Ángel Castro est prêt à tout. Il se montre
impitoyable avec ses coupeurs de canne, généralement des Haïtiens qu’il
traite durement, mais aussi avec ses « cousins » galiciens qu’il fait venir par
bateau par l’intermédiaire de trafiquants qui leur font signer des contrats
quadriennaux. D’aucuns murmurent qu’il a la gâchette facile et qu’il lui
arrive de se débarrasser d’ouvriers récalcitrants ou trop exigeants. Aucun
document ne confirme cette rumeur. En revanche, les archives de Santiago
de Cuba regorgent de courriers de l’époque mentionnant les nombreuses
plaintes du consul général d’Haïti à l’encontre des colons de la région. Une
mission de recensement est envoyée de Port-au-Prince afin de vérifier les
accusations de crimes perpétrés dans les plantations de la région de Banes
et Mayari. Inquiet des réactions violentes des propriétaires terriens qui
n’admettent pas qu’on vienne fourrer son nez dans leurs affaires, le consul
implore les autorités cubaines de fournir à la mission une escorte policière,
voire, si nécessaire, le renfort de l’armée. Il faut dire que l’Oriente, en ces
années-là, a des allures de Far West. On y règle les contentieux
commerciaux à la Winchester plus souvent qu’avec des manuels de droit.
Dans ce Nouveau Monde implacable et violent, Ángel a la réputation
d’un caïd sans pitié pour ses ennemis et dur en affaires. On le traite de
ladrón (voleur), mais on baisse les yeux à son approche. Au bout de
quelques années, à force de sueur, de pugnacité, de ruse, de violence mais
aussi de travail, le petit Espagnol venu de Lancara se fait appeler don
Ángel. Fier et hiératique, il sillonne son domaine sur un destrier blanc,
pistolet à la ceinture. Chez lui, deux fusils, de la marque Crack, sont
toujours prêts à prendre du service. À Biran, Ángel Castro a l’impression de
n’avoir jamais quitté la Galice, car, curieusement, le paysage alentour et
celui de la vallée de Lancara se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
L’endroit regorge de torrents, de collines et, en bas, dans l’immense plaine
entre Alto Cedro et Mayari, on découvre un petit lac, Presa Sabanilla. Il y a
même, les jours d’hiver, une brume qui rappelle vaguement la niebla de
Galice, ce brouillard humide et cotonneux qui donne l’impression que le
temps est comme suspendu. En dépit de sa réussite sociale, don Ángel
éprouve une certaine nostalgie pour sa terre d’origine. Il est frappé par ce
que les Galiciens appellent la moriña, le mal du pays. Mais pourquoi
chercherait-il à retourner dans son village où une femme l’a si
douloureusement humilié ? Il sait qu’il ne rentrera jamais. Il est trop
orgueilleux. Comme tant d’autres émigrés galiciens, mais aussi asturiens,
andalous et catalans, il pourrait revenir au pays de temps à autre, y étaler sa
richesse, construire des écoles, des hôpitaux, créer une fondation. Il n’en
fait rien.
Comment, dans ces conditions, ne pas perdre le fil de ses origines ?
Ángel Castro décide de construire à Biran, à flanc de colline, une maison de
type galicien, une demeure en bois tropical érigée sur pilotis, comme les
belles casas de campesinos de sa terre natale où les bêtes – vaches,
chevaux, cochons, chèvres, poulets – viennent dormir, la nuit venue, sous la
couche du maître des lieux. Il monte également une petite arène pour les
combats de coqs. Chaque week-end, les ouvriers agricoles viennent y
dilapider leur maigre solde dans des paris qui finissent souvent en bagarres
d’ivrognes.
Dans ce climat primitif, don Ángel se sent heureux. Il n’a qu’une seule
véritable passion : le bétail. C’est un ganadero dans l’âme. Avec son ami
Fidel Pino Santos, il passe des heures à parcourir leurs terres pour surveiller
les activités des taureaux reproducteurs. Il déteste aller en ville où il lui faut
côtoyer avocats, politiciens, commer çants, administrateurs de la United
Fruit. Ces gens-là n’ont rien de commun avec lui. Seul Fidel Pino Santos le
comprend. À lui seul il peut avouer qu’il est analphabète.
Un jour, le Canarien s’autorise à donner à son ami quelques conseils sur
la gestion de la finca. Il lui suggère qu’il serait grand temps qu’il apprenne à
lire et écrire. Un grand propriétaire terrien, lui explique-t-il, doit se tenir
informé, lire les journaux, suivre les cours du sucre. Il lui présente alors
l’institutrice de l’école américaine de Banes, María Luisa Argota, femme
douce et cultivée. Don Ángel l’épouse, lui fait deux enfants, Pedro Emilio
et Lidia, et se met à la lecture. Respecté et craint, le cacique de Biran est un
homme comblé. Lui, l’analphabète, a épousé l’institutrice de l’école où se
rendent les enfants de la bonne société américaine de Banes. Son domaine a
dépassé les 10 000 hectares.
Pour protéger son patrimoine, Ángel a besoin d’appuis politiques. Il
devient le plus fidèle soutien de son ami Fidel Pino Santos, conseiller
municipal de Banes, qui est aussi un cadre du Parti conservateur. Le
Canarien a fait fortune en louant des charrues aux paysans dans tout
l’Oriente. Il possède une immense finca près de Bayamo, ainsi qu’un hôtel
à Holguín. Juriste, il est aussi conseiller de la United Fruit et fait le
commerce du bétail et du riz. Très réactionnaire, il a l’ambition de devenir
député à la Chambre des représentants à La Havane. Don Ángel, lui, préfère
rester dans l’ombre. Il aime le pouvoir, mais sur ses terres. Il ne fera de
politique que pour protéger ses intérêts de grand propriétaire. Roués,
pragmatiques, les deux hommes savent que rien n’est possible à Cuba sans
l’appui des Américains.
Ces derniers, après avoir rêvé d’annexer le pays, optent pour une solution
moins radicale. En 1902, leur armée quitte le pays et Washington impose au
nouveau gouvernement de la toute nouvelle République cubaine
l’amendement Platt, du nom du négociateur américain qui autorise les USA
à intervenir militairement dans les affaires du pays dès lors que leurs
intérêts viendraient à être menacés. Bref, Cuba est sous tutelle. La
République n’est qu’un simulacre. Plus grave : à la fin de la guerre,
Américains et Espagnols ont écarté de la table des négociations du traité de
Paris les mambis, représentants de la bourgeoisie indépendantiste qui
avaient mené une lutte de plus de trente ans contre les « colonialistes »
espagnols. Les chefs de la rébellion, qui ont cru à l’aide sincère des
« Yankees », se sentent bafoués et bernés. Pour eux, contrairement à
l’Espagne enfermée dans un archaïsme étouffant, les USA représentent un
modèle de démocratie. Tous les Cubains épris de modernité ont les yeux
tournés vers Washington. Les Américains n’ont-ils pas importé sur l’île, en
ce début de siècle, un aménagement révolutionnaire : les W-C ? En
négligeant les mambis, ils commettent une lourde faute. Cette erreur
historique pèsera, un demi-siècle plus tard, sur les relations américano-
cubaines. Toute une partie de la population de l’île a alors l’impression
d’avoir été flouée. Face aux millions de dollars qui pleuvent sur Cuba, la
tutelle de Madrid paraissait infiniment plus souple, au moins plus lointaine.
À présent, le nouveau « colon » omniprésent et tout-puissant campe à deux
pas des côtes cubaines. Certains regrettent déjà les señoritos de Madrid. La
presse de La Havane s’en prend violemment aux « quakers de Wall Street,
complices des banquiers juifs » qui veulent « noyer les églises catholiques
sous leurs dollars… ». Un profond ressentiment gagne une large fraction de
la bourgeoisie cubaine, qui voit des aventuriers espagnols comme Ángel
Castro s’emparer sans vergogne de vastes territoires avec l’assentiment des
nouveaux maîtres venus du Nord.
Sans le moindre scrupule, don Ángel sert les gringos, ceux-là mêmes qui
l’ont vaincu quelques années plus tôt. Étrange immigré : avide de terres, il
ne cherche pas pour autant à jouer les nouveaux riches. Il n’a aucune envie
de s’intégrer au petit monde des planteurs. Dans les centrales sucrières de la
United Fruit Company, connues sous le nom de « Preston » ou « Boston »,
où il se rend pour vendre sa canne, il a la réputation d’un homme bourru,
peu volubile. Il a le « complexe du va-nu-pieds ». On le dit sauvage et
indomptable, souvent colérique. Seul don Fidel Pino trouve grâce à ses
yeux : cet homme qui, comme lui, aime les bêtes plus que les hommes est le
seul lien qui le rattache encore à l’Espagne. Tous deux passent des soirées à
évoquer la vie de l’autre côté de l’océan. Quand le Canarien sollicite son
aide pour une campagne électorale, Ángel n’hésite pas : il lui apporte sur un
plateau les voix des trois cents familles qui vivent sur les terres de Biran.
Pour s’assurer leur vote, Ángel Castro utilise des sargentos políticos qui
font office de « tontons macoutes ». Lors des campagnes, ils ont pour
mission, par l’argent ou la violence, de gagner les suffrages des paysans.
Méthode mafieuse ? Don Ángel règne en maître absolu sur ses terres. Il est
le « caudillo de Biran ».
Un jour, María Luisa Argota voit débarquer à la maison une femme
nommée Dominga Ruz. Elle est installée depuis peu sur le domaine, dans
un bohío (une hutte), à environ un kilomètre. Son mari, Francisco, travaille
aux champs de canne. Mulâtresse énergique, Dominga est venue chercher
fortune dans cette région d’Oriente si prospère. La famille Ruz vient de la
province de Pinar del Río, du côté d’Artemisa, et a traversé toute l’île sur
un char à bœufs. Le récit de l’odyssée de Dominga émeut don Ángel. Sans
compter que cette femme, dit-on, a des pouvoirs magiques. Elle est un peu
sorcière, comme les meigas de Galice. Afin de l’aider, don Ángel embauche
une de ses trois filles comme servante à Manacas. Elle s’appelle Lina. Elle a
le même âge que sa propre fille, Lidia, soit quatorze ans. María Argota, la
gentille maîtresse de Banes, accepte la nouvelle domestique. Elle ne se
doute pas qu’elle vient de faire entrer le malheur dans sa maison.
Bien vite, l’adolescente, vive et effrontée, tombe entre les griffes du
seigneur de Biran. Elle est bientôt enceinte. L’enfant, une petite fille
prénommée Ángela, est élevée chez la grand-mère, Dominga. Dans la
maison des Castro, on décide d’ignorer l’incident. Après tout, dans chaque
hacienda, les enfants illégitimes sont légion. On impute le phénomène au
caractère « îlien » de Cuba. Le droit de cuissage est pratique courante dans
un pays qui a été le dernier au monde à abolir l’esclavage, en 1878. Puis
vient un deuxième enfant, Ramón. Lina continue de l’élever, avec sa sœur
Ángela, dans la maison de ses parents, une misérable masure en pisé. Don
Ángel vient de temps à autre jeter un coup d’œil sur ses « bâtards », mais
entend garder l’affaire secrète.
Or, à la surprise de tous, María Luisa Castro Argota, la discrète, la
soumise, refuse de fermer les yeux. Elle n’accepte pas la situation. Perdue
dans les collines de Biran, à vingt kilomètres de Banes, que l’on ne peut
atteindre qu’à cheval, elle est à la merci de don Ángel, à qui le fait d’élever
simultanément deux familles ne pose aucun problème. Avec ses deux
enfants, Pedro Emilio et Lidia, qui sont en âge de fréquenter le collège, elle
décide de s’installer à Santiago sous prétexte de suivre la scolarité des chers
petits. Au moins, là-bas, elle n’aura pas à subir l’humiliation de voir la
concubine de son mari venir faire le ménage sous son propre toit ! Sans le
savoir, elle abandonne ainsi le terrain à Lina. La petite adolescente effrontée
s’est transformée en maîtresse femme. Dynamique, volontaire, elle
s’impose dans la maison de Manacas comme la « nouvelle patronne ». Et
surtout, Lina et Ángel s’aiment. Quand, le 13 août 1926, elle donne le jour à
son troisième enfant, elle rayonne. Don Ángel lui choisit le prénom de son
meilleur ami : le garçon s’appellera Fidel. À Santiago, María Luisa Argota
est en pleine détresse.
Comment ne pas la comprendre ? Sa propre servante, qui a l’âge de sa
fille, a désormais trois enfants de son mari ! Blessée, anéantie, María
Argota ne sait que faire. Certes, aux termes de la loi, Lina reste la maîtresse
illégitime, et ses enfants de simples « bâtards », sans aucun droit sur
l’héritage. Mais selon la nature ? Pour don Ángel, qui aime à dormir au-
dessus de ses bêtes, rien n’est plus important que la puissance de la terre.
Radicalement galicien, il ne croit qu’aux forces telluriques, à l’instar de ses
ancêtres celtes. Au fond, Lina lui convient bien. Elle est comme lui quand il
était plus jeune : ambitieuse, rebelle et illettrée. Elle montre aussi la même
sauvagerie, le même amour des bêtes que son amant. Dans cet univers
rustique, l’institutrice fait figure d’intellectuelle ennuyeuse, supportant à
grand-peine le soleil. Lina, elle, est une femme de la terre. Elle a le visage
hâlé des campagnardes, n’hésite pas à porter le pantalon et à jouer du fusil.
María Argota, elle, joue du piano et se complaît dans la lecture des grands
classiques de la littérature anglaise. Peut-elle encore lutter ? Elle n’a plus
vraiment le choix. De Biran lui reviennent des bruits selon lesquels son
mari reçoit de plus en plus souvent ses bâtards à la finca. Elle demande le
divorce.
À cette époque – vers la fin des années vingt – une telle procédure est
rarissime, quasi inconcevable. L’Église catholique romaine la condamne
sans appel. L’affaire Castro provoque un énorme scandale. L’épouse
légitime consulte alors des juristes de Santiago. Son mari a tous les torts. Il
vit dans le péché. Sa position est juridiquement indéfendable. Il n’a pas
seulement commis un adultère, mais constitué une seconde famille
clandestine, hors les règles édictées par notre sainte mère l’Église, tel un
seigneur du Moyen Âge.
Avec une intuition tout animale, Ángel Castro comprend que sa situation
est devenue périlleuse. Il risque de perdre sa fortune dans une procédure de
séparation et, surtout, il ne veut à aucun prix partager Manacas, la finca, les
terres, les champs de canne, le bétail, les collines, les palmeraies, les
torrents, avec cette femme de la ville qui, au fond, n’a jamais rien aimé de
tout cela. Avec son ami Fidel Pino Santos, il invente un stratagème pour
contourner la loi. Il organise sa propre faillite et, de fait, lui abandonne
provisoirement sa fortune et ses terres. Don Fidel Pino Santos est désormais
le propriétaire de tous les biens du Galicien. Magnanime, il accorde à Ángel
la « gérance » de la finca. Ainsi, sitôt après la naissance de son fils Fidel,
don Ángel est officiellement ruiné, juridiquement intouchable et
financièrement insolvable. Un grand classique du divorce ? Pas à cette
époque.
Lina réintègre un temps le bohío de ses parents avec ses trois enfants,
pour donner le change. Les conditions de vie difficiles ne la dérangent pas.
Elle est dure au mal. En revanche, elle est désespér ée, car ses enfants ne
sont pas baptisés. Comme sa mère Dominga, Lina Ruz, qui a un ancêtre juif
venu d’Istanbul, est très pieuse. À l’exemple de beaucoup de Cubains, elle
pratique un culte qui emprunte aux catholiques mais aussi aux rites
africains. Lina est un peu « santériste » : elle voue un culte aux dieux
yorubas, divinités importées par les esclaves venus du Nigeria au
XVIIIe siècle. Mais elle veut à tout prix que sa descendance soit consacrée
par un curé. Or jamais aucun prêtre n’osera transgresser les lois de l’Église
et baptiser ses trois petits. Elle tente à plusieurs reprises de convaincre
quelques ensoutanés locaux. Rien n’y fait. Tenace, elle a une idée : en 1930,
en pleine crise économique, Lina Ruz, avec l’assentiment de don Ángel,
décide d’envoyer Angela, Ramón et Fidel chez des amis à Santiago. Là-bas,
personne n’aura entendu parler des Castro. D’ailleurs, pour l’état civil, ses
enfants ne s’appellent pas Castro, mais Ruz. Logique : Ángel n’a pas
divorcé et n’a donc pas encore pu les reconnaître.
À quatre ans, le petit Fidel Ruz prend donc le train pour Santiago en
compagnie de son frère et de sa sœur aînés. Il quitte Biran la sauvage pour
une ville rebelle et fantasque. Là-bas, pense Lina Ruz, mes enfants seront
anonymes, perdus dans l’immensité urbaine. Elle a bien du mal à se séparer
du petit dernier, brutalement arrach é à sa famille sans qu’on puisse lui
expliquer vraiment pourquoi. Mais c’est le prix à payer pour que la paix
revienne à Biran. Lina est sûre qu’à Santiago elle trouvera bien un curé
accommodant pour administrer le baptême à ses enfants et les sauver ainsi
des flammes de l’enfer, qui sait ?
CHAPITRE III
LE PARRAIN DE SANTIAGO
Non, décidément, il ne l’aime pas. Il ne supporte pas sa manière de
passer les plats, d’imposer silence à table et en chaque occasion. Et puis,
cette manie qu’il a de parler la langue française avec un épouvantable
accent créole ! Il vit dans une baraque en bois au cœur du vieux Santiago,
rapporte à la maison tout juste de quoi nourrir les siens et prend des poses
d’aristocrate. Depuis qu’il a débarqué à Santiago, Fidel Ruz Gonzalez
éprouve un épouvantable sentiment d’abandon. Que fait-il dans cette
famille de mulâtres soi-disant amis de son père ? Il a tout juste cinq ans, ne
va même pas à l’école, reste enfermé toute la sainte journée, comme s’il
était puni. Son tuteur, Luis Hippolyte Alcidès Hibbert, d’origine haïtienne,
est un adepte des châtiments corporels. Il administre des fessées et ne
supporte pas le moindre bruit en sa présence. Sa femme, Belén Feliu,
pourrait passer pour plus sympathique : elle joue du piano, est plutôt
coquette, mais elle ne porte aucun intérêt aux enfants. Coupé de tout, le
petit Fidel se demande bien pourquoi ses parents l’ont envoyé chez ces
gens-là, si loin de Biran. Il se souvient du départ de l’hacienda, du long
trajet en charrette jusqu’à la gare de Marcané, puis de son premier voyage
en train, jusqu’à Santiago, les yeux écarquill és à la vue de la gare en bois
flambant neuve, comme dans les films, puis des rues grouillantes, bariolées,
dans la chaleur du quartier de l’Alameda, avec ses marchands ambulants et
leurs étals de fruits tropicaux. Et, brutalement, le choc de la sombre froideur
de la demeure des Hibbert.
Pourquoi a-t-il atterri dans cette lugubre maisonnée ? Officiellement,
Fidel est là pour suivre les cours d’Emerenciana Feliu, la sœur de Belén, qui
est institutrice. Il aurait fort bien pu poursuivre sa scolarité normale à
Marcané, la ville la plus proche de Biran, mais ses parents en ont décidé
autrement. Il fallait fuir de toute urgence le domaine afin d’éloigner les
enfants du scandale. Les avocats de María Argota commençaient à fureter
dans les parages. Il fallait appliquer le plan de Lina : faire oublier les petits
afin qu’un prêtre compréhensif les baptise en toute discrétion. Ainsi le petit
Fidel se retrouve reclus avec ce grand gaillard noir et deux femmes qu’il
n’aime pas, « pour se faire oublier ». Il est en quarantaine. Emerenciana lui
apprend à lire et à compter avec un simple cahier, une libreta. Ses parents
ne lui ont procuré aucun livre. Il s’entra îne aux divisions et aux
multiplications en déchiffrant la table figurant en dernière page de ce cahier
qui est, pour lui, comme un sésame donnant accès au monde extérieur. Son
père et sa mère ne viennent pratiquement jamais le voir. D’abord il y a la
distance : il faut plus de six heures pour gagner Santiago depuis la finca.
Ensuite il y a l’affaire du divorce d’Ángel : celui-ci n’est pas légalement le
père du jeune Fidel, non plus que des deux autres enfants de Lina. Ángel
doit rester discret tant que la justice ne se sera pas prononcée. Or, de ce
côté, les choses traînent en longueur. Un différend oppose les deux ex-
époux sur la propriété de Biran. María Argota réclame la moitié des terres ;
Ángel Castro s’y oppose résolument. Aucune solution juridique n’est en
vue ; les conseils des uns et des autres jouent la montre. En attendant, les
enfants de Lina mènent une existence semi-clandestine.
Fidel Pino Santos, lui, poursuit sa tâche de parrain officieux. Il paie le
« tuteur », Luis Hibbert, pour la garde du petit et de sa sœur Ángela. Il joue
le rôle de banquier d’Ángel Castro. Discret mais omniprésent, il s’acquitte à
merveille de cette mission difficile et contraignante. Il doit bien cela à l’ami
qui l’a aidé à devenir député. Il doit aussi soigner ses relations avec ce Luis
Hibbert, homme sans scrupule dont la principale activité consiste à jouer les
négriers pour les grands planteurs de canne. Il est « passeur » entre Haïti et
Cuba. Port-au-Prince n’est qu’à quelques heures de bateau de Santiago.
Rien de plus facile que de faire entrer sur le sol cubain, à bord de frêles
embarcations, des milliers de clandestins. Ils sont exploités pendant les
quatre mois que dure la zafra (la récolte de la canne), puis sont livrés à eux-
mêmes, abandonnés, voire assassinés.
À cette époque, les montagnes de la région sont peuplées de macheteros
haïtiens survivant dans la forêt dans de simples huttes de bambou, attendant
la saison de la coupe pour redescendre dans la vallée. Cette région est une
terre favorable à toutes les contestations. C’est ici que s’implante le plus
fortement le Parti communiste cubain, dirigé en 1925 par Julio Antonio
Mella, un jeune étudiant de La Havane. Les premières grandes grèves
éclatent aussi dans les environs de Santiago, autour des ingenios (les
centrales sucrières) où l’on trouve les plus grandes concentrations
ouvrières.
Comment don Ángel et son ami Fidel Pino réagissent à ces mouvements
naissants ? Violemment. Au moindre signe d’un début de contestation, ils
font donner la « Garde rurale », une police des campagnes particulièrement
brutale, utilisée comme briseuse de grève. Les deux hommes sont des
partisans acharnés du général Gerardo Machado, dictateur féroce et
corrompu mais qui défend sans états d’âme les intérêts américains et ceux
des propriétaires terriens. À la fin des années vingt, les élites cubaines au
pouvoir pensent et vivent à l’heure américaine. Comme leurs cousins
yankees, ils craignent par-dessus tout le bolchevisme. Comme eux, ils
subissent de plein fouet les effets de la crise de 1929. Conséquence : au
début des années trente, Ángel Castro consacre toute son énergie à protéger
son domaine contre le danger communiste. Lui, le petit laboureur devenu
seigneur, oublie ses origines, hanté par cette seule obsession : sauver son
bien du péril rouge. Sur ses terres, il châtie d’une main de fer les fauteurs de
troubles, car il pressent que l’époque n’annonce rien de bon. Les indices
économiques ne sont pas optimistes : après la période euphorique de la fin
de la Première Guerre mondiale, appelée à Cuba la « Danse des millions »,
la récession est là. Les commandes de sucre commencent à baisser.
Politiquement, la situation est en pleine effervescence : après trente ans de
silence, les mambis redonnent de la voix. Un vent de nationalisme souffle à
nouveau sur l’île. Un peu partout des manifestations éclatent, souvent
réprimées dans le sang. Les Américains sont montrés du doigt. On les
accuse d’être les instigateurs de la répression, cette « politique du bâton »
menée par le général Machado afin de protéger leurs intérêts et ceux des
compagnies sucrières.
En première ligne : la toute-puissante United Fruit, basée à Banes, au
nord de la province d’Oriente. La Compagnie possède là-bas ses propres
hôpitaux, ses écoles, ses bureaux de poste, ses magasins, ses gares, sa
police. Aucun homme politique ne peut survivre hors sa « bienveillante
tutelle ». Tous ont fait un jour ou l’autre le voyage de Banes. Ángel Castro
et Fidel Pino n’ont pas eu à se déplacer : ce sont des voisins. En 1933,
quand ils voient monter la vague antiaméricaine, ils s’inquiètent. Durant
l’été, le 7 août, un mot d’ordre de grève générale est lancé. À La Havane,
des dizaines de milliers de manifestants se jettent dans les rues. Sans
hésiter, le général Machado fait tirer sur la foule. On relève des centaines de
morts. À Santiago, des émeutes sont aussi férocement réprimées.
Chez les Hibbert, le tout jeune Fidel Ruz entend le vacarme, les cris de la
foule, les détonations, le galop des chevaux. Il comprend qu’à l’extérieur le
monde flambe pendant qu’il récite sa table de six. L’Histoire et ses
déflagrations ne lui parviennent qu’assourdies. Pourtant, cette année 1933
est sans doute l’une des plus décisives de toute l’historiographie cubaine.
À La Havane, de nombreuses voix commencent à critiquer la férocité du
dictateur Machado, d’autant plus qu’à Washington un nouveau président
des États-Unis vient de prêter serment. Il s’appelle Franklin Roosevelt. Il
est partisan du dialogue avec les « pays amis d’Amérique latine » – ce que
la Maison Blanche désigne par l’expression good neighbor policy. Dès son
accession à la présidence, la politique du big stick est abandonnée. Et
comme par enchantement, après huit ans de pouvoir despotique, Machado
quitte Cuba en emportant toute sa fortune dans sa fuite.
Depuis son domaine de Biran, don Ángel suit les événements de près. Il
est abonné aux journaux de La Havane, en particulier à L’Écho de Galice.
Dans un premier temps, il estime que le départ de Machado n’aura guère de
conséquences sur la vie du pays. En lisant la presse, il apprend que la fuite
de son favori a d’ailleurs été organisée par les États-Unis. Le 12 août, après
avoir reçu dans le plus grand secret un conseiller du président Roosevelt,
Sumner Welles, des officiers se sont emparés par surprise des casernes de
La Havane et ont demandé à Machado de partir. Sumner Welles s’est bien
sûr entendu avec les putschistes pour qu’on laisse filer le dictateur avec son
or et aussi ses secrets – en l’occurrence, ses relations troubles avec les
services secrets américains… Tous les observateurs de la vie politique
cubaine pensent qu’un nouveau président d’opérette va être désigné ou élu.
Mais la rue ne se satisfait pas de ces manœuvres. Les représentants mambis,
regroupés dans le Parti authentique, organisation nationaliste et libérale,
réclament de vraies réformes.
C’est alors que survient un événement que les stratèges de Washington
n’avaient pas prévu. Après le putsch des officiers anti-machadistes du mois
d’août, un second cuartelazo (littéralement : « coup des casernes ») est
perpétré, le 4 septembre, cette fois par des sergents de l’armée cubaine
totalement inconnus, des sous-officiers dépourvus d’expérience,
politiquement incultes, incapables de gérer le pays. À leur tête, un certain
Fulgencio Batista qui a été un temps aide de camp d’un général. Ce Batista,
en fait, n’est pas seul. Il est soutenu par un mouvement particulièrement
actif à La Havane, le Directorio estudiantil revolucionario avec lequel il
complote depuis des semaines. Derrière ce directoire, un homme, dans
l’ombre, joue un rôle de poids : Antonio Guiteras, chef du Parti authentique.
Il a le soutien de tous les nationalistes cubains, ceux qui n’ont jamais digéré
le fameux amendement Platt. Il parvient à convaincre les « putschistes » de
placer un de ses proches à la présidence de la République, le Dr Ramón
Grau San Martín. Ce politicien sera-t-il lui aussi une « marionnette des
Américains » ?
À la surprise générale, le gouvernement promulgue un train de réformes
« révolutionnaires ». Il généralise la loi de huit heures à tous les ouvriers du
sucre, abroge la Constitution de 1901, pratiquement rédig ée par les
Américains, et annule l’amendement Platt. Sans tambour ni trompette,
l’indépendance de Cuba vient d’être ainsi proclamée. Le coup est rude pour
Roosevelt. Mais il encaisse, n’envoie pas de croiseurs mouiller au large de
La Havane, ne fait aucune déclaration fracassante, ne menace personne. Il
charge seulement les services spéciaux de « gérer » le dossier. Les services
secrets américains ne mettent pas beaucoup de temps à découvrir le
« maillon faible » du nouveau pouvoir : ils apprennent que ce jeune et
ambitieux sergent, âgé de trente-trois ans, Fulgencio Batista, qui a fomenté
le putsch, est natif de… Banes, siège de la United Fruit ! Sa famille, très
pauvre, doit tout à la Compagnie. Le fils ne pourra rien lui refuser.
Un représentant de la United Fruit est donc détaché en mission pour
tester les « capacités de résistance à l’argent » de ce sous-officier, ancien
dactylographe, propulsé en une nuit à la tête de l’armée. Que lui propose-t-
on ? S’il renonce à son commandement, on lui attribuera un poste de
directeur « hautement rémunéré » en Amérique centrale. Le cheveu noir
gominé, l’uniforme rutilant, l’œil brillant, le jeune Batista réagit à cette
tentative caractérisée de corruption en ne chassant pas son interlocuteur, en
ne haussant même pas la voix. Il lui sourit et lui lâche un « non » sans
grande conviction, prometteur pour l’avenir. L’homme de la United Fruit –
en fait, un agent secret – rend compte : Batista, il en est sûr, ne jouera pas
contre les États-Unis ; il suffira d’y mettre le prix.
À Biran, don Ángel fulmine. Ce gouvernement est à ses yeux une vraie
calamité. Grau San Martín a instauré la journée de huit heures. Or, durant la
zafra, cette mesure n’a aucun sens, les coupeurs de canne travaillant
régulièrement jusqu’à douze, voire quatorze heures par jour. Le cacique de
Biran a bien l’intention de ne pas respecter la loi et de faire, comme il l’a
toujours fait, ce que bon lui semble. Qui oserait venir lui chercher querelle
sur ses terres lointaines ?
Mais il a un autre souci : le nouveau gouvernement a imposé de surcroît
un quota de main-d’œuvre cubaine à tous les planteurs ; chaque propriétaire
doit désormais employer 50 % de « nationaux ». Or, comme la plupart des
« colons », Ángel Castro fait travailler beaucoup de clandestins haïtiens.
Voilà son « cheptel », si docile, menacé d’expulsion du territoire. Et puis il
y a Luis Hibbert, le « logeur » de ses propres enfants, à Santiago. Si le
commerce des Haïtiens s’effondre, son activité de passeur va
considérablement baisser. Déjà, des milliers d’entre eux sont renvoyés dans
leur pays par bateau depuis le port de Santiago. Si cette satanée loi n’est pas
rapidement abrogée, Hibbert va se retrouver au chômage.
Don Ángel croule sous les soucis. Il y a le divorce qui traîne, sa
compagne Lina qui désespère de faire baptiser ses enfants, le pays en pleine
ébullition, sa main-d’œuvre bon marché qui se volatilise. Et voici un
nouveau tracas : le petit Fidel, qui vient d’entrer comme externe au collège
La Salle, établissement tenu par des frères maristes, en fait voir de toutes les
couleurs à Luis Hibbert… Il est insupportable, insolent, sauvage et
bagarreur. Le consul d’Haïti craque ; il ne parvient pas à le dresser.
Pourtant, depuis trois ans, à chaque fête des Rois mages, il lui a offert une
belle trompette en carton que le gosse regardait à peine. Il a bien tenté de lui
inculquer quelques rudiments de langue française, sans résultat. Cette fois,
il estime être au bout de sa mission. Peut-être faudrait-il inscrire le gosse en
pension chez les bons pères ? Mais cette inscription pose problème.
Logiquement, les internes doivent suivre un intense enseignement religieux,
donc avoir été baptisés. Il faut présenter un certificat de baptême à la
direction du collège. Lina Ruz ne sait plus que faire. Par chance, Fidel Pino
Santos est un des bienfaiteurs du collège. Il use de son « influence » et
parvient à convaincre les religieux d’accepter l’enfant.
En internat, enfin éloigné de la famille Hibbert, le jeune garçon reprend
goût à la vie. Il n’est plus seul. Il peut partager son sort avec des enfants de
son âge. Il peut surtout prendre l’air. Chaque jeudi, chaque dimanche, il va
se baigner avec ses camarades, en traversant la baie de Santiago sur une
barque appelée Paysan. La traversée dure une heure entre La Alameda et
Renté, petit village dans lequel les frères possèdent un club nautique avec
terrain de jeux, vestiaires et douches. Fidel découvre le sport, le football, le
base-ball, le basket et la pelote basque. Infatigable, il jette toute son énergie
dans l’activit é physique.
Il ne rentre à Biran, dans sa famille, que pour les grandes vacances, et
parfois à Noël. Mais la maison paternelle ne lui est pas encore ouverte. Elle
n’est pas, lui dit-on, tout à fait terminée. Il n’y a pas encore de chambre
pour lui. Il dort la plupart du temps chez sa grand-mère Dominga, qu’il
adore. La vieille métisse l’amuse. Elle passe son temps en prières et
invoque des dieux dont il n’a jamais entendu parler, des dieux de la mer, des
pauvres, de la fécondité, qui semblent beaucoup moins ténébreux que le
Dieu de la Bible. Des dieux qui ont protégé pendant des décennies les
esclaves noirs venus d’Afrique. Il ne voit son père que rarement, l’aperçoit
parfois inspectant le domaine sur son cheval. On lui répète que cet homme
est suroccupé, pris par les affaires et la gestion du domaine. Mais Fidel s’en
moque : enfin aux côtés de sa mère, il retrouve un peu de cette chaleur
familiale qui lui a tant manqué.
En 1934, à son retour au collège, ses copains internes changent
curieusement d’attitude à son endroit. Ils se montrent plus distants, plus
froids. Le secret qu’ont tenté de préserver les maristes depuis plusieurs
années a été éventé : il n’est pas baptisé ; donc il est juif ; en toute logique.
Fidel n’a pas l’intention de jouer les souffre-douleur. Il s’en prend à chaque
élève qui ose lever les yeux sur lui et se bagarre pour un simple haussement
de sourcils. Il devient terriblement susceptible. Il ne supporte pas la
moindre injustice, apostrophe les professeurs qui affichent trop
ostensiblement leur préférence pour tel ou tel, est régulièrement envoyé en
pénitence. Il enrage contre ces frères qui ne semblent favoriser que les
rejetons de l’aristocratie locale. Doit-il hurler à ces bourgeois prétentieux et
repus que non seulement il n’est pas baptisé, mais que sa mère ne sait ni lire
ni écrire, pis : qu’elle a longtemps vécu dans une hutte ?
Un jour, lors d’une sortie à Renté, dans la barque qui le ramène au port de
la Alameda, il agresse un élève qui a eu le malheur de le traiter à nouveau
de « Juif ». Excédé, un frère mariste intervient et frappe violemment Fidel,
sans la moindre explication. Le jeune gar çon a le sentiment d’être
persécuté. La terre entière est liguée contre lui. Et même peut-être le Ciel.
Quelques jours plus tard, le même religieux le surprend en pleine bagarre
dans un couloir. Il emmène Fidel dans son bureau et, sans un mot, lui assène
une gifle retentissante. Cette fois, Fidel se rebiffe et bondit sur le prêtre,
médusé, puis le frappe et le mord férocement au visage. La direction du coll
ège convoque aussitôt Luis Hibbert et le somme de récupérer cette « bête
sauvage ». Le consul d’Haïti, éreinté par les frasques du garnement, implore
les bons pères de patienter encore un peu. Cette affaire de baptême, source
de tous les maux, sera réglée sous peu : il le promet.
CHAPITRE IV
MADEMOISELLE DANGER, LES JÉSUITES ET L’INFINI
Fidel Pino Santos est un homme patient et raisonnable. Rond, d’humeur
égale, il est convaincu que le temps finit toujours par l’emporter sur les
passions humaines. Le temps, mais aussi l’argent sonnant et trébuchant.
Quand il se rend chez les frères du collège La Salle pour prendre la défense
de son filleul, il sait qu’ils ne pourront lui refuser ce service. Cette affaire de
« bâtard » n’est certes pas du meilleur goût dans un établissement aussi
réputé, mais il ne faut rien exagérer. Tout le monde sait que le petit Fidel est
le fils d’Ángel Castro, qu’un jour ou l’autre les choses rentreront dans
l’ordre. On reproche à don Ángel de se comporter comme un tyran à Biran,
de faire des enfants illégitimes, de punir ses macheteros comme à l’époque
coloniale, bref, d’être un soudard, un parvenu sans morale ? Son fils aurait
tendance à lui ressembler ? Pino Santos promet que le jeune Fidel va
changer, que sa famille va le faire baptiser. Il s’y engage personnellement.
En catastrophe, il trouve enfin un prêtre qui accepte de commettre le « petit
sacrilège ». La cérémonie a lieu à la cathédrale de Santiago, le 19 janvier
1935. Fidel a huit ans et demi. Sa mère, Lina Ruz, est présente. En urgence,
Luis Hippolyte Hibbert et Emerenciana Feliu sont désignés comme parrain
et marraine. Don Ángel, lui, n’est pas là ; il n’a donné aucune signature
pour être représenté. Motif : il ne peut toujours pas reconnaître son fils qui,
à cette date, s’appelle encore Ruz, et non pas Castro. Sur l’acte de baptême,
Fidel apparaît donc sous le nom de Fidel Hippolyte, fils de Lina Ruz, sans
que la moindre mention soit faite de son père ou d’aucun autre membre de
la famille Castro. Il est donc, en 1935, de père inconnu. Mais aucune
importance : à quelques jours du début de l’année scolaire, il va pouvoir
réintégrer le collège La Salle. Dans la douleur et les larmes, il est enfin
devenu catholique. Sur le papier, il n’est plus un paria…
Mais, à La Salle, malgré le certificat dûment présenté, sa réputation est
faite. Pour les autres élèves, il reste un « mouton noir », un enfant hors
normes. Il le sent dans chacun de leurs regards et de leurs gestes. Par
bonheur, ses frères Ramón et Raúl se retrouvent avec lui en internat. Fidel
est fou de joie. Il forme aussitôt un clan avec eux : celui des enfants de
Biran. Il protège surtout son cadet Raúl qui n’a alors que cinq ans et qui
paraît si menu et si frêle au milieu des autres collégiens.
Au cours de cette année scolaire, Fidel se comporte en petit caïd et ne
change rien à ses habitudes. Le baptême ne l’a pas métamorphos é. Il en
veut toujours à la terre entière. À sa famille, qui l’a abandonné entre les
griffes de ce Luis Hippolyte dont il porte le prénom et qu’il déteste. Aux
frères maristes qui ne l’aiment pas et qui ne l’ont jamais accepté. À ses
compagnons de chambrée dont il se sent si irrémédiablement différent. Il
n’a pas leurs bonnes manières. Certes, il porte les mêmes vêtements qu’eux,
les mêmes uniformes de parade de la marine cubaine, il récite les mêmes
prières, participe aux mêmes journées de retraite, médite et fait du sport
avec eux. Mais, au fond de lui-même, il garde la marque indélébile des
renégats. Malgré son baptême tardif, Fidel n’a pas réglé ses comptes avec le
Christ. Heureusement, il y a Raúl qu’il considère comme son protégé. Fidel
l’infidèle le protégera toujours. Contre tout, y compris contre le Diable.
Peut-être aussi contre lui-même.
Durant cette période, les trois frères ne se quittent plus. Ils se sentent
invincibles et ne supportent pas la moindre réprimande. À la première
occasion, ils sèment la zizanie. C’est toujours Fidel qui mène le bal. À la fin
de l’année scolaire 1935, on annonce à Lina Ruz que le collège La Salle ne
peut plus les garder malgré la protection du si puissant Fidel Pino. Le trio
de garnements pose trop de probl èmes et perturbe gravement la bonne
marche de l’établissement. En d’autres termes, ils se comportent comme
des voyous. Affolée, Lina Ruz accourt à Santiago et ramène ses trois
garçons à Biran. Cet été-là, ceux-ci sont réunis pour la première fois sous le
toit paternel. Fidel n’oubliera jamais cette date : le 7 janvier 1936. La
procédure de divorce est, semble-t-il, en voie de règlement. María Argota a
accepté une pension de 10 000 pesos, soit l’équivalent de 10 000 dollars.
Elle ne reviendra plus dans la finca. Le jeune Fidel peut découvrir la grande
maison de Manacas, mais il s’en désintéresse vite. Une seule chose semble
le combler : courir les champs, filer dans la sierra, y monter le plus haut
possible, atteindre le fameux point de vigie de la Mensura, la plus haute
colline du domaine, où d’un seul regard il peut embrasser le monde entier.
Lors d’une réunion familiale, ses parents, qu’il voit enfin réunis et qu’au
fond il découvre, lui annoncent que ses frères et lui n’iront plus au collège
du fait de leur comportement. Don Ángel va prendre leur éducation en
main. Ils vont rester à Manacas. Ramón, à seize ans, est fou de joie. Il
n’aime pas les études et ne se plaît qu’au milieu des bêtes, comme son père.
Raúl est envoyé dans une école « civico-rurale » toute proche, un
établissement semi-disciplinaire géré par l’armée. Fidel, c’est décidé,
restera près de son père. Fou de rage, il s’enfuit dans la sierra, puis revient
et menace de mettre le feu à Manacas si on ne le renvoie pas poursuivre ses
études. Cette maison qu’il ne connaît pas, qui semble être l’objet de tant de
troubles, il n’en a que faire. Elle lui paraît à l’origine de tous ses déboires.
Oui, il est prêt à l’incendier ! lance-t-il à son père. Il hurle comme un
possédé. Il veut retourner chez les bons pères !
Éberlués devant une telle crise de violence, les parents ne cèdent pas.
Don Ángel ne veut rien savoir. Il matera ce sauvageon. Pour le punir, on le
renvoie chez Luis Hibbert, à Santiago, accompagné de sa sœur qui doit
prendre des cours afin de se préparer au baccalaur éat. Le professeur
s’appelle Mercedes Danger. Elle est noire comme l’ébène. Le petit Fidel
reste bouche bée devant cette femme qui semble animée d’une passion
débordante pour son métier. Il se met à suivre les cours de sa grande sœur,
écoute chaque jour davantage. Mademoiselle Danger remarque les dons de
mémorisation exceptionnels du jeune garçon. Elle commence à lui
consacrer du temps, s’enthousiasme devant ses progrès phénoménaux. Le
professeur conseille à la mère de ne pas laisser pareille terre en friche.
Durant ces cours sauvages, Fidel est victime d’une soudaine crise
d’appendicite. Il est admis à l’hôpital de la Colonia Española de Santiago. Il
y reste près de trois mois. Mais, atteint par le virus de la connaissance,
ayant découvert que le savoir peut être aussi source de jubilation, pendant
cette retraite forcée il s’initie au bonheur de la lecture. À sa sortie, il est
envoyé au célèbre collège Dolores de Belén, tenu par les jésuites. Il a pris
trois mois de retard, puisqu’il n’a pu être inscrit qu’au deuxième trimestre,
mais il est ravi. D’abord parce qu’il pénètre dans un monde soumis à un
ordre immuable. Dans cet établissement plus que respectable, les élèves se
lèvent à l’aube dans un silence sépulcral, prient, prennent leur petit
déjeuner, puis partent en cours. Les professeurs sont brillants, aussi
exigeants envers leurs élèves qu’ils le sont vis-à-vis d’eux-mêmes. Tout en
se montrant d’une extrême rigueur, les pères sont à l’écoute de leurs
ouailles, en particulier des internes qu’ils connaissent forcément mieux que
les autres. Dans cette atmosphère de recueillement et de travail, Fidel
recouvre un peu de sérénité. Il a le sentiment d’avoir enfin trouvé « sa »
famille.
Il ne cache pas son admiration pour ces hommes si austères et
désintéressés qui ne perçoivent aucun salaire pour leur travail et qui
consacrent leur vie aux autres. L’atmosphère religieuse ne lui pèse
nullement. Ici ses talents, révélés par la maestra Danger, peuvent
s’exprimer sans crainte. Il suffit d’accepter la discipline de fer que
l’établissement impose. Fidel s’y soumet sans réticence. Il est prêt à tout
supporter pour ne pas retourner chez ses parents : les retraites spirituelles,
les heures de recueillement, de méditation et de prière. Quand on lui
suggère de passer trois jours, seul, sans ouvrir la bouche, il s’exécute sans
rechigner. Étonnamment, ces périodes de mutisme le fortifient. Elles
viennent toujours en contrepoint des exercices de rhétorique, domaine de
prédilection de la Compagnie de Jésus. Fidel se forme à la dialectique,
pratique l’art de dissocier puis combiner les deux faces d’une même
médaille, le blanc et le noir, le vrai et le faux, le bien et le mal. Il assiste à la
messe tous les jours. Il fait ses oraisons, récite le Pater Noster et l’Ave
Maria, débite ses litanies en latin et en grec. Devenu presque mystique, il
n’est plus le même.
Au cours des exercices spirituels, il doit méditer sur l’enfer, sur la notion
de châtiment, sur la question du péché et la notion de culpabilité. Un jour,
un de ses professeurs évoque devant lui l’éternit é. Il lui dit : « Pour te faire
une idée de l’éternité, mon fils, imagine une boule d’acier aussi grande que
la Terre : 40 000 kilomètres de circonférence. Une mouche vient tous les
mille ans se poser sur cette boule, une petite mouche de rien du tout. Avec
sa trompe, elle effleure la boule. Mille ans plus tard, une deuxième mouche
se pose à son tour et frotte sa trompe contre la boule. Au bout de milliers et
de milliers de siècles, quand des milliers et des milliers de mouches auront,
par leur frottement, usé totalement la boule, alors la Terre aura disparu.
Peut-être l’enfer pourra-t-il advenir… » En entendant ce genre de formule,
Fidel a l’impression de flirter avec l’infini. Mais, au lieu de lui insuffler
sagesse et humilité, ces intenses moments lui procurent un sentiment de
toute-puissance, la sensation de flirter avec l’immortalité.
Les jésuites de Dolores ne dissertent pas toujours sur l’infini, Dieu ou les
flammes de l’enfer. Il leur arrive aussi d’évoquer leur mère patrie :
l’Espagne. Les frères, en effet, sont tous espagnols et franquistes, comme
Ángel Castro. En 1936, la guerre civile fait rage à Madrid, Barcelone et
Séville. Coupé en deux entre républicains et nationalistes, le pays est le
théâtre des pires atrocités. De nombreux prêtres sont assassinés dans les
villes d’Aragon et d’Estrémadure. Les jésuites du collège Dolores, pourtant
si éloigné des combats, semblent les vivre comme s’ils se déroulaient à leur
porte. Entre deux prières, ils évoquent la pensée de José Antonio Primo de
Rivera, le théoricien du fascisme espagnol. Ils louent la Phalange, milice
paramilitaire proche du peuple, intégrée dans les quartiers, seul recours
contre la menace de l’invasion communiste en Europe. Fidel écoute, fasciné
par ces récits de batailles, ces bruits de bottes, ces coups de canon.
Décidément, les jésuites se révèlent bien différents des maristes. Ils ont
l’âme militaire et semblent persuadés que le chemin qui mène à Dieu sent la
poudre et la mitraille. Entre le sabre et le goupillon, le jeune Fidel a déjà
choisi. Ira-t-il plus tard combattre les Rouges à la tête d’une phalange ?
À Cuba, les propriétaires terriens sont convaincus qu’ils n’échapperont
pas, eux non plus, à une guerre contre les Rouges. Pour eux, il ne fait aucun
doute que l’homme qui les protégera le mieux de toute insurrection
communiste est Fulgencio Batista. N’a-t-il pas, en 1935, brisé une grève
générale en envoyant la troupe tirer sur la populace ? Après ce petit
« geste » destiné à rassurer le grand voisin américain, Batista a reçu un
courrier de Sumner Welles : « Général, lui a écrit ce dernier, votre action
contre le communisme vous a gagné l’appui des intérêts commerciaux et
financiers de Cuba qui, à l’heure actuelle, tournent les yeux vers vous pour
réclamer votre protection. » Dans la foulée, le président Franklin Roosevelt
l’a invité aux USA en grande pompe à l’occasion d’une cérémonie
militaire. Pour don Ángel, ça ne fait pas un pli : il soutiendra ce Batista.
D’autant plus qu’il le connaît bien : les deux hommes ont travaill é sur la
même ligne de chemin de fer, entre Banes et Marcané. Ils se sont aussi
croisés à la fête annuelle de la United Fruit, à Banes, à l’occasion de la
commémoration de l’indépendance des États-Unis, le 4 juillet : une grande
kermesse conclue par un pique-nique sur la plage de Puerto Rico, à
quelques kilomètres au nord, auquel sont conviés tous les « amis » de la
Compagnie. Au menu : agneaux de lait grillés, bière à volonté. Lina elle-
même connaît bien les parents du petit sergent devenu général : des métis
d’origine modeste, comme elle ; illettrés, comme elle. Elle leur a rendu
quelques services par le passé. Plus tard, Fulgencio Batista, reconnaissant,
enverra un de ses médecins soigner la mère du jeune Fidel, hospitalisée.
Dans cette région entre Marcané et Banes, tout le monde se fréquente par
le biais de la Compagnie, surnommée « mama Yuma ». Comment lui
échapper ? Elle emploie près de 4 000 salariés, accorde des bourses
d’études aux enfants de ses employés cubains, possède le meilleur centre de
recherche de toute l’Amérique latine en matière agricole et en médecine
tropicale, le Centro Honduras. La United Fruit est un empire : elle possède
90 bateaux, un hôpital performant avec des médecins de qualité, et exerce
une influence paternaliste sur les familles qu’elle emploie. Ici, à Banes, nul
n’ignore la légende d’Ángel Castro, sa réussite insolente, ses enfants
illégitimes. On sourit aux faiblesses de Batista, à ses penchants pour les
chaussures qui brillent, à son goût pour les actrices à la mode. Mais à l’un
comme à l’autre on pardonne ses travers, car tous deux sont des « enfants
du pays », des fils de Banes.
Pendant que Batista déploie ses réseaux à La Havane, le jeune Fidel, qui
n’est encore qu’un préadolescent, poursuit son éducation. À Dolores, il est
entouré des fils des plus grandes familles de la région. Il côtoie les enfants
du quartier de Vista Alegre où vit l’aristocratie de Santiago, et ceux des
grands propriétaires, tous d’origine espagnole. Dans cette ambiance
studieuse, il semble enfin s’épanouir. Pourtant, à la fin de 1938, une
fâcheuse nouvelle secoue la famille : les Jésuites ne peuvent continuer à
garder les garçons, toujours à cause de leur situation familiale ; les sœurs du
Sacré-Cœur des couvents de Santiago préviennent Lina Ruz qu’elles aussi
doivent se séparer de Juanita, la petite sœur cadette, née peu de temps après
Raúl. Lina Ruz est de nouveau accablée. Décidément, un complot semble
s’acharner sur sa progéniture. On lui explique qu’il faudrait qu’elle
régularise définitivement sa situation avec Ángel Castro. Ne vit-elle pas
toujours dans le péché en cohabitant avec un homme marié ? L’Église se
doit d’être rigoureuse.
Le 8 décembre 1938, la mère de Fidel, désemparée, se rend chez un
écrivain public, car elle ne sait toujours pas écrire ; elle envoie une lettre
dactylographiée, comme un appel au secours, à Fidel Pino, à La Havane, où
elle demande instamment au protecteur de la famille de trouver une solution
afin d’éviter le drame. Il faut à tout prix sortir de cette situation « si
traumatisante » pour les enfants, supplie-t-elle. Comment les intégrer à la
bonne société, leur dispenser une bonne éducation, si rien n’est fait pour
régulariser la situation des parents eux-mêmes ? Ángel et Lina ont
désormais six enfants en comptant la petite dernière, Enma. Ils ne sont pas
mariés, le divorce d’Ángel et de María Argota n’ayant toujours pas été
prononcé. L’affaire devient ubuesque. Fidel a douze ans et commence tout
juste à percevoir la douloureuse histoire qui a gâché son enfance, celle
d’une interminable partie de bras de fer entre un homme et une femme pour
un bout de terre. Un conflit émaillé de rancœurs, de mensonges, de
chantages et de trahisons. Un jeu sordide dans lequel les enfants se perdent
comme dans un labyrinthe. Intuitivement, Fidel veut s’éloigner de ce
cyclone familial. Il décide de faire comme si tout cela n’existait pas. Il se
tourne vers les pères jésuites, les études, les randonnées dans la sierra.
Au collège Dolores, pour élever l’âme, on fait crapahuter les élèves, sac
au dos, sur les collines environnantes. La marche de nuit en file indienne est
particulièrement prisée. Au bout il y a le bivouac, le feu de camp, le silence
nocturne, les étoiles. Et, bien sûr, l’infini : encore lui ! Sur les crêtes, tout en
haut, il n’y a plus trace de don Ángel sur son cheval blanc, ni de cette
foutue maison de Manacas qui mériterait bien de brûler ; il n’y a plus rien.
Là-haut, l’angoisse disparaît. Fidel est seul face à Dieu. Il aime ça. Il
aime aussi approcher les puissants. À douze ans, il envoie une étrange
missive, dans un anglais sommaire, à celui qu’il considère comme l’homme
le plus influent du monde des vivants. Il écrit une lettre au président
Roosevelt, dans laquelle il lui réclame dix dollars, contre les plans d’une
mine de nickel qu’il localise dans la région de Mayari, tout près de chez son
père. La missive révèle une étrange psychologie : l’adolescent vend un bout
de sa terre contre une poignée de dollars. Le président américain ne lui
répond pas…
CHAPITRE V
LA MALÉDICTION DE CANAAN
C’est un bruit étrange : un cliquetis métallique que Fidel n’a jamais pu
oublier. Le bruit de l’argent. Comment ne pas graver dans sa mémoire les
pas lourds et traînants des « sergents politiques » faisant irruption dans la
pièce qui lui tient lieu de chambre ? Comment ne pas se souvenir de ces
vacances scolaires de 1940, en pleine période électorale ? Fidel, à demi
endormi, écoute, silencieux, les agents électoraux de son père s’activer à
quelques pas de son lit. Ils viennent recueillir l’argent de la corruption, ces
milliers de pesos qui vont permettre d’acheter les voix des paysans de la
région. Fidel, qui va passer en derni ère année au collège Dolores, a
désormais presque un lieu à lui où dormir dans la maison paternelle. En
rentrant, il se faisait une joie de prendre enfin possession de ce territoire, un
espace d’intimité comme en rêvent tous les adolescents. Hélas ! sa chambre
n’en est pas vraiment une, plutôt un salon aménagé dans lequel se trouve le
coffre-fort de don Ángel. Le « bâtard » n’est pas encore vraiment chez lui.
Il est déçu. Maigre consolation : depuis ce poste d’observation, il découvre
les mœurs de son géniteur. Pour don Ángel, tout s’achète, même les âmes
les plus pures. Il suffit de payer. La politique ? Un théâtre d’ombres sans la
moindre morale. Un simple jeu de pouvoir où les convictions sont
l’apanage des moines et des pasteurs. Fidel se retrouve plongé au cœur du
système du « parrain de Biran ». Il va même y participer : son demi-fr ère,
Pedro Emilio, candidat du Parti authentique à la Chambre des représentants,
l’envoie accompagner les « sergents » pour son propre compte. Pour le
remercier de son aide, il lui offre un cheval. Ravi, le jeune homme fait ses
premières armes en politique en distribuant des pesos aux guajiros pour
qu’ils votent « bien ».
De Mayari à Cueto, il sillonne la province sur son destrier. Il est fier et en
même temps quelque peu honteux. Ce qu’il voit à Biran n’est certes pas en
totale conformité avec les préceptes des jésuites de Santiago. Mais ce
cheval lui prodigue ce qu’il désirait par-dessus tout : la liberté. Il peut courir
les collines et les plaines, se rendre seul à Marcané chez son ami, le fils du
pharmacien, Baudilio Castellanos, ou encore à Banes, au Club américain où
il peut côtoyer les plus jolies filles du coin. Dans ses randonnées solitaires,
il découvre aussi la misère des petits paysans, des Haïtiens avec qui il
partage régulièrement le maïs grillé. Il se sent proche d’eux. Après tout,
n’est-il pas, comme eux, un fils de cul-terreux ? N’a-t-il pas une mère qui
vivait il y a peu dans un misérable bohío, et qui, comme eux, invoquait les
yorubas, ces dieux venus d’Afrique ? S’il est aujourd’hui dans le camp des
riches, il ne le doit qu’à ce père à qui il ne parle pratiquement pas, ce
géniteur ombrageux et froid qui semble incapable d’aimer qui que ce soit,
hormis les taureaux.
Mais le jeune Fidel n’est pas là pour se tourmenter. Il n’aime pas Biran,
cette maison dans laquelle il se sent comme un intrus. Il n’aime pas ces
politiciens qui viennent, à Manacas, comploter avec son père. Ni cet
homme petit et replet qu’on dit être son parrain, Fidel Pino Santos. Il
n’aime pas ses manières sophistiquées qui semblent tant impressionner don
Ángel. Face à lui, ce dernier redevient ce qu’il n’a sans doute jamais cessé
d’être : un petit laboureur galicien, un peón. En présence de cet homme à
qui le garçon doit son prénom, Ángel Castro se fait tout miel. Fidel n’aime
pas le voir courber ainsi l’échine. Il lui en veut d’être si cruel avec les
« moins que rien » et de se comporter en vassal devant ce petit politicien
qu’il méprise. Fidel s’emporte parfois, injurie don Ángel, puis s’enfuit dans
la sierra.
De retour au collège, il respire à nouveau. Il se passionne pour l’Ancien
Testament, ses guerres innombrables, ses héros, Samson, Jonas, la chute de
Babylone, le prophète Daniel. Mais une histoire l’obsède parmi toutes
celles qu’il dévore fébrilement : la malédiction de Canaan. Après le Déluge,
selon la légende racontée par les jésuites de Dolores, un des fils de Noé
manqua de respect à son père. Son châtiment fut terrible : toute sa
descendance fut condamnée à être de race noire. Le jeune Fidel s’interroge :
va-t-il lui aussi être puni et mettre au monde des enfants noirs pour ne pas
aimer son père ? Quelle malédiction va le frapper pour s’être montré
insolent envers lui ? Il a menacé un jour de mettre le feu à la maison de don
Ángel. Il sera forcément châtié. Pour se rassurer, Fidel se pose la question :
les fils de Noé étaient-ils ses vrais fils ? Après tout, lui aussi est peut-être le
fils d’un autre, puisque don Ángel ne l’a pas reconnu légalement… Dans ce
cas, étant l’enfant d’un autre, il échappera à la sanction divine. Confie-t-il
ses angoisses au père García, un des professeurs à qui il voue une
admiration sans bornes ? Évoque-t-il avec lui sa peur, non de mourir, mais
de porter en lui la semence du Diable ?
Au collège, il devient un élève parfait. Brillant, discipliné, toujours le
dernier à quitter l’étude, toujours le premier dans tous les sports, toujours en
tête pour gravir la montagne d’El Cobre. Il évite le plus souvent de rentrer à
Biran, chez le « mauvais père », et préfère les campements organisés par les
« bons pères ». Il chante à tue-tête le Kyrie eleison. Le bâtard veut devenir
un ange.
Un événement considérable vient néanmoins chambouler le petit monde
que le jeune homme s’est construit. Après toutes ces années de doute et
d’angoisse, de faux-semblants, de non-dits, son père va enfin pouvoir le
reconnaître officiellement. Aux yeux de tous, et surtout de la loi, il va enfin
pouvoir s’appeler Fidel Castro. Il le doit en partie au petit sergent
sténographe de Banes. En 1940, Fulgencio Batista est en effet élu président
de la République au terme d’une campagne électorale exemplaire. Une
nouvelle Constitution est proclamée sur l’île : elle instaure une véritable
démocratie parlementaire, en particulier en accordant le droit de vote aux
femmes. Par son article 43, elle autorise le divorce, y compris par
consentement mutuel. La loi sur le mariage datant de 1912 s’en trouve
considérablement assouplie. Cette petite révolution est miraculeuse pour
don Ángel Castro. Il peut enfin tirer un trait sur son passé et se remarier,
avec Lina. Au bout de vingt ans de procédure, la famille Castro est enfin
une famille comme les autres, certes recomposée, mais sur laquelle ne pèse
plus l’opprobre. Fidel n’est plus un fils illégitime. Il peut sereinement entrer
au prestigieux collège jésuite de Belén, à La Havane, établissement réputé
pour former l’élite de la nation.
Ce gigantesque paquebot de pierre, ancré au cœur de la capitale, tout près
de la mer, compte plus de 2 000 élèves, dont 200 internes. Fidel est ébloui
par le luxe des installations : une piste d’athlétisme, plusieurs terrains de
basket, une aire de base-ball, des salles de cours de physique-chimie
équipées d’un matériel ultramoderne. La Havane lui apparaît comme une
ville étrangère, fort différente de la très provinciale Santiago. Ici,
l’influence des États-Unis est évidente : voitures américaines, bars,
quadrillage des rues désignées par des chiffres et des lettres. Les premiers
jours, il se sent un peu perdu. Biran paraît si loin…
Très vite, au collège, il se lie avec un jeune novice, surveillant à
l’internat, Armando Llorente. Le jeune religieux, âgé de vingt-quatre ans,
est espagnol, originaire de la province de Léon. Dès leur première
rencontre, frère Llorente a comme une révélation : ce garçon, pense-t-il,
n’est pas cubain ; il est foncièrement espagnol. Tout en lui respire la Galice,
l’art de l’esquive et du contre-pied, cette manière d’être insaisissable tout en
occupant le terrain. Une chiste (une blague) définit le Galicien à Cuba :
« Quand vous en croisez un dans l’escalier, vous ne savez jamais s’il monte
ou s’il descend… » Aux yeux de frère Llorente, Fidel Castro correspond
tout à fait à cette formule. Le fils de don Ángel ne montre aucun goût
particulier pour la musique ni pour la danse, arts et passe-temps
typiquement cubains. La salsa ne le fait pas vibrer.
Les deux jeunes hommes sympathisent donc. Ils parlent de l’Espagne,
bien sûr, de la Seconde Guerre mondiale, du président Batista qui a choisi le
camp des Alliés contre Hitler et Franco. Frère Llorente, franquiste virulent
comme tous les Jésuites de Belén, n’a pas à convaincre le jeune garçon du
danger communiste. Depuis son plus jeune âge, Fidel a entendu ressasser la
même litanie sur les Rouges, incarnation du Diable. Mais il n’a guère envie
de se mêler à ce type de débat. Il a beaucoup mieux à faire. Son idée fixe :
devenir le leader du collège. Il est atteint d’une ambition dévorante.
L’obsession des sommets, encore et encore. Mais comment y parvenir dans
un milieu qui lui est inconnu ? Sans repères ni relations, il n’est ici qu’un
anonyme.
Fidel comprend que, pour parvenir à ses fins, il doit à l’évidence être un
très bon élève, mais avant tout devenir membre de l’équipe de basket. C’est
là, au cours des matches contre les autres établissements du pays, que
voient le jour les vrais héros. Le père Llorente observe son protégé et
admire la ténacité du personnage. Fidel n’a jamais joué. Pour être intégré
dans l’équipe phare, il décide de s’entra îner la nuit, en cachette. Il demande
au frère Llorente d’être son complice et de lui prêter une lampe pour
travailler ses shoots, la nuit venue. Ainsi, chaque soir après les cours, Fidel
s’entraîne d’arrache-pied. Il y consacre aussi ses week-ends. Il n’est pas très
doué, mais compense sa faiblesse technique par une volonté de fer. Au
collège, peu à peu, plusieurs de ses camarades sont intrigués par son
comportement. Ce type ne supporte pas de perdre. Il déteste ne pas être en
première ligne. Il est prêt à n’importe quelle folie, voire à n’importe quelle
bassesse, pour « figurer sur la photo ». Sa soif de réussite est maladive. Au
bout de quelques mois, ses camarades le surnomment « El Loco » (le Fou),
car ils sentent bien qu’ils ont affaire à un énergum ène en proie à une
étrange pathologie.
Ainsi, un jour, au cours d’une course de vélos qu’il tient à tout prix à
gagner, lorsqu’il réalise dans les derniers mètres qu’il ne peut l’emporter, il
se jette à pleine vitesse contre un mur. Sonné, blessé sérieusement, il
devient le centre de toutes les attentions. Le vainqueur de l’épreuve ?
Oublié. Fidel l’a évincé ! Au collège, on ne parle plus que de lui, de son
accident, de sa témérité de kamikaze.
Une autre fois, il s’en prend à un rival amoureux, un certain Mestre qui a
des visées sur une belle Cubaine du nom de Sampedro. Castro apostrophe
Mestre en pleine cour du collège : « Je t’interdis de la voir ! » Peu
impressionné, l’autre rétorque : « Ça, mon vieux, il n’y a que son père ou
elle-même qui pourront me dire ce que j’ai à faire, mais sûrement pas toi ! »
Fidel se jette alors sur son concurrent, mais tombe sur plus fort que lui. Il
est rossé publiquement. Fou de rage, humilié, il s’enfuit et revient armé
d’un revolver qu’il avait conservé en quelque endroit secret. Il menace de
tuer Mestre, qui ne doit son salut qu’à l’intervention musclée d’un
professeur.
Le père Llorente pardonne tout à Fidel. On soupçonne le fils Castro de ne
jamais payer ses dettes, d’être radin, tricheur, intéressé, fanfaron,
paranoïaque, on l’affuble du sobriquet de bicho, terme péjoratif à Cuba car
il signifie « vicieux ». Le jésuite sent chez lui une profonde blessure : une
ambition aussi brutale relève du cas clinique. Quand il lui annonce qu’il va
fonder un groupe de scouts, « los Exploradores », et qu’il va lancer des
expéditions de plusieurs jours, Fidel Castro Ruz saute de joie : il va
retrouver les mêmes sensations qu’au collège Dolores, mais, cette fois, les
randonnées seront beaucoup plus difficiles. Il y aura de l’escalade, des
bivouacs au sommet des montagnes, des rivières en crue à traverser. Dès la
première expédition, il est nommé chef des Explorateurs et multiplie les
prises de risques. Il est toujours le premier de cordée alors que frère
Llorente ferme la marche. Le jeune jésuite a l’impression que Fidel n’est
pas en train de se distraire : il a l’air en mission. Il fonce à travers la forêt
tropicale à la recherche d’un Graal. Il semble possédé, toujours prêt au
sacrifice de lui-même. Un jour, après un orage diluvien, alors qu’il campe
au bord du río Tacotaco, dans la province de Pinar del Río, le groupe doit
traverser la rivière en crue à l’aide d’une simple corde. Quand vient le tour
de frère Llorente, le jésuite lâche le filin et se retrouve emporté par les
rapides. Sans hésiter, Fidel plonge dans les remous et parvient à le ramener,
deux cents mètres en aval, au péril de sa vie. Une fois sorti des eaux
boueuses, Fidel embrasse le religieux et lui dit : « Père, c’est un miracle !
Nous allons réciter trois Ave à la Vierge ! » Le padre, qui a frôlé la mort, est
alors frappé par le regard halluciné de son sauveur. Il n’y lit pas la moindre
trace de joie, mais une sorte d’exaltation tragique. Ce jour-là, Llorente
comprend que le jeune homme est la proie d’un tourment d’une intensité
redoutable. Au fond de lui, il sent rugir un volcan qui n’annonce rien de
bon. Il devine que cet être qui l’a sauvé n’a pas agi par bonté d’âme, mais
pour des motifs plus obscurs. Pour apaiser un ogre intérieur aussi insatiable
que cruel ? Fidel lui a-t-il raconté que, lorsqu’il était hospitalisé à Santiago,
après son appendicite mal soignée, il avait passé son temps, entre deux
bandes dessin ées, à disséquer des lézards à l’aide d’une lame de rasoir de
marque Gillette, puis à observer les bataillons de fourmis qui transportaient
les restes de ses victimes ? Le lézard, symbole de l’île, porté sur son chemin
de croix par des milliers de petites bêtes noires…
Intrigués par l’ardeur avec laquelle il ouvrait ses victimes au scalpel, les
voisins de chambrée du jeune Fidel avaient évoqué une vocation de
médecin. Aux yeux de Llorente, cet homme est hanté par l’esprit de
sacrifice – pour lui-même mais aussi pour ses semblables. Il rêve d’absolu.
Son regard brille d’une exaltation intense, presque étrange.
Le soir même, au bivouac, ils dissertent ensemble de la notion de héros.
Entre les martyrs chrétiens et les grands militants révolutionnaires qui sont
prêts à donner leur vie pour la Cause, un point commun : rien ne saurait être
placé plus haut que leur conviction.
Quelque temps plus tard, comme si l’affaire ne revêtait que peu
d’importance, il apprend que son père a définitivement clarifié sa situation.
Don Ángel s’est rendu à la mairie de Cueto et a déclaré à l’état civil qu’il
était bien le père de Fidel. Selon le document établi par la mairie, Fidel
porte un nouveau deuxième prénom : il ne s’appelle plus Hippolyte, prénom
du premier parrain détesté, mais Alejandro. Fidel Alejandro Castro Ruz est
rentré dans la norme. Plus personne ne pourra jamais l’injurier ni le
mépriser. Personne ne pourra plus jamais recourir, pour l’atteindre, à ces
mots qui blessent et écrasent.
Des mots qu’il a décidé de dominer, eux aussi. À Belén, il se présente au
concours de rhétorique à l’académie Avellaneda. Tous les grands avocats
cubains sont passés par cette institution fameuse. Il est reçu et s’entraîne
désormais quotidiennement, obsédé par la figure de Démosthène, s’amusant
lui aussi à déclamer la bouche remplie de cailloux. Fidel Castro n’aime pas
sa voix, trop haut perchée, un peu nasillarde, trop féminine. Pour la
transformer, il pratique la rhétorique comme d’autres font du karaté ou un
autre art martial. Quant au basket, c’est pour lui un moyen de promotion
sociale infaillible. Après avoir souffert au cours des premières semaines du
championnat, il est devenu la coqueluche de l’équipe. Non pour son talent,
mais pour sa hargne. Quand il affronte, avec ses coéquipiers, les rivaux du
collège protestant La Progresiva de Cárdenas, situé dans la ville de
Matanzas, on dirait qu’il joue sa vie. Il a en face de lui tous les fils des
magnats du sucre, américains ou cubains, disciples de l’Église réformée.
Belén contre Cárdenas, c’est un peu le match Espagne/États-Unis. Cela sent
furieusement la guerre de religion. Les étudiants viennent par centaines
assister au choc. Les filles aussi.
Lors de la finale, Fidel, entré en cours de partie tel un joker de luxe,
prend une part prépondérante à la victoire de son équipe. Frère Llorente, qui
suit pas à pas l’itinéraire de son chouchou, remarque qu’il se signe à chaque
panier réussi. Il le surprend plusieurs fois en train de prier à la chapelle
avant les matches, comme un torero avant son entrée dans l’arène.
Dans l’équipe vaincue, un jeune homme connaît bien El Loco. Il
s’appelle Rafael Diaz Balart. Il est le fils du maire de Banes, un ami proche
de Fidel Pino Santos. Il est impressionné par le mordant du jeune Castro.
Rafael Diaz Balart est un responsable des Jeunesses de Batista. Pour lui, pas
de doute : ce Castro est un battant. Toute cette énergie repérée chez le
voisin de Biran pourrait servir au président, pense le jeune Diaz Balart. El
Loco a la réputation d’un franc-tireur, d’un exalté incontrôlable, mais il est
de Banes, comme lui et comme Batista. Au pays de la United Fruit, tout est
négociable. Le garçon semble éprouver à tout le moins de la sympathie pour
sa sœur, Mirta, une jolie blonde aux yeux de biche qui rêve de devenir
professeur de philosophie. Il a bien vu le regard oblique de Castro sur la
jeune fille. Les deux garçons se sont par ailleurs croisés à diverses reprises
au Club américain. Rafael lui propose de le rejoindre au sein de son
mouvement. Fidel hésite : non, ce Batista, répond-il, est un peu trop
démocrate…
CHAPITRE VI
L’APÔTRE ET LES GANGSTERS
Juchée sur une colline, elle domine la mer des Caraïbes, la ville, les rues
grouillantes, les marchés. L’université de La Havane est comme une Cité
interdite isolée au-dessus des toits. Ici, nul ne peut imposer sa loi. La police
nationale n’y a aucun droit, elle ne peut en aucun cas pénétrer dans son
enceinte. En débarquant dans cette « zone franche » en 1945, Fidel Castro
est abasourdi. Inscrit en premi ère année de droit, le jeune étudiant découvre
les mœurs étranges de cette nouvelle planète. Après des années chez les
Jésuites, faites de rigueur, de discipline et de dévotion, en un mot, d’ordre,
il vient de plonger dans une pétaudière. L’université est un chaudron en
ébullition. Dans cette nouvelle histoire, les héros ne sont ni des saints ni des
basketteurs. Ils font de la politique. Ce sont généralement des étudiants
nationalistes, tous révolutionnaires, dont les programmes ne brillent pas par
la clarté. Tous ont la même idole, José Martí, héros de la guerre
d’indépendance, mort au combat en 1895, surnommé « l’Apôtre » pour la
pureté de son engagement. Ils règlent leurs comptes parfois au cours de
joutes oratoires, plus souvent au pistolet.
À l’université de La Havane, on pratique ce qu’on appelle la politique du
gatillo alegre (la gâchette facile). Depuis dix ans, la capitale connaît une
« guerre des bandes » qui a fait des dizaines de morts et des centaines de
blessés. Une phrase malheureuse prononcée contre un adversaire au cours
d’un meeting peut vous envoyer au cimetière Colón dans l’heure qui suit.
Étrange université où, entre deux cours de philosophie sur l’humanisme, les
leaders étudiants lancent des contrats sur la tête de leurs ennemis. Les
Cubains les surnomment « les gangsters ». Ils ont la passion des armes à
feu, mais n’ont de la lutte armée qu’une vision de petits truands de quartier.
Sitôt passé l’effet de surprise, Fidel comprend que ce monde-là est fait
pour lui. Discours, incantations, coups de poing, armes sous la ceinture,
intimidations, chantages : ici, l’action prime. Durant la première année, il
observe le jeu, tente d’en saisir les subtilités, les contradictions. Il comprend
que la toute-puissante Fédération des étudiants universitaires, la FEU, qui
gère l’université en association avec le corps enseignant, sert avant tout de
tremplin politique à ses leaders. La plupart d’entre eux, passé le temps de la
contestation, finissent par décrocher un poste au gouvernement ou dans la
haute administration. Pour grimper dans la hiérarchie de la FEU, Fidel doit
impérativement être élu délégué dans l’un des cours. Il se présente donc
dans le département d’anthropologie et parvient à se faire élire délégué de
base par 181 voix sur 214. Mais son ascension est contrariée par un défaut
de taille : il n’a aucun goût pour les réunions. Il déteste les tractations
électorales, les palabres où il lui faut écouter les autres pendant des heures.
Il n’est pas patient. La seule personne qu’il aime écouter, c’est lui-même. Il
n’apprécie pas non plus d’être enfermé dans une organisation ; alors il
papillonne. D’aucuns le disent membre de l’UIR (Union insurrectionnelle
révolutionnaire) dirigée par Emilio Tro, ancien combattant de l’armée
américaine pendant la guerre du Pacifique. D’autres le soupçonnent d’être
proche du MSR (Mouvement socialiste révolutionnaire) dirigé par Rolando
Masferrer, héros de la guerre d’Espagne, et Manolo Castro, un homonyme,
président de la FEU depuis plusieurs années. Les deux organisations ont
plusieurs traits communs : le nationalisme, la violence, l’inorganisation, et
surtout un anticommunisme viscéral.
Après la Seconde Guerre mondiale, en pleine guerre froide, l’immense
majorité des Cubains n’a aucune sympathie pour l’Union soviétique. Le PC
cubain, qui a participé au gouvernement de Batista de 1940 à 1944, est
ultraminoritaire : il ne représente pas grand-chose à l’université et n’exerce
aucune influence sur le puissant syndicat ouvrier, la CTC (Comisiones de
los trabajadores cubanos).
Dans cette ambiance, Fidel Castro veut briller, et vite. Ne pas se perdre
dans le labyrinthe des joutes électorales. Comment exister face à des chefs
de file si importants, bien installés avec leurs troupes ? Ces hommes sont
sans scrupule, se gargarisent en permanence du mot « révolution », mais
n’ont ni programme sérieux ni organisation solide. Pour percer, il lui faut
monter des coups spectaculaires.
Au printemps 1946, Manolo Castro, son puissant homonyme, l’invite à
une réunion organisée par Carlos Miguel de Céspedes, un politicien de
droite, petit-fils du leader indépendantiste de 1868. Don Carlos brigue la
mairie de La Havane et a besoin du soutien de la FEU. Manolo Castro
demande à Fidel de l’accompagner. Pour ce dernier, l’occasion est
inespérée. La presse est là, bien sûr, au grand complet. Discrètement installé
derrière Manolo Castro, Fidel joue les timides, se fait à peine remarquer.
Quand vient son tour de s’emparer du micro, presque rougissant, il annonce
dans un murmure, en dodelinant de la tête, qu’il soutiendra don Carlos puis
ajoute après une pause calculée : « Mais à trois conditions… » Surprise
dans la salle : le silence se fait pesant. Il change alors brutalement de ton et
devient virulent, presque haineux. « Première condition, hurle-t-il, que les
gouvernements de droite fassent revenir à la vie tous les jeunes
révolutionnaires tués par eux ou par leurs sbires ! Deuxième condition : que
vous et vos amis rendiez au Trésor public l’argent que vous avez volé au
peuple ! Enfin, troisièmement, si ces conditions ne sont pas remplies, rugit-
il, j’irai immédiatement me vendre comme esclave sur le marché de la
colonie que vous voulez faire de Cuba ! » Pétrifiée, l’assistance se demande
qui est cet énergum ène. À la fin de son discours, la nuque raide, il quitte la
salle, au pas de l’oie, comme un acteur de série B. Un petit don quichotte
provincial ? Manolo Castro est humilié. Ce jeune fanfaron l’a piégé et lui a
ravi la vedette. Le lendemain, la presse ne parle que du coup d’éclat d’un
illustre inconnu, Fidel Castro. Ivre de rage, le président de la FEU ne veut
plus entendre parler de ce « chien fou ». Au MSR, Fidel est désormais
catalogué comme « indésirable », « trop franc-tireur », « furieusement
individualiste ». Il se fait traiter de caballo (au sens de « cheval fou »),
capable de ruades imprévisibles.
Convaincu d’être allé trop loin, n’ayant aucun intérêt à devenir la cible
des tueurs du MSR, Fidel Castro tente en vain de revenir en grâce auprès de
ses parrains. En désespoir de cause, il tente alors une folie : pour prouver sa
bonne foi à Manolo Castro, il organise un attentat contre un « ennemi »,
militant de l’UIR. Par miracle, la victime, Lionel Gómez, n’est que blessée.
Fidel se retrouve en fâcheuse posture. En voulant jouer sur tous les
tableaux, il s’est fait désormais des ennemis dans les deux camps. Il lui faut
impérativement choisir clairement un allié pour bénéficier d’une protection.
D’autant plus que des militants de l’UIR, pour venger Lionel Gómez,
préparent son propre assassinat. Castro, apeuré, demande d’urgence un
entretien à Emilio Tro et jure qu’il est prêt à rejoindre les rangs de l’UIR.
Pour sauver sa peau, Fidel Castro devient militant d’un parti
anticommuniste pur et dur. Avec une incroyable rouerie, il se sort ainsi du
guêpier dans lequel il s’était lui-même précipité. Il va désormais devoir
faire preuve d’un peu plus de discernement dans ses engagements. El
Caballo part en effet dans tous les sens et manque cruellement d’un maître.
À l’université, il n’est pourtant pas tout à fait isolé. Il y retrouve ses deux
amis de Banes, Rafael Diaz Balart et Baudilio Castellanos, eux aussi
inscrits en faculté de droit. Baudilio, le copain d’enfance avec qui il jouait
au billard au club des employés du « Central » (fabrique de sucre) de la
United Fruit de Marcané, lui est toujours de bon conseil. C’est lui qui l’a
convaincu, à son exemple, de s’inscrire en droit. Tous deux veulent devenir
avocats. Baudilio est proche de l’UIR et lui sert de modérateur quand les
affaires tournent mal. Rafael Diaz Balart, lui, est plus proche du MSR. À
diverses reprises, il lui évite aussi quelques déconvenues. Le 20 janvier
1947, les trois hommes paraphent, avec trente et un autres signataires, une
virulente déclaration contre le président Grau, rédigée par Fidel Castro en
personne. Le texte est bien de la veine de l’enfant de Biran, violent et
populiste. Il vise à empêcher la réélection en 1948 du président Grau, dont
la candidature n’a pu germer, selon eux, que dans « l’esprit malade de
traîtres, d’opportunistes et de menteurs invétérés ». Ils concluent en jurant
de combattre Grau au péril de leur vie, car « mieux vaut mourir debout que
mourir à genoux ». La formule est du révolutionnaire mexicain Emiliano
Zapata ; Fidel l’utilise pratiquement dans chacun de ses discours. Il se
délecte de la mystique du sacrifice.
Au fil des mois, les étudiants le voient de plus en plus souvent au sommet
de l’Escalinata, le grand escalier de pierre qui marque l’entrée de
l’université, tout près de l’énorme statue d’Alma Mater, une femme
représentant la Connaissance et la Sagesse. On le voit, le bras posé sur cette
paisible déesse, haranguer la foule comme un possédé. Il cite sans cesse
José Martí, s’attaque violemment à l’impérialisme américain, appelle à la
libération de Saint-Domingue, de Porto Rico. Tel Zeus sur son nuage, il
menace les dictatures sud-américaines d’un index vengeur. Près de cette
mère immobile et muette, il paraît en vouloir à la terre entière. Peu à peu, il
parvient à galvaniser un groupe d’amis avec qui il écrit dans la revue Saeta.
Il ne suit pratiquement plus les cours et passe le plus clair de son temps à
s’adonner à un activisme débridé. Il mène une vie spartiate, il ne sort pas. À
la différence de ses anciens condisciples du collège de Belén, il ne s’abîme
pas dans la dolce vita. Il ne vit que de l’argent que lui fait parvenir son père
par l’intermédiaire de Fidel Pino.
Côté sentimental, c’est le désert. Les filles le font rougir. On ne lui
connaît aucune aventure. Fidel est comme un moine-soldat qui aurait troqué
l’histoire sainte contre les œuvres de José Martí. Un missionnaire du seul
ordre dont il soit vraiment sûr : le sien. À la faculté, il ne vient plus que
pour se livrer à des opérations politiques en mêlant charme et intimidation.
Dans les amphithéâtres, quand un débat tourne à son désavantage, il le
transforme en bataille rangée. Quand les mots cessent d’opérer pour
dominer la situation, il sort aussitôt les armes.
Un jour, le ministre du Travail, Aureliano Sánchez Arango, en visite à
l’université, est pris à partie par Fidel et ses amis. Le ministre propose un
débat et contredit tranquillement, avec un réel succès auprès de son jeune
auditoire, les incantations du rebelle pris de court, puis repart. Le regard
noir, la main tremblante, Fidel Castro ordonne à ses amis, qui ont sorti leurs
armes, de condamner toutes les issues de la salle de réunion. Il retient les
étudiants pendant une demi-heure et leur assène un discours guerrier contre
les corrompus du gouvernement. À la fin, haletant, fébrile, il ordonne de
« relâcher » son « public ». Il les a convaincus, mais sous la menace.
Effrayés, les étudiants ont filé sans demander leur reste.
Au cours du premier semestre 1947, Fidel, de plus en plus sûr de lui, est
pris d’une de ses colères qui deviendront légendaires. Les dirigeants du
MSR, qui n’ont pour lui que mépris – Manolo Castro a déclaré
publiquement : « Fidel n’est qu’une merde ! » –, gagnent une fois de plus la
présidence de la FEU. Pourtant, Fidel s’est dépensé sans compter pour cette
élection. Il a manœuvré, joué de ses appuis, de son charme et de son temps.
Mais, au dernier moment, le candidat du MSR, Enrique Ovarés, l’emporte
d’une petite voix contre le candidat de l’UIR. Ses proches se souviennent de
la haine de Fidel Castro contre les « pourris » du MSR qui ont « trahi » la
Cause pour quelques misérables postes. Il s’en prend à Manolo Castro, ce
traître qui a accepté les fonctions de directeur national des Sports auprès du
gouvernement. Il insulte Rolando Masferrer qui vient d’être promu chef de
la police secrète. Ou encore Mario Salabarria, nommé à la tête de la police.
Comme il l’a toujours dit, les dirigeants étudiants n’ont de révolutionnaire
que le nom. À la moindre proposition alléchante, ils passent sans hésiter
dans l’autre camp.
Fidel lance alors dans Saeta une campagne d’une rare brutalit é. Il traite
le président Grau de « stigmate », de tyran, il attaque ouvertement les
« gangsters » du MSR, ces « marchands qui spéculent sur le sang des
martyrs ». Au même moment, le journal communiste le traite à son tour de
gangster.
Un jour, Fidel commet l’irréparable : avec deux amis, Armando Gali et
Justo Fuentes, il tente d’assassiner Rolando Masferrer. S’il réussit, il sait
qu’il entrera dans la légende. Mais Masferrer, particuli èrement vigilant,
repère les tueurs et leur échappe. Mieux : il leur tire dessus et les met en
fuite. Il reconnaît Fidel parmi les assaillants. Cette fois, aucun doute : El
Caballo se sait condamné à mort. Le soir même, Mario Salabarria annonce
officiellement que Fidel n’a plus intérêt à se montrer à l’université. Paniqué,
il demande à son frère Ramón, resté avec son père à Biran, de lui envoyer
une arme plus sûre, dotée d’une grande puissance de tir. Ramón lui fait
aussitôt parvenir un Browning à quinze coups.
Fidel est rassuré. Il attend les tueurs à gages de pied ferme, tout en
devenant d’une extrême prudence. Il change quotidiennement d’itinéraire,
déménage sans cesse, s’installe un jour chez sa demi-sœur Lidia, qui le
couve comme une seconde mère, puis dort chez Baudilio Castellanos ou
chez un ami étudiant, Rolando Amador, voire chez d’autres militants. Il
devient un homme traqué. À plusieurs reprises, il parvient à déjouer les
plans des tueurs, leur file entre les doigts au dernier moment. Mais il finit
par craquer. Il quitte La Havane et se réfugie à Banes, le plus loin possible
de ses ennemis.
C’est Rafael Diaz Balart qui lui offre une planque dans une cabane de
plage, à Puerto Rico, un petit village voisin. Là, il retrouve de vieux copains
comme Jack Skelly, le fils du chef de gare de Banes, un Américain avec qui
il discute de l’impérialisme, mais aussi de Mirta Diaz Balart, la jolie sœur
de Rafael. Fidel ne sait comment surmonter cette épreuve. Un soir, il éclate
en sanglots. Il pleure sur son sort d’homme traqué. Sa hantise : « Que
personne ne reconnaisse le mérite de ma mort », se lamente-t-il. En plein
désespoir, il a encore pour principal souci sa publicité personnelle. Qui va
bien pouvoir assurer, lors des funérailles, lance-t-il à ses amis, l’hommage à
ma mémoire ? L’homme en cavale ne peut pas mourir dans l’anonymat.
Puis, tout compte fait, il ne veut pas mourir du tout. Pas comme ça, en tout
cas. Pas comme une vulgaire victime de la guerre des gangs. Il tient à
mourir en héros. Au bout de quinze jours de vacances forc ées, il a enfin
trouvé la solution.
Les dirigeants du MRS ont un projet d’invasion de Saint-Domingue
visant à en chasser le dictateur Trujillo. Masferrer, Salabarria et Manolo
Castro ont la responsabilité du recrutement. Impliqué dans tous les comités
pour la libération de Saint-Domingue, Fidel est prêt à donner sa vie dans le
cadre de cette opération. Il prend contact avec Enrique Ovarés, le tout
nouveau président de la FEU, proche des trois hommes, et le supplie
d’intercéder en sa faveur moyennant ce simple marché : il se range sous
leur bannière, part donner sa vie pour la libération de Saint-Domingue, et
on lui laisse la vie sauve. Exceptionnellement, le très diplomate Enrique
Ovarés réussit à convaincre le trio de recruter El Caballo. On lui accorde un
sursis. Tel un condamné à perpétuité qui n’a plus rien à perdre, Fidel
embarque au port d’Antilla, dans la baie de Nipe, à bord d’une flottille de
quatre bateaux montés par près de mille deux cents hommes dirigés par un
millionnaire dominicain, Juan Rodríguez García, et par l’écrivain Juan
Bosch. Il débarque à Cayo Confites, un îlot situé au nord de la province de
Camagüey.
Pendant cinquante-neuf jours, sous un soleil de plomb, harcelé par les
moustiques, Fidel attend, avec cette armée rebelle composée de Cubains, de
Dominicains et de Portoricains, un improbable feu vert pour attaquer l’île
voisine. Au cours de cette quarantaine tropicale, il reçoit un début
d’instruction militaire. Les jours passent, mais rien ne vient du QG de
l’opération situé à l’hôtel Sevilla, sur l’avenue du Prado, à La Havane.
Conséquence : la CIA a tout le temps d’être mise au courant, car les fuites
se multiplient. Sous la pression des Américains, le président Grau intervient
et envoie la marine arrêter la petite armée rebelle. Fidel réussit à embarquer
sur un canot de fortune et échappe à l’arrestation.
En débarquant en Oriente, le 26 septembre 1947, il raconte qu’il a sauté
au milieu de la baie dans une mer infestée de requins, et qu’il a nagé sur une
douzaine de kilomètres jusqu’à Saetia, petit village de pêcheurs situé à
l’embouchure du Nipe. Cette fuite en eaux troubles s’explique : Fidel
Castro a alors tenté d’échapper aux tueurs de Manolo Castro et Rolando
Masferrer, qui n’avaient plus aucune raison de respecter le contrat passé
entre eux et Enrique Ovarés. Ce dernier confirme : « Je pouvais lui garantir
la vie sauve tant qu’il était au camp, mais pas après que l’expédition eut
avorté… »
D’autres pensent que Fidel Castro est un fieffé menteur : il aurait inventé
cet épilogue héroïque, version Johnny Weissmuller, pour redorer son
blason, terni par le fiasco de Cayo Confites, piteuse expédition montée par
une équipe sans leader, sans véritable organisation, sans pratique sérieuse
de la lutte armée. Pour Fidel, les « gangsters » qu’il craignait tant ne sont
que des bandits de rue, incapables de discipline. Il prend conscience que la
prise du pouvoir passe par une organisation de fer formée selon les
principes d’un ordre quasi monastique. Tous ces gens, selon lui, ne sont que
des romantiques inconséquents et suicidaires, éloignés de la rigueur jésuite
dont il a pu mesurer l’efficacité. Il ne l’oubliera pas.
À Saetia, il ne prend même pas la peine de passer saluer ses parents, alors
que Biran n’est qu’à quelques kilomètres de là. Il file directement à Banes,
chez Rafael Diaz Balart, se fait prêter un costume et repart aussitôt pour La
Havane.
Quarante-huit heures plus tard, le 28 septembre, on le voit, en haut de
l’Escalinata, haranguer la foule et vitupérer le président Grau, ce « traître »
à Cuba et à Saint-Domingue. Il n’a pas tort. Loin de tenir les promesses de
son parti, le Parti authentique, le président Grau San Martín a laissé le pays
s’enfoncer dans la corruption et la prévarication. Trop faible, pusillanime, il
ne cache plus que sa seule politique est de… vivre tranquille et de
s’enrichir. Dans ce contexte, l’apparition d’un « moine-soldat » ne peut
qu’être providentielle. Fidel rêve de jouer un tel rôle. Mais la place est déjà
prise : un autre « apôtre » occupe le terrain. Il s’appelle Eddy Chibas, il est
sénateur, il est riche, donc peu vénal, il vit seul et captive les foules, chaque
dimanche soir, dans le cadre d’une célèbre émission de radio.
Le sénateur Chibas a une voix aiguë, stridente et éraillée comme celle
d’une perruche, reconnaissable entre mille. Il est cabot et exalté. Il a tous
les dons pour devenir un acteur hollywoodien. Populaire, un peu fanatique,
foncièrement honnête, il a du panache et n’hésite pas à provoquer en duel,
au sabre, ceux de ses adversaires politiques qui lui cherchent querelle. Ce
tribun aux allures de croque-mitaine vient de quitter bruyamment le Parti
authentique, qu’il juge corrompu, pour fonder un nouveau mouvement, le
Parti orthodoxe, plus radical dans son nationalisme, connu aussi sous le
nom de « Parti du peuple cubain ». En quelques mois, ce tout nouveau
mouvement occupe une place centrale sur l’échiquier politique du pays.
Tous les observateurs pronostiquent une victoire d’Eddy Chibas à l’élection
présidentielle de 1948. Ce chevalier blanc, ce rédempteur a les « gangs »
dans le collimateur. Les Cubains sont las de cette guerre civile larvée.
En cette fin d’année 1947, La Havane est un champ de mines. Les deux
organisations incriminées par Chibas et Castro, MSR et UIR, se livrent en
toute impunité à de véritables batailles rangées. Le président de l’UIR,
Emilio Tro, est assassiné. Fidel Castro profite de l’occasion pour s’éloigner
de ses mauvaises fréquentations et tenter de faire oublier qu’il a été un
protagoniste de premier plan au sein de cette « voyoucratie politique ». Pour
la première fois, il s’engage clairement derrière Eddy Chibas. Il en fait
même son idole. Il cherche à entrer dans son cercle intime, tente de le
séduire. Il veut devenir son garde du corps, son disciple, son aide de camp,
son chauffeur même. Mais Chibas se méfie de lui : malgré sa ferveur
affichée, Fidel n’a pas encore réussi à effacer sa réputation de « gangster »
et d’homme sans parole. Il a encore l’image du bicho, de l’individu à qui on
ne peut faire confiance. Les principes moraux d’Eddy Chibas exigent que le
jeune Fidel Castro, El Caballo, fasse pénitence ou plus exactement donne la
preuve qu’il a changé. Chez les Jésuites, il a déjà passé quinze ans de sa vie
à faire pénitence. Il préfère attendre son heure.
CHAPITRE VII
COMMENT ÉPOUSER UNE CLOCHE
C’est une cloche mythique, un bourdon de cent quarante kilos. Pour tous
les Cubains épris de liberté, elle symbolise l’indépendance du pays. Ils
l’appellent la « Demajagua », du nom de l’hacienda de Carlos Manuel de
Céspedes, grand propriétaire terrien qui, en 1868, lança la première révolte
contre les colons espagnols. Il fit sonner le tocsin pour annoncer le premier
coup de feu de la guerre d’Indépendance. Depuis, la « Demajagua » est
conservée précieusement dans la ville de Manzanillo, dans la lointaine
province d’Oriente. Cette relique – l’équivalent de la « cloche de la
Liberté » qui carillonna à Philadelphie pour la Déclaration d’indépendance
des États-Unis – est donc chargée d’histoire. Depuis son retour de Cayo
Confites, Fidel ne pense plus qu’à cette masse de bronze. Il a un plan, une
idée extravagante : faire transporter la « Demajagua » jusqu’à La Havane,
lui faire sonner le tocsin, appeler à l’insurrection générale, et, dans la
foulée, prendre d’assaut le palais présidentiel. Rien de moins ! Ce scénario
« hollywoodien » lui paraît imparable.
Mais, pour réussir cette loufoquerie, Fidel a besoin des communistes. Le
maire de Manzanillo est un militant pur et dur du PSP (Parti socialiste
populaire), nom du PC cubain. Fidel a besoin de son feu vert pour emporter
la « Demajagua » à la capitale. Or, pour parvenir à bon port, il faut traverser
toute l’île, soit près de mille kilomètres. Mission quasi impossible. À
l’université, le jeune Castro a lié connaissance avec deux militants
communistes, Alfredo Guevara et Lionel Soto. Il leur fait part de son projet
et sollicite leur aide. Surprise : les deux hommes acceptent. D’abord parce
que l’idée n’est pas si folle qu’on peut le croire : les Cubains sont férus de
symboles et peuvent réagir positivement à ce coup « médiatique » concocté
par Fidel. Ensuite, bien qu’ils connaissent parfaitement ses frasques, ses
méthodes brutales, son côté franc-tireur et sa fringale de gloire, Guevara et
Soto n’ignorent pas que, depuis quelques semaines, Fidel Castro passe son
temps à la bibliothèque du PSP, rue Carlos-III. Il y a lu le Manifeste
communiste de Karl Marx, qui a été pour lui une véritable révélation. Il y a
dévoré à profusion des ouvrages marxistes ainsi que divers traités touchant
à l’art de la guérilla.
Alfredo Guevara est stupéfié par la mémoire phénoménale du fils de
terrateniente qui, à vingt et un ans, paraît illuminé par la pensée du
philosophe allemand. D’aucuns soupçonnent encore une ruse de la part du
bicho : et si tout cela n’était qu’une fanfaronnade ou un simple stratagème
pour récupérer la « Demajagua »? Soto et Guevara, eux, le croient sincère.
Certes, il n’est pas communiste, mais il donne le sentiment qu’il pourrait
devenir un excellent compagnon de route. Monter une opération avec lui
leur paraît opportun. Fidel est un bon « cheval ». Il a l’art de séduire les
journalistes, son charisme est incontestable, il montre un don réel pour
galvaniser les foules. Surtout, il est l’un des rares rescapés de l’expédition
de Cayo Confites à ne pas avoir été coffré. Le fiasco de l’expédition de
Saint-Domingue a provoqué une véritable hécatombe dans les rangs de
l’opposition. La plupart des dirigeants étudiants, arrêtés ou en exil, ne sont
plus opérationnels. Pour les communistes, cette « main tendue » vient à
point.
Alfredo Guevara, jeune homme à la silhouette mince, une sempiternelle
cigarette accrochée aux lèvres, croit en la bonne étoile de Fidel. Il discute
régulièrement avec lui, et saisit bien la quête de cet étudiant singulier.
Castro cherche la voie de la révolution pour Cuba ; pas une « révolution en
peau de lapin », telle qu’on la chante sur tous les tons depuis des lustres,
mais un chemin nouveau qui débarrasserait définitivement les Cubains de
leurs frustrations politiques. Fidel la surnomme la « révolution profonde ».
Certes, le pays jouit de l’une des Constitutions les plus progressistes
d’Amérique latine ; la liberté de la presse y est une réalité, mais les
injustices sociales restent considérables entre propriétaires terriens et
paysans, ouvriers du sucre et grandes compagnies américaines. Par-dessus
tout, Cuba est sous tutelle US. Le pays pâtit d’un lourd « complexe du
colonisé ». Cinquante ans après la Déclaration d’indépendance, il n’a
toujours pas digéré le fameux amendement Platt qui resurgit, comme un
diable de sa boîte, à chaque réunion politique. Sur tous ces points, les deux
hommes sont d’accord.
Une autre raison pousse les communistes à pactiser avec El Caballo :
devenu responsable des Jeunesses orthodoxes, Castro peut leur être utile
dans l’avenir. Ils envisagent en effet de se rapprocher d’Eddy Chibas dans
la perspective des élections présidentielles. Or le sénateur ne veut pas
entendre parler d’eux : jamais, hurle-t-il, il ne passera la moindre alliance
avec les enfants de Staline ! Anticommuniste virulent, Chibas refuse de
s’asseoir à la même table qu’un parti qui a de surcroît pactisé avec le tyran
Machado et avec le général Batista. Son disciple Fidel Castro apparaît sur le
sujet beaucoup plus pragmatique. Il pourrait même devenir ce que les
communistes appellent un « allié objectif ». Il faut donc le ménager, voire le
séduire. Il aura « sa » cloche.
Les premiers mois qui suivent le coup d’État, Castro entre dans une semi-
clandestinité. Il en a l’habitude. Mais son principal adversaire est désormais
le SIM (Servicio de inteligencia militar), la police secrète de Batista, qui le
surveille étroitement. Pour échapper à sa vigilance, il change d’appartement
en permanence. Il se réfugie d’abord chez sa sœur Lidia, puis s’installe chez
une militante orthodoxe, Eva Jiménez, ou encore chez Blanca del Valle,
ancienne collaboratrice d’Antonio Guiteras, leader politique cubain
assassiné en 1935. Et ainsi de suite. Il ne fréquente pratiquement plus son
domicile, un appartement qu’il occupait depuis un peu moins d’un an au
deuxième étage d’un immeuble de la 23e Rue, toujours dans le quartier du
Vedado. Ses relations avec son épouse Mirta se sont notablement dégradées.
Elle se plaint de plus en plus de ses conditions de vie. Récemment, faute de
paiement, l’électricité a été coupée. Elle vit dans l’obscurité, n’a plus
d’argent pour nourrir son fils.
Un soir, Fidel rentre exceptionnellement au domicile conjugal, découvre
l’enfant, Fidelito, âgé de trois ans, atteint d’une angine ; il injurie la
mauvaise mère et conduit manu militari son fils à l’hôpital. Dans le rôle de
l’épouse délaissée, Mirta réclame une poignée de pesos à son tyran de mari
qui les lui refuse. En cachette, un des hommes qui escortent Castro, Pedro
Trigo, glisse cinq pesos à la malheureuse. Ce jour-là, Fidel a pourtant en
poche la somme de cent pesos provenant d’une collecte destinée à acheter
des armes. Pas une seconde il ne pense qu’il pourrait en prélever une faible
partie pour sa famille. Pas une seconde il ne se préoccupe du loyer à payer,
ni des mensualités du mobilier acheté à crédit. Fidel évolue sur une autre
planète, avec ses seuls vrais amis, les futurs martyrs. Acculée, Mirta lui
annonce qu’en désespoir de cause elle va solliciter l’aide de son frère
Rafael. Fidel le lui interdit formellement. Il a une bonne raison à cela :
Rafael Diaz Balart junior vient d’être nommé vice-ministre de l’Intérieur de
Batista. Ironie du sort, il est plus particuli èrement en charge de la police
secrète, le fameux SIM, où émargent ceux qui filent l’activiste Castro, son
propre beau-frère…
Situation cornélienne de Mirta, tiraillée entre son frère et son mari. Le
premier est attentif, délicat, prêt à lui apporter son soutien, et n’attend qu’un
signe d’elle pour la sortir des griffes de celui qui fut jadis son meilleur ami.
Le second est colérique, esclave de ses pulsions, paranoïaque aussi. Ce
pourrait être un personnage de mauvais thriller : ne soupçonne-t-il pas sa
propre femme d’être une espionne à la solde de son beau-frère ? Le spectre
de la trahison le hante. Mirta, en quelques années, a découvert la terrible
vérité : Fidel Castro est nerveusement malade. Or cet homme ne déteste rien
tant qu’être démasqué. Il n’aime pas le soleil, ne s’épanouit que dans la
pénombre. À certains moments, il sombre dans une dépression profonde,
une mélancolie qui semble l’éloigner du monde des vivants. Il reste prostré,
le regard fixe, puis, brusquement, il s’exalte, repart à la recherche d’un
nouveau combat, d’un ennemi à abattre, d’un martyr à célébrer ou à
enterrer. On dirait qu’il ne peut vivre sans une cible à éliminer. Son
adversaire du moment est tout désigné. Il dispense aux membres du
Mouvement un enseignement simple : « Il faut haïr violemment Batista ;
pas de demi-mesure ! »
Le 24 mars, Fidel tente un magistral coup de poker : il sort de l’ombre et
dépose une plainte officielle devant le Tribunal constitutionnel de La
Havane contre le général-président qu’il accuse d’avoir « violé la Loi
fondamentale ». Selon lui, si l’on s’en tient à la lettre du code pénal en
vigueur, « les crimes de Fulgencio Batista sont passibles de peines allant
jusqu’à plus de cent ans de prison ». Incroyable Castro : alors que le pays,
indolent, a accepté en apparence le retour du « seigneur de Kuquine », que
la communauté internationale a fermé les yeux sur son « putsch de
velours », que les partis d’opposition restent sans voix, il part, seul,
ferrailler contre le nouvel homme fort de Cuba avec pour unique arme le
code pénal ! Il sait qu’il ne prêche pas tout à fait dans le désert. En réalité, il
prépare le système de défense dont il aura besoin pour justifier la lutte
armée qu’il estime imminente. Il ajoute en rugissant : « Si, devant cette
série de crimes flagrants, cet aveu de trahison et de sédition, il n’est pas
traduit en justice et condamné, comment la Cour pourra-t-elle juger par la
suite n’importe quel citoyen accusé de sédition ou de rébellion contre ce
régime illégal, résultant d’une forfaiture restée impunie ? »
Tous les mots du lexique fidéliste sont là : trahison, sédition, punition.
Inquisition ? Chez Castro, le fantôme de Torquemada n’est jamais bien loin.
Le 16 août, dans une publication clandestine, El Acusador, sous la signature
d’Alejandro, il manie l’invective contre sa cible favorite. Il traite Batista de
« tyran malfaisant », et l’interpelle : « Les chiens qui lèchent chaque jour
vos plaies ne pourront jamais faire disparaître l’odeur fétide qui en émane…
L’Histoire, quand elle sera écrite, […] parlera de vous comme elle parle des
pestes et des épidémies… » Ce texte sent furieusement la Bible. Fidel y
compare Batista au Christ, mais un Christ qui n’a aucune chance de
ressusciter, car il sent déjà la mort et la putréfaction. Sous le pseudonyme
d’Alejandro, son deuxième prénom, sans doute choisi par Fidel, quand son
père l’a reconnu à l’âge de dix-sept ans, en mémoire d’Alexandre le Grand,
il plante à plaisir les banderilles sur l’échine de sa « bête noire », Batista le
métis. Pour les militants, il a désormais un nom de guerre et un seul, qu’il
rappelle à tous ceux qui se hasardent à l’oublier : « Appelez-moi
Alexandre ! »
Fidel se retrouve donc seul dans sa cellule. Batista a réussi à retarder son
procès. Pas pour longtemps. Il ne pourra éternellement le garder en cage. Il
faudra bien le présenter à des juges. Trop de journalistes suivent cette
affaire pour qu’on la laisse par trop traîner. La date de sa comparution est
fixée au 16 octobre. Fidel s’est préparé jour et nuit à « son » nouveau
rendez-vous avec l’Histoire. Chaque procès, quel qu’il soit, est pour lui un
moment de vérité. Pour le cas où il serait assassiné dans les jours qui
suivent, il veut laisser une trace, un manifeste, un corps de doctrine. Quand
il pénètre dans la salle d’audience, amaigri par près de trois mois de cachot,
il sourit aux anges : il est sur son territoire, ou presque. Car ses juges se sont
prêtés à une curieuse farce : ils ont consenti à rendre la justice dans la salle
de garde des infirmières de l’hôpital Saturnino Lora, à Santiago, un réduit à
peine plus grand qu’un ring de boxe ! Selon le gouvernement, Fidel étant
nerveusement malade, il est logique qu’on le juge à l’hôpital. La voix d’El
Loco pourra ainsi se perdre dans les vapeurs d’éther.
Dans ce prétoire inédit, face à ses juges qu’il considère comme de
simples marionnettes, Castro se dresse, fier et imperturbable. Au-dessus
d’eux, témoin muet mais menaçant, se balance un squelette enfermé dans sa
cage de verre.
Quand le procureur Mendieta Echevarría annonce que son réquisitoire ne
durera qu’une poignée de secondes, l’avocat Fidel Castro comprend que
tout est joué d’avance. Le magistrat requiert la peine maximale contre lui en
sa qualité de chef de l’insurrection : vingt-six ans de détention. Les yeux
baissés, il se rassoit piteusement. Jamais l’énoncé d’un acte d’accusation
n’a été aussi vite expédié.
Porté par l’enjeu, Fidel se défend lui-même, comme toujours, et se lance
dans une plaidoirie flamboyante, mélange d’érudition politique, d’habileté
juridique et d’éloquence populiste. Il cite quinze fois son maître, José Martí,
qu’il appelle à de nombreuses reprises « l’Apôtre », multiplie les références
à la littérature, à la Bible, aux grands penseurs du siècle, à ceux de l’Inde
antique, fait des incursions dans la période romaine, cite Jules César comme
un révolutionnaire, s’arrête sur la révolution anglaise de 1688, sur la
révolution américaine de 1775 et sur la révolution française de 1789. Dans
ce discours époustouflant de plus de deux heures, il cite pêle-m êle Luther
et Calvin, Thomas d’Aquin, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, John
Milton, Honoré de Balzac, il évoque aussi les guerres d’indépendance en
Amérique latine, et, bien sûr, s’en prend violemment à Fulgencio Batista,
« président voleur et criminel ». Il ajoute : « Dante a divisé son enfer en
neuf cercles. Il a placé les criminels dans le septième, les voleurs dans le
huitième, les traîtres dans le neuvième. Quel problème ce sera pour le
Diable quand il lui faudra choisir le cercle approprié à l’âme de Batista ! »
Dans le cours de sa plaidoirie, l’accusé mentionne le Diable une autre fois
en citant, pour s’inscrire en faux, un pasteur de Virginie, Jonathan Boucher,
qui aurait prétendu que « le droit à la révolution était une doctrine
condamnable créée par Lucifer, père des rébellions ». Étrange citation dans
la bouche de cet homme qui ne fait plus référence à Dieu depuis belle
lurette. N’aurait-il plus à sa disposition que le Diable ? Fidel compare en
outre Batista au général espagnol Weyler, l’officier sanguinaire qui
combattit les indépendantistes cubains durant la guerre de 1895. Il omet de
préciser que ce féroce représentant de la Couronne avait sous ses ordres un
certain… Ángel Castro ! À la fin de son intervention, il lâche :
« Condamnez-moi, cela n’importe guère. L’Histoire m’acquittera ! » Fidel
s’exprime comme le Christ avant de monter sur la Croix mais emprunte
dans le même temps à Adolf Hitler une phrase – « l’Histoire m’absoudra »
– puisée dans Mein Kampf…
Les grands absents, dans sa fresque historique, sont Karl Marx et Lénine.
Fidel Castro, qui a formé ses proches, dans les derniers mois, au
matérialisme historique et à la technique du coup d’État élaborée par le père
de la révolution russe, ne fait pas la moindre allusion à ses vrais maîtres à
penser. Le programme économique qu’il préconise n’a rien non plus de
marxiste : il est d’un humanisme flou. En propagandiste retors et prévoyant,
Castro fait l’impasse sur tous les concepts socialistes afin de ne pas effrayer
le bon peuple. Car il veut que son texte soit diffusé à grande échelle.
Quand le président prononce la sentence – quinze ans d’emprisonnement
– , il n’est mentalement plus là. Il est déjà à La Havane, en quête de ceux
qui pourront diffuser son intervention « historique ». Pas une seconde il ne
pense qu’il va purger sa peine. Il est persuadé que son destin est toujours
devant lui ; le faux pas de la Moncada n’est pour lui qu’une erreur de
parcours, une simple péripétie. Il incarne la Révolution, il est celui qui a été
« désigné ». N’a-t-il pas des disciples prêts à donner leur vie pour lui ?
Melba Hernández et Haydée Santamaría affirment fièrement depuis leur
cellule : « Les autres peuvent mourir, mais pas lui, car nous vivons tous à
travers lui. » L’une et l’autre ont pourtant perdu leurs fiancés à la Moncada,
en partie à cause des erreurs de leur chef. Elles ajoutent : « Ils ne sont pas
morts, car ils vivent en Fidel. » Les martyrs chrétiens ne s’exprimaient pas
autrement.
Le 17 octobre 1953, Fidel Castro est transféré à l’île des Pins où il rejoint
ses « disciples » du Mouvement. Le pénitencier est autrement plus
confortable que la prison de Boniato. Paradoxe : l’homme qui voudrait voir
jeter Batista en prison est convenablement traité par ses gardiens, comme
s’il ne constituait plus un danger pour personne. Dès la fin du procès, le
général Batista, persuadé qu’il est enfin débarrassé du trublion de Biran, et
sans doute conseillé par les Américains, inquiets du climat de guerre civile
qui règne dans l’île, annonce des élections présidentielles pour novembre
1954. Il entend restaurer la paix civile et multiplie les contacts avec
l’opposition. Il promet un retour à la Constitution de 1940. Il donne des
gages de bonne volonté en assurant qu’il ne se représentera pas lui-même. Il
soigne son image auprès de la presse en cajolant ses « prisonniers
politiques ».
Ainsi Fidel Castro, matricule 3859, est-il installé dans une cellule
individuelle équipée d’une douche et d’un cabinet de toilette. Près de son lit
métallique protégé par une moustiquaire, il y a un chauffe-plat et une
étagère qui lui sert de bibliothèque. Les vingt-quatre autres insurgés de la
Moncada se retrouvent dans le même bâtiment que lui. En son absence,
Pedro Miret et Raúl Castro ont mis sur pied une sorte d’université afin que
les hommes ne sombrent pas dans l’apathie. Ils dispensent quotidiennement
des cours, forment les jeunes militants, parmi lesquels beaucoup viennent
de la campagne, à la lecture et à l’histoire. Dès son arrivée, Fidel,
enthousiasmé par l’initiative, prend le relais de ses deux lieutenants. Il lance
le mot d’ordre « La prison est un combat ! » et fonde l’académie Abel
Santamaría, école désormais chargée de former les cadres du Movimiento.
Les uns et les autres récupèrent des livres venus de l’extérieur. En quelques
semaines, les « moncadistes » incarcérés possèdent une bibliothèque de près
de cinq cents volumes ! Dans cette académie, on apprend la philosophie,
l’histoire, les mathématiques, les langues et l’économie politique. Pedro
Miret enseigne l’histoire ancienne à ses compagnons de réclusion. Jesús
Montané dispense des leçons d’anglais. Fidel Castro fait des lectures à
haute voix, donne des cours de rhétorique, prescrit des horaires stricts,
imitant en cela ceux du collège jésuite. Il impose à tous une discipline de fer
et instaure des séances de discussion du style « autocritique ». Pour prouver
à l’administration pénitentiaire que les « fidélistes » ne sont pas des tendres
et ne sont surtout pas des détenus comme les autres, ils se lèvent trente
minutes avant l’heure officielle.
Chère Naty,
Un tendre bonjour depuis ma prison. Je me souviens fidèlement de
toi et je t’aime. […] Je garde et garderai toujours l’affectueuse lettre
que tu as envoyée à ma mère.
Si tu as à souffrir par ma faute de bien des manières, sache que je
donnerai avec joie ma vie pour ton honneur et pour ton bien. Les
apparences aux yeux du monde ne doivent pas nous importer, ce qui
compte, c’est ce qu’il y a dans nos consciences. Certaines choses sont
éternelles, comme les souvenirs que j’ai de toi, ineffaçables, qui
m’accompagneront jusqu’à la tombe.
À toi toujours,
Fidel.
Chère Naty,
[…] Je me souviens de ces jours où, triste et angoissé et mortifié par
je-ne-sais-quoi, je me rendais chez toi où mes pas me conduisaient
inconsciemment, et j’y trouvais le calme, la joie, la paix intérieure…
Dans l’ambiance invariablement accueillante de ta maison, je troquais
en moments joyeux et animés, en présence d’une âme pleine de
noblesse, les heures d’abattement et de peine que nous font si souvent
vivre les vilenies de l’espèce humaine […]. Cette lettre arrivera-t-elle
le jour de Noël ? Si tu es vraiment fidèle, ne m’oublie pas pendant le
souper, bois un verre en pensant à moi, et je t’accompagnerai, car
celui qui aime n’oublie pas.
Fidel.
Dans d’autres courriers adressés à Naty, Fidel disserte sur la place des
héros dans l’Histoire, cite Catilina, César et Plutarque, Mirabeau, Danton et
Robespierre, Napoléon et Lénine, Romain Rolland. Mais celui qui est
parvenu dans la boîte aux lettres de Mirta est à coup sûr d’une veine
purement amoureuse. À sa lecture, Mirta se sent anéantie : cette marraine
attentionnée qui s’occupe si bien d’elle et de Fidelito est en fait la maîtresse
de son mari ! Elle a le sentiment d’être prise pour une cruche. Depuis
l’incarcération de Fidel, elle se bat contre sa propre famille pour le
défendre, elle participe à des réunions politiques malgré sa timidité
maladive, lit des lettres de lui en public, comme en juin 1954 au théâtre de
la Comédie où elle traite de « tyran » Batista, cet homme qui lui envoya
mille dollars de dot le jour de son mariage et qui lui marque tant
d’attention… Pour elle, la situation est devenue intenable. Elle est une
épouse modèle et elle réalise que l’homme qui l’a tant fait souffrir quand ils
vivaient ensemble ne l’aime plus. D’ailleurs, l’a-t-il aimée un jour ? Folle
de désespoir, elle téléphone à Naty Revuelta et l’insulte. Puis elle fait savoir
au prisonnier de l’île des Pins qu’elle a décidé de le quitter. Pour le divorce,
elle dispose de solides munitions, dont cette lettre accablante qui prouve la
liaison de son époux.
Apprenant la nouvelle, Fidel tempête. Il lui jure qu’il n’a jamais eu la
moindre aventure avec Naty Revuelta, qu’il y a méprise. Mais Mirta ne
l’écoute plus.
Quelques jours plus tard, il reçoit un nouveau choc : le 17 juillet 1954, la
radio annonce que Mirta a été appointée par… le minist ère de l’Intérieur,
qu’elle a peut-être bénéficié d’un emploi fictif et d’un salaire de
complaisance. Castro explose : il ne croit pas une seule seconde que Mirta
ait pu jouer les espionnes à son endroit. Il ne l’imagine pas dans le rôle
d’une Mata Hari version tropicale. Il pense à un complot. Pas une seconde il
n’émet non plus l’hypothèse que sa femme ait pu accepter l’aide de son
frère par simple souci de survie. Le soir même, il envoie à Luis Conte
Agüero une lettre dans laquelle il évoque la piste d’une « machination
politique… la plus lâche, la plus vile, la plus indécente ». Il demande à son
ami journaliste de mener une petite enquête auprès du frère de Mirta, Rafael
Diaz Balart, afin de connaître la vérité. Dans sa cellule, Fidel perd le
contrôle de lui-même. Il va jusqu’à provoquer Rafael en duel, menace de lui
faire la peau. Le « gangster » Castro, en pleine crise, refait surface. Il n’est
plus l’Apôtre, le Missionnaire, mais un macho latin qui veut jouer du
couteau. Il écrit à son ami Agüero : « En ce moment, la colère m’aveugle et
je ne puis presque plus réfléchir… La réputation de ma femme et mon
honneur de révolutionnaire sont en jeu… »
Il en oublie presque le coup d’État monté au même moment par la CIA
au Guatemala pour destituer le président progressiste Jacobo Arbenz
Guzmán, soupçonné de prosoviétisme. Objectif de ce putsch : préserver les
intérêts de la United Fruit Company, victime des nationalisations des grands
latifundia annoncées par le gouvernement guatémaltèque.
Trop abattu, Castro s’en désintéresse presque. Incapable de se contrôler,
reclus entre quatre murs sur une île-prison, il maudit le ministre de
l’Intérieur, Hermida, l’homme qui a « corrompu » son épouse. Il l’accuse
quasi ouvertement d’homosexualité, prétendant que « seul un être aussi
efféminé, au dernier stade de la dégénérescence sexuelle, peut se comporter
avec autant d’indécence et une telle absence de virilité ». Pour la première
fois, Fidel révèle son aversion incontrôlable pour les homosexuels. Cette
étrange réaction est celle d’un homme blessé non par la révélation du
salaire fictif qu’aurait perçu sa femme par l’intermédiaire de son frère
Rafael – après tout, il était totalement responsable de cette situation –, mais
par la découverte que celle-ci veut le quitter. Dans sa cellule, le chef du
Mouvement fulmine : et si Mirta avait rencontré un autre homme ?
Fidel le joli cœur, adulé par les femmes, ne peut comprendre pourquoi
son épouse légitime s’en va. Il ne supporte pas cette idée-l à. Il peut, lui,
tout se permettre, mais ne tolère pas qu’on le laisse tomber. Lidia, sa sœur
aînée et confidente, connaît, elle, tous les dessous de l’histoire. Il lui écrit :
« Ne te fais pas de souci pour moi ; tu sais que j’ai un cœur d’acier et que je
conserverai ma dignité jusqu’au dernier jour de ma vie. » Les dents serrées,
Fidel ne veut pas avouer qu’il est malheureux, envahi soudain par un
sentiment d’abandon qui le ronge. Il confie tout de même à Luis Conte
Agüero : « Pendant bien des moments terribles que j’ai traversés depuis un
an, j’ai imaginé combien il serait plus agréable d’être mort. Je consid ère le
Mouvement du 26 juillet comme tellement au-dessus de ma personne que je
m’ôterai la vie sans l’ombre d’une hésitation dès le moment où je me verrai
devenu inutile à la cause pour laquelle j’ai tant souffert ; cela est vrai
particulièrement maintenant que je n’ai plus de cause personnelle à
défendre. » Dans ce courrier émouvant, Fidel reconnaît implicitement qu’il
a tout donné au Mouvement et presque rien à Mirta et à Fidelito, cet enfant
qu’il connaît à peine et qui lui manque soudain à en crever. Le petit garçon
a aujourd’hui cinq ans et n’a vu son père que de temps à autre, souvent pour
faire des photos destinées à la presse. Cette fois, laissant soudain vibrer sa
fibre paternelle, Castro le réclame dans sa prison à cor et à cri. Il exige la
garde de cet enfant si longtemps délaissé. Il écrit à sa sœur Lidia : « Je
refuse même de penser que mon fils puisse dormir une seule nuit sous le
même toit que mes ennemis les plus répugnants et recevoir sur ses joues
innocentes les baisers de ces misérables judas… Pour m’arracher mon fils,
ils devront me tuer… Je perds la tête quand je pense à ces choses-là. »
Malgré ses suppliques, Fidel Castro n’a aucune chance de récup érer son
enfant. Il a beau menacer, il est trop tard : Mirta ne reviendra plus. Elle est
prête à quitter le pays, s’il le faut, pour s’éloigner du volcan et s’extirper de
cette histoire trop lourde à porter, entre un mari illuminé et violent, un frère
prince des « coups tordus », son père, gérant de la fortune du dictateur, et
cette femme, Naty Revuelta, trop belle pour qu’elle puisse lutter contre elle.
Mirta veut juste vivre. Elle ne veut pas faire le bonheur de l’humanité,
seulement celui de son fils. Elle désire avant tout le protéger.
Fidel n’aime pas les gens qui le quittent. Son orgueil démesur é ne
connaît pas le pardon. Ni dans le privé ni en politique. Adolescent, il croyait
dur comme fer que la malédiction de Canaan s’abattrait un jour sur lui et
que sa descendance connaîtrait les pires tourments. En perdant son fils, il
est convaincu que la prédiction tant redoutée s’accomplit. Il peste, promet
l’enfer à sa femme si elle ne lui laisse pas son fils. Elle s’enfuit chez
l’ennemi yankee ? Où qu’elle soit, il la retrouvera et ne la laissera jamais en
paix. Il le jure. Dans la solitude de sa cellule de la prison de l’île des Pins,
Fidel Castro prépare une guerre à laquelle il n’était pas préparé, un combat
plus intime et insidieux que tous ceux qu’il a menés jusque-là : la guerre
conjugale.
CHAPITRE XIII
L’IVRESSE DES SOMMETS
Quelle mouche a piqué le « dictateur »? Quelle mystérieuse tactique l’a
poussé à faire preuve d’une telle mansuétude à l’égard d’un homme qui
veut voir sa tête au bout d’une pique ? Il a amnisti é Castro et tous ses
comparses. Généreux tyran que ce Batista : le 15 mai 1955, les
« moncadistes » quittent, libres, la prison de l’île des Pins. Pourquoi un tel
geste ?
Officiellement, au début de 1955, Fulgencio Batista est convaincu que la
crise politique cubaine est derrière lui. En novembre 1954, il a réussi à se
faire élire président de la République au terme d’élections certes loufoques,
puisqu’il en a été le seul candidat, mais qui n’en avaient pas moins un
semblant de vernis démocratique. Au dernier moment son adversaire, l’ex-
président Grau San Martín, représentant l’opposition, s’était retiré, assuré
de sa défaite, mais aussi par peur des représailles de groupes
révolutionnaires terroristes, comme le Triple A, qui menaçaient de mort
tous ceux qui présenteraient leur candidature.
Malgré cette victoire « de pacotille », Batista est résolument optimiste.
Après tout, son élection est légale. N’a-t-il pas obtenu plus d’un million et
demi de voix ? Il peut désormais abolir la censure et rétablir
progressivement les libertés constitutionnelles. Plus personne, estime-t-il,
n’est en droit désormais de lui contester sa légitimit é. D’ailleurs, le vice-
président américain Richard Nixon et le chef de la CIA, Allen Dulles, lui
rendent une visite remarquée, en février 1955, à l’aube de son nouveau
mandat, pour le féliciter de cette belle victoire « démocratique ». Cette
rencontre protocolaire, en pleine « guerre froide », n’est pas seulement
d’ordre amical. Après leur intervention musclée au Guatemala, l’année
précédente, les Américains veulent à tout prix éviter d’avoir à intervenir de
manière aussi voyante à Cuba. Un nouveau coup fourré de la CIA risquerait
bien d’embraser tout le continent sud-américain.
Il faut donc empêcher tout développement de l’influence communiste sur
l’île, en jouant sur les contradictions internes du pays. Or Fidel Castro,
selon la CIA et à l’opposé de ce que prétend Batista, n’est pas communiste.
Il a même été un militant pur et dur de l’UIR (l’Union insurrectionnelle
révolutionnaire) qui, contrairement à ce que laisse entendre son appellation,
est un mouvement violemment anticommuniste. Un agent de la centrale de
renseignement américaine, Lawrence Houston, a été chargé d’enquêter sur
le mouvement de l’avocat incarcéré à l’île des Pins. Ses conclusions sont
surprenantes : Castro, selon lui, est un « partenaire potentiel des États-
Unis ». Tous les gens qui le soutiennent sont des journalistes en vue qui
n’ont rien de dangereux agents de Moscou. Ils s’appellent Luis Conte
Agüero, José Pardo Llada, Ernesto Montaner ou encore Miguel Ángel
Quevedo, le très respectable patron de Bohemia, journal de la bourgeoisie
cubaine. En outre, son histoire personnelle – douze ans passés chez les
Jésuites, un père grand propriétaire terrien, proche de la United Fruit
Company, un passé de « gangster » à La Havane – laisse quelque espoir au
département d’État : un tel parcours ne peut en avoir fait un agent de
Moscou. L’expert de la CIA poursuit : « Castro est le meilleur rempart
contre le péril rouge à Cuba. » Au fond, en y regardant de plus près, n’est-il
pas le représentant des « grands Blancs » cubains, et Batista un petit
mulâtre que la bourgeoisie de Santiago et de La Havane n’a jamais
accepté ? « En laissant Castro en prison, prétend Lawrence Houston, on
laisse le champ libre aux communistes qui pourraient peu à peu devenir la
seule vraie opposition à Batista. »
Allen Dulles partage le point de vue de son agent et en fait part à Batista.
Il ne faut pas transformer Castro en martyr, lui conseille-t-il, mais plutôt en
faire un opposant présentable qui mettrait le Parti communiste
définitivement hors jeu. Le président cubain serait par conséquent bien
avisé de faire preuve de clémence à l’égard du prisonnier, suggère Dulles.
Batista hésite. Il prévient le patron de la centrale américaine : « Castro est
un serpent et un caméléon. Ne vous fiez pas à ses belles paroles. À l’île des
Pins, il ne lit que des textes marxistes. » Mais, à Langley, on se fait
insistant. Fulgencio Batista, dont la survie politique dépend du moral de
l’armée, donc en grande partie des livraisons d’armes ordonnées par le
département d’État US, est le dos au mur. Parmi ses conseillers, un homme,
Rafael Diaz Balart, lui suggère vivement de ne pas se précipiter. « Cet
homme, lui dit-il, est un dément. Vous le savez fort bien. Il est habité par la
haine et veut votre mort. Le libérer serait une pure folie. » Le président
n’est pas insensible à cet avis. Mais celui qui l’émet, pense-t-il aussi, n’est-
il pas aveuglé par le ressentiment familial, ce divorce entre sa sœur et Fidel,
la violence de leur séparation, cet incroyable scandale politico-familial que
tout le monde veut étouffer ? Fulgencio Batista est tiraillé. D’autant plus
qu’il est lié à Lina, la mère de Fidel et de Raúl. Lina, qui comme lui voue
un culte à Chango, le dieu du Feu, l’a approché pour obtenir son pardon.
Elle lui a promis de prier pour lui s’il faisait preuve de mansuétude.
Batista en a assez des gens de Banes et de cette extravagante histoire de
famille à laquelle il est mêlé lui aussi. Et puis, il y a ce turbulent Comité des
parents en faveur de l’amnistie des prisonniers politiques, dirigé d’une main
de fer par Lidia Castro, la sœur de Fidel, fille de cette María Argota qui fut
l’institutrice du jeune Fulgencio à Banes. Lidia, la vieille fille qui a décidé
de consacrer ses jours et ses nuits à son jeune demi-frère, mène une
campagne effrénée pour sa libération. Elle bénéficie de puissants relais dans
la presse.
Finalement, persuadé que sa clémence ramènera la paix civile, Batista
signe le projet de loi d’amnistie approuvé par le Congrès, le 6 mai, « en
l’honneur de la fête des Mères ». Le message est clair : il a signé pour Lina,
la maman des frères Castro, et uniquement pour elle. Ainsi, le dictateur
vient de régler une histoire de famille, non une affaire d’État. Batista, le
« tyran sanguinaire », l’homme qui a couvert les pires crimes de sa police et
de son armée, commet là une énorme erreur politique. Il fait du sentiment.
En se laissant apitoyer par les larmes de Lina Ruz Castro, il fait preuve de
faiblesse. Un moment d’égarement qui va lui coûter cher.
En quittant la prison de l’île des Pins, Fidel Castro n’a qu’une hâte :
reprendre les armes le plus vite possible. Ces vingt-deux mois
d’incarcération lui ont permis de mettre au point sa stratégie de « guerre
civile ». Sur le bateau qui le ramène à Cuba, il décide d’officialiser le nom
de son organisation. Désormais, le Mouvement s’appellera « Mouvement
du 26 juillet », ou « M26 », par référence à l’assaut de la Moncada.
Rayonnant, Fidel rentre à La Havane où il est accueilli en héros national. La
prison ne l’a nullement affaibli, au contraire. Dans sa dernière lettre de
détenu, il a raconté qu’il y avait retrouvé les mêmes sensations que lors de
son séjour chez les Jésuites. Dans la rigueur et la discipline, il s’y est forgé
une « âme de fer ». Paradoxe : il ajoute qu’en cellule, il a pu faire ce qu’il
voulait : jeter ses cendres de cigare par terre, laisser sa chambre en désordre
sans que personne, femme, parent ou ami, lui fasse la moindre remontrance.
Là, au moins, sa femme Mirta ne pouvait lui adresser aucun reproche.
Mirta qui l’a trahi pour un misérable salaire versé par le ministère de
l’Intérieur. Mirta qui n’a sans doute jamais cessé d’être en relation avec
Fulgencio Batista, l’ami de la famille Diaz Balart. Mirta qui lui a volé
Fidelito pour fuir avec un autre homme, un certain Emilio Núñez Blanco,
médecin et responsable bien connu du… Parti orthodoxe ! Comment Fidel
peut-il rester dans une organisation dont les dirigeants rient sous cape de ses
mésaventures conjugales ? Peut-il encore, dans ces conditions, assister à ses
réunions ?
Il rumine sa vengeance. Le Parti orthodoxe, qui lui sert de vivier où
recruter de jeunes militants pour renforcer le M26, devient pour lui un
terrain miné. Trop de gens, au sein de ce parti, connaissent trop de choses
sur sa vie privée. S’il ne réagit pas, son aura va forcément en pâtir.
Plus grave, le propre avocat de Mirta chargé de régler leur divorce,
Pelayo Cuervo Navarro, est un dirigeant orthodoxe. Sénateur, il a été un
proche d’Eddy Chibas, mais il est surtout un ami intime de Naty Revuelta,
sa propre maîtresse. C’est lui qui, le matin de l’assaut de la Moncada, a
éconduit Naty venue lui rendre visite pour soutenir Fidel. Ce jour-là, il a
haussé les épaules devant la folie du « petit coq ». C’est le même homme
qui, aujourd’hui, peut l’empêcher de revoir son fils Fidelito. Pourtant,
Pelayo Cuervo est un gentleman : il fait montre d’une grande discrétion sur
toute cette affaire.
Fidel est tourmenté. Il se sent pris dans une nasse. Il se met à détester
furieusement cet homme si courtois, si élégant, qui garde le sourire en
toutes circonstances. Fidel a le sentiment que cet avocat le nargue. Son
divorce l’obsède. Il songe à son père qui a mis plus de quinze ans à régler le
sien. Lui, Fidel, ne laissera pas traîner l’affaire. Il veut se débarrasser au
plus vite de ce contentieux, comme si tout ce qui le motive n’avait jamais
existé.
Il faut tout l’amour de Naty Revuelta pour l’apaiser au cours de ce mois
de juin 1955. Fidel la retrouve dès le lendemain de sa libération. Il vit une
véritable passion amoureuse dans les bras de cette grande bourgeoise, dans
une chambre de l’hôtel Central, au cœur de la Vieille Havane, prêtée par
son ami Ernesto Montaner, ou encore dans un appartement loué
discrètement par Lidia, l’omniprésente demi-sœur, à deux pas de son propre
domicile, dans le quartier du Vedado.
Naty n’est pas la seule à succomber au charme du « rebelle de la
Moncada », mais elle l’ignore encore. En ce début d’été, Fidel multiplie les
conquêtes et poursuit fébrilement ses activités politiques. Il sait qu’il va
abandonner à court terme le Parti orthodoxe et consacre tous ses soins à
l’organisation du M26. Il harcèle Batista dans la presse, multiplie les
attaques frontales contre le « traître vendu aux Américains ».
Il cherche aussi à étoffer son état-major. Il recrute un avocat, Armando
Hart, et un médecin, Faustino Pérez, pour donner un nouveau souffle au
Mouvement. La ligne politique ? « L’appareil d’organisation et de
propagande, dit-il à ses nouveaux adhérents, doit détruire sans merci tous
ceux qui s’efforcent de créer des courants ou de se dresser contre le
Mouvement. Nous devons fermement garder les pieds sur terre, sans pour
autant sacrifier la réalité supérieure des principes. » Détruire sans merci ?
L’expression ne choque pas les militants.
En ce début d’été 1955, après un répit d’une dizaine de mois, la violence
éclate à nouveau dans l’île. Attentats, assassinats, incendies : Cuba renoue
avec ses vieux démons sans qu’on sache qui est derrière ce déchaînement
de violences anarchiques. Manipulations, coups tordus : la carte politique
cubaine est comme un échiquier renversé.
Castro y retrouve son costume d’homme aux abois. Après avoir vécu
quelque temps chez sa demi-sœur Lidia qui lui tient lieu de maman, de
secrétaire et de blanchisseuse, il recommence à changer chaque soir
d’appartement. Il se sent traqué, comme toujours, et ne fait vraiment
confiance qu’à son frère Raúl qui lui sert parfois de garde du corps. Il
retrouve là sa position favorite : celle du martyr. Il annonce fièrement dans
la presse : « J’ai été informé que des actes d’agression sont en préparation
contre moi-même et mes compagnons. » Obsédé par Batista, il écrit au
début de juin, dans le journal La Calle, un article d’une violence inouïe
contre le président cubain, intitulé « Des mains criminelles ! », dans lequel
il le traite quasiment de voleur. Les jours suivants, Fidel accuse le
gouvernement d’avoir fait assassiner un ancien officier de marine revenu
d’exil, Jorge Agostini. Castro n’a qu’un objectif : pousser Batista à
suspendre les libertés constitutionnelles (couvre-feu, censure, etc.), pour
provoquer une insurrection. Il cherche la confrontation. Fidel n’a pas
changé : il n’est heureux et à l’aise que dans le chaos. Mais, cette fois,
Batista ne flanche pas et lance deux mandats d’arrêt contre lui. Plus
question de faire du sentiment. Tant pis pour Lina, tant pis pour Ángel
Castro à qui Fidel n’a pas rendu la moindre visite depuis son retour de
prison. Tant pis pour Banes, pour Chango, pour Mirta. La police reçoit
l’ordre d’arrêter Fidel Castro qui n’a plus d’autre choix que le chemin de
l’exil.
Le 12 juin, le « proscrit » réunit en catastrophe, pour la premi ère fois, le
directoire national du M26 au cours d’une réunion secrète dans une maison
abandonnée de la rue Factoría, dans le quartier du port de La Havane. Ils
sont dix : Melba Hernández, Haydée Santamaría, Armando Hart, Nico
López, Pedro Miret, Jesús Montané, José Suárez Blanco, Pedro Celestino
Aguilera, Faustino Pérez et Luis Bonito. Raúl Castro assiste à cette réunion
au sommet sans être lui-même officiellement membre de la direction. Le
frère cadet est toujours dans la marge : c’est le joker de Fidel, celui qui reste
dans l’ombre, cerbère discret et prêt à réagir en fonction des événements.
Au cours de cette rencontre clandestine, Fidel annonce son départ
imminent pour le Mexique. Comme José Martí, l’Apôtre, il va préparer la
révolution de l’autre côté de la mer des Caraïbes. Comme lui, pour financer
le M26, il va constituer à l’étranger des clubs révolutionnaires, surtout aux
États-Unis. Là-bas, la communaut é exilée est puissante et riche. Il faut se
donner de plus grands moyens pour « chasser le tyran ».
Le 7 juillet 1955, il demande à Lidia d’aller chercher Fidelito à la sortie
de l’école, avec l’autorisation de Mirta. Accompagné d’un avocat, il part
avec son fils pour l’aéroport de Rancho Boyeros. Il lui jure qu’il ne le
laissera jamais partir à l’étranger et le récupérera très vite, d’une manière ou
d’une autre. Il lui recommande de toujours écouter Lidia ; un jour elle
viendra le chercher pour lui permettre de le rejoindre. Il le serre dans ses
bras, puis il embarque sur le vol 566 de la Compagnie mexicaine d’aviation.
Sur son passeport ne figure qu’un visa de tourisme.
Avant de fuir au Mexique, il a laissé un message au journal Bohemia :
« Je quitte Cuba, car toutes les portes qui conduisent à une lutte pacifique se
sont refermées devant moi […]. En bon disciple de Martí, je crois que
l’heure est venue de conquérir nos droits au lieu de les mendier, de
combattre au lieu de plaider pour les obtenir. Je vais m’établir quelque part
dans les Caraïbes. On ne revient pas de tels voyages ; ou bien, si l’on en
revient, c’est pour voir la tyrannie décapitée à ses pieds. »
Quand il apprend par le Che que l’Escambray est enfin sous contrôle du
M26 allié pour la première fois aux communistes, Castro est contrarié.
L’affaire a pris beaucoup trop de temps. Si les négociations entre les divers
groupes de la guérilla ont traîné, c’est que de nombreux militants du M26,
en dépit du document officiel, signé de Fidel, ordonnant aux troupes de
l’Escambray de se ranger sous les ordres de l’Argentin, se défiaient de
Guevara l’étranger, le communiste. Il a fallu palabrer des jours et des jours
pour parvenir à un accord fragile. Or ce retard a eu des conséquences
fâcheuses. Fidel n’a pu empêcher la tenue de l’élection présidentielle et un
proche de Batista, Rivero Agüero, a été élu. Certes, en Oriente, seulement
30% de la population a voté, mais à La Havane les gens se sont rendus
normalement aux urnes.
Ce semi-échec pousse Fidel à précipiter les choses. Il lance la deuxième
phase de sa stratégie : l’assaut contre Santiago. Les colonnes de Huber
Matos et de Juan Almeida, l’imposante troupe du second front de la sierra
de Cristal, dirigée par Raúl Castro, se mettent en mouvement pour encercler
la capitale de l’Oriente. Fidel, lui, s’empare les unes après les autres des
villes environnantes, sans presque aucune opposition.
Il accélère encore l’allure car ses informateurs, en particulier Ernesto
Betancourt, installé à Washington et en contact permanent avec le
département d’État, lui ont fait parvenir des informations selon lesquelles
les Américains fomentent un putsch. Si Batista, en poste jusqu’en janvier,
ne veut pas partir, une junte soutenue par la Maison Blanche le chassera du
pouvoir. Après avoir longuement hésité sur le cas Castro, Washington ne
veut plus en entendre parler : des consignes formelles sont données à la CIA
pour que la centrale de renseignement cesse toute aide au M26 et que les
exilés castristes installés sur le territoire américain soient considérés comme
des adversaires des États-Unis.
Une junte pour sauver le pays de l’anarchie et d’un imminent bain de
sang ? Quelle junte ? Impliquant quels officiers supérieurs ? Lors d’une
réunion secrète au département d’État, le 16 décembre, le patron de la CIA,
Allen Dulles, évoque la catastrophique situation cubaine : « Le 27
novembre, un nombre considérable d’officiers de l’armée cubaine ont été
arrêtés pour complicité dans le cadre d’une conspiration contre le
gouvernement, ou pour lâche refus de se battre contre la rébellion castriste.
Soupçonné d’être l’instigateur de l’opération, le général Martín Diaz
Tamayo a été arrêté. Le général Eugilio Cantillo Porras est encore aux
commandes du district militaire de Santiago, mais il est suspecté et placé
sous étroite surveillance, tout comme de nombreux autres officiers
supérieurs. » En d’autres termes, monter un coup d’État militaire est
pratiquement impossible. Il faudrait trouver un galonné prêt à prendre un tel
risque, or aucun candidat ne se présente.
Fidel Castro tente alors un coup de poker que l’Histoire et ses archivistes
ont totalement occulté : il cherche à contacter Batista afin de lui proposer
une sortie honorable. Il rêve depuis longtemps de cette rencontre avec son
vieil ennemi qu’il déteste moins depuis qu’il assiste à sa lente agonie
politique. Batista et l’enfance à Banes. Batista qui avait un faible pour sa
mère, Lina Castro Ruz, et qui avait si souvent sorti Fidel du pétrin. Batista
et ses uniformes d’opérette. Batista et son goût pour tout ce qui brille,
bientôt rejeté dans les ténèbres de l’exil… Castro tient à tout prix à le voir
avant son départ. Il se souvient de la visite qu’il lui rendit au printemps
1952, dans la propri été de Kuquine, juste avant le coup d’État, quand
Batista lui avait proposé un poste dans son futur gouvernement. Ironie de
l’Histoire : cette fois, c’est lui, Fidel, qui a la main. Il envoie à La Havane
un émissaire, Andrés Carillo Mendosa, auprès de l’ambassadeur américain,
Earl Smith, afin qu’il organise pour le bien de Cuba cet étrange rendez-
vous. L’ambassadeur rend compte au département d’État de cette tentative
de conciliation émanant du chef rebelle. On sugg ère au diplomate de ne
rien faire afin de gagner du temps. Mais l’Histoire s’emballe. L’heure de la
diplomatie est passée. Les troupes de Fidel poursuivent inexorablement leur
avancée sur Santiago. Le 19 décembre, dans son camp retranché de Jiguani,
au nord de la ville, le Comandante reçoit Manuel Urrutia, son candidat à la
présidence de la République pour les futures élections, rentré d’exil. Il
prévient l’ancien magistrat de Santiago qu’il doit se préparer : du jour au
lendemain, il peut se retrouver à la tête de l’État. Tout va dépendre de
l’évolution de la situation sur le terrain.
Le 20 décembre, Palma Soriano, très importante agglomération au nord-
ouest de Santiago, tombe aux mains des castristes. À l’ouest, les provinces
de Camagüey et de Las Villas se livrent aux rebelles. Plus du tiers du
territoire est désormais sous leur contrôle.
À Washington, dans l’entourage d’Eisenhower, c’est la panique : il vient
d’apprendre – un peu tard ! –, par une note des services de renseignement
de la Navy, que le mouvement rebelle est totalement infiltré par les
communistes. Le 23 décembre, le président américain convoque d’urgence
un Conseil national de sécurité. Furieux, il reproche à Allen Dulles, patron
de la CIA, d’avoir « nourri un diable pire que Batista ». Il demande si un
plan d’intervention militaire est prévu. Christian Herter, le secrétaire d’État,
répond par la négative. Fait incroyable : les autorités américaines n’ont
envisagé qu’un plan d’évacuation de leurs ressortissants ! Castro les a
bernés depuis des mois, multipliant les déclarations anticommunistes pour
les rassurer, tout en accueillant à son quartier général un des dirigeants les
plus importants du PC cubain, Carlos Rafael Rodríguez, idéologue marxiste
formé par Moscou, qui a passé les six derniers mois de l’année 1958 à ses
côtés. Fidel n’a pas cessé de s’appuyer sur lui, tout comme il a poussé son
frère Raúl à « bolcheviser » la sierra de Cristal. Eisenhower enrage : cet
avocat, fils de propriétaire terrien, leur a fait la danse du cobra tout en
manœuvrant merveilleusement bien la presse.
Pour calmer le locataire de la Maison Blanche, l’attorney général propose
qu’on arrête les partisans de Castro militant sur le sol américain. Le vice-
président Richard Nixon va plus loin : « Peut-on poursuivre comme
criminels les gens qui ont financé Fidel Castro ? » Réponse de l’attorney :
« Certes, mais est-ce vraiment utile d’un point de vue politique ? »
Poursuivre ceux qui ont subventionné Castro ? Cette loufoquerie pourrait
bien provoquer un scandale d’État, car il faudrait alors expliquer que, parmi
les bienfaiteurs du rebelle, il y a eu la Central Intelligence Agency. Excédé,
« Ike » demande alors si son staff a une solution dans la manche : une
« troisième force » ? Réponse : non.
On monte alors dans la plus grande improvisation le putsch de la dernière
chance. L’homme providentiel, selon Washington, est le général Cantillo,
gouverneur militaire de la région d’Oriente, l’homme qui connaît le mieux
Fidel, le seul à pouvoir encore composer avec lui. Le soir même, l’officier
est contacté par l’ambassade américaine. On lui promet un soutien sans
faille s’il agit au plus vite. Le même jour, par l’intermédiaire du colonel
Florentino Rosell Leyva, chef du génie militaire de la province de Las
Villas, Cantillo contacte Echemendia, coordinateur du M26 à La Havane.
Cantillo propose à Castro de mettre les troupes des provinces d’Oriente, de
Camagüey et de Las Villas au service de l’armée rebelle, d’envahir
ensemble les provinces occidentales et d’arrêter Batista. En contrepartie,
Fidel devra accepter l’installation provisoire d’une junte civile et militaire
composée de six membres, dont trois civils choisis par lui-même. Mais
comment ne pas comprendre que Cantillo est l’ultime joker d’une partie
déjà quasi terminée ?
À Palma Soriano où il passe tranquillement Noël en compagnie de Celia,
dans l’enceinte même de la centrale sucrière America, le Comandante sait
qu’il a pratiquement gagné. Les colonnes de Camilo Cienfuegos et du Che
ont rallié toutes les garnisons de la province de Las Villas. Le Che est aux
portes de Santa Clara, la capitale. Castro est désormais maître de la moitié
du territoire national. Si Cantillo lui propose la moitié de l’armée cubaine,
plus la tête de Batista, cela signifie que lui, Fidel, n’a plus besoin de
négocier quoi que ce soit. Le 25 décembre, il fait parvenir sa réponse au
général Cantillo : « Conditions refusées ». Cependant, il est prêt à le
rencontrer immédiatement, sur place, à son propre QG de Palma.
Cantillo tente alors cet ultime coup : le 28 décembre, accompagn é d’un
père jésuite, il se retrouve face à son ennemi qui l’a laissé monter au front.
Comme à son habitude, Fidel se gratte ostensiblement la barbe et écoute
d’une oreille distraite ce militaire qui vient signer un improbable armistice.
Cantillo lui propose le plan suivant : le 30 décembre, à trois heures de
l’après-midi, les deux armées fusionnent ; Cantillo occupe le camp de
Columbia, à La Havane, et arrête Batista ainsi que tous les autres
« criminels de guerre ».
Le général est impressionné par son interlocuteur. Il a le sentiment de se
trouver en face d’un joueur cent fois plus habile que lui. Devant ce géant à
la voix de fausset, au regard perçant, il récite sa partition sans conviction,
comme un vaincu. Castro n’est pas dupe du jeu de son vis-à-vis : par les
hommes du M26 de La Havane, il sait que Cantillo est « téléguidé » par
l’ambassade américaine. Il s’amuse de ce pathétique ballet. Par jeu, il
accepte un cessez-le-feu de quarante-huit heures afin d’organiser
l’opération « jonction », et ajoute : « Il n’y a qu’un seul commandement :
celui de l’armée rebelle, l’Armée du Peuple. En nous rejoignant, vous
rejoignez le peuple cubain. On ne négocie pas sur ce point. Mais, surtout, ne
laissez pas Batista s’échapper ! »
Fidel lâche cette dernière phrase comme s’il était parfaitement au courant
de ce qui se trame de l’autre côté de l’île. Cantillo a compris : il n’y aura
pas de compromis. Il baisse la tête et repart, persuad é qu’il n’a que
quelques jours devant lui pour agir et empêcher le « diable Castro », selon
l’expression du président Eisenhower, de prendre le pouvoir. Il doit
impérativement provoquer un golpe avant que Fidel ne devienne maître de
Santiago. Sa marge de manœuvre est on ne peut plus réduite.
Il rentre à La Havane et persuade Batista de quitter d’urgence le pays. Le
plan prévu est minuté avec une précision digne d’une opération de la CIA.
Le 31 décembre, peu après minuit, après un réveillon spartiate au camp
Columbia – au menu : poulet-riz-champagne-caf é –, Batista révèle aux
soixante dignitaires du régime présents qu’il va quitter le pays dans les deux
heures. Il confie l’état-major de l’armée, ou ce qu’il en reste, au général
Cantillo, lequel réveille le doyen des juges de la Cour suprême, Carlos
Piedra, et lui annonce que, conformément à l’article 149 de la Constitution,
c’est lui qui est désormais président de la République. Le vieux magistrat
n’a aucune envie d’occuper un poste aussi exposé, mais il n’a pas le choix :
le chef de l’État sortant et le président du Sénat ont émissionné. À lui
d’assumer la fonction. Étrange moment : un vieillard cacochyme se
retrouve à la tête d’un pays au bord du chaos, sans la moindre envie
d’occuper le poste. Placé devant le fait accompli, le président Piedra
préférerait cent fois couler des jours paisibles dans le refuge de sa
bibliothèque.
Ce scénario, concocté par les stratèges du département d’État, est
certainement le pire de tous. Dépassé par les événements, le général
Cantillo lance à Castro un appel au cessez-le-feu et tente désespérément de
former un gouvernement. Mais les candidats aux portefeuilles ministériels
se font rares. Qui prendrait le risque de monter dans une diligence en
flammes ?
Dès le 1er janvier, Fidel contre-attaque. Il appelle à la grève générale sur
Radio Rebelde. Il tempête contre le « traître » Cantillo : « Une junte
militaire a pris le pouvoir avec la complicité du tyran pour assurer la fuite
de celui-ci et des principaux assassins, pour essayer de freiner l’élan
révolutionnaire et de confisquer notre victoire ! hurle-t-il en s’étouffant.
Sept années de lutte héroïque, le sang répandu par des milliers de martyrs
dans toutes les régions de Cuba ne vont pas servir à ce que ceux-là mêmes
qui ont été jusqu’à hier complices et responsables de la tyrannie et de ses
crimes continuent de gouverner Cuba ! » Puis, à grands moulinets des bras,
il clame que « l’armée rebelle poursuivra sa campagne
d’anéantissement… » Plus question désormais de se cantonner à Santiago.
Cuba n’a plus d’armée, plus de gouvernement, plus de chef. Il faut profiter
de ce vide sidéral.
Castro donne alors l’ordre à Camilo Cienfuegos et au Che de marcher
vers La Havane et de s’emparer des camps militaires de Columbia et La
Cabana. Enfin, il lance un ultimatum à la garnison de Santiago : les
hommes doivent se rendre sans conditions, ce 1er janvier à 18 heures ; à
défaut, les troupes rebelles entreront dans la ville et ne feront pas de
quartier. En fin d’après-midi, il reçoit le colonel Rego, qui « vient remettre
les clés de la ville ». Il est porteur d’un message du général Cantillo :
« Informez le docteur Castro que la République n’a personne à sa tête et
que nous attendons qui il désignera pour lui remettre la présidence. » Le
putsch bâclé par les Américains n’a pas trouvé d’acteurs. La pièce est
terminée. Fidel peut pénétrer dans Santiago en liesse, le 2 janvier. Il nomme
aussit ôt Manuel Urrutia président de la République et désigne Santiago
comme capitale provisoire du pays.
Tétanisés, les Américains n’ont rien pu faire. Ils ont bien tenté d’envoyer
des armes dans le maquis de l’Escambray en vue d’aider le Directoire
révolutionnaire à reprendre des forces ; la CIA a envisagé, sans trop y
croire, de convaincre le leader de « Montecristi », une organisation
influente au sein de l’armée, un certain Justo Carrillo, ex-président de la
Banque cubaine de développement industriel et agricole, qui connaît Castro
depuis l’université, de lui barrer la route et de s’emparer du pouvoir. Mais
comment arrêter une crue quand les digues ont toutes sauté ?
Le 2 janvier, en treillis, son fusil à lunette sur l’épaule droite, Fidel
pénètre dans la mairie de Santiago. Du balcon, vers minuit, il s’adresse à la
foule en délire : « Une révolution véritable s’est accomplie […]. Il n’y aura
plus de coup d’État […]. Tous les droits syndicaux et tous ceux auxquels
notre peuple peut prétendre seront rétablis. Nous n’oublierons pas les
paysans de la sierra Maestra. Dès que j’aurai une minute de libre, j’irai voir
où nous édifierons la premi ère cité pour vingt mille enfants… » En
prononçant cette phrase curieuse qui sent déjà l’embrigadement de masse,
Castro repense-t-il à son tout premier voyage à Santiago ? Se souvient-il de
cette peur de petit garçon, quand, âgé de quatre ans, il s’est retrouvé cloîtré,
dans cette même ville, si loin de sa famille, chez son parrain, le Haïtien Luis
Hibbert, qui l’empêchait de mettre le nez hors de la maison où on le
cachait ? Ce soir de janvier 1959, dans cette cité frivole qui s’abandonne au
chef de la révolution, il savoure ce moment si intense. Le voici rentré au
pays la tête haute, fêté comme un héros, adulé comme un demi-dieu. Le
« sale Juif » de l’école mariste tient sa revanche.
Son bonheur serait complet si Fidelito, son fils, qu’il n’a pas revu depuis
plus de deux ans, était à ses côtés. Mais il est élève d’une école située dans
le Queens, aux États-Unis. Il a aujourd’hui neuf ans et réclame
régulièrement son père. Un autre être lui manque cruellement : Naty
Revuelta, la princesse du Vedado. Quand il sera au pouvoir, il la demandera
en mariage. Cette fois, elle ne pourra se défiler. Il ne sera plus un fantôme
errant dans la sierra, mais le maître absolu du pays. Mais, pour mener à bien
« sa » révolution, il doit se méfier, ne pas encore se dévoiler, continuer à
« avancer masqué », ainsi que le lui ont appris ses deux maîtres à penser,
José Martí et Lénine.
Pour brouiller un peu plus les pistes, ce soir-là, il part dormir au
sanctuaire de la Vierge del Cobre, au nord de la ville, comme un catholique
accompli. La sainte patronne de l’Oriente ne s’attendait certainement pas à
pareille visite. Nul ne sait si le héros de la sierra Maestra a récité ses trois
Ave Maria avant de sombrer dans le sommeil.
CHAPITRE XXI
OBATALÀ ET LE CERCLE MAGIQUE
Autour de lui, on ne comprend plus : voilà Fidel en pleine dépression
nerveuse. Le peuple cubain l’adule, le vénère comme un demi-dieu, le
considère comme un libérateur providentiel, l’égal de Simon Bolívar.
Certains vont même jusqu’à le comparer à Jésus-Christ. Et que voit-on ? Un
homme cloîtré dans la suite 2046 au vingt-troisième étage de l’hôtel Hilton,
le point le plus élevé de La Havane, où il a élu domicile. Encore une fois,
Castro ne peut s’empêcher de vivre sur les cimes… Depuis son nouveau
poste de vigie, il devrait être au mieux de sa forme, galvanisé par un
triomphe inespéré, quasi miraculeux. Or il maugrée, ronchonne, traîne au
lit, tourne en rond. À ses côtés, Celia Sánchez, omniprésente, discrète et
efficace, prend les décisions pour lui, tranche, nomme, adoube, répudie.
Elle a pour consigne d’empêcher quiconque de l’approcher. Le nouveau
seigneur de Cuba ne reçoit pas : il est en plein désarroi. Sans ressort,
comme abattu, il s’ennuie presque à l’idée d’avoir à s’établir dans cette ville
abhorrée.
Fidel est dans un drôle d’état : il a tout simplement l’angoisse du vide. Il
y a quelques mois encore, il n’était qu’un bandit de grand chemin, un
aventurier plus ou moins romantique. Le voici à la tête d’un mouvement qui
le dépasse. Tout est allé trop vite. Il n’a pas conquis Cuba, c’est le pays qui
s’est offert à lui. Depuis près de quinze ans, il n’a cessé d’être un opposant
violent et irréductible, se comportant en bête traquée, manipulant, charmant,
intimidant, menaçant, éliminant selon les cas. Le « gangster de Biran » n’a
jamais vécu que dans la tourmente. Et, brutalement, la mer s’est assagie.
L’ennemi s’est enfui. Même les patrons de casinos ont fui le chaos qui
s’annonçait. Et puis, après, rien : aucun bain de sang, aucune résistance !
Une centaine de « batistiens » purs et durs ont quitté l’île pour échapper à la
répression. Aucun pillage n’a été constaté, les vols n’ont pas augmenté, les
femmes suspectes de sympathies pour l’ancien régime n’ont été ni tondues
ni violées. Castro prend la direction d’un pays en état de choc, comme
paralysé, qui n’en revient pas encore de la victoire de cette poignée de
« hors-la-loi ». Subjugués, envoûtés, les Cubains l’ont choisi comme les
Indiens mexicains accueillirent jadis Hernán Cortés : comme un envoyé du
Ciel. Les foules joyeuses sont désormais à ses pieds, et lui, effrayé par cette
subite idolâtrie, n’a qu’une envie : poursuivre la lutte dans la sierra,
continuer à jouer son rôle de martyr, rester dans la posture de l’homme seul
contre tous. Il a la nostalgie du hamac, des nuits à la belle étoile, de l’odeur
de poudre, de la mort en maraude. Il ne jubile que dans l’urgence, le danger,
l’altitude. « Je suis fait pour vivre au sommet du pic Turquino. Il n’y a que
là que j’ai vraiment été heureux », répète-t-il autour de lui. Non,
décidément, La Havane ne lui convient pas. Cette ville émolliente et
paresseuse, sensuelle, festive, musicale, n’est pas faite pour lui. S’il pouvait
partir pour Santiago et fonder là-bas sa « République orientale », il filerait
aussitôt. Mais le destin en a décidé autrement. Il va falloir gouverner.
En est-il vraiment capable, lui dont l’instabilité est légendaire ? Comme
toujours, il ne tient déjà plus en place. Il choisit d’avoir plusieurs points de
chute : la suite du Hilton, l’appartement de Celia Sánchez, dans le Vedado,
et une maison prêtée par un ami à Cojimar, sur la côte est de La Havane,
village célèbre pour avoir inspiré Le Vieil Homme et la mer d’Ernest
Hemingway. Il est partout et nulle part, insaisissable comme une anguille. Il
vit ainsi depuis vingt ans, obsédé par l’attentat qui viendra lui ôter la vie.
Aujourd’hui, tout va trop bien. Qui pourrait-il bien se mettre à détester pour
s’ôter cette boule d’angoisse qui lui étreint à nouveau la poitrine ? Comme
il l’a confié au Che, naguère, au Mexique, il faut haïr violemment pour être
un parfait révolutionnaire. Or, en ce début de janvier 1959, Castro est en
manque d’ennemi. Commandant en chef des troupes rebelles, il n’a accepté
aucune fonction gouvernementale pour mieux se consacrer à la « tâche
ingrate de la réorganisation de l’armée ». Il a nommé le juge Urrutia à la
tête du pays. Sa décision n’a entraîné ni émeutes ni intervention étrangère.
Conformément aux vœux de Fidel Castro et à la grande surprise des
Américains, le nouveau président a ensuite désign é un gouvernement
modéré dirigé par le juriste José Miró Cardona. Contre toute attente, la
grande majorité des ministres sont des gens raisonnables, issus du Parti
orthodoxe ou de l’aile modérée du M26, des « petits-bourgeois », selon la
terminologie marxiste.
Castro a choisi d’engager la première étape de « sa » révolution dans le
plus pur style léniniste, mais personne ne semble y prêter attention. Il laisse
gouverner des « réformistes » tout en entamant, en tenue de camouflage, la
« destruction de l’État bourgeois ». C’est cette technique du double jeu qu’il
applique avec une habileté incontestable. Comme il l’a toujours fait, il
« s’avance masqué ». Il a besoin d’un « gouvernement de velours » pour
rassurer les Cubains, restés profondément anticommunistes, mais aussi pour
endormir le tout-puissant voisin américain qui reconnaît aussitôt la nouvelle
équipe dirigeante. Castro, le bicho, sait parfaitement qu’il a besoin de cette
période de transition « douce » pour avancer dans la direction qu’il souhaite
imprimer au pays. Le caméléon joue les démocrates. Ainsi, aucun de ses
proches ne figure au gouvernement : ni Raúl, ni le Che, ni Camilo
Cienfuegos, jugés beaucoup trop jeunes – ils n’ont pas trente ans – n’y sont
appelés ; Huber Matos, lui, est nommé gouverneur de la province de
Camagüey, loin de La Havane. Les barbudos sont sur la touche, écartés
pour un temps.
Même Ernesto Guevara, généralement partisan de méthodes plus
radicales, ne manifeste aucun agacement devant ce qui devrait constituer à
ses yeux une « trahison ». Pourquoi le gardien de l’orthodoxie marxiste, le
conseiller spécial en léninisme, ne réagit-il pas face à la nomination d’un
gouvernement aussi « débonnaire »? Il est tout simplement dans la
confidence du plan qui se met en place. Il sait exactement quelle sera sa
mission dans les prochains jours. De surcroît, le Che a lui aussi besoin de
souffler. Il est épuisé par ses deux années de combats, et sa maladie s’est
réveillée brutalement sitôt après la prise de La Havane. Dans son fort de la
Cabaña, mais aussi dans le port de Tarara, à l’est de La Havane, il tente de
se rétablir tout en travaillant étroitement avec un homme surgi de nulle part,
un certain Osvaldo Sánchez, communiste formé directement par le KGB.
Cet Osvaldo lui sert à la fois de conseiller et d’aide de camp, sans qu’on
sache très bien quelles sont ses attributions exactes. Le Che et Sánchez sont
intimement mêlés à l’opération concoctée par Fidel : établir un régime
socialiste au nez et à la barbe des Américains. « Cette fois, répète-t-il, nous
ne nous laisserons pas voler notre révolution par Washington, comme ce fut
le cas en 1898 ! »
Pour venger ses ancêtres, Castro a conçu un plan machiavélique. Phase
1 : hypnotiser l’ennemi en lui faisant croire à l’instauration d’une
démocratie bourgeoise. Phase 2: mettre en place un gouvernement de
combat qui impose la « dictature du prolétariat », en l’occurrence celle des
forces castristes, et empêcher tout retour en arrière. Phase 3: établir
définitivement la société communiste. En ces premiers jours de janvier
1959, la première phase du projet marxiste-léniniste, c’est-à-dire
l’installation d’un « gouvernement provisoire » rassurant, est
irrémédiablement engagée. Mais cette « mise en sourdine » n’est pas dans
la nature de Fidel, en ce qu’elle requiert patience et doigté. Or, affecté du
syndrome de l’homme pressé, le Comandante a horreur des salles d’attente
et des moments creux. Dans sa suite du Hilton, il trépigne. La paix le rend
malade. Il a du mal à se remettre de sa première semaine de « héros
national ». Une semaine hollywoodienne…
Après la prise de Santiago, assuré qu’il n’existait plus aucun danger à
retourner à La Havane – Camilo Cienfuegos et Ernesto Guevara étant
maîtres de la ville –, il s’est organisé un « retour de l’enfant prodigue » à
travers le pays, dans l’esprit du retour de l’île d’Elbe de Napoléon. Portant
au cou la croix de la Vierge del Cobre, il s’est arrêté dans chaque ville,
chaque village où les militants du M26, devenus brusquement des milliers,
ont galvanisé les foules. Pour tous, il n’y avait aucun doute : cette
révolution était d’inspiration catholique. À Matanzas, il a retrouvé son fils
Fidelito, escorté de sa sœur Lidia et de son amie Martha Fraydé, un
médecin proche de Naty Revuelta. Fou de bonheur et de fierté, il a exhibé
son garçon de neuf ans comme un trophée, lançant à la cantonade : « C’est
mon fils ! C’est mon fils ! » Fidelito l’a accompagné jusqu’à La Havane au
long d’une parade carnavalesque et débridée. Pendant une semaine, comme
dans la Rome antique, le vainqueur a conduit un cortège populaire à travers
tout le pays. Il avait déjà accompli ce genre de périple dix ans plus tôt, en
rapportant de Manzanillo à La Havane la fameuse cloche de la
« Demajagua », symbole de l’indépendance du pays.
Le 8 janvier 1959, il pénètre enfin dans le camp militaire de Columbia,
quartier général de l’armée, placé sous le contrôle de Camilo Cienfuegos.
Une formidable ovation l’accueille, puis il entame son premier grand
discours-fleuve, transmis en direct par la télévision. Il inaugure là sa façon
de dialoguer avec les foules, ce qu’il appelle la « démocratie directe… sur
la place du marché ». Le tribun rugissant demande au « peuple » s’il doit
accepter la proposition du gouvernement de le nommer commandant en
chef des forces terrestres, maritimes et aériennes. Doit-il consentir à la
« lourde tâche » de réorganiser les forces armées, lui qui n’aspire qu’au
silence d’une retraite bien méritée ? Des dizaines de milliers de bras se
lèvent, et un « Oui » volcanique s’élève au-dessus de la foule en liesse.
Fidel réussit le tour de force de faire croire à la presse qu’il est un pacifiste
convaincu, en suppliant que toutes les armes circulant dans le pays soient
restituées au nouveau pouvoir. En fait, il veut surtout désarmer ses ennemis
du Directoire révolutionnaire qui se sont emparés du palais présidentiel et
qui s’apprêtent à lui résister pour négocier un partage du pouvoir. Car en ce
domaine il n’est pas partageux. Le leader du M26 harangue donc la foule :
« Des armes ? Pour quoi faire ? Pour lutter contre qui ? Contre un
gouvernement provisoire qui est appuyé par le peuple tout entier ?
(Hurlements de la foule : NON !)… Est-ce qu’il y a une dictature, ici ?
(Hurlements : NON !)… Des armes pour quoi, quand il va y avoir des
élections aussitôt que possible ? Pour créer une organisation de gangsters ?
(Hurlements : NON !) » Puis il annonce benoîtement, sous un tonnerre de
vivats, que les crimes des sbires de Batista ne resteront pas impunis, que
procès et exécutions vont s’abattre sur les « criminels de guerre ».
Enfin, comme épuisé, d’une voix faible, presque gémissante, la tête dans
les épaules, avec une humilité de bénédictin, il confie qu’il n’agit pas par
ambition personnelle et qu’il a bien l’intention de se retirer dès que le pays
sera pacifié : « Sincèrement, conclut-il, je ne crois pas que ma présence soit
indispensable ici. » Au même moment, suivies par les faisceaux de
projecteurs, deux colombes blanches viennent se poser sur ses épaules.
Dans la foule émerveillée, beaucoup interprètent cette présence des deux
volatiles immaculés comme une intervention divine. Selon le culte de la
santer ía, ces oiseaux sont en effet des messagers du dieu Obatalá, la plus
haute divinité après le dieu de la Création. Pour beaucoup, Fidel est El
Elegido, une apparition messianique version vaudoue. Télévisée, la scène
est retransmise dans toute l’île. Fascinés et désorientés, les Cubains crient
« ¡Viva Fidel ! », convaincus que cet homme est béni du Ciel. Ils ignorent
que le metteur en scène, retors et manipulateur, a déjà utilisé ces deux
colombes familières comme « courriers » dans la sierra Maestra. La ruse est
pourtant flagrante : un colombophile installé à sa gauche, à la tribune,
dissimule des appeaux destinés à orienter sur Fidel les « oiseaux divins »…
Ce soir-là, le bicho est au sommet de son art. Les images du Robin des
Bois pacifiste sont diffusées dans le monde entier. L’Église tombe dans ses
bras, persuadée que la paix est enfin revenue et que Cuba, sous la houlette
de cet ancien élève des Jésuites, va pouvoir connaître une période heureuse.
Parmi ses plus fidèles soutiens catholiques, il y a le père Armando Llorente,
son ancien directeur de conscience au collège de Belén : « Nous étions
massivement derrière lui, raconte-t-il. Nous parlions même de révolution
catholique, inspir ée de l’Évangile. L’image des colombes eut un formidable
impact sur les esprits. C’était un élan extraordinaire, une grand-messe
festive. Nous vivions une interminable kermesse. On se sentait soudain si
légers… »
En fait, pour tous les Cubains, aussi paradoxal que cela puisse paraître,
Fidel Castro est un inconnu. Ce libérateur à la voix de fausset est bel et bien
tombé du ciel. Mais qui est-il vraiment ? Les observateurs ne savent plus
quel rôle lui prêter entre le chef de guerre, le roi des médias, l’ancien
« gangster » ou le cryptocommuniste. À force de jouer les caméléons, il a
fini par si bien brouiller les pistes que la presse nationale, qui pourtant
dispose d’assez d’informations pour ne pas douter une seconde de ses
positions idéologiques, finit elle aussi par s’y perdre.
Fidel n’a alors qu’une envie : qu’on oublie son passé. Son parcours est
pourtant limpide : en 1947, à vingt et un ans, le militant chevronné,
férocement anti-impérialiste, passe son temps à la biblioth èque du Parti
communiste, à La Havane, à dévorer l’œuvre de Karl Marx. En novembre
de la même année, il fomente l’installation de la cloche de l’Indépendance,
la « Demajagua », à l’université, avec l’aide de deux amis communistes,
Alfredo Guevara et Lionel Soto. Quelques mois plus tard, il participe à
l’insurrection communiste de Bogotá ; un temps, il est même soupçonné par
les services de renseignement américains d’avoir assassiné Eliécer Gaítán,
chef de l’opposition colombienne, afin de provoquer les troubles qui ont
suivi. En novembre 1949, il participe à la création d’un comité commun
entre les Jeunesses communistes et les Jeunesses orthodoxes. En 1950, il
reçoit régulièrement à son domicile le chef des Jeunesses socialistes, Flavio
Bravo. Les épisodes montrant ses liens étroits avec les communistes – au
moins ceux de la jeune génération – sont légion. Mais Fidel est un
« menteur magnifique », un comédien hors pair. Il ment d’abord aux siens,
à ses frères et sœurs, à sa mère. À son grand ami Luís Conte Agüero qui
partagea son intimit é et notamment ses heures de détresse lors de son
divorce avec Mirta, il avoue une haine inexpiable des Rouges : « Ils n’ont
semé que le malheur, lui dit-il. Je suis là pour les empêcher de nuire. Moi
vivant, ils n’existeront pas à Cuba ! » La plupart de ses compagnons des
cellules secrètes de la première heure du M26, comme Mario Chanez de
Armas, racontent que, peu après le coup d’État de 1952, Castro était le plus
anticommuniste d’entre eux tous. À qui ment-il ? Soulevés par la vague
d’euphorie de ce que certains appellent déjà la « révolution sensuelle », les
journalistes cubains n’ont pas le temps de s’intéresser au passé de Castro.
Ses biographies sont bâclées, ou seulement centrées sur la légende de la
sierra Maestra. Tout va trop vite. L’Histoire s’emballe et les contraint à
courir, hors d’haleine, derrière ce leader infatigable. Entraînés, ballottés par
un présent chaotique et effervescent qui ne leur laisse aucun recul, ils ont
« le nez sur le guidon » et sont hypnotisés par le bonimenteur. Le
« castrisme » est né. Fidel peut ainsi enfouir au plus profond le secret de sa
vie, celui qu’il dissimule depuis de nombreuses années et que jamais
personne n’a pu débusquer. Un secret qui donne pourtant la clé de l’histoire
cubaine et permet de comprendre les racines de l’extraordinaire subterfuge
qui a permis au bicho de se hisser aux sommets du pouvoir.
CHAPITRE XXII
FABIO ET LES DIAMANTS
Il s’appelle Fabio Grobart. C’est un petit homme qui aime bien l’ombre,
la carpe farcie et Joseph Staline. Son vrai nom est Abraham Semjovitch,
mais il a utilisé tant de pseudonymes qu’à la fin on ne sait plus. Certains
l’ont connu sous l’identité d’Aaron Sinkovitch, d’autres ont croisé un
citoyen américain nommé Otto Modley, ou encore un Français appelé José
Michelon. Lui-même se souvient-il vraiment de ses origines ? Fabio
Grobart est un nomade, un homme sans terre. Il vient de Pologne, pays qu’il
a fui dans les années vingt pour échapper aux pogromes antisémites. Sa
famille a été décimée. Comme bon nombre de ses coreligionnaires
contemporains de la révolution d’Octobre, il croit que la solution du
problème juif passe par le communisme, paradis terrestre où races et classes
seront abolies.
Quand il débarque à Cuba, en 1922, le jeune Abraham fonde vite la
section juive du Parti communiste cubain. Il change de prénom, choisit
celui de Junger. En 1926, devenu l’un des dirigeants clandestins du PC, il
prend son nom de guerre : Fabio Grobart. Son parcours ultérieur est un
éternel jeu d’ombres et de lumières, fait d’éclipses et de réapparitions au gré
des événements internationaux. En octobre 1932, il est expulsé du pays et
doit s’enfuir vers la Hollande à bord du vapeur Leederman. On le retrouve
quelques mois plus tard à Berlin où il assiste, impuissant, à l’incendie du
Reischtag et à l’irrésistible montée du nazisme. Il part alors pour Moscou
où il est pris en main par l’Internationale communiste. Staline le nomme
bientôt responsable du Komintern pour tout le secteur « Amériques ». Sa
connaissance de Cuba, lieu stratégique pour l’URSS en raison de son
extrême proximit é des USA, en fait l’homme clé des services de
renseignement soviétiques pour la région. De La Havane, il pourra rayonner
en priorité sur le Mexique, puis sur les autres pays latino-américains.
Après la Seconde Guerre mondiale, il est chargé de constituer le réseau
« Caraïbes », une organisation secrète suppléant dans la région le défunt
Komintern. Le patient et silencieux Fabio tisse une toile d’araignée qui va
compter jusqu’à trois cents agents disséminés aux quatre coins des deux
Amériques. Le réseau est en partie financé par un trafic de diamants
organisé sous le nom de code « Pluton ». Ironie du sort : au début des
années cinquante, un des acheteurs de ces diamants venus d’Amérique du
Sud ou d’Europe, et vendus à des milliardaires américains, est un certain
Joseph Kennedy, père du futur président des États-Unis ! À l’évidence,
Joseph K. ignore totalement que son achat va servir à financer la subversion
communiste… Parmi les agents en contact avec Fabio Grobart, il y a
Ramón Mercader, républicain espagnol recruté par le KGB en 1937 et
formé à Moscou, qui a assassiné Trotski en 1940. Le même Mercader a
débarqué en décembre 1939 au Mexique où il s’est fait passer pour un
expert en… diamants.
En 1948, en pleine guerre froide, Fabio Grobart est à la recherche de
nouveaux « honorables correspondants ». Conformément aux consignes de
Moscou, il doit recruter ce que l’historien Endocio Ravinés appelle des
hombres nuestros (des hommes à nous), dont la particularité est de ne pas
appartenir au Parti communiste, voire d’apparaître comme très critiques à
son égard. Ces agents du troisi ème type doivent avant tout être des
agitateurs anti-impérialistes qui peuvent se déclarer en public viscéralement
anticommunistes, et parfois même l’être réellement. Dans l’univers tortueux
du renseignement, ce genre de contradiction est tout à fait secondaire. Selon
Arkadi Vaksberg, historien du Komintern et biographe de Vychinski, le
procureur des grands procès staliniens, Moscou, pour constituer ces
réseaux, n’a besoin, à l’époque, ni « de théoriciens marxistes ni de militants
spécialistes du mouvement ouvrier ». Le KGB cherche des hommes
d’action, pour ne pas dire des hommes de main, et non des militants dociles.
« Dès le début, poursuit Arkadi Vaksberg, l’ex-Komintern eut besoin de
spécialistes d’un type tout à fait différent : des maîtres du travail illégal (ou,
au pire, de jeunes recrues manifestant des dispositions dans ce sens) aptes à
organiser des provocations, des assassinats, des grèves, des manifestations
tapageuses, des meetings antigouvernementaux ; des gens habiles dans l’art
de se déguiser, de se grimer, d’échapper aux poursuites… »
À Cuba, un homme correspond parfaitement à ce signalement : Fidel
Castro, réputé pour son « gangstérisme », ses méthodes brutales, son
activisme impétueux, son aventurisme. Il a une qualité suprême aux yeux de
Fabio Grobart qui l’a d’emblée repéré : c’est un homme d’action. Un voyou
politique ? Encore mieux !
Ainsi, au cours de l’année 1948, par l’intermédiaire de Flavio Bravo, le
chef du réseau « Caraïbes » rencontre Fidel Castro, jeune militant du Parti
orthodoxe, à son retour de Colombie. Le spécialiste du renseignement a
entendu parler du rôle que ce dernier a joué lors du soulèvement populaire
de Bogotá. Au cours de l’entrevue, le Cubain est impressionné par
l’itinéraire personnel d’Abraham Semjovitch, alias Fabio Grobart, en
particulier par ses relations avec le judaïsme. Castro n’a-t-il pas longtemps
cru qu’il était lui-même juif ? N’a-t-il pas eu lui aussi le sentiment d’être un
homme sans racines et sans terre ? L’aventure que lui propose l’étrange
Fabio le fascine. Il accepte de devenir un hombre nuestro, de continuer à
mener son existence aventureuse sans rien changer à ses habitudes. Il devra
simplement rencontrer de temps à autre et en secret son « nouvel ami ».
Celui-ci l’aidera financièrement, comme un père. À l’époque, cette aide est
providentielle, car don Ángel, fatigué des frasques de son rejeton, vient de
lui couper les vivres.
Fidel Castro devient ainsi l’« agent dormant » d’un invisible réseau dont
le rôle consiste à « planter des banderilles dans les flancs du géant US ». Il a
un nouveau mentor, lui aussi invisible, un type étrange venu de l’Est, petit
par la taille, mais à la stature immense en ce qu’il porte en lui toute
l’histoire du siècle. Abraham Semjovitch se prend d’affection pour ce
matamore dont il perçoit les tourments de fils mal aimé.
Hélas, quelques mois plus tard, le nouveau « parrain » du jeune Castro
doit brusquement quitter Cuba. Fabio Grobart est expulsé du pays pour
« tentative de subversion ». Atteint de tuberculose, il séjourne dans un
sanatorium en Suisse, puis regagne Moscou pour se faire oublier dans
quelque bureau du NKVD, la police politique de Staline. Il fait ensuite un
stage en Tchécoslovaquie et en Pologne. Plus tard, en mars 1952, le coup
d’État de Batista est une aubaine pour lui : ses supérieurs le renvoient
clandestinement à Cuba. Il a un ordre de route précis, une mission
ultrasecrète totalement indépendante de l’action des PC locaux. Selon
Endocio Ravinés, le KGB, en pleine guerre froide, envisage divers scenarii
pour chaque pays d’Amérique latine. Dans un ouvrage rédigé au Mexique
en 1952, Ravinès précise que les services secrets soviétiques projettent alors
une « insurrection au Brésil, un front populaire au Chili, l’exaltation
nationaliste au Mexique, et la formation d’un parti de masse jumeau, le
parti des hombres nuestros, à Cuba ». Ce parti évoqué par l’historien
correspond trait pour trait à l’organisation que Fidel tente de mettre sur pied
depuis plusieurs mois avec ses « cellules clandestines » et son goût du
compartimentage et de l’étanchéité : le futur M26, officiellement
anticommuniste, mais qui adopte le même mode de fonctionnement.
Assez vite, Castro informe Raúl de l’existence de son nouveau
« mécène ». Le frère cadet est envoyé à Prague, au printemps 1953, pour y
subir une formation de maître espion et de « noyauteur des organisations
non communistes ». En rentrant à Cuba juste avant l’assaut de la Moncada,
il prend immédiatement en charge le secteur du renseignement du M26. Il
devient le grand spécialiste des infiltrations, des réseaux d’indicateurs, de la
manipulation des sources, des interrogatoires. Il se révèle être un digne
disciple de Beria dont il a la cruauté et la redoutable efficacité. En rentrant à
Cuba, il est repéré par la police politique de Batista. Pour protéger le réseau
« Caraïbes », Raúl adhère alors au… PC, afin de justifier son voyage. Les
deux frères doivent désormais faire montre d’une extrême vigilance dans
leurs contacts. Ils en ont déjà l’habitude.
Lors des événements importants, Castro prend néanmoins le risque de
consulter son « parrain ». Dans la nuit du 25 juillet 1953, soit quelques
heures avant l’attaque de la Moncada, il quitte la maison de Siboney, où
dorment les hommes du M26, pour se rendre à Santiago où il a rendez-vous
avec Fabio Grobart. Ce dernier le reçoit longuement au numéro 28 de la rue
Enramada, dans une maison qu’il a louée au cours du mois de juin. Il
prévient Castro que la direction communiste cubaine, ignorante de
l’opération, la condamnera violemment, et qu’il faut donc poursuivre le
double jeu le plus longtemps possible.
Cette information capitale permet de mieux comprendre l’itin éraire
secret de Castro. Elle éclaire plusieurs zones d’ombre de sa vie, en
particulier son exil de trois mois à New York, en 1949, dans un appartement
de la 82e Rue ouest, période au cours de laquelle il disparaît pratiquement
de la circulation. Qu’a-t-il fait durant ces longs mois de curieuse
« solitude »? A-t-il été placé en « quarantaine » pour suivre une formation
accélérée afin de développer ses dons, affiner ses capacités à manipuler,
tricher, effacer les traces, ainsi qu’ont appris à le faire tous les agents du
KGB, comme son frère cadet le fera quelques années plus tard à Prague ?
Quand il rejoint Fidel en exil au Mexique, en 1956, Raúl est discrètement
accompagné, sur le bateau, par Nikolaï Leonov, jeune agent du KGB. Les
jours suivants, Leonov sera régulièrement invité chez Maria Antonia
Sánchez, dans l’appartement de la rue Emparán, quartier général de Fidel
Castro. Leonov prêtera même des livres à Ernesto Guevara, dont Tchapaïev,
de Fourmanov, un ouvrage sur la guerre civile en Union soviétique, Et
l’acier fut trempé, de Nikolaï Ostrovski, écrivain communiste, et l’œuvre
édifiante d’Anton Makarenko, spécialiste de l’éducation collective
militarisée.
Toutes ces rencontres clandestines liées au réseau « Caraïbes » n’ont
jamais suscité l’intérêt des services de renseignement américains. Quant à la
direction du Parti communiste de Cuba, elle est tenue hors circuit.
Comment Fidel a-t-il pu, durant toutes ces années, dissimuler ses liens avec
Fabio Grobart aussi bien à la CIA qu’à la plupart de ses proches ? Tout
simplement parce qu’il a suivi à la lettre les consignes de son « père
politique » : se méfier de tout, y compris de son ombre.
Un autre paramètre explique l’exceptionnelle imperméabilité du réseau
« Caraïbes » : en Union soviétique, le KGB est un État dans l’État ;
l’organisation bénéficie d’une grande autonomie vis-à-vis du Kremlin. Or
une « taupe » comme Castro doit être protégée comme une pierre précieuse.
Moins il y a de gens dans la confidence, moins on risquera de fuites. Il est
donc probable que la plupart des dirigeants soviétiques eux-mêmes n’aient
pas eu vent de cet épisode de la vie de Fidel.
D’autre part, on peut émarger au KGB sans être membre du Parti
communiste. Tel est le cas de Fidel Castro. Un seul dirigeant communiste
est au courant : Carlos Rafael Rodríguez, lieutenant de Fabio Grobart,
ancien ministre du général Batista. On l’a vu, dans les derniers mois de la
guérilla, Fidel Castro l’accueille dans la sierra Maestra au grand dam de
nombreux officiers de l’armée rebelle. Il le prend comme conseiller spécial
alors qu’il clame partout que lui-m ême n’est pas communiste. Fidel, pour
une fois, ne ment pas totalement : de fait, il n’est pas membre du Parti
communiste. Il est bien plus que cela : il campe au cœur d’un important
réseau de « déstabilisation de l’impérialisme » financé par Moscou.
Dans la sierra, avec Carlos Rafael Rodríguez, parfois avec Flavio Bravo,
il affine cette stratégie de déstabilisation. C’est au cours de cette période,
quand la perspective de prise du pouvoir devient plausible, qu’il prépare
son opération « Révolution profonde ». Avec les deux hommes, il prépare
aussi la conquête des « anciens du PC » figés sur la vieille ligne stalinienne
de la « révolution dans un seul pays » : des communistes comme Juan
Marinello, Blas Roca ou Aníbal Escalante, caciques du Parti, partisans
d’une ligne orthodoxe modérée, « réaliste », basée sur la lente infiltration
des appareils d’État du régime bourgeois cubain. Avec eux, l’avènement du
communisme est alors programmé pour l’an 2000 ! Ils suivent en cela la
ligne officielle du Kremlin et font eux aussi partie des dupés de l’Histoire…
CHAPITRE XXIII
LA CONSPIRATION DES PASTÈQUES
Il a tout prévu, pesé, pensé comme un joueur d’échecs. Au cours de ses
longues nuits d’insomnie dans la sierra, il a peaufiné son approche des
« vieux du Parti ». Il ne leur dit pas tout, mais les rassure sur ses intentions.
Il n’est pas communiste, mais il a bien l’intention d’instaurer le socialisme à
Cuba. Carlos Rafael Rodríguez, le complice, sert d’intermédiaire. Fabio
Grobart sort de sa réserve légendaire et intervient à son tour pour que le
Bureau politique du PSP écoute le message du nouveau héros.
Qu’a-t-il donc à leur dire, au lendemain de Noël 1958 à Palma Soriano,
dans une ferme où une discrète rencontre a été organisée ? Que le M26, en
dépit des apparences, n’est pas une organisation anticommuniste mais un
« mouvement jumeau », qu’un jour ou l’autre il faudra regrouper les deux
forces. Il réussit à les convaincre qu’il a choisi une voie originale pour
imposer le socialisme à Cuba : par la lutte armée et la dissimulation des
objectifs politiques réels. « Jamais le peuple cubain n’acceptera la
disparition de la propriété privée, leur explique-t-il. Jamais la classe
ouvrière et ses syndicats, très anticommunistes, ne joueront le jeu, si on leur
annonce la couleur ! » Il ajoute qu’il faut donc continuer à jouer double
jeu : « Le M26 est vert dehors et rouge dedans. » La garantie du succès
passe selon lui par ce subterfuge. Ainsi naît dans le proche entourage de
Fidel l’expression « conspiration des pastèques ».
Une poignée d’hommes seulement y sont associés. L’art de la duplicité
n’ayant plus aucun secret pour lui, le maître de Cuba met son plan à
exécution dès les premières secondes de sa prise de pouvoir. Il s’engage
avec délices dans l’une des plus belles escroqueries politiques du siècle.
Ainsi, en ce mois de janvier 1959, pendant que Manuel Urrutía et José Miró
Cardona gouvernent un pays contrôlé par l’armée rebelle – les « verts » –,
Fidel Castro crée en coulisse un « gouvernement parallèle », en somme un
« cabinet noir », composé de « rouges » (l’historien Antonio Núñez
Jiménez, l’ami Alfredo Guevara, devenu cinéaste, l’économiste Oscar Pino
Santos, le journaliste Segundo Ceballos) et de dirigeants du M26 (Raúl
Castro, Vilma Espin, que ce dernier vient d’épouser, Ernesto Guevara et
Pedro Miret). Pour ne pas éveiller les soupçons, Castro donne à ce groupe le
nom de « Bureau des plans et de la coordination révolutionnaire ».
Dans le même temps, avec la direction du Parti communiste, il crée une
autre instance tout aussi secrète dont l’objet est de faire fusionner le PSP
avec le Directoire révolutionnaire et le M26 afin d’aboutir à la constitution
d’une puissante force marxiste-léniniste. Ce groupe clandestin est composé
de l’inévitable Carlos Rafael Rodríguez, de Blas Roca, secrétaire général du
Parti, alors âgé de cinquante et un ans, d’Aníbal Escalante, membre du
Bureau exécutif, et, côté fidéliste, de sa garde rapprochée : Che Guevara,
Camilo Cienfuegos, Ramiro Valdés et Raúl Castro. Les deux camps doivent
impérativement garder silence sur cette instance parallèle. Les « conjurés »
communistes, en premier lieu, sont sommés de ne pas informer leur base.
Le secret absolu est seul garant de la victoire.
Pour imposer son plan, Fidel a un modèle de référence : il se fonde sur Le
18 Brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx, analyse du coup d’État
fomenté par le petit-neveu de Napoléon, le 2 décembre 1851, qu’il a lu et
relu à la prison de l’île des Pins. Dans son entourage, on est prié de
consulter l’ouvrage du philosophe allemand avec attention, car il contient
les clés de la technique de Fidel Castro. Pour accéder au pouvoir, Louis
Napoléon, considéré par Marx comme un aventurier sans scrupule, a réussi
le tour de force de contourner les grands partis traditionnels en créant un
mouvement populaire, la « Société du 10 décembre », une milice armée
formée de gueux et dont le but était d’absorber les troupes régulières. Ce
mouvement ressemble étrangement au M26 tel que Castro l’a conçu au
départ. « Dans ses voyages, les sections de cette société, écrit Karl Marx,
emballées dans des wagons de chemin de fer, avaient pour mission de lui
improviser un public, de simuler l’enthousiasme populaire, de hurler “Vive
l’Empereur !”, d’insulter et de rosser les républicains, naturellement sous la
protection de la police. Lors de ses retours à Paris, elles étaient chargées de
former l’avant-garde, de prévenir ou de disperser les contre-manifestations.
La Société du 10 décembre lui appartenait, elle était son œuvre, sa pensée la
plus propre. » En France, le « 10 décembre » devait occuper la rue et mettre
en place une forme de contrôle social. À Cuba, le « 26 juillet » doit
désormais remplir cette mission. Il enrôle pour les grandes manifestations
castristes, fait la police des rues, occupe le terrain.
Enfin, selon Karl Marx, l’autre coup de génie de Louis Napoléon a été la
dissolution de l’Assemblée nationale, le 29 janvier 1849, afin de supprimer
les instances intermédiaires entre lui et le peuple, exclusivement représenté
par la Société du 10 décembre. Tel est aussi l’objectif de Fidel Castro :
supprimer le Parlement cubain afin de donner tout le pouvoir à l’exécutif et
de mettre en place un régime « plébiscitaire » sous la houlette du
Mouvement du 26 juillet.
Il réussit cette prouesse en cinq semaines seulement : le 7 février 1959,
sous la pression de Castro et des manifestations populaires, le
gouvernement de José Miró Cardona décrète la dissolution de l’Assemblée
nationale. Il renvoie les élections à plus tard et promulgue une nouvelle
Constitution. Celle-ci rétablit la peine de mort et impose la confiscation des
biens de tous ceux qui ont servi le régime de Batista. Castro est désormais
libre de ses mouvements. Les prémices de la dictature sont en place.
Dorénavant, le pouvoir exécutif peut édicter toutes les lois qui lui
conviennent, sans la moindre opposition car, selon la célèbre formule de
Castro, « la révolution est source de droit ». Fait incroyable, souvent
négligé : en un mois à peine, Castro a supprimé tout contre-pouvoir
institutionnel. S’il y a une résistance, elle ne pourra venir que de la rue. Or,
sur ce terrain, Fidel n’éprouve aucune crainte. Il est immensément
populaire, et le Mouvement du 26 juillet veille.
C’est dans la plus parfaite indifférence que Castro a fomenté son « coup
d’État du 18 Brumaire ». En poussant, dans l’ombre, les « démocrates
bourgeois » à ordonner la suppression du Parlement, donc du pouvoir
législatif, le bicho a sans doute réussi l’un de ses coups les moins
spectaculaires mais aussi l’un des plus lourds de conséquences politiques.
Autre lien de parenté avec Louis Napoléon Bonaparte : Castro se
considère comme le représentant de la petite paysannerie, des guajiros les
plus misérables. Que dit Karl Marx du futur Napoléon III ? Il « représente
une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la
société française, à savoir les paysans parcellaires, précise le philosophe
allemand […]. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître
comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance
gouvernementale absolue qui les protège contre les autres classes et leur
envoie d’en haut la pluie et le beau temps… » À un siècle d’intervalle, le
cousinage est saisissant. Comme Louis Napoléon, Fidel, pour défendre les
intérêts des paysans cubains, s’appuie essentiellement sur l’armée. Ce
passage de Marx est révélateur de la gémellité des situations : « L’idée
napoléonienne essentielle, poursuit-il, c’est enfin la prépondérance de
l’armée. L’armée était le point d’honneur des paysans parcellaires, c’était
eux-mêmes transformés en héros, défendant la nouvelle forme de propriété
à l’extérieur, magnifiant la nationalité nouvellement acquise, pillant et
révolutionnant le monde. L’uniforme était leur propre costume d’État, la
guerre leur poésie, la parcelle prolong ée et arrondie en imagination, la
patrie, et le patriotisme la forme idéale du sentiment de propriété. » Voilà un
des textes fondateurs du castrisme, jamais vraiment approché en tant que
tel. Il révèle que Castro est un marxiste-léniniste d’inspiration
« bonapartiste ». Sans conteste, le Líder Máximo est cent fois plus marxiste
que les vénérables dirigeants du Parti communiste cubain. En effet, pour
employer le jargon communiste, il analyse une « situation objective » en
fonction du « stade de développement des forces productives ». Ainsi, au
cours des réunions de Cojimar, les vieux caciques du Parti sont
impressionnés par la culture politique de Castro, qui leur révèle sa maîtrise
de l’histoire du communisme et de son idéologie. Il parvient à les
convaincre de la spécificité cubaine, de la similitude entre le « stade de
développement » de la société française du milieu du XIXe siècle et celui de
Cuba au cœur du XXe siècle.
Il évoque le cas de Louis Bonaparte devant Fabio Grobart, son très
discret chef de réseau. Sa thèse ? Il prétend qu’au début de l’ère industrielle
la classe ouvrière ne peut être révolutionnaire, car elle a tout à gagner et
encore peu à perdre, comme c’est le cas à Cuba. En somme, la classe
ouvrière peut être petite-bourgeoise ! À l’opposé, selon lui, la paysannerie
est une classe en crise, inquiète du phénom ène de concentration des terres
qui se poursuit dans l’île. C’est sur elle qu’il convient donc de s’appuyer, et
non sur la classe ouvrière ni a fortiori les classes moyennes. Tel est le
dogme schismatique – la classe ouvrière n’est pas d’essence révolutionnaire
– sur lequel Castro bâtit son « empire ».
Séduits par ce théoricien original et persuasif, les vieux communistes
sont bluffés. Ils comprennent qu’ils ont en face d’eux un caballo, comme ils
le surnomment à cause de ses ruades incessantes, mais aussi un animal
politique exceptionnel. Les dinosaures du Parti, qui espéraient en faire un
jouet entre leurs mains, oublient leurs réticences et se rangent derrière lui.
De toute manière, leur nouvel « ami » ne leur laisse pas le choix.
Le 8 février 1959, lendemain de la mise à mort de la démocratie
parlementaire à Cuba, il peut commencer à agir au grand jour. Il fait savoir
au président Urrutia qu’il est prêt à prendre dans les prochains jours le poste
de Premier ministre jusque-là occupé par Miró Cardona. Ce dernier, qui a
découvert la duplicité du héros de la révolution, démissionne, écœuré par
les pratiques de Castro, et dénonce, sans obtenir le moindre écho, le
« gouvernement parallèle » qui dirige le pays. Le 13 février, Fidel prend les
rênes du gouvernement tout en maintenant en activité son « cabinet noir »,
vrai centre du pouvoir. Au fil des jours, la plupart des ministres
commencent à comprendre qu’ils ne sont que des marionnettes et que les
décisions se prennent ailleurs. Ils s’en émeuvent auprès de Fidel. Menaçant,
celui-ci leur conseille de ne pas broncher : le peuple en liesse pourrait bien
les considérer comme des traîtres.
C’est ce qu’il suggère aussi au président de la République, Manuel
Urrutia, qui lui présente sa démission. Le magistrat n’entend plus
cautionner ce gouvernement fantoche. Sur un ton méprisant, comme s’il
s’adressait à un vulgaire laquais, Castro passe au stade de l’intimidation :
« Pas question, rétorque le Líder Máximo. Vous restez. Si vous partez, vous
serez un conspirateur et n’irez pas loin… » L’avertissement est clair. Le
président Urrutia, effrayé, comprend que sa vie est en danger. Il découvre la
face cachée de Castro, le « gangster » qui règle les conflits en braquant un
revolver sur la tempe de son interlocuteur. Le pauvre magistrat venu de
Santiago, parachuté dans ce mauvais film, cède et reste à son poste. Devenu
l’otage du chef de la révolution, il n’est plus, dans son palais, qu’un pantin
entre les mains de son Premier ministre, le jouet d’une farce tragique alors
qu’au-dehors la fête bat son plein. Mais, terrorisé par son implacable
geôlier, il doit donner le change, tricher à son tour, faire bonne figure,
participer aux cérémonies, sourire, lever les bras devant des foules en liesse.
Pour s’échapper, il devra attendre des circonstances plus favorables. Car,
pour l’heure, Castro est intouchable. Porté par une formidable vague
populaire, irrationnelle et quasi mystique, il est le maître absolu d’un pays
en transe. Comme d’autres avant lui, Manuel Urrutia vient de pénétrer dans
le « cercle de la peur ». À la fin de février, au cours d’une rencontre
protocolaire avec Huber Matos, le président de la République lui glisse en
tremblant : « Je suis un prisonnier, Huber, un prisonnier, vous comprenez ?
J’ai peur… J’ai si peur… »
CHAPITRE XXIV
MARITA ET L’OGRE
Elle s’appelle Marita et vient de l’autre côté des mers. Elle rêve de course
autour du monde, de navigation sans attaches. Fille d’un officier de la
marine allemande, Marita Lorenz est sous le charme de cette ville blanche,
écrasée de soleil. Le 27 février 1959, elle entre dans le port de La Havane à
bord du paquebot Berlin, commandé par son père. Dans les salons du
bateau de croisière, les touristes s’inqui ètent quelque peu de la situation
dans l’île. Ces barbudos ne sont-ils pas dangereux ? Pourra-t-on débarquer
et faire quelques photos ? Vue de l’autre côté de l’Atlantique, la révolution
sous les tropiques a toujours quelque chose d’épicé. Marita est tout excitée
à l’idée de découvrir ce pays en ébullition. Elle ne sait pas qu’elle va
plonger dans l’une des plus extravagantes affaires d’espionnage du
XXe siècle. Penchée au bastingage, elle s’attarde à contempler cette cité
quelque peu irréelle. Elle observe les façades coloniales le long du
Malecón, le boulevard du bord de mer. Sur la gauche, elle aperçoit le
Castillo del Morro, la forteresse espagnole qui surplombe le port comme
une sentinelle silencieuse. Marita n’a jamais mis les pieds à Cuba. Elle ne
sait pas grand-chose de l’« épopée » castriste. Brune, intrépide, tout juste
sortie de l’adolescence, elle a la fraîcheur des jeunes femmes un peu
rebelles. Elle a 19 ans, un sourire dévastateur, et ressemble furieusement à
Jackie Kennedy.
Soudain, venue de la berge, une vedette apparaît avec, à son bord, une
bande de soldats hirsutes et bruyants. Parmi eux, mâchouillant un cigare,
hilare comme un gamin, Fidel Castro lui-m ême. Il demande la permission
de monter à bord du Berlin pour une visite de courtoisie. En ce début
d’après-midi, le commandant Lorenz fait la sieste. Intriguée par cet étrange
équipage, Marita reçoit elle-même les visiteurs.
Avant de laisser Castro et ses hommes atteindre la passerelle, elle leur
ordonne fermement de déposer les armes. Amusé, Fidel sourit et obéit sur-
le-champ. La chica a du caractère… C’est la premi ère fois de sa vie qu’une
femme lui parle sur ce ton. Est-ce le style germanique ? Il est intrigué par
cette jeune fille qui joue les petits chefs, et ne la lâche plus des yeux. À son
tour, Marita s’étonne de l’attitude nonchalante de ce chef d’État en
goguette : le leader de la révolution semble ne plus vouloir quitter ce
bateau. Il plaisante avec les passagers, plastronne, pose ses bottes sur une
table du bar des première classe à l’instar d’un cosaque. Il traîne à bord
comme s’il n’avait rien d’autre à faire, jusqu’au soir, et ne manque pas une
occasion de lancer des œillades frémissantes à la belle Allemande. Il finit
par accepter l’invitation à dîner de son père. Quelques heures plus tard, au
cours du repas, leurs mains se joignent sous la table. Marita est tombée
follement amoureuse du Comandante âgé de trente-deux ans, à l’allure
christique, au regard doux et protecteur. De son côté, Fidel a succombé lui
aussi au charme de Marita.
Quelques jours plus tard, après lui avoir envoyé un avion spécial pour la
ramener des États-Unis, il l’installe carrément au vingt-troisi ème étage de
l’hôtel Hilton. Sans la moindre prudence, il en fait sa maîtresse officielle.
Marita, « la Alemanita » (la petite Allemande), vit un rêve. Fidel l’adore.
Pour elle, il délaisse même l’actrice américaine Ava Gardner, jalouse
comme une tigresse. La comédienne « dévoreuse d’hommes » fait trop
d’esclandres dans les halls d’hôtel et les palais officiels. Elle boit trop, parle
trop. Le service de renseignement cubain, le « G2 », dirigé par Ramiro
Valdés, a conseillé au Comandante de prendre ses distances avec la brune
volcanique venue d’Hollywood. Il lui suggère de ne pas prolonger non plus
cette relation avec une « Allemande dont on ne sait rien ». Mais Fidel,
incapable de dormir seul, décide de garder Marita auprès de lui.
Ses relations avec Celia Sánchez ont pris un tour de plus en plus
platonique. Sous la houlette de Jesús Yañez Pelletier, l’homme qui lui a
sauvé la vie à la prison de Boniato, les gardes du corps du Líder Máximo
s’amusent de le voir sacrifier à la « corvée d’amour » qu’il doit effectuer,
une fois par mois, avec Mademoiselle Celia. Depuis le début de la
révolution, Fidel, le reste du temps, batifole et profite de son statut de star.
Il a un faible pour les mulatas, les femmes métisses. Dans leurs bras, il tente
d’oublier le « non » de Naty Revuelta à qui il a encore proposé le mariage.
Un chef d’État se doit en effet d’être marié, mais Naty, une nouvelle fois,
n’a pas osé quitter son mari, le docteur Fernández Ferrer. Elle reçoit Fidel
Castro chez elle de temps à autre, ou lui rend parfois visite dans la suite
2046 du Habana Libre. Au fond de lui, il en veut terriblement à Naty de
l’avoir éconduit, mais son orgueil lui interdit d’en paraître affecté. N’a-t-il
pas, comme il l’a écrit à sa sœur Lidia, un « cœur d’acier » ?
En ce début de mars 1959, la jeune et fraîche Marita occupe d’ailleurs
tout son esprit. Il la tient littéralement cloîtrée à l’hôtel. Marita, elle,
découvre les curieuses occupations de son bien-aimé : dans sa chambre,
Fidel joue aux soldats de plomb et possède des chars miniatures qu’il
dispose ou fait évoluer sur la moquette avec une minutie d’horloger. Le soir,
en rentrant du « travail », il joue les Clausewitz de salon. La guerre de
positions dans les canyons de l’Oriente lui manque. La jeune fille découvre
aussi ses sautes d’humeur, ses coups de colère, ses effondrements. À
plusieurs reprises, en pleine nuit, elle le surprend prostré, les yeux hagards.
Cet homme, pense-t-elle, est la proie d’un volcan intérieur. Il fait des
cauchemars épouvantables, se réveille en sursaut, en nage, hurle « Où suis
je ? », puis se blottit dans les bras de sa belle qui le dorlote comme un bébé.
À chacune de ces sarabandes nocturnes, Marita est bouleversée par
l’inexplicable désespoir de cet homme si puissant. Après avoir fait l’amour,
elle le berce tendrement. Marita prétend que Fidel a manqué d’affection
quand il était enfant, qu’il a une peur maladive d’être abandonné. Elle ne
sait que peu de chose de sa véritable histoire, mais elle a intuitivement tout
compris. Avec elle le « gangster de Biran » semble aller mieux.
Enfermée dans sa chambre, Marita joue en quelque sorte un rôle de
geisha. Elle ne sort guère, sinon accompagnée, et ignore ce que fait son
« fiancé » à l’extérieur. Il lui confie seulement qu’il est suroccupé. Elle ne
sait pas qu’il a en fait une autre « fiancée », sa secrétaire très particulière,
Lidia Ferreido, installée à quelques mètres d’elle…
Dans la nuit du 3 mars, elle se ronge d’inquiétude, car Fidel n’est pas
rentré à l’hôtel. Son amant a passé une partie de la nuit, de 2h 45 jusqu’à 5h
30 du matin, avec son « agent de liaison », Fabio Grobart, dans les bureaux
de… Guevara, à la forteresse de la Cabaña. En compagnie du Che, l’envoyé
de l’ex-Komintern en Amérique et Fidel mettent au point le « calendrier de
la révolution ». L’Argentin n’ignore rien des liens qui unissent Castro à
Fabio Grobart. S’il est entré aussi vite dans le cercle étroit du Comandante,
ce n’est pas par le simple hasard d’une rencontre au Mexique, mais par leur
commune appartenance au réseau de l’homme de l’Est. Au-delà de leurs
liens personnels bien réels, la complicité des deux hommes au cours de
toutes ces années trouve ici une explication solide.
Une chose est en effet avérée : Ernesto Guevara a été « accroch é » par le
réseau dès 1954, au moment du coup d’État fomenté au Guatemala par la
CIA contre le président Arbenz. Pour lutter par les armes contre le putsch,
le jeune Guevara s’est alors enrôlé dans une milice des Jeunesses
communistes, la brigade Augusto César Sandino, dirigée par un
Nicaraguayen, Rodolfo Romero. Il s’est lié d’amitié à l’époque avec le
secrétaire général des JC guatémaltèques, Edelberto Torres, et a rêvé de
prendre le maquis. Il a été obligé de se réfugier à l’ambassade d’Argentine
pour échapper à une rafle, en compagnie de nombreux communistes, dont
Carlos Manuel Pellecer, dirigeant du PSP cubain. Par la suite, lors de son
séjour au Mexique, lui aussi a fréquenté le correspondant du KGB à
Mexico, Nikolaï Leonov. Au cours de ces « contacts », le Che a découvert
que les positions officielles du Kremlin et l’activité du KGB étaient deux
choses bien distinctes. Publiquement, Nikita Khrouchtchev avait beau
soutenir la thèse du statu quo entre les deux superpuissances et défendre à
grands cris la « coexistence pacifique », en sous-main, le KGB activait ses
réseaux chargés d’affaiblir les États-Unis d’Amérique dans leur zone
d’influence. Tel était le rôle du réseau « Caraïbes » en Amérique latine, plus
particulièrement à Cuba.
Dans sa chambre d’hôtel, telle Pénélope, Marita Lorenz attend des nuits
entières le retour de Fidel Castro. Elle ignore qu’au fil des mois son novio a
transformé le pays en un gigantesque tribunal populaire. Cuba a été livré à
une justice expéditive, aveugle, sans autre code que le bon vouloir du
Comandante. Les tribunaux improvisés sont composés de membres du M26
ou d’opportunistes obéissants. Le 12 janvier, à Santiago, Raúl Castro a fait
abattre à la mitrailleuse lourde, sans le moindre procès, soixante et onze
soldats et policiers qu’il a fait enterrer sur-le-champ. À La Havane, en
quelques jours, plus de trois mille personnes ont été arrêtées ; un quart
d’entre elles, soit plus de sept cents, ont été fusillées sans la moindre preuve
de culpabilité. Un peu partout en province, la loi « révolutionnaire » est
impitoyablement appliquée. Fidel, comme il l’a toujours fait, use de la peur
comme méthode de gouvernement. Sa référence est la « Terreur » pendant
la Révolution française. Environ un millier de Cubains sont ainsi
« éliminés » sur la seule « conviction morale » des vainqueurs, pour
reprendre la formule de Castro. On a trop vite oublié la phrase prophétique
du journaliste Miguel Hernández Bauza, qui avait écrit en décembre 1955
dans le magazine Bohemia : « Demain, tout ce qui ne sera pas partisan de
Fidel sera exécuté pour immoralité. »
Rappelons qu’au nom de la morale Castro a comptabilisé le nombre de
morts de la guerre civile et brandi le chiffre de 20 000 victimes ; le vrai
bilan est en fait de 1 800 morts sur une période de huit ans, dont ceux des
affrontements civils et de la guérilla dans la sierra Maestra, soldats
batistiens inclus. Comme toujours, Fidel triche avec les statistiques. Il
manipule aussi l’Histoire : il compare les morts de la guerre civile cubaine à
ceux de la barbarie nazie, et annonce la tenue prochaine d’un procès de…
Nuremberg à La Havane ! Pis, le 22 janvier, il passe à l’acte.
Dans l’enceinte du stade de la capitale, devant dix-huit mille spectateurs
conditionnés, hystériques, assoiffés de sang, il monte un épouvantable
procès télévisé, digne des jeux du cirque. La vedette, le major Jesús Sosa
Blanco, est condamnée à mort sans que l’accusation apporte la moindre
preuve irréfutable de sa culpabilité. Mais qu’importe ! L’essentiel est
ailleurs, dans la haine suscitée et entretenue par les troupes du M26 et par
son journal, Revolución, qui multiplie les demandes de condamnations à
mort.
Fidel est le grand ordonnateur de ce simulacre de justice. Dans la fièvre
du triomphe, il se laisse aller à ses pulsions de vengeance. Mais, devant les
réactions horrifiées de la presse internationale, il fait vite marche arrière.
Désormais, les procès auront lieu sans caméras, hors la présence des
journalistes, dans les enceintes militaires, aux camps de Columbia et de La
Cabaña, sous la surveillance du Che et de Camilo Cienfuegos. Prudent,
Fidel instaure une terreur plus discrète, mais toujours aussi implacable. Il
est le Torquemada de la conscience cubaine, l’homme qui va sauver l’âme
de ses concitoyens par la « purification », autrement dit par le peloton
d’exécution, el paredón.
Pour cela, il lui faut en permanence contrôler « ses » juges. Ainsi, à la fin
de février 1959, il s’insurge en apprenant qu’un tribunal révolutionnaire
vient d’acquitter, faute de preuves, des aviateurs accusés d’être les auteurs
du bombardement de la ville de Santa Clara. Castro avait imposé qu’on les
juge pour « génocide ». Or le tribunal de Santiago, contrôlé par des rebelles
modérés du M26, a estimé que les quarante-trois militaires ne pouvaient
tomber sous ce chef d’inculpation. Au mépris de toutes les règles du droit,
Fidel intervient directement dans la procédure, qualifie l’acquittement de
« grave erreur », impose un nouveau procès et nomme comme nouveau
procureur le ministre de la Défense en personne, un proche de son frère
Raúl, Martínez Sánchez : « Ces hommes, souffle-t-il aux juges, ont la même
mentalité que ceux qui lancèrent la bombe atomique sur Hiroshima. »
Nuremberg, Hiroshima… Le Líder Máximo révèle là encore sa verve
outrancière, son penchant pour l’enflure. L’absence de preuves pour
condamner les militaires ? Il la balaie d’un revers de main : « Les tribunaux
n’ont pas besoin d’autre preuve que les villes et les populations dévastées,
ainsi que les douzaines de cadavres de femmes et d’enfants mis en pièces
par la mitraille et les bombes de ces aviateurs », lance-t-il, vengeur. La
lecture du dossier ne laisse apparaître nulle part que des femmes et des
enfants aient été victimes des bombardements en question, mais l’ancien
avocat, el Doctor Castro, s’en moque. Il lui faut des condamnations. En
mars, dix-neuf pilotes sont condamnés à trente ans de prison, dix autres à
vingt ans, et les artilleurs et mécaniciens à des peines comprises entre deux
et six ans de réclusion.
En quelques semaines, Castro a imposé « son » droit, le même que celui
qu’il exerçait sur ses propres troupes, au Mexique ou dans la sierra
Maestra ; sauf que c’est à présent un droit de vie et de mort sur tous les
Cubains. L’autocrate, agent du réseau « Caraïbes », peut passer à la phase 2
de son plan. Il peut accélérer la mise en place de la réforme agraire engagée
dans la sierra Maestra, cette mesure si attendue qui va faire basculer
définitivement Cuba vers le communisme.
Auparavant, il monte néanmoins une subtile opération de diversion :
pendant que le « cabinet noir » de Cojimar peaufine le texte de la réforme,
il part pour un long périple de trois semaines aux États-Unis et en Amérique
du Sud. Avant son départ, il prend soin de prendre quelques mesures
« populaires ». Il baisse le montant des loyers de 30 à 50%, de même que
les tarifs du téléphone et de l’électricité. Il supprime les plages privées,
accélère la confiscation des biens de tous ceux qui ont soutenu le régime de
Batista. Mais, selon ce critère, qui est coupable ? Les chefs d’état-major de
l’armée de Batista ? Les simples soldats ? Les fonctionnaires subalternes ?
Les commerçants qui n’ont pas suivi à la lettre les consignes du M26 ? Les
industriels qui ont refusé de payer l’impôt révolutionnaire ? Les électeurs
qui ont voté pour Batista en 1956, ou le million et demi de ceux qui ont voté
pour son homme de paille, Rivero Agüero, en novembre 1958 ? Fidel
Castro ne précise pas. C’est lui et lui seul qui édictera la règle retenue en
fonction de ses intérêts politiques du moment. Il pourra ainsi lancer
brutalement une opération « confiscation de maisons » si les événements
l’exigent. De ce fait tous les Cubains se retrouvent dans un état d’insécurité
latente : du jour au lendemain, ils peuvent se retrouver à la rue ou perdre
leur emploi si le Líder Máximo en a décidé ainsi. Le « cercle de la peur »
s’est consid érablement élargi.
Quand il part chez le « Grand Frère du Nord », le 15 avril 1959, Fidel
Castro exulte. Il débarque à Washington avec deux heures de retard, comme
à son habitude, car il adore faire attendre ses interlocuteurs. Il est
accompagné par Fidelito et joue devant la presse les bons pères de famille.
C’est Luis Conte Agüero, la star des médias cubains, qu’il présente comme
son meilleur ami, qui l’accompagne et lui sert de conseiller en
communication. Ironie du sort, Luis Conte Agüero est le demi-frère de
Rivero Agüero, l’ancien dauphin de Batista !… Au programme des deux
hommes : rassurer l’opinion américaine. Fidel doit donner de lui une image
lisse et sympathique. Au cours d’un entretien télévisé digne d’une pièce de
Feydeau, il joue donc les Américains moyens. Installé dans un décor très
middle class, il répond timidement aux questions de son intervieweur,
demande à son fils en pyjama de s’exprimer en anglais devant la caméra.
Castro semble n’avoir jamais vécu ailleurs qu’aux États-Unis. Le Robin des
Bois de la sierra, le guérillero fanatique et illuminé, ne serait que ce petit-
bourgeois en pantoufles qui va aller coucher son chérubin dans quelques
minutes, une fois les caméras parties ? À deux ou trois reprises, on discerne
dans les yeux malicieux du bicho une irrépressible envie d’éclater de rire.
Le numéro est grotesque, presque indécent. Pourtant, le subterfuge marche
à merveille. Les gringos le prennent pour un des leurs. Fidel réussit à
séduire l’opinion américaine. « Il était prêt à mâcher du chewinggum pour
faire plus yankee », confie Luis Conte Agüero.
Dans la capitale américaine, il apparaît aux côtés de plusieurs de ses
ministres, dont Rufo López Fresquet, en charge des finances. Mais il ne
vient pas aux États-Unis parler affaires et leur ordonne de ne quémander
aucune aide économique. Pas question de mendier ! Il n’est là que pour
séduire l’opinion publique. Le propagandiste qu’il est n’a pas résisté à
l’invitation de la presse américaine, en l’occurrence l’Association des
éditeurs de journaux. C’est par ce biais qu’il espère toucher l’Amérique
profonde et circonvenir l’hostilité de la Maison Blanche. Au cours de son
séjour, il multiplie les déclarations amicales, répète qu’il n’est pas
communiste. En uniforme vert olive, il joue les révolutionnaires tranquilles.
À la télévision, il prend des allures d’enfant de chœur et s’exprime dans un
anglais hésitant, timide.
Un homme ne croit pas une seconde à son numéro d’artiste : Richard
Nixon. Le vice-président le reçoit pendant deux heures et demie dans son
bureau du Capitole, le dimanche après-midi 19 avril. Fidel n’a rien
demandé, rien sollicité. Comportement peu usuel : il n’avait même pas
prévenu le département d’État de sa visite « priv ée ». Eisenhower, ulcéré
par ce toupet, avait envisagé de ne pas lui accorder de visa. Finalement,
quand l’entourage de Castro a fait discrètement savoir que le leader cubain
serait ravi de s’entretenir avec « Ike », ce dernier a pris prétexte d’une partie
de golf pour ne pas le recevoir. Richard Nixon, lui, n’a pas de ces états
d’âme. Il entend se faire une idée de l’individu qui se cache derrière le
masque du gentil libérateur. Dans un premier temps, il découvre un
baratineur pathologique, autiste, incapable d’écouter l’autre. Au cours de
leur entretien, le vice-président américain observe son hôte discourir sans
fin, et ne l’interrompt pratiquement jamais. Aux côtés du Premier ministre
cubain, Jesús Yañez Pelletier comprend que son patron déraille. Il soliloque
et Nixon laisse s’embourber cet illumin é. Pelletier est effondré : comment
arrêter cette logorrhée ? À l’issue de la rencontre, le vice-président les
raccompagne, glacial, et leur serre à peine la main. Il a acquis la conviction
que son visiteur est un dangereux mégalomane et un manipulateur et que,
sous son règne, Cuba sera bientôt livré aux communistes.
Mais il est bien le seul à tenir ce langage. Dans l’entourage
d’Eisenhower, on continue à ne pas savoir sur quel pied danser avec cet
avocat aux multiples visages. N’a-t-il pas répété à la presse américaine,
durant toute une semaine et sur tous les tons, qu’il est un défenseur acharné
de la liberté de la presse, « ennemie de toutes les dictatures » ? N’a-t-il pas
clairement déclaré à Central Park, à New York, devant près de vingt mille
spectateurs enthousiastes, qu’il était partisan d’une démocratie humaniste ?
« Notre révolution s’inspire du principe démocratique, elle est une
démocratie humaniste […]. Humanisme équivaut à ce que l’on entend par
démocratie ; non pas une démocratie abstraite, mais une démocratie
concrète, c’est-à-dire le libre exercice des droits de l’homme et en même
temps la satisfaction des besoins de l’homme […]. Démocrates, nous
proclamons le droit de l’homme au travail, le droit au pain. […] Ni pain
sans liberté, ni liberté sans pain ! Ni dictature de quelques groupes, ni
dictature de castes, ni oligarchie ! Liberté avec pain, sans terreur. Voilà
l’humanisme ! » Médusés, les Américains ne saisissent pas d’emblée la
portée du ténébreux discours de Fidel Castro. À y regarder de plus près, il
est pourtant inspiré d’un bout à l’autre du traditionnel bréviaire marxiste. Le
slogan « Ni pain sans liberté, ni liberté sans pain ! » va d’ailleurs faire le
tour du monde, brandi par toute une génération d’intellectuels de gauche et
d’extrême gauche.
Quelques jours plus tard, sans provoquer le moindre remous dans la
presse, Castro annonce placidement, au cours d’un entretien télévisé, Meet
the press, que le peuple cubain n’est pas mûr pour qu’on envisage
d’organiser des élections avant quatre ans. Cette information capitale passe
inaperçue dans le flot de discours, d’interviews exclusives, de causeries
improvisées et d’envolées verbales du Líder Máximo. Le prince de la
rhétorique noie les Américains sous les mots. À la barre des médias, El
Doctor ne porte plus sa robe d’avocat, mais plaide à n’en plus finir. Il
défend sa révolution jusque « dans les entrailles du monstre ». Il parle,
parle, parle jusqu’au bout de la nuit. Inébranlable, il poursuit son activité de
brouilleur de pistes.
Pendant ses rares moments de liberté, il part en promenade sans gardes
du corps, comme par défi. Il a discrètement fait venir Marita Lorenz dans
une suite de l’hôtel Statler, en face de Pennsylvania Station. Mais il est
souvent absent, dévoré par son agenda. Marita découvre que son amant,
pourtant plutôt attiré par les femmes à peau mate, aime à être entouré de
blondes journalistes américaines. « S’il cherche à les séduire, témoigne
Jesús Yañez Pelletier, c’est pour être sûr d’avoir des articles favorables. »
Afin de rassurer la jeune Allemande de plus en plus jalouse, Fidel lui fait
visiter les monuments dédiés à Jefferson et à Lincoln. Un soir, de retour à
l’hôtel, il semble soudain en transe. Il lui glisse : « Je suis comme Jésus : je
porte la barbe, j’ai la même allure que lui et j’ai trente-trois ans, comme
lui ! » L’espace de quelques secondes, la jeune femme prend peur.
« J’acquiesçai mais, au fond de moi-même, se souvient-elle, je me disais
qu’il était devenu vraiment fou. » Elle s’interroge alors sur sa curieuse
aventure : ne devrait-elle pas rester aux États-Unis avant d’être rongée par
la jalousie, face aux absences réitérées de son amant cavaleur ? Mais elle
croit dur comme fer à la promesse qu’il lui a faite. Un soir de grande
exaltation, Fidel l’a en effet demandée en mariage et lui a promis qu’elle
deviendrait la « reine de Cuba ». « Tu vois, Alemanita, lui a-t-il lâché, Cuba
est à moi. Ici, tout est à moi. Si tu m’épouses, ce sera aussi à toi… » Puis, le
lendemain, il s’est de nouveau éclipsé et n’a plus jamais parlé mariage.
Pourquoi Fidel Castro a-t-il entraîné sa jeune maîtresse à Washington ?
Cet homme si méfiant et si précautionneux a très vite su que Marita n’était
pas une simple jeune fille de passage. Germanique par son père, Heinrich
Lorenz, elle est surtout américaine par sa mère, Alice June Lofland. Or cette
dernière, ex-danseuse à Broadway, a travaillé pour le FBI et émarge encore,
à l’époque, à la CIA ! Les services de Ramiro Valdés ont rédigé un rapport
sur le cas Marita et l’ont communiqué au Comandante. Sa réaction ? Il n’a
rien dit à sa maîtresse, mais a poursuivi comme si de rien n’était sa relation
avec elle. Est-ce une Mata Hari spécialisée dans les confidences sur
l’oreiller ? Fidel ne semble pas s’en préoccuper. Il décide de jouer au chat et
à la souris avec l’Alemanita. Rompu à toutes les manipulations, l’agent du
réseau « Caraïbes » s’amuse. Il entraîne Marita dans son labyrinthe de
leurres et de dissimulations. Si c’est une espionne, elle n’aura que peu
d’informations à lui soutirer. Si elle est innocente, elle sera récupérée tôt ou
tard par les services secrets américains pour la seule raison qu’elle aura été
sa maîtresse. Dans l’un et l’autre cas, El Doctor, en continuant de la garder
auprès de lui, joue certes avec le feu, mais il aime ces situations. Castro est
passé maître dans les parties de billard à douze bandes ! Est-ce pour jouer
avec les nerfs d’Allen Dulles, patron de la CIA, persuadé que l’information
lui parviendra, qu’il glisse à Marita Lorenz, un soir, au lit, qu’il est un grand
admirateur de Hitler à qui il reproche seulement d’avoir voulu exterminer
les Juifs ? Est-ce par calcul qu’il lui confie, droit dans les yeux, qu’il est un
anticommuniste viscéral ? « Le communisme, lui lance-t-il, c’est le Diable !
Tu entends, Marita : le Diable ! »
Durant cet été 1959, Camilo Cienfuegos se sent l’âme flottante. Comme
l’immense majorité des Cubains, il reste un inconditionnel de la révolution,
un partisan farouche de l’indépendance nationale ; il croit dur comme fer
que la réforme agraire va rendre enfin un peu de dignité aux plus pauvres.
Face à Fidel, il est comme sous hypnose, incapable de réagir à ses
dérapages de plus en plus nombreux. La passion l’aveugle. Mais, dans le
même temps, il sent qu’il n’est plus l’enfant chéri de la révolution. On
l’invite de moins en moins aux réunions de Cojimar. Les décisions se
prennent de plus en plus sans lui. Aurait-il commis une faute ? Fidel est-il
agacé par ses blagues de collégien, son air de ne jamais rien prendre au
sérieux ? Est-il lassé par son sourire dévastateur et insolent ? En fait, Castro
n’a tout simplement plus besoin de lui ni de ce qu’il représente. Il a déjà
passé l’armée rebelle par pertes et profits. Conformément aux plans des
« conjurés de Cojimar », le M26 sera bientôt remplacé par la milice de
l’INRA, devenu le véritable « nouveau gouvernement ».
Camilo a du mal à accepter cette évidence : cette armée rebelle si
héroïque, si fraternelle, si riche dans sa diversité, dont lui-même est le
symbole vivant, n’a été qu’un instrument de prise du pouvoir pour celui
qu’il admire tant. Aujourd’hui, cette armée de libération est devenue un
fardeau, voire un obstacle pour le Comandante. Camilo voit des centaines
de barbudos, qui ont risqué tant de fois leur vie, licenciés, renvoyés dans
leurs foyers sans ménagement, contraints, sur ordre de Raúl Castro, de raser
leur barbe, de tailler leurs cheveux et de rendre armes et uniformes. Il voit
ses fiers compagnons « défroqu és », humiliés, remplacés par des
bureaucrates communistes ou de simples opportunistes. Le choc est rude.
En signe de solidarité avec ces « dégradés », il se fait couper les cheveux à
son tour. Les rebelles n’ont plus besoin de ressembler aux apôtres. Sans
tambour ni trompette, Staline est en train de supplanter le Christ. La période
« romantique » est révolue.
Cette fois, Camilo réagit enfin. À sa manière bouillante et désordonnée.
Il parvient à parler à Fidel. Il menace de démissionner de son poste de chef
d’état-major de l’armée si l’on n’indemnise pas convenablement les soldats
« licenciés ». Il propose qu’on leur alloue une pension. Fidel hausse les
épaules. Il croit Camilo incapable de mettre sa menace à exécution. Il
promet d’avoir plus d’égards pour les anciens barbudos, mais, ajoute-t-il, il
faut se préparer à riposter à l’invasion américaine. « Pour cela, poursuit-il,
nous avons besoin de soldats disciplinés et efficaces, pas de guérilleros du
dimanche ! » Camilo Cienfuegos se sent blessé. Comment cet homme peut-
il mépriser à ce point ces hommes qui l’ont porté au pouvoir ?
Quelques jours plus tard, malgré l’intervention de Camilo, le
Comandante fait délivrer trois mille billets de train gratuits aux guerriers de
l’armée rebelle pour qu’ils rentrent chez eux. En fait, Castro n’a tenu aucun
compte des observations de son ancien lieutenant. Dans son bureau, devant
son secrétaire Juan Orta, il discute du cas Camilo avec son frère Raúl. Il
hurle, furieux : « Ce plan sera mené à son terme, coûte que coûte ! Et cent
Camilo ne pourront rien y faire ! » Ravi, Raúl boit du petit-lait. Il profite de
cette colère pour s’engouffrer dans la brèche : « Camilo, ajoute-t-il, est un
socialiste frivole (jacarandoso) et nous devons le passer à la trappe (pasarlo
por el aro). » Fidel ne réagit pas à la suggestion à peine voilée. Pour Raúl,
ce silence signifie qu’il a le feu vert pour régler le cas Cienfuegos.
La « Chinoise rouge » tient enfin sa vengeance. Son seul rival pour
occuper le poste qu’il convoite, celui de ministre de la Défense, n’est plus
aussi dangereux. Diminué, il n’est cependant pas encore neutralisé. Car
Camilo Cienfuegos est le candidat des militaires, le « chouchou » du peuple
cubain. Mais le mousquetaire de la sierra est davantage un corsaire qu’un
comploteur. Il n’aime ni les intrigues, ni les coups tordus. Pour la première
fois de sa vie, il se sent « chavirer ». Durant ces deux années de guerre, il a
si bien intégré l’idée qu’un homme qui doute est un « traître »… Il aimerait
en parler à Ernesto Guevara, son ami, celui avec qui il a partagé tant de
combats et de fous rires, le seul « homme de terrain », avec Huber Matos,
qu’il considère comme son égal. Mais ce dernier est en voyage officiel
depuis la mi-juin : il effectue une tournée dans huit pays non alignés – dont
la Syrie, l’Égypte, l’Inde, le Pakistan, la Yougoslavie – ainsi qu’au Japon.
Le Che n’est pas opérationnel en terre cubaine : il s’est, dirait-on,
volontairement éloigné des règlements de comptes intercubains, comme si
sa tâche de révolutionnaire était terminée et qu’il voulait déjà partir s’atteler
à d’autres combats. Entre deux avions et deux ambassades, le Che laisse
Fidel conduire sa « guerre » interne.
En août, le Comandante évente un prétendu complot fomenté par le
dictateur dominicain, le général Trujillo, et profite de l’occasion pour
accélérer la purge au sein de l’armée rebelle. Il pousse aussi les
communistes à s’emparer définitivement de la CTC, le puissant syndicat
ouvrier encore aux mains des modérés du M26. C’est dans ce contexte de
« purge générale », accompagné de manifestations populaires quasi
« obligatoires », que survient un événement qui va faire basculer Camilo
Cienfuegos dans le camp des « ennemis de la révolution ».
Le 15 octobre, Camilo reçoit un appel du directeur de l’hôtel Habana
Libre : Marita Lorenz a été retrouvée, agonisante, dans une chambre. Il ne
sait que faire. Il accourt. Il apprend que la jeune fille, après avoir été
droguée et enlevée, a subi un accouchement prématur é, puis que ses
ravisseurs l’ont ramenée dans une chambre de l’hôtel. Atteinte de
septicémie, elle est en train de mourir. Effaré, Camilo la fait hospitaliser
sur-le-champ et lui sauve ainsi la vie.
Il est terrifié. Que s’est-il passé au juste ? Camilo apprend que Fidel,
officiellement en voyage en province, a sans doute organisé l’opération.
Paradoxe : Castro veut garder l’enfant, qui est viable, et se débarrasser de la
mère. Pourquoi cette précipitation ? Pourquoi ne pas avoir attendu que la
grossesse aille à son terme ? Parce que l’homme, en pur impulsif, n’agit que
par foucades ou par nécessité politique. Cette fois, l’affaire Marita est
devenue une affaire d’État.
Camilo Cienfuegos est déboussolé. L’homme qu’il plaçait plus haut que
tout a-t-il pu vraiment se comporter de manière aussi dure ? Dans le hall de
l’hôtel, il lance imprudemment : « S’il a fait ça, je le tuerai ! » Tourmenté,
incrédule, Camilo interroge Fidel dès son retour. Celui-ci nie farouchement
être au courant d’une pareille opération. D’ailleurs, il est prêt à faire fusiller
le médecin qui a commis une telle barbarie. Selon certains témoins de
l’affaire, le praticien qui a « opéré » ce jour-là n’est d’ailleurs pas
obstétricien, mais cardiologue. Il aurait agi sous la menace. Son nom ?
Certains évoquent Orlando Ferrer – le mari de… Naty Revuelta ! D’autres
prétendent que cette histoire est un coup monté par la CIA pour salir Fidel.
L’affaire, digne des Borgia, est si épouvantable que les plus proches amis
de Camilo lui conseillent de l’oublier. Dans un accès de perversité, le Líder
Máximo aurait-il contraint son rival, le mari de Naty, l’homme qui a donné
son nom à sa propre fille, à « opérer » la jeune Allemande pour « raison
d’État » ? Si les faits sont exacts – les témoignages recueillis inclinent à le
penser –, el Loco serait alors devenu l’égal de Richard III. Camilo pressent
qu’il a mis les pieds dans un énorme scandale. Il aide pourtant la jeune
femme à quitter en hâte le pays. Un geste chevaleresque qui va lui coûter
cher.
Lee Harvey Oswald n’a que vingt-quatre ans au moment des faits. Pour
un tueur professionnel, c’est un gamin. Né à La Nouvelle-Orl éans le 18
octobre 1939, il est élevé par sa mère ; le père n’apparaît dans aucune
biographie. Pas vraiment doué pour les études, il s’engage dans les marines
dès l’âge de seize ans. L’armée devient sa vraie famille. Chétif et peu
résistant, on l’envoie en 1957 au Japon, sur la base d’Atsugi, où il apprend
le métier de technicien radar. Cette base est totalement sous contrôle de la
CIA : elle accueille les fameux avions espions « furtifs », les U2, qui
viennent tout juste d’entrer en service pour survoler l’Union soviétique. Le
jeune Oswald est donc astreint au « Secret Défense » absolu. En novembre
1958, il rentre aux États-Unis et prend ses quartiers à la base navale d’El
Toro, en Californie, où sont formés des officiers pouvant être détachés à
l’Agence de Langley. Ses supérieurs lui demandent d’apprendre le russe.
Lee Harvey s’exécute.
Au cours de ce séjour, il se lie d’amitié avec trois hommes appartenant
tous à la Navale : Franck Sturgis, Gerry Hemmings et David Ferrie. Sturgis
est un pilote chevronné, un baroudeur au grand cœur. En 1958, la CIA
l’envoie dans la sierra Maestra pour infiltrer le M26. Franck est au
« contact » de Fidel Castro et devient même officier de l’armée rebelle.
Fasciné par le « Robin des Bois cubain », il est alors persuadé – tout comme
Gerry Hemmings qui le rejoint sur les hauteurs de La Plata comme
conseiller militaire de Castro – que le Comandante est un anticommuniste
forcené. C’est l’époque de la « lune de miel » entre la CIA et le chef
rebelle. Pour eux, pas de doute : Castro est bien un homme de droite. Il
aurait même des tendances fascistoïdes. Les deux hommes envoient des
rapports dans ce sens à leur hiérarchie. Franck Sturgis et Gerry Hemmings
font partie de ceux qu’on appelle à la CIA les cornudos, les cocus, ceux qui
ont été trompés des années durant par le Grand Barbu. Les deux colosses ne
s’en remettront jamais. À El Toro, le malingre Lee Harvey Oswald leur
voue néanmoins une admiration sans bornes.
Bien intégré, même si ses supérieurs notent parfois chez lui une tendance
à l’indolence, Oswald aurait pu poursuivre une carrière sans souci ni accroc
au sein de l’US Army. Mais, brusquement, le 11 septembre 1959, il est
rendu à la vie civile avec une pension de soutien de famille à cause de sa
mère indigente. L’aventurier Oswald ne va cependant pas longtemps
« soutenir » sa pauvre mère. Un mois plus tard, il part pour l’URSS, en
train, via la Finlande. Il arrive à Moscou le 16 octobre. Le même jour, il
écrit au Soviet suprême une lettre dans laquelle il sollicite la nationalité
soviétique en prétendant être un communiste fervent. Il réclame l’asile
politique. Il raconte en outre qu’il est prêt à livrer de grands secrets sur la
base d’Atsugi, les U2 et les systèmes radars américains. Le 30 octobre, il
est à l’ambassade des États-Unis où il supplie qu’on lui retire la nationalité
américaine dans la mesure où il est marxiste !
Intrigué par le personnage, dans un premier temps, le KGB ne répond pas
à son appel. Un humble technicien radar d’une base d’avions espions n’est
certes pas un fretin à négliger, mais son histoire paraît tellement
abracadabrante… Jamais un transfuge n’a agi de la sorte. Qui est-il
vraiment ? Un agent de la CIA venu jouer les « taupes » de l’autre côté du
rideau de fer, comme tout semble l’indiquer ? ou bien réellement un
« soldat perdu » du capitalisme ? On lui explique qu’il est impossible de lui
accorder la nationalité soviétique. Pour le moment…
Lee Harvey Oswald tente alors un extravagant coup de poker : il simule
une tentative de suicide. Il est conduit à l’hôpital où l’on finit par lui
accorder un permis de séjour. Lee Harvey Oswald est désormais surveillé
jour et nuit. Mais que faire de ce cinglé ? Le KGB décide de le « traiter »
plus en profondeur et le soumet à un stage de « vérification » dans les
locaux de la Loubianka. Oswald y disparaît pendant plusieurs semaines. Le
KGB fouille son passé, le cuisine, examine son cas sous toutes les coutures.
Finalement, le transfuge réapparaît au début de 1960. On lui trouve du
travail dans une usine radio à Minsk. Il y rencontre Marina Nicolaïevna,
infirmière à l’hôpital, nièce d’un colonel dépendant du ministère de
l’Intérieur. Ils se marient et ont une fille.
Le feuilleton ne s’arrête pas là. Six mois après l’arrivée d’Oswald à
Moscou, le premier avion espion U2 – piloté par Francis Gary Powers – est
abattu. La « trahison » du petit technicien radar a-t-elle un lien avec
l’« incident » ? Nul ne le saura sans doute jamais. Dans ce genre d’affaires,
les services secrets aiment à laisser circuler les pires rumeurs. Pour le
monde de l’ombre, rien n’est mieux qu’un rideau de fumée.
En 1962, énorme surprise : Lee Harvey Oswald rentre comme une fleur
aux États-Unis. Il réapparaît chez lui, à La Nouvelle-Orl éans, au mois de
juin. Il est d’abord « ausculté » par la CIA durant trois mois, afin de vérifier
que la « taupe » n’a pas été retournée par les Soviétiques. Visiblement, les
services secrets US sont convaincus que leur agent est resté « sain ». Son
incroyable « défection » chez les Rouges est bien restée sous contrôle.
Preuve de la confiance de la CIA à son endroit : le « traître » fait valider son
passeport dans les vingt-quatre heures grâce à l’intervention d’un sénateur
républicain du Texas, John G. Tower, ami d’un certain Harold Lafayette
Hunt.
C’est par ce nouvel ami, homme d’affaires dans le secteur pétrolier, mais
surtout « consultant » de la CIA, qu’Oswald trouve un travail à Dallas. En
octobre, le revenant dégotte un emploi à la firme Jagger-Stoval-Chiles,
entreprise spécialisée dans la fabrication de cartes et graphiques à usage
militaire, dont le principal client n’est autre que le Pentagone. Un autre
protecteur surgit dans l’entourage de l’ex-déserteur : George de
Mohrenschildt, lui aussi dans le pétrole. Il invite Lee Harvey et son épouse
Marina à dîner. George, surnommé « le Baron », est lui aussi un homme de
la CIA1. Il a effectu é pour Allen Dulles plusieurs missions au Guatemala et
en Haïti. Tous les « nouveaux amis » du jeune Oswald font partie du très
sélect « Dallas Petroleum Club ». Tous ces hommes connus pour leurs
positions d’extrême droite sont de discrets mais sûrs soutiens du vice-pr
ésident Lyndon Johnson, tout comme George et Herman Brown à qui la
CIA demande de surveiller son jeune poulain à Dallas.
Ainsi encadré, surprotégé, couvé par un des services de l’ombre de
l’Administration américaine, Lee Harvey Oswald apparaît rarement à son
travail. Il fait des virées dans un camp d’entraînement des Everglades, au
sud de la Floride, près de Miami. Là, il retrouve ses vieux amis Franck
Sturgis, Gerry Hemmings et David Ferrie. Ce trio est depuis des mois en
charge du « dossier Castro ».
Franck Sturgis dirige l’« opération 40 », nom de code donné par la CIA
au projet d’assassinat du leader cubain. D’origine italienne, son vrai
patronyme est Fiorini. L’homme est devenu obsédé par le Líder Máximo.
Sans doute est-ce pour l’avoir trop aimé : les amitiés nouées dans la sierra
Maestra sont comme des liens du sang. Comme Gerry Hemmings, il
éprouve à présent une haine débordante pour le « tyran communiste ». Lors
de la victoire de la révolution, ce dernier lui avait pourtant confié le poste
d’inspecteur des casinos. Durant toute cette période, l’Américain a
fréquenté assidûment la « Famille » et s’est rapproché des frères Lenski, de
Santos Traficante Jr, de Sam Giancana et de John Rosselli, les « barons du
jeu », lesquels cherchaient, dans le chaos de la « Révolution des Barbus », à
préserver leurs intérêts. Par le biais de Meyer Lenski, la Mafia possédait à
La Havane l’hôtel Riviera, magnifique édifice dominant l’océan, planté sur
le Malecón, et l’hôtel Capri. Ces établissements lui avaient coûté
respectivement 25 et 15 millions de dollars. Avant la révolution, Lenski
avait le projet de construire une dizaine d’autres hôtels et de faire de La
Havane le « Las Vegas des Caraïbes ». Avec ses amis de Chicago, il voyait
grand. À l’automne 1958, sentant le vent tourner, les chefs mafieux
entrèrent en contact avec des proches de Castro, Lester Rodríguez et José
Abrantes, afin de proposer leurs services. Au menu des négociations
secrètes dans un salon de l’hôtel Riviera : l’assassinat de Fulgencio Batista
contre la promesse de laisser la Mafia « faire son business » après la
victoire de Castro. Mais, par provocation, ce dernier fit monter les enchères,
réclamant 25 millions de dollars en liquide, en plus du cadavre de Batista.
Finalement, au printemps 1959, Fidel Castro nationalisa les casinos sans la
moindre compensation. Dans le milieu, on appelle ça un « mauvais geste ».
Tous les rêves cubains de Cosa Nostra s’effondrèrent. Santos Traficante Jr
fut expédié en prison en juillet, tout comme le frère de Meyer Lenski, Jake.
Au cours de l’été, avant de faire ses valises, le patron de l’hôtel Riviera,
Charlie Tourine, proposa à Franck Fiorini, qui avait le grade de
commandant des forces aériennes cubaines, de tuer Castro pour un million
de dollars.
À la même époque, Sturgis a rencontré à La Havane un certain Jack
Ruby, patron de night-club à Dallas mais surtout lieutenant de Meyer
Lenski. De son vrai nom Jacob Rubenstein, Jack Ruby est venu rendre
visite à deux reprises à Santos Traficante dans sa prison de Triscornia,
centre pénitentiaire réservé aux étrangers. Le mafieux de Dallas a toujours
été sensible aux intérêts de la « Famille » sur l’île. Le 1er février 1959, il a
ainsi proposé à un trafiquant d’armes qui approvisionnait les rebelles de lui
obtenir un « contact personnel » avec Castro, contre 25 000 dollars. La
rencontre eut lieu avec un émissaire castriste à Kermah, au Texas. Mais
Jack Ruby n’avait alors rien obtenu. Fidel a méprisé Cosa Nostra. Il a
surtout grugé des caïds qui n’ont pas l’habitude d’être humiliés sans réagir.
Depuis le voyage de Jack Ruby à La Havane lors de l’été 1959, la Mafia n’a
plus jamais lâché le Líder Máximo.
David Philipps est furieux. Avec ce cliché, il aurait pu faire pression sur
Guillermo Ruiz. En tout dernier ressort, il trouve une autre solution. Il fait
envoyer des lettres à Oswald depuis Cuba, de la part d’un certain « Pedro
Charles », ou encore de « María de Rosario Molina », ou de « Jorge », dans
lesquelles on dispense des instructions à l’ex-marine tout en lui promettant
de l’argent. Le courrier le plus « parlant », daté du 14 novembre, est signé
par « Jorge ». On peut y lire : « Cher Lee… Ce dont tu m’as parlé à Mexico
me paraît constituer un plan parfait et devrait rabattre le caquet de
Kennedy… Tu devrais faire attention à toi… » À la mi-novembre, la
conspiration passe à la phase active. Lee Harvey Oswald part à Miami
rejoindre Franck Sturgis et son équipe. Il participe à une réunion chez le
docteur Orlando Bosch avec Marita Lorenz, Pedro Diaz Lanz, Franck
Sturgis et d’autres Cubains. Dans la nuit, un convoi de deux voitures part
pour Dallas. Avant le départ, Marita Lorenz a une altercation avec Lee
Harvey Oswald qu’elle traite de chivato (mouchard). Celui qu’on
surnomme « Ozzie » est taciturne et inquiet. Il sent que la pression monte,
que l’heure de vérité approche.
Dans la banlieue de Dallas, le groupe s’installe dans un motel discret. On
sort des coffres un véritable arsenal : fusils automatiques, viseurs, trépieds,
carabines, et même de l’explosif C4, qu’on entrepose dans les chambres.
Franck Sturgis informe ses équipiers qu’il attend le chef de l’« autre
équipe », Jack Ruby.
Dès son arrivée, le patron du Carrousel Club s’isole avec Sturgis sur le
parking du motel pour être assuré qu’ils ne sont pas sur « écoutes ». Étrange
scène : un représentant de la Mafia et un agent de la CIA chuchotant sous
un réverbère. L’opération est pour le 23, en milieu de journée. Jack Ruby
est soucieux. Il demande à Sturgis ce que Marita Lorenz fait là. Il n’a
aucune confiance en elle. Il est convaincu qu’elle a toujours le béguin pour
« l’ordure de Cuba ». Elle doit partir. Sturgis s’exécute et explique à la
jeune femme : « Ta présence rend les hommes nerveux. J’ai eu tort de
t’emmener avec moi. L’affaire est par trop importante. » Dépitée et
soulagée en même temps, Marita repart le lendemain pour Miami. Les
hommes vont enfin pouvoir travailler.
Le 23 novembre, le dispositif est en place. Deux équipes prennent
position. La première, dirigée par Jack Ruby, est compos ée de tireurs
d’élite de la Mafia, trois Américains et deux Cubains qui ont un point
commun : tous ont travaillé dans le milieu des casinos de La Havane. Leurs
noms : David Yaras, Lenny Patrick, Richard Cain, Herminio Diaz García et
Eladio del Valle Gutieréz. La deuxième équipe, contrôlée par Franck
Sturgis, est formée par Lee Harvey Oswald et trois Cubains : Pedro Diaz
Lanz, l’ancien pilote de Fidel, et les frères Nono Sampol. Lee Harvey
Oswald est chargé de se poster avec les tueurs au sixième étage de
l’immeuble de son lieu de travail, le Texas School Book Depository, qui
domine la Dealey Plaza où le Président doit passer en milieu de journée. Où
est postée la deuxième équipe ? D’après la plupart des témoignages, elle
s’est dissimulée derrière une palissade à une centaine de mètres du lieu de
passage de la limousine présidentielle.
La suite est connue. Les images de la mort de J.F.K. ont été vues et
revues des milliers de fois. Le Président touché à la tête, la panique de
Jackie, le sénateur Connally touché par une balle perdue. Puis, quelques
heures plus tard, l’arrestation d’Oswald dans un cinéma. Enfin le retour de
Jack Ruby qui assassine Oswald dans les murs mêmes de l’hôtel de police
de Dallas, devant une centaine de flics paralysés. Oswald ne touchera
jamais son million de dollars.
Le meurtre de J.F.K. est le plus grand fait divers du siècle. Il est aussi la
plus extraordinaire entreprise de dissimulation de preuves que des services
de renseignement aient menée dans un pays démocratique. La première
concerne l’autopsie de J.F.K. lui-même : pour des raisons touchant le Secret
Défense, son corps a été rapatrié à Washington avant même d’avoir pu être
examiné sur le lieu du crime ; durant le transfert, toutes les manipulations
ont été possibles. Autre élément capital : la limousine, une Lincoln
Continental, a été immédiatement dirigée vers un garage, le Dearborn, où
son pare-brise a été ôté et détruit. Pourquoi ? Sans le pare-brise, sans les
impacts de balles, impossible aux experts en balistique de reconstituer la
scène, de déterminer le nombre de tueurs. Enfin, quand les premiers
policiers parviennent au sixième étage du dépôt de livres, ils notent la
présence de deux armes : un fusil de haute précision, un German Mauser
7,65, et la « pétoire » d’Oswald, le Mannlicher Caracano 6,5. Dans le
second rapport du FBI, le Mauser a disparu. La thèse officielle se doit d’être
simple : Lee Harvey Oswald, militant procastriste, a assassiné le président
des États-Unis. Seul. « J’ai vu les mains d’Oswald à l’ambassade d’URSS,
a confié Nikolaï Leonov. Elles tremblaient comme des feuilles. Cet homme
n’était pas un tireur d’élite. » C’est pourtant cette version grotesque que les
enquêteurs du FBI vont être contraints d’adopter.
Comment pourraient-ils raconter l’incroyable complot qui, à travers la
personne de J.K.F., visait en fait Fidel Castro ? La plupart des exécutants
croyaient en effet qu’en assassinant le président Kennedy, et en faisant
porter le chapeau à Castro, ils allaient libérer Cuba du dictateur
communiste. Le scénario était simple : la mort du président américain tué
par un agent castriste provoquerait un séisme tel qu’une intervention armée
était cette fois inévitable. Marita Lorenz, Franck Sturgis, Pedro Diaz Lanz,
Gerry Hemmings, Jack Ruby ont tous, à des degrés divers, côtoyé Fidel ou
ses proches. Ils ne vivaient que pour connaître la fin du Comandante. Mais
la « chèvre » Oswald n’a pas fait le voyage de Cuba. Il a été trop balourd,
trop fébrile. Il a été repéré, fiché, surfiché par tous les services secrets.
L’« homme seul » était si peu seul qu’il était filé en permanence depuis
octobre par un agent du FBI, James Hosty. Celui-ci a fouillé son
appartement à deux reprises, les 1er et 5 novembre, soit quinze jours avant
le meurtre.
Malgré cette avalanche d’invraisemblances et de contradictions, la
commission Warren nommée par le Congrès conclut que J.F.K. a été
officiellement assassiné par le pauvre Lee Harvey, dérangé et solitaire.
Selon elle, Oswald n’avait aucun lien avec la CIA…
Après le meurtre, David Philipps est promu chef des opérations pour
toute l’Amérique du Sud, et son supérieur, Richard Helmes, sera nommé
patron de la Centrale.
Bien des années après, en 1977, dans le cadre d’une enquête conduite par
une nouvelle commission du Congrès, Marita Lorenz est interrogée. A-t-
elle connu Lee Harvey Oswald ? Oui, bien sûr. Elle l’a croisé dans un camp,
dans les Everglades. Elle a même gardé une photo de l’époque. On la voit,
avec celui qu’elle surnomme « Ozzie », en compagnie d’autres hommes en
tenue de combat. Elle confie le cliché au sénateur Howard Baker, membre
de la commission, qui, par mesure de précaution, l’emporte chez lui. Le soir
même, il est victime d’un cambriolage : la photo a disparu. Cette scène
fixée sur des sels d’argent vaut des millions de dollars : l’ex-ma îtresse de
Fidel Castro et l’« assassin » de John Fitzgerald Kennedy main dans la
main, en treillis. Elle résume à elle seule l’esprit de la conspiration de
Dallas. Elle révèle aussi que, malgré des décennies de haine, de violences,
de meurtres, Cubains et Américains sont deux peuples indissolublement
liés. Liens du sang ? Un jour, peut- être, les citoyens des deux pays sauront.
Pour ce qui est des archives de la CIA, ils devront encore attendre 2029,
date de la levée définitive du « Secret Défense » pour tout ce qui a trait à
l’affaire. À La Havane, les choses sont plus simples : il n’y a qu’un seul
archiviste omnipotent et muet. Mais le dictateur le plus bavard de l’Histoire
sait aussi parfois ne rien dire.
1. Un document déclassifié de la CIA, daté du 29 avril 1963 et signé par l’agent Herbert Atkin,
révèle que « le Baron » est appointé par chèques émis par la centrale de renseignement américaine.
En 1977, George de Mohrenschildt se suicidera quelques heures après la visite de membres de la
commission d’enquête du Sénat chargée d’élucider l’assassinat de J.F.K.
2. Dans un livre intitulé The Double Cross, Chuck Giancana, frère de Sam Giancana et ami de
Santos Traficante, affirme que le meurtre de Kennedy a été organisé par Jack Ruby et Franck Sturgis.
Quatorze ans plus tard, Sam Giancana est abattu quelques heures avant de témoigner devant la
commission d’enquête du Congrès. Le 7 août 1976, on retrouve le corps de John Rosselli, ami de
Sam Giancana, découpé en morceaux, dans un gros bidon de pétrole flottant au large des côtes de
Floride. Il venait de témoigner devant des membres de la commission à son domicile et avait accepté
de faire quelques révélations.
CHAPITRE XXXIV
LE CHRIST EST MORT À ALTO SECO
Il danse ! Il tourne, virevolte devant le brasero comme un hidalgo de
Buenos Aires. Assis tout près du feu, ses hommes sourient et regardent le
Che, médusés. Jamais ils ne l’ont vu ainsi. Ernesto Guevara danse le tango
en enlaçant un tronc d’arbre. Il danse à perdre haleine dans la nuit
bolivienne, au cœur de ce campement de fortune composé d’une
maisonnette en zinc et d’un petit four à pain. Il danse, tel un derviche
tourneur, pour oublier qu’il est seul et déjà abandonné. Il tente
désespérément de croire encore à ses rêves. Il est minuit. La poignée de
guérilleros restée avec lui fête le nouvel an 1967. Au menu,
l’incontournable spécialité cubaine : le porcelet grillé et le congris, mélange
d’arroz (riz) et de frijoles negros (haricots noirs). Comme toujours, Guevara
a laissé manger ses hommes avant de se servir. Ce soir, c’est la fête. À ses
côtés, quelques compagnons cubains, gardes du corps et vieux fidèles de la
sierra, et de jeunes étudiants communistes boliviens.
Il y a aussi Mario Monje, secrétaire général du PC bolivien, venu pour
quelques jours seulement. Entre les deux hommes, le courant n’est pas
passé. Leur relation est même exécrable. Mario Monje a trente-cinq ans,
Ernesto Guevara en a trente-huit. Ils sont de la même génération. Mais une
différence patente les sépare. Mario Monje a du sang indien dans les veines.
Il n’aime pas, chez Guevara, cette arrogance hispanique, ce côté « petit
Blanc » débarquant chez les Jivaros. Il est allergique au mysticisme
castillan. Depuis deux ans, l’apparatchik bolivien a tenté de s’opposer à la
lutte armée dans son pays. Pour une raison toute simple : elle est absurde.
La thèse guévariste du foco (le « foyer » de la guérilla paysanne) est en
Bolivie une pure aberration. En 1952, le gouvernement de Paz Estenssoro a
imposé le suffrage universel, la nationalisation des mines, et les terres ont
été distribuées aux paysans. Pourquoi donc ces derniers iraient-ils se cacher
dans la jungle et tirer sur une armée composée de conscrits, c’est-à-dire de
leurs propres fils ? Pour les beaux yeux noirs du Che ?
C’est de toutes ces questions que Mario Monje est venu discuter avec lui
cette nuit-là. Il veut lui démontrer que le monde ne se réduit pas à la sierra
Maestra, que la Bolivie n’est pas Cuba, qu’il ne peut rejouer indéfiniment la
même pièce. Mais le Che n’a guère envie de parler. Il est mentalement
ailleurs, quelque part dans un faubourg de Buenos Aires ou sur un plateau
d’Alta Gracia, dans la forêt argentine. Il s’ennuyait à mourir à La Havane.
Les combats, la sierra lui manquaient. Au poète chilien Pablo Neruda il
avait avoué en ces termes sa nostalgie : « La guerre… La guerre… Nous
sommes toujours contre la guerre. Mais quand nous l’avons faite, nous ne
pouvons vivre sans elle. À tout instant nous voulons y retourner… »
Depuis des années, il ne pensait plus qu’à ça : rentrer au pays, retrouver
les siens. Comment aurait-il pu avouer à tous ceux qui le vénéraient à Cuba
qu’il étouffait dans leur île ? Le climat humide, très mauvais pour son
asthme, lui provoquait des crises épouvantables. Il n’aimait pas le café
cubano, cet espresso trop sucré. Lui-m ême ne boit que du maté, un genre
de thé fait avec une herbe qu’on ne trouve qu’en Argentine. Il déteste la
plage et la mer. Et puis, il n’est pas parvenu à s’adapter à l’esprit cubain. Il
ne comprend pas cette légèreté, cet humour enfantin, cette ironie aigre-
douce, cette manie de chanter à tout bout de champ. Ce côté « grand
enfant » le met mal à l’aise. Il n’était pas venu à Cuba pour danser la salsa,
mais pour édifier l’« Homme nouveau ». Or, depuis quelque temps, la
situation lui échappait.
Quand cela a-t-il commencé ? Sans doute au début de 1964, quand Fidel
Castro est parti discrètement pour Moscou, presque comme un mendiant,
implorer de nouveaux crédits du Kremlin. Son voyage est passé presque
inaperçu, mais il n’a trompé personne. Aux abois, le Comandante a cédé
aux injonctions de ses « parrains » et fait comprendre à Ernesto Guevara
qu’il fallait mettre quelque temps une sourdine aux luttes de guérilla. Il lui a
demandé de faire une pause.
Or, en ce début d’année, Ernesto Guevara avait lancé une escouade de ses
fidèles dans la sierra argentine pour déclencher la lutte armée dans son
propre pays, dans la région de Salta. Son ami, le journaliste Jorge Ricardo
Masetti, dirigeait la manœuvre. Guevara avait un projet bien arrêté : rentrer
chez lui et prendre la tête de la rébellion. Auréolée du prestige du Che, de
son aura internationale, l’insurrection ne pouvait que réussir. Dans la forêt,
Jorge Masetti avait pris pour nom de guerre « Comandante Segundo ».
Quand il viendrait diriger ses troupes, le Che serait « Comandante
Primero ». Il deviendrait l’égal de Castro. Serait-il un jour président ? Non.
Dans son scénario, il avait pensé au vieux Juan Perón, le dictateur populiste
qu’il n’a pas cessé d’admirer. Il l’avait contacté dans son exil espagnol, à
Madrid, pour lui soumettre son projet. L’ancien caudillo argentin avait jugé
l’idée saugrenue et n’avait pas donné suite. Il avait bien raison : en avril
1964, les guérilleros « guévaristes » avaient été écrasés par l’armée
argentine. Le foco s’était volatilisé. Les rêves d’Ernesto Guevara, aussi. Son
ami Jorge Masetti avait disparu.
Le Che devait réviser ses plans. La route de Buenos Aires lui était
momentanément coupée ? Il allait en trouver une autre par le Pérou, la
Bolivie, voire le Brésil où des généraux venaient de prendre le pouvoir à la
faveur d’un coup d’État, en cette fin d’avril. En attendant, il devait
continuer d’assumer son rôle de ministre de l’Industrie de Castro. Ce
dernier commence à s’interroger sur le cas Guevara.
Faut-il tout lui dire ? Lui avouer que les Soviétiques ne supportent plus
son inflexibilité, son puritanisme borné, son côté « petit prophète
marxiste » ? À l’automne 1964, le Líder Máximo est fort embarrassé. Il ne
sait pas très bien quelle attitude adopter vis- à-vis de son ami Ernesto.
Autour de lui, on se moque ouvertement de la personnalité du Che, de son
obsession de « pureté morale ». Récemment encore, l’Argentin a refusé à sa
femme Aleida, enceinte de son quatrième enfant, une paire de chaussures
italiennes qu’on lui avait offerte. « Les Cubains n’ont pas de chaussures
italiennes, eux ! » lui a-t-il soutenu. Dans la nouvelle nomenklatura
havanaise, on raille le commissaire politique austère, trop spartiate, voire
trop cruel envers ses proches collaborateurs. On est loin de l’image de bonté
et de générosité que certains, abusés par son allure d’apôtre, ont cru voir et
vanter en lui. Fidel, certes, a approuvé son projet de centre de réhabilitation
pour ouvriers à Segundo Cazalis. Mais pas ses méthodes : dans ce mini-
camp de rééducation de travailleurs, Ernesto Guevara explique aux
« récalcitrants », par le cachot ou la privation de nourriture, comment ils
doivent devenir des hommes « neufs », libérés de tous soucis pour les biens
matériels, les salaires et les congés payés, l’éducation familiale des enfants.
Ils ne doivent plus être que des soldats de la révolution. Les rumeurs venues
du camp de Segundo Cazalis prétendent que le Che y formerait une
nouvelle catégorie de prolétaires : les « esclaves-ouvriers ». Le jusqu’au-
boutisme de Guevara commence à faire froid dans le dos. Il faut donc
réduire son influence.
Fidel Castro le déleste peu à peu de toutes ses compétences. Il nomme
Carlos Rafael Rodríguez à la direction de l’INRA, lui demande d’occuper le
terrain au maximum. Lors de nombreuses réunions, Rodríguez critique
ouvertement les options du Che, son « idéalisme », sa foi dans les
« stimulants moraux », jugée réformiste. Fidel Castro s’en prend lui aussi
aux idéalistes, mais sans jamais citer le Che. Dans les sommets du pouvoir,
néanmoins, tout le monde a compris : Guevara n’est plus en odeur de
sainteté.
Dans le jeu complexe du communisme international, Ernesto se retrouve
étiqueté un jour maoïste, un autre jour trotskiste. Les Soviétiques ont
demandé au Líder Máximo de le surveiller de près. Ils ont d’ailleurs envoyé
eux-mêmes un agent du KGB, Oleg Darouchenkov, pour contrôler
directement ledit « trotskiste ». Officiellement, il est l’interprète du héros de
la Révolution ; en sous-main, il est chargé de rapporter à Moscou les
moindres de ses faits et gestes.
Castro a accepté sans rechigner de laisser Guevara dans cette posture.
Pourquoi est-il, lentement mais sûrement, en train de lâcher son frère de
guérilla ? Pourquoi le Líder Máximo s’éloigne-t-il inexorablement de
l’icône qu’il a lui-même créée ? Parce qu’une lutte secrète, non dite, s’est
fait jour entre les deux hommes. Un combat sans merci, qui n’ose pas dire
son nom, à la fois symbolique et invisible, et qui se résume à la question :
qui sera le Simon Bolívar de l’Amérique latine, le Comandante cubain ou le
condottiere argentin ? Lequel des deux saura embraser le continent pour en
faire la « terre de l’Homme nouveau » ? Qui sera le grand leader capable de
fédérer, depuis Mexico jusqu’à Santiago du Chili, tous les Latino-
Américains afin de créer une Union des républiques socialistes d’Amérique
latine suffisamment puissante pour ne plus dépendre ni des Américains, ni
des Russes, ni des Chinois ? Fidel Castro et son goût maladif du pouvoir, ou
Ernesto Guevara et son puritanisme christique ?
Cette rivalité politique ne reste pas très longtemps dans l’ombre. En
octobre 1964, Nikita Khrouchtchev est destitué pour cause d’échec
économique et d’« aventurisme » en matière internationale. Les nouveaux
maîtres du Kremlin, Leonid Brejnev et Alexeï Kossyguine, n’ont pas la
faconde du paysan ukrainien rondouillard. Ils sont froids, pragmatiques,
agacés par les « excès de la danseuse cubaine ». Si La Havane veut toujours
bénéficier des largesses soviétiques aussi bien en matière de livraison de
pétrole brut que de crédits ou d’équipements, il va lui falloir payer un « prix
politique ». Les élucubrations d’Ernesto Guevara sur les « stimulants
moraux » dans l’industrie, ses délires en matière de guérilla aux quatre
coins de la planète devront être mis en sourdine. Son attitude suicidaire
durant la « crise des missiles » a beaucoup choqué Moscou.
Castro comprend le message. Il use pourtant habilement de la carte
Guevara auprès de ses nouveaux interlocuteurs. Il est prêt à calmer les
ardeurs du Che en échange de « compensations ». Mais Ernesto Guevara
refuse de se plier à la nouvelle donne. Il n’a aucune envie d’attendre le
« bon moment » pour déclencher la Grande Révolution en Amérique latine.
Il part pour Moscou afin de s’y faire entendre. Il est reçu par Iouri
Andropov et Vitali Korionov. Cette rencontre ne fait que conforter les
Russes dans leur analyse : Guevara est bel et bien sur la « ligne chinoise ».
Pour eux, il n’est pas question de mettre en péril la « coexistence
pacifique » entre les USA et l’URSS. Ils lui demandent de souffler un peu,
de refréner ses ardeurs révolutionnaires. Mais l’ancien médecin de la sierra
Maestra ne veut rien savoir.
Quand Fidel apprend que son ministre de l’Industrie vient de prononcer à
l’ONU, le 11 décembre 1964, un discours tonitruant dans lequel il déclare
une « guerre totale à l’impérialisme », qu’il est « prêt à donner sa vie pour
la libération de n’importe quel pays d’Amérique latine », il comprend que le
Che a coupé les ponts avec Moscou. L’enfant terrible du communisme a
« pété les plombs ». Il a aussi mis les intérêts de Cuba en danger. En
réaction, le Kremlin a suspendu une ligne de crédit qui devait être
débloquée au début de janvier 1965. Enfin, le Che se positionne de plus en
plus sur le terrain international, domaine réservé du Líder Máximo. Castro,
furieux, le reçoit dès son retour de New York.
Les deux hommes, lucides, savent que leur séparation est imminente.
Mais comment la gérer ? Comment un vieux couple qui a vécu tant de
passions communes va-t-il rompre ? Mal, forcément. Dans le mensonge et
le malentendu. Fidel est conscient que son complice de toujours, cette
« autre partie de lui-même », a une obsession : revenir en Argentine. Mais
la situation politique n’est pas propice à un tel retour. Il faut donc patienter.
Il propose à son ancien compagnon de la sierra de « prendre l’air », de faire
une tournée diplomatique en Afrique, par exemple. Là-bas, de nombreux
foyers révolutionnaires sont actifs, lui expose-t-il. La présence du Che
renforcerait singulièrement la lutte des rebelles. Et puis, l’Afrique n’est une
« zone interdite » ni par les Américains ni par les Russes.
Ernesto Guevara hésite, persuadé que le dirigeant cubain cherche avant
tout à l’éloigner. Fidel serait-il devenu à ce point le « Monsieur Da » des
Soviétiques, comme Batista était le « Monsieur Yes » des Yankees ? N’a-t-il
pourtant pas dit lui-même qu’il fallait faire de l’Amérique latine une
immense « sierra Maestra » ? A-t-il oublié ses rêves de militant
internationaliste ?
Non, Castro n’oublie jamais rien. C’est simplement un animal politique,
pragmatique et calculateur, prêt à sacrifier son meilleur ami pour conserver
le pouvoir. Pour l’heure, il est « soviétique ». Demain, il verra, selon le
vent.
Au cours de leur rencontre tendue, il ne dit pas à Ernesto Guevara que le
4 décembre 1964 un général du KGB, Valentin Ivanenko, est venu à La
Havane pour ramener les services secrets cubains dans le droit chemin en
matière de politique internationale. La reprise en main de l’appareil de
sécurité castriste s’est opérée sous le sceau de l’antiguévarisme.
Écœuré et déçu par le climat qui règne autour de lui, le Che prend alors la
décision de partir en Afrique pour « faire le point ». Il se rend en Tanzanie,
au Soudan, au Mali, en Guinée, au Ghana, au Dahomey, en Égypte, puis,
sans prévenir qui que ce soit, il improvise un voyage en Chine au début de
février 1965. Il y est reçu par Chou En-lai, puis, entre deux portes, par Mao
Tsé-toung en personne. Qu’espère Guevara ? Une aide économique de
Pékin à Cuba ? En fait, il espère obtenir un soutien de la Chine communiste
à ses projets de révolution totale en Amérique du Sud.
Pour Fidel Castro, ce n’est plus une faute, mais une trahison. Cette fois,
le Che a passé les bornes. Il joue les mercenaires pour son propre compte
chez l’ennemi chinois. La presse cubaine n’accorde pas une ligne à
l’incartade du ministre de l’Industrie.
Ce dernier en rajoute encore, à Alger, en prononçant le fameux discours
qui marque sa rupture définitive avec l’URSS, convenant que « les pays
socialistes sont, d’une certaine manière, complices de l’exploitation
capitaliste ». À Cuba, après ces déclarations de l’« hérétique », la panique
gagne les fidélistes. Raúl Castro se précipite à Moscou, le 1er mars, pour
rassurer le Kremlin. Il y rencontre Vitali Korionov et Andreï Gromyko. Il
leur jure que Fidel n’est pour rien dans les « délires du Che », que des
sanctions seront prises dès le retour de ce dernier et qu’il sera « neutralisé
politiquement ».
Le 15 mars, Ernesto Guevara rentre à La Havane. À l’aéroport, Castro et
le président Dorticós l’attendent dans le hall et le reçoivent telle une famille
qui vient saluer son fils avant qu’il ne passe devant le peloton d’exécution.
On tente de sourire, de donner le change, mais le regard de Fidel ne trompe
pas : il va régler ses comptes. Au cours d’un entretien houleux qui dure
pratiquement deux jours, les deux hommes en viennent presque aux mains.
Mais Guevara sait qu’il a déjà perdu la partie. Que risque-t-il ? Un procès
en haute trahison, comme certains conseillers soviétiques le réclament ? Un
exil dans quelque pays socialiste ? Il n’a qu’une envie : retourner en
Amérique du Sud. Les deux hommes trouvent alors un compromis :
Guevera démissionne de tous ses mandats cubains, demande à être délesté
de la nationalité cubaine, et Castro lui propose d’aller soutenir la guérilla au
Congo. Pour l’heure, il n’est pas question de l’impliquer dans une grosse
opération « latino » : les Soviétiques ne l’accepteraient pas.
Contraint et forcé, Ernesto Guevara va donc se lancer dans la lutte armée
africaine. Il quitte son domicile, le 1er avril 1965, après avoir été pris en
main par une équipe de « relookage » des services secrets cubains.
Désormais, il est chauve, porte des lunettes, a des sourcils proéminents et se
nomme Ramón Benítez. En changeant d’identité, le Che n’est plus le Che.
Roi du subterfuge, Castro vient de le faire disparaître sans l’assassiner.
L’icône s’est littéralement volatilisée. La voici dans la pire des prisons,
celle de l’oubli. Très vite, confrontés à cette étrange disparition, les
observateurs, journalistes et diplomates évoquent sa mort, une exécution à
l’ancienne. La rumeur court les ambassades : Castro a fait assassiner le Che
comme au bon vieux temps des « gangsters » de l’université.
Au Congo, « Ramón » se retrouve à la tête d’une colonne de guérilleros
cubains, sur les bords du lac Tanganyika, sous le pseudonyme de « Tato ».
L’expédition, par trop improvisée, est un fiasco : ses alliés congolais, dont
Laurent Kabila, qui ne savent pas qui il est réellement, lui battent froid, lui
adressent à peine la parole. D’autre part, les rebelles africains ont de gros
problèmes avec la discipline ; ils comprennent mal ces Cubains qui ne
parlent ni le français ni le swahili. Enfin les Chinois, qui avaient promis
d’importantes livraisons d’armes, se font attendre. Pékin n’est plus
préoccupé que par le nouveau front ouvert à ses portes : la guerre du
Vietnam déclench ée au cours de l’été 1965. Résultat : le Che, après de
longs mois de combats désordonnés, est piteusement exfiltré du cloaque
congolais vers Dar es-Salam, en Tanzanie.
En fait, Ernesto Guevara est malade. Il a contracté un virus qui ressemble
à celui de la dysenterie. En janvier 1966, il réside secrètement dans une
dépendance de l’ambassade cubaine dans la capitale tanzanienne, où il est
soigné. Castro lui envoie aussitôt des agents du G2 pour le rapatrier à La
Havane. Mais Ernesto n’a plus confiance en son « ami » Fidel : il ne veut
pas rentrer. Il sent qu’à son tour il risque de subir le même sort que Camilo
Cienfuegos ou que tant d’autres, brisés et éliminés par l’Ogre de Biran. Il
demande une faveur : revoir sa femme, Aleida, qui a accouché, voici
quelques mois, de son quatri ème enfant, Ernesto Jr. Grimée. La jeune
femme le rejoint sous une fausse identité et passe six semaines enfermée
avec lui dans sa chambre. Elle se transforme en infirmière de choc. L’amibe
qui ravage l’organisme du Che est virulente ; elle provoque de terribles
diarrhées qui l’obligent à porter des alèses. Plus tard, Aleida cachera cet
épisode de la vie de son mari en parlant de six semaines où leur couple s’est
retrouvé et beaucoup aimé : « C’était la première fois que nous étions
vraiment seuls ensemble. Nous avons rattrapé le temps perdu. »
Au cours de cette « lune de miel » sous antibiotiques, Ernesto Guevara
promet à son épouse qu’il l’emmènera un jour en Argentine. La chambre est
évidemment sur écoutes. Les hommes de Manuel Piñeiro, chef des services
secrets, récupèrent les bandes magnétiques et les transmettent à La Havane.
Fidel Castro a-t-il écouté son « meilleur ami » dans sa plus stricte intimité ?
Dans son bureau du palais présidentiel, le Líder Máximo est tiraillé.
Depuis le départ du Che en Afrique les choses ont changé. Les banquiers de
Leonid Brejnev ont débloqué 167 millions de dollars. La guerre du Vietnam
est devenue la priorité des USA. Il peut donc harceler de nouveau
l’« impérialisme » sans craindre de subir de graves revers. Les camps
d’entraînement à la guérilla ont été réactivés. Fidel Castro est revenu à ses
rêves de la sierra Maestra. Il reçoit lui-même les jeunes révolutionnaires
venus de tous les pays d’Amérique latine. Ceux qui l’imaginaient dans le
costume de l’apparatchik soumis aux ordres de Moscou se sont trompés. Le
Premier ministre est toujours en treillis.
Comment expliquer ce brutal retour aux sources ? Un événement
considérable a bouleversé son attitude : Fidel Castro a compris le jeu des
Américains à son endroit. Son flair politique ne le trompe pas : il a acquis
l’intime conviction qu’ils ne chercheront plus à envahir Cuba ni à
déstabiliser son régime. Quelles que soient leurs gesticulations, leurs
déclarations bellicistes, leur aide en millions de dollars aux exilés de
Miami, il a perçu qu’une « fabuleuse » décision avait été prise au sommet
de l’État américain. Contrairement à ce qu’il craignait, Lyndon Johnson n’a
pas lancé de nouveaux tueurs à ses trousses ; aucune nouvelle opération
« Mangouste » ou « Liborio » à l’horizon. Explication : les USA ont pris la
décision de garder à leurs portes, à 90 miles de leurs côtes, un « enfer
rouge » afin de « vacciner » une bonne fois leurs concitoyens contre la
tentation communiste. Grâce à Cuba, les Américains ont désormais sous les
yeux, au quotidien, en live, la réalité du socialisme dans sa version
tropicale. Cette position, Castro en est convaincu, était déjà défendue par
certains conseillers de Kennedy. Ainsi, en pleine crise des missiles, lors
d’une réunion dans le « bureau ovale », l’ambassadeur des USA aux
Nations unies, Adlai Stevenson, avait proposé au Président un « deal
secret » avec Cuba : on rétrocède la base de Guantánamo à Castro et on
garantit le maintien en place de son régime, contre la promesse de sa part de
se détacher de Moscou. Ainsi, concluait Stevenson, nous aurions à nos
portes un « échantillon communiste inoffensif ». Les faucons du Pentagone
avaient alors traité le diplomate d’irresponsable sénile. On lui avait ri au
nez. Certains cessèrent même de lui adresser la parole. Puis, au fil des ans,
l’idée saugrenue de Stevenson s’imposa peu à peu comme une évidence. En
catimini, comme un non-dit, la thèse de l’« échantillon communiste
inoffensif » est entrée dans les faits. Si on pousse celle-ci à son terme, le
Líder Máximo ne serait plus pour les USA qu’un « gardien de musée », le
patriarche mégalomane et tyrannique d’une « réserve rouge », un
Disneyland stalinien utile et nécessaire. Or le « gangster » de La Havane,
qui a un sens aigu du rapport de forces, saisit ce changement chez son
« ennemi mortel » : « Je ne suis ni un pragmatique ni un dogmatique ; je
suis un dialecticien, lâche-t-il. Rien n’est statique, tout change… »
Le 3 octobre 1965, Fidel donne des nouvelles du « cher disparu ». Lors
de l’annonce de la composition du Comité central du nouveau Parti
communiste cubain, il révèle que le Che est bien vivant. La preuve ? Il a
écrit au Comandante une lettre dans laquelle il lui annonce qu’il part pour
de nouveaux combats et qu’il renonce à la nationalité cubaine. La voix
brisée, Fidel lit alors un passage de cette correspondance : « D’autres terres
du monde réclament la contribution de mes modestes efforts… Je porterai,
sur les nouveaux champs de bataille, la foi que tu m’as inculquée, l’esprit
révolutionnaire de mon peuple, le sentiment d’accomplir le plus sacré des
devoirs : lutter contre l’impérialisme partout où il est… » Quelques mois
après avoir fermé la porte au militant internationaliste, Castro le fait de
nouveau entrer dans son jeu. Il a gardé cette lettre par-devers lui pendant six
mois, et ne l’exhibe qu’au bon moment. Il sort en somme son joker. Celui
qui n’existait plus est soudain placardé sur tous les murs de La Havane. Des
posters géants de Guevara sont affichés aux quatre coins de l’île. La célèbre
photo de Korda, celle du guérillero contemplatif et mystique, est tirée à des
centaines de milliers d’exemplaires. L’élève des Jésuites invente un
nouveau Che christique, vénéré comme un demi-dieu, dont le destin ne peut
se terminer qu’en nouveau « chemin de croix ». Le metteur en scène le plus
génial et le plus pervers du XXe siècle vient d’en faire l’icône d’une
génération d’étudiants hippies, romantiques et d’extrême gauche. De
Berkeley à Paris, par cette photo mythique, le Che acquiert la célébrité des
Beatles. Que dit-elle ? Que le « fils de Dieu » est redescendu sur terre, venu
d’Argentine, qu’il a prêché la bonne parole, puis qu’il ira se sacrifier dans
quelque guérilla en pleine jungle. Mais si, selon la Bible, Dieu a ressuscité
Son fils « sacrifi é », le démiurge cubain, lui, a pour l’heure d’autres projets
pour son « émissaire ». Ses services secrets l’ont affublé d’une nouvelle
identité : désormais, le Che est un économiste uruguayen nommé Francisco
Mena González. Mais on peut aussi l’appeler Ramón, ou même Mongo. On
peut l’appeler comme on veut, puisqu’il n’existe plus…
Alina n’a pas saisi le véritable motif de cette soudaine marque d’affection
paternelle. Dans tous ses actes, fût-ce les plus intimes, Fidel fait encore de
la politique. En tombant dans les bras d’un lieutenant du contre-espionnage,
cette fille « insoumise » est devenue un « souci » : les hommes qui gravitent
désormais autour d’elle sont en effet des agents opérationnels en mission en
Amérique du Sud. Ils sont tenus au « Secret Défense ». En cette année
1972, leur mission prioritaire est le Chili de Salvador Allende. Ils font
partie du GAP (Groupe des amis du président), une garde prétorienne
formée à Cuba, chargée de la protection personnelle du président chilien.
Tony de La Guardia est le coordinateur de cette équipe de bodyguards. Il
travaille main dans la main avec l’homme de confiance d’Allende, Max
Marambio, dit el Guatón, un Chilien qui a fait ses classes à l’école cubaine
de la guérilla.
Tony de La Guardia a été le chef de l’escorte de Castro lors de son
curieux voyage au Chili en 1971. Il se moque un peu du Chef qu’il
compare, lors de cette balade chilienne, à un « prédicateur chez les
Indiens ». Le Comandante, qui n’était censé rester que dix jours en visite
officielle, s’y est attardé plus de trois semaines, au grand agacement
d’Allende. Étrange attitude : le dictateur cubain ne parvenait plus à quitter
le Chili. Dans son comportement, il y avait du César visitant Carthage.
Ébloui par la richesse du pays, par ses mines de cuivre, ses domaines
immenses, ses montagnes vertigineuses, il rêvait. Cuba et son malheureux
sucre lui paraissaient si étriqués, si modestes. La victoire d’Allende avait
réveillé en lui cette belle idée de grande nation sud-américaine dont il serait
bien sûr le leader incontestable. Castro le Conquistador étouffe dans son île,
trop exiguë et nonchalante pour satisfaire son insatiable besoin de
puissance. Pour lui, le nouveau centre du monde, au début des années
soixante-dix, a un nom : le Chili. Avec Salvador Allende, il dispose d’un
allié sincère, mais fragile. Il le connaît bien, puisqu’il a financé sa
campagne électorale de 1970. Salvador Allende s’est même rendu à Paris,
en 1969, pour récupérer deux millions de dollars en liquide, remis en mains
propres par un agent castriste du nom de Virulo. Peu après, une somme de
huit millions de dollars, envoyés par la valise diplomatique au Mexique, a
atterri dans les caisses de la campagne électorale du candidat socialiste.
Selon un responsable de la Sécurité cubaine, ces deux « livraisons »
provenaient d’un compte « personnel » du dirigeant cubain dans une banque
suisse, à Zurich, alimenté régulièrement par Celia Sánchez. Le 4 novembre
1970, la victoire de Salvador Allende a donc été un peu celle de Castro.
Depuis lors, tous les services spéciaux de La Havane sont mobilis és
autour d’un même objectif : radicaliser la révolution chilienne. Fidel Castro
organise des livraisons clandestines d’armes dans le port de Valparaíso, non
pas destinées à l’armée chilienne mais au MIR (Mouvement de la gauche
révolutionnaire), organisation de guérilla dont la majorité des membres ont
été formés à Cuba. Ses militants, téléguidés par le Líder Máximo,
déstabilisent le régime d’Allende en multipliant attentats et provocations
pour entraîner le président en place, jugé trop modéré, à fomenter un
putsch. Castro ne change pas fondamentalement : c’est un « golpiste » pur
et dur. Il rêve de transformer le Chili en un autre Cuba en poussant Allende
à éliminer tous les partis d’opposition, à dissoudre l’Assemblée nationale,
comme il l’a fait chez lui, et à décréter l’état de siège, car, estime-t-il,
l’affrontement avec les États-Unis est inévitable.
Les hommes comme Patricio et Tony de La Guardia sont les éléments
clés du dispositif castriste : ils ont pour tâche d’entraîner Allende dans cette
voie. Le scénario de guerre du Comandante est toujours le même : le MIR
et ses guérilleros procubains créeront un foyer de lutte armée dans la sierra,
feront basculer le pays dans la guerre civile, et, avec ou sans Allende, y
instaureront le communisme. Pour mener à bien ce projet, Castro a besoin
d’infiltrer l’appareil de la Sécurité chilienne, d’y placer ses propres agents
afin de contrôler le pays à l’heure de l’insurrection. Il juge Allende trop
réformiste, trop mou, trop démocrate ? Pour peser sur lui, il va jusqu’à
dépêcher un de ses « play-boys » de la Sécurité avec pour mission de
séduire et épouser une des filles du président, Beatriz, surnommée « Tati ».
L’officier, Luis, est obligé de divorcer d’avec sa propre femme pour mener
à bien cette opération d’infiltration « au plus près ».
Tel est le genre d’informations que Fidel ne veut pas voir parvenir
jusqu’aux oreilles de sa fille. Mais le Líder Máximo a une autre crainte : le
succès de l’expérience chilienne du président Allende. Celui-ci croit au
« passage au socialisme par la voie électorale ». Depuis douze ans qu’il est
au pouvoir, Castro n’a pas organisé à Cuba la moindre consultation. Et si
Allende réussissait ? Si cet avocat aux allures de père tranquille prouvait au
reste du monde que la voie des armes n’est pas obligatoire ? Pour le Cubain,
ce serait la fin du mythe du guérillero triomphant. Il va donc tout faire pour
torpiller la « voie démocratique » empruntée à Santiago et peser sur les
choix de son « protégé » chilien.
Sur son chemin, il a affaire à un redoutable adversaire : le chef des
opérations spéciales de la CIA pour l’hémisphère Sud, David Philipps, l’ex-
officier traitant de Lee Harvey Oswald, l’homme qui supervisa la capture
d’Ernesto Guevara, l’agent qui a longtemps suivi à la trace le Comandante.
Philipps est devenu au fil des ans une machine à anticiper les coups du chef
de la révolution. Dans la longue partie d’échecs que se livrent les services
de renseignement, il a beaucoup appris sur son ennemi. Il connaît ses
réflexes, ses méthodes d’intervention, ses obsessions. Il épie aussi les
moindres faits et gestes des agents cubains au Chili. Il aurait même organisé
contre Castro une tentative d’assassinat manquée à la caméra piégée, lors de
son voyage derrière la cordillère des Andes.
Dans cette guerre de l’ombre, Fidel se croit infiniment supérieur aux
« Anglo-Saxons ». Il les juge « naïfs », « couards », car ils n’ont pas,
comme les Hispaniques, le sens du « sacrifice de leur propre vie ». Sous
d’autres formes, sous d’autres cieux, Fidel Castro rejoue toujours la même
guerre : celle du petit catholique timide et frustré qui entend battre à plates
coutures l’ennemi juré, le protestant du collège voisin. Mais, cette fois, le
rival se révèle aussi violent qu’implacable. La CIA fomente un coup d’État
et impose le général Pinochet à la tête d’une junte militaire pour diriger le
pays. Ce dernier instaure une vraie dictature comme les aime Castro, avec
sa censure, ses camps d’internement, sa répression contre l’opposition, sa
police politique.
Dans son palais de la Moneda encerclé par les chars, Salvador Allende,
sur le point d’être arrêté, se suicide le 11 septembre 1973. À ses côtés, des
membres du GAP, pratiquement tous cubains. Parmi eux Patricio et Tony de
La Guardia, les amis d’Alina. Les jumeaux parviennent à s’enfuir et à se
réfugier à l’ambassade de Suède. À leur retour à Cuba, le Líder Máximo,
radieux et fier de ses hommes, les reçoit comme des héros. Pourquoi donc ?
Leur rôle n’était-il pas de protéger la vie de Salvador Allende ? La
révolution chilienne est un fiasco et pourtant Castro applaudit à tout
rompre. Ce naufrage prouve en fait qu’il avait raison : la voie démocratique
est « sans issue »…
La légende raconte que le président chilien se serait donné la mort avec la
mitraillette AK47 que lui aurait offerte Castro au cours d’un séjour à La
Havane. Voilà une bien étrange manière de se suicider. Aujourd’hui encore,
l’énigme n’a pas été dissipée. Allende s’est-il vraiment donné la mort ? Les
pires rumeurs circulent, selon lesquelles le président n’aurait pas été abattu
par des soldats chiliens, mais par des hommes des services spéciaux cubains
afin d’en faire un martyr utile à la cause révolutionnaire, un « Guevara en
costume trois-pièces ». Absurde ? Quelques faits troublants viennent
épaissir le mystère. Quelques mois après la mort de son père, Beatriz
Allende, en exil à Cuba, s’est suicidée d’une balle dans la tête avec l’arme
de son époux. Elle a été suivie peu après par sa tante Laura, sœur de
Salvador Allende, elle aussi en exil à La Havane, qui s’est jetée par la
fenêtre d’une chambre du onzième étage de l’hôtel Riviera, face à la mer.
Quel lourd secret ces deux femmes ont-elles emporté avec elles ?
Alina, elle, a fini par se marier. Son père a organisé les épousailles dans
une ambiance de catacombes. Grand seigneur, le Comandante a même
offert le repas de noces, mais selon ses propres goûts : une salade de
spaghettis à la mayonnaise et à l’ananas, puis des gâteaux, le tout arrosé de
rhum Havana Club, et, pour lui-même, une bouteille de whisky qui a été
auparavant goûté, sécurité oblige. L’assistance est presque exclusivement
composée d’hommes de la Sécurité pour éviter les risques d’attentat. Alina
n’a pu inviter pratiquement aucun de ses amis. L’atmosphère est sinistre.
C’est un mariage « avec miradors ». Une noce funèbre. La jeune épousée a
la sensation de plonger dans un puits sans fond. Pourquoi son père a-t-il
voulu à tout prix participer aux agapes si c’était pour jouer les croque-morts
et gâcher sa fête ? Pourquoi l’a-t-il empêchée d’avoir à ses côtés sa
meilleure amie, Hildita Guevara, la fille du Che ? Alina est effondrée. Avant
de partir, Castro la prend à part :
« Quand tu divorceras, inutile de me prévenir, lance-t-il, perfide.
– Ne t’en fais pas, riposte Alina. Je n’ai toujours pas ton numéro de
téléphone. »
Un an plus tard, Alina divorce effectivement, convaincue que son père
n’a pas ménagé sa peine pour faire capoter son mariage. Elle sombre dans
la dépression, devient anorexique, ne côtoie que des hommes de la Sécurité.
Elle vit un cauchemar. Elle est devenue une femme sous haute surveillance.
Elle vit néanmoins une idylle avec Honduras, un sous-lieutenant des troupes
spéciales d’origine italienne, ami des frères La Guardia, incontournables, et
de José Abrantes chez qui elle passe le réveillon du jour de l’an. La petite
bande ne se quitte plus. Peu à peu, Alina accepte sa condition de « femme
différente ». Son nouveau fiancé la comble. Attentionné, drôle, il lui écrit
des poèmes enflammés.
Bizarrement, son père ne reproche pas cette idylle à sa fille. Mieux, il
l’encourage. Elle est près de lui confier qu’elle souhaite convoler à
nouveau. Mais quelque chose la retient.
Un jour, Fidel l’invite à lui rendre visite au palais. À peine s’est-elle
installée en face de lui, dans son bureau, qu’elle a une vision d’épouvante :
« Une force perverse se glissa dans mon regard, se souvient-elle. La peau de
mon père s’effaça et j’eus la vision d’un amas de tendons et de nerfs noués
qui dégageaient une aura maléfique, et d’un troisième œil énorme et
sanguinolent qui lui sortait du front. » Minute terrible : Alina voit en son
géniteur un cyclope sanguinaire. Cette « vision » agit sur elle comme une
révélation. Pour elle, cet homme est un monstre.
Est-ce à cause des révélations que son amie Hildita lui a faites
récemment ? Hildita Guevara, avec qui Alina a passé la majeure partie de
son adolescence, vient de perdre sa mère, emportée par un cancer à trente-
neuf ans. Sur son lit de mort, Hilda Gadea a confié à sa fille qu’elle était
persuadée que le Che avait été sacrifié en Bolivie et que Castro l’avait
délibérément envoyé à la mort pour en faire un martyr.
Alina se souvient alors de cet étrange moment où son père, à l’occasion
de la célébration du dix-septième anniversaire de la prise de la Moncada, le
26 juillet 1970, devant une foule dévote et hébét ée, avait brandi un trophée
mortuaire : les propres mains de Che Guevara ! Cette image la hante. Ce
jour-là, son père avait beaucoup à se faire pardonner. Il venait d’annoncer
l’échec de la fameuse zafra de 1970, qui était censée atteindre les dix
millions de tonnes. Alors que le pays avait été transformé en camp
retranché, que toutes les catégories de la population avaient été enrôlées de
gré ou de force dans les cannaies, sous le contrôle de l’armée, on avait tout
juste franchi la barre des huit millions de tonnes. Cet échec avait fait dire à
Castro, à l’adresse du peuple cubain : « Vous êtes en droit de demander mon
départ ! », mais, au cas où certains l’auraient pris au mot, il avait aussitôt
ajouté : « Cela ne changerait rien ! » Et le grand dramaturge avait alors
exhibé les mains de l’Ange pour rappeler à son peuple que la révolution
n’était qu’un long et éternel chemin de croix.
Alina n’a pas oublié. Avec Castro, le bonheur sur terre est une illusion.
Le moine-soldat le lui rappelle par chacun de ses actes. Elle veut fuir,
quitter cette folie, comme l’a fait sa tante Juanita, la sœur de Fidel, en 1964.
Elle décide que jamais elle ne s’appellera Castro. Ce nom-là est maudit. Il y
a autour de lui trop de spectres. Elle préfère garder le nom de celui qu’elle a
aimé comme un père et qui a disparu de sa vie en 1959 : Orlando Fernández
Ferrer. Lui aussi est parti à cause de l’homme au pouvoir. Oui, elle
s’appellera Fernández, pour toujours. Et, le jour venu, elle quittera cette île
saccagée par le Cyclope.
CHAPITRE XXXVI
DON VIRGILIO ET LE PETIT PRINCE DES SABLES
Chaque soir il sacrifie au même rituel. Ses mains tremblent, il fouille la
terre, la soulève, creuse une petite tombe et y enfouit le livre sanglé dans un
sac plastique. L’ouvrage est l’Iliade d’Homère. C’est son seul lien avec le
monde réel, un antidote à la folie. Il en lit un passage tous les jours pour ne
pas sombrer. Un ami a réussi à lui remettre cet exemplaire qu’il protège
comme une relique. Reinaldo Arenas vit caché depuis des semaines dans
l’enceinte du parc Lénine, dans les environs de La Havane. Il erre dans ce
lieu clos comme un animal en cage, se dissimulant derrière les bosquets, à
l’abri d’un talus, attendant fébrilement la tombée de la nuit pour souffler un
peu, ou la venue d’un ami fidèle porteur d’un peu de nourriture. Traqué,
pourchassé, Reinaldo est un fuyard sans espoir, un homme perdu. La police
le recherche pour « viol sur mineurs », mais aussi pour « déviationnisme
sexuel ». Sa photo est affichée dans tous les commissariats. On lui a
également collé sur le dos le crime suprême : agent de la CIA. Il risque la
peine de mort.
En cette année 1973, il est devenu l’ennemi public numéro un. Il n’arrive
toujours pas à comprendre comment il a pu en arriver là, lui, le jeune
écrivain en pleine ascension, primé par ses pairs, ceux qu’on appelle les
« officiels », ceux dont la principale activité littéraire consiste à faire des
rapports à la Sécurité d’État. Reinaldo Arenas n’était pas même un
« dissident ». Il avait jusque-là suivi le parcours exemplaire d’un écrivain
révolutionnaire. Soudain, voici que le couperet est tombé. Fidel Castro a
décidé de faire la chasse aux homosexuels. Avec une violence et une
détermination sans faille.
Né à Holguín, fils de paysans pauvres, Reinaldo est un enfant modèle de
la révolution. Il est monté dans la sierra à l’âge de quinze ans pour s’enrôler
dans l’armée rebelle, puis a suivi pas à pas les barbudos avec ferveur et
allégresse. Il est pratiquement né dans la marmite castriste de la révolution.
Il a assisté aux procès politiques dirigés par Raúl Castro au théâtre Pantoja,
à Holguín, n’y voyant qu’un remake tropical de la Révolution française
comme, plus tard, tant d’autres intellectuels. Il travaille en tant que
manœuvre dans une fabrique de pâte de goyave. Fidéliste zélé, il obtient
une bourse pour s’initier à la comptabilité agricole et se retrouve dans un
centre d’endoctrinement où on lui inculque le catéchisme marxiste. À
plusieurs reprises, il vient à La Havane avec des centaines de ses camarades
boursiers, entassés dans des camions à bestiaux, tous réquisitionnés pour
acclamer le Comandante sur la place de la Révolution. Reinaldo coupe la
canne à sucre sans rechigner. Il est embauché dans une ferme d’État à
Manzanillo ; il y est chargé de compter les poulets. Il accomplit sa tâche
avec discipline, malgré la désorganisation, les vols réguliers de matériel par
les fonctionnaires, le manque de compétence des chefs, le contrôle tatillon
de l’instructeur soviétique, un certain Vladimir.
Le jeune paysan fait partie de cette catégorie sociale qui a tout à gagner
au nouveau régime. Mais il n’agit pas seulement par intérêt : il croit ferme
aux idées de la révolution. Le jeune guajiro est un comptable modèle, à tel
point qu’il obtient le privilège d’être embauché à l’INRA, l’Institut national
de la réforme agraire, à La Havane. Il quitte donc son Oriente natal pour
pénétrer dans le « sanctuaire » de Castro. Lui qui n’a pratiquement jamais
connu son père finit par croire, comme la plupart des jeunes Cubains, que
Fidel est pour lui un père de substitution, un tuteur bienveillant et juste, le
« parrain » idéal. Mais, au fil des jours, les choses commencent à se gâter.
Le 13 mars 1968, le grand-père de Reinaldo perd la modeste épicerie
qu’il gérait tant bien que mal dans les environs de Holguín. Ce jour-là,
brutalement, Castro a décidé de collectiviser le petit commerce : épiceries,
quincailleries, bars, etc. En quelques heures, ce qu’il restait de vie sociale
disparaît. Immobile et muet, le pays sent la mort et finit par ressembler à
une gigantesque nécropole. Le grand-p ère de Reinaldo en perd la raison. Il
erre dans les rues, sans but. À la vue de son aïeul dément, le jeune fidéliste
perd un peu de sa foi.
Ensuite, le 21 août 1968, il entend son « parrain » soutenir l’invasion de
la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie. Il encaisse cet
incroyable renoncement, persuadé que Fidel Castro, farouche défenseur de
l’indépendance nationale, doit avoir de bonnes raisons d’agir de la sorte.
L’année suivante, il écoute « Oncle Fidel » annoncer qu’il se met au
régime pour donner l’exemple en matière de rationnement. Il trouve la
ficelle un peu grosse, mais Oncle Fidel se démène tant pour donner une
belle image de Cuba à l’étranger ! Après la mort du Che, il l’a vu multiplier
les opérations de soutien aux guérilleros sud-am éricains comme les
Tupamaros en Uruguay ou les Montoneros en Argentine. Reinaldo est fier
de l’ascendant moral de Cuba, de sa capacité à organiser des mouvements
révolutionnaires comme les FARC en Colombie, les FARG au Guatemala,
les FALN au Venezuela. Castro est l’orgueil de Cuba, devenu le phare des
nations non alignées. On y crève de faim et de peur, mais le monde entier
« nous » regarde. Curieusement, après avoir cloué au pilori les idéalistes,
« Oncle Fidel » reprend le flambeau de Guevara. Le journal unique,
Granma, répète jour après jour que le pays a retrouvé sa grandeur perdue.
Le parti unique clame que son leader est infaillible. En ce début des années
soixante-dix, le culte de la personnalité est une donnée fondamentale du
Cuba socialiste. Castro est partout. On lui prête des pouvoirs magiques de
sorcier ou de devin. Il lit dans les pensées. Castro, c’est Big Brother. Le
jeune Reinaldo a fini par y croire. Les menus tracas qu’il connaît du fait de
ses amours homosexuelles lui paraissent presque secondaires. Côté vie
privée, il se débrouille ; pour le reste, il fait confiance à « Oncle Fidel » qui
prend tout en charge, notamment l’éducation et la santé. Après tout, ce
dernier n’en a qu’après les « folles », ces « homos » excentriques qui
ternissent l’image du pays des guérilleros.
1. Traduit aussitôt en France aux éditions du Seuil par Claude et Carmen Durand.
CHAPITRE XXXVII
TOUS DES AGENTS DOUBLES !
Il en voit partout. Il les imagine complotant dans les sacristies, les
confessionnaux, là où la police politique n’a pas encore pénétr é. En cette
fin d’année 1980, Castro est convaincu que le danger, pour lui, viendra des
nouveaux fidèles de l’Église cubaine, de leur aptitude à copier le
mouvement Solidarność qui se développe alors à Cracovie, à Gdansk, mais
aussi dans la capitale polonaise, Varsovie. L’organisation syndicale
catholique devient son obsession. Il ordonne à José Abrantes, responsable
de sa sécurité personnelle, de traquer sans faiblesse tout ce qui peut
ressembler à un embryon de contestation d’inspiration chrétienne. Il ne veut
pas entendre prononcer le mot « Solidarité ». Mieux : il donne l’ordre
d’arrêter toute personne surprise en flagrant délit de soutien verbal aux
dissidents polonais. Les églises, pourtant peu fréquentées, sont désormais
placées sous haute surveillance. La pratique religieuse, réprimée sans
relâche depuis vingt ans, est encore très faible dans l’île ? Peu importe.
Castro se méfie comme de la peste des gens qui mêlent Évangile et
contestation. Là-dessus, il ne prendra pas le moindre risque.
Pour l’instant, il n’observe qu’un frémissement ténu, une discrète reprise
du culte, certes sans aucun rapport avec le raz de marée polonais, mais sait-
on jamais ? Fidel veut anticiper l’événement et étouffer dans l’œuf le
« retour des curés ». Cuba ne sera jamais la Pologne, prévient-il. Le 5 avril
1980, il fait arrêter Elizardo Sánchez, un jeune professeur de philosophie,
spécialiste du théoricien marxiste français Louis Althusser, entré en
dissidence officielle et qui pourrait bien avoir des liens avec la mouvance
chrétienne.
Le 1er décembre de la même année, un événement lui fournit l’occasion
de montrer sa détermination face à tout mouvement issu de l’Église. Ce
jour-là, quatre religieuses sont séquestrées par un groupe d’une dizaine de
jeunes Cubains à la nonciature de La Havane. Castro n’hésite pas une
seconde : il envoie sur place les troupes d’intervention de la DGOE
(Dirección general de las operaciones especiales) dépendant du ministère de
l’Intérieur, command ées par Patricio de La Guardia. Le commando d’élite,
dans lequel se trouve le frère jumeau de Patricio, Tony de La Guardia,
donne l’assaut sans sommations, en utilisant un gaz irritant très dangereux,
le « CS », qui diffuse une fumée rosâtre. Au terme de cette intervention plus
que musclée, de nombreux protagonistes sont hospitalis és dans un état
sérieux, dont Patricio de La Guardia lui-même, victime de la mauvaise
qualité de son masque à gaz. Quelques jours plus tard, après un procès
expéditif, trois hommes faisant figure de responsables de la prise d’otages,
les frères Marín, tous témoins de Jéhovah, sont exécutés.
Castro a-t-il voulu faire un exemple ? Il a en tout cas qualifi é l’affaire
d’« opération du Saint-Siège », histoire de faire passer à Rome le message
suivant : à Cuba, il n’y a et n’y aura pas de sanctuaire pour l’opposition. On
traquera les dissidents jusque dans les sacristies, si nécessaire.
L‘archevêque de La Havane, Mgr Carlos Manuel de Céspedes, capte fort
bien le signal. Il est convaincu que l’« opération Saint-Si ège » a été montée
de toutes pièces par les services secrets cubains, que certains des preneurs
d’otages sont des agents de la Sécurité en mission commandée. « Les frères
Marín n’avaient pas sur eux la moindre arme, déclare le prélat. Je ne suis
même pas sûr que les religieuses aient vraiment été prises en otage. C’était
une opération concertée visant à empêcher toute libre expression dans une
enceinte religieuse. Et surtout de faire un exemple pour l’avenir. »
Ce succès ne rassure pas pour autant Castro. Autour de lui, en effet, un
monde s’effondre. Le Líder Máximo observe les premi ères fissures dans le
bloc soviétique et ses satellites d’Europe de l’Est. Il sent confusément que
la glorieuse période du communisme est derrière lui. Empêtrée dans la
guerre d’Afghanistan depuis 1979, affaiblie par une crise économique sans
précédent, l’URSS n’est plus en mesure de contrôler son empire. Ce qu’il
craignait n’a pas tardé à se produire : les hiérarques du Kremlin lui ont fait
clairement comprendre que Cuba n’était plus pour eux une priorité. À la fin
de février 1980, Raúl s’est rendu à Moscou et a appris de la bouche même
de Iouri Andropov, d’Andreï Gromyko et de Boris Ponomarev, dans les
locaux du Comité central, qu’ils ne viendraient plus les défendre, le cas
échéant, contre les États-Unis. Ils livreront autant d’armes que nécessaire,
mais n’enverront aucun corps expéditionnaire, aucun navire de guerre.
Cuba a cessé d’être un site stratégique pour le Kremlin, il s’agit tout au plus
d’un comptoir qui ne mérite qu’une attention lointaine. Le mythe du
« porte-avions soviétique » amarré face à la Floride est mort et enterré.
L’envoi dans l’espace d’un astronaute cubain, Arnaldo Tamayo, ancien
cireur de chaussures devenu cosmonaute, à bord de la navette spatiale
Soyouz 38, le 18 septembre 1980, masque à peine la fin de la lune de miel
entre les deux pays. Il n’y a ni refroidissement ni fâcherie, seulement un
début d’indifférence. La pire chose qui soit.
Encore une fois, Fidel Castro est confronté à une douloureuse
contradiction : comment peut-il, en tant que leader du mouvement des pays
non alignés, soutenir l’invasion de l’Afghanistan par son allié soviétique,
guerre qui a toutes les caractéristiques d’un conflit colonial ? En fait, la
situation internationale ne le préoccupe pas autant que les soucis intérieurs.
Sur son territoire, le Líder Máximo doit resserrer les rangs. Il sent comme
un flottement dans son entourage, un début de désenchantement.
Le suicide de Haydée Santamaría, le 26 juillet 1980, jour anniversaire de
l’assaut de la Moncada, sonne comme un avertissement. L’ancienne
combattante de la Moncada s’est tiré une balle dans la tête dans son bureau,
le jour de la fête nationale. Laisse-t-elle une lettre, un testament politique,
une explication ? Les Cubains n’en sauront rien. Le message s’adresse à
tout le pays : la directrice de la Casa de las Américas, égérie de la
Révolution, fidèle parmi les fidèles, a claqué la porte à sa manière, héroïque
et définitive. Elle a tourné le dos à celui qu’elle considérait comme un dieu
dans la sierra Maestra et qui l’a transformée peu à peu en garde-chiourme
de la culture officielle.
Peu à peu, les complices de l’épopée des barbudos quittent la scène.
Après Celia Sánchez, gardienne de la mémoire du Líder Máximo,
remplacée par le docteur José Miyar Barrueco, dit « Chomy », les femmes
l’abandonnent. Sa propre fille, Alina, joue les provocatrices en s’opposant
physiquement à des répudiations publiques d’opposants, à l’École de
diplomatie où son père l’a inscrite, croyant ainsi lui apprendre les bonnes
manières. Pendant que Fidelito poursuit sagement ses études de physique
nucléaire à Moscou, sous l’identit é de José Raúl Fernández, Alina
l’indomptable multiplie les actes d’insubordination pour attirer sur elle
l’attention de son géniteur. Elle donne bientôt naissance à une petite fille,
Mumim, et sombre aussitôt dans une profonde dépression nerveuse.
Hospitalisée durant quatre mois dans une clinique psychiatrique, elle en sort
régénérée, décidée à vivre intensément, et multiplie les frasques, les sorties
dans les boîtes de nuit où elle séduit les étrangers sachant qu’elle est filée
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, que les agents de la Sécurité ne la
lâchent pas d’une semelle et font des rapports quotidiens à son père sur sa
conduite. Celui-ci ne sait que faire de cette « véritable peste » qui cherche à
tout moment à créer du scandale. Elle vit une histoire d’amour avec un
diplomate italien, s’affiche partout à son bras. À l’instar de nombreuses
Cubaines en mal de devises, est-elle, comme certains le murmurent, une
jinetera (une cavalière), c’est-à-dire une fille qui vend ses faveurs en
échange d’une poignée de billets verts ? En tout cas, elle est arrêtée pour
prostitution et écope de trois jours de garde à vue comme n’importe quelle
citoyenne. Finalement, elle est libérée. Suprême privilège pour la fille du
Comandante : à sa libération, ses geôliers lui offrent une boîte de chocolats.
Normalement, elle aurait pu être condamnée à quatre ans de prison.
Mais cette leçon ne l’assagit pas. Alina poursuit ses virées nocturnes. Au
cours de l’une d’elles, elle tombe éperdument amoureuse d’un Mexicain qui
s’appelle… Fidel ! Là encore, elle ne demande aucune permission à son
paternel pour épouser son soupirant, ce qui provoque l’effet attendu : Castro
tempête de rage. Il la convoque au palais présidentiel et lui interdit de
quitter le pays. À l’extérieur, lui dit-il, elle deviendrait une cible idéale pour
la CIA. « Ton mari peut s’installer à Cuba s’il le souhaite, poursuit-il, mais
il ne pourra jamais t’emmener avec lui à l’étranger. » Alina est effondrée.
Elle se sent comme une « princesse morte », prise en otage. Sa love story
devient une affaire d’État, un des soucis prioritaires du ministère de
l’Intérieur : les jeunes mariés sont filés nuit et jour, mis sur écoutes. Alina
implore Gabriel García Márquez, le « seul à avoir quelque influence sur
Fidel », de venir à sa rescousse. L’écrivain colombien, croit-elle, ne peut
qu’être sensible à son histoire. Elle se rend à son domicile, dans la maison
du protocole n° 6 que Fidel lui alloue à plein temps, tout comme il met à sa
disposition, lors de chacun de ses séjours, une Mercedes avec chauffeur.
Alina lui vend même à prix d’amie un tableau du plus grand peintre cubain,
Wilfredo Lam, La Femme-cheval, en espérant que ce geste suffira à le
convaincre de l’aider. Sur le marché américain, la toile vaut au moins un
million de dollars. « Gabo », comme on le surnomme, dit à Alina qu’il va
tout faire pour assouplir la position de Castro. Mais, ajoute-t-il : « Tu sais,
sur ce terrain-là, il est presque impossible de lui parler. Peut-être que ma
femme, elle, pourra le faire fléchir. »
Mais les bons offices de l’auteur de Cent ans de solitude et de son épouse
Mercedes ne suffisent pas. Le « patriarche » se montre intraitable et exerce
une pression de tous les instants sur le « couple interdit ».
Cette manière de se jeter dans les bras de diplomates de passage est, pour
Alina, comme une forme de dissidence, d’appel au secours. Au bout de
quelques semaines, le jeune Mexicain, harcelé par les sbires du
Comandante et persuadé qu’il va se faire assassiner, se réfugie à
l’ambassade du Mexique et s’enfuit sans demander son reste. L’amour a été
moins fort que les services de la Sécurité.
À nouveau seule, Alina déprime et se prend d’une nouvelle passion : le
footing. Sous l’influence de Gabriel García Márquez, Castro s’intéresse
soudain à sa fille. Il lui suggère de rédiger un livre sur Wilfredo Lam, son
peintre préféré. Quand la famille Lam, install ée à Paris, lui propose de
venir passer quelques jours chez eux, elle est transportée de joie. Elle va
enfin pouvoir sortir de ce qu’elle considère comme une existence
cauchemardesque. Mais son père met son veto : pas question de quitter le
territoire, sécurité oblige… Contrairement à son habitude, Alina ne réagit
pas. La jeune femme comprend qu’elle ne pourra desserrer l’étau dans
lequel elle se trouve prise qu’en jouant la comédie. Son père-geôlier ne la
laissera jamais partir si elle persiste à se conduire en récalcitrante. Elle fait
désormais comme tous les Cubains : elle triche. Elle devient elle aussi un
« agent double ». Elle participe aux cérémonies officielles, hurle contre la
corruption, puis elle rentre chez elle s’adonner au marché noir. Elle scande
« ¡ Patria o muerte ! » à perdre haleine, mais rêve de vivre en jeans en
écoutant Led Zeppelin. Elle peste en public contre les Yankees affameurs,
mais écoute clandestinement Radio Martí, la radio des exilés de Miami.
Publiquement, elle s’applique à paraître une parfaite révolutionnaire, au
grand bonheur de son père, ravi de la voir revenir dans de si bonnes
dispositions. Fidel croit avoir mis au pas sa pasionaria de fille. Il lui obtient
même un travail à l’Ensemble artistique des Forces armées
révolutionnaires. Cette nouvelle activité semble la combler. Elle paraît enfin
sereine, apais ée. Oubliés, les coups de folie, les amours impossibles,
l’alcool, la drogue, les provocations. Elle se lance même dans le
mannequinat et se métamorphose en égérie de la « Maison », genre de club
où la nomenklatura de La Havane vient se donner des frissons parisiens.
Dans ce haut lieu de la mode, dirigé par Cachita Abrantes, la femme du
chef des gardes du corps de Fidel, on assiste à des défilés, à des concerts, à
des causeries « révolutionnaires ». Dans cette petite bulle frivole au cœur
d’un pays paralysé par la pénurie, Alina joue le jeu de la révolution.
« J’étais comme tout le monde : totalement schizophr ène », explique-t-elle.
Après l’élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis le 4
novembre 1980, elle se met même à croire, comme son père le clame en
permanence à la télévision, que l’invasion américaine est cette fois
imminente. Ce nouveau va-t-en-guerre, ce cow-boy venu de Hollywood est
une bénédiction pour le Líder Máximo : ses menaces d’intervention
militaire sauvent en effet Castro de l’atonie qui le gagnait. Les querelles
d’appareil, les problèmes de gestion l’ennuient profondément, même s’il
s’amuse parfois à jouer les économistes. Castro l’antibureaucrate n’aime
que le son du canon. Au IIe congrès du Parti communiste cubain, le 17
décembre 1980, il retrouve ses ardeurs belliqueuses et annonce la
mobilisation générale. Le pays est désormais en état d’alerte permanent.
Fidel retrouve son élément naturel, le seul qu’il affectionne vraiment : la
guerre.
Alina participe elle aussi aux manœuvres qui concernent l’intégralit é de
la population adulte. Elle surprend son père par son engagement. Ému par
ce soudain revirement, le Comandante lui offre, à l’occasion de son
anniversaire, deux cageots de choux-fleurs qu’il a rapportés de sa ferme
personnelle. Ce n’est pas tout à fait le présent qu’elle espérait, mais elle
choisit d’en rire. Elle n’a qu’un souci : ne plus laisser affleurer ses vrais
sentiments. Elle doit aussi apprendre à écouter son père lui narrer les
aventures de sa vache, Ubre Blanca (Pis Blanc), grande pourvoyeuse de
lait, symbole du génie agricole de Fidel. Comme tous les Cubains, Alina
doit subir les cours du professeur Castro et se pâmer devant les mamelles
d’Ubre Blanca, suivre les performances de l’animal en matière de
production laitière, lire le quotidien Granma qui en fait un véritable
feuilleton. Au fond, le Líder Máximo ressemble à son père, don Ángel, qui
ne s’extasiait que devant les attributs des taureaux ou les pis des vaches.
Il lui parle aussi du village de San Andres, dans la région de Pinar del
Río, un simple bourg paysan, devenu lieu mythique, où il a tenté d’imposer
un communisme total. En vase clos, coupés du monde, débarrassés de toute
notion de propriété, les habitants y ont vécu dans une égalité absolue. Le
cinéaste français Jean-Luc Godard est même venu filmer cette expérience
« fabuleuse » en 1967. Castro raconte qu’à cette époque tout le monde
croyait à cette utopie flamboyante. Les intellectuels européens de passage
applaudissaient à tout rompre cette « cité radieuse ». Les paysans, eux,
n’ont pas joué le jeu : devenus des cobayes de laboratoire, surveillés en
permanence, ils ont craqué. Beaucoup ont fini dans le centre de rééducation
créé par Che Guevara. Fidel reconnaît qu’il est bien difficile de modeler
l’« Homme nouveau » à sa guise. Et l’histoire de San Andres a été enterrée,
évacuée de la légende castriste.
Alina est disposée à tout écouter. Elle sourit. C’est sa nouvelle ligne de
conduite. Elle sourit encore quand sa fille, âgée de sept ans, lui récite les
poèmes qu’on lui apprend à l’école, tels que : « Bush est porteur du
sida/Nous, de pantalons/Et nous avons un chef d’État/ Qui lui écrasera les
roustons… » Cette charge chantée sous les préaux des écoles cubaines
contre le vice-président des États-Unis, George Bush, ancien patron de la
CIA, ne vise pas seulement l’ennemi américain ; elle a surtout pour but
d’exorciser une peur qui monte de jour en jour parmi la population
cubaine : la hantise du sida.
De nombreux militaires en mission en Angola sont rentrés atteints par le
virus. Alina en connaît quelques-uns dans son entourage. José Abrantes,
avec qui elle s’est liée d’amitié, lui a avoué que son fils, homosexuel, est
terrifié à la perspective de contracter le HIV.
Nul n’échappe au traumatisme de la guerre d’Angola, cet interminable
conflit – il dure depuis 1975 – dont personne n’est capable d’expliquer, de
justifier en quoi il peut concerner Cuba. Au départ, Castro a bien tenté de
faire croire que les jeunes combattants des FAR (Forces armées
révolutionnaires) partaient libérer l’Afrique du Sud de l’apartheid. Mais
tous ont vite compris que cette expédition lointaine n’avait pour objectif
que de servir la gloire de leur maître. Comment s’y retrouver en effet dans
les explications officielles ?
Les Cubains sont partis en Angola pour soutenir le MPLA (Mouvement
populaire de libération de l’Angola), dirigé par Agostinho Neto, qui a
l’appui de Moscou. En face d’eux, l’UNITA (Union nationale pour
l’indépendance totale de l’Angola), menée par Jonas Sawimbi, parrainé à la
fois par Pékin et par l’Afrique du Sud, et le FNLA (Front national pour la
libération de l’Angola), créé par Roberto Holden, épaulé à la fois par la CIA
et par Pékin. Officiellement, aucune force étrangère n’est présente sur le
territoire angolais. Il ne s’agit que d’une guerre civile, et non pas d’une
guerre de décolonisation, comme le prétend le Líder Máximo. Que vient
donc faire l’armée cubaine dans un tel bourbier ? Payer sa dette aux
Soviétiques avec du sang cubain.
C’est Fidel Castro lui-même qui a proposé ce marché géostrat égique aux
maréchaux de l’Armée rouge. Il est parvenu à les convaincre de
l’importance, pour eux, de contrôler la côte et l’intérieur de l’Angola, du
Mozambique et de la Namibie : les Soviétiques bénéficieront alors d’une
zone d’influence incomparable entre l’Atlantique Sud et l’océan Indien. Il
est prêt à envoyer des troupes, leur dit-il, pourvu qu’on lui fournisse les
armes, la logistique, les vivres et de quoi payer les hommes. Moscou
acquiesce d’autant plus volontiers que les Américains, traumatis és par leur
déroute vietnamienne, ne sont pas disposés à envoyer avant longtemps un
seul GI en terre africaine. Persuadé qu’il faut profiter de ce vide, Fidel
s’investit à fond dans le continent noir. Sa nouvelle ambition : fédérer
plusieurs États au sein d’une grande fédération communiste s’étendant
jusqu’à la Corne de l’Afrique. Dans son bureau du palais présidentiel, il
installe un véritable QG et planche devant une carte géante piquetée de
petits drapeaux ; il rêve de combats, se grise de futures victoires. L’Afrique
est devenue sa nouvelle sierra Maestra.
Il en oublie presque l’Amérique du Sud, qui croit de moins en moins à
ses chimères et où l’on a surtout compris qu’il n’était pas le libérateur
attendu, mais un néo-conquistador implacable et versatile, lâchant ses alliés
au gré de ses humeurs et de ses intérêts immédiats. Sur ce plan, nombre de
guérilleros ont eu l’occasion de découvrir son mépris quasi « colonialiste »
pour ceux des rebelles de la cordillère des Andes qui manifestent la
moindre velléité d’autonomie vis-à-vis de La Havane. En ce début des
années quatre-vingt, mis à part le Mexique qui continue de le soutenir sans
faillir sur le plan diplomatique, Castro est de plus en plus isolé et doit faire
porter ses efforts sur l’Amérique centrale, notamment le Nicaragua et le
Salvador. Sa grande obsession, son rêve secret et inavouable, reste bien sûr
la mainmise sur le Venezuela et ses réserves pétrolières. Mais, dans
l’ensemble, le soutien qu’il accorde aux mouvements de guérilla dans ces
contrées vise davantage à distraire le géant américain qu’à contribuer à y
installer des régimes marxistes. Le continent latino-américain n’est plus
aussi passionnant puisqu’on l’y aime de moins en moins.
Comment assouvir dès lors l’insatiable besoin de gloire et de combats du
Comandante ? Comment maintenir un état d’esprit guerrier au sein de
l’armée et même de la population dans un pays en paix ? Le système
castriste, qui repose sur la mobilisation des esprits et la toute-puissance des
Forces armées révolutionnaires, a besoin de conflits. C’est son oxygène.
Sans eux, l’appareil qui contrôle le pays n’a plus d’objet. L’Angola, estime
Castro, peut tenir lieu de terrain idéal, d’autant plus que son sous-sol recèle
des gisements de pétrole sous-exploités. Pourquoi Cuba, pays au bord du
gouffre financier, ne pourrait-il pas profiter de cette aubaine ? Encore faut-il
agir vite, car l’allié de La Havane, Agostinho Neto, isolé dans la capitale,
Luanda, est sur le point de tomber sous les coups de boutoir des deux
milices adverses. Il convient donc de monter d’urgence une « opération
commando » dans le plus grand secret. À bord d’Iliouchine 62, une centaine
d’hommes des troupes spéciales débarquent à Luanda et sauvent leur allié
d’une défaite inéluctable.
La suite est une interminable guerre de positions. Durant quatorze ans, de
1975 à 1989, nombre de familles cubaines vont être privées de leurs fils,
enrôlés dans un conflit aussi incertain qu’étranger à leur sort. Comme
toujours, le Comandante exhorte ses soldats, « héros de la révolution »,
« martyrs du peuple », qui s’en vont défendre, loin de la patrie, un idéal de
justice et de paix, ainsi que la solidarité intercontinentale : « C’est
d’Afrique, leur rappelle-t-il, que sont venus dans notre pays, comme
esclaves, beaucoup de nos ancêtres ! » Plus de trois cent mille hommes et
des dizaines de milliers de civils, médecins et techniciens, se retrouvent
ainsi largués, au fil des ans, à dix mille kilomètres de leur île natale. Plus de
dix mille d’entre eux vont périr au cours des combats : une hécatombe
soigneusement minorée par la presse castriste.
Sur le terrain, les officiers découvrent cette drôle de lutte entre trois
guérillas fuyantes qui ne parviennent pas à se neutraliser. Au tout début,
galvanisé par divers succès sur le terrain, Fidel Castro demande à l’écrivain
colombien Gabriel García Márquez d’écrire l’épopée angolaise. Le futur
Prix Nobel de littérature devient ainsi le barde zélé de Castro l’Africain. Il
publie dans l’hebdomadaire mexicain Proceso un récit lyrique de l’arrivée
des troupes cubaines à Luanda et leurs premières victoires éclair. Le
débarquement cubain, connu sous le nom d’« opération Carlota », devient le
sujet d’une geste célébrant la maestria géopolitique et le génie militaire du
Líder Máximo. Mais, après une année de succès incontestables, le conflit
s’embourbe du fait même du terrain, mais aussi de la corruption, de
l’indolence des troupes du MPLA, du racisme des officiers cubains, de la
frilosité des Soviétiques qui ne tiennent surtout pas à appara ître en
première ligne dans une affaire qu’ils n’ont acceptée qu’à reculons.
« Castro était vraiment le patron en Angola, reconnaît Nikolaï Leonov,
général du KGB, ami des frères Castro depuis le Mexique, en 1956. Les
Soviétiques étaient très en retrait et lui laissaient prendre tous les risques. Il
continuait à croire à la libération des peuples alors que les hiérarques du
Kremlin ne regardaient déjà plus que les colonnes des recettes et des
dépenses ! »
Durant les premières années quatre-vingt, Fidel Castro est le spectateur
attentif et inquiet de l’effritement du pouvoir au Kremlin. En novembre
1982, Brejnev meurt et est remplacé par le patron du KGB, Iouri Andropov,
considéré comme un réformiste par les soviétologues. Le Comandante n’a
plus confiance dans ses partenaires, mais il lui faut sauver les apparences.
Car il a cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête : une dette de trois
milliards de dollars que Moscou pourrait lui réclamer à tout moment. Il doit
donc éviter à tout prix de se fâcher avec les nouveaux maîtres du Kremlin,
et ce d’autant plus que Ronald Reagan et son administration exercent à
nouveau une pression de tous les instants sur l’île. Il a durci l’embargo et,
surtout, n’hésite pas à intervenir dans ce qu’il considère comme la « chasse
gardée » de Washington.
Le 25 novembre 1983, il envoie ainsi ses GI intervenir dans l’île de la
Grenade où Castro exerce une influence de plus en plus sensible : il est en
train d’y faire construire un aéroport pour long-courriers par des ouvriers
cubains, signe manifeste de l’arrivée imminente de matériel de guerre lourd.
Les États-Unis ne peuvent laisser passer une pareille provocation. Fidel, lui,
est convaincu que le Pentagone, encore traumatisé par l’humiliation
vietnamienne, ne bougera pas. Dans l’île de la Grenade, le chantier est
gardé par une troupe d’un millier d’hommes, tous cubains. Depuis La
Havane, le Comandante exhorte ses hommes à mourir en héros face à
l’ennemi. « Les Cubains ne se rendent jamais ! » hurle-t-il à la télévision.
Hélas, après quelques minutes d’escarmouches, le colonel Torloto et ses
hommes se rendent pratiquement sans combattre aux troupes américaines.
Mortifié, Castro parvient à étouffer l’affaire : pas une seule ligne de la
piteuse histoire de la Grenade ne paraît dans la presse de La Havane.
Quelques mois plus tard, le colonel Torloto, pour avoir tout simplement
sauvé la vie de ses hommes qui n’avaient aucune chance d’en réchapper
face à l’US Army, sera dégradé dans le plus grand secret et renvoyé de
l’armée avec une trentaine de sous-officiers.
Au même moment, Castro parvient à étouffer une autre affaire : le suicide
de l’ex-président Dorticós. L’homme qui a dirigé officiellement le pays à
ses côtés, de 1959 à 1976, a mis fin à ses jours. A-t-il été soudain pris de
remords, fatigué lui aussi de jouer en permanence le « double jeu » ? A-t-il
été « suicidé » parce qu’il voulait à son tour quitter le navire ? A-t-il
succombé, comme le suggère la Sécurité, à un banal chagrin d’amour ? Nul
ne sait. L’histoire officielle a gommé le parcours de ce « serviteur
exemplaire » du castrisme.
Quoi qu’il en soit, cette mort est le prélude d’une période difficile pour le
Líder Máximo. L‘année suivante, il remet les clés de la présidence du
Mouvement des non-alignés à Indira Gandhi et perd ainsi définitivement
son statut de star planétaire. Il n’est plus qu’un chef d’État ordinaire régnant
sur une île des Caraïbes. Il rêvait d’être à la tête de la première puissance
militaire du tiers-monde, de jouer le gendarme des pauvres, mais le monde
ne veut pas de lui. Du Nicaragua, il est contraint de rappeler 1 200
conseillers cubains. En Éthiopie, il doit réduire ses effectifs sur place de 10
000 à 3 000 hommes. L’« Alexandre le Grand » des tropiques est obligé de
revoir toutes ses ambitions internationales à la baisse.
Il lui reste l’Angola. Mais, là aussi, l’Histoire semble vouloir se faire sans
lui. Le 16 février 1984, le gouvernement de Luanda signe avec l’Afrique du
Sud un accord engageant quasi secrètement les deux pays dans un processus
de paix. Fidel, furieux, peste contre ses officiers qui, loin de La Havane, ont
perdu toute combativité. Raúl Castro se rend sur place pour remobiliser à la
cravache les « rois fainéants » cubains, plus occupés à trafiquer sur le
marché de Kandonga, à Luanda, qu’à signer les pages glorieuses d’une
guerre de libération. Il faut dire que, sur le terrain, les militaires cubains ne
savent plus trop qui ils doivent libérer. À La Havane, ceux qui sont rentrés
d’Afrique ont lancé une nouvelle expression populaire : pratiquer le marché
noir se dit candonguear. Ramollis par les conditions locales, endormis par
leurs alliés soviétiques qui ne souhaitent plus continuer à financer cette
campagne « napoléonienne », les soldats de la révolution ont le moral au
plus bas. Castro, lui, veut éviter à tout prix de revivre le scénario de la
Grenade. Cette fois, les soldats cubains ne repartiront pas comme des
voleurs. Sa réputation personnelle est en jeu. Il cherche un joker, un guerrier
indiscutable qui pourrait, par sa seule présence, redonner du tonus à des
troupes qui ne rêvent que de hamacs, de réfrigérateurs, d’air conditionné, de
marijuana et de belles Africaines. Cet homme, il l’a trouvé…
CHAPITRE XXXVIII
LE BLUES DU CHACAL
Comment ne pas l’aimer ? Il a la nonchalance des enfants de l’Oriente,
cette désinvolture cubaine qu’on retrouve jusque dans sa démarche, souple
et féline. Il rit d’un rien, a le regard tendre et désabusé des gens qui ont
vécu mille aventures et pour qui l’âme humaine n’a plus de secrets. Il a
quelque chose de Robert Mitchum. Viscéralement cubain, Arnaldo Ochoa
est l’héritier direct et incontestable de Camilo Cienfuegos. Comme lui, il est
d’un courage exceptionnel. Comme lui, il se moque de tout. Comme lui, il
adore les femmes. C’est un mousquetaire, un bretteur flamboyant qui a
commencé à se battre dans la fleur de l’adolescence. Né à Holguín en 1941,
il entre en guérilla à seize ans. C’est de famille : ses frères aînés, tous deux
combattants de l’armée rebelle, sont recherchés par la police de Batista. Il
est donc devenu lui-même une cible et a dû s’enfuir dans la sierra Maestra
où il est intégré dans la colonne Antonio Maceo, celle de Camilo. Le gamin
participe à la fameuse « marche sur Santa Clara » aux côtés d’un autre
adolescent, Dariel Alarcón, surnommé Benigno. Les deux gosses sont
acceptés par les viejos (vétérans), et, grâce à leur bravoure, deviennent les
mitrailleurs de la colonne : suprême honneur pour un guérillero !
Inconscients, Arnaldo et Benigno prennent tous les risques. Ils admirent et
vénèrent bien sûr Fidel, qu’ils surnomment « le Cheval », mais leur héros,
leur figure mythique n’est autre que Camilo. Pour lui ils iraient jusqu’en
enfer.
Quand, en octobre 1959, leur chef est emporté par un « accident d’État »,
la colonne Maceo est démantelée. Très vite, Arnaldo est expédié en
Tchécoslovaquie, puis en URSS où il suit une formation militaire et
idéologique à la fameuse académie Frounzé, à Moscou. Dès son retour à
Cuba, il est envoyé au Venezuela où il est chargé d’instruire la guérilla
conduite par le dirigeant communiste Douglas Bravo. Placé un temps à la
tête de la région militaire de La Havane, il repart en 1965, cette fois avec
Che Guevara, au Congo, où il découvre la complexité du continent africain
et les limites de l’internationalisme tiers-mondiste. Au début des années
soixante-dix, il fait figure de chouchou de Fidel : c’est l’officier supérieur
toujours prêt au combat, le soldat enthousiaste et obéissant disposé à
sacrifier sa vie pour la Révolution. En 1975, il retrouve son compère
Benigno : tous deux conduisent le commando envoyé en Angola pour
sauver Agostinho Neto de la débâcle. À son retour, ses succès lui valent
d’être promu général de division. Ses hommes, qui le vénèrent, le
surnomment El Calingo, du nom d’un chacal d’Amérique du Sud. En 1977,
on le retrouve en Éthiopie à la tête des troupes cubaines qui affrontent
l’armée somalienne. Il est le bras armé de Castro dans la Corne de
l’Afrique. Sa campagne de l’Ogaden, où il remporte une brillante victoire
grâce à son génie tactique et sa science de l’utilisation des blindés, lui vaut
l’admiration de nombreux officiers soviétiques. On étudie ses méthodes
dans les écoles de guerre du monde entier. Lui-même ne cache pas qu’il est
un grand admirateur du maréchal Joukov, le Rommel soviétique, vainqueur
à Koursk et à Berlin en 1945, lui aussi grand spécialiste des chars.
Auréolé de cette réputation internationale, Arnaldo Ochoa, rentré à La
Havane, est nommé vice-ministre du Minfar (la Défense) aux côtés de Raúl
Castro. Il est introduit dans le petit cercle du pouvoir castriste. Mais
l’homme n’a pas l’âme d’un bureaucrate. Il a besoin en permanence de
retrouver le terrain et les hommes. En 1983, il part au Nicaragua soutenir
l’armée sandiniste qui subit les attaques des Contras financés par
Washington. Il fait la navette entre Managua et la capitale cubaine jusqu’en
1986. Pour ses faits d’armes, il reçoit des mains de Fidel la médaille de
« Héros de la Révolution ».
En 1987, à quarante-six ans, il est de nouveau en poste à La Havane.
Raúl Castro lui octroie la direction de la dixième section du ministère des
Armées : un service chargé de venir discr ètement en aide aux guérillas sud-
américaines. À cette époque, en effet, Cuba ne peut plus exporter sa
révolution que sur la pointe des pieds, tant sa position internationale est
devenue impossible. Réélu en 1984 et désormais tout-puissant, Ronald
Reagan ne desserre pas l’étau américain sur l’île. Surtout, en URSS, le
cataclysme est en vue : l’avènement de Mikhaïl Gorbatchev, nommé en
mars 1985 secrétaire général du PCUS après la mort de Tchernenko, lui-
même fugace remplaçant de Iouri Andropov, décédé un an auparavant, est
considéré par Castro comme lourd de menaces. La perestroïka signifie pour
lui la fin des relations commerciales privilégiées entre Cuba et le géant
soviétique. Gorbatchev entend en effet renégocier les « sur-prix » payés par
les Soviétiques pour le sucre cubain et prévient le Líder Máximo que
Moscou ne sera plus en mesure de financer ses nouveaux programmes
industriels. Il refuse d’accorder des crédits pour des projets fumeux,
éternellement en chantier. Le successeur de Brejnev fait passer le message :
« Finissez d’abord les travaux en cours. On verra ensuite. » Traduction : le
nouveau « tsar rouge » se sépare de sa « danseuse cubaine ». Celle-ci ne
présente d’ailleurs plus d’intérêt stratégique pour Moscou. À la bourse des
valeurs géopolitiques, La Havane n’est plus qu’un minuscule point sur une
mappemonde.
Tous les observateurs sont convaincus que le Comandante a déjà préparé
sa riposte : sa propre perestroïka. Depuis le début des années quatre-vingt,
humant le vent et pressentant le cyclone, il s’est rapproché de l’Europe, plus
particulièrement de l’Espagne de Felipe González et de la France de
François Mitterrand. Les ambassadeurs s’emploient à rêver d’une transition
douce vers la social-démocratie. Paris et Madrid dépêchent en secret des
économistes pour conseiller le « grand dirigeant révolutionnaire ». Certains
Américains croient eux aussi que Castro est prêt au « grand saut vers le
libéralisme temp éré ». Le général Vernon Walters, ancien patron de la CIA,
fait même un voyage à Cuba, en 1982, pour convaincre le Líder Máximo de
« désoviétiser » son pays en douceur. Et, de fait, Castro donne des signes
évidents d’ouverture. N’a-t-il pas nommé un économiste « libéral »,
Humberto Pérez, vice-président du Conseil des ministres, président du
Juceplan, le plan quinquennal de la production sucrière, sur le modèle
soviétique ? En quelques mois, il a redonné du tonus à l’industrie sucrière et
rouvert les marchés paysans, les épiceries, rallumant l’espoir d’une vie
moins difficile chez les Cubains. Va-t-il réussir, ce diable de Castro, la
singulière pirouette que serait une sortie de dictature en douceur ? D’aucuns
l’imaginent, persuad és que son génie politique viendra étayer sa volonté de
conserver le pouvoir à n’importe quel prix.
1.
Fin de siècle à La Havane, de Jean-François Fogel et Bertrand Rosenthal, éditions du Seuil,
Paris, 1993.
1. Personnage-titre du roman Tirano Banderas (1926), de l’écrivain galicien Ramón del Valle-
Inclán.
CHAPITRE XL
L’HIVER DU PATRIARCHE
L’attaque lui est tombée dessus comme la foudre. Brutale et dévastatrice.
Son visage s’est figé. Ses mains se sont raidies. Il a eu une terrible sensation
de suffocation, son crâne a été pris en étau, puis il s’est affaissé sans
connaissance sur son bureau du palais présidentiel. Il savait qu’un jour ou
l’autre le mal allait resurgir. Ce procès Ochoa l’a ravagé. Même chez les
tortionnaires les plus endurcis, l’organisme n’est jamais totalement
insensible aux épreuves de force. Son propre frère Rául a été hospitalisé et
placé en observation durant quelques jours, laminé par l’énormité du crime
dont il a été le complice.
En cette fin d’année 1989, Castro prend soudain conscience qu’il n’est
pas éternel. Son mal sonne comme une punition céleste, une sanction du
Très-Haut. Il a pourtant des origines on ne peut plus banales. Depuis René
Vallejo jusqu’à « Chomy » en passant par Pepin Naranjo, tous ses médecins
personnels ont porté le même diagnostic : le stress provoque chez lui une
hypertension qui entraîne des crises de plus en plus fréquentes, avec
paralysie faciale et troubles de l’élocution. Son cœur donne des signes de
fatigue. Ses poumons aussi sont fragiles. En 1981, à la suite d’un accident
survenu au cours d’une partie de pêche sous-marine, le Comandante a été
obligé d’arrêter de fumer son fameux cigare Cohiba, le Lancero. Comme le
Che, mais sans être pour autant atteint d’asthme, il souffre des bronches.
Dès 1960, il a été soigné pour une grave infection pulmonaire. Depuis lors,
il est convaincu que la montagne est le seul endroit où il devrait vivre. À ses
proches il répète qu’il aimerait s’installer en Oriente, du côté du pic
Turquino. Enfin, le Líder Máximo a des intestins en flanelle : il doit
surveiller son alimentation et suit un sérieux régime qu’il transgresse de
temps à autre pour une dégustation de roquefort, fromage dont il est friand.
Dans le plus grand secret il a été opéré d’une tumeur du côlon, à l’hôpital
de l’université du Caire, par le professeur Ahmed Shafik. Il a également
effectué un séjour en Suisse, dans une clinique de Lausanne, pour y
consulter un éminent cardiologue. Il en a profité pour tester ces « chambres
à oxygène » qui permettent une revitalisation de l’organisme, appelées
également « antivieillissement ».
Tous les praticiens consultés lui conseillent la même chose : il doit
changer de rythme de vie et surtout éviter d’entrer dans ces colères
homériques qui ont désormais des effets néfastes sur son organisme.
Paradoxe : cet homme qui exhorte les siens à mourir au combat, à devenir
des martyrs de la Cause, déteste parler de sa propre fin. C’est un sujet
tabou, inabordable. En fait, il est hanté par l’idée du dépérissement, de cette
lente et inexorable extinction des feux à laquelle il tente désespérément
d’échapper. Il s’échine à traquer l’immortalité avec l’opiniâtreté d’un
chasseur de grizzli.
En 1990, à l’âge de soixante-trois ans, il pourrait prendre un peu de recul,
s’éloigner du pouvoir à petits pas, préparer une nouvelle génération à
diriger le pays. Mais, même fatigué, le vieux guérillero n’a nulle intention
de renoncer à la moindre parcelle de pouvoir. Pour lui, s’arrêter c’est
mourir. Même si, de loin en loin, il laisse croire qu’il envisage une relève.
On l’entend parfois murmurer d’un ton las : « Le temps passe, et les
marathoniens se fatiguent. La course aura été longue, bien longue ! »
À l’occasion de ses visites-surprises dans les soirées officielles des
ambassades européennes, il plaisante souvent sur le thème de sa succession,
se plaint de toutes ces associations des droits de l’homme qui considèrent
les Cubains comme ses « esclaves » : « C’est moi, l’esclave ! glisse-t-il
cyniquement. Je suis l’esclave de mon peuple. J’y consacre mes jours et
mes nuits depuis bientôt cinquante ans. À quel âge partez-vous à la retraite,
dans vos pays ? » Et les « cubanologues » de multiplier les supputations sur
son départ prochain, de dresser l’inventaire des héritiers, des dauphins, des
prétendants à la périlleuse succession. Ils montent des scenarii de transition
avec une minutie d’horloger. Ils évoquent Carlos Lage, jeune médecin
devenu le « tsar de l’économie cubaine » au début des années quatre-vingt-
dix, nouveau favori du Prince, ou encore Ricardo Alarcón, l’homme de
toutes les négociations secrètes avec les États-Unis, ancien ambassadeur à
l’ONU, aujourd’hui président de l’Assemblée nationale, homme rusé et
indéchiffrable. Ils citent encore Carlos Aldana, l’idéologue du Parti,
ambitieux mais prudent, suffisamment pragmatique pour s’adapter à toutes
les situations. « Il a l’échine aussi souple qu’un anaconda », dit de lui le
Líder Máximo. Mais l’incontournable figure reste bien sûr Raúl Castro,
numéro deux du régime.
Le « petit frère » a vu sa position considérablement renforcée depuis
l’affaire Ochoa. Patron tout-puissant de l’armée, il a également convaincu
Fidel de placer des « raulistes » à la tête du ministère de l’Intérieur,
complètement démantelé. Son plus proche collaborateur – certains disent
son âme damnée –, Abelardo Colomé Ibarra, alias « Furry », a hérité le
poste de José Abrantes, condamné à vingt ans de prison pour « corruption »
au cours d’une mascarade de procès en juillet 1989. Ainsi, après cette purge
estivale, Raúl Castro n’a plus d’ennemis visibles. Il pourrait même diriger
seul le pays s’il le voulait. Mais il vénère trop son « grand frère » pour que
cette idée l’effleure. Il ne sera jamais Brutus. Il considère Fidel comme son
propre père : n’a-t-il pas commis un lapsus révélateur, au cours du procès
Ochoa, en lançant presque dans un sanglot, au général réprouvé, que le pire
des crimes, à Cuba, était d’attaquer Fidel, « notre papa » ? Quand se profile
une menace contre le frère chéri, il devient un autre homme, doté d’une
férocité barbare. Malgré les coups de gueule, les différends, les cercles
d’amitié de l’un et de l’autre qui tentent souvent de les opposer, les deux
hommes sont aussi indissolublement liés que les faces d’une même pièce.
Pour Fidel, le ministre des Armées est toujours « Raúlito », le gamin
malingre et timoré qu’il protégeait des méchants, au collège Dolores de
Santiago, dans les années quarante. Il lui arrive de le secouer un peu,
comme quand ils étaient gosses. Mais, au moment fatidique, quand le
pouvoir du clan est menacé, à la manière mafieuse les « frangins » font
toujours bloc. Comme leur nom l’indique – en Galice, le mot castro signifie
« village fortifié » –, les Castro forment un rempart impossible à fissurer.
Fidel n’a aucune inquiétude à se faire à ce sujet : jamais son frère ne le
trahira, même s’il l’a soupçonné, un temps, de céder aux sirènes
gorbatchéviennes. C’est le seul homme à Cuba à qui il puisse tourner le dos
sans crainte. « Raúlito » sera son successeur, cela ne fait aucun doute.
Les deux hommes ont même concocté en famille un plan secret dans
l’hypothèse d’un décès brutal du chef de l’État : l’opération « Alba ». Dès la
mort de Fidel, Raúl mettra les troupes de l’armée régulière en alerte
maximale, les bataillons antiémeutes prendront position dans toutes les
villes importantes afin d’éviter toutes manifestations de rue. La moindre
émeute sera réprimée sans faiblesse, dans le sang si nécessaire. Quelle que
soit l’heure du décès, il ne devra être annoncé qu’au petit matin sur
l’antenne de la radio nationale. Suivront des marches funèbres diffusées par
toutes les stations. Dans la foulée, une ou deux heures plus tard, Raúl
annoncera qu’il prend les rênes du pays et que la Révolution suit son cours
éternel et serein.
La mort ne changera rien à la mission que s’est assignée Fidel Castro au
cours de son existence terrestre : faire de Cuba un pays martyr, une terre
crucifiée au nom d’un idéal, le communisme. N’a-t-il pas prophétisé, le 7
décembre 1989, devant les députés de l’Assemblée nationale populaire :
« L’île aura sombré dans la mer avant que l’on ait mis en berne les
bannières de la Révolution et de la Justice » ? C’est ce slogan que Castro
fait diffuser dans tout le pays, persuadé à l’époque que ses jours sont
comptés.
Mais, finalement, il ne meurt pas. Comme toujours, il prend tout son
monde à contre-pied. Après une longue période d’abattement, le Líder
Máximo recouvre ses ardeurs. Certes, il a le visage parcheminé, les mains
moins sûres, la barbe blanche, la démarche plus lente, mais il paraît comme
miraculé. Ses proches le découvrent virevoltant, enthousiaste, prenant à
nouveau du plaisir à travailler dans son bureau du palais de la Révolution.
On murmure qu’un guérisseur lui a fabriqué un remède miracle. Il s’agit
d’un certain Ezequiel, en fait biologiste et virologue, mais aussi spécialiste
en plantes médicinales. Ce « sorcier » a servi en Angola et dans des
guérillas d’Amérique du Sud où, au contact des chamans indiens, il a
beaucoup appris. Castro lui a fait aménager une aile de l’hôpital Cimeq
(Centro de Investigaciones Médico-Quirúrgicas) où sont soignés les
membres du Bureau politique et leur famille, dans le quartier Siboney, tout
près du domicile du chef de l’État. Roberto Vesco, l’« ami américain » de
Castro, recherché par toutes les polices fédérales, y a été soigné
régulièrement. Une autre personnalité a goûté au confort du lieu : l’acteur
français Alain Delon. Dans cet établissement réservé à la nomenklatura,
Ezequiel élabore toutes sortes de potions, dont des « produits létaux » – en
d’autres termes, des poisons destinés aux « ennemis du régime » à
l’intérieur et hors de Cuba. Cette aile de l’hôpital mais aussi l’ensemble de
l’établissement sont sous le contrôle de la Sécurité d’État, donc du
ministère de l’Intérieur. Le directeur général en est le docteur Antonio
Pruna, proche de José Abrantes. Dans ce lieu placé sous haute surveillance,
ce dernier, quelques années plus tôt, avait imprudemment entreposé
plusieurs centaines de kilos de cocaïne représentant une livraison « en
attente ». Le stock, devenu une véritable « bombe à retardement », est resté
sur place pendant tout le procès Ochoa, nul n’osant le déménager de crainte
d’être pris en flagrant délit de « trafic de drogue ». Fidel le premier : car
comment expliquer qu’une pareille cargaison ait pu atterrir dans une
institution aussi respectable que l’hôpital du Bureau politique du Parti
communiste, à deux pas de la résidence de Fidel Castro ?
En fait, ce n’était pas la première fois que cet hôpital servait de
« réserve ». Déjà, au milieu des années quatre-vingt, José Abrantes,
surnommé « Pepe », avait utilisé les entrepôts du Cimeq pour y dissimuler
de la cocaïne. L’information est confirmée par Patricio de La Guardia qui
l’a recueillie au cours d’une rencontre avec José Abrantes, en prison.
« Pepe » lui a précisé que la cargaison était de 500 kilos et que l’ordre
émanait directement de Fidel Castro : « Il devait tenter de négocier la
revente en Tchécoslovaquie ou dans un autre pays socialiste », ajoute
Patricio de La Guardia.
En fin de compte, quelques mois après la tempête suscitée par le procès
Ochoa, le Comandante fait fermer l’« aile maudite », expédie Ezequiel pour
quelques jours à Villa Marista, pour un « débriefing » musclé, puis le mute
dans un « sidatorium » où on lui assigne pour mission de trouver un
médicament destiné à guérir le sida. Sain et sauf mais terrorisé, Ezequiel
peut ainsi poursuivre ses recherches. Comme tous les employés des
cliniques traitant le sida, il est placé en quarantaine, ne peut sortir que le
week-end, doit sans cesse subir les tracasseries des agents de la Sécurité
d’État, comme s’il travaillait dans une centrale atomique.
Pour Castro, le sida est un virus venu de l’étranger ; le HIV, un ennemi de
classe. Le Comandante a même soupçonné publiquement la CIA de l’avoir
introduit insidieusement dans l’île pour venir à bout de la révolution. Mais
les Cubains, qui ont tous un fils ou un neveu rentré d’Angola, souvent
atteint de la maladie, n’en croient rien.
Réalisant dans quel guêpier il se retrouve, Ezequiel n’a plus qu’une
envie, comme la grande majorité de ses compatriotes : déguerpir. Il s’en
ouvre à l’une de ses illustres patientes, devenue son amie, Alina Fernández,
la propre fille de Fidel. Elle aussi cherche un moyen de fuir, car son
illuminé de père, plutôt que d’assouplir ses positions, paraît bien décidé à
« laisser Cuba s’enfoncer au plus profond de l’océan ».
De fait, le pays s’enfonce… dans la pénurie. Castro a décidé de ne céder
en rien aux sirènes libérales. Il décrète une « période spéciale en temps de
paix », forme d’état de guerre sans ennemi visible, car plus aucun Cubain
ne croit à l’invasion américaine. Le Líder Máximo a beau lancer un vaste
programme de percement de tunnels et de tranchées dans toutes les grandes
villes pour contenir les Yankees, le message ne passe plus. Chaque mois,
lors du « jour de la Défense », annoncé dès huit heures du matin par sirène,
plus d’un million de miliciens s’entendent rappeler qu’ils doivent se tenir
prêts pour le jour J, quand les gringos débarqueront. Leur mission : protéger
les 1 400 zones de défense populaire que Fidel a mises en place pour lutter
contre les envahisseurs. Mais le cœur n’y est plus. Les miliciens eux-mêmes
ont du vague à l’âme, pour au moins une raison : ils ont faim. Du rêve de la
sierra il ne reste rien, ou presque : la mise en scène, le cérémonial, les
grandes messes obligatoires, les discours qu’on n’entend plus. Les Cubains
sont épuisés par la geste castriste. Ils n’ont plus qu’une seule idéologie, un
seul songe, une seule utopie : remplir leur assiette. Le père de la révolution
ressemble davantage pour eux à un brontosaure radoteur qu’à un héros
romantique. « Le Barbu » parle dans le vide qu’il a lui-même créé. Plus
personne ne l’écoute, même si tout le monde lui obéit.
Ainsi, les gens sont obsédés par le manque de nourriture ? La nouvelle
guerre qu’il décrète sera donc alimentaire. Il baptise 1990 « année du Plan
alimentaire ». Les magasins d’État sont vides ? Les bateaux en provenance
des pays de l’Est n’arrivent plus ? Les Bulgares ne livrent plus leurs tonnes
de poulets congelés, le lait en poudre hongrois joue l’Arlésienne ? Face au
cataclysme social qui s’annonce, Fidel reste imperturbable. Il n’a qu’une
obsession : préserver les stocks pour… la prochaine guerre mondiale qu’il
juge inéluctable. Ainsi, pour nourrir son armée au cours des prochains mois,
fait-il mettre des tonnes de pommes de terre dans les chambres froides de
bateaux en cale sèche. Mais, faute d’essence pour faire tourner les
générateurs, les plateaux frigorifiques tombent en panne. Résultat : des
tonnes de tubercules, qui auraient pu nourrir la population, pourrissent.
Mais le Comandante n’en a cure. Le quotidien peut attendre un peu, car,
selon lui, l’épisode Gorbatchev, en URSS, ne sera bientôt plus qu’un
mauvais souvenir. À Moscou, dans l’ombre, des généraux de l’Armée rouge
préparent un putsch. Castro en rêve. D’ici peu les vrais révolutionnaires, les
communistes purs et durs vont se débarrasser du « bradeur de l’Empire ».
Son ami, le général du KGB Nikolaï Leonov, lui a fait passer le message
selon lequel les fidèles disciples du marxisme-léninisme vont resurgir, plus
forts et détermin és que jamais. Un coup d’État se prépare. Une chance :
l’homme le plus proche des frères Castro au sein de l’appareil de
renseignement soviétique, l’officier supérieur qu’ils connaissent depuis plus
de quarante ans et qui leur est resté indéfectiblement attaché, se trouve au
cœur du complot. Il en est même une des chevilles ouvrières.
Le Líder Máximo est rassuré. Il sait qu’il lui est impossible de pratiquer
la moindre ouverture à Cuba, car, comme il le dit à son entourage : « Si je
donne le bras, tout le corps suivra ! » Fidel est hanté par la fin des
Ceausescu, lynchés par une foule haineuse après avoir été abattus. La vague
de démocratisation qui vient d’emporter la plupart des régimes de l’Est –
Pologne, Hongrie, Bulgarie, Roumanie – peut l’engloutir à son tour s’il
vient à ouvrir la moindre vanne. Il attend donc tranquillement la fin de la
perestroïka et le retour des bolcheviks au Kremlin.
Au printemps 1991, à Mexico, il rencontre Felipe González qui l’exhorte
à ouvrir son pays aux capitaux espagnols, voire européens, seule porte de
sortie honorable pour lui, et à donner des gages sur la question des droits de
l’homme. Comme il l’a déjà fait à de nombreuses reprises, le dirigeant
social-démocrate lui conseille encore une fois d’annoncer des élections
libres et l’avènement du multipartisme. « Il faut agir dès aujourd’hui avant
que l’Histoire ne vous oublie », lui recommande-t-il. Le Premier ministre
espagnol est abasourdi par la réponse : « C’est toi qui es hors de l’Histoire,
lui assène un Castro arrogant et hautain. Le capitalisme va être emporté par
une crise financière colossale, pire que celle de 1929 ! La Bourse de New
York, vois-tu, n’est qu’une bombe à retardement. Le confort t’aveugle,
Felipe, car le monde occidental est condamné à l’effondrement social ; c’est
même imminent, et le communisme triomphera ! » Consterné par cette
réaction d’un autre siècle, Felipe González reste sans voix : « Il est
prisonnier du syndrome de Numance1 », dit-il. De quel bois est donc fait ce
don quichotte rouge ?
En attendant le putsch des amis du général Leonov, Castro reprend son
bâton de Guide suprême du Plan alimentaire. Il décrète que chaque citoyen
doit désormais se considérer comme un soldat en quête de pain et d’œufs. Il
envoie la génération des quinze-seize ans passer un an dans les camps
agricoles. À La Havane et dans ses environs, Fidel lance un hallucinant
projet d’élevage de poulets en appartements, qui se révèle catastrophique !
Le 26 septembre 1990, il publie dans Granma un « Avis à la population »
qui ressemble à un ordre de mobilisation générale. Il appelle tous les
Cubains des villes à s’en retourner aux champs, car la plupart des usines
sont en cessation d’activit é par manque de pièces de rechange. Plus d’une
trentaine de camps de travail ruraux sont érigés en quelques semaines.
Officiellement, le chômage n’existe pas, puisque aucune statistique ne
permet de chiffrer le fléau. En fait, les sans-emploi dépassent le million.
Pour tenir, le Cubain raconte des chistes, des blagues comme celle-ci : « Tu
sais pourquoi on appelle les aliments les “Américains” ? Parce que, comme
eux, on dit toujours qu’ils vont débarquer et on ne les voit jamais. » Un peu
partout dans le pays, comme au temps de la campagne d’alphab étisation du
début des années soixante, on retrouve des ingénieurs, des professeurs, des
médecins enrôlés dans les brigades rurales. Le terrible mot
« cambodgisation » est prononcé.
Mais Fidel Castro n’est pas Pol Pot : il n’a jamais cherché à anéantir une
classe sociale, en l’occurrence la classe moyenne, puisqu’il l’a déjà chassée
du pays en la renvoyant par vagues successives de l’autre côté de la mer, en
Floride. Au fond, les USA, si proches et si différents, lui servent de soupape
de sécurité, de siphon social. À chaque crise, à chaque mouvement
populaire susceptible de mettre le régime en danger, Fidel sort son joker : le
départ. Cette fois encore, avec la roublardise d’un maquignon, il rejoue
cette carte de l’exil, comme à l’époque de Mariel. Officiellement, rien ne
change : ceux qui veulent quitter le pays peuvent le faire, mais
clandestinement. La police reçoit pour consigne de fermer les yeux sur les
départs de balseros. Peu à peu, la rumeur gonfle à La Havane sur l’insolite
cécité des CDR, des brigades de riposte rapide, et des gardes-côtes, et les
jeunes se ruent par milliers sur les plages des environs de la capitale pour
tenter leur chance. Ils partent en cortège groupé vers la Floride. Véritable
sauve-qui-peut : des dizaines de milliers d’hommes et de femmes se laissent
dériver sur le Gulf Stream, flottant comme des bouchons vers la liberté.
Fidel Castro observe sans déplaisir cet exode. Ces fuyards sont autant de
bouches que l’État cubain n’aura plus à nourrir. Le Comandante opère là un
« dégraissage » sans risque, sans troubles ni émeutes. Il « déleste la
montgolfière », comme dit le Cubain de la rue, et attend.
À l’Est, il observe les difficultés de plus en plus grandes que rencontre
Gorbatchev, empêtré dans les contradictions de sa politique d’ouverture.
Quand le 19 août 1991, il apprend que les chars de l’Armée rouge, dirigés
par le général Kourkov, investissent les rues de Moscou et se dirigent vers
la Douma, le Parlement soviétique, il sable le champagne, persuadé que ses
amis ne vont faire qu’une bouchée des « démocrates ». Depuis plus d’un an,
il a tout fait pour ne pas rompre les amarres avec la « patrie du socialisme ».
Il s’est détourné de Gorbatchev au profit de l’opinion russe. Il a multiplié
les opérations de charme auprès d’elle en invitant plusieurs milliers
d’enfants irradiés de Tchernobyl à venir se faire soigner gratuitement à
Cuba. Des dizaines de reportages ont été organisés. Ils racontent l’histoire
de bambins chauves, ressuscités par le climat tropical, vivant dans des
centres cossus en bord de mer, au « paradis du socialisme ». Le coup
médiatique, diffusé partout à travers le monde, est d’une grande efficacité.
Comment, en effet, peut-on reprocher à un homme si charitable de ne pas
défendre les droits de l’homme ? Comme il le fait sans discontinuer depuis
quarante ans, Fidel le propagandiste soigne méticuleusement son image à
l’extérieur. Il n’a pas de conseiller en communication, pas de sémiologue
attitré. Son flair lui suffit. Ainsi, à l’étranger il joue les saint Vincent de
Paul de l’ère atomique, tandis qu’à Cuba même il réprime avec une égale
dureté ses opposants.
Quand il découvre Boris Eltsine, juché sur un char, haranguant le peuple
russe, il est consterné. « Ces putschistes sont des fils de putes, des couilles
molles ! Il fallait tirer dans la foule, sans pitié ! » hurle-t-il à ses proches. Il
vocifère contre ces bolcheviks de pacotille, mais comprend que les amis de
Nikolaï Leonov ont échoué. Il n’a plus rien à attendre du continent
eurasiatique.
Il doit désormais se consacrer à son peuple, corps et âme, poursuivant sa
guerre alimentaire avec la ferveur d’un Bonaparte au pont d’Arcole. On le
voit aux quatre coins du pays. Il se déplace en hélicopt ère pour visiter les
camps de travail rural, met la main à la pâte, prend la pioche ou la fourche
devant les caméras de la télévision d’État. Comme toujours, il agit selon
son humeur, par impulsions : il impose l’installation de batteries de poulets
et de porcheries dans un complet désordre et une improvisation totale. Le
fils de l’éleveur de Biran est obsédé par les techniques modernes. Il
s’entiche d’un ingénieur, Heriberto Bouza, qui a inventé la charrue multi-
usage, d’une efficacité douteuse. Contrairement à son père, il ne fait aucune
confiance aux paysans, soupçonnés d’être des « koulaks » potentiels, donc
hostiles à la révolution. Il n’aime que les soldats. On a trop vite oublié que,
dès les premiers jours, en mai 1959, il avait placé l’agriculture sous le
contrôle des forces armées. Malgré les objurgations de ses ministres, il
lance un programme de rizières dans une zone… saline et pousse les
« brigadistes » à installer des microjets d’arrosage, système ultrasophistiqué
mais désastreux dans les faits, car les « militants agricoles venus de la
ville » se révèlent d’une incompétence crasse en maintenance du matériel.
En l’espace de quelques jours, les trous sont obstrués et Fidel pique une
colère noire quand il découvre que les citadins réquisitionnés aux champs
tentent de les déboucher avec des épingles à nourrice ! Enfin, les pompes
d’irrigation, alimentées par des systèmes électriques, tombent
perpétuellement en panne faute de courant.
Le pays vit de plus en plus dans l’obscurité, car les réseaux électriques ne
sont plus entretenus. Les communications téléphoniques subissent elles
aussi de graves perturbations. La Havane prend peu à peu des allures de
vaisseau fantôme. La ville coloniale, perle des Caraïbes, avec ses mille
colonnes, ses grandes avenues ombragées, ses façades resplendissantes,
n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le salpêtre a dévoré les murs, les rues
éventrées donnent l’impression d’une ville bombardée. Cuba est un pays
dévasté sans avoir jamais été attaqué de l’extérieur.
L’embargo américain ? Plus personne ne croit à sa nocivité. Il n’a jamais
empêché l’île de commercer avec les autres pays du monde. Mieux :
jusqu’à l’invasion américaine du Panamá, le 20 décembre 1989, les Cubains
– dont José Abrantes et Tony de La Guardia – avaient installé au pays du
dictateur Noriega des dizaines de sociétés commerciales qui leur
permettaient de faire en toute légalité des affaires avec des entreprises nord-
américaines, donc d’importer librement des produits US. L’embargo est un
leurre. Cet épouvantail ne sert au fond qu’à Castro, qui le brandit chaque
fois qu’on lui parle droits de l’homme.
Terrible paradoxe : depuis les premiers jours, les États-Unis sont ainsi les
alliés objectifs du dictateur cubain. Les deux ennemis ne sont séparés que
par 144 kilomètres de mer, mais ils ont réussi l’un et l’autre à se diaboliser
avec un acharnement plus calculé qu’on ne pourrait le croire. Pour
Washington, les affaires cubaines relèvent de la politique intérieure. La
communauté de Miami compte en effet désormais trois représentants au
Congrès : Ileana Ros-Lethinen, Roberto Menéndez et… Lincoln Diaz
Balart, fils de Rafael, ex-ami de Fidel. Lincoln est donc le neveu de Mirta,
la première femme du Líder Máximo. Ces élus font pression sur le
département d’État pour que rien ne soit décidé sans eux. Mieux : ils ont
réussi à faire voter un texte, la loi Helms-Burton, qui oblige la Maison
Blanche à passer par le Congrès pour discuter la moindre virgule de la
politique américaine envers La Havane. Le Président, quel qu’il soit, est
donc aux ordres du lobby de Miami, décisif pour remporter une élection
présidentielle. Comme tous ses prédécesseurs républicains, George Bush
n’a jamais cherché à discuter l’efficacité de l’embargo. Il l’a au contraire
durci pour satisfaire le « parti cubain » de Miami, la Fondation nationale du
milliardaire Jorge Mas Canosa, grand pourvoyeur de fonds du Parti
républicain, entrepreneur en bâtiment qui a réussi, depuis le début des
années quatre-vingt, à constituer une puissante organisation de plus de 50
000 membres. Castro, pour sa part, n’a pas à se plaindre du diable yankee
qui conserve dans ses tiroirs la doctrine de l’« échantillon communiste
inoffensif ». Or Cuba, aujourd’hui, joue bel et bien ce rôle : il ne fait plus
peur à personne, si ce n’est au fermier de l’Arkansas et au chômeur de
Detroit. Le département d’État, lui, n’a qu’un seul souci : éviter sur l’île la
guerre civile qui provoquerait immanquablement, par ricochets, des
tensions en Floride où vivent déjà plus d’un million de Cubains. Malgré les
déclarations belliqueuses de part et d’autre, les Américains sont donc
partisans du statu quo. Mieux vaut un tyran à bout de souffle que le chaos
aux portes de l’Empire.
Castro n’est plus un homme à abattre. C’est si vrai qu’en août 1991 la
CIA le prévient secrètement d’un projet d’attentat fomenté contre lui à
l’occasion des jeux Panaméricains qui doivent avoir lieu à La Havane en
septembre. Ainsi l’administration Bush, la plus virulente sur le papier,
sauve la vie de son ennemi irréductible.
Castro reste néanmoins un homme en sursis, isolé sur la scène
internationale, mis au ban de l’ONU pour sa politique répressive envers ses
opposants. Il vient même de perdre ses tout derniers alliés, le Nicaragua et
le Salvador, qui ont fini par jouer le jeu du suffrage universel. Son ancien
camarade de guérilla, Daniel Ortega, l’ex-chef des sandinistes, a été battu
aux élections présidentielles par une centriste libérale, Violeta Chamorro, le
26 février 1990, et a accepté sa défaite en bon démocrate. Un virage jugé
« démentiel » par Castro. Jamais lui-même ne pliera le genou face à la
« démocratie bourgeoise », cette « farce grotesque » ! Lui, il le jure, ne
lâchera rien. Il lance : « Nous ne changerons jamais, parce que nous avons
raison ! » Est-ce seulement par conviction, ou parce qu’il veut à tout prix
rester le gardien d’une légende qui risque de voler en éclats à l’épreuve de
la démocratie ? Surtout, il faudra bien faire alors l’inventaire de ces
tragiques décennies de pouvoir absolu. Car le responsable du désastre
cubain ne se trouve ni à Moscou ni à Washington : il est à La Havane,
enfermé dans sa fantasmagorie de don quichotte léniniste. Il faudra alors
faire le décompte des exécutions sommaires, des procès iniques, des délires
gestionnaires, du mensonge érigé en mode de gouvernement. Voilà qui est
tout simplement inconcevable pour lui. S’imagine-t-il croupissant dans une
geôle afin que justice soit rendue, comme les gens de Miami le lui
promettent ? Il lui faut tenir, s’arc-bouter sur son trône, en attendant des
jours meilleurs.
Mais il peut de moins en moins « tenir la maison ». Dans son entourage,
au sommet du pouvoir, on commence à moins courber l’échine devant lui.
Certains osent même lui parler franchement. Un événement surprend les
plus endurcis des fidélistes. Passé presque inaperçu, il est pourtant
révélateur du climat de terreur que Castro fait régner jusque dans son cercle
le plus rapproché : en plein Bureau politique, Juan Almeida, le seul Noir de
cette instance politique, le « peón d’Oriente », l’ombre de Fidel, le
« mameluk », a fini par exploser et dire au « Cheval » ce qu’il pense
vraiment de lui. C’est Dariel Alarcón, dit « Benigno », l’ami du Che, celui
qui a suivi Guevara jusqu’au bout en Bolivie, alors chef du bataillon de
sécurité du palais présidentiel, qui raconte :
« Au cours d’une réunion consacrée à la situation économique du pays,
Juan Almeida demande la parole à la surprise générale :
« – Commandant, je ne crois pas nécessaire de vous rappeler que je suis
prêt à vous suivre en n’importe quelles circonstances ; oui, pour vous, je
suis capable de monter tout en haut de la tour José Martí et de me jeter dans
le vide : cela, vous le savez… »
Un peu crispé, Almeida s’échauffe, cherche ses mots, puis poursuit :
« – Commandant, je crois que le moment est venu de laisser tout caprice
de côté et de se mettre à analyser la réalité.
« – Qu’est-ce que tu racontes ? l’interroge Fidel. Explique-toi un peu…
Tu as parlé de caprices ?
« – Oui, j’ai dit : caprices. Il se dit beaucoup de choses parmi le peuple à
propos de notre politique […]. De fait, nous sommes en train de gouverner
en fonction d’un caprice, et ce caprice, c’est le tien !
« – Ta gueule ! éructe Castro. Tu n’es qu’un tas de merde ! Je te mets en
état d’arrestation ! »
Suffoquant, l’œil noir, le dictateur fait aussitôt donner la garde. Juan
Almeida est expulsé manu militari de la salle de réunion du Bureau
politique, escorté jusqu’à son domicile et assigné à résidence. Plus tard,
sous la pression de Carlos Lage et Carlos Rafael Rodríguez qui
expliqueront à Fidel qu’un procès Almeida serait très mal vu de la
communauté noire, le negrito sera remis en liberté et prié de s’exhiber aux
cérémonies officielles.
Castro est désormais obligé de composer. Il ne peut sans cesse tricher
avec la réalité, la modeler selon ses désirs. Il lui arrive même de plus en
plus d’être contesté en public. Ainsi, au cours d’une réunion avec le
ministre de la Santé, Hector Terry, épidémiologiste de métier, un des rares
ministres noirs du gouvernement, Castro se plaint de la grave épidémie de
polynévrite qui affecte plus de 50 000 Cubains, en majorité des enfants, et
s’en prend à la politique du ministre en matière d’hygiène. Hector Terry lui
réplique posément que le seul responsable de l’épidémie est le manque de
nourriture qui frappe le pays tout entier. Se sentant personnellement visé, le
Líder Máximo s’emporte, perd le contrôle de lui-même, hurle comme un
damné, paraît s’étouffer. Soudain, il semble comme paralysé, ne peut plus
proférer le moindre mot. L’insolence de son ministre a provoqué chez lui
une crise épouvantable. Ses gardes du corps se ruent sur lui, l’agrippent,
l’évacuent en toute hâte. Quelques jours plus tard, sans la moindre
explication, Hector Terry est destitué. Il a commis le crime de dire la vérité
sur le drame de la polynévrite, cette maladie de la disette qui affecte les
êtres les plus vulnérables, nouveau-nés et personnes âgées, et peut aller
jusqu’à causer la perte de la vue.
Pour Castro, ces simples observations sont des actes de rébellion, donc de
trahison. Ses décennies au pouvoir ne l’ont pas changé : depuis le collège
de Belén, il est toujours le même, batailleur et parano ïaque, incapable
d’accepter une défaite.
Au IVe congrès du Parti communiste cubain, en octobre 1991, alors que
les dirigeants ont lancé durant l’été un grand débat, jusque dans les plus
lointaines cellules de province, pour « extirper la langue de bois » et
redonner confiance à des militants désespérés, il verrouille tout. Les
derniers grognards de la sierra Maestra quittent le Bureau politique : ainsi
Vilma Espin, qui a rompu avec Raúl Castro, Pedro Miret, l’homme qui
maniait les armes dans les caves de l’université dans les années quarante, et
Armando Hart, militant de la première heure du M26. Fidel est de plus en
plus seul. Dans le domaine politique aussi, il « déleste la montgolfière » !
À la fin de l’année, épuisé, il part de plus en plus souvent se réfugier sur
son îlot de Cayo Piedra, au sud de Cuba, ou dans la sierra Maestra, pour se
ressourcer. Il se soucie à peine de la démission de Gorbatchev, le 25
décembre 1991, qui sonne le glas du communisme. Le Parti communiste
d’Union soviétique est dissous. Plus de vingt millions de militants rendent
leur carte en silence. Castro est anéanti. Le Grand Frère soviétique a rendu
son dernier souffle. Comment faire le deuil de ce rêve fracassé ? Le
Comandante pense à raccrocher.
Il n’a alors qu’une idée fixe : partir en Galice, en Espagne, à la rencontre
de l’histoire de son père, don Ángel, fouler cette terre qu’il ne connaît pas
mais qu’il porte en lui comme un fardeau. Il sait qu’avant de mourir le
vieux cacique de Biran n’a su que parler de la vallée de Lancara, dans la
province de Lugo, de la rivière Neira où, enfant, il pêchait la truite, de cette
lumière blanche qui nimbe les collines au petit matin.
Le 27 juillet 1992, l’enfant de Biran débarque sur la terre de ses ancêtres,
dans les brouillards de l’Espagne profonde. D’aucuns sont persuadés qu’il
ne reviendra pas à Cuba, qu’il a négocié avec le président de la province de
Galice, l’ancien ministre de Franco, Fraga Iribarne, un « retour au pays »
pour éviter de finir comme Ceausescu. On lui invente une maison louée
dans les environs de La Corogne, en bord de mer. Il n’en est rien : Fidel se
trouve à l’intérieur des terres, dans la Galice profonde, au cœur des
montagnes, à Lancara. Il semble serein, apaisé. La vallée qu’il découvre est
bien comme la décrivait don Ángel : verte et giboyeuse, bordée
d’eucalyptus et de chênes. L’air y est humide et frais. Il visite la maison
paternelle, une misérable mansarde où ses ancêtres s’entassaient dans un
dénuement complet. Ce jour-là, le bicho demande au maire de Lancara,
Eladio Capón, de lui faire fabriquer une maquette de la vallée en bois de
châtaignier. Il fait également démonter la chemin ée de la masure, pierre
après pierre, afin de la reconstituer à l’identique, une fois de retour à Cuba.
« C’était très émouvant, se souvient le maire de Lancara. Car il y avait
beaucoup de solennité dans sa demande. Cet homme semblait vouloir faire
la paix avec son passé. Quand je suis venu à La Havane, quelques années
plus tard, la maquette trônait dans son bureau, en face de lui. »
Étrange voyage… Son père avait quitté cette terre près d’un siècle plus
tôt, en 1895, pour ne jamais y revenir, et, jusqu’à sa mort, avait vécu dans
une nostalgie obsédante de la « mère patrie ». En emportant à soixante-six
ans un échantillon de cette terre froide au pays de la moiteur, Fidel va-t-il
enfin soulager sa conscience tourmentée ?
1. Ville assiégée d’Espagne dont les habitants, en 133 av. J.-C., préférèrent mourir jusqu’au
dernier plutôt que de se rendre aux Romains.
CHAPITRE XLI
LA COUSINE ET LES MARISTES
Tous sont sous le charme. Une belle femme de type espagnol, un peu
forte, exhalant de puissantes bouffées de Chanel n°19, passe au contrôle de
police de l’aéroport José Martí, à La Havane, le 19 décembre 1993. Les
agents de la Sécurité sont comme hypnotis és. Elle vient du comptoir
d’Iberia, a un accent castillan particuli èrement rugueux, une bouche
pulpeuse trop maquillée, de longues jambes qu’elle dissimule sous un
imperméable beige. Excentrique, elle porte des lunettes de soleil et une
casquette de base-ball Chanel qu’une journaliste américaine lui a offerte.
Elle tremble un peu : dans quelques secondes, Alina Fernández sera dans un
avion sous l’identité d’une autre, une secrétaire de direction de nationalité
ibérique. Elle a dissimulé ses cheveux roux, coupés court, sous une
perruque châtain. Dans un instant, libre, elle volera à destination de Madrid.
Elle a du mal à contenir son émotion. Ce moment, elle l’attend depuis
tant d’années ! Elle a laissé sa fille, Mumim, âgée de quinze ans, à La
Havane, avec sa mère, Naty, pour la faire venir en Espagne une fois qu’elle
sera installée là-bas. Alina a fini par tromper la vigilance de son père. Ce fut
long et dangereux. Des éditeurs européens avaient déjà tenté à plusieurs
reprises d’organiser sa fuite pour lui faire écrire « le » best-seller : l’histoire
de la « fille rebelle du dictateur », mais chaque tentative avait échoué.
Cette fois, il a fallu se montrer d’une extrême prudence. Son appartement,
comme tant d’autres, étant truffé de micros, elle a dû continuer à jouer
double jeu. Comme d’autres, elle poussait le son de la radio ou tirait la
chasse d’eau quand elle avait quelque chose d’important à dire. Elle se
savait épiée en permanence. Son père était allé jusqu’à faire installer une
caméra et une équipe de policiers dans l’immeuble d’en face. Alina avait
fini par repérer les agents de la Sécurité qui surveillaient ses moindres faits
et gestes depuis leur poste de guet. Par provocation, la nuit, elle recevait ses
amants et s’exhibait près de la fenêtre dans des postures provocantes,
persuadée qu’elle était filmée et que son père visionnerait les cassettes.
Mais même ce manège-là ne l’amusait plus. Elle était au bout de ses
capacités de résistance. Elle couvait un ulcère à l’estomac – « l’aigreur que
m’inspire ma propre histoire », ironise-t-elle – et n’avait plus qu’un but :
faire quitter l’enfer à sa fille avant la « guerre civile ».
Pour les quinze ans de Mumim, juste avant son départ, Alina a commis
l’acte de rébellion suprême : elle l’a fait baptiser. À Cuba, les jeunes filles
pubères célèbrent leur entrée dans la vie de femme en organisant de grandes
fêtes. Les chicas portent des robes blanches froufroutantes, comme de
jeunes mariées, mais ne vont toujours pas pour autant à l’église. Mumim,
elle, a choisi de se faire chrétienne, un acte d’insubordination inouï vis-à-vis
de son grand-père qui, geste tout aussi inouï, lui a fait porter un bouquet de
fleurs, inestimable cadeau dans un pays qui ne compte pratiquement plus de
fleuristes depuis des lustres. Alina a appris que l’émissaire du Comandante
est allé jusqu’à Pinar del Río pour trouver un jardinier cultivant encore ce
genre de production contre-révolutionnaire. Mais ce geste n’est plus fait
pour l’émouvoir. Elle entend couper tout lien avec lui, puis éloigner sa fille
de cet univers kafkaïen et brutal.
Quand l’avion d’Iberia (vol n° 662) décolle, Alina respire enfin.
L’opération « Cousine » a réussi. Elle n’est plus la « princesse morte »,
cette femme tenue en laisse du fait de ses origines. Elle sait que le combat
n’est pas terminé pour autant, que son père fera tout pour la faire taire ou à
tout le moins la discréditer. Mais elle s’en moque.
Elle a acheté ses effets de voyage avec l’argent qui lui restait de la vente
à Gabriel García Márquez de La Femme-cheval, de Wilfredo Lam. À ses
côtés, Benoît Gysemberg, photographe du magazine français Paris-Match,
immortalise la scène. Contacté par la fondation Armando Valladares –
libéré dix ans plus tôt des geôles castristes sur intervention du président
François Mitterrand –, le reporter s’est vu embarquer dans une véritable
affaire d’espionnage. Il découvre vite que l’opération a été complètement
orchestrée par la CIA. Dans l’avion, Alina lui révèle qu’elle a l’intention de
demander l’asile politique à la France. Mais, à son arrivée à Madrid, elle est
prise en charge dès sa descente d’avion par des agents américains qui la
conduisent dans une maison située tout près de l’aéroport de Barajas. Alina
y est « débriefée » par les gens de la CIA. Dès lors, elle annonce qu’elle va
demander l’asile politique aux États-Unis.
L’opération « Cousine » a été conçue et exécutée par la centrale
américaine. Alina, qui rêvait de s’installer à Paris, doit payer sa dette et
partir pour les USA. La leçon est rude : elle comprend que de l’autre côté
du détroit de Floride rien n’est gratuit. Mais tout vaut mieux que la vie
qu’elle menait à La Havane, qui la faisait lentement dériver vers la folie. La
« femme en miettes » reprend espoir. Elle a trente-sept ans et va pouvoir se
reconstruire.
À La Havane, Castro n’en revient pas. Elle a donc osé ! Elle a réussi à
obtenir un passeport espagnol. Comment a-t-elle pu passer à travers tant de
contrôles à l’aéroport ? Le Líder Máximo est convaincu qu’Alina n’a pu
agir sans l’appui d’un service de renseignement. La CIA aurait-elle osé lui
faire subir un pareil affront ? Décidément, cette fille qu’il n’a jamais
reconnue officiellement ne lui aura valu que des ennuis. Ces derniers mois,
elle s’est remise à provoquer quelques scandales : elle est encore intervenue
dans la rue pour s’opposer à des « actes de répudiation », ces lynchages
publics organisés par des équipes de la police politique en civil dans le but
d’humilier et de terroriser les dissidents. À plusieurs reprises, Alina s’est
interposée, bénéficiant de l’étrange statut de « fille de ». Son départ est une
très mauvaise nouvelle pour la révolution. Sa parole à l’extérieur peut avoir
du poids. Il faut que la Sécurité prépare un contre-feu.
La rumeur à son sujet est vite lancée, pernicieuse, venimeuse. Alina
Fernández ? Une femme dérangée qui a fréquenté les hôpitaux
psychiatriques. Un mannequin sur le retour, tantôt obèse, tantôt anémique.
Une hystérique en mal de publicité. Une dépravée qui s’est adonnée à tous
les vices du capitalisme : sexe, drogue, alcool. Au bout de quelques
semaines, Alina Fernández n’est plus la fille rebelle, mais une « femme
fatiguée qui a grand besoin de repos ». Elle est libre, mais salie.
Par-delà son départ digne d’un roman d’espionnage, le Líder Máximo lui
reproche avant tout cette affaire de baptême. Par cet acte, Alina a lancé un
message fort aux Cubains : « N’ayez plus peur d’aller à l’église ! Le salut
passe par cette voie. » Or l’animal politique qu’est Castro le pressent :
Rome prépare sa revanche. Le Comandante surveille donc les milieux
catholiques avec la patiente vigilance du pêcheur. Il ne doute plus qu’il va
être obligé de lâcher du lest et de faire certains gestes à l’égard de chrétiens
de plus en plus organisés au sein des mouvements de défense des droits de
l’homme.
Pendant des années, il avait réussi à les paralyser peu ou prou, imposant
le boycott des églises sans avoir instauré pour autant une législation dure,
fondée sur le pur interdit. Depuis le congrès du PC de 1976 où il avait lancé
la campagne pour « l’éradication des croyances religieuses par le biais du
matérialisme scientifique », le Comandante avait déployé un système d’une
grande habileté en vue de neutraliser les « sbires du Vatican ». Il avait
distillé « sa » propre vision de l’histoire sainte dans les manuels scolaires.
Au milieu des années quatre-vingt-dix, dans le manuel d’histoire de
l’Antiquité destiné aux enfants de dix ans, on pouvait ainsi lire : « Il y a
environ deux mille ans, on a diffusé des rumeurs sur l’existence du Christ,
supposé être fils d’un Dieu, mais la science a prouvé que ce Christ n’a
jamais existé. » Fait curieux : Fidel, dans ce texte, ne remet pas en cause
l’existence « d’un Dieu », seulement celle de Jésus-Christ. Est-ce pour se
dédouaner du « crime » que ses petits camarades de l’école mariste de
Santiago lui ont fait porter soixante ans plus tôt, quand il était un proscrit,
un enfant non baptisé, un « Juif assassin du Christ » ? Si Jésus n’a jamais
existé, le petit Fidel n’a donc jamais pu lui faire de mal.
Est-ce un pur hasard s’il a choisi comme centre d’interrogatoire de sa
police politique et lieu de détention de ses plus farouches opposants la Villa
Marista, à La Havane, un ancien couvent mariste ? Détail orthographique
amusant : entre « marxiste » et « mariste », il n’y a qu’une malheureuse
consonne de différence. Toute l’histoire de Castro est ainsi faite : une
extraordinaire suite de tours de passe-passe entre les signes du
communisme et ceux du catholicisme. Aux enfants cubains il jure que le
Christ n’a jamais existé, mais il le réinvente en immortalisant deux de ses
sosies, Camilo Cienfuegos et Che Guevara. Sur la place de la Révolution, le
portrait géant du Che occupe tout l’espace : sa figure christique écrase
toutes les autres images de l’épopée castriste. Fidel, lui, en est pratiquement
absent. Ce qui a fait dire à de nombreux observateurs qu’il n’est pas un
dictateur ordinaire, puisqu’il a renoncé au culte de la personnalité. Mais
quand on connaît la formation jésuitique du Comandante, on devine que ce
n’est pas la position du fils de Dieu qu’il s’est attribuée, mais celle du Très-
Haut, invisible et tout-puissant. Les Cubains l’ont d’ailleurs spontanément
compris, puisqu’ils ne le désignent plus que par un simple signe, un bref
mouvement des doigts sur le menton comme pour effleurer une barbe
imaginaire. Le Líder Máximo n’a nul besoin d’image. Il est celui que l’on
ne nomme pas. Il est le pouvoir absolu et l’Absolu au pouvoir. Insaisissable,
il est présent partout et nulle part. Mais il a son talon d’Achille : il
disparaîtra automatiquement, pressent-il, quand l’Église et son Dieu
reviendront sur le devant de la scène.
Pour l’heure, en pleine « période spéciale », dans un pays sans électricité,
sans pain et sans espoir, Castro craint que la vague chrétienne ne vienne à le
submerger s’il n’y prend pas garde. Les signes d’une recrudescence de la
pratique religieuse sont bel et bien présents à Cuba. Depuis l’affaire Ochoa,
la peur a gagné la hiérarchie militaire, mais a ramené par centaines les
Cubains dans le giron de l’Église. Certes, ils ne se ruent pas dans les
chapelles ou dans la nef des cathédrales, car la Sécurité d’État veille. Tous
savent qu’ils sont fichés dès qu’ils franchissent le seuil d’un lieu de culte.
Pour les plus jeunes, cet acte de foi est inscrit d’emblée dans leur « dossier
scolaire » : ils deviennent alors des « éléments douteux » et n’auront plus le
droit de travailler dans le secteur du tourisme, seul espace où l’on peut
escompter rencontrer des étrangers. Malgré cette répression insidieuse, les
chrétiens – catholiques et protestants – pratiquent à domicile. Par petits
groupes, moyennant d’infinies précautions, ils se retrouvent chez les uns ou
chez les autres, et reprennent l’habitude de débattre. Peu à peu, dans le
même temps, la peur recule.
Face à ce retour du spirituel, le Vatican envoie en décembre 1988 un
homme prestigieux, Faustino Sainz Muñoz, diriger la nonciature de Cuba.
Pour Castro, cette nomination a des allures de déclaration de guerre. Mgr
Muñoz fait en effet partie de l’entourage de Mgr Casaroli, le cardinal chargé
par Jean-Paul II de tout ce qui touche aux questions religieuses dans les
pays de l’Est. Formé à l’école des diplomates du Saint-Siège, le prélat est
un négociateur aussi habile que déterminé. Il a surtout été l’interlocuteur du
mouvement Solidarność en Pologne, bête noire de Fidel Castro. Envoyer
l’ami de Lech Walesa sur son territoire ressemble furieusement à un défi.
Mais comment réagir face à ce qu’il estime être une provocation ? Affaibli,
il ne peut se permettre un conflit ouvert avec Rome. Il cherche donc à
gagner du temps. Il doit composer, feindre le dialogue.
Dans un premier temps, le 22 avril 1989, il invite le pape à effectuer une
visite pastorale, persuadé que Jean-Paul II refusera de cautionner par là son
régime. Surprise : le Saint-Père accepte la proposition. Confondu, le
Comandante envoie alors un émissaire au Vatican, José Felipe Carneado,
pour faire « avancer le dossier ». Bien sûr, les choses traînent. Fidel ne
parvient plus à se décider. Cette visite papale est un coup de poker à très
hauts risques. À l’extérieur, elle lui rendrait certes une légitimité
incontestable, mais elle peut aussi bouleverser la donne, sur le plan
intérieur, en accordant une tribune mondiale aux défenseurs des droits de
l’homme. Finalement, il recule, paraît hésiter. Il propose une « escale
technique » de Jean-Paul II lors de son voyage au Mexique, du 6 au 13 mai
1990. Au Saint-Siège, on hausse les épaules : pas question de venir à Cuba
par la petite porte. Ce sera une visite officielle ou rien. L’évêque de La
Havane, Mgr Jaime Ortega, est reçu par le Saint-Père en décembre 1990 et
dit envisager une « éventuelle visite » en 1992.
Dans cette partie de cache-cache diplomatique, Castro a du mal à
retrouver ses marques. Il se met à favoriser quasi officiellement la pratique
de la santería, cette religion que pratiquait sa mère, Lina. Cuba compte plus
de trois mille prêtres santéristes, les babalaos, chez qui les citoyens
désespérés se précipitent en masse. Castro n’a rien à craindre des
« animistes », qui ne s’intéressent qu’à l’intemporel. Il invite même le chef
religieux des yorubas, le roi des Ifé, à venir du Nigeria rencontrer ses
« frères cubains ». Pour Fidel, fils de colon, la santería n’est qu’un amusant
folklore qui présente l’intérêt d’attirer les touristes mais ne constitue en
aucun cas un danger politique. Il ferme donc les yeux sur l’éclosion et la
diffusion des pratiques vaudoues dans les quartiers pauvres de Santiago et
de La Havane. En laissant la voie libre aux « sorciers africains », il compte
bien affaiblir l’Église, son ennemie, qui tente de sortir de sa prudence
habituelle.
De fait, Carlos Manuel de Céspedes et Faustino Muñoz, les deux
dirigeants les plus importants de l’Église cubaine, n’hésitent plus à
organiser des processions dans le pays. La plus suivie est celle de la Vierge
de la Charité del Cobre, marraine de l’île, que les santéristes vénèrent eux
aussi. Pour eux elle est Ochun, déesse de l’amour. Ils l’appellent aussi
« Cachita ». Les sorties de la Vierge del Cobre, qui regroupent des milliers
de pèlerins silencieux, sont passées totalement sous silence par le quotidien
du Parti Granma.
« Nous devons veiller à ne pas nous couper des racines religieuses de
notre pays, dit Carlos Manuel de Céspedes, donc respecter le télescopage
des croyances. Ils appellent la Vierge Marie Cachita ? Fort bien. Ce qui
compte, pour nous, c’est d’éviter la division. » En termes diplomatiques, le
prélat évoque la sourde lutte qu’il mène depuis des années avec Castro.
Quarante ans d’un insolite tête-à-tête entre le descendant du héros de la
guerre d’indépendance et le fils de colon espagnol, devenu père de la
révolution. Après les années terribles du début du castrisme, l’expulsion des
prêtres, la désaffection de certaines églises, transformées en lieux
d’habitation, la répression permanente, le moment est venu, pour don
Carlos, de relever la tête et de repartir au combat.
Son bras armé s’appelle Jaime Ortega, évêque de La Havane. Pour la
première fois, ce dernier s’attaque dans ses homélies au régime. Il dénonce
les pressions exercées sur les enseignants, critique les programmes
scolaires, les menaces adressées aux enfants pour les dissuader de se rendre
au catéchisme. Dans sa lettre pastorale mensuelle, il dénonce le
« collectivisme asphyxiant » du régime et réclame une révision de la
Constitution. Offensifs et déterminés, les évêques cubains font même
parvenir à Fidel Castro une lettre dans laquelle ils énoncent les points de
divergence qu’ils ont avec lui. La réaction du Líder Máximo est immédiate :
cette « lettre » diplomatique, qui n’a pas été rendue publique, il la brandit
comme une déclaration de guerre des évêques contre lui. « Ce texte est tout
simplement inacceptable ! » lance-t-il.
Il hésite cependant encore à rompre les négociations sur la visite du
Saint-Père à Cuba. Le 19 février 1990, il trouve une porte de sortie à
l’occasion d’un dîner offert à la nonciature de La Havane en l’honneur d’un
évêque américain, Mgr Ricardo Law, proche du président George Bush. À
la stupéfaction des convives, le président Castro déboule dans cette soirée
sans y avoir été convié. On lui réitère officiellement l’intention de Jean-Paul
II de venir à Cuba « à condition qu’il puisse se rendre dans tous les diocèses
de l’île, soit deux archevêchés et six évêchés ». Quelques jours plus tard, le
Comandante a enfin trouvé sa parade : « Toute cette opération, prétend-il,
est montée par les Américains. La présence de Mgr Law à La Havane est la
preuve que les évêques cubains sont à nouveau colonisés par les États-
Unis. » Dans ces conditions, comment accepter la visite d’un pape manipulé
par le « Diable yankee » ? Fatigué par les palinodies de son interlocuteur, le
Vatican se résigne à mettre l’affaire entre parenthèses. Le pape viendra « un
jour » dans l’île-crocodile. Castro, lui, poursuit sa nouvelle guerre sans
relâche. Il fait renforcer la surveillance de toutes les églises du pays, appelle
le Parti à ne pas relâcher la pression dans la lutte contre « toutes les
croyances ». Au fond, ce ne sont pas les évêques qui l’inquiètent, mais le
mouvement de fond qui est en train de gagner Cuba.
La dissidence politique ne constitue pas non plus une vraie menace pour
lui. Représentée par Elizardo Sánchez, par Gustavo Arcos, son ancien
compagnon de l’attaque de la Moncada, par Jesús Yañez Pelletier, l’ancien
chef d’escorte qu’il avait jeté en prison, par Oswaldo Paya, l’économiste
Beatriz Roque, la poétesse Maria Elena Cruz Varela et des dizaines
d’autres, elle reste cantonnée dans la défense des droits de l’homme et
surtout ne dispose d’aucun moyen d’expression. Tous ces dissidents vivent
dans les pires conditions, sont isolés dans leur quartier et transformés en
parias, quand ils ne sont pas déjà en prison. Humiliés, insultés, parfois
bastonnés par les « brigades de riposte rapide », souffrant eux-mêmes de
malnutrition, ils mènent un combat héroïque et anonyme. Ces martyrs de la
liberté de conscience peuvent être jetés dans la « fosse aux lions » selon le
bon vouloir du Líder Máximo. Tous, selon lui, sont évidemment des agents
de l’étranger.
Ainsi le réalisateur Daniel Diaz Torres, pourtant militant du PC, qui a eu
l’audace de présenter aux Cubains Alice au pays des merveilles, une fiction
fantasmagorique qui dénonce les « défauts du système ». Fidel et Raúl ont
détesté ce film et l’ont fait interdire pour le remplacer par… le film
américain Alien 2! Excédés, ils ont même fini par fermer l’ICAIC, l’Institut
cubain d’art et d’industrie cinématographiques, jugé par trop indépendant.
Malgré ses humeurs et accès de fièvre, le milieu intellectuel cubain
n’inquiète pourtant pas outre mesure Castro. En revanche, en cette fin
d’année 1991, un événement le tétanise. Dans le port de La Havane, un petit
homme au visage souriant, à la moustache à la Lech Walesa, Rafael
Gutiérez, représentant des dockers à la Centrale des travailleurs cubains,
vient de lancer une petite bombe : il a annoncé la création d’un syndicat
libre et indépendant sur le modèle de Solidarność. Le dirigeant syndical,
ancien électricien de navire, n’est pas un débutant. Très populaire dans les
milieux ouvriers, Gutiérez est un homme du peuple, mais aussi un tacticien
habitué des congrès syndicaux. Il compte de nombreux amis au sein du
Parti communiste. Il est aussi membre du MAR, le Movimiento Armonía,
organisation chrétienne de plus en plus remuante qui compte dans ses rangs
un ancien journaliste de Radio Rebelde, Yndamiro Restano. Le MAR, quel
drôle de nom ! Le Líder Máximo est horrifié qu’on puisse appeler les
militants de ce mouvement les… « maristes », du même nom que les curés
qui l’ont formé à Santiago de Cuba ! Pourquoi Fidel craint-il à ce point
Rafael le moustachu ? Parce que son organisation vient d’être officiellement
soutenue par la CIOSL, Confédération internationale des organisations
syndicales libres. Gutiérez n’a donc pas moins de cent vingt millions de
travailleurs derrière lui ! Invité officiellement en 1993 au congrès de
Bruxelles, il reçoit même des soutiens émanant de plusieurs pays de l’Est !
Dans un premier temps, Castro, ulcéré par le personnage qui va jusqu’à
porter un tee-shirt de Solidarité que la journaliste polonaise Anne Husarska
lui a offert, tente d’affaiblir le rebelle. On lui fait perdre son travail.
Gutiérez réagit en portant plainte. Il harc èle le Comandante de lettres sur le
droit syndical inscrit dans la Constitution. Il écrit aussi au Conseil d’État. Il
joue la légalité, tout comme un certain Fidel Castro l’avait fait, il y a fort
longtemps, à l’encontre d’un certain Fulgencio Batista. Rafael Gutiérez est
un teigneux. À l’occasion de son procès, ses amis appellent à une
manifestation silencieuse dans l’église de las Mercedes, près du port. Plus
de quinze mille personnes s’y rendent à l’appel d’une radio libre, Radio
Camilo Cienfuegos.
Face à cette vague irrépressible, le Comandante tente encore de
discréditer le « gentil Rafael ». Des hommes de la Sécurité, se faisant passer
pour des dissidents, lui proposent de l’aider dans son combat : « Ils m’ont
d’abord suggéré de commettre des attentats terroristes, se souvient Gutiérez.
Par exemple, de faire sauter un guagua (bus), ou d’attaquer des patrouilles
de police. C’était assez grotesque, mais j’ai joué le candide et leur ai
répondu qu’un travailleur ne pouvait s’attaquer à d’autres travailleurs. Si on
détruit les guaguas, que restera-t-il dans ce pays ? » À cette époque, les bus
sont pratiquement tous en panne, faute de pièces de rechange. Les autorités
ont inventé un nouveau système de transport, le camello (le chameau) qui
consiste à… transporter les bus déficients sur des plates-formes de
camions ! Les Cubains s’y entassent et étouffent littéralement sous le
nombre.
Rafael Gutiérez est l’un d’eux : c’est sa force. C’est un homme du
peuple. Toutes les pressions, toutes les manipulations n’ont aucun effet sur
lui. En janvier 1993, il est jeté en prison à Villa Marista. Le personnage
surprend ses geôliers, en particulier le lieutenant-colonel Rodolfo Pichardo,
numéro deux de l’établissement. Gutiérez est insensible à la torture
psychique du « jour permanent ». En général, les nouveaux venus, au bout
de quelques jours de manque de sommeil, perdent toute capacité de
résistance, paraissent littéralement drogués et se comportent comme des
spectres. Rafael, lui, garde toute sa présence d’esprit. Il paraît frais et
dispos, en parfaite santé. Au cours des interrogatoires, il se montre coriace,
intraitable, refusant de discuter avec des « gens de la police politique » et
demandant à rencontrer Fidel Castro. Rarement les hommes de Villa
Marista ont eu à cuisiner un tel détenu. Quand on le libère en août 1993, il
se refuse à tout compromis, mais précise à ses geôliers qu’ils auront beau
l’assassiner, cela ne changera rien, car, leur dit-il, « Dieu est avec moi ».
Que faire d’un tel trublion ? À l’automne 1993, Rafael appelle à
boycotter les élections municipales, « cette farce qui consiste à voter pour
des listes uniques », et réussit à peser sur le scrutin : le taux d’abstention
dépasse alors les 30%. À Cuba où tout mauvais citoyen est fiché et risque
de perdre son emploi, ce score est « révolutionnaire ». Rafael Gutiérez et
ses amis sont devenus par trop dangereux. Il faut trancher dans le vif.
Castro fait à nouveau arrêter le syndicaliste et l’envoie à l’autre bout de
l’île, à plus de huit cents kilomètres de La Havane, dans la prison de
Boniato, celle-là même où il avait été incarcéré en juillet 1953, après la
Moncada.
Pourquoi un tel éloignement ? Les proches de Gutiérez sont convaincus
qu’on veut le liquider. Tant d’opposants sont morts en prison, « suicidés »
ou victimes de curieuses crises cardiaques. L’exemple de José Abrantes,
l’ancien ministre de l’Intérieur, qui n’avait jamais connu le moindre
problème de cœur, foudroyé, dans sa cellule, le 21 janvier 1991 par un
infarctus, est encore dans toutes les mémoires. Aux yeux des Cubains,
l’ancien chef de la Sécurité de Castro est bel et bien mort assassiné.
Plusieurs des amis de Rafael, invités hors de l’île à un congrès syndical,
parviennent alors à alerter l’opinion internationale. Libéré soudain sans la
moindre explication, Gutiérez fait aussitôt la grève de la faim pour obtenir
le droit de sortir du territoire afin de rencontrer ses collègues syndicalistes
étrangers. En vain. Autour de lui, on commence à prendre peur. Sa vie est
en danger. Une « brigade de riposte rapide » est venue perquisitionner à son
domicile, il est violemment molesté dans son propre quartier sous les yeux
de ses voisins terrorisés. Le dernier acte avant une nouvelle incarcération,
cette fois peut-être fatale, vient de se jouer. Sa famille l’adjure de fuir.
Plusieurs de ses amis ont confectionné un radeau avec des planches
arrachées à un appartement mitoyen du sien. Le 3 octobre 1994, vers deux
heures du matin, Rafael Gutiérez embarque depuis la plage de Baracoa, à
l’est de La Havane, pour mener un nouveau combat de l’autre côté de
l’océan. Avec douze autres, il s’offre une dérive sur le Gulf Stream, avec
pour seul bagage un bidon d’eau potable, une poignée de biscuits, des fruits
secs et quelques photos de ceux qui sont restés à terre.
Fidel Castro n’a cessé de surveiller, depuis son bureau du Palais
présidentiel, les faits et gestes de cet homme qui ressemble tellement à Lech
Walesa. Il a fini par le laisser partir. Désormais, Gutiérez n’est plus qu’un
gusano (ver de terre) parmi tant d’autres. Il a fini par céder. Cuba n’est pas
la Pologne. C’est une île, aux frontières bien plus imperméables que la terre
de Jean-Paul II. C’est cela la force de Castro, les murs de son domaine
s’appellent océan Atlantique et mer des Caraïbes.
Mais le syndicaliste lui aura donné du fil à retordre ! Est-ce à cause de lui
qu’il a eu une nouvelle attaque cérébrale, au cours de l’été 1993, à
Varadero, à l’occasion de l’inauguration d’un hôtel espagnol ? Alors qu’il
conversait avec quelques journalistes étrangers, Fidel a de nouveau été
victime de cette étrange douleur, fulgurante, qui le pétrifie comme une
statue. Il est resté plus d’un quart d’heure assis, prostré, incapable
d’articuler le moindre mot. Ses gardes du corps l’ont ensuite reconduit à sa
voiture. Dans la nuit noire, le cortège des Mercedes blindées est reparti tous
feux éteints vers La Havane.
CHAPITRE XLII
ELIAN ET LES REQUINS
Ils le surnomment « le Sofa ». Il mesure un mètre dix de haut, soixante-
dix centimètres de large et sept kilomètres de long. Tous les soirs au
crépuscule, les jeunes Cubains viennent s’asseoir sur le parapet du
Malecón, face à l’océan. C’est leur « mur de Berlin » à eux. Ils scrutent
l’horizon et attendent. Autour il n’y a ni miradors, ni vopos, ni barbelés. Il
n’y a que l’immensité de la mer et une horde de nuages qui annoncent
parfois l’arrivée d’un ouragan.
Comment faire comprendre cette évidence au touriste de passage, fasciné
par l’atmosphère de fin de règne qui plane sur cette capitale en état de coma
avancé ? La Havane, ville décrépite, léthargique et lascive, entraîne le
visiteur dans sa chute lente et désespérée. Comme à Venise, celui-ci se
laisse attirer par cette beauté morbide, celle d’un décor colonial d’une
splendeur moisie. Comment faire passer aux étrangers le message que Cuba
est avant tout une île-prison, et non pas ce musée à ciel ouvert qu’on
traverse avec la bonne conscience d’un touriste en goguette au Louvre ou
au Metropolitan ?
Les Cubains ne se posent même plus la question. Immobiles, l’œil rivé au
bleu de la mer, ils se racontent les mille et une histoires de balseros qui ont
endeuillé tant de familles. Tous ont un frère, un oncle, une cousine qui ont
tenté la folle aventure de la travers ée du détroit de Floride. Tous ont rêvé de
s’enfuir eux aussi, mais encore faut-il en avoir la force, les moyens
financiers ou simplement l’occasion. Le départ est une loterie impitoyable.
« La mer, disent-ils, est notre cimetière. » Quand ils ont entendu, sur les
ondes de la radio d’État, l’extraordinaire odyssée du petit Elian, garçon de
cinq ans retrouvé sain et sauf, seul, accroché à une chambre à air, tel Moïse
sauvé des eaux, au large des côtes de Floride, ils ont filé vers le Malecón.
Ils ont encore une fois levé leur regard sur l’horizon et ont prié pour tous les
morts engloutis par la mer.
Ce 26 novembre 1999, Fidel Castro suit les informations sur le sauvetage
du petit naufragé avec une surprenante fébrilité. Des affaires de balseros, il
en connaît depuis plus de trente ans. En ce domaine, le Líder Máximo a du
métier ! C’est même un expert.
En 1994, il a réussi à se sortir d’une terrible partie de bras de fer avec
l’administration américaine : cette année-là, durant l’été, plus de 35 000
boat people ont quitté Cuba pour la Floride avec la bénédiction du chef de
l’État cubain. L’afflux massif d’immigrés clandestins a provoqué une
véritable panique du côté américain. Élu en novembre 1992, Bill Clinton,
pourtant plutôt bien disposé à l’égard de Castro, comprend que ce dernier a
tout bonnement opéré une « saignée » dans son propre peuple et qu’il utilise
les États-Unis comme un « déversoir ».
Castro, lui, n’a jamais été aussi fragile. Jamais son pouvoir n’a été aussi
contesté publiquement. Des émeutes d’une rare violence ont même lieu à
La Havane. Le 5 août 1994, deux policiers sont tués par des manifestants
sur le boulevard du Malecón ; deux ferries sont détournés à destination de la
Floride. Bien entendu, le Líder Máximo voit la main de Washington derrière
la « subversion ». En favorisant une « invasion de boat people » aux États-
Unis, Castro avertit Clinton : « Si une guerre civile éclate à Cuba, vous en
paierez les conséquences aussi. » Or, depuis plusieurs années, telle est la
hantise des Américains, qu’ils soient républicains ou démocrates : la
propagation du drame cubain sur leur propre sol. Le 18 août, Bill Clinton
réagit brutalement : il décrète l’état d’urgence, ouvre des centres de
rétention en Floride pour les « clandestins », et ordonne des sanctions
immédiates contre l’île ; il suspend tous les vols charters entre les USA et
Cuba, augmente considérablement l’aide accordée à Radio Martí et TV
Martí, les deux stations d’opposition à Castro qui émettent depuis la
Floride. Finalement, le 9 septembre 1994, un accord est conclu entre les
deux gouvernements : plus de 21 000 balseros recueillis par les gardes-
côtes US sont rapatriés à Guantánamo !
Fidel Castro est surpris par l’attitude musclée de l’ancien gouverneur de
l’Arkansas. Le Président démocrate lui apparaît comme un politicien
beaucoup plus habile et retors qu’il ne le croyait. Il va devoir composer
avec lui, montrer quelques signes d’ouverture. Ainsi, il renonce
définitivement au projet de centrale nucléaire de Juragua, près de
Cienfuegos, considéré par les Américains comme une menace en cas
d’utilisation militaire du réacteur.
Cette usine atomique était la passion de toute une vie pour son fils
Fidelito, responsable du site, lequel supporte mal la reculade paternelle. Il le
dit. Fidel le limoge aussitôt et l’assigne à résidence. Durant quelques
années, Fidelito disparaît de la scène politique. Il n’a plus le droit de quitter
le pays et, pendant huit ans, ne pourra plus rendre visite à sa mère, Mirta, en
Espagne. Motif officieux insinué dans les milieux de la Sécurité : lors de
son ultime voyage dans la capitale espagnole, le fils du Líder Máximo aurait
été surpris en fâcheuse posture dans une maison de tolérance et pourrait être
l’objet d’un chantage de la part de services secrets s’il se mêlait de revenir
en terre ibérique. Très pointilleux sur les questions de protection de la vie
privée, Castro ne peut se permettre ce genre de scandale. Le fils, pris en
flagrant délit de libertinage, est donc puni. Il vient augmenter la longue liste
des officiels « en pyjama » – assignés à résidence.
Sur le terrain économique, le Comandante poursuit l’éternel petit jeu de
yo-yo entre « ouverture » et « fermeture » du marché libre. Cette fois, il
ouvre : il permet l’installation d’épiceries privées et accepte la relance du
marché paysan. Il autorise aussi les restaurants privés, les paladares, et les
gîtes du genre « bed and breakfast », appelés casas particulares. Là encore,
il surveille l’évolution de ces établissements avec une grande attention. La
nouvelle équipe qui l’entoure, dirigée par Carlos Lage, défend, en matière
de développement économique, l’option chinoise. La déroute de
Gorbatchev a définitivement persuadé Castro que la voie démocratique
serait mortelle pour son régime. Il défend le principe du maintien du parti
unique contrôlant une nouvelle économie de marché. Ainsi, le 5 septembre
1995, il fait voter une loi permettant aux entreprises étrangères d’investir
jusqu’à 100% dans le capital d’une société install ée à Cuba. Seule
anicroche à ce « bond en avant » : les Cubains résidant dans l’île, eux, n’ont
pas le droit d’investir. Seuls les riches Cubains de Miami bénéficient de ce
privilège ! Peu à peu, les habitants de l’île ont le sentiment d’être victimes
d’un terrible apartheid social. On leur interdit l’accès aux plages, aux hôtels
pour touristes. Ils se considèrent comme des citoyens de seconde zone. Les
ghettos touristiques de Varadero, sous contrôle de la Sécurité, discrète mais
omniprésente, deviennent des « bantoustans pour Blancs ». Aussi, malgré
de petits signes de libéralisation du système, les jeunes Cubains continuent-
ils à fuir le pays.
Durant cette année 1995, Fidel Castro laisse son frère gouverner pour le
préparer à la succession, et tente d’oublier Cuba en voyageant. Paradoxe :
son affaiblissement sur la scène internationale adoucit son image. Le
guérillero ne fait plus peur. Il est reçu en Argentine et en Colombie, puis, le
10 mars 1995, en France où le président Mitterrand, déjà affaibli par la
maladie, l’accueille en ami. Le 22 octobre 1995, il retourne à New York à
l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ONU, qui, fait exceptionnel, a
condamné l’embargo américain contre Cuba. On le voit sur la photo
officielle, au quatrième rang derrière Bill Clinton. Ce n’est plus un
pestiféré, mais un chef d’État comme les autres. Il se rend en Chine, au
Vietnam et au Japon, à la recherche de partenaires économiques. Le 19
novembre, il est reçu à Rome par Jean-Paul II à l’occasion de sa visite au
sommet mondial sur l’Alimentation, organis é par la FAO. Il rentre à Cuba
rasséréné, persuadé que le monde ne lui est plus hostile. Il se doit de
poursuivre cette tactique particuli èrement payante qui consiste à soigner
son image de vieux souverain bonhomme, charmant vétéran de la guérilla à
l’extérieur, et à réprimer implacablement son opposition à l’intérieur,
comme il l’a fait le 24 février 1996 en faisant abattre par des avions de
combat deux appareils de tourisme de l’organisation Hermanos al rescate,
de José Basulto, venus secourir des balseros en perdition dans les eaux
cubaines. L’opération, qui a entraîné la mort de quatre hommes, a été un
assassinat pur et simple.
Au cours de son audience au Vatican, Castro a enfin invité officiellement
le Saint-Père. Cette fois, c’est sûr, il n’y aura pas de cache-cache
diplomatique : le voyage aura lieu en janvier 1998. Fidel bénéficie d’une
année pleine pour se consacrer à la préparation du Ve congrès du PC
cubain, qui débute le 8 octobre 1997. L’heure n’est plus aux grandes tirades
révolutionnaires, mais aux joint-ventures, au tourisme de masse, au
capitalisme d’État, aux visites de délégations patronales venues des quatre
coins de la planète. Castro a adopté définitivement la ligne chinoise. Au
cours de ce congrès, le Parti est muet, le dollar est roi.
Ironie du sort ou coup de génie du Comandante toujours avide de
cérémonies symboliques, il profite de l’occasion pour faire rapatrier la
dépouille du Che depuis la Bolivie, et la fait inhumer dans un mausolée à
Santa Clara. Il annonce aussi une mesure exceptionnelle : désormais, la fête
de Noël est réintégrée dans le calendrier. Les chrétiens pourront célébrer la
messe de minuit. Le Père Noël reprend lui aussi du service. Encore une fois,
le montreur de marionnettes brouille les pistes, joue avec les signes.
Quand Jean-Paul II atterrit à La Havane, le 21 janvier 1998, le terrain est
parfaitement balisé. Tout a été fait pour que le voyage se déroule dans le
calme. Le Líder Máximo a même accepté qu’un poster géant du Christ, de
plus de vingt mètres de haut, soit installé sur la façade de la Bibliothèque
nationale, place de la Révolution, avec ce slogan : « J’ai confiance en toi ».
Dans son discours de bienvenue, il a clairement exposé la règle du jeu, à
savoir la nouvelle relation qu’il compte entretenir avec l’Église : pas
question d’une attitude colonialiste de la part des prélats envoyés par Rome,
et la cohabitation sera possible. Pour rassurer son hôte, le pape critique
sévèrement l’embargo américain, puis fait le tour des diocèses de l’île. Il
célèbre des messes, devant des foules en liesse, à La Havane, Santa Clara,
Camagüey et Santiago. Il préside une cérémonie nocturne à l’université de
La Havane, dans la grande salle Aula Magna, devant la sépulture du père
Varela, héros de la guerre d’Indépendance contre l’Espagne, symbole du
rôle que joua l’Église dans la formation du sentiment national cubain. Le 25
janvier, le Saint-Père quitte l’île persuadé que Fidel Castro va
définitivement tourner la page, et même collaborer avec le Vatican.
Comme toujours, le Comandante a défendu les « positions du Christ »,
ennemi des marchands du Temple. Il a soutenu les thèses des curés
gauchistes d’Amérique du Sud, partisans de la théologie de la libération,
comme son vieil ami le père brésilien Frei Betto qu’il utilise de temps à
autre quand il a besoin d’une caution religieuse. « Si Jésus-Christ a choisi
les pêcheurs, a-t-il expliqué au Saint-Père, c’est parce qu’il était
communiste. »
Quelque peu abasourdis par le triomphe de Jean-Paul II sur l’île, les
évêques cubains tendent une main loyale au vieux dictateur. « La doctrine
sociale de l’Église, écrivent-ils dans une lettre pastorale, tout aussi éloignée
du néolibéralisme en vogue que d’un collectivisme à outrance aujourd’hui
dépassé, peut servir de référence à l’économie et à la société civile. » Tous
envisagent sérieusement de collaborer avec l’ancien élève des Jésuites et
d’écrire, avec lui, une nouvelle page de l’histoire cubaine. Seul l’évêque de
Santiago, Mgr Meurice, doute de la sincérité de Castro.
Il n’a pas tort : quelques mois seulement après la « lune de miel » entre
ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas, le bicho cogne encore
plus fort sur l’opposition qui s’était mise elle aussi à espérer. Il fait voter par
l’Assemblée nationale une réforme du code pénal élargissant l’application
de la peine de mort et renfor çant considérablement les sanctions contre la
dissidence. Les évêques découvrent que Fidel n’a en fait qu’une seule
religion : le « castrolicisme ». Ulcérés, ils ont le sentiment d’avoir été
bernés : la visite du pape n’a servi qu’à la « propagande extérieure du
gouvernement », comme le précisent certains prêtres de la région d’Oriente
au cours d’une réunion organisée à Santiago en juillet 1999. Le pape est
passé, disent-ils, et Fidel est resté. Rien n’a changé. En quelques mois,
l’espoir s’est évanoui. Les Cubains s’en sont retournés à leurs problèmes de
survie, et la valse des balseros a repris son cours.
Et voici qu’Elian a surgi, sauvé des eaux ! Le gamin a été retrouvé le 25
novembre 1999, à environ 30 miles au nord de Fort Lauderdale. Il est
originaire de Cardenas, ville côtière à l’est de La Havane, tout près de
Varadero. Cet enfant est un miraculé. Après quatre jours en mer, il n’aurait
jamais dû survivre. Sa mère l’a protégé des requins le plus longtemps
possible avant de sombrer. Ce drame semble atteindre directement le
Comandante. Il le vit comme une affaire personnelle. Il veut absolument
tout savoir de ce « miracle ». Il en oublie ses rendez-vous. Est-ce l’âge du
jeune garçon qui le renvoie à sa propre histoire ? Fidel avait cinq ans quand
il a eu le sentiment d’être abandonné par sa mère, se retrouvant seul à
Santiago au milieu d’un univers hostile, époque qu’il vécut comme un vrai
naufrage. Est-ce le prénom d’Elian, pratiquement l’anagramme d’Alina, sa
fille transfuge, qui l’a humilié quelques années plus tôt en s’enfuyant avec
l’aide de la CIA ? Ou bien encore la propre histoire d’Elian, parti avec sa
mère aux États-Unis sans l’assentiment du père, comme l’avait fait quarante
ans plus tôt Mirta Diaz Balart avec Fidelito ?
À soixante-treize ans, Fidel Castro paraît mobilisé corps et âme par ce
dossier. En quelques heures, il a recueilli le maximum d’informations. Elian
González est le fils d’Elizabeth Broton et de Juan Miguel González, tous
deux originaires de Cárdenas. Le couple, la trentaine, qui a divorcé, est
apparemment sans histoires. Elizabeth, que tout le monde appelle Elisa, est
une militante « bien notée » du Parti communiste ; elle est secrétaire de
cellule et membre du Comité de défense de la révolution. Elle travaille
comme femme de ménage à l’hôtel Paradiso, à Varadero. Elle n’a jamais
fréquenté le moindre dissident, ni les milieux chrétiens. Juan Miguel est lui
aussi un Cubain « bien noté ». Il est guide dans un parc pour touristes à
Varadero. Il a la réputation d’un coureur de jupons, mais le père séparé voit
régulièrement son fils, le comble de cadeaux et il n’a, lui non plus, aucun
lien avec des « personnes suspectes ». Selon l’expression fidéliste, ils sont
« sains ».
Jusqu’au jour où Elisa tombe amoureuse de Lázaro Munero, dit Rafa, lui
aussi de Cárdenas. Rafa est un jeune homme plein d’entrain, ambitieux, qui
rêve de monter sa propre entreprise. Il sait qu’à Cuba il est condamné au
marché noir, à la débrouille, au vol, s’il ne veut pas passer sous les fourches
caudines du Parti. Quand il rencontre Elisa, il est prêt à faire le grand saut.
En 1998, il s’enfuit seul, faire fortune à Miami avec un groupe de balseros.
Dans la capitale de la Floride, il commence par vivre de petits boulots dans
des stations-service, mais, bien vite, Elisa lui manque. Il décide de faire le
voyage de retour, cas rarissime, et organise un nouveau départ, cette fois
avec sa novia et le fils de celle-ci, Elian. Le 22 novembre, un radeau
rafistolé, avec à son bord quinze personnes, s’éloigne de la côte de
Cárdenas, « vers la liberté ». Au cours de la traversée, les fuyards sont
surpris par une terrible tempête. Rafa est emporté par une vague géante.
Elisa se retrouve seule avec Elian, agrippée à une chambre à air. Elle a pu
conserver une boîte de biscuits pour nourrir l’enfant. Elle l’a vêtu d’un
blouson orange fluorescent, couleur qui, dit-on dans les milieux balseros,
fait fuir les requins. C’est sans doute ce qui a sauvé Elian.
L’odyssée d’Elisa, engloutie par l’océan, qui, jusqu’au bout, n’aura pensé
qu’à protéger et sauver son fils, bouleverse la communaut é de Miami. Les
télévisions s’emparent de la tragédie de ces quinze fuyards parmi lesquels
trois seulement sont arrivés à bon port, un jeune couple accroché à une
autre chambre à air, et Elian. On brode aussitôt sur le miracle : Elian a été
sauvé par des dauphins qui l’ont escorté jusqu’à Fort Lauderdale. En un rien
de temps, le « miraculé » devient le héros des exilés. Les « politiques »
s’emparent de l’affaire. La congressiste Ileana Ros-Lethinen rend visite au
niño chez son oncle, Lázaro González, tout près de la calle Ocho, l’artère
centrale de Miami, où vivent les exilés cubains. Lincoln Diaz Balart, l’autre
élu du Parti républicain, que Castro déteste copieusement, fait lui aussi le
pèlerinage à Little Havana, et, tout sourire, offre à l’enfant, devant les
caméras, un jeune labrador appelé « Dauphin ». Suivent une cohorte
d’avocats souvent liés au Parti républicain où à la Fondation nationale,
désormais dirigée par Jorge Mas Santos, fils de Jorge Mas Canosa, décédé
en 1997. Les lawyers proposent gratuitement leurs services pour défendre le
petit héros. En quelques jours, Elian est devenu un symbole éminemment
politique : celui de tout un peuple « sous le joug de la tyrannie ».
Quand Fidel Castro voit Lincoln Diaz Balart serrant dans ses bras le petit
Elian devant une foule de journalistes, son sang ne fait qu’un tour. Malgré
les requins, les tempêtes, entre Cuba et la Floride ce n’est encore qu’une
histoire de famille. Ce type habillé comme un prince, ce Lincoln qui se
prévaut de sa double nationalité, cubaine et américaine, et qui est le
meilleur ami de Jeb Bush, le frère de George, est aussi parent de Fidel,
puisqu’il est le neveu de sa première femme, Mirta. Lincoln est donc le
cousin de son fils, Fidelito.
Décidément, pour Fidel, les Diaz Balart se dressent toujours en travers de
sa route ! Quarante ans après son divorce, son ancienne belle-famille n’a
rien pardonné à « l’intrus », le vaurien de Biran, le fils du cul-terreux Ángel
Castro. Il devra les affronter jusqu’à son dernier souffle. Il avait presque
oublié à quel point la haine entre eux était tenace. Comment ne pas se
souvenir ? Ce sont eux qui organisèrent le kidnapping de Fidelito, en 1957,
pour restituer l’enfant à Mirta. Eux qui connaissent sur le bout des doigts sa
véritable histoire, ses relations troubles avec Fulgencio Batista, ses
ambitions démesurées qui lui avaient fait épouser la fille du conseiller du
dictateur, lequel était en même temps l’avocat de la United Fruit Company.
Cette ville de Banes et ses secrets enfouis resurgissent brutalement. Les
Diaz Balart se sont pourtant montrés d’une grande discrétion à ce propos,
sans doute pour protéger Mirta et ses relations avec son fils Fidelito que
Castro, d’une certaine manière, a séquestré dans l’île.
L’affaire Elian change alors de nature. Elle devient l’affaire Castro-Diaz
Balart. Le conflit de toute une vie. Dès cet instant, le Comandante recouvre
ses instincts guerriers. On veut lui enlever ce « fils tombé du ciel » ? Il
contre-attaque brutalement, le 5 décembre 1999, et lance un ultimatum à
Miami : « Vous avez soixante-douze heures pour nous renvoyer le petit
Elian, menace-t-il. C’est une affaire de droit commun. Cet enfant a été
kidnappé, il doit être rendu à son père ! »
La déclaration de Castro électrise les Cubains de Miami. Tous les enfants
de Floride se mettent à porter des tee-shirts « Sauvez Elian ! » Des quêtes
sont organisées pour venir en aide à la famille immigrée. Des centaines de
milliers de dollars affluent dans la petite maison du quartier de la calle
Ocho, désormais gardée par la police. Le 12 décembre, le jeune garçon est à
Disneyland où il a été invité par le maire républicain d’Orlando. Cerné par
la meute des photographes et des cameramen, il pénètre dans l’enceinte
d’une des attractions, « It’s a small world ». Voici qu’il panique et pleure à
chaudes larmes. Il refuse de monter dans la chaloupe arrêtée devant lui. Il
repense à sa mère, au naufrage. Comment les organisateurs ont-ils pu
commettre une aussi lamentable bévue psychologique ?
À La Havane, Fidel Castro contre-attaque : il fait venir de Cárdenas le
père et les deux grands-mères d’Elian, qui réclament son retour. Il les loge
royalement dans une maison du protocole, dans le quartier de Siboney, afin
qu’ils soient toujours prêts à accorder des interviews aux télévisions
américaines. Il retrouve là un rôle qu’il affectionne : celui de propagandiste.
Pour les caméras des chaînes étrangères, il fait repeindre en quelques jours
l’école de Cárdenas où étudiait Elian, ainsi que le quartier où vit sa famille.
L’enfer prend de belles couleurs. Pourquoi Elian ne rentrerait-il pas dans
une ville aussi rutilante ?
En un clin d’œil, le Líder Máximo a retourné la situation. Juridiquement,
il n’a pas tort. Après tout, qu’Elian soit rendu à son père est la solution la
plus logique. C’est ce que pensent les services d’immigration et de
naturalisation américains. Le 5 janvier 2000, ils se prononcent en faveur du
« retour chez le père ». Des manifestations géantes sont organisées à Miami.
Alina Fernández entre à son tour dans la bataille et s’en prend à son père :
« Il faut savoir que, pour lui, avertit-elle, tous les enfants de Cuba sont sa
propriété. Le véritable père n’est qu’une marionnette ! » Peu à peu, l’affaire
devient un feuilleton télé bien plus palpitant que Dallas ou Les Feux de
l’amour. Des stars du show-business entrent dans la danse. Gloria Estefan,
la star de la salsa, Andy Garcia, l’acteur vedette de la communaut é latino,
Julio Iglesias font une virée « chez Lázaro González ». Comment la justice
américaine va-t-elle trancher ?
Pendant que Janet Reno, ministre de la Justice de Bill Clinton (réélu en
1996), planche sur le dossier, des campagnes de dénigrement sont
orchestrées de part et d’autre du détroit de Floride. À La Havane, Fidel
Castro, décidément obsédé par cette affaire, fait publier une enquête selon
laquelle Lázaro González, l’oncle d’Elian, serait un homosexuel notoire, de
surcroît alcoolique. La presse de Miami tente à son tour de salir le père du
garçon. On l’accuse d’être lui aussi alcoolique et violent. Comment
pourrait-on confier Elian à un tel monstre ? Pour gagner du temps, les
avocats de Miami poussent l’enfant à accorder une interview au cours de
laquelle il prétend que sa mère est vivante. « Je le sens, dit-il. Elle vit
encore. Elle doit être quelque part en train de se faire soigner. Elle a perdu
la mémoire, mais elle est vivante, c’est sûr ! » Le stratagème est immoral,
voire répugnant, mais il pourrait bien convaincre les autorités américaines
d’accorder une carte de résident à Elian, le temps que les choses se calment.
Mais Castro, qui se prend désormais pour l’avocat d’Elian, n’a pas du
tout l’intention de calmer le jeu. Au contraire ! Il organise des
manifestations de masse à La Havane et se met à menacer les États-Unis
d’un nouvel exode. Dans le même temps, il envoie discrètement Ricardo
Alarcón négocier avec les conseillers de Bill Clinton. Le Président
américain n’a aucune envie de transformer une affaire privée – la garde
d’un enfant – en conflit international. Fait extraordinaire dans les relations
cubano-américaines : il envoie même l’un de ses avocats prêter main-forte à
Castro !
En février 2000, Gregory Graig part donc pour La Havane conseiller le
Líder Máximo. Officiellement, il est le défenseur du père d’Elian, Juan
Manuel González. Officieusement, il traite en direct avec Fidel. L’avocat est
éberlué par la minutie avec laquelle ce dernier suit le dossier. Aucune ficelle
juridique, aucune jurisprudence américaine ne lui est étrangère. Il connaît
l’affaire sur le bout des doigts, les dates, les noms de tous les protagonistes,
jusqu’aux cousins éloignés des deux familles. Le Comandante profite de
ces entretiens pour faire savoir à la Maison Blanche qu’il est un grand
admirateur d’Hilary Clinton, qu’il trouve séduisante et même sexy. Il a en
effet suivi avec délectation la vaudevillesque affaire Lewinski et est tombé
sous le charme de la First Lady. Il l’a trouvée merveilleusement digne et,
surtout, inébranlable dans la défense de son mari.
Bill Clinton, lui, a un problème politique urgent à résoudre : calmer la
communauté de Miami. À quelques mois de l’élection présidentielle qui
doit se dérouler en novembre 2000, il compte bien passer le relais à son ami
Al Gore, candidat des démocrates. Or l’affaire Elian complique
singulièrement sa position. Que faire ? Renvoyer l’enfant chez son père,
comme le droit le prescrit, ou bien jouer l’épreuve de force ? Tiraillé entre
la position d’Al Gore, favorable à une solution d’attente, et celle de Janet
Reno, prête à une intervention musclée pour récupérer l’enfant et le rendre à
son père, le Président américain, conforté par des sondages indiquant que
les Américains sont en majorité favorables au retour de l’enfant chez son
père, se rallie à la position de son ministre.
Le 22 avril au petit matin, un commando du FBI fait irruption chez
Lázaro González, à Miami. L’interpellation choque les esprits. Elle
ressemble à une opération de guerre. Les hommes du FBI sont casqués,
munis de fusils d’assaut. L’opinion est consternée. Elian est emmené à la
base Andrews de l’US Air Force, puis transf éré à Washington où il doit
retrouver son père. « C’est un crime monstrueux ! dénonce Lincoln Diaz
Balart. Clinton et Reno ont pris Elian de force, et les psychiatres de Castro
auront le temps de lui laver le cerveau avant que la Cour ne l’entende. »
Durant deux mois, Elian va attendre à Washington que sa situation juridique
soit définitivement clarifiée.
À La Havane, Fidel, informé minute après minute par « son » avocat
Gregory Graig, s’apprête à envoyer Juan Manuel González rejoindre son
fils dans la capitale américaine. Mais peut-il vraiment lui faire confiance ?
Le père du garçon s’est montré jusqu’alors parfaitement loyal (sano), mais
si, à la première occasion, il demandait l’asile politique aux États-Unis ?
Après tout, son fils est devenu là-bas une véritable mine d’or, un produit
marketing de première valeur… Juan Manuel est donc « convoyé » à
Washington sous haute surveillance, sans avoir obtenu de visa de sortie du
territoire cubain. Quand, le 28 juin 2000, la Cour suprême met un point
final à l’affaire du « kidnapping d’Elian » en ordonnant qu’on le remette à
son père légitime, le Comandante exulte. Il a indiscutablement gagné ce
combat de plus de six mois. Après avoir échappé à la fureur des flots, un
petit orphelin, victime d’une épouvantable guerre des nerfs, revient chez lui,
auréolé de toutes les qualités. Il a choisi Cuba contre l’Amérique. Il a choisi
la Patrie contre l’Argent.
Le 28 juin, Elian est à l’aéroport José Martí aux côtés de son père, qui n’a
pas trahi. Il est ovationné par la foule. Habilement, Fidel n’est pas venu
l’accueillir. Il a laissé ce soin à Ricardo Alarcón, l’homme des missions
secrètes avec les USA. Le Comandante souhaite à sa manière la bienvenue
au « fils prodigue » : il demande aux scénaristes du dessin animé cubain
Elpidio Valdés de faire dire au héros de la série : « Bienvenue, Elian !
Maintenant, nous devons gagner la bataille du blocus ! » Dans la foulée, il
fait ériger une statue de José Martí sur le boulevard du Malecón ; dans les
bras de la figure nationale, on aperçoit un garçonnet qui ressemble comme
deux gouttes d’eau à Elian González. Comme son aîné, il regarde la mer.
L’homme montre du doigt les États-Unis, pays mythique perdu dans les
brumes de l’horizon. Étrange symbole : le « père » et le « fils » semblent
défier leur « belle-famille » d’au-delà les mers. Et Miami, la ville sœur où
les Cubains ont fini par devenir les maîtres du jeu.
Entre Miami et La Havane, il n’y a rien d’autre, en effet, que des affaires
de famille. Des dettes jamais réglées depuis près d’un demi-siècle. L’affaire
Elian n’y a rien changé. Elle a au contraire mis le fer dans les plaies à vif
d’un peuple écartelé. Non, il n’y a pas de mur de Berlin à La Havane. Il y a
Fidel Castro. Le mur allemand a tenu moins de trente ans. Lui entame sa
quarante-deuxième année de dictature.
Pour le 26 juillet, jour de la fête nationale, le vainqueur du procès Elian,
rayonnant, organise un rassemblement de près d’un million de personnes
devant la « section des intérêts américains » à proximité de la statue de José
Martí. Elian est bien sûr aux premi ères loges, près du Líder Máximo. Tout
est rentré dans l’ordre. Le gamin de Cárdenas a distrait le peuple cubain et
lui a fait oublier le quotidien. Il a même aidé à susciter un élan nationaliste.
Ce jour-là, magnanime, Fidel a invité aux cérémonies Jerry Brown, ancien
gouverneur de Californie. Il lui accorde même plus de trois heures de tête-à-
tête dans sa Mercedes en le raccompagnant jusqu’à l’aéroport de La
Havane :
« Je me souviens de la fascination réelle qu’il éprouvait pour le petit
Elian, confie Jerry Brown. Il le trouvait très intelligent, très courageux.
Surtout, il était convaincu que cet enfant était un signe du Ciel. Il m’a
même dit qu’il était convaincu que ce gosse serait son successeur ! »
Elian, l’enfant miracle, a-t-il un destin ? Le 6 décembre 2000, Fidel
Castro se rend à Cárdenas pour fêter en famille l’anniversaire du jeune
garçon. Le héros a sept ans. « Que feras-tu plus tard ? » lui demande le
Comandante. « Je serai policier, artiste à la télé ou astronaute ! »
Et Juan Manuel González, le père tranquille qui aurait pu devenir
millionnaire ? Il a changé de métier. Il n’est plus guide dans un parc naturel.
Il est devenu caissier dans un restaurant italien de Varadero.
CHAPITRE XLIII
LA DAME DE COJIMAR, LE SAINT ET LES
MOUSTIQUES
Elle a tout accepté. D’abord, d’être la maîtresse secrète, celle que l’on
visite de temps à autre dans une maison de Cojimar, à l’est de La Havane,
que le Comandante lui a généreusement attribu ée. Au début, elle ne
pouvait être plus heureuse dans le petit port de pêche cher à Hemingway.
Comment oublier ces moments magiques ? C’était au tout début de la
révolution. Delia Soto del Valle vivait à Trinidad, ville côtière du Sud,
connue pour son architecture coloniale. Elle était une militante fervente et
passionnée. En 1961, institutrice dans la province de l’Escambray, dans une
brigade d’alphabétisation, elle apprenait le bréviaire castriste aux paysans.
Elle était d’une beauté hors du commun. Blonde, les yeux d’un bleu
presque transparent, elle éblouissait tous les hommes sur son passage. Avec
sa peau diaphane, ses manières aristocratiques, elle avait des allures
d’Américaine. Son père, Enrique Soto del Valle, surnommé « Quiqué »,
patron d’une fabrique de cigares de Trinidad, anticommuniste notoire, ne
supportait pas de la voir traîner avec les guérilleros du M26. Un jour, dans
son village « en voie d’alphab étisation », elle a rencontré Fidel Castro à
l’occasion d’une de ses innombrables visites sur le terrain. Le coup de
foudre fut instantané. Quelques mois plus tard, elle était installée à Cojimar
dans le rôle d’une Pénélope sereine et amoureuse. Pour les gardes du corps
de Fidel, elle était « la dame de Cojimar », discrète, presque invisible. La
vie était pour elle un délice, car elle pouvait satisfaire sa passion de la mer.
Grande spécialiste de la pêche sous-marine, Delia plongeait régulièrement
au large des côtes, à l’est de La Havane, en attendant son « guerrier ». On
dit qu’avant de connaître Fidel elle participa même aux recherches en mer
du corps de Camilo Cienfuegos, en octobre 1959, avec sa tante, son modèle,
Gloria Elvira Soto del Valle, une aventurière, capitaine dans la guérilla de
l’Escambray, grande cavalière, elle aussi amatrice de plongée.
Pendant vingt ans, Delia, la femme-grenouille, est restée tapie dans
l’ombre du géant. Elle a accepté ce rôle sans sourciller, sans jamais se
plaindre. Depuis le premier jour, elle a compris que cet homme ne quitterait
jamais son uniforme vert olive, qu’il était marié pour le meilleur et pour le
pire à l’Histoire. Elle lui a tout de même donné cinq enfants : Alejandro,
Antonio, Ángel, Alexander et Diego. Afin qu’ils poursuivent leur scolarité,
elle a fini par s’installer à La Havane, dans le quartier du Vedado, dans un
immeuble de quinze étages, sur la 3e Rue. En 1980, après la mort de Celia
Sánchez, Fidel Castro, dépressif, l’a épousée dans le plus grand secret. Le
contrat entre eux est clair : elle restera dans l’ombre, pour des raisons de
sécurité mais aussi pour l’image du Comandante. Il ne sera jamais un père
tranquille ni un papa gâteau. Il n’en a ni la fibre ni le loisir. Delia n’apparaît
donc dans aucune cérémonie, ne participe à aucune réception. Elle travaille
à l’Institut océanographique et élève ses enfants sans bruit. Elle n’est pas
une épouse soumise, au contraire : elle revendique ce statut de femme libre,
mariée clandestinement à un homme d’État officiellement célibataire.
Étrange situation dans laquelle l’épouse secrète trouve sa place.
Au fil des ans, le Líder Máximo passe de plus en plus de temps avec elle.
Elle le rejoint, avec ses enfants, dans sa maison-refuge du quartier de
Siboney, à La Havane, et dans une autre demeure, à Jaímanitas, où elle
s’adonne à sa passion : la culture des roses. Delia Soto del Valle vit
désormais au quotidien avec le « Viejo », comme l’appellent ses cinq
enfants. Fidel Castro déteste cette marque d’affection. Il leur impose le
terme de « Comandante », et surtout pas « papa » ! Il est le père du peuple,
pas d’une famille. Le lien biologique ne doit pas le faire dévier de sa route :
la poursuite de la révolution. Sur cette question, le dictateur est
intransigeant : il n’aime pas les familiarités. Pour le reste, il laisse ses fils,
qui ont tous fait leurs études en Union soviétique, devenir des « enfants de
la ladacratie ». À La Havane, leurs frasques nocturnes, leurs virées sont
connues de tous. Comme leur sœur Alina, ils vivent une certaine forme de
dolce vita dans un pays en ruine. Aucun d’entre eux ne fait de politique.
Antonio est chirurgien. Alex veut devenir photographe. Le vieux tyran n’a
pas d’héritier politique parmi ses descendants. Tous ses enfants ont échappé
à cette malédiction pour la seule raison qu’il n’en veut pas. Sont-ils
seulement membres du Parti communiste, ou du CDR de leur quartier ? On
l’ignore.
Comme Tirano Banderas, le héros de Ramón del Valle-Inclán, Fidel
Castro est seul dans sa tour avec ses fantômes et sa folie. En 2001, à
soixante-quinze ans, toutes ces années l’ont amoindri physiquement. Il a
connu de nouvelles alertes, mais rien n’y fait : il n’a jamais envisagé son
départ. Il se repose simplement davantage, passe plus de temps avec Delia
dans sa résidence de Punto Cero, à l’ouest de La Havane, celle où vécut
Ernesto Guevara avant son départ en Bolivie. Là, dans cette villa de grand
luxe, avec piscine et haras, il lui arrive de souffler quelques jours. Bien qu’il
possède plus d’une dizaine de villégiatures disséminées dans toute l’île, en
particulier dans la région d’Oriente, Punto Cero est son lieu de retraite
préféré. C’est en fait son QG de guerre en cas d’invasion américaine. Fidel
y a fait aménager un abri antiatomique pouvant accueillir une soixantaine
de personnes, effectif qui correspond à celui de l’état-major de l’armée
cubaine. Totalement silencieuse, véritable labyrinthe de galeries et de portes
blindées, la cache a des réserves de nourriture et d’oxygène pour vingt-
quatre mois. Elle a été construite avec le concours d’une entreprise
canadienne à travers la société Technotex. Un long tunnel conduit
directement au petit aéroport de Baracoa où un jet est toujours prêt à
décoller. Fidel Castro a tout prévu. En cas de défaite rapide, il peut quitter
l’île en un éclair avec son épouse. L’un des pays d’accueil pourrait bien être
la France, car Delia Soto del Valle y possède, sous un prête-nom, une
maison sur la Côte d’Azur. Elle se dit prête à fuir en exil à condition que ce
soit au bord de la mer. Fidel Castro a deux autres caches possibles : la
première en Oriente, dans un pavillon de chasse, El Paso Ocujal, qui est en
fait un bunker avec réserve d’armes et de vivres ; la seconde se situe à
l’ouest de la ville de Cienfuegos, dans une maison en bord de mer
totalement enfouie sous les arbres, équipée d’un petit port dans lequel
mouillent deux vedettes rapides, L’Oiseau bleu et El Yaraguamas. Tout
près, Castro a fait construire une petite piste aérienne à usage personnel. Il
peut s’enfuir à tout moment par air ou par mer. Si un jour les Américains
viennent…
Fidel Castro croit-il lui-même vraiment à cette chimère d’une attaque des
gringos ? Depuis quarante ans qu’il répète la même antienne avec la même
fougue, la même panique du soldat gallo-romain qui aperçoit l’armée des
Huns à l’horizon, il a peut-être fini par se convaincre lui-même que
l’invasion était imminente. Il est sans doute le seul à attendre, du haut de sa
forteresse, les marines de George Bush. Quarante-deux ans de sauve-qui-
peut, d’état d’alerte permanent, de mobilisation générale, de batailles de la
pomme de terre, du poulet, de la canne à sucre, de l’alphabet, ont fini par
lasser. La guerre, toujours la guerre, encore la guerre ! Épouvantable
posture que celle d’un peuple encaserné, embrigadé, bombardé de
propagande belliciste, qui n’a même plus la force d’avoir peur. Les Cubains
ne sont même plus cyniques. Ils sont amorphes, hébétés comme les
membres d’une secte hypnotisés par un gourou. Au fond, Castro a quelque
chose du révérend Moon ou de Charles Manson. Ses adeptes, privés de
nourriture et de sommeil, semblent toujours se trouver dans un état de semi-
conscience. Tous ceux qui travaillent aux côtés du dictateur sont épuisés par
ses horaires harassants. Castro leur impose des palabres qui durent des nuits
entières. Alors qu’il dort, lui, jusqu’à midi, ses collaborateurs, eux, doivent
se présenter à leur poste dès l’aube. Plus besoin des lumières artificielles de
la Villa Marista pour annihiler toute volonté. La Havane regorge d’histoires
de ministres qui marchent comme des somnambules derrière le Caballo.
En ce début d’année 2002, Castro s’ennuie : il lui faut un nouveau
combat. Mais les ennemis se font rares. Il lance alors la « bataille contre les
moustiques ». La dengue fait des ravages dans les familles. Connu sous le
nom d’Aedes aegypti, l’insecte qui la propage se met à pulluler, dit-on, à La
Havane. La maladie, apparue en 1981, avait fait une centaine de victimes.
Cette fois, le Líder Máximo n’a pas l’intention de la laisser faire. Le
meilleur « système de santé du monde » n’étant plus que l’ombre de lui-
même, le Comandante mobilise des brigades d’étudiants pour éradiquer le
fléau. Par petits groupes, les « sulfateurs », habillés de combinaisons jaunes
ou rouges, sillonnent la capitale et fumigent chaque appartement. Personne
ne peut échapper à cette campagne sanitaire des militants de… la Jeunesse
communiste. La « purification » des foyers se fait sous le contrôle des
responsables des comités de défense de la révolution. Certains jours, La
Havane, noyée sous un nuage de désinfectant, ressemble à une ville en
guerre. L’atmosphère est aussi surréaliste qu’irrespirable. Partout sur les
murs, le Parti a « taggé » des slogans guerriers contre le moustique, sans
doute envoyé par les impérialistes. Fidel Castro intervient lui-même à la
télévision et décrète la mobilisation générale face à l’envahisseur : « Si
nous devons le faire, prévient-il, nous chasserons jusqu’au dernier
moustique […] ! Je pense qu’il n’est pas encore sous contrôle ; mais le
moustique n’a pas d’échappatoire, nous disposons de toute la force et de
l’organisation nécessaires. » L’Aedes aegypti est partout, sur les inscriptions
des murs de La Havane, sur des panneaux géants où l’on peut lire : « Qu’il
ne reste pas une larve, même à l’état de mot ! » À la télévision, des spots
publicitaires montrent le moustique pris dans le viseur d’un fusil, avec le
slogan : « Offensive contre l’ennemi ! » Castro consacre en apparence tout
son temps à cette menace. Des contingents d’étudiants venus de Holguín,
soit environ deux mille personnes, s’installent à La Havane, le 13 février, et
forment des « compagnies de combat ». Certains « volontaires » viennent
des écoles de travailleurs sociaux nouvellement créées par le régime, dont
on ne sait trop s’ils sont des enquêteurs d’instituts de sondage ou des agents
de la Sécurité chargés de suppléer des CDR de plus en plus déficients. Le
soir, les traqueurs de moustiques se réunissent pour engager dans le même
temps la « bataille des idées ». Mais peut-on traquer les cerveaux avec des
sulfateuses ? Que pourchasse-t-on dans les maisons cubaines ? L’insecte
buveur de sang ? Ou un animal plus insaisissable, mille fois plus dangereux
pour le caudillo, un colibacille qu’on appelle « liberté de pensée » ?
2.
Cortés, Christian Duverger, Fayard, 2001.
ÉPILOGUE
S. R.
août 2006
CHRONOLOGIE
1898 traité de paix entre l’Espagne et les États-Unis. Cuba passe
sous protectorat américain.
1901
21 première Constitution cubaine.
février
31 premières élections démocratiques, Estrada Palma élu
décembre président.
1925 dictature du général Gerardo Machado.
1933 élection de Ramón Grau San Martín à la présidence de la
République ; suppression de l’amendement Platt qui faisait de
Cuba, depuis le début du siècle, un protectorat militaire des
États-Unis.
1940 Fulgencio Batista élu président de la République. Nouvelle
Constitution, participation des commu nistes au
gouvernement.
1948 Carlos Prío élu président de la République.
1952 coup d’État de Fulgencio Batista.
1953 attaque de la Moncada par Fidel Castro.
1956 débarquement du Granma en Oriente.
1957 les États-Unis soutiennent Fidel Castro, réfugié dans la sierra
Maestra.
1959
1er fuite de Batista.
janvier
8 janvier prise de pouvoir par Fidel Castro et le M26, formation d’un
gouvernement démocratique.
7 février dissolution de l’Assemblée nationale, début du coup d’État de
Fidel Castro.
13 Castro se nomme Premier ministre. Le pays est sous une
février forme de dictature.
8 mai promulgation de la réforme agraire qui impose une
collectivisation des terres sous le contrôle de l’armée.
28 disparition de Camilo Cienfuegos, chef de l’Armée rebelle.
octobre
11 procès de Huber Matos, commandant de l’Armée rebelle,
décembre condamné à vingt ans de prison.
1961 organisation de la plus grande rafle de l’histoire de
l’Amérique latine, dans la montagne de l’Escambray (200 000
personnes arrêtées et parquées dans les stades en quelques
jours), avant l’invasion de la baie des Cochons.
1962 les Soviétiques installent des missiles à têtes nucléaires à
Cuba.
1963 assassinat de J.F. Kennedy à Dallas.
1964 fuite de Juana, sœur de Fidel Castro, à Miami.
1967 mort d’Ernesto Guevara en Bolivie.
1968 interdiction de tous les petits commerces, procès du
communiste prosoviétique Anibal Escalante.
1970 échec de la « récolte décisive » de canne à sucre.
1971 visite de Castro au Chili, sous la présidence de Salvador
Allende.
1975 premier congrès du Parti communiste cubain, début de la
guerre d’Angola.
1980 départ de 100 000 Cubains par le port de Mariel vers les
USA.
1984 le général Ochoa est nommé par Fidel Castro héros de la
Révolution.
1986 Fidel Castro reçoit mère Teresa à La Havane.
1989 le général Ochoa est condamné à mort à la suite de ce qui est
considéré comme le dernier grand procès stalinien du
XXe siècle.
1991 début de la « période spéciale en temps de paix ». Création
d’un syndicat ouvrier indépendant, jumeau de Solidarność ,
aussitôt interdit et réprimé férocement par Castro.
1994 émeutes sur le boulevard du Malecon, à La Havane. Crise des
balseros . Fuite d’Alina Fernandez, fille de Fidel Castro, vers
Madrid.
1998 visite de Jean-Paul II à Cuba.
1999 affaire du petit Elian Gonzalez, naufragé cubain de six ans,
tiraillé entre sa famille de Miami et son père resté à Cuba.
2002 officialisation du projet Varela, programme démocratique et
pacifique de révision de la Constitution pour sortir de la
dictature, sans guerre civile. En réaction, Fidel Castro lance la
« bataille contre les moustiques » à La Havane.
2003 l’Union européenne revoit toute sa politique de coopération
avec la dictature cubaine.
REMERCIEMENTS
Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans les témoignages de tous ceux qui,
à Cuba, au risque de leur propre liberté, m’ont consacré un peu de leur
temps, m’ont ouvert leurs archives et m’ont permis de ne pas m’engluer
dans le vernis de la légende, savamment fabriqué depuis des décennies.
Qu’ils soient remerciés ici pour leur contribution anonyme et pourtant si
courageuse. Je pense en particulier aux amis de Santiago de Cuba, de La
Havane et de Banes. Aux autres, exilés de la première heure, parents ou
proches de Fidel Castro, j’exprime ma gratitude. Merci à :
Andrès Afaya, Dariel Alarcon Ramirez, Rolando Amador, Juan Arcocha,
Gustavo Arcos, Lazaro Asencio, José Basulto, Ricardo Boffil, Elisabeth
Burgos, Guillermo Cabrera Infante, Margarita et Jorge Camacho, Eladio
Capon, Juana Castro, Mirta Castro Smirnova, Carlos Castaneda (décédé en
2002), Baudilio Castellanos (décédé en 2002), Mgr Carlos Manuel de
Cespedes, Ramon Chao, Mario Chanes de Armas, Alfredo Conde, Olga
Connor, Père José Conrado, Luis Conte Agüero, Jaime Costa, Ángel
Cuadra, Lincoln Diaz Balart, Mirta Diaz Balart, Rafaël Diaz-Balart, Waldo
Diaz-Balart, Jorge Dominguez, Alfredo Duran, Vicente Echerri, Alina
Fernandez, Carlos Franqui, Martha Fraydé, Norberto Fuentes, Andrei
Gratchev, Maria Cristina Herrera, Eloy Gutierez Menoyo, Rafaël Gutiérez,
Armando Lago, Ileana de La Guardia, général Nikolaï Leonov, Salvador
Leu, Père Armando Llorente, Victoria Lopez Castro, Marjorie Lord Skelly,
Marita Lorenz, Jacobo Machover, Jorge Masetti, Huber Matos, Carlos
Alberto Montaner, Col. Oleg Nechiporenko, Enrique Ovarés, Oleg
Palachenko, Jesus Yañez Pelletier (décédé le 18 septembre 2000), Ninochka
Perez, Raoul Pino Santos, José Manuel Pou Socarras, Leonor et Georgina
Pujol, Annabelle Rafaël-Rodriguez, Ignacio Ramonet, Yndamiro Restano,
Naty Revuelta, Adolfo Rivero, Philippe Robrieux, Marta Rojas, Elizardo
Sanchez, Mercedes Sandoval, Pio Serano, Roberto Simeon, Jack Skelly,
Jaimé Suchlicki, Jorge Valls, Mario Vargas Llosa, Veiro Vilas, Arcady
Waksberg, Pedro Yanés, Luis Zuniga.
À PARAÎTRE