ESSAI Marches Harmonique BACh À Wagner
ESSAI Marches Harmonique BACh À Wagner
ESSAI Marches Harmonique BACh À Wagner
« Essai de Typologie des Marches d’Harmonie dans la Musique Tonale de Bach à Wagner »
Luce Beaudet
Canadian University Music Review / Revue de musique des universités canadiennes, vol. 9, n° 1, 1988, p. 19-
82.
URI: http://id.erudit.org/iderudit/1014923ar
DOI: 10.7202/1014923ar
Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents
2
En effet, dans la perspective du discours tonal, défini comme discours
hiérarchisé, une entité harmonique doit, pour exister, pour être
signifiante, désigner la tonique à laquelle elle se rapporte et comporte,
à cette fin, au moins deux fonctions (explicites ou implicites) dont la
dominante. Un accord isolé, même s'il désigne une structure nettement
différenciée — comme celle, par exemple, d'un accord parfait majeur
- représente une entité non signifiante à cet égard.
Cette situation se présente le plus souvent à l'occasion de l'emploi d'une
formule harmonique3 — par exemple, I-VI-IV-II-V-I — où le traitement
du premier accord est repris pour chacun des accords suivants :
22
On retrouve également le même cas d'une marche à un accord dans le
modèle au moment d'un parallélisme d'accords de sixte (ou d'accords
de quinte) :
23
Enfin, une seule reproduction du modèle suffit pour conclure à une
marche (revoir l'exemple 2).
4
C'est la démonstration à laquelle se livre R. F. Goldman dans son
remarquable Harmony in Western Music (1965).
24
L'imitation renvoie à ce couple,
- soit en sens droit (V-I) :
5
Le discours harmonique tonal intègre plusieurs gestes plagaux, rappelons-le.
25
Cette contrainte écarte de la classification non seulement les marches
présentant plus de 3 accords dans le modèle mais également celles dont
le modèle (à 2 ou à 3 accords) ne correspond pas au couple de référence.
Un autre clivage apparaît ainsi. En effet, ces marches, de loin les moins
fréquentes, s'alimentent à même des fragments de discours stéréotypé
(matériel harmonique préfabriqué) que nous avons désignés plus haut
comme étant des formules.6 Le modèle de la marche correspond alors
à l'une ou l'autre de ces formules, par exemple :
6
Une recension de ces formules fait partie intégrante du cours d'analyse donné
par l'auteure sur le discours harmonique tonal.
26
III-IV-V-I = 111...
27
IV-V-I = IV...
28
Le modèle peut même être constitué de plusieurs formules :
29
À l'exclusion de ces cas, la classification proposée regroupe, sinon
toutes, du moins la plupart des autres marches qui apparaissent dans le
discours de Bach à Wagner. Trois critères de classification permettent
d'en dégager 12 différents types :
1. Le jeu des fondamentales (réelles) dans le modèle.
Il faut préciser ici que l'on admet, dans le rôle de dominante à
l'intérieur du couple V-I (principal ou secondaire), au moins 7
structures d'accords que voici :
30
Les 12 types de marche se répartissent alors selon le tableau suivant :
31
Figuré 18. : Beethoven : Sonate op. 10, no 1, I, mes. 33-44.
Marche classée descendante (de type no 2).
32
FORMULATION MÉLODIQUE : LES MOTIFS
33
Figure 20.
34
Figure 22. : Mozart : Sonate no 3 (K. 545), I, mes. 18-21.
Marche de type no 1.
35
Figure 24. : Sor : Étude pour guitare op. 31, no 22, mes. 5-7.
Marche de type no 1.
Figure 25.
36
Figure 26. : J. S. Bach : Concerto brandebourgeois no 3, II,
mes. 6-7. Marche de type no 1.
37
Le texte suivant juxtapose à la voix supérieure les deuxième et troisième
motifs :
38
Figure 28.
39
- soit une gamme chromatique ascendante, due à l'emploi de
dominantes secondaires :
Figure 30.
40
Il V R'» V I R 1 II V I < R 3 11 ft4 I
Figure 31. : Liszt : Étude d'exécution transcendante no 1, mes.
1-3. Marche de type no 1.
Figure 32.
41
Figure 33. : Mozart : Sonate pour 2 pianos (K. 448), III, mes.
85-90. Marche de type no 7.
42
- Le premier motif renvoie à une gamme diatonique descendante
progressant à chaque accord :8
Figure 34.
8
Dans l'exemple 34, le lecteur reconnaîtra sans peine le canevas du trop
célèbre Canon de Pachelbel.
43
- Le second motif, en rapport avec l'emploi alterné d'accords à l'état
fondamental et d'accords au premier renversement, aboutit à un
geste de tierce, progressant à la tierce, charpente dont la facture
particulièrement aérée se prête à une multitude de comblements :
Figure 36.
Figure 37. : Beethoven : Sonate op. 79, III, mes. 1-3. Marche
de type no 4.
Figure 38. : Chopin : Étude op. 25, no 9, mes. 1-3. Marche
de type no 4.
Figure 39.
45
Figure 40. : Beethoven : Sonate op. 109, I, mes. 29-36.
Marche de type no 8.
46
C'est pourquoi la marche est habituellement close par une formule
cadentielle qui en fixe la tonalité :
Figure 42.
Figure 43.
47
Figure 44.
48
On va donc, d'une manière générale, convenir au sujet de la marche
d'harmonie d'une structure tripartite.
1. Le modèle.
Il arrive que le modèle soit bissé (cf. exemples 17 et 39).
2. Une ou plusieurs reproductions de ce modèle.
Lorsqu'il y a plusieurs reproductions du modèle, la dernière d'entre
elles peut n'être qu'amorcée, comme on a déjà pu l'observer.
3. La formule de clôture.
Ce rôle de désignation d'une tonalité est parfois tenu par
l'avènement d'une autre marche qui partage ou non le même
modèle. Dans l'affirmative, on observe en quelque sorte une
structure de marche mixte imbriquant 2 types différents.
Soulignons aussi que la formule de clôture, à moins de
correspondre à une autre marche, se trouve en dehors du processus
d'imitation.
49
Figure 46. : Tchaikovsky : Symphonie no 49 op. 36, III, Trio,
mes. 170-173. Marche de type no 4.
50
Figure 47. : Beethoven : Quatuor op. 18, no 1, IV, mes.
301-307. Marche de type no 2.
51
Figure 48. : Sor : Étude pour guitare op. 6, no 4, mes. 1-10.
Marche de type no 9 (a) et marche de type no 1 (b).
52
Figure 49. : Chopin : Étude op. 10, no 3, mes. 17-21. Marche
de type no 4.
53
privée de sa formule cadentielle.9 D'ailleurs, cette séquence, même
isolée de tout contexte, s'entend spontanément comme
I-V-VI-HI-IV-I, rejoignant là une longue tradition d'emploi qui
nous la montre déjà bien personnalisée dès le XVIe siècle.
9
II conviendrait ici de considérer également la structure du conditionnement
perceptuel tonal qui incite l'auditeur à faire coïncider la fin d'un événement
harmonique avec une fonction de tonique si possible, dans l'expectative d'un
événement achevé, accompli.
54
1. Le comportement d'une marche modulante, qui a tendance à
réaliser une parfaite symétrie dans la reproduction, tant au niveau
des structures d'accord utilisées dans le modèle qu'au niveau de
l'intervalle de progression, par opposition à celui d'une marche non
modulante qui, contrainte d'utiliser les accords constitutifs d'une
tonalité et de progresser sur ses degrés, aboutit le plus souvent à
une symétrie irrégulière (surtout lorsqu'elle comporte plus d'une
reproduction du modèle).
a. Variantes de surface
55
champ d'activité, et donc d'observation, par excellence. Notre examen
se limitera d'abord aux variantes de surface, soit de celles qui n'affectent
pas le jeu des fondamentales. La marche de type no 1 sous l'angle
modulant
Figure 51.
56
Figure 52. : Schumann : Op, 42, no 2, mes. 54-59. Marche
de type no 1.
57
2. Des formules en marche progressant par tons ou demi-tons
descendants. Par exemple, et parmi les plus courantes :
• II-V-I = IL .. caractérisée par l'alternance d'un accord parfait
mineur (seule structure habilitée à remplir à la fois une
fonction de I et une fonction de II) et d'une structure pouvant
jouer le rôle de V :
Figure 53.
Figure 55.
59
L'exemple suivant fait apparaître tantôt II, tantôt N :
• Vde V - V = V d e V . . .
Figure 58.
60
Figure 59. : Chopin : Sonate no 1,1. Marche de type no 1.
11
Le mode mixte désigne ce jeu de libre-échange qui survient, à Pintérieur d'un
même fragment de discours harmonique, entre les accords de deux modes
opposés (majeur et mineur) correspondant à la même tonique.
61
2. Soit avec fonctions secondaires12
Les plus fréquentes d'entre elles sont, de loin, les dominantes
secondaires qui surviennent sous la forme de l'une ou de l'autre des
sept structures déjà relevées : 13
12
Les fonctions secondaires sont des fonctions attribuées à des accords qui,
dans une perspective non modulante, se rattachent à une tonique secondaire,
c'est-à-dire autre que la tonique principale.
13
Cf. exemple 16.
62
Figure 61. : J. S. Bach : Clavier bien tempéré, vol. I, "Fugue
no 6", mes. 9-13. Marche de type no 1.
63
Figure 62. : Brahms : Ballade op. 118, no 3, mes. 46-50.
Marche de type no 1.
64
La polarisation secondaire peut même, la symétrie s'imposant, se
passer de l'énoncé de la tonique secondaire :14
65
Enfin, Tangle modulant et l'angle non modulant peuvent se trouver
juxtaposés à l'occasion d'une enfilade de différentes structures de
la marche de type no 1 :
b. Variantes de fond
Tous les procédés de diversification exposés jusqu'ici n'ont fait que
modifier les composantes internes des accords sans altérer d'aucune
façon le jeu spécifique des fondamentales. D'autres modes de variation
du contenu harmonique vont provoquer des remaniements autrement
plus sérieux, en bousculant ce jeu des fondamentales, mais sans
toutefois empêcher l'identification de la marche réaménagée.
66
C'est, encore une fois, à l'instigation du couple de référence que vont
s'introduire ces variantes de fond cherchant à reproduire les substituts
les plus fréquents de l'accord de tonique dans le couple dominante-
tonique. On sait qu'une polarisation principale s'établit souvent à l'aide
d'un substitut de la tonique principale. Ainsi en est-il d'une polarisation
secondaire, qui va retrouver en ce cas les mêmes substituts, soit ceux
que l'on observe au moment de ce que l'on appelle les cadences rompues
et les cadences évitées.
61
Figure 65. : Mozart : Sonate no 2 (K. 280), I, mes. 35-43.
Marche de type no 7.
68
Figure 66. : Brahms : Variations sur un thème de Paganini,
op. 35, var. XII, mes. 5-10. Marches de type no 1.
Dans cet exemple, le dernier III de x (III de III) est suivi d'un autre
tronçon de marche no 1 qui démarre en prolongeant la polarisation
secondaire au niveau de III. Relevons également dans les exemples
65 et 66 la persistance des motifs mélodiques spécifiques, malgré
l'introduction de variantes de fond.
La substitution à la fonction I de la fonction VI dans le couple de
référence (substitution de loin la plus fréquente) peut entraîner, en
outre, une autre forme d'imitation, indépendante celle-là de toute
polarisation secondaire :
69
Figure 67.
70
PA* ArtylU>i-i6
71
LA MARCHE D'HARMONIE COMME LIEU DE SUBVERSION
Mais, jusqu'où peut aller la variante? Il semble bien que l'utilisation
abondante, pour ne pas dire surabondante, de la marche d'harmonie
par les compositeurs de musique tonale leur a imposé en quelque sorte
de faire montre de plus en plus d'invention, sous peine de banalité. Et
c'est ce à quoi ils se sont employés, avec une audace certaine. Certes,
il y a là un paradoxe : comment le recours à un stéréotype aussi
pregnant dans le discours tonal peut-il se prêter à un renversement de
l'ordre? Le paradoxe n'est qu'apparent. C'est justement la force de
cette structure, façonnée et reconnue par une longue tradition, qui va
leur permettre de faire passer en douce des écarts à toutes sortes de
niveaux. Il en est ainsi :
1. Des accords de sixte et quarte à fonction harmonique
C'est dans le cadre d'une marche qu'un accord de sixte et quarte
peut revendiquer avec le plus de succès un véritable statut
harmonique (plutôt que le statut ornemental qui lui est d'ordinaire
alloué) : "
15
En plus de l'exemple 71, voir à cet égard les exemples 63 et 64.
72
raison que celle de contribuer à la perfection de la symétrie;16
survenant dans un contexte résolument non modulant, ces accords
sont inexplicables autrement (sur le plan syntaxique) :17
16
Phénomène relevé par Goldman (1965 : 218-19).
17
Voir, en plus des exemples 72 et 73, l'exemple 69.
73
Figure 73. : Liszt : Notturno III, mes. 13-18. Marche de type
no 10.
74
Des couples bizarres
C'est dans la marche qu'on rencontre des couples bizarres ayant
toute l'apparence et même acquérant toute la légitimité d'un couple
dominante-tonique, à la condition de faire un effort
d'interprétation :
Figure 74.
75
Figure 75. : Schubert : Sonate op. 55, I, mes. 230-235.
Marche de type no 1.
76
Ce couple pourrait bien sûr relever de Peffet rompu (V - III), mais
il arrive que l'étude du contexte incite plutôt à dégager, à son
propos, une autre signification. L'examen attentif de tout ce pre-
mier mouvement et en particulier des mesures 11-15 et 263-265
permet d'avancer cette interprétation.
'm
Figure 76.
11
En ce deuxième cas, la fonction V est obtenue par le recours à une
structure de septième diminuée dont la septième est altérée, soit
abaissée d'un demi-ton :
78
Le passage précédent renferme le seule geste qui soit en rupture
avec le discours harmonique — par ailleurs tout à fait
conventionnel — qui est celui des Études de Chopin18 (le défi est
ailleurs!). Ce geste semble, par-delà le temps, renouer avec le
remarquable et singulier début du Moro lasso de Gesualdo :
18
Incluant Popus 10, Fopus 25 et les 3 études posthumes.
79
4. Des irrégularités d'entrée dans l'oeuvre
C'est encore la marche d'harmonie qui va permettre, de manière
fort insidieuse, de rompre avec la tradition d'entrée dans
l'oeuvre :
Il semble bien ici que l'oeuvre débute avec l'accord de tonique, par
rapport à la tonalité principale. Mais si l'on écoute de près, si l'on
regarde de près, dans l'axe de symétrie proposé par la composition,
l'on se rend compte que l'on a affaire à un accord de sous-
dominante de la dominante dans une formule en marche (IV - V -
80
I). 19 Cette perspective met en lumière le rôle joué par l'accord de
si bémol majeur à la mesure S. Le même phénomène se répète dans
l'exemple suivant :
I M II R I
Figure 80. : Mendelssohn : Variations sérieuses, op. 54, mes.
1-8.
CONCLUSION
81
à Wagner. Elle envahit tout. Du préambule au finale et à la coda.
De l'élaboration thématique (partie du thème, ou même thème intégral)
à la transition et au développement. Dans les petites formes, dans les
grandes. Le compositeur de musique tonale n'y échappe pas.
L'auditeur non plus. Source de délectation pour les deux
indiscutablement, il nous a semblé qu'elle valait d'être décodée.
RÉFÉRENCE
GOLDMAN, R. F.
1965 : Harmony in Western Music. New York : Norton.
82