D. Leduc-Fayette - Pascal Et Le 'Vide Du Coeur'

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Librairie Philosophique J.

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PASCAL ET LE « VIDE DU CŒUR »


Author(s): D. Leduc-Fayette
Source: Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Vol. 74, No. 1, Y A-T-IL UNE
TRADITION FRANÇAISE EN PHILOSOPHIE ? (Janvier 1990), pp. 15-22
Published by: Librairie Philosophique J. Vrin
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/44407986
Accessed: 18-04-2020 12:12 UTC

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fìev. Sc. ph. Ih. IA (1990) 15-22

PASCAL ET LE «VIDE DU CŒUR»

par D. Leduc-Fayette

«Que la nature a pour le vide une horreur invincible», tel est le


principe, depuis l'Antiquité, objet de «consentement universel»1, dont
Pascal s'est éloigné «par degrés» sous la contrainte de l'évidence
expérimentale, pour conclure négativement : «Elle ne l'abhorre pas»2. La
pesanteur et la pression de l'air sont la véritable cause d'un phénomène
mal interprété, auquel on assigne une explication chimérique qui ne sert
«qu'à couvrir l'ignorance»3 : l'horror vacui. Cette expression de surcroît
est purement métaphorique si l'on considère que la nature, inanimée et
insensible, est incapable d'aversion comme de sympathie. Pascal définit le
vide comme une réalité qui
«tient le milieu entre la matière et le néant sans participer ni à l'une ni à
l'autre; [...] il diffère du néant par ses dimensions; [...] son irrésistance et
son immobilité le distinguent de la matière : tellement qu'il se maintient
entre ces deux extrêmes sans se confondre avec aucun d'eux»4.

Pour Descartes, tout au contraire, la notion d'espace vide, vidé, était


dépourvue de sens : «Puisqu'il y a en lui de l'extension il y a
nécessairement aussi de la substance»5, écrivait-il. Tout cela est fort
connu6.
Mais nous voudrions montrer que s'il n'y a nulle répugnance des corps
pour le vide, il n'en est pas de même pour les esprits. «Rien n'est si
insupportable à l'homme»7. La métaphore abandonnée sur le plan naturel
retrouve donc sur le plan spirituel vigueur et fécondité8. Il est vrai qu'il
ne s'agit pas non plus du même vide. Le vide, en ce nouvel ordre,

1. Nous citons Pascal d'après l'édition Lafuma des Œuvres complètes , Paris, Éd. du
Seuil, 1963, sous la référence Laf. (ou Fr. pour les Pensées). Ici Récit de la grande
expérience des liqueurs , Laf. 225.
2. Traité de l'équilibre des liqueurs , Laf. 256.
3. Récit..., loc. cit.
4. Lettre à M. Le Pailleur , Laf. 210.
5. Descartes, Principes ..., II, § 16.
6. Cf. en autres : P. Guénancia, Du vide à Dieu. Essai sur la physique de Pascal,
Paris, Maspero, 1976. Y. Belaval, «L'horreur du vide», Nouvelle Revue de Psychanaly-
se, Paris, Gallimard, 1975, n° 11, p. 181-195. J.-P. Fanton d'Andon, L'horreur du vide,
éd. du C.N.R.S., 1978.
7. Fr. 622.
8. Cf. M. Le Guern, L'image dans l'œuvre de Pascal, Paris, A. Colin, 1969.

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16 D. LEDUC-FAYETTE

symbolise tout aussi bien avec le v


qu'avec le plein physique puisque l'é
exsangue, n'est rien d'autre que l'exté
leur indéfinie juxtaposition, morn
plénitude de la res extensa renvoie à
l'on tombe d'accord avec Leibniz (si p
que «ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus
véritablement un être10. Or est-il besoin de rappeler que ce «un» qui ne
fait pas nombre, dit la qualité, cette catégorie «toute proche de l'Être»,
comme le remarquera F. Ravaisson11, par différence avec la quantité,
seul registre apte à exprimer le monde machine, le corps machine en leur
vacuité - perinde ac cadaver 12 - ainsi que l'écrivait Descartes, bien
conscient lui aussi du primat de la substance spirituelle. En vérité, le vide
spirituel est pour Pascal plus que du vide (ou du plein) physique, la
métaphore du néant métaphysique. Il y a chez l'auteur des Pensées ,
comme chez Bérulle ou Condren ou encore leur disciple et ami Saint-
Cyran, l'emploi d'un vocabulaire «néantiste» qu'il convient d'explorer, en
suivant la voie ouverte par Henri Gouhier13.
Prenons donc comme fil conducteur les trois figures du néant bérullien,
« Il y a trois sortes de néant : le néant duquel Dieu nous tire par la création,
le néant où Adam nous met par le péché, et le néant où nous devons entrer
avec le Fils de Dieu s'anéantissant soi-même pour nous réparer»14.
La première désigne le néant créaturiel. «Mon néant» s'écrit Pascal15.
Entendons ma finitude, ma dépendance, néant qui, après tout n'exprime
qu'un état : je ne me suis pas donné d'être, et cet être qui m'est donné est
limité. La seconde figure est celle du péché qui redouble le non-être de la
contingence mais, de privation qu'il était, le métamorphose en refus par
la position du non-être : le péché s'efforce de dé-créer. Et là est sans
doute le «véritable néant parce qu'il est contraire à Dieu qui est le
véritable être»16. Là où il n'y avait rien - c'est le seul sens recevable du
ex nihilo - la création a fait être quelque chose. Là où il y a quelque
chose, le péché déconstruit pour faire être le rien, ce qui, certes, ne se
peut, mais telle est en son essence la finalité du vouloir maléfique. C'est
pourquoi G. Bernanos voit dans le monde du Mal comme «l'ébauche

9. Cf. J. Guitton, Pascal et Leibniz. Étude sur deux types de penseurs, Paris, Aubier,
1951.
10. Cf. Lettre de Leibniz à Arnauld, éd. Prenant, Paris, Gamier, p. 202.
11. F. Ravaisson, «La philosophie de Pascal», Revue des deux mondes, 1887, p. 403.
Cf. D. Leduc-Fayette, «La métaphysique de Ravaisson et le Christ», Études
Philosophiques, 1984, n° 4, p. 511-527.
12. Descartes, Méditations métaphysiques, II, Œuvres, Pléiade, p. 276 «telle qu'elle
paraît en un cadavre».
13. Cf. en particulier : H. Gouhier, B. Pascal. Conversion et apologétique, Pans,
Vrin, 1986, chap. II, «Anéantissement»; Id., U anti-humanisme au xvne siècle, Paris,
Vrin, 1987, p. 45-49 et notes p. 145.
14. Rérulle, Opuscules de piété, Paris, Aubier, 1944, n° XXX, p. 240. Cf. aussi
J. Orcibal, La spiritualité de Sainl-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Paris, Vrin,
1962, et le beau texte de G. Poulet dans Mesure de Vinslanl, Paris, Pion, 1968, sur
Saint-Cyran.
15. Fr. 656. C'est le «non sum» de S. Jean-Baptiste!
16. Lettre de Pascal et de sa sœur Jacqueline à Mme Périer, Laf. 273.

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PASCAL ET LE «VIDE DU CŒUR» 17

d'une création hideuse, avortée, à l'extrême limite de l


salaire du péché, la damnation, consacrent négativemen
opposition au non-être. La régénération seule peut nous
ment du péché, à l'instar de la création qui nous a posé
Ce second néant est le non-lieu propre à notre con
dereliction où l'a plongé, par effet en retour en quelque
suis séparé» confesse Pascal dans le Mémorial) le pé
indéfiniment réactualisé par le péché actuel. Le pécheu
son âme par l'inconstance, l'ennui au sens fort du terme au xvii*.
J. Deprun a montré dans sa Philosophie de l'inquiétude1*, comment ces
sentiments sont l'expression du vide intérieur cher aux spirituels du
grand siècle pour lesquels le cœur apparaît tel un contenant. Malebranche
n'écrivait-il pas : «Le vide des créatures ne (peut) remplir la capacité
infinie du cœur de l'homme»19. P. Magnard explicite avec finesse la
«spatialiation de la vie spirituelle», propre à cet âge baroque, et cette
symbolique des «lieux du cœur»20, du cœur comme lieu, récipient.
Quand Arnauld d'Andilly traduit le terme inanitas employé par
S. Augustin dans les Confessions , par Vide du cœur 21 , la formule pourrait
être de Bérulle, de Saint-Cyran, de Pascal, tant elle exprime fortement le
sentiment aigu qui est le leur de notre foncière vacuité. Une grande partie
des Pensées n'est qu'une suite de variations morbides sur un thème que
l'on pourrait symboliser par la célèbre exclamation racinienne : «L'hor-
reur d'une profonde nuit!» Si «la vie est un songe», selon le titre de
l'ouvrage, très connu à l'époque, de Calderon, pour Pascal aussi,
«personne n'a d'assurance [...] s'il veille ou s'il dort»22; il s'agit, en fait,
d'un épouvantable cauchemar : «J'entre en effroi, comme un homme
qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable»23. Des
schemes obsessifs énoncent la cécité et la surdité, la claustrophobie, les
sensations de vertige liées à la chute : « La terre fondra et on tombera en
regardant le ciel»24 à l'errance où à la dérive : «les fleuves de Babylone
coulent et [...] entraînent»26, ou encore :
«Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés
d'un bout vers l'autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et
nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons, il échappe à
nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle ; rien ne s'arrête pour
nous»26.

17. G. Bernanos, Journal d'un curé de campagne , Œuvres romanesques, Paris,


Gallimard (La Pléiade), 1961, p. 1143.
18. J. Deprun, Philosophie de l' inquiétude, Paris, Vrin, 1979.
19. Malebranche, De la Recherche de la Vérité, Livre III, Ire partie, chap. 4,
Œuvres, I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1979, p. 313.
20. P. Magnard, Nature et Histoire dans l'apologétique de Pascal, Paris, Les Belles
Lettres, 1980, p. 368.
21. Cf. J. Deprun, op. cit., p. 270 (note 30). Les interprètes de Pascal ont tous
amplement médité sur cette notion de «cœur», d'origine biblique et augustinienne.
22. Fr. 131.
23. Fr. 198.
24. Fr. 988.
25. Fr. 918. Sur l'imaginaire pascalien, cf. les études de P. Sellier, entre autres
«Imaginaire et rhétorique dans les Pensées», Paris, Vrin, 1988, p. 115-135.
26. Fr. 199. Pascal reprend là une thématique chère aux poetes de son temps. Jean
de Sponde, entre autres, cf. Poésies, Genève, 1949.

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18 D. LEDUC-FAYETTE

L'amplification épique, loin d'être un p


par la profondeur métaphysique de la m
cœur vide un gouffre béant, «infini», à
«rempli», c'est-à-dire «un objet infin
cherchée s'appelle le bonheur , tel est d
Mais il n'est pas quêté en son lieu prop
sa vraie dimension : la béatitude. Il est v
royaume du leurre et de l'illusoire dépei
Balthazar Gracian dans El Criticón28. Le
consiste à conjurer le vide par le vide. L
marque du néant de notre propre être»2
mécanisme de défense fort précisém
D. Anzieu décèle à juste titre un préc
quête atteste une soif que Dieu, Lui et nu
proprement l'indice de son existence
parler d'une «preuve par l'inquiétude»81
ne me chercherais pas si tu ne m'avai
Pascal32. L'attente est donc préformé
notre «capacité», «capacité vide»33 c
«trace toute vide»34 mais trace, vest
marqués du sceau du divin. Ainsi not
«l'indigence», explique Pascal, le revers
paulinienne de la première Êpîlre aux C
Domino, unus spiritus est». En prendre
l'opuscule Sur la conversion du pécheur ,
enfin la troisième figure du néant béru
du statut de créature humiliée l'on pass
ordre, et dont, soit dit en passant, Mal
traité dans ses petites Méditations. Cet
renoncement au registre de l'avoir, jusq
la mort, «nécessaire, écrit Pascal, pou
malheureuse racine [...] c'est ce qui la re
considérer

«les choses périssables comme périssantes et même déjà péries; et dans la


vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle aime (il importe que
l'âme regarde) comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le
ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les
biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité, l'honneur, l'ignominie,

27. Fr. 148.


28. Cf. La littérature de l'âge baroque en France, Paris, Corti, 1960, «L'homme est u
déguisement dans un monde qui est théâtre et décor», p. 28, et Ph. Sellier, «Le clair
obscur du monde», op. cit., chap. I.
29. Fr. 806.
30. Cf. D. Anzieu, «Naissance du concept de vide chez Pascal», Nouvelle Revue d
Psychanalyse, n° cit., p. 195-205.
31. J. Deprun, op. cit., p. 131.
32. Mystère de Jésus , Laf. 620.
33. Fr. 119.
34. Fr. 148.
35. Cf. Sur la conversion du pécheur, Laf. 291, («y adhérer éternellement»),
Fr. 372.
36. Lettres aux Roannez, Laf. 266.

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PASCAL ET LE «VIDE DU CŒUR» 19

l'estime, le mépris, l'autorité, l'indigence, la santé, la


même»37.

Cette liste d'aspect hétéroclite, bien dans le style de notre auteur38,


manifeste que face à la félicité si ardemment souhaitée, plaisirs
éphémères, fragiles réjouissances, attachements futiles s'équivalent et
trahissent le rien qu'ils sont, indéfiniment substituables, à l'exemple des
points de l'espace cartésien dont n'importe lequel est centre parce
qu'aucun ne l'est; espace isotrope, isomorphe, destitué de toute polarité.
En ce vouloir sacrificiel qui immole sans pitié le moi profane, Nietzsche
décripte la névrose chrétienne dont Pascal représente, selon lui, la
victime exemplaire :
«L'homme qui s'est lentement assassiné lui-même d'abord dans son corps,
puis dans son âme [...] celui en qui s'exprime la logique intégrale de la
forme la plus effroyable de la cruauté inhumaine»39,

véritable héautontimoroumenos ! Pascal, cependant, proclamait: «Nul


n'est heureux comme un vrai chrétien»40, ou encore :

«La véritable piété [...] est une lumière si éclatante qu'elle rejaillit sur tout
ce qui lui appartient; et s'il y a quelque tristesse mêlée [...] c'est l'effet de
l'impiété qui y est encore, ôtons l'impiété, et la joie sera sans mélange»41,

cette joie «que le monde ne peut ni donner ni ôter»42. Il est vrai que la
tierce figure du néant offre comme le reflet inversé de la seconde, laquelle
se pourrait illustrer par la plainte terrifiante du M. Ouine de
G. Bernanos :

«Je désirais, je m'enflais de désir au lieu de rassasier ma faim, je ne


m'incorporais nulle substance [...] mon âme n'est qu'une outre pleine de
vent. Et voilà [...] qu'elle m'aspire à mon tour, je me sens fondre et
disparaître dans cette gueule vorace»43;
au contraire, le «devenir néant» de l'anéantissement choisi, consenti, se
métamorphose en «capacité de Dieu»44, c'est donc là tout l'opposé d'un
processus d'exténuation, et l'affirmation du véritable humanisme lequel
ne consiste pas en la volonté de déifier la créature et de succomber ainsi à
la tentation adamique ou prométhéenne45, mais à prendre conscience de
son essence comme puissance obédientielle, c'est-à-dire de son pouvoir de
réceptivité, de son ouverture au Don divin en tant qu'il est prémice de
l'union déifiante en l'adoption filiale. L'anti-humanisme de Pascal, bien
mis en lumière par H. Gouhier46, n'est tel qu'en fonction d'une haute idée

37. Sur la conversion .... Laf. 290.


38. Cf. Fr. 148, la liste hétéroclite du § 6, bas de la p. 519.
39. Nietzsche, Ecce homo , § 3.
40. Fr. 357.
41. Lettres aux Roannez, Laf. 269.
42. Jean, XIV-27.
43. G. Bernanos, Monsieur Ouine , Œuvres romanesques, op. cit., p. 1552.
44. Nous empruntons ces termes à Bérulle, Œuvres, Migne, 1856, CL, col. 1193.
Cf. les analyses de L. Cognet, La spiritualité moderne, Paris, Aubier, 1966, Chap. IX,
«Bérulle et sa synthèse spirituelle».
45. Cf. Malebranche, De la recherche de la Vérité, op. cit., p. 269.
46. H. Gouhier, V anti-humanisme ..., op. cit. ci-dessus n. 13.

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20 D. LEDUC-FAYETTE

de l'homme - d'une autre idée de l'h


ordinaire, libertin ou chrétien (d'un ch
imprégné de stoïcisme, et justemen
Entretien avec M. de Sacy). Lorsqu'il
l'homme»47, la proposition doit s'ent
l'impossibilité pour Yhomo absconditu
mais aussi à l'intelligence qu'il peut pr
que d'être en situation de transcendanc
n'est pas confiné à une essence déterm
«capable» d'accueillir la grâce, et telle e
misère.
Mais comme l'a souligné, entre autres, J. Guitton48, il ne faut pas, en
cette affaire, occulter sa toute gracieuse condition de possibilité : le
devenir-homme de Dieu, l'incarnation, la crucifixion ; Ne euacuetur crux
Christi , s'exclame Pascal. Par conséquent, le néant en sa troisième figure
doit se dire doublement, a parte hominis mais aussi a parte Dei. Car le
supplice du serviteur souffrant est l'image la plus radicale de l'anéantisse-
ment. Et non seulement elle est le seul modèle qu'on se doit d'imiter mais
encore, plus profondément, elle signifie que si Dieu ne s'anéantissait pas
en Jésus pour rencontrer le néant de l'homme, jamais le néant du péché
ne serait conjuré. L'exinanition paulinienne de l'Hymne dans VÉpître aux
Philippiens 49 hante la méditation pascalienne. Elle est totalement
kénotique. La croix est plantée en son centre. C'est pourquoi, certains
interprètes ont vu à juste titre, dans le Mystère de Jésus qui ne fait pas
partie des Pensées, leur site projectif50.
«Jésus-Christ est l'objet et le centre où tout tend. Qui le connaît, connaît la
raison de toutes choses»51.

La seule tâche est donc de se rendre présent à la Présence : Dieu est


présent à l'âme avant que l'âme ne lui soit présente. C'est en ce sens qu'il
faut entendre la formule selon laquelle l'homme est «dépositaire du
vrai »62.
Félix Ravaisson, qui est sans conteste l'un des plus fins lecteurs de
Pascal, a souligné que ce qui effraie ce dernier n'est pas le fameux «silence
des espaces infinis», car c'est là «le langage de la seule imagination»53,
mais le vide du cœur déchiré en la dislocation des puissances dont l'unité
le définit : intelligence, volonté. «L'intelligence séparée de la volonté
(s'égare) dans le vide»54 écrit F. Ravaisson, c'est-à-dire dans le plan
horizontal et centrifuge d'une quête indéfinie de vains objets, de vaines
satisfactions, qui n'étanchent jamais notre désir toujours frustré,
toujours renaissant (l'«insatiablement avide»55 baudelairien) quand

47. Fr. 131.


48. Dans son remarquable commentaire à L'Entretien avec M. de Sacy, Paris
Aubier, 1946.
49. Phil. II, 6-9.
50. Cf. A. Feuillet, L'agonie de Gethsémani, Paris, Gabalda, 1977, appendice : «Le
mystère de Jésus de Pascal», p. 265-307.
51. Fr. 449.
52. Fr. 131.
53. F. Ravaisson, art. cit., p. 418.
54. Ibid., p. 427.
55. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, «Horreur sympathique».

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PASCAL ET LE «VIDE DU CŒUR» 21

l'esprit s'évente, s'éparpille, se volatilise à la pér


contre son mouvement propre : le recentrement, le
mot, l'assomption reflexive. En effet, seulement a
intime, intimior intimo meo , comme l'avait vu S.
véritable centre qui est la fin ardemment poursuiv
Pascal écrit que l'ordre du cœur est « la digression s
rapport à la fin»56. La digression est le contraire d
découvre l'espace où elle se meut comme essentielle
axiologique. D'où l'assertion fameuse : « Il n'y a qu'
qui soit le véritable lieu», point de densité extrême,
le cœur est le reposoir. «La pensée, la volonté (tr
redoutent pas l'infini»57, commente F. Ravaisso
terme de toute quête, unique objet cque nous ay
atteindre car, seul, il confère sens, en la double
direction et signification, à notre existence.
Au fond, l'angoisse pascalienne, est celle du tra
tant que la rencontre de l'Autre pourrait être man
Dieu caché (Isaïe), si les ténèbres du péché originel o
qui est très kierkegaardien ; lorsque Pascal s'écri
certitude hors la foi, si l'homme est créé par un Di
méchant ou à l'aventure»58, comment ne pas év
question qui ouvre U Évangile des souffrances ?
«Un homme a-t-il jamais été simplement capable d'envisager cette
effrayante pensée d'un amour malheureux pour Dieu résultant de
l'impossibilité pour Dieu d'en être l'objet [...]. S'il survenait la moindre
chose capable, ne serait-ce qu'en apparence, de prouver que Dieu n'est pas
amour, alors certes, tout serait perdu et Dieu aussi»69.
C'est bien pour cette raison que fondamentalement l'espérance est un
« risque »^.

En conclusion, comment ne pas souligner l'équivoque de ces métapho-


res, «vide du cœur», «plein du cœur», puisque, tantôt elles désignent soit
l'indigence, soit la richesse spirituelle, tantôt, au contraire, le cœur plein
- «d'ordure»61 - apparaît comme creux, alors que le cœur vide - avide
de la perfection infinie, de l'infini comme perfection - est celui-là même
que hante une nostalgie passionnée laquelle atteste la surnaturelle
inchoation de la vie divine en lui? C'est l'inhabitation augustinienne. «Tu
étais au-dedans de moi»62... Le vide du cœur pascalien n'est donc pas
seulement Yinanitas déplorée par l'auteur des Confessions mais tout
autant il dit son lumineux revers, Yegestas, «par dedans j'avais faim [...]
de toi mon Dieu»63. Assurément, il faut opposer la bonne et la mauvaise

56. Fr. 298.


57. Art. cit., p. 418.
58. Fr. 21.
59. Fr. 131.
60. Cf. P. A. Cahné, Pascal ou le risque de V espérance, Paris, A. Fayard, 1981.
61. Discours édifiants à divers points de vue, 3e partie, IV, Paris, 1966, p. 263-264
62. Fr. 139. Il importe de souligner que là où la tache originelle gît, siège la grâce d
Dieu, au même lieu, le cœur, qui, selon l'expression de Cl. Mesnard, «désigne le fond
l'être», in Pascal. Thématique des Pensées, op. cit., p. 51.
63. Confessions, III-I-l.

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22 D. LEDUC-FAYETTE

plénitude, la bonne et la mauvaise vacu


absconditus est telle, nœud de «contrad
mais passionnément épris d'innocence,
compte, le même cœur qui, étouffant
les terrestres plaisirs, soit taraudé par
nomment la «concupiscence du bien»
accablée par la pesanteur de son péch
même une idée assez basse [...] fait de n
jusqu'aux derniers abîmes du néant»66,
du rien qu'elle est, implore la divine mi
être s'éclairent ces énigmatiques senten
profiter du mal puisqu'il est si ordinair
«Grandeur de l'homme dans sa concupi
un règlement admirable et en avoir fait
n'écrira-t-il pas : «Nul n'est aussi comp
chrétienté. Nul, si ce n'est le saint»68.

6, avenue Martin Luth


78230 Le Pecq

64. Fr. 131.


65. Sur la conversion .... Laf. 291.
66. Lettres aux Roannez, Laf. 270.
67. Fr. 118.
68. Cité par Graham Greene en exergue au Fond du problème.

Résumé de l'article. - Pascal et le «vide du cœur». Par D. Leduc-Fayette.

Si Pascal a démontré que la nature n'abhorre pas le vide, à l'inverse, il a souligné


r horreur des esprits à son égard. Certes , il ne s'agit pas du même vide! L'article veut
manifester la richesse de la métaphore , en rapport avec le vocabulaire néantiste cner à
Bérulle, Condren ou Saint-Cyran. Ravaisson, fin lecteur de Pascal , a compris à quel point ,
selon ce dernier , l'intelligence est condamnée à la vacuité dès qu'elle est déliée de la* volonté-
cœur», reposoir de la charité. De cette vacuité mortifère , le lumineux revers est le cœur plein
du vrai chrétien.

Summary. - Pascal and the "empty heart". By D. Leduc-Fayette.


If Pascal demonstrated that nature does not, despite the scientists, abhor a vacuum, he
did nevertheless stress that the mind abhors one. Needless to say, he was not thinking of the
same sort of void as they were ! The article seeks to bring out the richness of this metaphor,
and contrasts it with the pale terminology dear to Bérulle, Condren or Saint-
Cyran. Ravaisson, a meticulous reader of Pascal, understood the extent to which, for the
latter, intelligence is condemned to emptiness as soon as it ceases to be motivated by the sort
of "stront-willed heart" in which charity is rooted. The precise opposite of this deathlike
emptiness is the full heart of the true Christian.

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