Prophetisme Et Pentecotisme Africains en Migration

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Cahiers d’études africaines 

228 | 2017
Terrains et fugues de Georges Balandier

Prophétisme et pentecôtisme africains en


migration
Prophetism and Pentecostalism in African Francophone Migrations

Damien Mottier

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/21618
DOI : 10.4000/etudesafricaines.21618
ISSN : 1777-5353

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2017
Pagination : 973-992
ISBN : 978-2-7132-2687-8
ISSN : 0008-0055
 

Référence électronique
Damien Mottier, « Prophétisme et pentecôtisme africains en migration », Cahiers d’études africaines [En
ligne], 228 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 02 janvier 2020. URL : http://
journals.openedition.org/etudesafricaines/21618  ; DOI : 10.4000/etudesafricaines.21618

© Cahiers d’Études africaines


Damien Mottier

Prophétisme et pentecôtisme africains


en migration
Retour à Balandier

Je me souviens du grand homme qui, par un après-midi de février 2012,


s’est assis devant moi au premier rang de la salle de cinéma du musée du
quai Branly alors que je parlais au cours de journées d’études qui lui étaient
consacrées1. L’assistance s’était tue lorsqu’il avait fait irruption — à moins
qu’elle ne l’ait applaudi, je ne me souviens plus. J’avais fébrilement renoué le
fil de ma présentation, et le rapprochement effectué entre les « messianismes
coloniaux » que Georges Balandier avait connus en Afrique équatoriale dans
les années 1940-1950 et les figures de « prophètes pentecôtistes » sur lesquelles
j’ai travaillé durant les années 2000 au sein des migrations africaines de la
région parisienne ne l’avait sans doute guère passionné. Je pense même que
ma présentation avait suscité chez lui une certaine incompréhension. Les
arguments d’images mobilisés à l’arrière plan, sur l’écran de cinéma, n’avaient
probablement pas aidé (Fig. 1 à 4). Car après tout, quoi de plus dissemblable
que ces figures de prophètes ?
La rencontre avec Balandier avait pourtant eu lieu sans attendre cette
journée. Comme beaucoup d’étudiants, je l’ai lu dès mes premières années
universitaires, et certains de ses textes, Sociologie actuelle de l’Afrique noire
(Balandier 1982 [1955]) en particulier, m’ont convaincu de m’engager sur
le terrain des pentecôtismes africains. Dès lors que j’ai vu surgir en région
parisienne des prédicateurs congolais et ivoiriens qui se revendiquaient
d’une légitimité de prophète, en structurant leur charisme visionnaire autour
d’un imaginaire de l’évangélisation de la France, je n’ai pu m’empêcher de
m’enthou­siasmer pour ce terrain en raison de Balandier. L’anthropologie poli-
tique des religiosités africaines avait trouvé pour moi une singulière actualité.
J’ai donc investi ce terrain en pensant que ces nouvelles figures de prophètes
pentecôtistes pouvaient être un bon « analyseur » des prolongements de la
situation coloniale en migration, par-delà les divergences de vues qui opposent

1. « Georges Balandier et la reconfiguration des sciences sociales », journées organisées par


Julien Bonhomme et Jean-Paul Colleyn au musée du quai Branly les 2 et 3 février 2012.

Cahiers d’Études africaines, LVII (4), 228, pp. 973-992.

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les « pré » et les « post » coloniaux2. Cette intuition, disciplinée par ma lecture
de Balandier, est un horizon intellectuel qui a soutenu mon ethnographie des
pentecôtismes africains en région parisienne.
Sans être un hommage — cet hommage lui a été rendu par ailleurs — cet
article revient sur une certaine « actualité » des prophétismes africains. Cette
actualité ne s’écrit évidemment pas en ligne directe avec Balandier. Elle est
à saisir à travers toute une série de transformations historiques et de nuances
que plusieurs générations de chercheurs ont su accompagner, sans pour cela
exclure l’influence exercée par les pentecôtismes sur ces différents scenarii
prophétiques.

Actualité d’un vieil objet

Les Églises africaines sont un vieil objet de l’anthropologie sociale et de


la sociologie africaniste. Dès 1902, l’ethnologue et missionnaire protestant
Maurice Leenhardt (1976), qui a accordé un soutien important aux préoc­cu­
pations intellectuelles du jeune Balandier, anticipait l’importance qu’allaient
prendre les Églises indépendantes africaines en y consacrant un ouvrage
précurseur : Le Mouvement éthiopien au sud de l’Afrique de 1896 à 1899. Ces
Églises « éthiopiennes » sont la première manifestation d’indépendance de
chrétiens africains. Le mot d’ordre est clair, résume Leenhardt : « l’Afrique aux
Africains ». En 1948, Bengt Sundkler distingue les Églises éthiopiennes, qui
adoptent dans une revendication d’égalité le modèle de légitimation du pouvoir
religieux exercé au sein des Églises blanches, des Églises de type « sioniste ».
Ces dernières se caractérisent par l’importance accordée à l’action de l’Esprit
Saint et à la guérison divine, leur dimension syncrétique et leur inflexion
messianique, leur tendance au séparatisme et leur mode de leadership qui
oscille entre celui des « prophètes guérisseurs » et des « prophètes fondateurs »
d’Églises (Bonhomme 2009). L’indépendance des Églises sud-africaines a
donc précédé de quelques années l’activité du prophète congolais Simon
Kimbangu (Fig. 4), « Christ noir » annonciateur de « l’émancipation des
peuples africains » pour les Églises qui s’en réclament3.
Dans Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Balandier (1982 [1955]) ana-
lyse les mouvements prophétiques inspirés par Simon Kimbangu (­ 1881-1959)
sous l’angle d’une « reprise d’initiative » qui déborde le strict domaine religieux

2. Voir la préface de G. Balandier (2007) à l’ouvrage de M.-C. Smouts sur la situation


postcoloniale.
3. Le terme Christ noir fait référence à la préface intitulée « Les Christs noirs » de R. Bastide
(1972 : 7-13), à l’ouvrage de M. Sinda (1972).

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PROPHÉTISME ET PENTECÔTISME EN MIGRATION 975

et peut être interprétée comme la « manifestation d’un nationalisme naissant ».


« Un des phénomènes les plus caractéristiques des changements survenus au
cours de la période coloniale », écrit-il, « est l’expansion des mouvements mes-
sianiques donnant naissance à des églises nègres4 plus ou moins éphémères.
Réactions essentiellement religieuses en apparence, ces initiatives manifestent
rapidement un aspect politique ; elles sont à l’origine de nationalismes encore
rudimentaires, mais dont la signification n’est pas univoque » (ibid. : 417). Sans
être à proprement parler un prophète fondateur d’Église, Simon Kimbangu, qui
« récolta trente années d’emprisonnement […] pour six mois d’activité d’avril
à septembre 1921 (Asch 1983), a su faire du christianisme un terrain privilégié
pour exprimer des revendications sociales et politiques qui bousculent l’ordre
colonial et interrogent la relation à « l’autre », missionnaire et colonisateur. Sa
prédication et son « martyre » en ont fait l’interprète des attentes collectives de
son peuple, entraînant dans son sillage un important mouvement de conver-
sion canalisé au sein d’Églises « kimbanguistes ». Son geste messianique
— comme celui de William Wade Harris (Fig. 1) en Côte d’Ivoire, autre foyer
majeur des prophétismes africains francophones — fut incessamment repris
par une multitude de petits prophètes installés à leur compte (Laurent & Mary
2001). La politique d’institutionnalisation du kimbanguisme constitue un objet
d’étude en soi (Mélice 2011). Mais je m’intéresserai plus particulièrement ici
aux déplacements de l’héritage politico-religieux des messianismes africains
francophones, congolais et ivoiriens, et à leur possible rebondissement au sein
des pentecôtismes en Europe.
Fondée sur le travail de recherche que j’ai mené au sein de plusieurs
Églises pentecôtistes africaines de la région parisienne (Mottier 2014), la
principale hypothèse que je veux soumettre, en lien avec l’analyse que
Balandier a faite des messianismes congolais en situation coloniale, est la
suivante. L’élaboration d’un espace de circulation transnationale5, qui s’étend
d’Afrique en Europe et en Amérique du Nord, a favorisé au tournant des
années ­1990-2000 le renouvellement des traditions prophétiques congolaise
et ivoirienne au sein des Églises pentecôtistes africaines francophones, et
facilité l’émergence d’une nouvelle génération de prophètes qui se sont faits les
porte-paroles d’une critique post-coloniale à travers l’imaginaire de l’évangéli-
sation de la France. Les prophètes africains, dont André Mary (2009) a rappelé
la multiplicité des figures, n’appartiennent donc pas, comme on pourrait le
croire, à une forme d’allochronie (Fabian 1983), à une temporalité autre, au

4. En italiques dans le texte de Balandier.


5. Sur l’intérêt d’une perspective d’analyse transnationale pour accompagner au plus près les
transformations des phénomènes religieux et saisir les enjeux du présent ethnographique,
voir notamment S. Capone (2010).

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passé de la situation coloniale ou à la nostalgie des Indépendances. Ils contri-


buent, aujourd’hui encore, à écrire la modernité africaine et réapparaissent là
où on les attend le moins : au sein d’un univers identifié comme pentecôtiste,
imprégné par la théologie de la prospérité, le modèle des télévangélistes et
l’entrepreneuriat charismatique des « faith healers » américains.
Mon travail de terrain m’a ainsi conduit à m’intéresser à cette nouvelle
génération de prophètes — des « pasteurs prophètes » pour reprendre un terme
d’André Mary (2002) — qui a fait une incursion remarquée sur la scène des
pentecôtismes africains à la toute fin des années 1990. Les modalités d’exer-
cice de leur pouvoir prophétique sont assez éloignées de l’hexis corporelle
et de la représentation habituelle des prophètes aladura, kimbanguistes ou
harristes. Ils ont troqué les fameuses robes blanches contre des costumes
flamboyants, indexent les signes de leur élection divine sur leur réussite maté-
rielle et diffusent leurs prédications au moyen des nouvelles techniques de
communication. Cette « rupture de style » (Meyer 2004 : 447) ne doit pourtant
pas conduire à sur-interpréter l’hypothèse de la rupture avec le passé, très
présente dans le discours des pentecôtistes. Elle incite au contraire à évaluer
les modalités de cette traduction contemporaine du pouvoir prophétique en
milieu pentecôtiste, et à inscrire ces nouvelles figures de prophètes dans la
continuité de scenarii prophétiques qui participent, de longue date, à l’éla-
boration des christianismes africains.
Aussi, avant d’en venir à l’évocation de la carrière prophétique de plusieurs
prédicateurs pentecôtistes congolais dont j’ai suivi la trajectoire en région
parisienne et d’analyser la façon dont l’imaginaire de l’évangélisation de
la France a structuré leur entreprise prophétique, un rapide cadrage socio­
historique du terrain à partir duquel cette réflexion a été menée s’impose.

Transnationalisation des pentecôtismes congolais

Le pentecôtisme est un mouvement protestant évangélique, polycentrique


et pluriel (Willaime 1999), qui participe depuis le début du xxe siècle à la
pluralité des christianismes africains. L’influence exercée par les missionnaires
américains sur la création des Églises sionistes en Afrique du Sud (Anderson
2000) ou encore l’inflexion pentecôtiste de la carrière prophétique de William
Wade Harris (Shank 1994, 1999) sont désormais bien connues ; elles laissent
entrevoir la possibilité de relire sous un angle similaire l’élaboration du cha-
risme prophétique de Kimbangu, dont l’ancrage évangélique et la mise en
échec de sa socialisation au sein d’une mission baptiste sont des éléments
déterminants de sa vocation (Vellut 2005). L’hybridité des univers évangélique

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et prophétique — ceux-ci ayant trop souvent été opposés sur les terrains afri-
cains — est un facteur qu’il semble d’autant important de souligner qu’elle a
fait, ces dernières années, l’objet d’éclairages convaincants (Engelke 2010 ;
Fancello & Mary 2010).
De manière générale, l’émergence des pentecôtismes congolais est liée
à la conjonction de dynamiques externes (missionnaires) et internes (Églises
fondées par et pour des Congolais). Dans son Introduction au pentecôtisme,
Allan Anderson (2004 : 110-111) indique dès 1915 la présence de deux mis-
sionnaires britanniques, William Burton et James Salter, dans le sud du Congo
belge. Au cours des années 1920, l’afflux de missionnaires norvégiens et
suédois est venu enrichir cette dynamique des missions européennes. Et tandis
que les Britanniques et les Scandinaves orientaient leurs efforts missionnaires
vers l’intérieur des terres, les Francophones et les Américains se concentraient
quant à eux sur le littoral. Aussi, de manière quasi simultanée avec le « réveil »
est-africain (Corten 2003 ; Droz 2000), le missionnaire suisse francophone
Gaston Vernaud a été l’un des principaux instigateurs du « réveil gabonais »
des années 1930 qui facilita la diffusion du pentecôtisme en Afrique équatoriale
(Mary 2000a). Peu après l’implantation à Brazzaville, en 1967, des Assemblées
de Dieu de France auxquelles il avait affilié son entreprise missionnaire, son
fils Jacques Vernaud a co-organisé en 1968, avec le prédicateur congolais
Ayidini Abala, un événement-clé sur l’autre rive du fleuve Congo, à Kinshasa.
Cet événement a contribué de manière significative à l’émergence d’Églises
pentecôtistes locales et indépendantes. Pendant plusieurs jours, leur invité,
l’évangéliste américain Tommy Lee Osborn, qui avait été en 1957 à l’origine
de la vocation de prédicateur d’Ayidini Abala, s’est attelé à faire la démons-
tration de la « puissance de Dieu » devant plusieurs milliers de personnes.
La ville de Kinshasa connut dès lors un élan de conversion important sur
lequel Ayidini Abala s’est appuyé en reprenant à son compte le mot d’ordre
de l’Américain : « God is Good ». Traduit en lingala (« Nzambe Malamu »),
ce leitmotiv a fini par désigner le mouvement de « réveil » qu’il est parvenu
à canaliser au sein de son Église, la Fraternité Évangélique Pentecôtiste en
Afrique et au Zaïre (fepaza). La campagne d’évangélisation organisée en
plein air par T. L. Osborn inaugure une dynamique de « croisades » qui voit
des entrepreneurs charismatiques de renommée internationale se projeter
ponctuellement sur la scène congolaise. Elle vient renforcer, tout en la concur-
rençant, la dynamique « missionnaire » des dénominations pentecôtistes (type
Assemblées de Dieu) et facilite en retour la création d’Églises pentecôtistes
locales. C’est ainsi, dans la continuité du travail d’Aydini Abala au sein de
la fepaza, que de nombreuses Églises pentecôtistes se sont formées dans les
années 1980-1990. Couramment désignées sous le terme « Églises de réveil »

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dans le contexte congolais, ces Églises sont de type pentecôtiste charisma-


tique6. Elles se distinguent des dénominations du pentecôtisme classique par
l’inflexion de certains traits caractéristiques (insistance sur la prospérité, la
guérison, la délivrance, la prophétie, le charisme, l’investissement de l’espace
public, la guerre spirituelle, l’utilisation des nouveaux médias, etc.), sans
toutefois marquer de rupture radicale avec elles.
En France, les Églises pentecôtistes charismatiques fondées par des
migrants congolais ont émergé au milieu des années 1980, simultanément à
l’essor de celles de Kinshasa. Constituant dans un premier temps des « home
away from home » (Adogame 1998) où, selon le scénario bien connu de la
« communauté retrouvée » (Fancello 2006), se recréaient des sociabilités en
lien avec leurs ancrages culturels, ces communautés n’ont que rarement fait
valoir leur affiliation à des Églises de leur pays d’origine. Cette dissémina-
tion des initiatives, en dehors de tout schéma missionnaire planifié par une
Église « mère », du Congo en France, s’explique par l’histoire spécifique des
pentecôtismes congolais qui, en dépit de l’essor de la fepaza dans les années
1970, ne connait pas d’équivalent à l’influence exercée depuis les années
1950 par des Églises telles que la Church of Pentecost au Ghana (ibid.) ou la
Redeemed Church of God au Nigeria (Ukah 2008), et aussi par un contexte
politique congolais marqué par la fin de règne de Mobutu, la déliquescence de
l’« État théologien » (Mbembe 1988) et diverses incitations à la « débrouille ».
L’émergence de ces Églises dans le contexte français participe à la plurali-
sation des dynamiques de transnationalisation des pentecôtismes africains.
Elle doit être resituée au sein d’un espace migratoire francophone plus vaste
qui, du Canada (Mossière 2008 ; Dejean 2010) à la Belgique (Demart 2008 ;
Maskens 2008) en passant par la France, est fortement marqué par les ini-
tiatives congolaises en matière de création d’Églises. Comparativement aux
logiques « ethno-nationales » qui ont concouru aux dynamiques missionnaires
des pentecôtismes ghanéens (Fancello 2006), l’analyse des processus de
formation historique de ces Églises dans le contexte français m’a poussé à
émettre l’hypothèse d’un « creuset congolais » (Mottier 2014) où se forgent
des identités en mouvement. Les pasteurs congolais sont, en effet, rapide-
ment parvenus à fédérer autour de leurs communautés différentes migrations
6. Dans la littérature anglophone, le terme « pentecôtiste charismatique » (Meyer 2004 ;
Robbins 2004), ou plus simplement « charismatique » (Gifford 1994), est préféré à
celui de « néo-pentecôtiste », forgé plus spécifiquement à partir du terrain brésilien
(Freston 1999 ; Corten 1999 ; Willaime 1999). Il permet de distinguer les Églises
étudiées des dénominations du pentecôtisme classique, telles les Assemblées de Dieu
a u Bur kina Fa so (Laurent 2003), Church of Pentecost au Ghana (Fancello 2006) ou
Redeemed Chur ch of God au Niger ia (Ukah 2008), même si le vocable « charismatique »
est marqué en France par le Renouveau catholique.

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PROPHÉTISME ET PENTECÔTISME EN MIGRATION 979

africaines francophones (Béninois, Camerounais, Centrafricains, Ivoiriens


etc.) et des Antillais. La métaphore du creuset acquiert une valeur opératoire
dans la mesure où elle incite à analyser conjointement les politiques identi-
taires élaborées par les pasteurs congolais et les processus d’identification des
autres migrants à cet ancrage congolais, dans une dynamique religieuse de
changement social et de négociation culturelle. L’héritage des mouvements
messianiques et des Églises prophétiques, qui renvoie à un long processus
d’appropriation du christianisme par les populations congolaises7, mais aussi
le rôle de la musique congolaise, appréciée sur tout le continent africain, ainsi
que l’aspect véhiculaire du lingala sont des données de premier plan pour
expliquer les phénomènes d’identification des autres migrants africains à ce
creuset congolais.
Enfin, ces Églises participent à la production d’un « territoire circulatoire »
(Tarrius 1993) dont elles sont un élément structurant. Elles sont en effet
devenues le point focal de nombreuses trajectoires migratoires éclatées, où
s’écrivent et se réinventent en tension avec la société d’accueil des identités
sociales et culturelles re-converties sur le sol européen en appartenances
religieuses, et constituent des espaces de liaison qui favorisent la mobilité
des prédicateurs et des fidèles d’une Église à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un
continent à l’autre. C’est ainsi que leur multiplication a servi de tremplin, au
tournant des années 1990-2000, à l’émergence de nouveaux acteurs trans-
nationaux : des « pasteurs prophètes ». Ces prophètes se distinguent de la
première génération de pasteur congolais fondateurs d’Églises pentecôtistes
en France par la conception entrepreneuriale de leur activité et les stratégies
d’accumulation de capital (économique, social, symbolique) qu’ils élaborent
en lien avec leur circulation au sein de l’espace transnational des migrations
africaines francophones, ainsi que par leur insistance sur les pratiques de
délivrance, les promesses de guérison et les prophéties.

Le prophétisme ivoirien de Kacou Séverin

L’Ivoirien Kacou Séverin (Fig. 2) est un « modèle » de cette nouvelle géné-


ration de « pasteurs prophètes » africains francophones. Né en 1964 au sud
de la Côte d’Ivoire, en pays Dida, voici les grandes lignes de son récit de
conversion8. Tout commence par une « guérison miraculeuse » — et cela ne
surprendra personne tant on sait le rôle décisif que les crises personnelles (mort,

7. Pour une histoire générale du Congo, voir Ndaywel È Nziem (1998).


8. Je m’appuie ici principalement sur un fascicule d’une vingtaine de pages édité en 2000
par l’un de ses proches.

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folie, accident, maladie) jouent dans le dessein des carrières prophétiques et


la révélation des potentialités individuelles (Dozon 1995). La mission divine
dont il s’est senti investie lui est révélée dans un contexte où son équilibre
familial est fragilisé en 1987 par la mort de son père. Le jeune homme est pris
de malaises réguliers et de fortes angoisses. Il se sent exposé à l’agressivité de
ses proches et soupçonne son oncle paternel de vouloir le sacrifier sur « l’autel
de la sorcellerie ». Il se tourne alors vers Dieu, en attente d’une réponse ou
d’un signe favorable, jusqu’au jour où, après plusieurs semaines de jeûne et
de prière, il tombe à bout de force dans le coma. C’est alors, le « troisième
jour », qu’il reçoit une première visitation de Jésus-Christ. Celui-ci le ramène
à la vie, le délivre de la malédiction que son oncle faisait peser sur lui et lui
confie un ordre de mission : « Va proclamer la puissance de ma résurrection. »
Alors étudiant à la faculté de droit d’Abidjan, Kacou Séverin décide de se
consacrer pleinement à sa vocation. Plusieurs guérisons miraculeuses sont
mises à son crédit en pays dida9. Et il est bientôt recruté par l’une des plus
importantes dénominations pentecôtistes américaines, l’International Church
of Foursquare Gospel, qui vient d’ouvrir une mission à Abidjan. Après une
formation biblique accélérée, il est consacré en tant qu’évangéliste en 1991 et
débute une carrière de prédicateur itinérant. Grâce aux talents de thaumaturge
qui lui sont reconnus, il attire de nombreux fidèles d’autres dénominations
et implante plusieurs Églises locales à l’intérieur du pays. Puis il gravit tous
les échelons de la mission Foursquare jusqu’à en devenir président pour la
Côte d’Ivoire en 1997.
L’année 1997 marque un tournant important dans sa carrière de prédicateur.
En parallèle de ce rattachement institutionnel à l’une des plus importantes déno-
minations pentecôtistes américaines, Kacou Séverin crée une entité consacrée
à son charisme personnel : le Ministère de la Puissance de l’Évangile (mpe).
Basé sur une stratégie événementielle (veillées de prières et campagnes d’évan-
gélisation) qui met l’accent sur la performance charismatique (délivrance et
guérison miraculeuse), cette entité lui permet, sur le modèle des faith healers
américains, de couler progressivement son charisme dans une nouvelle forme
d’organisation du travail évangélique, non plus institutionnelle et routinière,
mais entrepreneuriale et transnationale. Son impact sur la scène ivoirienne
devient considérable, d’autant que son inscription simultanée dans l’espace
des migrations africaines en Europe ne fait qu’accroître son prestige. Il est
invité fin 1997 pour un premier voyage missionnaire en Allemagne dans une
Église fondée et dirigée par un pasteur congolais, puis en France, toujours par
un pasteur congolais. Le succès qu’il rencontre est immédiat. Il s’appuie sur
les réseaux de la migration congolaise, à travers lesquels il se fait connaître,
9. Sur les prophétismes en pays dida, voir Gadou (2004).

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et attire chaque fois des fidèles plus nombreux. Le siège international du mpe
est bientôt établi en région parisienne où il organise régulièrement, à partir de
1998, d’importants rassemblements, non plus dans une Église hôte comme
à ses débuts mais dans une salle indépendante, devant près de deux mille
fidèles. D’après ses proches, Kacou Séverin n’a jamais eu l’intention de créer
une Église en France. Son ambition, et cela n’est pas sans rappeler celle du
prophète William Wade Harris, était de « former des évangélistes afin qu’ils
aillent flamber et répandre à leur tour le message ». Le mpe avait donc pour
objectif d’organiser des événements ponctuels, selon une double logique entre-
preneuriale et transnationale qui servait sa mission personnelle.
L’élaboration progressive du pouvoir prophétique de Kacou Séverin sur
la scène transnationale est, bien entendu, à articuler avec la centralité de son
ancrage national. Son inspiration n’a cessé de se confondre avec le destin
politique de son pays, dans un contexte de crise économique généralisée, de
mise en faillite de l’État, de discrédit et de corruption des élites, sinon de remise
en cause de l’identité nationale sur fond d’« ivoirité » (Dozon 2000). Il est
ainsi crédité d’une prophétie annonçant le coup d’État « jamais vu » de 1999
(Mary 2002). Puis, durant la période électorale, son engagement en faveur
du candidat Laurent Gbagbo, en qui il voyait un homme providentiel parce
que « converti », a conféré aux yeux des fidèles qui suivaient ses prouesses
une exemplarité ivoirienne en matière de « politique de la délivrance ». Cette
politique de la délivrance, comme l’a justement analysée André Mary, consiste
à étendre à l’échelle de la nation la rhétorique du combat spirituel que tout
converti doit mener dans sa vie personnelle contre l’œuvre du diable. Elle
était censée porter au pouvoir un président « chrétien » (au sens pentecôtiste
de « converti » et de « né de nouveau en Christ »), derrière lequel la nation
entière pourrait retrouver son unité perdue, loin des affres de la division et de
la corruption des élites qu’il stigmatisait dans ses prédications.
Le prestige obtenu par Kacou Séverin avec l’élection du pentecôtiste
Laurent Gbagbo10 eut un retentissement considérable, y compris auprès des
migrants congolais en France. Les attendus de cette politique de la délivrance
forgée en Côte d’Ivoire firent écho à la situation chaotique des deux Congo,
qui cherchaient également à cette époque à s’inventer un avenir politique.
En dépit d’histoires locales différentes, Congolais et Ivoiriens partagent une
culture religieuse comparable, quasi patrimoniale, de l’implication prophé-
tique dans le destin politique de la Nation. Et tout indique que le contexte
migratoire, inséré au sein d’un territoire circulatoire qui articule différentes
scènes africaines disjointes, a favorisé la convergence et la traduction de leurs
10. Pour une relecture des soutiens évangéliques accordés à Laurent Gbagbo, voir Miran-
Guyon (2015).

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traditions prophétiques en milieu pentecôtiste. La fécondité de cette rencontre


entre prophétisme ivoirien et creuset congolais s’est notamment concrétisée
par la promotion d’une rhétorique transnationale de reconquête spirituelle et
le déploiement d’un imaginaire de l’évangélisation de la France dont plusieurs
jeunes prédicateurs congolais se sont faits les « interprètes », en se réclamant
de la filiation spirituelle de Kacou Séverin et en s’inscrivant dans la continuité
de sa vocation prophétique après son décès accidentel en 2001.

Évangéliser la France

L’un des éléments les plus frappants du pouvoir prophétique exercé par deux
des pasteurs prophètes congolais fondateurs d’Églises auprès desquels j’ai mené
des études de cas en région parisienne est l’imaginaire de l’évangélisation de la
France à travers lequel ils ont structuré leur « charisme visionnaire » (Fig. 3).
Les Églises pentecôtistes n’ont certes pas le monopole de ce schème de l’inver-
sion qui est « une des matrices des christianismes africains » (Mary 2008 : 25).
Emmanuel Oschoffa, l’un des fils du prophète fondateur d’une célèbre Église
prophétique africaine, l’Église du Christianisme Céleste, déclarait d’ailleurs
à pareille époque que son Église a « vocation à re-évangéliser ou à opérer un
réveil spirituel de l’Europe » (Mary 1999 : 30). Le bouleversement des grands
équilibres géopolitiques des années 1990 — sinon le « retournement du monde »
(Badie & Smouts 1992) — n’est évidemment pas pour rien dans l’actualisation
de cet imaginaire de « l’évangélisation à l’envers » que ces nouvelles figures
de « pasteurs prophètes » se sont efficacement approprié.
Sans jamais focaliser sur le territoire français, qui ne constituait, d’après
lui, qu’un élément parmi d’autres dans une stratégie globale de « reconquête de
toutes les nations », Kacou Séverin a contribué par son exemplarité à faire de
l’évangélisation des nations européennes un enjeu central de la redéfinition de
la politique identitaire des Églises pentecôtistes africaines en France. Pasteur
emblématique de la première génération de fondateurs d’Églises pentecôtistes
africaines en région parisienne dans les années 1980-1990, le Congolais
Mathieu Kayeye ne craint pas de le confirmer : « C’est Kacou Séverin qui
a donné cette “vision” pour la France »11. Les franchissements de frontières
incessants et le vaste monde dans lequel il s’est mu au titre de son entreprise
charismatique l’ont imposé comme un acteur majeur, précurseur sous bien
des aspects, d’un évangélisme africain francophone décomplexé qui ne craint
plus de partir à l’assaut des pays du Nord. Soutenue par la théologie de la

11. Ce propos et ceux à suivre de Mathieu Kayeye sont extraits d’entretiens réalisés avec lui
à Paris en 2008.

982
PROPHÉTISME ET PENTECÔTISME EN MIGRATION 983

guerre spirituelle que les milieux charismatiques américains ont largement


diffusée au cours des années 1990, la transposition dans le contexte migratoire
français de la politique de la délivrance forgée en Côte d’Ivoire a contribué à
redonner sens à cette dynamique de reconquête, stimulée par les flux constants
des migrations postcoloniales.
L’évangélisation de la France — il est important d’insister sur ce point —
n’était pas un horizon qui mobilisait la première génération des fondateurs
d’Églises pentecôtistes africaines en France dans les années 1980-1990.
L’objectif de cette première génération, contre laquelle s’est en partie construite
la nouvelle génération des pasteurs prophètes, était d’« évangéliser les étudiants
congolais pour qu’ils soient de bons chrétiens à leur retour au pays », résume
Mathieu Kayeye. Mais la situation migratoire a profondément évolué au cours
des années 1990. La mondialisation a progressivement redéfini le rapport au
monde. Les mouvements migratoires se sont accentués, la précarité également.
Si bien qu’inévitablement, les aspirations des fidèles ont changé. Au début des
années 2000, les migrations congolaises n’étaient plus le phénomène transitoire
qu’elles avaient été dans les années 1980. Elles sont devenues une fin en soi. Et
tandis que les deux Congo s’enfonçaient dans la crise et la guerre civile, l’espoir
d’un retour au pays pour y « briguer un bon poste » a fait place à l’espérance
de s’inventer un avenir ici, en Europe. C’est dans ce contexte d’accélération
des flux migratoires que les pasteurs prophètes, tels que ceux dont j’ai suivi la
trajectoire en région parisienne au cours des années 2000, se sont réappropriés
le thème de l’évangélisation de la France pour mieux interpréter l’espérance
sociale des fidèles, structurer leur charisme visionnaire et justifier leur mission
sur fond de reconquête spirituelle des nations européennes.

Dialogue des formes

Malgré une certaine réticence à investir des objets qui, de prime abord, parais-
saient moins « authentiquement africains » (Meyer 2004 : 447), l’intérêt des
ethnologues pour les Églises prophétiques africaines s’est progressivement
reversé sur l’essor spectaculaire que les pentecôtismes ont connu au cours des
années 1980-1990. Le travail d’André Mary est de ce point de vue exemplaire.
Dans la continuité d’un parcours de recherche dont le « charisme visionnaire »
constitue une sorte de « fil rouge » (Mary 2009), il a su analyser l’interpéné-
tration constitutive entre « certaines ressources de la culture pentecôtiste (la
transe, la vision, la guérison, la lutte contre les démons) et les formes de la
religiosité africaine » (Mary 1999 : 29). Son approche abonde dans le sens
des apports théoriques de John Peel (1990), qui met l’accent sur « la priorité

983
984 DAMIEN MOTTIER

épistémologique de l’interaction », de Terence Ranger (1986) ou encore de


Jean et John Comaroff (1991) qui ont placé la métaphore de la « longue
conversation » avancée par le missionnaire écossais David Livingstone sur
le terrain heuristique du « dialogue des formes ». Revenant sur les travaux de
Jean et John Comaroff, André Mary écrit que « le décalage entre les formes
signifiantes et l’intention du message rend possible un dialogue des formes
entre les mondes en présence, encourage une sorte d’osmose culturelle ou une
hybridation des formes, qui l’emportent à long terme sur les confrontations
culturelles et les résistances idéologiques ». Le primat qui doit être accordé à
l’interaction dans une situation d’entre-deux culturel invite donc, d’après lui,
à considérer avec précaution l’hypothèse de la rupture souvent avancée entre
les Églises prophétiques et pentecôtistes, pour mieux souligner « la double
entente qui est au fondement des échanges » (Mary 2000b : 800).
Circonstanciée au contexte migratoire, mon analyse de la réélaboration
du charisme prophétique comme modèle de légitimation et d’exercice du
pouvoir religieux sur la scène des Églises pentecôtistes fondées en France
par des pasteurs congolais offre l’occasion de porter l’attention sur les récents
développements de ce long dialogue entre le schème prophétique africain, issu
de la rencontre coloniale, et une culture pentecôtiste globalisée qui valorise la
libre entreprise charismatique. La réélaboration du pouvoir prophétique au sein
des Églises pentecôtistes africaines est contemporaine de la promotion, par les
charismatiques américains, d’éléments de doctrine qui, dans la continuité des
prises de position d’Edward Irving durant les années 1830, préconisent l’exer-
cice des ministères de prophète et d’apôtre. Revenant sur ces affinités, Paul
Gifford (2004 : 90) estime que l’apparition d’une jeune garde de prophètes, qu’il
situe sur la scène des pentecôtismes ghanéens aux alentours de l’année 2000,
ne peut être dissociée de l’influence exercée par les Américains Paul Cain (et
les prophètes de Kansas City), Bill Hamon, Rick Joyner et Peter Wagner, autant
de noms associés à la « restauration » des ministères de prophète, même s’il
précise que « Ghana’s burgeoning prophets are not exactly the same prophetic
figures as the Americans write about ». À l’exemple du Ghanéen Elisha Salifu
Amoako, sur lequel Gifford (2001 : 90-101) fonde son analyse du « shift to the
prophetic », ou de l’Ivoirien Kacou Séverin, les pasteurs prophètes congolais
auxquels je me suis intéressé en région parisienne ont explicitement mobilisé ce
point de doctrine, largement diffusé par la littérature évangélique, pour justifier
leur inspiration, couler leur charisme visionnaire dans une « certifiably up-to-
date religion » (ibid. :69) et participer ainsi, à leur manière, au renouvellement
de la dimension prophétique au sein de la mouvance pentecôtiste.
Aussi, en complément des lectures en termes de mouvements sociaux,
de résistance à la domination, de réponses raisonnées et d’ajustement à une

984
PROPHÉTISME ET PENTECÔTISME EN MIGRATION 985

situation de crise, autrement dit de la relative surinterprétation politique des


mouvements religieux africains (Ranger 1986), l’approche dialogique invite à
considérer la manière dont le schème prophétique africain évolue en relation
avec une culture évangélique elle-même évolutive. Cette approche a permis
de mettre en valeur les « procès syncrétiques » qui sont à l’œuvre au sein des
Églises pentecôtistes (Meyer 1995), de considérer la manière dont les « pas-
sages » d’un univers religieux à l’autre peuvent être facilités par la centralité
des pratiques de guérison (Birman 1998) et d’analyser les logiques de cumul
et les emprunts (Mary 1999) en tenant compte des « malentendus productifs »
générés par des situations de « contact culturel ». Il ne s’agit toutefois pas
d’opposer cette perspective d’analyse à d’autres types de lectures, mais de les
concilier en reprenant les leçons de bonne méthode de Balandier, qui insiste
sur l’ambivalence de l’interprétation à donner aux mouvements religieux
africains — même s’il est vrai qu’il a quelque peu négligé l’arrière plan évan-
gélique de la carrière prophétique de Simon Kimbangu au profit des accents
politiques de ses revendications. En dernière instance, il est difficile de ne
pas s’interroger sur la dimension politique de cette réélaboration du pouvoir
prophétique et sur la manière dont ces pasteurs prophètes contemporains, qui
jouent les « courtiers locaux d’une culture globale charismatique » (Fancello
& Mary 2010 : 34), contribuent à retraduire, symboliquement, les schémas de
domination hérités de la période coloniale, en s’appropriant l’imaginaire de
la mission inversée qui est un élément fondateur des christianismes africains.
C’est d’ailleurs tout l’intérêt de la dynamique transnationale analysée : elle
actualise la « double scène » africaine et européenne qui est au fondement
des échanges, facilite le dialogue des traditions en présence et permet à ces
prophètes « nouveau style » de se faire les interprètes des attentes renouvelées
de leur communauté en jouant de la continuité d’un schème prophétique
évolutif, de la situation coloniale aux migrations postcoloniales récentes.

Les Églises pentecôtistes charismatiques africaines constituent des entrées


privilégiées sur le terrain des migrations contemporaines. Elles sont le point
focal de nombreuses trajectoires migratoires éclatées et offrent des perspec-
tives de recherche stimulantes pour l’analyse des modalités de socialisation
de populations africaines, congolaises ou ivoiriennes notamment, assez peu
étudiées en France. Mais surtout, à distance des débats et des polémiques
que suscite parfois l’évaluation des liens entre le passé colonial de la France
et les migrations africaines actuelles (Bayart 2010), ces Églises ont été pour
moi l’occasion de réinvestir un vieil objet de l’ethnologie et de la sociologie

985
986 DAMIEN MOTTIER

africaniste sur lequel Balandier (1951) a fondé une part importante de son
analyse de la « situation coloniale ». Quels que puissent être les discours et
les analyses en termes de rupture, la réélaboration du pouvoir prophétique
en milieu pentecôtiste africain interroge nécessairement : faut-il y voir dans
ce phénomène une simple réplique des scenarii antérieurs ou reconnaître au
schème prophétique africain la capacité de s’adapter à de nouveaux modèles
d’organisation et d’offrir des réponses circonstanciées à un monde changeant,
marqué par l’intensification des parcours migratoires ?
Conformément à l’intuition de Marc Augé (1994 : 144), qui voit dans
les prophétismes africains une forme d’anticipation de la mondialisation,
les prophètes pentecôtistes ayant émergé au tournant des années 1990-2000
prolongent le long travail d’appropriation du christianisme entrepris par leurs
aînés. Ils sont des figures ambiguës mais exemplaires d’une globalisation
protéiforme, à laquelle le religieux participe de longue date, et dont Thomas
Csordas (2009 : 8) rappelle qu’elle n’est pas une « one-way street from center
to periphery ». L’imaginaire de l’évangélisation de la France, à travers lequel
ils ont structuré leur charisme visionnaire, doit ainsi être resitué dans la conti-
nuité de l’élan messianique issu de la rencontre coloniale. Mais il est certain
que les inflexions messianiques des « pasteurs prophètes » dont j’ai suivi la
trajectoire au début des années 2000 en région parisienne sont de moindre
intensité que celles de leurs prédécesseurs et qu’elles en constituent, sans
doute, des échos affaiblis. La promotion de cet imaginaire invite non seule-
ment les fidèles à œuvrer à la re-christianisation de l’Europe, travaillée par un
long processus de sécularisation. Mais surtout, elle les mobilise socialement
en les encourageant à conquérir la place qui leur revient, celle que Dieu leur
a promise, et à accomplir leur destinée de « migrants mission­naires ». La
manière dont la situation migratoire a ainsi été requalifiée en mission divine12,
lors de ce passage à un nouveau millénaire propice au renouvellement des
attentes eschatologiques, dans un langage qui est celui du « combat » et de
la « guerre » faisant de la relation à la France, terre d’accueil et ancienne
puissance ­coloniale, une ligne de « front spirituel », ne peut être qu’à la
mesure de l’espérance sociale suscitée par leur migration et de la relation de
domination éprouvée quotidiennement face aux difficultés qui entravent cet
accomplissement.

Histoire des arts et des représentations (HAR), Université Paris Nanterre

12. Pour une analyse comparée de cette requalification des migrations africaines en mission,
voir en Allemagne, Simon (2010), et en Suisse, Pelissier (2010).

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Résumé

Les prophètes africains n’appartiennent pas, comme on pourrait le croire, au passé de


la situation coloniale ou à la nostalgie des Indépendances politiques. Ils contribuent,
aujourd’hui encore, à écrire la modernité africaine et réapparaissent là où on les attend
moins : au sein d’un univers clairement identifié comme pentecôtiste. À partir d’un
terrain mené en région parisienne auprès de migrants congolais et ivoiriens, cet article
revient sur quelques figures de prophètes pentecôtistes qui ont structuré, au tournant
des années 2000, leur charisme visionnaire autour de l’imaginaire de l’évangélisation
de la France. Il s’agit ainsi d’interroger une certaine actualité des prophétismes africains
et de réinvestir, dans une perspective transnationale, un vieil objet de l’ethnologie et de
la sociologie africaniste : les Églises africaines sur lesquelles Georges Balandier a fondé
une part importante de son analyse de la situation coloniale.

Mots-clés : Balandier, Églises africaines, évangélisation de la France, migrations congolaises, pen-


tecôtisme et prophétisme.

Abtract

Prophetism and Pentecostalism in African francophone migrations. — African prophets


do not belong, as one might think, to the past of the colonial situation or to a sense
of nostalgia for political Independence. They still contribute to African modernity and
reappear where they are least expected: within a religious space clearly identified as
Pentecostal. From a fieldwork study conducted in the greater metropolitan area of Paris,
in the context of Congolese and Ivorian immigrants, this article deals with some figures
of Pentecostal prophets who, at the beginning of the 2000s, structured their visionary
charism around the “re-evangelization of France”. It is thus a matter of questioning a
certain topicality of African prophets and of reinvesting, in a transnational perspective,
an old object of ethnology and Africanist sociology: the African churches on which
Georges Balandier founded an important part of his analysis of the colonial situation.

Keywords: Balandier, African Churches, Congolese Migrations, Pentecostalism and Prophetism,


Reverse Evangelization of France.

991
992 DAMIEN MOTTIER

Fig. 1. William Wade Harris Fig. 2. Kacou Séverin (1964-2001)


(1860-1929)

Fig. 3. Prince Bong Matha (1967-) Fig. 4. Simon Kimbangu (1887-1951)

Fig.1 : Photomontage réalisé par F. Deaville Walker à partir d’une photographie prise à Grand
Bassam en 1914 (E. de Billy, 1931, En Côte d’Ivoire. Mission Protestante d’A.O.F, Paris, Société
des Missions Évangéliques). Fig.2 : Photomontage réalisé pour une jaquette DVD à partir d’une
photographie prise par E. Irabe en avril 2001. Fig. 3 : Affiche annonçant une croisade à Paris, juin
2001. Fig. 4 : Photomontage réalisé sur la base d’une photographie prise durant sa captivité (date
indéterminée,1921-1951), <http://simonkimbangukiangani.org>.

992

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